Guillaume Apollinaire ou l'Artilleur de Metz

 


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Dessin de Roger Toulouse

Consulter l'oeuvre poétique d'Apollinaire: http://apollinaire-guillaume.org/

Table des matières:

Chapitres

Le pourquoi de la chose
I - Apollinaire situé
II - L'érotisme ou la vertu du scandale L'érotisme ou la vertu du scandale
III - Bénéfices et privilèges de l'érotisme
IV - Les travaux de la Nationale
V - Où l’on retrouve Sade
VI - Sous le manteau
VII - Joie énorme comme les couilles d'Hercule
VIII - Rabelais père et fils
IX - L’artilleur de Metz
X - Chapeau
Apollinaire posthume
Bibliographie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le pourquoi de la chose



 

En 1943, alors que j'occupais l'emploi de bonne d'enfants dans un château à Tourelles des bords de Loire, j'entrepris d'écrire une étude sur le poète d'Alcools. A vrai dire, le temps que je vivais ne prédisposait guère à une analyse poussée de notre auteur : je me contentai d'une approximation, d'un à peu près de la pensée qui devait par la suite me causer bien du remords. Je ne m'attachais en effet, dans cet ouvrage, qu'aux grandes vagues de surface, à ces pointes de lames qui, même renouvelées, ne peuvent donner qu'un faible aperçu de la fréquence et de l'importance des courants. Je n'apportais rien de nouveau quant au personnage, et, un amour non déguisé pour cette vie aventureuse mis à part, ce Testament d'Apollinaire ne pouvait prétendre à être autre chose qu'une reconnaissance de dette. La critique la mieux intentionnée et souvent la plus amicale me le fit bien voir : les armes de l'amour sont de bien peu de poids dans la balance de la vérité et de la justice.

Je dois avouer toutefois que cet effort de compréhension, pour négligeable qu'il fût, me donna le goût de pousser plus avant la recherche. Une mince lueur d'espoir me fut donnée lorsque deux critiques, M. Armand Hoog (1) dans Gavroche et M. Albert Beguin (2) dans Terre des Hommes, déclarèrent qu'il leur semblait que j'avais entrevu l'un des problèmes majeurs d'Apollinaire : l'érotisme.
Certes, lorsque j'écrivis le chapitre de mon Testament intitulé Croniamantal ou Variations d'un esprit curieux, j'attachais déjà une grande importance au rajeunissement de la pensée apollinarienne par l'érotisme. Pas assez toutefois, et, comme je viens de le dire, beaucoup trop en surface pour donner une argumentation solide à mon propos.

L'érotisme d'Apollinaire m'apparaissait beaucoup plus, à cette époque, comme un bon garçonnisme un peu débraillé et paré de toutes les séductions de la jeunesse, comme le témoignage vital d'une grande liberté de mouvement et d'esprit, que comme une planche de salut, un moyen de libération, et, pour tout dire, une sorte de philosophie mâle et violente qui devait permettre à la pensée du poète d'élargir son champ.

Jaquette de l'édition Seghers de 1956

Durant ces derniers mois, je me suis penché de nouveau, avec une ferveur égale, sur l'œuvre d'Apollinaire. J'ai écarté volontairement tout ce qui me semblait anecdotique. (Comme dans la démarche humaine, il y a dans la pensée même un côté anecdotique qui ne saurait faire illusion.)
D'autre part, j'ai négligé dans ce nouvel ouvrage tout ce qui pouvait avoir trait à l'amour essentiellement sentimental. André Rouveyre qui, ne l'oublions pas, fut un des plus chers compagnons d'Apollinaire, a, dans un livre récent (3), mis l'accent sur les amours du poète. Ses relations avec Lou sont, en particulier, analysées pour ainsi dire jour par jour ; une importante documentation, souvenirs, lettres surtout, confirme dans notre esprit l'opinion que nous avions d'Apollinaire à savoir qu'il fut et demeura longtemps un romantique ignoré de lui-même.

Le titre de ce livre Guillaume Apollinaire ou l'Artilleur de Metz pouvant prêter à quelque équivoque, je précise qu'il n'a point été choisi sournoisement en vue d'un bénéfice commercial, sachant bien que chacun tient à ce compagnon de Saint-Antoine qui sommeille en lui-même, mais parce qu'il m'a semblé que cette image de l'artilleur messin, dans son innocence comme dans son audace, dans sa naïveté comme dans sa malice, dans son symbole de vigueur et d'assurance guerrière, personnifiait assez bien le Deuxième Canonnier Conducteur Guillaume Apollinaire

« Qui fut à la guerre et sut être partout
Dans les villes heureuses de l'arrière
Dans tout le reste de l'univers
Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé
Dans les femmes dans les canons dans les chevaux
Au zénith au nadir aux 4 points cardinaux » (4).

Notes:

(1) Armand Hoog (1912-1999), [Note : Robert Duguet] Critique littéraire dans l'hebdomadaire gaulliste Carrefour de 1944 à 1951, il avait publié en 1947 chez Grasset son premier roman, "L’Accident", qui a obtenu le prix Sainte-Beuve. Auteur de Stendhal avant Stendhal, essai critique, 1983 et de Victor Hugo chez Victoria, sotie, 1993. Enseignera aux Etats Unis de 1955 à 1981 à l’université de Princeton.

(2) Albert Béguin (1901-1957), [Note : RD] écrivain critique et éditeur suisse. Intellectuel inspiré par le catholicisme social, il s’oppose très vite au régime de Vichy. En 1950, après la mort d’Emmanuel Mounier, il prendra la direction d’Esprit. Il sera l’auteur d’ouvrages consacrés à Blaise Pascal, Honoré de Balzac, Gérard de Nerval, Charles Péguy, Léon Bloy et Charles-Ferdinand Ramuz.

(3) Apollinaire (Gallimard, édit.).

(4) Merveilles de la Guerre, Calligrammes, page 161.

 


 

 

 

 

 

 

Apollinaire situé

 




Apollinaire se situe dans son époque comme la Tour Eiffel dans Paris. Ce qui signifie que tout en discutant son opportunité, son allégresse et son utilité, on est bien obligé de l'accepter ainsi, avec sa charpente boulonnée de feux multicolores, ses pieds gris dans la Seine et son petit drapeau symbolique en haut du chef.

Tout comme la bergère des ponts, l'auteur d'Alcools a bénéficié d'une « Exposition ». Celle-ci a été inaugurée voici des siècles et n'est pas près de voir fermer ses portes. Elle est le signe d'une permanence de l'homme et durera autant que lui. Dans cette « exposition », qui réunit, morts et vivants, l'élite de tous les pays, depuis Homère jusqu'à Chaplin en passant par Molière, Saint-Just, Tolstoï et Eugène Dabit, la position prise par Guillaume Apollinaire est significative, si l'on a égard aux faibles possibilités de l'homme.

Un élément destructeur s'affronte sans cesse à l'élément régénérateur dans cet organisme où l'ordre et le désordre cohabitent en affectueuse compagnie. L'anarchie verbale repose sur des données précises vieilles de deux mille ans et ne vise avant tout qu'à l'ordination douloureuse d'une nouvelle beauté. N'étrangle pas son père qui veut ; et lorsque celui-ci n'est pas un, mais multiple, que faire ?

Apollinaire s'est avisé qu'après tout ses ascendants n'étaient pas si méprisables. Il les a classés en deux catégories : les familiers de la main droite et ceux de la main gauche. Il leur a demandé des comptes, qu'il s'est d'ailleurs évertué à rendre scrupuleusement.

André Breton note, dans Les Pas Perdus (1), parmi ceux qui présidèrent à la formation du poète : Pétrarque, Villon, Ronsard, Racine, La Fontaine, aussi Perrault et Lamartine avec La Chute d'un Ange. C'est sans doute exact, bien que je ne voie guère ce qu'Apollinaire pouvait attendre de Racine, ce « séminariste qui aurait appris à écrire », comme disait Max Jacob. Ronsard, dans les premiers vers du poète, les Dicts d'Amour à Linda, par exemple, Perraut en transparence de certains contes fantastiques de L'Hérésiarque, mais avec en plus toute la machinerie grand-guignolesque des Histoires Extraordinaires et un humour personnel que Guillaume Apollinaire avait peut-être sous-loué à l'auguste Jarry, et surtout notre grand Villon, semblent avoir agi très tôt sur l'esprit naturellement perméable du « Mal Aimé ».

Toutefois, il apparaît, après un certain recul, maintenant que l'œuvre d'Apollinaire a pris place dans les mémoires, qu'on puisse ajouter à ces quelques noms ceux des romantiques allemands, Heine, Bürger et Chamisso en particulier, et ceux de quelques autres Mallarmé, Verlaine, Whitman.

Whitman qui demeure toujours derrière la fumée pourpre des abattoirs, dans la lumière d'un rail luisant ou d'une feuille permit à Apollinaire d'allonger son tir, de ne jamais demeurer en deçà de sa découverte et de porter plus loin son feu vendangeur.

Voilà pour les relations de bon voisinage, sinon très orthodoxes. Mais le meilleur de nous s'en va toujours vers le bief, vers l'issue de secours qui donne sur des petites rues charmantes et pleines d'abois. Apollinaire, on le sait, remplissait ses poches de livraisons pleines d'aventures policières. Il était capable de s'enthousiasmer pour Fantômas et d'en parler durant des heures. Nick Carter, Rocambole, Le Vautour de la Sierra faisaient ses délices, les affiches publicitaires, les prospectus de réclame des grands magasins.

Dans le puits de sagesse de ses poches, il y avait aussi un vieux livre en cuir piqué des vers - mais pas piquées des vers, les pages - où s'étalait l'histoire du jeune Gargantua. Il y avait toutes les trouvailles de génie d'un Edgar Poe, ce scarabée d'or qui luisait parmi les poussières de tabac et les pipes, Scarron, d'Aubigné, Saint-Amand, l'inquiétant Marquis de Sade et l'élégant Casanova, l'acné du Comte de Mirabeau, et, comme par mégarde, mais était-ce bien par mégarde et non un emprunt indélicat, le cure-dents du pataphysicien Alfred Jarry.

C'est à ces parents de la main gauche que je viens demander aujourd'hui le secret d'un Apollinaire que nous sommes certains de préférer, nous aussi en secret, non parce que notre esprit est volontiers tourné vers les choses salaces, mais parce qu'il nous apparaît que cet Apollinaire est moins connu et partant moins aimé, et que nous mettons notre ambition à faire aimer Apollinaire.

Certes, sa gloire sera toujours d'avoir pu écrire, en un siècle sur la balance, dans un plateau de fer et de feu, cette admirable Chanson du Mal Aimé, Zone, Les Colchiques, Le Pont-Mirabeau, La jolie Rousse. Il n'en reste pas moins que le côté érotique de son œuvre est peut-être davantage précieux pour nous. Il est pour beaucoup dans la compréhension que nous avons du poète. Il est à sa poésie ce que son, nez fut à Cléopâtre. Il nous fait voir ses tourments, sa joie et sa démarche profondes. Souvent caricatural, mais tellement plus humain, l'érotisme d'Apollinaire nous met près du héros, dans l'arène. Nous partageons ses angoisses, ses chances.

 

Notes:

 

(1)Documents Bleus (Gallimard), page 41.


 

 

 

 

 

 

L'érotisme ou la vertu du scandale

 



C'est Lou qu'on la nommait... Apollinaire avec Louis de Coligny



« A la fin, tu es las de ce monde ancien ». Une part du secret d'Apollinaire tient dans ce vers qui inaugure le cycle de Zone (1) et admet d'ailleurs, quelques vers plus loin, un corollaire :
« Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes. »

Apollinaire est né, on s'en souvient, à Rome le 26 août 1880, d'une mère polonaise et de père inconnu, probablement latin, si la légende est exacte. L'éducation qu'il reçut tant au collège de Monaco qu'à ceux de Cannes et de Nice ne pouvait guère lui laisser d'illusions sur le compte de l'antiquité grecque et romaine. Il est à Paris, dans cette ville à la fois le piédestal du monde et sa soute, sa caverne d'Ali Baba et sa loge de concierge ; il est à Paris où chantent les trolleys mais aussi où commencent de gronder, dans le silence des banlieues, l'alarmante folie des turbines. A l'odeur du crottin qui est celle des larges perspectives - et pourquoi pas de l'espoir -, se mêlent celles du gaz, des huiles lourdes, de l'essence. Les essieux du monde grincent comme des dents. On s'arrache déjà l'encre grasse des journaux. Les plus impatients et les plus roués se précipitent, le casque en tête, vers la petite pierre à galène. C'est l'ère de la grande industrie qui s'ouvre et donne le branle à toutes les démences collectives. Guillaume ne respire qu'à grand-peine dans ce caveau sombre et puant, qui n'est plus, hélas, celui de l'amitié. L'enchantement des bords du Rhin n'est qu'une courte promenade sur le chemin qui mène au précipice. Le poète le sent bien ; l'ironie assez cruelle de ses écrits à cette époque le fait bien voir. Il n'est pas dupe. Il ne peut pas être dupe.

L'instinct de conservation - qui n'est ni crainte de la mort ni lâcheté - et surtout son amour débordant pour la vie, qu'il aime, âprement et sauvagement parce qu'elle est âpre et sauvage, lui dictent d'impérieux devoirs. Il est l'homme de la puce à l'oreille, toujours à l'affût, au carrefour.
Mais quelle issue trouver dans cette impasse, dans cet immense chantier où tous les édifices ont coiffé le signe de foudre de la démolition ?
Le poète se souvient un moment de la chapelle du collège où, avec le plus ancien de ses camarades, René Dalize, il allait prier la nuit en cachette, Dieu, peut-être ! l'espoir de cette adorable profondeur améthyste

« la religion est restée toute neuve » (2)

Or l'amour aussi est resté tout neuf, religion bien autrement exaltante que ces vieilles religions chrétiennes. L'érotisme, pour celui qui n'attend point de lui une manière de vivre, un comportement qui est toujours plus ou moins une claudication, l'érotisme en tant que moyen de connaissance, la voilà bien la véritable planche de salut du poète.

Il s'agissait avant tout, pour ce nouvel Orphée, de se renouveler dans un monde en proie à une autre genèse qui poussait déjà son déluge. Cambronne, d'un seul mot, renouvela la gloire française de Fontenoy et ce mot à lui seul était déjà toute une philosophie : refus, scandale.

Lorsque les jeux sont faits en l'absence de l'un des adversaires, quelle force celui-ci peut-il opposer, s'il est digne, sinon le refus ?

Or les jeux étaient faits. Du point de vue littéraire, le symbolisme, le naturalisme avaient définitivement liquidé leurs derniers tiroirs. Du point de vue purement humain, la guerre de 1914 allait prouver bien davantage. Ayant rajeuni les vieux mythes, et avec quel bonheur, Apollinaire allait s'employer à en créer de nouveaux. L'érotisme, cette pince-monseigneur de l'esprit, lui donnait tous les pouvoirs.

Marcel Aymé, dans sa Silhouette du Scandale (3) a écrit : « Nulle part le scandale n'est aussi efficace que dans la création artistique. On peut même dire qu'en ce domaine il est devenu la condition nécessaire de toute renaissance. »

La volonté de scandale apparaît déjà dans la typographie des poèmes apollinariens, en particulier les Calligrammes, et dans l'absence de ponctuation. Apollinaire s'est expliqué à ce sujet, en ce qui concerne du moins la ponctuation, dans une lettre à Henri Martineau (4). Il est évident qu'une telle présentation détermine soit le refus, soit l'adhésion la plus totale : tout le snobisme du scandale est là. Et l'histoire des poèmes signés Louise Lalanne n'est, par ailleurs, qu'une supercherie de chambre qui ne fit crier au scandale que les sots.

C'est bien davantage dans le fond que dans la forme qu'il faut trouver prétexte à « s'émouvoir » (dans le sens de « l'opinion publique s'est émue »), et tout le bruit qu'on a fait autour Des Fleurs du Mal ' ne vient pas de ce que ce livre était littérairement scandaleux, comme en leur temps les premiers- poèmes romantiques furent scandaleux, ce qui aurait été normal, mais bien plutôt de ce qu'il contenait des chefs-d’œuvre comme Femmes damnées, A celle qui est trop gaie, que la morale bourgeoise condamnait.

C'est toujours Marcel Aymé qui raconte (5) que les juges qui condamnèrent Les Fleurs du Mal y virent un défi obscène à la morale. « Il est certain, ajoute-t-il, que l'œuvre leur échappait absolument et qu'ils jugeaient sur la forme entendons-nous ici sur le mot forme : Marcel Aymé veut dire la forme de la pensée, en ce qu'elle avait de plus extérieur, l'interprétant selon leurs moyens, de sorte qu'ils substituaient à la pensée de l'auteur les imaginations grossières que de tels poèmes peuvent faire lever dans des cervelles durcies au commerce des voleurs et des propriétaires grincheux. La sottise de cette exégèse formaliste apparaît comiquement dans un détail du procès : épluchant le poème intitulé A celle qui est trop gaie, les magistrats tombèrent en arrêt sur le dernier vers : T'infuser mon venin, ma sœur. Il leur apparut sans doute possible que le mot venin signifiait sperme, alors qu'il s'agissait de spleen, le poème et le titre même l'indiquent. »

Avec Apollinaire toutefois, des méprises de ce genre sont rendues impossibles. Le Mal Aimé appelle un chat un chat. Et « le ciel est « plein de couilles lumineuses qu'on appelle astres, planètes, étoiles, lunes » (6) parce que c'est réellement ainsi. Le scandale est que nous ne nous en étions jamais avisés.

De même, lorsqu'Apollinaire écrit (7)

« Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre
Maternel qui saignait lentement sur le ciel
La lumière est ma mère ô lumière sanglante
Les nuages coulaient comme un flux menstruel. »

Il n'y a pas lieu de crier à l'attentat aux mœurs. Voilà une vérité première que chacun est à même d'observer selon que se colore l'équinoxe. L'image est seulement un peu moins banale que celles auxquelles nous sommes accoutumés (j'allais écrire acoquinés) par nonchalance ou indigence de pensée ; le poète a misé non pas sur notre goût ou notre dégoût de l'érotisme, mais sur la paresse de notre esprit. Il nous étonne et nous crions au scandale parce que le scandale est en nous, parce que chacun de nous a honte de ne pas être le premier à s'apercevoir d'une vérité, et aussi d'une beauté aussi élémentaire.
En poésie du moins, la portée du scandale réside avant tout dans la surprise. Surprendre le lecteur en l'amenant à considérer d'un autre œil ce qu'il considérait naguère comme une maladie honteuse, ne pas lui donner le goût de sa pelade mais revêtir celle-ci d'une certaine pitié, d'une certaine dignité même, voilà peut-être le grand secret de l'érotisme. Je ne parle pas bien entendu de ces écrits de gens débauchés dont la facture dit bien à quel genre de public ils s'adressent. Cette prétendue littérature n'offre d'ailleurs aucune surprise. Toutes ses mèches sont depuis longtemps vendues : le prix d'une chambre d'hôtel les paye.

Apollinaire disait, à propos de Georges de Chirico que « pour dépeindre le caractère fatal des choses modernes, la surprise [était] le ressort le plus moderne. auquel on [put] « avoir recours » (8) .

Il a donné lui-même, usant de l'érotisme et de sa vertu de scandale, toute sa mesure à la surprise.

 


 

Notes:

(1) Zone, Alcools, Page 7

(2)Zone, Alcools, page 7

(3)Editions du Sagittaire, page 151.

(4)Henri Martineau (1882-1958),[Note : RD] promoteur et éditeur de Stendhal dont il fut un des meilleurs spécialistes. Il crée en 1909 la revue littéraire Le Divan, qu’il dirigera jusqu’à la fin de sa vie, s’établit comme libraire et éditeur à Paris en 1921. Il sera aussi chroniqueur littéraire pour l’Action Française.

(5)Louise Lalanne : [Note : RD] l’artiste Marie Laurencin, femme que Guillaume Apollinaire a beaucoup aimée, témoigne dans un ouvrage paru en 1956 chez l’éditeur Pierre Cailles, que ce dernier avait eu l’idée « d’inventer une femme poète », Louise Lalanne.

(6)Silhouette du Scandale (Le Sagittaire), page 159.

(7)L’Hérésiarque et Cie, page 152.

(8)Merlin et la vieille femme, AlcooLs, page 74

(9)Cité par André Breton dans Les Pas Perdus, page 41. Dans l'Esprit nouveau et les Poètes, page 17, Apollinaire écrit encore : « La surprise est le grand ressort du nouveau. C'est par la surprise, par la place importante qu'il a faite à la surprise que l'esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l'ont précédé. »

 


 

 

 

 

 

 

Bénéfices et privilèges de l'érotisme

 


 


Imitez le son de la toupie
Laissez pétiller un son nasal et continu
Faites claquer votre langue
Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne
Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
Habituez-vous aussi à roter à volonté (1)

Le ton violemment révolutionnaire d'une telle affirmation ne trompe point. Il y a bien là une attitude, celle d'un homme que la curiosité d'esprit pousse « à explorer tous les domaines propres à fournir une matière littéraire  qui permette d'exalter la vie sous quelque forme qu'elle se présente » (2).

Si le poète se penche avec une attention plus grande sur les dimensions érotiques de l'homme et même de la nature, c'est que celles-ci, dans le domaine poétique proprement dit, n'ont jamais été effleurées que par la bande. Nous connaissons, sans remonter très loin, les stances laborieuses d'un Musset, les vers savants d'un Théophile Gautier, les Hombres d'un Verlaine sensuel et gourmand. Mais à l'inverse de ces écrivains qui ne voient dans l'érotisme qu'une fin en soi - qui n'est d'ailleurs la plupart du temps qu'une fin de non-recevoir - Apollinaire s'incruste dans l'érotisme comme un Bernard l'Ermite dans sa coquille. Il le digère lentement, l'incorpore à sa propre substance, en fait un suc, une sève, un sang viril qui donne à sa poésie toute sa chaleur et son rayonnement. Apollinaire est érotique par nécessité. La curiosité, le goût qu'il a pour les choses charnelles ne valent qu'en regard de toutes les possibilités offertes. Il ne se plaît à décrire que pour suggérer une beauté en tout supérieure à celle dont nous avons l'habitude.

Walt Whitman, ce flâneur magnifique, l'ami des bergers, des cochers d'omnibus, des pilotes du bac, le camarade confiant des mauvais garçons, des filles louches, des voleurs, de toute la race humaine, Walt Whitman dont l'œuvre précède de quelque soixante ans celle d'Apollinaire, s'était baigné sans frein dans le fleuve de feu. La bourgeoisie du Nouveau Monde ne se méprit guère sur les intentions du poète. Elle savait bien qu'il puisait dans ce domaine interdit un indiscutable pouvoir de violence.

Lorsque paraît Feuilles D'herbe, en 1856, le New-York Criterion s'écrie : « De la boue ! de la boue et de l'obscénité ! », le Post de Boston souligne les obscénités forcenées de ce culte à Priape. « Impiété libidineuse et audace ithyphallique. » ajoute le Christian Examiner. La « triste » renommée de son livre poursuit le poète ; il se voit fermer toutes les portes des administrations sous prétexte que Feuilles D'herbe est une insulte à la morale publique. La bêtise des censeurs n'en est pas une, sans doute !

Mais, durant ce temps, l'œuvre de Walt Whitman ne fait que grandir. Si elle exalte à grands cris la nudité du sexe, si elle est une grande bouche gourmande, c'est pour mieux dévorer la routine, mon enfant. Et Apollinaire le comprend aussitôt qui découvre cette œuvre et lui demande de le fortifier dans son espoir.

Le Mal Aimé savait déjà tout le bénéfice qu'on peut tirer du commerce des choses charnelles. Nous verrons comment il parfit son apprentissage-commencé à la Bibliothèque Nationale. L'étrangeté et le sadisme de L'Hérésiarque et de certaines de ses œuvres en prose seront l'occasion d'un ample développement, mais l'influence du poète américain, moins directe et moins avouée sans doute que celle des conteurs libertins et des écrivains franchement licencieux, lui fait voir que toute la fortune de l'érotisme tient dans son pouvoir de nouveauté, de libération. Il l'utilise dans son grand œuvre comme un agitateur, comme un agent secret au service de l'esprit.

L'Europe étend frénétiquement la rigide péninsule d'Armor
Et l'Amérique s'étale largement ouverte
Où l'isthme humique tressaille aux tropiques
Amour sublime ! des nations naissent du couple démesuré (3)

L'érotisme est pour ainsi dire aspiré par une force qui est proprement l'esprit nouveau. Le lecteur ne retient que l'admirable d'une telle image. Sa pensée effleure sans s'en douter l'abîme et se perd dans une muette contemplation. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Les continents qui mènent les hommes n'auraient-ils pas droit à cet amour qui est la seule vérité de l’homme ? Comment s'étonner de cet attrait qu'éprouvent l'une pour l'autre ces deux civilisations ? et quel diplomate, quel tribun, souhaiteraient trouver plus belle formule pour prêcher la formation d'un bloc intercontinental ?
S'agit-il d'une femme aimée, Apollinaire trouve pour renouveler son amour, car tout amour doit-être un patient renouvellement s'il veut se perpétuer, des images érotiques d'une violence et d'un charme inouïs. Il semble d'ailleurs qu'il soit conduit à ces images par une sorte de lente obsession résultant de son contact poignant avec les misères de la condition humaine. Il est au feu, dans la boue couleur d'ennui des tranchées. Des obus passent en miaulant comme des chattes en amour au-dessus de sa tête. Il les connaît, il sait qu'ils sont durs et brûlants et font mal à la poitrine. C'est tout naturellement qu'il écrit

« Tes seins sont les seuls obus que j'aime »(4)
ou bien, lorsqu'il identifie ses soupirs à ceux du « Servant de Dakar » (5)
« Je revois ma sueur au rire en folie
Aux seins durs comme des obus. »

Cette image qui revient assez souvent dans son œuvre poétique admet d'ailleurs une réciproque. Il n'est pas rare que le spectacle d'une nuit étoilée par les trajets d'obus lui fasse s'écrier :
« Deux fusants
Rose éclatement
Comme deux seins que l'on dégrafe
Tendent leurs bouts insolemment » (6).

La vue de son cheval étalant sa large croupe éveille dans son esprit l'image de hanches qui lui sont chères. Et ne voyez pas là quelque irrévérence, mais bien une attention de plus, un vrai don de l'amour. La noble bête, qui est présentement le plus fidèle, sinon le plus cher compagnon du poète, peut bien, dans la distinction de sa démarche, lui rappeler une démarche féminine. C'est tout à l'honneur de la jeune femme, et sa beauté ni son amour n'ont rien à perdre d'un tel rapprochement.

L'audace et l'originalité d'une conception aussi libre de la beauté plastique peuvent bien déconcerter, il n'en reste pas moins qu'en ce domaine Apollinaire a ouvert la voie à toutes les hardiesses qui, tant dans le domaine poétique que pictural, ont porté leurs fruits.

Mais l'audace d'Apollinaire reste peut-être encore plus grande lorsqu'elle s'exerce dans les œuvres en prose; la foudre la mieux brandie peut manquer son but et l'audace de certains vers ne peut être perçue que dans le dédale des consciences :

« L'époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D'attente et d'amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle » (7) .

Il y a dans ces deux derniers vers une audacieuse ambiguïté : ces yeux pâles d'attente mais aussi d'amour (on pense aux colchiques couleur de cerne et de lilas), cette gazelle qu'on caresse, d'un geste machinal peut-être, sûrement même. Mais ce « mâle » final, cette gazelle mâle qui personnifie la seule présence de l'attente ! Suis-je, moi aussi, comme ces juges à l'esprit obtus qui vaticinèrent sur le venin de Baudelaire ? Apollinaire aurait-il placé ce mot pour la rime? Je ne puis faire insulte à sa mémoire, et il m'apparaît bien que cette gazelle est là parce qu'elle se situe virilement dans l'existence de Sacontale. En tout bien tout honneur, certes, et sous prétexte de blanchir Apollinaire, je n'irais point jusqu'à salir la mémoire d'une reine.

Le Passant de Prague me sauve à temps d'une situation difficile. Avec lui, avec son histoire savoureusement contée sur un ton qui n'appartient qu'à Apollinaire et qui est fait d'humour, d'élégance et d'un charme un peu médiéval, avec lui, dis-je, je retrouve un Apollinaire déjà ébauché, mais plus libre d'expression, plus décidé, en un mot, plus neuf.

Le portrait qu'il nous trace du Juif-errant mérite de rester clans les mémoires et, sans insister pour qu'il prenne place parmi les morceaux d'anthologie dans les manuels scolaires, je le recommande à tous ceux qui font profession de chercher le beau où il est, ce beau fut-il équivoque.

« Laquedem entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille qui avait peur du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de couleur des Peaux-Rouges, bariolé de Sienne, d'écarlate et du violet sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure ils revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand : Il a marché tout le temps ! il a marché tout le temps ! » (8).

Certes, l'image de ce juif-errant jouisseur n'est pas celle à laquelle nous avaient accoutumés- les pieuses enluminures des missels, non plus celle de Noë qu'Apollinaire nous fait voir alors que Cham découvre la nudité de son père, c'est-à-dire « un cep de vigne joliment et naïvement peint » (9). Nous sommes en présence d'une nouvelle légende mais combien plus sensible, plus vraie, plus vraisemblable, plus humaine. On perd beaucoup. à vouloir faire des hommes des héros. Leur héroïsme ne tient pas en ce que leur bas-ventre est plus ou moins emmitouflé dans une feuille de vigne, une main pudique ou une étoffe négligemment jetée. Dût leur prestige en pâtir, ils nous apparaîtront toujours plus proches de nous avec leurs infirmités, leurs tares, voire leurs vices. Les admirant moins, nous ne les aimerons peut-être que mieux.

Le mysticisme, écrit Apollinaire (9), touche de près l'érotisme et le Père Séraphin démontre que les extases de la vénérable Marie de Bethléem n'étaient que des crises d'hystérie. (10) La pénitence, la mortification, la flagellation, tous moyens pour lutter contre la hantise de la chair ne sont-ils pas là pour prouver qu'en définitive celle-ci est toujours la plus forte? Toute renonciation est équivoque et Apollinaire le sait bien lorsqu'il écrit dans Le Refus de la Colombe(11)

« Et qu'elle était charmante et sade
Cette renonciation. »

L'Hérésiarque, tout occupé qu'il est de la question des Trois Vies, des Trois Personnes, du Dieu unique qui, le même jour, sur le Golgotha, souffrirent la Passion nécessaire au rachat de l'humanité, n'en est pas moins voué aux misères de l'humaine condition. Il est, de par sa nature même, en proie au démon éternel et se doit d'employer, pour le combattre, les moyens de son bord, c'est-à-dire ceux qui sont autorisés par la religion chrétienne : « Au moment où il se leva, sa soutane, sorte de robe monacale de bure noire, s'ouvrit et je vis qu'en dessous l'Hérésiarque était nu. Son corps velu était sillonné de marques de flagellation. Une ceinture rugueuse, hérissée de piquants de fer, qui devaient déterminer d'insupportables souffrances, entourait sa taille. Je vis encore, ajoute Apollinaire, d'autres choses, mais elles sont de telle nature que je ne peux les écrire » (12). La flagellation ne sera jamais une solution au problème de l'existence. Le sang a des exigences qu'il est vain de vouloir méconnaître. Que les roués préconisent l'usage des verges et le considèrent comme un bienfait, c'est affaire entre Sade et eux ; mais que la religion chrétienne puisse tolérer sinon encourager une telle malversation de la physique humaine, voilà qui peut nous faire rêver.

Combien à ces pratiques qui relèvent davantage de la psychiatrie que de la psychanalyse nous préférons les penchants de la charmante Elvire qui tout enfant « rêvait d'épingles, de pieux ou de barrières, ce qui au témoignage d'une certaine école indique des destinées charnelles nettement accusées » (13) et qui se console maintenant d'une vie malheureuse grâce à l'amour lesbien d'une Georgette et aussi en dessinant des fleurs, des chevaux, des petits cochons qu'elle enlumine ensuite.

Il y a dans le cas de cette jeune personne originaire de Maisons-Laffitte, à ce qui me semble du moins, non point tellement les signes d'une perversité précoce mais plutôt ceux d'un complexe d'infériorité. Elle se donne au vieux général Brezanskio surtout par dévouement afin de contenter la vieille couenne de celui-ci d'un fouet agile. Si elle est prise d'une mâle ardeur pour secourir la brune Georgette si tendre, c'est qu'elle se sent tout naturellement portée aux bonnes actions. Apollinaire n'y voit point de mal mais plutôt innocence, et comment en serait-il autrement chez un homme dont le péché fut avant tout d'innocence ?

« Si je voulais savoir mon âge  » (15)
dit le servant de Dakar,

« Il faudrait le demander à l'évêque
Si doux si doux avec ma mère
De beurre de beurre avec ma sœur ».

Le jeune homme ne pourrait s'étonner de cette amitié ecclésiastique. Et pourquoi s’étonner ? Monsieur l'Abbé est déjà si bon ! Que dire de Monseigneur ? Il nous faut notre esprit de gens occidentaux pour épiloguer sur le quatrième vers, parce que nous avons perdu l'innocence et que, de crainte de nous méprendre sur la répétition « de beurre de beurre », nous préférons lui accorder sur le champ une vertu érotique.

C'est ainsi que, peut-être à son insu, Apollinaire, nous étonne par son innocence. Il ne faut pas perdre de vue qu'il est issu à la fois de deux civilisations, l'une occidentale, l'autre orientale. L'une trouve volontiers naturel de se baiser sur la bouche, l'autre. de se promener les seins nus; ce qui peut nous paraître, en nos pays tempérés par un conservatisme bourgeois, une pratique érotique justiciable de la censure, est considérée sous d'autres climats, par un conservatisme sans doute également bourgeois, comme une manifestation de l'innocence la plus pure.

Lorsqu'Apollinaire écrit :
« Et moi j'ai le cœur aussi gros
Qu'un cul de dame damascène » (16)

il n'y a pas lieu d'en appeler à la morale. C'est dit avec toute la tristesse d'un homme abandonné par son amour. S'il lui a été donné par surcroît d'admirer la croupe abondamment charnue des dames de Damas, il n'en a, on peut le croire, retiré que le bénéfice de la vision. Cette comparaison lui est offerte par un mécanisme de la mémoire ; elle en vaut certes une autre puisqu'elle est pour nous surprise et une surprise telle qu'elle fait crier les plus prudes au scandale.
Apollinaire n'a jamais été un obsédé sexuel. Bien au contraire, il est sur le point d'accepter toutes les solutions capables de donner à l'homme son meilleur équilibre.

« La liberté dans l'amour, écrit-il (17) apparaît comme un droit incontestable à beaucoup de socialistes et la polyandrie est admise par Fourrier, même et dans le mariage et aussi dans le célibat, par l'institution éminemment immorale du Bayadérisme. La polygamie est la santé pour l'homme et pour la femme, elle supprime la prostitution, les malheurs et les maladies qu'elle entraîne. »

Et il ajoute à la page suivante :
« La prostitution en faisant de l'acte de chair une chose honteuse, détruit le bonheur que l'homme éprouve à procréer. »

Après cela, comment l'infortunée Marizibill ne lui ferait-elle pas davantage pitié que dégoût :

« Elle se mettait sur la paille
Pour un maquereau roux et rose
C'était un juif il sentait l'ail
Et l'avait venant de Formose
Tiré d'un bordel de Changaï » (18).

Apollinaire n'inclinera jamais au plaisir érotique qu'avec le remords et la tristesse de ne pouvoir se libérer de cette incessante hantise de la chair. Il mêlera toujours l'expression ingénue de son naturel un peu enfantin à son ivresse gargantuesque d'avoir bu tout l'univers et connu tous les plaisirs. S'il est vrai qu'il a soif des villes de France et d'Europe et du Monde et des « patelins pleins de femmes », il est également vrai qu'il considère l'exubérance de sa chair comme un châtiment. L'Ermite d'Alcools le dit pour lui (19)

« Son priapisme verbal, écrit très justement Hubert Fabureau (20), a toujours laissé intacte la pureté de son cœur ». Il est le fait d'un homme bien équilibré, soucieux de donner à sa nature un apaisement. Son innocence et, tout à la fois, la malice d'un écrivain conscient de ses privilèges, sont là pour tout expliquer.

 


Notes:

(1)La Victoire, Calliqrammes, page 255.

(2)L'Esprit nouveau et les Poètes (Jacques Haumont, édit.), page 2.

(3)La Femme Assise, page 167

(4)Fusée, Calligrammes, page 144

(5)Calligrammes, page 106

(6)Fête, Calligrammes, page 112

(7)Chanson du Mal Aimé, Alcools, page 20

(8)Le Passant de Prague, L'Hérésiarque et Cie, page 29

(9)La Poète Assassiné, Page 95.

(10)L'Hérésiarque et Cie, page 69

(11)Le Sacrilège, L'Hérésiarque et Cie, page 36.

(12)Calligramme, page 127.

(13)L'hérésiarque et Cie, page 80

(14)La Femme Assise, page 53.

(15)Les Soupirs du Servant de Dakar, Calligrammes, page 46.

(16)La Chanson du Mal Aimé, Alcools, page 29.

(17)La Femme Assise, page 89.

(18)Marizibill, Alcools, page 58.

(19)Page 92.

(20)Guillaume Apollinaire, NRC, page 42.

 


 

 

 

 

 

 

Les travaux de la Nationale

 




Arrivé à ce tournant de l'œuvre d'Apollinaire, il me paraît utile pour une meilleure compréhension des chapitres suivants, de signaler ici un des aspects, sans doute le plus curieux, de l'activité du poète.

Lorsque dans le second semestre de l'année 1902, après un voyage au delà du Rhin, qui n'a pas duré moins de quatre ans, Guillaume Apollinaire est de retour à Paris, la maigreur de sa bourse est à ce point effrayante qu'il se doit de trouver sur le champ une situation. Il entre comme employé des chiffres à. la banque Lepère et là, dix heures par jour, les doigts tachés d'encre rouge, le front torturé par la migraine, il demeure penché sur les dossiers de comptabilité. Par bonheur pour lui, le crédit de la Banque s'effondre dans l'affaire des Chartreux et le poète se trouve ainsi libéré.

Durant quelques temps, il rédige, à peu près seul, le Guide du Rentier, puis, sous le pseudonyme de Polyglotte, tient à la Démocratie Sociale la rubrique de politique extérieure. Il collabore à divers journaux, Paris-Midi, L'Information, Le Gil Blas, Excelsior, Le Matin. Malgré tout, cette activité journalistique ne suffit pas à assurer sa subsistance. C'est alors qu'il accepte une place de secrétaire de rédaction aux Editions Briffault, spécialisées dans les publications galantes et qui préparent, à cette époque, une collection dite « Les Maîtres de l'Amour », dans la Bibliothèque des Curieux.

Apollinaire gagne vite la sympathie de Briffault et se voit confier par celui-ci le soin de rédiger préfaces et notices de ces œuvres du second rayon. Ce travail, qui s'échelonnera sur une dizaine d'années, demande à Apollinaire, dont l'érudition est pourtant assez vaste, un sérieux effort de documentation. Les premiers temps du moins, il se rend chaque jour à la Bibliothèque Nationale où il retrouve parfois le plus ancien de ses camarades, René Dalize (1), et où il fait connaissance de Louis Perceau (2) et de Fernand Fleuret(3) qui a l'air, dit-il (4), d'un archer de la tapisserie de Bayeux.

A vrai dire, il ne semble pas que ces recherches soient pour lui ce qu'il est convenu d'appeler une corvée, mais bien plutôt l'occasion d'enrichir un esprit qu'on aime à savoir garni de choses charmantes et disparates. Il peut bien avouer (5) qu'il préfère aux grandes bibliothèques une promenade sur les quais, « cette délicieuse bibliothèque publique », on sent qu'il est à la Nationale comme chez lui. A l'en croire, il aurait même fréquenté à Oxford une bibliothèque, il ne sait plus laquelle, où l'on a brûlé tous les ouvrages ayant trait à la sexualité, entre autres La Physique de l'Amour de Rémy de Gourmont (6) et Force et Matière de Ludwig Büchner (7).

Sachant bien qu'il ne fut jamais en Russie je le croirais toutefois plus volontiers lorsqu'il nous fait part de sa visite à la Bibliothèque de Saint Pétersbourg, vrai centre révolutionnaire : « A tout moment, écrit-il (8), des descentes de police, où chaque lecteur devait montrer son passeport, venaient troubler l'atmosphère studieuse de la bibliothèque ; on y voyait des gamines de douze ans qui lisaient du Schopenhauer. » La présence d'Apollinaire dans un tel milieu s'expliquerait davantage que dans une bibliothèque qui écarte systématiquement tout ouvrage dangereux ou simplement curieux.

Il apparaît en effet que ce n'est point par hasard que le futur auteur de L'Hérésiarque dirigea son activité vers cette branche un peu singulière de la littérature. Apollinaire apportait à son travail, à son « gagne-pain » somme toute, un allant, une curiosité, un goût qui ne trompent point. Il était tout naturellement enclin au plaisir par aptitude congénitale, et le contact qu'il conservait sans cesse avec la vie lui permettait de mieux juger du passé et de ses expédients. Certes, il eût pu tout aussi bien s'employer dans ses travaux alimentaires à dorer un peu plus le blason d'un grand condottière des lettres ; il préféra toujours s'attacher aux petits-maîtres, de moindre talent sans doute, mais tellement plus originaux, plus curieux, plus vrais. Et parmi ceux-ci, c'est encore ceux qui témoignèrent de la façon la plus directe de l'amour, c'est-à-dire de la vie, qu'il choisit.

Nonobstant la longueur et la fatigue de leurs écrits, malgré une langue souvent archaïque et pleine de pièges, il sut, en des préfaces où la verve ne le cède en rien à l'érudition, redonner un visage vivant à des auteurs que l'oubli ou la morale avait souvent bien à tort affublés d'un masque horrible. Que sous le masque, le visage fut réellement horrible, Apollinaire, soucieux en ses moindres écrits de n'être point en contradiction avec sa conception de l'Esprit nouveau, en notait lui-même la hideur, en fournissait une explication.

« Les romantiques, a-t-il écrit (9), ont essayé de donner aux choses d'apparence grossière un sens horrible ou tragique. Pour mieux dire, ils n'ont travaillé qu'en faveur de l'horrible. Ils ont voulu acclimater l'horrible bien plus que la mélancolie. L'esprit nouveau ne cherche pas à transformer le ridicule, il lui conserve un rôle qui n'est pas sans saveur. De même, il ne veut pas donner à l'horrible le sens du noble. Il le laisse horrible et n'abaisse pas le noble. »
Les notices sur l'œuvre du divin Arétin (10), sur l'œuvre de John Cleland(11), celles-ci particulièrement remarquables, la présentation des œuvres de Baffo (12), de Mirabeau, de l'Abbé de Grécourt (13), du Marquis de Sade, du Chevalier Andrea de Nerciat (14) sont écrites dans un esprit de vérité et de justice évident. L'introduction à l'œuvre de John Cleland dans la collection « Les Maîtres de l'Amour », compte 129 pages d'un fort volume en in-8 jésus. Apollinaire s'y montre curieux d'un vieux Londres où, le soir, les rues sont pleines de filous et de filles, où la dépravation est poussée à un tel point que dans les environs de Buckingham House, sous prétexte de satisfaire un impérieux besoin, les Londoniens se déculottent dans les broussailles.

Apollinaire a recours à tout ce qui peut nous mieux situer son personnage. L'atmosphère des tavernes où l'on rencontre les prostituées les plus misérables et les plus corrompues est recréée de façon magistrale, celle du conteur de L'Hérésiarque. C'est toute une époque, tout le début du XVIIIe siècle qui revit avec ses mœurs, ses coutumes, ses vices ; Apollinaire fait œuvre véritable d'historien, il s'attache à l'anecdote, au moindre détail significatif, et, bien sûr, au plus savoureux.

Tel dîner nous est décrit dans sa moindre sauce, dans sa plus infime liqueur et nous apprenons pour finir que « dans un coin de la salle était le pot à pisser, où chacun se soulageait sans vergogne. Et comme l'on tenait le plus souvent les fenêtres fermées, les vapeurs de l'urine, se mêlant aux vapeurs de l'alcool et du vin, rendaient l'atmosphère irrespirable pour d'autres que des Anglais » (15).

L'introducteur, puisqu'il s'agit d'amasser le plus de lumière possible autour de John Cleland et de son œuvre, n'hésite point à faire montre de sa prodigieuse érudition. Il cite Casanova aussi bien que Steele Tillotson qui fut dans le XVIIe siècle le plus profond théologien et le prédicateur le plus éloquent de Grande-Bretagne, Hogarth (16) et Charles Nodier. « Le-seul ouvrage, écrit-il, qui garde de l'oubli le non de John Cleland, c'est le roman de Fanny Hill, la sueur anglaise de Manon Lescaut, mais moins malheureuse, et le livre où elle paraît à la saveur voluptueuse des récits que faisait Shéhérazade » (17).

Bien peu des admirateurs du poète savent sans doute que celui-ci a présenté dans la même collection l'œuvre poétique de Charles Baudelaire. C'est une courte notice de cinq pages, mais à l'écriture si dense, si serrée, qu'elle mériterait de prendre place en tête de toutes les rééditions des Fleurs du Mal.

« Exprimer avec liberté ce qui est du domaine des mœurs, écrit Apollinaire (18), on ne connaît pas de courage plus grand chez un écrivain. Choderlos de Laclos s'y appliqua avec une précision pour la première fois mathématique.
1782, c'est la date mémorable de la publication des Liaisons Dangereuses où, officier d'artillerie, il tenta d'appliquer aux mœurs les lois de la triangulation, qui sert aussi bien, comme on sait, aux artilleurs qu'aux astronomes.
Etonnant contraste ! la vie infinie qui gravite au firmament obéit aux mêmes lois que l'artillerie destinée par les hommes à  semer la mort.
Des mesures angulaires calculées par Laclos naquit l'esprit littéraire moderne ; c'est là qu'on découvrit les premiers éléments Baudelaire, un explorateur raisonnable et affiné de la vie ancienne, mais dont les vues sur-la vie moderne expliquent toutes une certaine folie. C'est avec délice qu'il avait inspiré les bulles corrompues qui montent de l'étrange et riche boue littéraire de la Révolution, où, près de Diderot, Laclos, fils intellectuel de Ricardson et de Rousseau, eut comme continuateurs les plus remarquables : Sade, Rétif, Nerciat et tous les conteurs philosophiques de la fin du XVIIIe siècle. »

Et après avoir démêlé aisément l'influence de Poë, Guillaume Apollinaire de conclure :

« C'est, à partir de Baudelaire que quelque chose est né qui n'a fait que végéter tandis que surnaturalistes, parnassiens, symbolistes passaient auprès sans rien voir, tandis que les naturalistes ayant tourné la tête n'avaient pas l'audace d'examiner la nouveauté sublime et monstrueuse.
A ceux qu'étonnerait sa naissance infime de la boue révolutionnaire et de la vérole américaine, il faudrait répondre par ce qu'enseigne la Bible, touchant l'origine de l'homme issu du limon de la terre. »

Que ces introductions ne soient pas du goût d'une certaine morale, voilà bien qui ne chaut guère au bon Guillaume. Il y trouve pour lui-même et pour son art ample matière à réflexion, maints détails savoureux qui le ravissent. Le libertinage de certaines époques l'aide à mieux connaître l'homme et les mobiles qui le font agir. Il n'oublie pas cette note jetée par Baudelaire sur un feuillet de son Journal Intime : « La Révolution a été faite par des voluptueux »(19).
Révolutionnaire dans l'âme, il est naturel qu'Apollinaire s'en réfère à ce qu'il appelle, très justement d'ailleurs, la maçonnerie galante d'un temps propice aux sociétés d'amour. Si la « Très plaisante et récréative histoire du preux et vaillant chevalier Perceval le Galloys » n'offre rien de particulièrement remarquable, il en est d'autres qui contiennent heureusement une violente et indiscutable valeur humaine.

Fleuret peut appeler ce genre de publications « torcheculatives », il n'en est pas moins vrai qu'elles ont renouvelé considérablement la sensibilité du poète. L'enfer de la Bibliothèque Nationale, cet enfer dont Apollinaire, aidé de Fleuret et de Perceau, a dressé un minutieux inventaire, répertoire de tous les écrits et manuscrits libertins contenus à la Nationale, lui a été tout entier de séduction.

René Lalou (20) ne s'y est pas trompé lorsqu'il écrit dans un jugement sévère sur l'auteur d'Alcools : « La Muse d'Apollinaire quand elle s'en va à Montparnasse sort de la Bibliothèque Nationale » (21). Sans faire tout à fait nôtre cette opinion, ni celle de Georges Duhamel suivant laquelle Apollinaire n'écrivait bien que selon les livres, il nous faut néanmoins reconnaître que le séjour du Mal Aimé en cet enfer l'a mis plus d'une fois en face de son propre démon.

 


 

Notes:

 

(1)René Dalize (1879-1917) poète, écrivain, tué aux Chemin des Dames le 7 mai 1917. C’est un ami que Guillaume Apollinaire a connu lorsqu’il faisait ses études à l’école mariste Saint Charles de Monaco. Il l’évoque dans la Colombe Poignardée et le Jet d’Eau :
« Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège »

Il collaborera avec lui pour son œuvre licencieuse, comme l’indique l’auteur.

(2)Louis Perceau (1883-1942), [Note : RD] rédacteur à la Guerre Sociale et à la Vie Socialiste où il est remarqué par Jean Jaurès. Il s’engage en 1905 sur une ligne internationaliste et antimilitariste, ce qui lui vaut une condamnation judiciaire et une peine de prison de six mois. En 1920 il participera à la refondation du Parti Socialiste SFIO. Passionné de poésie satirique et d’écrits érotiques, il avait collaboré en 1913, avec Guillaume Apollinaire et Fernand Fleuret, à l’ouvrage L’Enfer de la Bibliothèque nationale.  Il publie en 1934 La Redoute des contrepèteries. On le retrouve en 1942 en résistance contre l’antisémitisme, où il engage des poursuites contre la revue pétainiste Je suis partout.

(3)Fernand Fleuret (1883-1945), [Note : RD] écrivain et poète qui fréquente l’avant-garde littéraire et artistique d’avant et d’après la guerre 1914-1918 : Guillaume Apollinaire, Max Jacob, André Salmon, Jean Cocteau, André Billy et des peintres comme Othon Friesz, Raoul Dufy ou Gus Bofa. Il rencontre Remy de Gourmont, au Mercure de France, et s’attache à la recherche d’écrits oubliés. Il travaille à la revue Marges avec Tristan Klingsor, Francis Carco et Tristan Bernard.

(4)Le Flaneur des deux Rives, page 36.

(5)Ibidem, page 68.

(6)Remy de Gourmont (1858-1915), [Note : RD] est un romancier, journaliste et critique d'art, proche des symbolistes.

(7)Ibidem, page 71. [Note RD] Ludwig Büchner (1824-1899) [Note : RD] était un philosophe et naturaliste allemand, ayant acquis une formation de haut niveau dans le domaine de la science médicale. Force et matière, est un ouvrage de vulgarisation de sa pensée matérialiste : la matière est indissociable du mouvement, de l’énergie et de la force ; il ne peut donc y avoir de matière sans force, que de force sans matière. L’hypothèse d’un dieu créateur devient inutile puisque « la nature incréée devient féconde et toute puissante se suffit à elle-même. » Dans une période de construction de la pensée sociale sur les bases du matérialisme historique, le livre de Büchner eut un retentissement important ; attaqué par le pouvoir pour « immoralité », l’auteur dut abandonner sa chaire à l’université de Tübingen.

(8) Ibidem, page 73.

(9)L'Esprit nouveau et Ies Poètes (Jacques Haumont, édit.), page 15.

(10)Pierre l'Arétin (1492-1556), [Note : RD] écrivain et dramaturge italien. Les Ragionamenti, mettent en scène les dialogues entre une prostituée et divers interlocuteurs ou clients de la dame, qui critiquent la société italienne, le règne des Princes et s’attaquent aux sacrements religieux, aux vœux monastiques et au mariage. Guillaume Apollinaire préfacera et annotera le livre L'Œuvre du divin Arétin, publié à la Bibliothèque des curieux, en 1909. Après sa mort, son œuvre est mise à l’index par le pape.

(11)John Cleland, (1709-1789), [Note : RD] écrivain britannique licencieux. Il fait paraître en 1748-1749 une édition de Fanny Hill Mémoires d’une Fille de Joie, classique de la littérature érotique. En 1750, il est poursuivi en justice, avec son éditeur, pour immoralité. Une version expurgée est éditée en 1750. Moyennant une rente annuelle de 100 livres, il s’engage à ne plus publier de roman pornographique ou libertin.

(12)Giorgio Baffo (1694-1768), [Notes : RD] magistrat, poète et sénateur de la République de Venise au XVIIIe siècle. Il est l’auteur de 760 sonnets licencieux. Baffo a vécu dans le palais Bellavite Campo San Maurizio. C’est Guillaume Apollinaire qui rédigera le texte de la plaque commémorative posée sur la façade du palais Bellavite Campo San Morizio, où Baffo a vécu.

(13)Jean-Baptiste-Joseph Willart de Grécourt (1684-1743), [Note : RD] poète. Issu d’une famille noble écossaise sans fortune, il choisit la carrière ecclésiastique mais fait scandale : en prêchant durant un office, il tient des propos licencieux à l’encontre de dames de la bonne société. Il abandonne bien vite l’austérité ecclésiastique pour Paris, où il fréquente les libertins, les femmes et les plaisirs épicuriens. On lui doit en particulier un long poème contre les Jésuites, Philotanus.

(14)André-Robert Andréa de Nerciat (1739-1800), [Note : RD] auteur de romans libertins, notamment un texte posthume qui fut très lu, Le Diable au Corps. A la différence de Sade ses œuvres ne comportent aucune cruauté. Il combat pour la liberté des mœurs : ainsi, par exemple, établira t’il une liste des ecclésiastiques surpris en flagrant délit chez des prostituées et le détail croustillant de leurs petits penchants. Non pour les dénoncer à la vindicte publique, mais pour défendre le droit des prêtres au mariage contre leur hiérarchie. Guillaume Apollinaire établira un projet d’édition de ses écrits qu’il annotera. L’Œuvre du chevalier Andréa de Nerciat, à la Bibliothèque des curieux, sera publiée après la mort du poète en 1927.

(15)L’œuvre de John Cleland, page 3.

(16)William Hogarth, (1697-1764), [Note : RD] peintre, et graveur anglais. Son œuvre dénonce les mœurs de la société anglaise. Il est considéré comme le père de l'estampe satirique et un caricaturiste. Il s'intéresse surtout à la question sociale, ami d'écrivains comme Tobias Smollett et Henry Fielding, qui dénoncent la corruption politique. En représentant des sujets sociaux au-delà du conformisme de la société bourgeoise de l’époque, il est le précurseur d’un art nouveau.

(17)L’œuvre de John Cleland, page 129.

(18)Introduction à L’Oeuvre de Charles Baudelaire, page 1

(19)Cité par Emile Henriot, dans Les livres du second rayon (Le Livre), Page 294.

(20)René Lalou (1889-1960) [Note : RD] agrégé d'anglais, enseignant et écrivain. Résistant, il s’engage avec la revue  Gavroche, fondé par Marcel Bidoux, dont il deviendra un moment directeur de publication. Dans l’esprit de la Libération Gavroche se poursuivra sous la forme d'une revue culturelle socialiste, à laquelle René Lalou collaborera.

(21)Histoire de la Littérature Française contemporaine, PUF, page 146.

 


 

 

 

 

 

 

Où l’on retrouve Sade



Le portarit de Sade, sur fond de Bastille, par Man Ray

 



Certains critiques ont signalé, sans trop y insister d'ailleurs, l'influence du Marquis de Sade sur l'œuvre d'Apollinaire. Celle-ci, flagrante dans des travaux alimentaires tels que la Rome des Borgia, La Fin de Babylone et Les Onze Mille Verges, écrits dont nous aurons l'occasion de parler et qui furent en partie rédigés par l'ami du poète, René Dalize, est très sensible dans l'Hérésiarque et Cie et dans toutes les œuvres en prose d'Apollinaire en général.
La date de la première édition, de L'Hérésiarque, à Paris, chez Stock, est 1910. Or, l'année précédente, Apollinaire a donné dans la collection « Les Maîtres de l'Amour », un choix des œuvres du Marquis précédé d'une importante introduction. Celle-ci a demandé au poète non seulement une documentation précise, mais une étude très poussée de l'œuvre du Marquis.

Le personnage évidemment l'intéresse. Sade est né à Paris le 2 juin 1740 et compte parmi ses ancêtres un certain Hugues III qui a épousé Laure de Noves immortalisée par Pétrarque ; de là. sans doute l'admiration de Sade pour l'auteur des Sonnets.

Après des études à Louis-le-Grand, ayant gagné le grade de capitaine sur les champs de bataille d'Allemagne, pendant la guerre de Sept Ans, Donatien-Alphonse-François, marquis de Sade, se marie. Il a 23 ans. Un fils lui naît l'année suivante. En 1768 éclate le scandale de la veuve Rose Keller (1), mystère qui n'est pas encore éclairci où le rôle du Marquis semble moins coupable qu'on le prétendit.

A ce propos, rapporte Apollinaire, Charles Desmaze (2) indique dans que « Dans les papiers des commissaires du Châtelet se trouve le procès-verbal, dressé par l'un d'eux, de l'information faite contre le Marquis de Sade, prévenu d'avoir, à Arcueil, déchiqueté à coups de canif une femme qu'il avait fait mettre nue et attachée à un arbre et d'avoir versé sur les plaies saignantes de la cire à cacheter brûlante. »

Déjà emprisonné quatre mois après son mariage, pour on ne sait quelle sotte histoire, Sade est de nouveau incarcéré. A sa mort, le 2 décembre 1814, il aura passé au total vingt-sept ans dans les prisons, sans préjudice de son exil en 1791, au retour duquel il se fait graveur.

En juillet 1789 il se trouve à la Bastille ; il a de nombreux démêlés avec M. de Launay, le gouverneur. A l'aide d'un porte-voix improvisé, long tuyau de fer-blanc terminé à l'une de ses extrémités par un entonnoir, il crie à diverses reprises qu'on égorge les prisonniers de la Bastille et qu'il faut venir les délivrer. Le gouverneur ayant conçu des craintes assez sérieuses demande qu'on le débarrasse du Marquis, qui dans la nuit du 4 juillet, est transféré à l'Hospice des fous de Charenton. Cet épisode de la vie du Marquis a permis deux erreurs. La première, pour ceux qui ignoraient la décision de M. deLaunay et le départ du Marquis, de croire que Sade fut à l'origine du 14 juillet. La seconde, de croire que le transfert de Sade à Charenton était nécessité par sa folie. Mais Sade n'a jamais été ni un fou, ni un maniaque. Ses malheurs auraient suffi d'ailleurs à le rendre fou s'il avait eu la moindre disposition à le devenir. La première erreur s'explique davantage : Sade a toujours été un vrai républicain, admirateur de Marat. Dans son ouvrage La Philosophie dans le Boudoir, Sade s'écrie :« Français, encore un effort si vous voulez être républicains » et déclare : « Si malheureusement pour lui, le Français s'ensevelissait encore dans les ténèbres du christianisme, d'un côté l'orgueil, la tyrannie, le despotisme des prêtres, vices toujours renaissants dans cette horde impure, de l'autre la bassesse, les petites vues, les platitudes des dogmes et des mystères de cette indigne et fabuleuse religion, en émoussant la fierté républicaine, l'auraient bientôt ramenée sous le joug qu'on vient de briser ! »

Zoloe et ses deux Acolytes est une violente satire du Bonapartisme et vaut au Marquis d'être envoyé de nouveau à l'hospice de Charenton où il finira ses jours.

Apollinaire dit de lui dans son introduction que son esprit que n'a pas dédaigné de s'assimiler Nietzsche est le plus libre qui ait encore existé. Cette liberté, Sade la doit toute entière à son expérience et sans doute aussi à sa nature.

Dès sa jeunesse, il se livre aux lectures les plus variées : ouvrages de philosophie et d'histoire, récits de voyageurs qui lui donnent des détails sur des pays lointains. Il vit intensément et joint à ses dons d'observation ceux d'un danseur, d'un musicien, d'un cavalier, d'un bretteur, voire même d'un sculpteur.
« Toutes ses actions, dit Apollinaire, son système philosophique, témoignent de son goût raisonné pour la liberté dont il fut privé si pendant le cours de ce que son valet Carteron appelait sa chienne de vie ».

L’ homme  qu'on a dit cruel, qu'on a dépeint comme l'être le plus dépravé, est capable de respecter la liberté individuelle. Il se déclare contre la peine de mort et sa conduite, qui fut humaine et bienfaisante sous la Terreur lui vaut d'être arrêté, cette fois-ci comme suspect.
Si nous n'avions sous les yeux le testament du Marquis daté du 30 janvier 1806 qui se termine par ces mots : « Je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes », nous pourrions croire, avec Ange Pitou (3), que « l'ambition de la célébrité littéraire fut le principe de la dépravation de cet homme qui n'était pas né méchant ».

Certes, le genre d'investigation de Sade n'était pas moral ; il n'empêche que ses œuvres constituent un objet de l'histoire et de la civilisation autant que de la science médicale. « Ces ouvrages, remarque Apollinaire (4), sont surtout instructifs par cela même qu'ils nous montrent tout ce qui, dans la vie, se trouve en étroite connexité avec l'instinct sexuel  qui, comme l'a reconnu le Marquis de Sade avec une perspicacité indéniable, influe sur la presque totalité des rapports humains. Tout investigateur qui voudra déterminer l'importance sociologique de l'amour devra relire les ouvrages principaux du Marquis de Sade. »

Apollinaire lui-même les relit. S'il en saisit d'abord toute la cruauté, tout le morbide, il ne passe point pour cela à côté d'une certaine innocence, mon Dieu, oui ! le mot ne doit pas nous faire sursauter, qui correspond à sa propre nature. Edmond Jaloux (5), dans sa préface aux œuvres complètes d' Isidore Ducasse, ce Comte de Lautréamont qui doit tant au divin Marquis, a très justement noté que « le Marquis de Sade a gardé toute sa vie une sorte de candeur, due en partie à ces longues années de claustration et d'emprisonnement, qui lui ont permis de demeurer très longtemps sur le plan de la rêverie adolescente ; ce qui lui a permis, à un âge déjà avancé, de mêler à une concupiscence abstraite ces visions torturantes et plaisamment atroces que la vie dissipe assez vite chez les individualités qui suivent le cours régulier des saisons humaines »(6) .

Apollinaire, comme après lui tous les surréalistes, ne s'est pas mépris sur le côté éternel de cette œuvre, ou sur sa nouveauté.

« Sade, écrit Paul Eluard dans sa conférence sur l'Evidence Poétique prononcée à Londres le 24 juin 1936 (7), Sade a voulu redonner à l'homme civilisé la force de ses instincts primitifs ; il a voulu délivrer l'imagination amoureuse de ses propres objets.  Il a cru que de là, et de là seulement, naîtra la véritable égalité. »
Sade s'insurge contre la vertu et son triste bonheur, ses illusions à la petite semaine, ses mensonges ; il est perpétuellement dressé face à la morale chrétienne qui n'en finit plus de nous humilier, il lui oppose son corps remuant, l'immense solitude de son corps : ses cris, ses colères, sa faim. L'œuvre de Sade est le premier chant de révolte, le premier acte de violence contre une civilisation de pourriture et de privilèges, le rendez-vous donné.

Cette littérature, certes, porte en elle-même son danger. Les faibles, les lâches, les pervers y trouvent une autorisation. Lorsque Sade écrit, par exemple : « A quoi bon laisser vivre des créatures qui, ne pouvant plus compter sur le secours de leurs parents, ou parce qu'ils en sont privés ou parce qu'ils n'en sont pas reconnus, ne servent plus dès lors qu'à surcharger l'Etat d'une denrée dont il a déjà trop? Les bâtards, les orphelins, les enfants mal conformés devraient être condamnés à mort dès leur naissance » (8); lorsque Sade écrit cela, il ouvre implicitement la voie à l'hitlérisme, il donne à l'âme allemande qu'Apollinaire connaît si bien, son excuse.

« On mange alors toute la bande
Pète et rit pendant le dîner
Puis s'attendrit à l'allemande 
Avant d'aller assassiner »(9).

Dieu merci, Apollinaire n'a rien d'un cruel pour s'attendrir de cette façon. Il a peut-être vu, pendant son enfance, sa mère pourchasser ses domestiques à coups de fouet, comme on assure qu'elle le faisait, mais cela n'a éveillé en lui qu'un peu plus de tristesse, qu'un peu plus d'amour pour notre misérable condition humaine. Les scènes de flagellation, si nombreuses dans l'œuvre du Marquis, à vrai dire ne le tentent guère. S'il ne trouve pas cela ridicule au point de baptiser « un vieux tambour » le général Breziansko, qui demande au fouet de La Femme Assise une résurrection de sa chair, il y découvre un symbole de grande précision poétique :

« Seigneur flagellez les nuées du coucher
Qui vous tendent au ciel de si jolis culs roses » (9).

Sade sera toujours sans influence sur son comportement d'homme. Apollinaire traite avec lui en écrivain. Peu lui importe que le Marquis soit coupable dans le scandale de la veuve Keller. Il ne lui appartient pas d'être juge ; il ne retient que l'image de cette femme déchiquetée à coups de canif et dont les plaies sont-pansées à l'aide de cire brûlante. Son «Juif Latin», ce Gabriel Fernisoun, qui vole, tue, éventre les femmes, viole les sépultures et se voit au Paradis parce qu'il espère le baptême, est évidemment un maniaque du meurtre. Landru était aussi un maniaque du meurtre, et ce n'est certes pas par sympathie pour le personnage que les surréalistes firent tant de bruit autour de son nom. Seulement Landru, comme le « Juif Latin », apportait de la nouveauté en matière humaine : tous deux nous faisaient voir par leurs actes le tréfond de l'âme, cette marche de boue et de sang où sommeille, dans une demi-conscience, le plus obscur de nous. Leur rôle est seulement de témoins. L'une des femmes assassinées par Fernisoun « fut trouvée nue, tendue comme un drapeau flottant et fichée sur un pieu planté au milieu du boulevard de Belleville » (10). Qu'un homme ait eu cette idée, cela prouve simplement que cette idée était dans l'homme et nous devons être reconnaissant à Apollinaire d'apporter un peu plus de clarté, si noire soit-elle, autour de ce qui est nous et que nous ignorons.

« L'amour dont je souffre, a écrit Apollinaire quelque part dans Zone, est une maladie honteuse » (11). Peut-être y a-t-il quelque honte en effet à aimer ses semblables lorsque ceux-ci sont de la nature d'un Landru, d'un Fernisoun ou d'un Que-Vlo-Ve ?

Que-Vlo-Ve ?, qui donne son nom à une nouvelle de L'Hérésiarque, pourrait nous sembler sorti d'une œuvre du Marquis alors qu'il n'est simplement qu'un des multiples passants de cette vie, assez en retard sur ce qu'il est convenu d'appeler notre civilisation, mais franc dans ses gestes comme il est franc dans ses désirs.

Ce Que-Vlo-Ve ? a envie d'une femme qu'on nomme la Chancesse et qui nous apparait disant son. chapelet, assise, les jambes écartées, ses tétons sous la camisole semblant dégringoler comme une avalanche. Que-VloVe? se découvre un rival dans la personne du Babo. Ils se battent et la lutte a lieu naturellement au couteau.

« Le Babo faiblissait. Que-Vlo-Ve ? lui avait fait sauter ses boutons de culotte, et comme elle était tombée, le cul s'étalait, cauteleux, contourné, frileux comme deux quartiers de lune. Bientôt, à cause d'un coup habile porté par Que-Vlo-Ve?, sa raie culière, naturellement sombre, d'un brun verdâtre et velue, s'ensanglanta, et, à cette aurore, le Babo se mit à gémir... Que-Vlo-Ve ? lui donna un tel coup de pied dans le ventre que le Babo tomba sur son derrière ensanglanté, on eût dit à cause des menstrues »(12).

Ivre de sang, Que-Vlo-Ve ? se rue alors sur le Babo. De son couteau, il se met à couper le bras à la jointure ; puis, dans la pochette de son veston il enfonce le bras dont la main pend comme une belle fleur.

« La Chancesse s'approcha de Que-Vlo-Ve ? Le cadavre les séparait. Ils s'embrassèrent. Mais le bras du mort étant remonté dans la pochette, droit et pareil à une tige florie de cinq pétales, se trouva entre eux. »

Si Apollinaire néglige volontairement ici le côté sadique de l'aventure, c'est qu'il compte bien se rattraper sur le pittoresque, l'extraordinaire de celle-ci. C'est ce que lui enseigne Poë, cet Edgar Poë dont nous ne dirons jamais assez l'influence sur une littérature baptisée noire, et qui n'est noire que dans le sens où elle s'oppose à ce qui n'est pas issu des profondeurs de l'être.

Le lord dont il est question dans Le Matelot d'Amsterdam est bien davantage une des marionnettes chères au Marquis. Il est un personnage construit, et cela se sent ; il est précautionneux, rusé, logique dans son crime. Il se précède d'un alibi. Il n'est humain que par-hasard, que parce qu'il s'embarrasse par -masochisme d'une conscience. Voici les faits. Un lord attire, sous prétexte de lui acheter sa marchandise, dont un perroquet (ne pas oublier le perroquet, dirait Kipling), un matelot d'Amsterdam dans sa prétendue maisonde campagne. Il le séquestre, et, sous la menace d'un révolver, l'oblige à tuer son épouse qu'il croit infidèle et qu'il aime encore, puis il l'abat lui-même. Avant de mourir, sa jeune femme` proteste de sa fidélité : « Harry, je suis innocente »(13).

« Depuis cet événement, rapporte Apollinaire le lord s'est retiré du monde. Il vit dans sa maison de Kensington, sans autre compagnie qu'un domestique muet et un perroquet qui répète sans cesse « Harry, je suis innocente.»..

Toutefois, il existe, dans l'œuvre en prose d'Apollinaire, un personnage bien à part, un personnage qui semble né à la fois d'un conte de Perrault et des colonnes d'un journal du soir. Je veux parler de ce baron d'Ormesan, cet Amphion faux-messie, dont les histoires et aventures nous sont narrées tout au long avec le délié d'un Sade et d'un Casanova.

Sous prétexte de réaliser un beau film, d'Ormesan oblige un monsieur à favoris blancs à assassiner un jeune homme et une jeune femme dont le baron et ses complices se sont emparés. L'idée de ce film vaut ce qu'elle vaut et d'Ormesan, dans son désir de sacrifier au septième art peut bien ne pas reculer devant un crime. Les réalisateurs de Trader Horn se sont bien gardés de couper lorsque l'un des nègres engagés comme figurants fut dévoré accidentellement par un crocodile. Mais le plus étonnant de l'aventure c'est que le monsieur à favoris blancs s'exécute et exécute avec la meilleure grâce, en homme du monde, et, durant la courte lutte qui précède son double crime, sa pochette n'a pas même été dérangée.

La désinvolture, la légèreté et pour tout dire la liberté de conscience dans le crime comme en toute action honteuse, par ailleurs une certaine innocence, comme si le personnage agissait en rêve, soumis à une volonté étrangère (c'est le cas ici) nous paraissent significatives d'un état d'esprit engendré par la philosophie de Sade. La vertu ne sert de rien. Ce n'est, dit Sade (14), « qu'une manière de se conduire qui varie suivant chaque climat et qui par conséquent n'a rien de réel cela seul en fait voir la futilité. Il n'y a que ce qui est constant qui soit réellement bon ; ce qui change perpétuellement ne saurait prétendre au caractère de bonté... Il n'est pas deux peuples, sur la surface du globe, qui soient vertueux de la même manière; la vertu n'a rien de réel, rien de bon intrinsèquement et ne mérite en rien notre  culte. »

On voudrait croire aux qualités d’humoriste un humoriste noir, certes du Marquis. Rien de plus arbitraire qu'une telle théorie : c'est la voie ouverte à tous les excès, à tous les égoïsmes. Autant dire qu'aucune union ne sera jamais possible entre les peuples parce qu'ils ne parlent pas la même langue. En tout cas, le baron d'Ormesan, lui, pourrait passer à bon droit pour un humoriste et un pervers.

Alors qu'il est devenu, par le plus mystérieux des hasards, barman dans la cité du chercheur d'or Chislam Cox, d'Ormesan apprend, un jour d'hiver où la température est tombée à cinquante degrés au-dessous de zéro, qu'il ne reste aucune provision dans la cité et que, dans l'impossibilité où celle-ci se trouve d'en recevoir, Cox conseille aux cinq mille personnes qui composent la population de se suicider sur la place publique. D'Ormesan se rend au lieudit en compagnie de sa maîtresse Marie-Sybille ou plus simplement Marizibill. On se suicide en chœur mais le baron se manque et demeure l'unique survivant. Alors, raconte le baron, « je ressentis une faim terrible qui me torturait l'estomac. Les vivres étaient épuisés. Je ne trouvai rien dans les maisons que je fouillai. Affolé et titubant, je me jetai sur un cadavre et lui dévorai la face ; la chair était encore tiède. Je me rassasiai sans aucun remords. Puis je me promenai dans la maison en songeant au moyen d'en sortir. Je m'armai, me couvris soigneusement, me chargeai du plus d'or que je pus emporter. Ensuite, je m'inquiétai de la nourriture. Le corps des femmes est plus grasset, leur chair est plus tendre. J'en cherchai un et lui coupai les deux jambes. Ce travail me prit plus de deux heures. Mais je me trouvai à la tête de deux jambons qu'au moyen de deux lanières je suspendis à mon cou. Je m'aperçus alors que j'avais coupé les jambes de Marizibill »(15).

Evidemment, cela fait penser à un mauvais rêve, un rêve déterminé par des brûlures d'estomac, pas très convaincu en somme, accroché au sommeil par d'anciennes lectures, trop fabriqué. Si l'écriture y est, on sent bien que le sentiment est absent de cette histoire. D'Ormesan a le sourire en coin d'Apollinaire en même temps que le souci d'épater un peu son public.

Un suicide collectif de cinq mille personnes, avouez que ce n'est déjà pas mal. Ajoutez à -cela une petite scène d'anthropophagie et si celle-ci par surcroît est l'aboutissement d'une passion amoureuse, on a bien mérité, n’est-ce pas, de son auditoire. Toutefois, dans sa hâte de conclure, Apollinaire en arrive à oublier les conseils de son ami Sade touchant la qualité de la chair humaine. D'Ormesan est persuadé de la supériorité de la chair des femmes alors que Sade croit « avec les peuples anthropophages que [celle-ci], comme celle de toutes les femelles d'animaux, doit être fort inférieure à celle du mâle »(16).

Apollinaire semble beaucoup plus à l'aise dans un conte comme Le Roi Lune, qui est peut-être, avec Le Poète Assassiné, son chef d'œuvre en prose ; il l'entoure d'une telle atmosphère de légende, d'un tel mystère et aussi d'une telle noblesse dans le vice que toutes les scènes de nécrophilie, de vampirisme ne nous apparaissent pas seulement comme les caractéristiques d'un monde fabuleux et obscène, mais aussi comme sa secrète raison d'être, comme sa nécessité. Il s'impose à nous, nous obsède et est en cela beaucoup plus dangereux que le monde où évolue, par exemple, un baron d'Ormesan qui est avant tout un monde possible et distrayant. Il est à remarquer qu'un conte comme Barbe Bleue opère de bien plus grands ravages dans l'esprit d'un jeune enfant que toute conversation portant sur un meurtre qu'il peut entendre en famille, car nous sommes tels et le demeurons que nous portons créance à tout ce qui échappe à notre logique et à notre entendement, et la réalité reste pour nous toujours inférieure à la légende.

Si les orgies contenues dans La Femme Assise et certaines scènes de fanatisme nous laissent immuablement froids - parce qu'elles ne nous paraissent que trop vraies – par contre, notre esprit s'inquiète lorsqu'il se trouve en face d'un repas de bœuf et d'oiseaux vivants dans la caverne du Roi Lune ; il n'est pas près d'oublier pareil spectacle ; celui-ci hantera ses rêves et ses veilles.

Et comment ne pas rêver sur ces graffiti obscènes et sotadiques relevés sur les murs de la caverne : un double phalle monstrueux fleuronnant l'M initial, en voici un :

« Michel-Ange a causé un vif plaisir
A Hans von Jagow  »(17).

Soudain, on en découvre d'autres :

« Je voudrais faire l'amour avec
L'abesse de Gandersheim »(18)

celui-ci, encore, tracé à la craie et accompagné de trois ctéïs ailés et d'ampleur différente,:

« J'ai eu le même soir la même
Jolie tyrolienne du XVIIe siècle
A ses âges de 16, 21 et 33
Ans j'aurais pu encore l'avoir
A son âge de 70 ans mais
J'ai passé la main à Nicolas »(19)

et cet autre

« L'anglaise inconnue
Du temps de Cromwell
Avale tout. »

Signé : Willy Horn (20).

Pour ma part, j'ai souvent relevé de telles inscriptions dans des lavabos d'hôtel, des vespasiennes, des salles d'attente de gare, des entrées de métro, dans des ruines historiques ou dans les lieux d'aisance des grands magasins. Elles n'avaient pas, sans doute, le grand air orgueilleux de ces blasons indécents, mais elles éveillaient en moi, loin de tout charme érotique, une immense commisération pour ceux ou celles qui les avaient tracées. Je reconstruisais leur vie, leur trouvais une excuse, ma triste main s'apprêtait elle aussi à la ligne indécente qui devait figurer un peu de ce dégoût d'exister : je n'étais pas près d'oublier mon geste. Comme je ne suis pas près d'oublier cette troupe de jeunes hommes qui évoluent dans le domaine du Roi Lune.

Apollinaire a peut-être voulu faire œuvre de moraliste, en tous cas de témoin, lorsqu'il nous dépeint ces jeunes gens qui n'ont guère plus de quinze à vingt-cinq ans et qu'une pâle débauche pousse à s'exciter avec des albums de photographies nues : modèles d'académies, hommes, femmes, enfants. C'est peut-être là le procès d'une génération en proie à l'oisiveté, à l'esprit de jouissance de l'avant-dernière guerre : « L'effet que l'on attendait de ces nudités s'étant produit, écrit Apollinaire (21), ces jeunes gens prirent les attitudes les plus débraillées possibles. Ils firent étalage de leur vigueur et, ouvrant des boîtes, ils déclenchèrent des appareils qui se mirent à tourner lentement, assez semblablement aux cylindres de phonographes. Les opérateurs ceignirent encore une sorte de ceinture qui par un bout tenait à l'appareil, et il me parut qu'ils devaient tous ressembler à Ixion caressant le fantôme des Nuées, l'invisible Junon. »

Je ne puis, en recopiant ce passage, m'empêcher de songer à tous ces petits jeunes-gens qui n'ont guère plus de quinze à vingt-cinq ans eux-aussi, charmants nécrophiles d'un passé qui pourtant a bien fini de nous sourire. Ils se complaisent dans des rêves faciles, alors que la vie est là, dure chaussure cloutée qui ne se fait qu'à la marche, qui est une longue patience et une longue fatigue.

Apollinaire ne pouvait point ne pas condamner tous ces hommes coupables de nécrophilie, lui qui était las de ce monde ancien, qui était tout entier dans la nouveauté des ondes, dans ces signaux de l'avenir.

Outre une qualité de surprise, il y a dans cette histoire du Roi Lune, une intention satirique évidente. Alors que Sade est avant tout un philosophe et un chroniqueur du vice, Apollinaire en est le souffre-douleur : je veux dire par là qu'il n'ignore rien des sanies et des turpitudes de l'humanité, qu'il les étale, parce que cet abcès a besoin d'être crevé, et cela lui est plus honte et tristesse que plaisir.

Mais, me direz-vous, Apollinaire a écrit des livres nettement licencieux ; il a remué à larges pelletées l'ordure ! Certes, et nous parlerons de ces livres qui ont donné au poète la possibilité matérielle d'écrire son œuvre véritable. Il a misé sans scrupule sur l'esprit salace de certains lecteurs. Peut-on le lui reprocher ? Il est des situations où la fin - et la faim - justifient les moyens.

Apollinaire peut bien écrire :

« J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche »(22)

ou bien encore :

« J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes »(23)

nous savons qu'il n'en fut jamais rien, trop soucieux qu'il était de sa santé tant physique que morale.
Son érotisme, lorsqu'il n'est pas curiosité, poésie ou nouveauté, s'apparente à une certaine fantaisie haute en couleurs et pas inférieure à celle des conteurs italiens et du Marquis de Sade.

« Hérodiade reçut dans un vaisseau d'or la tête chevelue à face barbue. Sa passion se réveillant soudain, elle baisa ardemment les lèvres violâtres du Baptiste décollé. Mais son ressentiment fut plus fort. Elle le satisfit en perçant à coups d'épingle la langue, les yeux toutes les parties du chef sanglant »(24).

Il est évident que la cruauté d'une telle description ne peut être retenue en tant que telle mais simplement comme un prétexte à fantaisie, fantaisie qui n'est pas l'aimable folle du logis mais l'enthousiasme et la violence de toute action créatrice.

Lorsque Giovanni Moroni déclare à Apollinaire : « Je revois nettement mon père piétiner la poitrine dénudée de ma mère, car pendant la lutte le corsage craquait en s'ouvrant et les seins se dressaient stigmatisés par le talon à clous... » (25), lorsque Giovani Moroni déclare ceci, il est certain qu'il se soucie fort peu d'érotisme. Il ignorera toujours que cette scène à laquelle il lui a été donné d'assister pendant son enfance, rejoint en horreur les équipées d'un personnage de Sade. Il raconte, poussé par une violence intérieure, par une nécessité dont la fantaisie est ce jour-là de tout avouer, ce qui était demeuré depuis son enfance dans sa mémoire. Fantaisie encore ce récit d'un jour de Carnaval : alors que toute la famille Moroni est réunie à dîner, une troupe de masques fait irruption, demande à boire et abandonne en partant l'un des leurs, en disant qu'il est ivre. En réalité, ce n'est plus qu'un cadavre ; le masque ôté, on aperçoit les orbites tachées de sang. Il porte deux blessures du côté du cœur et sur sa poitrine est épinglé un papier sur lequel est écrit : « Bice t'aimait pour tes yeux bleus : je les ai vidés comme des coques de moule »(26).

Apollinaire sait bien que toute la fortune du conteur est dans la fantaisie. Que celle-ci soit cruelle, c'est un atout de plus dans son jeu, dont il se sert d'ailleurs tantôt pour surprendre, tantôt pour mystifier.

A l'érotisme, en tant que satisfaction des plus vils instincts, il pouvait faire la même magnifique réponse que firent les Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople :

« Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments »(27).

Lorsqu'il s'agit avant tout de décence humaine, nous savons comment Apollinaire traite par exemple les invertis et quel châtiment il leur souhaite. Il est trop amoureux des femmes et de la féminité pour se satisfaire comme son héros du Cercle Mixte d'un jeune homme solidement musclé qui, « en faisant le chichi convenable à son infâme condition peut singer la délicatesse d'une femmelette »(28).

En face de ce genre d'individus, ce n'est jamais « une volupté épouvantable » qui s'empare de lui, mais une juste colère que n'apaise pas le ridicule de la situation. A ce giton qui se donne tour à tour à son patron, puis à un russe quinquagénaire, à un turc brutal et gourmand bientôt remplacé par un américain, Apollinaire réserve une fin digne de lui. Il meurt empalé comme il a vécu, et, ajoute-t-il, non sans ironie, « avec volupté peut-être ».

Le seul grief qu'on puisse faire à Apollinaire - mais cela nous vaut de si admirables poèmes - c'est d'avoir une certaine propension au masochisme. Il aime à se faire souffrir, et non point d'une façon théâtrale et littéraire comme les romantiques, mais par tempérament. Il faudrait citer ses dernières lettres à Madeleine communiquées par André Rouveyre dans son Apollinaire. Quelques lignes comme celles-ci dénotent un très vif amour pour la ciguë :

« Ne viens pas, surtout, ça me donnerait trop d'émotion » (29).
« Je ne suis plus ce que j'étais à aucun point de vue et si je m'écoutais, je me ferais prêtre ou religieux »(30).

Et ce vers de la Nuit d’Avril 1915 en dit encore plus long :

« Un amour qui se meurt est plus doux que les autres ».(31)

 


 

Notes:

 

(1)Rose Keller : [Note : RD] Au chômage depuis plus d’un mois, la jeune femme mendie sur la Place des Victoires à Paris. Un jeune homme l’aborde et lui propose de venir faire du ménage dans sa maison d’Arcueil. En fait celui qui l’embauche n’est autre que Donatien Alphonse François de Sade qui veut l’entrainer dans ses jeux sado-masochistes. Attachée elle parvient à rompre ses liens et s’enfuit par la fenêtre : chose extraordinaire sous l’Ancien Régime, elle fait enregistrer son témoignage pour sévices sexuels et tentative de meurtre. L’accusation fut récusée, semble t’il, par un faux témoignage. Sade était protégé ne l’oublions pas par ses origines aristocratiques.

(2)Le Chatelet de Paris, Didier et Cie, 1863, p. 327) [Note RD] Charles Desmaze (1820-1900) Avocat, magistrat et historien. Il fut directeur de la Sûreté au Ministère de l'Intérieur.

(3)Introduction à l'Œuvre Du Marquis de Sade (cité par Apollinaire),page 9. [Note : RD] Louis Ange Pitou (1767-1846), contre-révolutionnaire français, combattra la Législative et la Convention.

(4) Introduction à l'Œuvre Du Marquis de Sade (cité par Apollinaire),page 16 et 17.

(5)Edmond Jaloux (1878-1949), [Note : RD] écrivain et critique littéraire qui ouvrira cette dernière à la connaissance des littératures étrangères contemporaines : en particulier Stefan Zweig saluera le travail fait sur Rainer Maria Rilke.

(6)Œuvres Complètes du Comte de Lautréamont (José Corti), page 9

(7)Donner à Voir, page 82.

(8)Justine, Œuvres du Marquis de Sade, page 83.

(9)Schinderhannes, Alcools, page 124.

(10)L'Ermite, Alcools, page 93.

(11)Le Juif latin, L'Hérésiarque et Cie.

(12)Alcools, page 11.

(13)L’Hérésiarque et Cie, page 156.

(14)L’Hérésiarque et Cie, page 209

(15)Justine, Œuvres du Marquis de Sade, page 87.

(16)L’Hérésiarque et Cie, page 273

(17)Justine, Œuvres du Marquis de Sade, page 122.

(18)Le Poète Assassiné, page 124.

(19)Ibid, page 125.

(20)Ibid., page 126.

(21)Le Poète Assassiné, page 126.

(22)Le Roi Lune, Le Poète Assassiné, pages 127 et 128.

(23)Zone, Alcools, page 11.

(24)Zone, Alcools, page 129.

(25)Trois Histoires de Châtiment Divin, l’Hérésiarque et Cie, page 96.

(26)Giovanni Maroni, L'Hérésiarque et Cie, page 146.

(27)Giovanni Maroni, L'Hérésiarque et Cie, page 153.

(28)La Chanson du Mal Aimé, Alcools, page 25.

(29)La rencontre du Cercle Mixte, L'Hérésiarque et Cie, page 146.

(30)Lettre du 26 aout 1916, cité par André Rouveyre, dans Apollinaire, page 250.

(31)Lettre du 23 novembre 1916, Ibid.,page 252.

(32)Calligrammes, page 120.

 


 

 

 

 

 

Sous le manteau




Les limites de la décence ne me permettent de donner ici que quelques indications sur les productions nettement licencieuses d'Apollinaire. Il s'agit, ai-je, dit, de travaux alimentaires qui ont permis au poète de mener son œuvre à bien dans une précaire tranquillité matérielle.

Saint-Pol-Roux(1), dans les mêmes temps, harcelé par des soucis d'argent travaille pour le romancier populaire Pierre Decourcelle(2). Celui-ci mise sur la sensiblerie, le réalisme et les pâles fleurs `de rhétorique d'un vaste public abonné aux Veillées des Chaumières, celui-là compte sur la puberté des collégiens, les petites bonnes dégourdies et les médecins bibliophiles, pour le tirer d'un mauvais pas.

Les premiers livres licencieux signés Guillaume Apollinaire paraissent en 1913, à la Bibliothèque des Curieux qui a entrepris de publier dans la collection « Les Maîtres de l'Amour », les œuvres des grands libertins pour lesquelles Apollinaire prépare des préfaces, des notices et des traductions. Il s'agit de La Rome Des Borgia et de La Fin De Babylone. En réalité, ces deux ouvrages sont dus plus qu'en partie à la plume bénévole d'un ami. « Certains travaux de librairie signés d'Apollinaire, écrit André Billy(3) , doivent être en réalité portés à l'actif de son vieux camarade René Dalize, par exemple La Fin de Babylone, que Dalize nous lisait au fur et à mesure qu'il l'écrivait et dont les intentions caricaturales, claires seulement pour les initiés, nous donnaient le fou-rire. Car la plume de Dalize avait de la verve et du trait, et ce n'est pas en vain qu'il avait fréquenté M. Toulet (4), « mon ami Toulet » comme il disait, et il appuyait sur le t final ainsi qu'un gourmet fait claquer la langue en dégustant son cru préféré. »

Mais dès 1907, deux ans avant la publication de L'Enchanteur Pourrissant et de La Poésie Symboliste, Apollinaire publie sous les initiales G. A. Les Onze Mille Verges et Les Mémoires d'un jeune Don Juan.
Les Onze Mille Verges est un fort volume de 192 pages, imprimé sur papier vergé et coûte alors 25 francs. Il est cité par un catalogue clandestin de 1907 parmi les « Dernières Nouveautés », avec cette notice

«Plus fort que le Marquis de Sade ! C'est ainsi qu'un critique célèbre (on voudrait bien savoir lequel (5) a jugé Les Onze Mille Verges, le nouveau roman dont on parle à voix basse dans les salons les plus cossus de Paris et de l'étranger.

Ce volume a plu par sa nouveauté, par sa fantaisie impayable, par son audace à peine croyable. Il laisse loin derrière lui les ouvrages les plus effrayants du divin Marquis, mais l'auteur a su mêler le charmant à l'épouvantable.

On n'a rien écrit de plus effrayant que l’orgie en sleeping-car, terminée par un double assassinat.. .

Les beuglants et les bordels de Port laissent rougeoyer dans ce livre les flammes obscènes de leurs lanternes.

« Les scènes de pédérastie, de saphisme, de nécrophilie, de scatomanie, de bestialité se mêlent de la façon la plus heureuse, la plus harmonieuse.

Sadistes ou masochistes, les personnages des Onze Mille Verges appartiennent désormais à la littérature...

... C'est le roman de l'amour moderne, écrit dans une forme parfaitement littéraire. L'auteur a osé tout dire, c'est vrai, mais sans aucune vulgarité. »

Avouez qu'on ne peut être plus alléchant. Je soupçonne fort Apollinaire d'avoir lui-même rédigé cette prière d'insérer. Le terme de Divin Marquis était celui dont il baptisait le plus volontiers le Marquis de Sade, et le ton même de toute la notice est bien dans la manière d'un homme qui conserve pour lui-même le sourire en coin. Toujours est-il que l'ouvrage fait recette, puisqu'il est réédité en 1911 avec comme sous-titre : Les Amours d'un Hospodar, sous couverture muette rempliée en papier bulle. Dans le titre, un fleuron représente une tête de satyre embrassant une tête de femme. C'est un volume de 180 pages divisé en neuf chapitres sans titres. Il est annoncé en 1911 dans L' Initiation Amoureuse, puis en 1912 et en 1919 dans des catalogues clandestins. Il ne coûte plus maintenant que 12 francs. Le catalogue de 1912 l'annonce ainsi : « Œuvre galante d'un jeune écrivain qui s'est spécialisé dans la littérature galante. Il y a de tout clans cet ouvrage : des scènes de saphisme et de pédérastie, de flagellation et de sodomie féminine prises sur le vif et dépeintes avec précision par une plume alerte et vigoureuse qui n'omet aucun détail. Un des livres les plus spirituels et les plus curieux qui aient été écrits sur l'érotisme. »

Les Mémoires d'un jeune Don Juan paraissent la même année 1907 et sont publiées par l'éditeur des Onze Mille Verges, un certain monsieur G., imprimeur, établi dans la banlieue parisienne.

C’est l'histoire d'un jeune garçon, Willy, qui s'intéresse aux choses de l'amour ; il est récompensé de sa constance et possède toutes les femmes qu'il désire : c'est d'abord sa jeune sueur qu'il déniaise, puis l'aînée, une belle fille de 19 ans, enfin sa tante, ange de beauté, de grâce et d'innocence, qui tombe dans ses bras robustes.

Cet ouvrage est réédité en 1911 sous le titre Les Exploits d'un jeune Don Juan, puis, en 1926, à Cologne, à L'Enseigne de la Couronne des Amours, avec douze lithographies originales sur Japon et une suite, cette dernière édition présentée sous emboîtage et avec le nom de Guillaume Apollinaire.

Dans les éditions de 1911 et de 1926, Les Exploits d'un jeune Don Juan sont suivis de La Blanche Hermine, nouvelle tirée de Odor Di Femina par E. D., et prétendue à tort par M. Felsenberg (plus connu sous le diminutif de Fels), dans Les Images De Paris, être d'Apollinaire(6) . Cette erreur a d'ailleurs été relevée par Fernand Fleuret dans le numéro de L'Esprit nouveau consacré en 1924 à l'auteur d'Alcools.

Puis, à part Les trois Don Juan, ouvrage illustré que publie L'Edition en 1914 et qui n'a rien de spécialement érotique, nous pouvons citer d'Apollinaire deux ou trois nouvelles inédites dont La Négresse Amoureuse et, en poésie, Le Cortège Priapique qui ne paraît qu'après la mort du poète, en 1925, à La Havane(7), au Cabinet des Muses.

L'édition originale comprenant en tout et pour tout huit poèmes a été tirée à 125 exemplaires sur papier des manufactures impériales du Japon, numérotés de I à 125 ; à ce que je crois, cette édition a été suivie de deux autres, mais je n'affirme rien.

Les poèmes qui composent cet ouvrage étaient écrits avant le mois d'août 1914, époque à laquelle le manuscrit en fut cédé à M. B… par Guillaume Apollinaire. Le marché eut lieu à Nice, ce pays de son enfance où le poète se trouvait avec son ami Siegler(8), très peu de temps après la mobilisation. Apollinaire parlait déjà de s'engager. La rencontre, place Masséna, de celle qui allait être Lou, devait encore hâter cette décision. L'amour de cette jeune femme de haute naissance, spirituelle, certes, mais capricieuse, insaisissable, enfant, jetait le poète dans une aventure dont il n'allait pas tarder à saisir l'inutilité et davantage encore la cruauté. La griserie de l'opium ne pouvait, pour un tempérament comme celui d'Apollinaire, faire longtemps illusion. Apollinaire se présenta devant le conseil de révision de Nice qui le déclara, à sa grande joie, apte à faire un héros.

Le préfacier du Cortège Priapique, qui signe Léger Alype - ce pseudonyme cachant -sans doute le propre nom de l'éditeur, M. B... - suppose très justement que ces poèmes sont peut-être nés du désir d'écrire un pendant au Cortège D'Orphée, un bestiaire érotique où eussent figurés les attributs de l'Amour.

Tels qu'ils sont, ces vers ressortissent au genre des poèmes de circonstance et pourraient faire partie de L'œuvre Libertine des Poètes du XIXe Siècle à laquelle, avons nous dit, Apollinaire a collaboré sous les pseudonymes de l'Abbé de Thélème et de Germain Amplecas.

Aucune recherche, sinon amoureuse. La métrique est celle de l'octosyllabe cher au poète, de l'alexandrin, ou libre comme dans « 69 » , le seul poème qui ne soit pas inédit, ayant été publié en 1919 par Littérature, dans une version d'où les images sotadiques ont disparues.

Le premier poème : Cortège Priapique, conserve l'allure de La Chanson du Mal Aimé et est un appel matinal à l'amour debout là-dedans !

« Ce Dieu qu'on adore à Lampsaque
Il faut le tirer de l'exil
Volez au secours de Priape »

Apollinaire se montre dans ces poèmes égal à lui-même, c'est-à-dire fidèle à sa conception orgueilleuse de l'homme, jaloux de sa vigueur de mâle.

Les quatre vers en italique d'exergue du second poème sont significatifs de la haute opinion de cette vigueur :

« Mirely de mes nuits d'été
Il me souvient de Léontine
Par qui mon phallus enchanté
Chantait mâtines. »

La femme y est convenablement mal traitée avec cette humeur gaillarde et ce dévergondage de mots qui fait le charme des couplets de salle de garde.

« Une femme en baudruche est la vache que j'aime »

écrit Apollinaire dans le premier vers d'un quatrain de Quelconqueries. Nous sommes habitués à ce genre d'affirmation. Il nous a déjà persuadé de son amour pour les « femmes atroces » des quartiers énormes, pour les « pauvres filles au rire horrible », et nous savons quoi penser de ces amours interdites.

Le poème le plus curieux de cette mince plaquette, qui ne fait pas vraiment partie du Cortège, mais est cité par l'énigmatique Léger Alype, est sans doute Chapeau-Tombeau. Il est assez acrobatique et assez simple à la fois pour donner l'impression d'un souvenir au canif sur un mur. Le voici en entier

« On a niché
Dans son tombeau
L'oiseau perché
Sur ton chapeau.
Il a vécu
En Amérique Ce petit cul
Ornithologique.
Or
J'en ai assez Je vais pisser. »

Si la plupart de ces ouvrages sont publiés sous le manteau, si l'on a attendu pour quelques-uns la mort du poète avant de les éditer ou de les rééditer, c'est qu'Apollinaire, davantage encore que ses éditeurs, craignait les poursuites judiciaires. L'aventure des statuettes du Louvre suivie de son incarcération à la Santé l'avait rendu assez malheureux pour qu'il ne se jetât point à nouveau dans une histoire absurde déjà un inspecteur de la police des mœurs était venu enquêter chez lui parce qu'on venait de saisir dans une librairie de la rue Castiglione tout un lot des éditions de La Bibliothèque des Curieux pour le compte desquelles il travaillait, et, seuls, son ami le peintre Albert Gleizes(9) et le procureur général Granié avaient pu arranger à temps l'affaire, l'art et la tenue littéraire de ces publications libertines étant incontestables.

Condamner ces ouvrages en bloc constituerait une grave erreur. Tels qu'ils sont, dans leur recherche érotique comme parfois dans leur naïveté, ils nous aident à mieux connaître Apollinaire, sa rouerie et sa sensibilité, ils nous font rentrer plus avant dans ce qu'André Rouveyre appelle « le commerce du poète ».

 


 

Notes:

(1)Pierre-Paul Roux, dit Saint-Pol-Roux (1861-1940), [Note : RD] poète dans la tradition symboliste. Installé à Camaret-sur-Mer dès 1898, dans un petit manoir qui surplombe l’océan, il fera de la Bretagne sa terre d’élection et d’inspiration. La demeure du poète sera dans les années 1920 un carrefour de rencontres d’écrivains et d’artistes : André Antoine, Victor Segalen, Alfred Vallette, Max Jacob, André Breton, Louis-Ferdinand Céline et même, en 1932, Jean Moulin, peintre pendant ses loisirs et sous-préfet de Châteaulin. Les surréalistes le considèrent comme un prédécesseur. André Breton publie un Hommage à Saint-Pol-Roux le 9 mai 1925 dans Les Nouvelles Littéraires. René Guy Cadou sera habité par l’image du poète « crucifié semblable à cette table de travail, sur laquelle il s'expose pour s'éterniser.» Sans doute, comme pour l’épisode des fusillés de Chateaubriant, Cadou sera obsédé par la fin tragique de Saint Pol Roux : dans la nuit du 23 juin 1940 un soldat allemand s’introduit dans le manoir ; il tue la gouvernante et blesse Divine, la fille du poète, après l’avoir violée. Arrêté et jugé par sa hiérarchie, il est condamné par un Conseil de Guerre et fusillé. Blessé lui-même lors de la rixe, le poète est hospitalisé à Brest : lors de son retour, il trouve le manoir livré au pillage et ses manuscrits déchirés ou brûlés. Il meurt de chagrin le 18 octobre.

(2)Pierre Decourcelle (1856-1926) [Note : RD]  romancier, dramaturge et scénariste. Publie une série de romans sentimentaux. En 1908, il fonde la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (S.C.A.G.L), dont l'objectif visait l'adaptation au cinéma de classiques de la littérature populaire.

(3)André Billy (1882-1971), [Note : RD] romancier et journaliste littéraire. Concernant Guillaume Apollinaire, on lui doit le numéro 8 de la collection de Pierre Seghers, Poètes d’Aujourd’hui, dont il écrira la présentation.

(4) Apollinaire Vivant (Flammarion), page 190.

(5) Paul-Jean Toulet (1867-1920), [Note : RD] écrivain et poète fantaisiste, connu pour ses Contrerimes (1921). Il inspirera un groupe de jeunes poètes, dont Francis Carco et Tristan Derème.

(6)C’est moi qui souligne.

(7)N° 49 et 50 de janvier et février 1924. Ces initiales E. D. cacheraient, selon l'avis autorisé de Louis Perceau, un nommé Desjardins, qui aurait été professeur à Montpellier.

(8)Une Havane peut être guère éloignée de la Rive Gauche.

(9)Pascal Siegler : est un ami que le poète a rencontré dans ses activités de journaliste littéraire. Apollinaire très désargenté et dans l’attente de son engagement militaire au début du conflit, avait accepté l’invitation de Siegler à Nice où ce dernier avait de la famille.

(10)Albert Gleizes, (1881-1953) [Note : RD] peintre, dessinateur, graveur, philosophe et théoricien de l’art : il fut l'un des fondateurs du cubisme et exerça une influence sur l'École de Paris. Lors du salon des Indépendants en 1911, Gleizes ainsi que ses amis peintres, Henri Le Fauconnier, Jean Metzinger, Fernand Léger, Robert Delaunay, et Jacques Villon, initient un « cubisme des Salons ». En marge de ce cubisme officiel, le mouvement du Bateau-Lavoir, qui verra la participation de Pablo Picasso et Max Jacob, est décrié par la critique officielle. Sauf par Guillaume Apollinaire qui y discernera un mouvement d’avenir.

 


 

 

 

 

 

 

Joie énorme comme les couilles d'Hercule

 


 

Apollinaire venait à peine de mourir que déjà la légende s'emparait de sa haute stature, de ses manies, de son existence même qui n'eut d'autre paradoxe que d'être poussée du fouet chantant du postillon dans un siècle de forçats. A vrai dire, le Mal Aimé n'ignora jamais ce bruit sympathique qu'on commençait de mener autour de lui, de son vivant, et nous savons qu'il prit, le premier, plaisir à enluminer de couleurs violentes les têtes de chapitre de sa propre chanson de geste.

Il lui plaisait qu'on le sût volontiers débridé, à la manière des fougueux mais des infatigables parce que la monture qu'il avait choisie était-à la mesure de son héros. Les verres qu'il brisait couvraient les rires : il ne devait reculer devant rien pour fixer l'attention.

Nous esquisserons plus loin le portrait de ce gaillard à la démarche olympienne, alourdie toutefois par le balancement de deux poches éternellement bourrées de livres. C'est dans cette attitude que la légende s'est plue à le fixer parce que sans doute ce côté gothique et picaresque du personnage lui parut le plus séduisant.

Quoi qu'il en soit, durant sa brève existence, Apollinaire sut constamment se tenir à la hauteur de la situation, ce qui signifie qu'il eut toujours à cœur de ne pas rester en deçà de son destin, de mériter ce temps d'homme qui lui était dévolu sur terre.

André Rouveyre a écrit de lui qu'il « gouvernait ses tendances, ses curiosités, ses gourmandises diverses, souvent en opposition dans un balancement subtil et savant »(1) . Il ne ménageait ni ses muscles ni sa peine et les ressorts de son esprit étaient assez souples et résistants pour se rire des pavés les plus cahoteux.

Peut-être faut-il voir dans sa santé, dans son appétit qu'il avait énorme, qu'il s'agisse de dévorer les cuisines exotiques ou les lourds traités des anciens, la raison de cette sûreté de vivre qui ne le quittait jamais.

La joie l'habitait, non point comme une certitude reposante, mais toujours en mouvement, force qui le jetait toujours à des lieues de lui-même, à cet endroit où il s'attendait.

« Un jour
Un jour je m'attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis »(2).

S'il choisit, pour s'exprimer, une écriture, c’est qu'il savait bien que celle-ci, par ses moyens d'exaltation, devait le conduire jusqu'aux plus hauts sommets de son être ; elle était sa façon personnelle de s'inscrire sur le réseau du monde. Elle notait ses déplacements. Elle ne pouvait accepter en aucune façon d’être en marge de la vie.

Le premier poème de Calligrammes, Liens, constitue, avec La Jolie Rousse, dernier poème du livre, son art poétique, est bien davantage qu'un aveu.

« J'écris seulement pour vous exalter
O sens ô sens chéris »
Ennemis du souvenir
Ennemis du désir
Ennemis du regret
Ennemis des larmes
Ennemis de tout ce que j'aime encore (3).

Une joie cruelle et tenace, qui est proprement une joie érotique, se dégage de ces vers. Apollinaire ne doute pas un instant de sa puissance humaine. Il l'affirme pour mieux s'affirmer. S'il étudie le voltage de ses sens un à un, c'est afin d'utiliser au maximum leur potentiel. Le résultat de ses expériences étant satisfaisant, il le déclare en toute innocence et s'en montre fier.

Certes, le doute parfois vient le surprendre. La triste condition du combattant de tranchée peut bien influer sur l'énergie la plus farouche. Le remords de se laisser aller au découragement lui sera encore à profit.

« Couche-toi sur la paille et songe un beau remords
Qui pur effet de l'art soit aphrodisiaque »(4).

Mais voici qu'un canon se dresse dans le ciel et tonne la joie du poète d'être comme lui dressé dans sa mâle vigueur

« Virilités du siècle où nous sommes
O canons.. ».(5).

Et lorsque la deuxième sage-femme qui préside à la naissance de Croniamantal entreprend de lier conversation avec la première sage-femme, c'est pour répondre à une question de celle-ci : « Ce que je pense de ces canons? Ce sont de vigoureux priapes.. . Ô les beaux et raides priapes que sont ces canons. Si les femmes avaient dû faire leur service militaire, elles auraient servi dans l'artillerie. La vue de ces canons doit être étrange pendant la bataille »(6).

Apollinaire affectionne particulièrement cette comparaison qui flatte son amour-propre de mâle. Il la reprend en inversant les termes dans son Chant d'Amour :

« Il y a
Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avions.. ». (7)

L’année de l'exposition, la Tour Eiffel, qui vient de naître, salue d'une belle érection la naissance héroïque de Croniamental.

On ne peut, n’est-ce pas, lorsqu'on est homme et soucieux d'affirmer sa virilité, se trouver de meilleures références, et l'on se doit de proclamer sans fausse honte que « la volupté nous divinise [et que] nous montons au paradis quand nous la ressentons » (8). C'est on ne peut plus logique !

Toutefois, comme nous n'avons point entendu dire qu'Apollinaire fût de mœurs séraphiques, il lui a bien fallu, que diable, demander cette volupté à quelques gentes personnes du sexe, et, puisqu'il en a si bien usé, il nous paraît qu'il eût pu tout au moins s'en montrer reconnaissant à celles-ci. Au contraire, il affiche, en ce qui intéresse ses écrits du moins, une noire ingratitude envers les femmes, ingratitude qui ne peut s'expliquer que par ce sentiment de supériorité qu'il avait d'être un homme. Tout ce qui a trait plus ou moins aux misères physiologiques de la femme est étalé crûment dans son œuvre (9). Il semble qu'il ressente lui-même une joie un peu féroce à les voir en si triste posture et cela pour le seul plaisir de l'homme, qui, on le sait, est de pouvoir procréer comme les divinités.

Mme Dehan déclare à la future mère de Croniamantal: « Après l'accouchement, les femmes sont comme les dépouilles des hannetons qui craquent sous les pieds des passants. Après l'accouchement, les femmes ne sont plus que boîtes à maladies, coquilles d’œufs remplies de sorts, d'incantations et autres féeries » (10).

Apollinaire remarque par ailleurs que, sur la place de l'Union qui occupe le centre de la grande ville du Lac Salé, dans l'Utah, il se trouvait tellement de femmes enceintes qu'il paraissait y avoir « que leurs ventres énormes qui remuaient comme les petites vagues d' un lac sur lequel flottaient comme des bouchons de petites têtes aux visages enlaidis par la grossesse »(11).

Sans crainte de se contredire, le poète a beau déclarer dans le cours d'un autre ouvrage que la seule beauté des femmes consiste à paraître enceintes, on comprend aisément qu'il eut toujours garde de s'affliger d'un tel spectacle.

La joie de posséder ne lui fait jamais perdre de vue qu'il se doit de se conserver intact et pour cela défendre chèrement sa vie. Il ne sera jamais un fantassin d'opérette mais, en même temps que le défenseur d'une civilisation, le défenseur de sa propre vie. C'est parce qu'il y a des nuits qui crient  « comme une femme qui accouche, nuits des hommes seulement » (12), qu'il peut prendre contact définitivement avec sa destinée.

Le combat fini, la joie de se savoir indemne le fortifie dans son espoir, l'exalte, jusqu'au moment où, de nouveau, tourné vers son amour, il peut enfin s'écrier :

« Ma bouche aura des ardeurs de géhenne
Ma bouche te sera un enfer de séduction
Les anges de ma bouche trôneront dans ton cœur
Les soldats de ma bouche te prendront d'assaut...
Ma bouche sera une armée contre toi une armée pleine de disparates 
Variée comme un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses »(13).

La violence érotique d'un tel cri ne trompe pas. Ce n'est ni le cri amoureux du félin dans sa jungle, ni le grognement du mâle en proie à tous ses désirs, non plus la séduction brutale du démon. Rien que la joie unique et consciente de se dire un homme et tel que sa vaillance, sa gaîté, son amour, font de lui un héros.

 


 

Notes:

 

(1)Apollinaire, Gallimard, page 102.

(2)Cortège, Alcools, page 55.

(3)Liens, Calligrammes, page 14.

(4)La Nuit d'Avril 191S, Calligrammes, Page 121

(5)Fusées, Calligrammes, page 144

(6)Le Poète Assassiné, page 21.

(7)Chants d’Amour, Calligrammes, page 176.

(8)La Femme Assise, page 121.

(9)Blaise Cendrars, dont l'œuvre, à maints égards, peut être rapprochée de celle d'Apollinaire - ou -inversement -, Blaise Cendrars aux livres sonnant de ses bonnes fortunes, écrit dans L'homme Foudroyé (Denoël), page 354 : « Qu'est-ce qui gonfle le cœur des femmes et le rend si lourd à porter? N'est-ce pas, inhérente à la nature féminine, la marque de la bête, la déperdition, le sang qui circule plus ou moins impur et les travaille selon les lunaisons? Se sentir périodiquement freinée et, par ce frein, à la merci d'un corps étranger qui vous pénètre et vous cloue et dont on n'est libéré que par un accouchement, en expulsant l'étranger, beaucoup de femmes succombent à ce sentiment, à cette humiliation, surtout parmi les modernes, les toquées qui veulent « vivre leur vie » comme elles disent, et comme si les femmes avaient une vie propre. Les autres, ne pouvant perdre l'esprit, puisqu'elles n’en ont jamais eu, accomplissent leur fonction passivement, d'où le facies stupide de la plupart des femmes quand on sait le dépouiller de ses attiferies, de ses minauderies, de ses grâces empruntées, de son maquillage à la mode, et que l'on ferme l'oreille à leur babillage, les yeux à leur étourderie. Qu'est-ce que c'est qui reste? Un sac congestionné, une outre percée..., »  etc

(10)Le Poète Assassiné, page 6.

(11)La Femme Assise, page 113.

(12)Désir, Calligrammes, page 149.

(13)Chef de Section, Callligrammes, page 210.

 


 

 

 

 

 

 

Rabelais père et fils

 


 

 

Lorsqu’au au sortir de l'hôpital italien du quai d’Orsay où il venait de subir - avec plein succès croyait-on - son opération à la tempe, Guillaume Apollinaire, moulé dans un bel uniforme d'officier choisi à la Belle jardinière, se présenta à ses amis, ceux-ci admirèrent « cet air de ténor marseillais d'opéra-comique, qu’il avait, avec une double barbiche invraisemblable, à la Tartarin où son caprice s’était plu » (1)Ainsi, par réaction d'enfant gâté, se donnant une allure ubuesque et satisfaite, dont l’élément caricatural n'était pas pour le rendre chagrin, Apollinaire fêtait de façon voyante son retour à la vie. L'amour qu’il lui portait valait bien qu’il se manifestât dans l'allégresse vestimentaire d'une tunique bleu horizon et d'une barbiche faunesque.

Peu de gens à mon sens ont eu ce goût de la vie que possédait Apollinaire, car il s'agit bien d'une véritable possession, la vie lui remuant les tripes comme une eau-de-vie allemande. Il allait au-devant d'elle, comme au-devant d'une auberge pleine de disparates, avec les branches d'un noyer ou une treille au-dessus de la table, un cellier bien frais, et la délicieuse ambiguïté d'un grenier à foin maintes fois promené dans les regards de la servante.

Nulle hantise, nulle préméditation dans sa démarche qu'il avait naturellement hauturière. Il était ivre de santé, et cela se voyait dans la façon qu'il avait de saisir une pomme, un verre, une main. Il savait d'instinct que la vie méritait de sa part un don total, qu'il se devait aussi bien à sa chair qu'à son esprit, et cela sans qu'il faille en tirer gloire ou honte, mais simplement l'accepter comme l'expression d'une grande force naturelle, d'une grande liberté humaine.

C'est dans cette conception si honnête de la vie que l'auteur d'Alcools nous fait songer à un autre grand honnête homme du XVIe siècle François Rabelais.

Bien plus qu'un phénomène d'influences explicable à maints égards par la séduction du chef-d’œuvre rabelaisien, il semble qu'il y ait plutôt ici phénomène d'analogie. Nous assistons à trois siècles et demi de distance, à une rencontre, rencontre qui s'explique dans l’œuvre par des goûts communs, par une philosophie commune.

Même méthode de travail qui est le plus souvent une absence de méthode. Nous savons le reproche formulé par Duhamel à l'œuvre d’Apollinaire d'être le bric à brac d'un brocanteur. L'intérêt de ce que Apollinaire appelle poèmes-conversations ou les poèmes-promenades tient à peu près entièrement dans ce fait qu'ils sont avant tout une curiosité littéraire, la plupart du temps, d'ailleurs, pleins d'humour et d'allant. Mais le décousu d'une œuvre comme La Femme Assise où l'héroïne est abandonnée à la quinzième page pour ne réapparaître que quelques pages avant la fin, peut bien indisposer le lecteur. De même certains chapitres de Gargantua nous donnent une apparence de désordre. Seul un poignant contact avec l'humanité et une force bouillonnante qui empoigne tout le livre, comme un torrent impétueux ses galets, peuvent faire excuser une richesse par trop mal ordonnée, qui donne davantage l'impression d'un étalage de fruitière que d'une table bien dressée.

Apollinaire, comme Rabelais, pêche par un excès d'érudition. Certains souvenirs livresques ne sont pas toujours du meilleur goût. Les « immortels argyraspides » ni les « dendrophores livides » n'ajoutent rien à l'admirable Chanson du Mal Aimé. Bien plus, ils donnent du poids à cette accusation portée contre Apollinaire de suppléer à une indigence d'imagination par l'emploi de souvenirs livresques.

Le Poète Assassiné, qui est une biographie imaginaire du poète, nous conte en guère plus de cent pages la procréation, la gestation, le martyre puis enfin l'apothéose de l'universel Croniamantalque cent vingt-trois villes dans sept pays sur quatre continents se disputent l'honneur d'avoir vu naître, héros que les Turcs appellent bizarrement Pata, ce qui signifie oie ou organe viril, à volonté, que les Russes surnomment Vipedoc, c'est-à-dire né d'un pet, et que les Scandinaves ou du moins les Dalécarliens appellent volontiers Quoniam, qui signifie « parce que », mais désigne souvent les parties nobles dans les récits populaires du moyen âge (2).

C'est par ce livre qu'Apollinaire nous apparaît tout entier dans la tradition de Rabelais. Il y a là le coup d'œil complice de l'auteur à la lois à son personnage et à ses lecteurs. La liberté d'expression du poète, son badinage, sa verve gaillarde et saine forcent notre sympathie.

La pudeur est la vertu des gens qui portent leurs poils en dedans et se hérissent contre leurs plus secrètes aspirations : « Comme un véritable athénien, écrit André Rouveyre (3), Guillaume négligeait cette pudeur à propos de rien qui est la maladie chrétienne. Il était naturel et voilà tout. »

Macarée qui veut un matou trouve naturel de le répéter. Elle montre à Viersélin Tigoboth, le musicien ambulant, et cela afin d'argumenter son affirmation, « ses seins pareils aux fesses des anges et dont l'aréole [est] de couleur tendre comme les nuages roses du couchant »(4)..

Comme en son âge viril Grandgousier épousa Gargamelle, « fille du Roi des Parpaillos, belle gouge et de bonne troigne », comme eux deux souvent firent ensemble « la beste à deux doz, joyeusement se frotans leur lard tant qu'elle [son épouse] engroissa d'un beau filz, et le porta jusques à l'unzième mois » (5), Viersélin épousa derrière les prunelliers la brune Macarée, si bellement qu'elle s'aperçut bientôt qu'elle avait conçu du musicien wallon.

Elle se penche alors sur son ventre, parce qu'il y a trois siècles et demi de rouerie entre elle et Gargamelle, et s'écrie : « Que dis-je ô mon ventre? tu es cruel, tu sépares les enfants de leurs pères. Non! je ne t'aime plus. Tu n'es plus qu'un sac plein, à cette heure, ô mon ventre souriant du nombril, ô mon ventre élastique, barbu, lisse, bombé, douloureux, rond, soyeux, qui anoblis, car tu anoblis, je l'oubliais, ô mon ventre plus beau que le soleil »(6).

Ce gaspillage nécessaire d'adjectifs est essentiellement dans la manière de Rabelais. Les cyclones, les tornades, les raz-de-marée, font bien plus dans l'esprit du peuple pour la compréhension de la nature qu'un écusson qui se pousse des feuilles, qu'un bouton qui fleurit.

C'est par une tempête d'adjectifs qu'on peut espérer en fixer quelques-uns dans la mémoire des âmes simples. Ce qui peut nous paraître à nous, gens habitués à la lecture, à l'adjectif précis, au nom volontairement isolé, une intempérance de langage, un affreux grouillement de mots, doit être considéré dans ces œuvres comme un procédé de fixation de la pensée. Le grotesque n'a pas d'autre raison d'être, ni l'énorme. Hugo qui voulait toucher son peuple le savait bien. Apollinaire le sait aussi et Le Poète Assassiné, dans son apparent désordre, dans ses gesticulations de pantin, n'est pas si loin qu'on le suppose des grands chefs-d’œuvre populaires. Pour ma part, je préfère de beaucoup sa verve un peu douloureuse à celle des Contes Drolatiques de Balzac, où l'archaïsme voulu s'efforce impuissamment de maintenir un intérêt de surface, et je le place tout à côté du célèbre Grabinoulor (7) de Pierre-Albert Birot(8), qu'il n'a pas été sans influencer.

L'éclat, la blancheur, l'embonpoint des fesses de Macarée, telles qu'elles font s'exclamer sa logeuse, sont toutes qualités inhérentes à l'esprit d'Apollinaire, avec une pointe d'humour en plus.

Son éclat se fait jour librement dans la description des parties nobles de l'homme, hautement, c'est le mot, célébrées par Rabelais. Si les gouvernantes de Gargantua s'esbaudissent sur ce qu'elles nomment, l'une « ma petite dille, l'autre ma pine, l'autre ma branche de coural, l'autre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon possouer, ma terière, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille » (9), le prêtre dont il est question dans la nouvelle intitulée D'un Monstre à Lyon ou l'Envie, accomplissant un acte naturel qu'il est inutile de nommer, expose «un pilon à mortier, un bâton pastoral, une flûte à Robin et mieux, un rossignol tel que beaucoup de dames l'eussent voulu entendre chanter kyrie eleison »(10).

La blancheur de son esprit, je la vois tout entière dans cette ingénuité qui se fait jour partout dans son œuvre, dans cette possibilité de croire encore aux miracles. Nous ne nous étonnons pas que l'enfant Gargantua prenne son chemin à gauche et sorte par l'oreille de sa mère. Apollinaire ne trouve pas davantage matière à épiloguer sur la naissance de son Héros Croniamantal :  « Le baron des Ygrées fit un pet qui fit rire aux larmes sa moitié. Macarée pleurait, criait, riait, et quelques instants après mettait au monde un enfant bien constitué du sexe masculin » (11). Car ici est le propre des âmes simples de ne pas chercher à pénétrer les desseins de Dieu.

Quant à l'embonpoint d'Apollinaire, nous savons ce qu'il en faut penser. Max Jacob disait de lui qu'il était davantage gros que grotesque. C'est sans doute exact. Toutefois, Apollinaire ne se refusa jamais l'occasion d'étaler son mauvais goût et loin de l'excuser, l'érigera en principe. L'Ermite d'Alcools n'a pas d'autre ambition et les quatre vers ci-dessous en témoignent :

« Vertuchou Riotant des vulves de papesses
De saintes sans tétons j'irai vers les cités
Et peut-être y mourir pour ma virginité
Parmi les mains les peaux les mots et les promesses »(12)

De tels vers, au dire de certains, n'ajoutent rien à la gloire d'Apollinaire. C'est restreindre singulièrement, à mon sens, leur portée caricaturale. C'est dénier à toute l'œuvre de Jarry, ce Jarry qu'on a cependant surnommé, magnifiquement, le Surmâle des Lettres, toute importance littéraire.

L'élégance de l'embonpoint, ce n'est pas un mauvais paradoxe, tient en grande partie dans l'humour avec lequel on le porte. Il s'agit avant tout de ne pas se laisser aller à l'épaisseur. Apollinaire n'est jamais épais.

Un homme épais écrirait : « Le baron des Ygrées embarqua sa conquête et passa, avec elle, la nuit dans un hôtel. Apollinaire, en homme du monde, qui pour une fois est un homme d'humour, Apollinaire ou François des Ygrées pousse la galanterie jusqu'à ne pas vouloir laisser dormir seule Macarée que l'incendie avait rendue nerveuse »(13).

De même, lorsque le baron quitte Mia qui s'est toujours pudiquement refusée à lui, Mia en profite pour mener, de plus belle, son métier de putain, et Apollinaire pour souligner le fait d'un trait fin comme une moustache : « Le jour où il partit, Mia vendit sa virginité à un champion millionnaire du tir aux pigeons, et c'était la trente-cinquième fois qu'elle se livrait à cette petite opération commerciale»(14).

Le passage qui relate l'arrivée de la baronne des Ygrées à Rome et son entrevue avec le Cardinal Ricottino est véritablement un chef d'œuvre. Rabelais qui connaissait pourtant tous les ressorts de l'humour, ne fit jamais mieux, et il faudrait citer en entier cette page : « Per carita, madame la baronesse (on vous dirait volontiers mademoiselle !). Ah ! Ah! Ah ! Mais le Monsieur le Baron, votre mari, il protesterait, Ah ! Ah ! Ah ! c'est que c'est vrai, vous avez un petit ventre qui commence à devenir arrogant. On travaille bien, je vois, en France. Ah ! si ce beau pays voulait redevenir religieux, aussitôt la population décimée par l'anticléricalisme (oui, baronesse, c'est prouvé), la population croîtrait considérablement ! Ah jésus saint ! comme elle écoute bien, l'arrogantine, quand on parle sérieusement ; oui, baronesse, vous avez l'air d'une arrogantine... »(15).

Il est à remarquer que l'humour d'Apollinaire, comme celui de Rabelais, s'exerce souvent aux dépens de la gent ecclésiastique. Lorsque l'abbé Delhonneau quitte Mgr Porporelli, son entrevue terminée, celui-ci « d'un air las le bénit de la main droite, pendant que de la gauche il tâte des pêches dans la corbeille »(16) Ceci d'ailleurs plus par malice que pour porter atteinte aux sacro-saintes vertus de la religion chrétienne. C'est que l'humour entrait au même titre que l'érotisme dans ce que Guillaume Apollinaire appelait des « philtres de phantase », c'est-à-dire des excitants à l'imagination ; il lui servait à dominer en lui le sens de la malédiction qui est proprement le mal moderne. En poésie, il devait hâter les découvertes de toute une école fantaisiste qui, avec Toulet, Derême, Pellerin, Vérane et surtout Carco, apportaient un élément de trouble à la jeune poésie.

Mais cet humour n'était pas uniquement un moyen de décontenancer le mal. Du point de vue purement littéraire, outre les surprises qu'il offrait, il apparaissait comme un catalyseur de l'élément fleur bleue hérité des romantiques allemands. Sans lui, il est possible qu'Apollinaire se fût laissé aller à une grâce un peu facile qui est celle de Vitam Impendere Amori

« O ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlande fanée
Voici que s'en vient la saison
Et des dédains et des soupçons. »

Suivant l'exemple spectaculaire d'un Laforgue, Apollinaire demandait à son humour, un « humour moins naturel que voulu, ou naturel seulement par l'effet d'une coutume délibérément adoptée » (ainsi de l'humour ubuesque), « le moyen d'échapper au poids de sa vie, d'en percer l'illusion, de la juger et de retrouver, en marge du réel opprimant, une possibilité de jeu, de liberté »(17).

Toutefois, sans mésestimer la violence des tourments qu'Apollinaire s'était délibérément créés, il ne faut pas croire que la vie était à charge au poète. Dieu merci ! ses assises étaient assez solidement établies sur un sol à peine mouvant pour qu'il pût, sans crainte de perdre l'équilibre, supporter le poids de son angoisse.

Il avait de commun avec tous les gaillards de sa trempe et particulièrement avec un certain bénéficiaire de la cure de Meudon, une humeur le dispensant de tout commentaire. On l'a dépeint comme un être sensuel et gourmand, et il se peut fort bien qu'il fût l'un et l'autre, mais cela sans y attacher lui-même d'importance, simplement et logiquement comme une condition nécessaire de santé. Et puis ! ne nous emballons pas sur les mots : Apollinaire n'était sensuel que dans la mesure où il se rendait compte de ses sens, c'est à dire qu'il n'en était pas esclave mais les utilisait au mieux de leurs possibilités. C'était avant tout un épicurien.

A la différence d'un Jarry qui se nourrissait essentiellement d'absinthe (d'herbe sainte, disait-il) et qui déclarait, à qui voulait l'entendre, que deux Pernod valaient un beefsteak, Apollinaire gouvernait ses gourmandises vers les plus saines traditions gastronomiques. Il connaissait, semble-t-il, les secrets de toutes les cuisines et s'en faisait volontiers l'apologue : goulash au paprika, pommes de terre sautées mêlées aux grains de cumin, pain aux graines de pavot des tavernes tchèques.

S'il étonne ses amis, par goût inné de la mystification, d'un dîner essentiellement composé « de poires à la moutarde et de pissenlits à l'eau de Cologne» (18), sa préférence va toutefois à la cuisine italienne, au riz, aux pâtes, aux plats assaisonnés savamment, aux fruits, surtout les melons, les oranges et les raisins.

Il rêve de « mets préparés suivant les principes de la vieille cuisine française, encore en vigueur dans les colonies, des plats cuits longtemps à petit feu et relevés par des assaisonnements exotiques »(19).

Il a horreur des viandes rouges et de la cuisine britannique en général. Et, puisque Rabelais ne se fait point faute d'allécher ses lecteurs par des récits de banquets de kermesse héroïque, Apollinaire, lui, n'hésitera pas davantage à fournir aux abonnés du Mercure De France telle ou telle recette qu'il tient de son érudition culinaire, ou à leur commenter, en plusieurs pages de revue, tel opuscule oublié comme Le petit Cuisinier économe ou l'Art de faire la Cuisine au meilleur Marché. « Avec lui, a écrit André Billy, les propos de table ne roulaient que sur la cuisine.»

Cet épicurisme, cette gourmandise foncièrement honnête, qu'il ne cherchait aucunement à dissimuler, ce don de jouir qu'il avait ne doivent pas être considérés comme un aspect excentrique de la nature profonde du poète. Ils ne font qu'accuser ce goût de la stabilité bourgeoise qu'a toujours eu Apollinaire.

Ce n'est pas médire de lui que de souligner sa plus chère ambition : vivre et avoir le droit d'être heureux - ou malheureux - comme le commun des mortels. Dès sa liaison avec Annie, il pense au mariage ; il y repense souvent par la suite, et, venu enfin le Temps de la Raison Ardente, il y arrive à la veille de sa mort.

 


 

Notes:

 

(1)André Rouveyre, Apollinaire (Gallimard), page 43.

(2)Le Poète Assassiné, page 1.

(3)Apollinaire, par André Rouveyre, page 46.

(4)Le Poète Assassiné, page 3

(5)Gargantua, liv. I, chap. III.

(6)Le Poète Assassiné, page 5.

(7)Denoël et Steel, éditeur.

(8)Pierre Albert-Birot (1876-1967), [Note RD] poète, sculpteur, peintre, typographe et homme de théâtre. Rejoint durant la première guerre mondiale le cubisme et le futurisme. Mais il rejette les écoles qui veulent se l’approprier, notamment Dada puis le surréalisme, dont il contribue avec Apollinaire à créer le nom. Il s’attire l’amitié de Max Jacob et de Guillaume Apollinaire.

(9)Gargantua, liv. I, chap. XI.

(10)L'Hérésiarque et Cie,, page 103.

(11)Le Poète Assassiné, page 23.

(12)Alcools, page 95.

(13)Le Poète Assassiné, page 16.

(14)Le Poète Assassiné, page 32.

(15)Le Poète Assassiné, page 13.

(16)L'Infaillibilité, L'Hérésiarque et Cie, page 85.

(17)Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme (José Corti), page 139.

(18)Cité par Vlaminck dans Portraits Avant Décès (Flammarion), page 200.

(19)Cité par H. Fabureau dans Guillaume Apollinaire (N. R. C.), page 29.

 


 

 

 

 

 

L’artilleur de Metz

 


 

Nous gardons tous, plus ou moins, en nous, le secret d'un temps de caserne, secret qui ne se partage pas avec n'importe qui, mais seulement avec les êtres de connivence retrouvés par hasard ou volontairement recherchés. C'est avec une certaine nostalgie, celle de la soupe du soir à cinq heures, d'un feu rouge de cigarette dans la nuit, d'une marche harassante, avec la fierté aussi d'avoir appartenu à cette communauté d'hommes sans que rien de très essentiel ne nous manquât, que nous aimons nous ressouvenir de cette époque donnée à la bêtise de quelques-uns et à la gentillesse du plus grand nombre. Et comme tout est encore plus beau et réellement transfiguré, lorsque cette connaissance de l'homme par l'homme s'est effectuée dans des conditions particulièrement difficiles, sur la ligne de feu par exemple.

L'homme sous l'uniforme n'est plus un, mais multiple. Il se retrouve dans le camarade qui se rase dans son quart, dans cet autre qui sculpte une canne, polit des bagues, collectionne des photographies et des mèches de cheveux. Une lettre reçue, et ce sont des nouvelles de la vie civile pour tous ; on commente la bronchite de la grand'mère, les mauvaises notes de Lucien, le charançon, les coups de bourse, la potasse, Virgile et le plomb de chasse pour toute la chambrée. Une réunion de militaires c'est tout un complot ! Alors que dans la vie civile l'homme se veut méfiant, tout se passe ici dans une aveuglante franchise. Les plus prudes étalent naïvement leur impudeur ; les plus chastes se découvrent très tôt les plus gaillards. On imagine avec quelle aisance Apollinaire allait évoluer dans la vie militaire. Celui qui éblouissait ses amis par son charme, ses plaisanteries, ses paradoxes, son rire et ses vérités fortement assénées (un peu à la manière de cette publicité pharmaceutique : « Enfoncez-vous bien çà dans la tête », qui représente le crâne chauve d'un homme hilare surmonté d'un coin de fer), celui dont on était toujours débiteur d'un quelconque service rendu, qui, dans ses amitiés, alliait concurremment la fidélité du dogue aux agaceries d'un jeune chien, celui-là, à Nîmes où il fit ses classes, au front et jusque dans la tranchée de Berry-au-Bac, allait conquérir un titre de plus à notre sympathie.

« Implanté soudain parmi des compagnons tout à fait étrangers à son tempérament accoutumé, écrit André Rouveyre (1), il s'est trouvé immédiatement avec eux d'homme à homme et de plain-pied à la tâche commune. »

Cette vacance qui lui est offerte ajoute à sa liberté d'esprit ; par ce rapprochement opéré d'hommes de toutes conditions et de tout devenir, lui qui n'a jusqu'alors fréquenté qu'un monde assez bizarre d'artistes, de comtesses, de jockeys et de mauvais garçons, se découvre une tendresse et de l'humilité pour ces jeunes hommes dont il a désormais le sort en partage.

Les nombreuses lettres qu'il adresse à ses anciens amis témoignent de l'intérêt qu'il porte à chacun en particulier et non seulement aux apprentis-poètes, mais à tous les bons gars qui font partie de son escouade.

Il est naturellement gai. Sa gaîté, si elle est parfois un antidote à son chagrin, à l'un ou l'autre de ses amours qui se meurent, est bien davantage un compagnonnage. Je veux dire par là qu'elle le précède de halte en halte, de seuil en seuil, avec son bagage éternel de chansons, ses tonnelles pleines de corsages.

Sans affecter l'air troupier, « celui de Mars quand il attend Vénus », la gaîté d'Apollinaire savait s'accommoder d'un certain laisser-aller militaire, débonnaire davantage qu'outrancier, coquet dans sa recherche, mais d'une coquetterie qui ne sied qu'à ceux dont l'élégance est d'abord dans une certaine forme de pensée. Sa gaîté prenait racine dans les plus vieilles et les plus saines traditions françaises. Si Apollinaire ne détestait pas de briser parfois les verres à la façon scandinave, il préférait à ces bruyantes démonstrations le hasard d'une conversation amicale dans une petite auberge quand s'avance soudain le menton d'une servante. Il aimait les chansons gaillardes parce qu'elles sont le langage mystérieux des âmes simples. Il les aimait comme le paysan les aime qui chante les manches retroussées, les mains pesant sur le bois lisse de la charrue, sans qu'elles évoquent pour lui d'autres images que celles d'heures amicales entre gens de son âge. Leur rythme accompagnait la démarche de sa pensée et c'est en fredonnant qu'il composait ses meilleurs vers.

Une des chansons favorites d'Apollinaire est celle qui célèbre les vertus génésiques de Monseigneur Dupanloup dont la légende a fait, on ne sait trop pourquoi, une sorte de Priape ou de Kharagheuz chrétien et « qu'on rencontre tout à tour, en ballon, en chemin de fer, à l'Opéra, et, par un naïf anachronisme, au passage de la Bérésina »(2). Il est dommage qu'une certaine hardiesse de langage ne permette pas d'inscrire cette chanson au répertoire de notre folklore. Toutefois, elle fait partie depuis longtemps de ce que J'appellerai notre folklore érotique, au même titre que les Trois Orfèvres, Les Filles de Camaret, Le Pou et l’Araignée, Le Grenadier des Flandres ou L'Artilleur de Metz. La simplicité du rythme et des paroles, cette absence de recherche dans la rime souvent libre ou plus ou moins assonancée, cette naïveté à peine voulue, font de ces chansons le trésor sur lequel veillent jalousement des générations d'étudiants et de soldats. A ce patrimoine commun et pieusement légué, il convient d'ajouter toutes les sonneries réglementaires qui sont liées aux humbles joies et aux misères du troupier. « Les paroles qui figurent sous les notes de ces sonneries n'ont pas été mises là pour braver l'honnêteté » écrit Maurice Fombeure (3). Elles font corps avec la musique et sont en quelque sorte un moyen mnémotechnique, primaire, pour enseigner des rudiments de musique aux jeunes recrues, la plupart ignorant tout du solfège.

Je ne sais si Apollinaire, comme il le disait lui-même, était incapable de distinguer La Marseillaise de Au Clair de la Lune, - il y a trop de musique en ses vers pour qu'il fût à ce point dépourvu de sens auditif, - toujours est-il que ces sonneries lui tiennent bien dans l'oreille, qu'elles participent à son éveil poétique. C'est ainsi que le deuxième canonnier conducteur s'écrie

« Me voici libre et fier parmi mes compagnons
Le réveil a sonné et dans le petit jour je salue
La fameuse Nancéenne que je n'ai pas connue... »

et demande sous forme de calligramme :

« As-tu connu la putain de Nancy
Qui a foutu la v... à toute l'artillerie.
L'artillerie ne s'est pas aperçu
Qu'elle avait mal au ... »(4)

L'air de Malbrough ne plaît pas moins à Apollinaire. C'est celui qu'il chantonne lorsqu'il écrit à André Rouveyre ce poème posté de Nîmes et daté du 13 mars 1915 :

« Mon cher André Rouveyre (5)
T. du c. champignon tabatière
Ne sait quand il viendra
Le flot de Marmara

Au Mercure de France
T. du c. champignon espérance
 J'ai mandé mon papier
Sur papier quadrillé... »

poème qui paraîtra dans Calligrammes (6) avec de nombreuses variantes. Le « T. du c. champignons tabatière » s'est policé en « Mars revient tout couleur d'espérance ». Et dans les derniers vers :

« Le
Pâle
Sou-
Rire d'une lune indécente
Comme un regard de vieille tante » (7)

L'apprenti cavalier, qui a peine à se tenir en selle écrit à son ami Rouveyre :

« O Liberté de mes rognons
Faites qu'enfin mon cul se tanne... »(8)

ou bien, en date du I9 mars 1915 :

« Si tu savais, mon bon André
Comme on peut s'emmerder à Nîmes
Et l'on s'y sent comme emmuré
Dans un de ces lieux très intimes... »

ou encore, le lendemain :

« Et puis je ne crains pas la mort
Mais bien l'emmerdement, c'est pire... »

Les lettres-poèmes à André Dupont citées par Billy dans son Apollinaire Vivant, dégagées de toute prétention littéraire, ont ce charme un peu provincial de tous ces écrits de chambrée hâtivement tracés dans les criailleries, les rires, les sons nasaux, les raclements aspirés de crachements et les divers pets labiaux et autres, chers au poète de La Victoire.

« ... Je m'endors entre le froid
Et deux logis qui fleurent l'ambre
L'ambre des pets altisonnants
Que sans vergogne un militaire
Lâche comme un coup de canon
Aussi bien dans la paix qu'en guerre » (9).

C'est encore à André Dupont qu'il se plaint, et le ton n'arrive point à dissimuler la peine véritable qu'il en a, du silence dans lequel le laissent certains de ses amis, alors que d'autres l'abreuvent de missives dont il n'a que faire :

« Brésil ne m'écrit pas il a tort car je l'aime
J'eusse chanté sa gloire en un noble poème
Et Paul Adam me casse et les couilles et le
Cul il jaspine ainsi que le ciel quand il pleut »

Il n'est sans doute pas de meilleur exercice que celui qui consiste, quand on est « sec », à écrire n'importe quoi, à commencer n'importe quelle phrase et à pousser droit devant soi. C'est du moins le conseil qu'Apollinaire donnait lui-même à son ami Billy, certain jour de 1913. Il mit sur le champ sa théorie en pratique et cela nous valut l'admirable poème intitulé Un Fantôme des Nuées, qui se trouve dans Calligrammes. Ainsi, ces lettres-poèmes étaient pour Apollinaire, à son insu peut-être, un exercice, comme sa méditation quotidienne sera plus tard pour Max Jacob un exercice, et pas seulement spirituel.

Il y mêle sa bonne grâce naturelle, sa franchise, son primesaut, à une verve, toute militaire certes, mais qui le conduit sur le chemin des vraies découvertes. En un mot, il ne se refuse rien pour plaire à ses amis et toute poésie qui ne se refuse rien, entendons-nous, qui fait flèche de tout bois et utilise mots et matériaux qui jusque-là lui étaient mystérieusement interdits, une telle poésie a des chances de durer.

Voici un exercice d'Apollinaire en date du 26 avril 1915, et adressé à André Billy (10)

« Je te le dis André Billy que cette guerre
C'est obus roi
Beaucoup plus tragique qu'Ubu mais qui n'est guère
Billy crois-moi
Moins burlesque ô mon vieux crois-moi c'est très comique

Les Emmerdés
Voilà le nom des vrais poilus
Quelle colique
Sont-ils vidés
Ces pauvres chieurs d'obus et d'autre chose 
Le féminin
Nous manque un peu
Des chairs des chairs mais des chairs roses

Pour un conin
Voire la solution de papefiguière
On donnerait
Sa vie avec en plus mille bouquins Figuière
Dans ma forêt. »

Voilà-t-il pas qui laisse espérer les plus émouvants poèmes de Calligrammes, les plus libres, où la détresse du soldat est couverte par l'admirable mobilité du poète ?

Apollinaire aime les longues stations à table, que ce soit à la cantine, au mess des officiers, à la simple roulante, et la table se réduit alors à ses deux genoux, ou dans la salle à manger de son hôte. Nous savons qu'il était gourmand avec assez de naturel pour ne pas paraître grossier. Il aime, entre les plats et surtout au dessert, à faire preuve de son érudition, jamais pédante et toujours curieuse, à débiter quelque bonne histoire plus épicée qu'exotique, et cela tantôt avec l'humour assez noir qu'on lui connaît, tantôt par parti pris ubuesque ou simplement rabelaisien.

Lorsque Croniamental décide de faire son éducation de dramaturge, M. Lacouff, érudit, lui confie qu'il importe de connaître maintes anecdotes théâtrales qui alimentent agréablement la conversation d'un jeune auteur, et sur le champ lui conte celle-ci :

« Ibsen couchait une fois avec une jeune espagnole qui s'écriait au bon moment « Tiens !... Tiens !... Auteur dramatique ! »(11)

S'il décrit la chambre de Jarry, ce que le père Ubu nomme sa « Grande Chamblerie », il n'omet pas d'y faire figurer, en l'absence des meubles, un monumental phallus de pierre trônant sur la cheminée, travail japonais offert à Jarry par Félicien Rops (12), et nous raconte à son propos une bien savoureuse histoire.

Un jour, une dame de lettres visitant le poète, lui demanda, montrant du doigt l'objet « C'est une reproduction ? » et Jarry, avec toute sa superbe : « Que non, Mâdâme, c'est une réduction ! »

Apollinaire affectionnait d'ailleurs tout particulièrement le ton Jarry. C'est souvent qu'il lui arrivait de l'employer avec ses amis, ceux-ci l'imitant à leur tour, pour le plus grand étonnement des palotins. Et ce ton, nous ne le retrouvons pas seulement dans la conversation du poète d'Alcools, mais dans un grand nombre de ses écrits. S'il rejoint Rabelais, Sade, Poë, dans leurs idées, c'est à Jarry qu'il demande le claquement de langue satisfait et cet humour de derrière les fagots dont Jarry tenait réserve au  « tripode », cette baraque assez semblable à celle d'un cantonnier qu'il avait construite aux environs de Corbeil.

Mme Dehan, lorsqu'elle parle de ses anciennes locataires, a le ton Jarry : « Lily de Mercœur, un grand nom paraît-il - pas le sien naturellement -, et puis assez vilain pour une femme chic, çà s'écrit Mercœur  Il faut prononcer Mercure  disait-elle, la bouche en cul de poule. Et vous savez, elle a fini par là, on l'a remplie de mercure comme un thermomètre. Elle me demandait le matin : Quel temps fera-t-il aujourd'hui? mais je lui répondais toujours. Vous devez le savoir mieux que moi »(13).

Certes, du temps qu'il était militaire, Apollinaire n'était ni assez naïf, ni assez fat pour s'imaginer intéresser ses camarades avec ces histoires d' Ibsen, de Jarry, voire de Lily de Mercœur qui ne dépassent guère un certain collège. De même qu'il faut à l'appétit du soldat des nourritures épaisses et substantielles, telles que le riz au gras, les soissons ou le ragoût de mouton, il faut à son esprit de grosses plaisanteries qui le meublent confortablement et dont il puisse se souvenir sans peine et rire seul durant les heures de guet. Les histoires de soldat, si elles sont un peu lourdes, lourdes comme un godillot, c'est qu'elles doivent s'imprimer le plus souvent dans un esprit inculte. Les comédies de Musset n'intéressent malgré tout qu'un petit nombre de spécialistes. Le peuple leur préfère toujours une quelconque Farce du Cuvier ou un mystère rajeuni du Moyen Age.

« Je vous le dis en vérité, mes frères, déclare un prédicateur dans Le Poète Assassiné, peu de spectacles ne mettent pas les âmes en danger. Outre le spectacle de la nature, je ne sache que la baraque du Pétomane où l'on puisse aller sans crainte. Ce dernier spectacle, mes chers frères, est gaulois et sain. Le bruit dilate la rate, il chasse Satan des lombes où il gîte ».(14)

L'esprit d'Apollinaire ne craint pas d'être parfois cette innocente baraque. Les jeux de mots qu'il fait et les charades qu'il propose, qu'importe qu'ils soient vieux de cent ans, s'ils réjouissent toujours l'âme d'un joyeux garçon. C'est en l'honneur et à la mémoire de ses camarades que Guillaume Apollinaire les introduit dans ses poèmes.

« Et la cagnat s'appelait
les cénobites
tranquilles »(15).

écrit-il dans Du Coton dans des Oreilles, et sous forme de calligramme propose à la sagacité de ses compagnons cette innocente charade

« Un tout petit oiseau qui n'a pas de queue et qui s'envole quand on lui en met une »(16) .

Si comme le déclare Apollinaire, dans une lettre à Lou du 11 avril 1915, le métier du poète ressemble en somme assez à celui des putains, puisque, comme celles-ci, les poètes prostituent leurs sentiments au public, il ressemble aussi à celui du soldat, âme facile à s'émouvoir, simple, attachée à la vie comme au ciel de la terre, et Apollinaire est alors doublement poète.

 


 

Notes:

 

(1)Apollinaire (Gallimard), page 204.

(2)Le Flaneur des deux Rives, page 19. [Note : RD] Maurice Alphonse Jacques Fombeure (1906-1981), poète. Il connaitra dans les années 1920 Max Jacob et André Salmon, l’ami d’Apollinaire. Il se rapprochera durant la guerre des poètes de l’école de Rochefort (Bérimont, Cadou…)

(3)Soldat (Gallimard), page 208.

(4)2e Canonnier Conducteur, Calligrammes, page 77.

(5)Apollinaire, par Rouveyre, page 35.

(6)Veille, Calligrammes, page 80.

(7)Apollinaire, par Rouveyre (Gallimard), page 35.

(8)Apollinaire, par Rouveyre (Gallimard), pages 32, 36.

(9)Apollinaire Vivant, par André Billy, dans Intimités Littéraires, page 213 et suivantes.

(10)Apollinaire Vivant, par André Billy, Intimités littéraires.

(11)Le Poète Assassiné, page 58.

(12)Félicien Rops (1833-1898) [Note RD] peintre, dessinateur, illustrateur et graveur belge.

(13)La Poète Assassiné, page 7.

(14)Le Poète Assassiné, page 52.

(15)Calligrammes, page 182.

(16)Calligrammes, page 195.

 


 

 

 

 

 

Chapeau

 

Louisfert, 11 novembre 1946.

 

Je n'ai pas choisi cette date pour terminer mon livre. Il s'est trouvé qu'une dizaine de chapitres m'ont mené jusqu'à cette journée où claquent les drapeaux, où, près d'un feu de garde-chasse, mon chat ronronne, tandis que dans la petite église de village les cloches renouvellent l'Armistice et que là-bas, du côté des bois noirs, une bande de vanneaux signale dans le ciel le triste camp de Choiseul où vécurent leur dernière nuit les otages de Chateaubriant.

Et je me dis, plus sensible à ce souvenir qu'à toutes les présences : « Voici vingt-huit ans aujourd'hui qu'à travers un Paris pavoisé et une foule victorieuse, tes amis les poètes menaient au Père-Lachaise le plus grand des leurs, le héros à la tête étoilée, Guillaume Apollinaire. »

Il était mort le 9 novembre 1918, dans sa volière du boulevard Saint-Germain, à six heures du soir, des suites d'une grippe infectieuse et, plus sûrement encore, de sa blessure à la tempe.

Il tenait un crucifix dans ses mains et une peinture galante était accrochée au chevet de son lit.

Plus qu'à toutes les images qu'on a données du poète, flories par la légende, naïvement peintes ou légèrement rehaussées d'un ton, c'est à celle de cet homme à l'orée de la gloire que j'aime à m'en référer. C'est sur son lit de mort, et là seulement, qu'Apollinaire nous apparaît « tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change ». Toute sa vie et toute son immense fortune tiennent là, entre ce crucifix et cette peinture galante qui veillent sur son dernier sommeil. Entre ces deux pôles, croyez-moi, il n'y a pas place pour l'anecdote.

Nous savons quels étaient les sentiments religieux d'Apollinaire. Il nous a dit, dans Zone(1) , son amour pour « le beau lys que tous nous cultivons », pour « le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère»; Apollinaire était sans doute foncièrement chrétien mais n'accordait à la religion, dans sa vie comme dans son œuvre, qu'une importance et qu'une prétention somme toute assez limitées, suffisantes toutefois pour justifier, s'il en était besoin, la présence de cette croix sur son lit de mort.

Mais ce n'est pas en tant que symbole religieux que ce crucifix prend une signification dans la veillée funèbre du poète. Il représente pour nous ce pour quoi Apollinaire a toujours combattu, jusqu'aux frontières de l'illimité et de l'avenir ; il est la mystique du poète, son goût de l'éternel, sa morale bâtie non plus seulement sur d'anciennes croyances mais sur les vraies vérités de chaque jour, ou en passe de le devenir. Ce crucifix est le signe même de l'ordre, si étrange soit-il, pour lequel le poète n'a cessé de lutter ni de construire. Il n'est pas une force reposante, un réconfort, mais un tremplin merveilleux et (1) , sur laquelle le poète s'expose pour s'éterniser. Il est une large perspective ouverte sur des champs de mines sombres ou de lumière et pleins de possibilités. Il est beau sans raison, et son mystère confère une autorité, une gravité, à la pesante parole.

L'image galante n'est point là pour scandaliser mais, suspendue au-dessus de la tête étoilée, elle apporte au décor un élément d'équilibre. Satan, loin de nier Dieu, l'explique; il ajoute à sa puissance.

Ainsi l'érotisme d'Apollinaire n'apparaît point comme une agaçante surcharge, comme une manœuvre à des fins plus ou moins étrangères à l'art. Il est l'art même et souvent très pur.

Apollinaire savait que la beauté se cache toute nue dans la forêt. S'il lui arrivait de la surprendre en des positions scabreuses, il avait du moins l'honnêteté de n'en pas rougir.

Nous sommes, heureusement, quelques-uns à préférer encore à toutes les afféteries, à tous les mensonges, le témoignage direct d'une pensée.

Louisfert,
1er octobre- 11 novembre 1946.

 


 

Notes:

 

(1)Alcools, page 9.

 


 

 

 

 

 

Apollinaire posthume

 


Au milieu de ses fétiches africains...


 

Ombre de Mon Amour, le recueil de poèmes à Lou qui vient de voir le jour en Suisse aux Editions Pierre Cailler, livre attendu par nous avec une émotion de toutes les fibres, s'il perpétue après trente ans l'amour fugace du poète, ne nous apporte rien que nous ne savions déjà de la singulière ferveur du Mal Aimé.

On a pu écrire qu'Apollinaire trouvait ces poèmes excellents, il appert toutefois qu'il ne les distingua point au même titre que C'est Lou qu'on la nommait ou La nuit d'Avril 1915 pour les faire figurer dans Étendards ou Case d'Armons des Calligrammes. Ou bien alors, adressa-t-il ces poèmes, à Lou, sans en prendre copie? Toujours est-il que ces soixante-dix poèmes, dont certains nous furent révélés par André Rouveyre dans son récent ouvrage (Apollinaire, Gallimard éditeur), présentés pour la plupart avec des titres grossièrement forgés par l'éditeur suisse, ponctués comme tous les poèmes d'Apollinaire (mais celui-ci prenait grand soin, sur épreuves, de débarrasser ses chefs-d’œuvre de tous leurs poils follets), toujours est-il que ces poèmes à Lou ne requièrent point toute notre admiration.

C'est le danger et l'indélicatesse de la publication des œuvres posthumes, surtout lorsque celles-ci semblent avoir été délibérément écartées par la main même du poète.

Si l'on en croit M. André Rouveyre dans un récent numéro du Figaro Littéraire, cinq longs poèmes, d'un érotisme déchaîné et barbare, n'ont pas été donnés. Ils ne pouvaient l'être mais le fait de leur existence est important. Il ne peut être passé sous silence.

En ce qui concerne notre ouvrage, nous ne croyons rien devoir ajouter, l'amour n'étant rien que la figure liliale de la poésie, l'érotisme son pouvoir secret.

R.G.C.

 


 

 

 

 

 

Bibliographie d’Apollinaire :

 

L'enchanteur Pourissant. In-4°, tiré à 106 exemplaires, bois gravés d'André Derain. (Paris, Kahnweiler, 1909.)
Réimprimé par la Nouvelle Revue Française, 1929, in-8 carré.
L'Hérésiarque et Cie. In-18 jésus. (Paris, Stock, 1910.) Réimprimé par Delamain-Boutelleau et Cie, 1922.
Le Théatre Italien. Petit in-8 illustré. (Paris, Louis Michaud, 1910.)
Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée. In-4, 120 exemplaires, gravures sur bois de Raoul Dufy. (Paris, Delaplanche, 1911.) Réimprimé dans le format in-12 carré par les Editions de la Sirène, 1918, les bois réduits aux 2/3.
Les Peintres Cubistes, Méditations Esthétiques. Petit in-4 avec portraits et reproductions. (Paris, Figuière, 1912.)
Chronique des Grands Siècles de la France. Pages d'histoire. In-8. (Les Arts Graphiques, 1912.)
 Alcools, Poèmes, 1898-1913. In-i8 jésus. Portrait de l'auteur par Pablo Picasso. (Paris, Mercure de France, 1913.) Réimprimé par la Nouvelle Revue Française, 1920, in-16 grand-jésus.
L'Antitradition Futuriste. Manifeste-synthèse. (Milan, Corso Venezia, 61. Direction du mouvement futuriste. 1913.)
Case d'Armons. In-4, 25 exemplaires sur papier quadrillé, polygraphiés. (Aux Armées de la République, 17 juin 1915.) Réimprimé dans Calligrammes.
Le Poète Assassiné. In-i8 jésus, couverture en couleur de Capiello, portrait de l'auteur par André Rouveyre. (Paris, L'Edition, 1916.) Réimprimé par Le Sans Pareil (Paris, 1927). Réimprimé par la Nouvelle Revue Française (1947).
Vitam Impendere Amori. In-8, 215 exemplaires, 8 dessins d'André Rouveyre. (Paris, Mercure de France, 1917.)
Calligrammes. Poèmes de la Paix et de la Guerre, 19131916. In-8 coquille, portrait de l'auteur par Pablo Picasso, gravé sur bois par R. Jaudon. (Paris, Mercure de France, 1918.) Réimprimé par la Nouvelle Revue Française, 1925, in-4 et in-8.
Le Flaneur des deux Rives. Avec photographie de l'auteur. Petit in-8, second numéro de la collection des Tracts (Paris, éditions de la Sirène, 1918.) Réimprimé par la Nouvelle Revue Française.
Les Mamelles De Tiresias. Drame surréaliste en deux actes et un prologue, représenté le 24 juin 1917. Musique de Germaine Albert-Birot et sept dessins hors-texte de Serge Ferat. In-8 carré. (Paris, Editions Sic, 1918.) Réimprimé par les Editions du Bélier avec six portraits inédits de Picasso, 1946.
La Femme Assise. In-r6 grand-jésus. (Paris, Nouvelle Revue Française, 1920.)
Contes Choisis. In-32. (Paris, Stock, 1923.) Portrait par Marconois.
Il y a... Poésies et proses inédites, préface de Ramon Gomez de la Serna. In-i6. (Paris, Messein, 1925.)
Anecdotiques. In-8. (Paris, Stock, Delamain et Boutelleau, 1926.)
Les Epingles. Contes. In-i6 jésus, portrait par Alexeieff et introduction de Ph. Soupault. (Cahiers Libres, 1928.)
Contemporains Pittoresques. In-8 couronne, portrait par P. Picasso. (Paris, La Belle Page, édit., 1929.)
L'Esprit nouveau et les Poètes. In-8. (Jacques Haumont, Paris, 1946.) Conférence faite le 26 novembre 1917 par Apollinaire, au théâtre du Vieux-Colombier, parue dans les pages du Mercure de France du IeT décembre 1918.
Ombre de mon Amour (poèmes à Lou). (Pierre Caillier, Suisse, 1947.)

Ouvrages plus ou moins licencieux

La Rome des Borgia. In-8. (Paris, Bibliothèque des Curieux, 1913.) En partie écrit par René Dalize.
La Fin de Babylone. In-8 illustré. (Paris, L'Edition, 1913.) En partie écrit par René Dalize.
Les Trois Don Juan. In-8 illustré. (Paris, L'Edition, 1914.)
Les Onze Mille Verges (sans nom d'éditeur, vendu sous le manteau).
Les Exploits d'un jeune Don Juan (idem). LA NÉGRESSE AMOUREUSE (idem).
Le Verger des Amours. In-8, pointe-sèche par Foujita. (Monaco, 1924.)
Cortège Priapique. (Au Cabinet des Muses, La Havane, 1925.)
Oeuvres Erotiques Complètes (3 vol.) illustrées de 24 pointes-sèches. In-8 carré. (Barcelonnette, 1934.)

Ouvrages écrits en collaboration

La Poésie Symboliste. L'après-midi des poètes au Salon des Artistes Indépendants (en collaboration avec V. E. Michelet et Paul-Napoléon Roinard).
L'enfer de la Bibliothèque Nationale. Icono-biobibliographie de tous les ouvrages composant cette célèbre collection (en collaboration avec Fernand Fleuret et Louis Perceau), In-8. (Paris, Mercure de France, 1913.) Réimprimé dans la Bibliothèque des Curieux.
La Dame Des Hohenzollern. Inachevé. Le manuscrit est à la Bibliothègte des Curieux.
Les Mormons. Inachevé. Longs fragments publiés dans LA FEMME ASSISE.
Casanova. Inédit.
Couleur du Temps (paru seulement dans les pages de la Nouvelle Revue Française, numéro LXXXVI, nov. 1920).

Préfaces et Notices

Chroniques des Grands Siècles de la France. D'après les Mémoires inédits et les documents originaux de Cellini, Claude de l'Etoile, Fénelon, etc... In-8. (Vincennes, Les Arts Graphiques, 1912.)
Très plaisante et récréative Histoire du preux et vaillant Chevalier Perceval Le Galloys. Publié avec des illustrations d'après l'édition de 1530. In-i6. (Lausanne, Payot, 1913.)
L'Arétin. Avec un portrait d'Apollinaire. In-i8. (Paris, collection « Les plus belles pages », Mercure de France, 1912.)
Bol d'Air de Paul Fort. (Flammarion, 1946.)
Dans la collection Les Maitres de l'Amour. In-8 (Paris, Bibliothèque des Curieux) –

l'Abbé de Thélème et de Germain Amplecas).

Collaboration

Revues : La Plume, Europe Artiste, Le Festin d'Ésope, La Phalange, Le Mercure de France, Vers et Prose, Les Soirées de Paris, Les Marges, Revue des Lettres et des Arts, Poesia, L'Élan, Nord-Sud, Sic, La Nouvelle Revue Française.
Journaux : Le Guide du Rentier, La Démocratie Sociale, Paris-Midi, L'Information, Le Petit Bleu, L'Intransigeant, L'Excelsior, Le Soleil, Messidor, Paris journal, Gil-Blas, Le Matin.

Références

Les Références indiquées au bas des pages se rapportent aux éditions suivantes
Alcools (Nouvelle Revue Française, 1920). Calligrammes (Nouvelle Revue Française, 1925).
Le Flaneur des deux Rives (Nouvelle Revue Française, 1928).
La Femme Assise (Nouvelle Revue Française, 1928).
Le Poète Assassiné (Le Sans Pareil, 1927),
L'esprit nouveau et les Poètes (Jacques Haumont, 1946).
L'Hérésiarque et Cie (Stock, 1945, tiré à 375 exemplaires, avec pointes sèches de Mario Prassinos).
Et L'Œuvre De John Cleland, De Charles Baudelaire, Du Marquis De Sade (Bibliothèque des Curieux).

Ouvrages Consultés

E. Aegerter et P. Labracherie : Guillaume Apollinaire (Julliard, Sequana).
E. Aegerter et P. Labracherie : Au Temps de Guillaume Apollinaire (Julliard, Sequana).
André Billy : Intimités Littéraires (Flammarion).
André Breton : Les Pas Perdus (collection « Les Documents Bleus, N. R. F., Gallimard).
René Guy Cadou : Testament d'Apollinaire (Debresse).
Francis Carco : De Montmartre au Quartier Latin (Albin Michel).
Blaise Cendrars : Aujourd'hui (Grasset).
Paul Eluard : Donner à Voir (N.R. F., Gallimard).
Hubert Fabureau : Guillaume Apollinaire (Nouvelle Revue Critique).
Louise Faure-Favier : Souvenirs sur Apollinaire (Grasset).
Emile Henriot : Les Livres du second Rayon (Le Livre).
Max Jacob : Lettres personnelles.
René Lalou : Histoire de la Littérature Française Contemporaine (Presses Universitaires de France).
Comte de Lautréamont : Œuvres, préface d'Edmond jaloux (José Corti).
Maurice Nadeau : Histoire du Surréalisme (collection Pierres Vives, Editions du Seuil).
Fernande Olivier : Picasso et ses Amis (Stock).
Louis Perceau : Bibliographie du Roman Erotique Au XIXe Siècle, 2 vol. (G. Fourdrinier).
Marcel Raymond : De Baudelaire au Surréalisme (José Corti).
André Rouveyre : Apollinaire (N. R. F., Gallirnard).
Vlaminck : Portraits avant Décès (Flammarion).
Cahier spécial de Rimes et Raisons consacré à Guillaume Apollinaire (Éditions de la Tête Noire, Albi, 1946).