1946. Pleine Poitrine. Portrait en frontispice par Marguerite Le Ricolais. Tirage 530 exemplaires numérotés sur vélin supérieur. P. Fanlac.

Pleine Poitrine

Sommaire


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Titre

fusillés de Châteaubriant (Les)
chant du coq (Le)
grande folie (La)
Cornet d'adieu
nuit des temps (La)
Dernier communiqué
temps qui court (Le)
camarades (Les)
Lettre à des amis perdus
12 août au matin (Le)
Pour ma défense
Lettre à l'enfant des neiges
grande paix sur le monde (La)
Deuxième lettre a l'enfant des neiges
8 mai cette année (Le)
pays d'Abel (Le)
Liberté couleur des feuilles
Ravensbrück
Chanson de la mort violente

 

 

 

 

 

 

A la mémoire de mon ami Max Jacob, assassiné.

 

Les fusillés de Chateaubriant

 

Ils sont appuyés contre le ciel

Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel

Avec toute la vie derrière eux

Ils sont pleins d'étonnement pour leur épaule

Qui est un monument d'amour

Ils n'ont pas de recommandations à se faire

Parce qu'ils ne se quitteront jamais plus

L'un d'eux pense à un petit village

Où il allait à l'école

Un autre est assis à sa table

Et ses amis tiennent ses mains

Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent

Ils sont bien au-dessus de ces hommes

Qui les regardent mourir

Il y a entre eux la différence du martyre

Parce que le vent est passé là ils chantent

Et leur seul regret est que ceux

Qui vont les tuer n'entendent pas

Le bruit énorme des paroles

Ils sont exacts au rendez-vous

Ils sont même en avance sur les autres

Pourtant ils disent qu'ils ne sont pas des apôtres

Et que tout est simple

Et que la mort surtout est une chose simple

Puisque toute liberté se survit.

 


 

 

 

 

Le chant du coq

 

Pour ceux qui n'entendent pas

Pour ceux qui sont bien en deçà de la parole

Pour le pêcheur au bord du fleuve

Et sa ligne lui prend le soleil et les feuilles

Pour la femme dans la maison

Ses mains déposées sur les meubles

Pour l'enfant voleur de clés

Pour ceux qui ne sont pas allés

Vers les fontaines lumineuses

Je dis ces mots qui ne sont rien

Mais qui éprouvent ma tendresse

Car vient le temps

Où je pourrai marcher sur terre

Et me suivront tous ceux qui ne sont pas méconnu

Le pouvoir enchanté du flot

Et veilleront à mains jalouses sur les roses

Voici que les charrues glissent dans mes cheveux

Voici que mes poumons comme des moissonneuses

Eparpillent des mots légers dans le ciel bleu

Je retrouve vivant mon cœur chaud sous la glaise

Je suis capable de parler sans m'interrompre

Aussi longtemps qu'il le faudra

Parce qu'il est entendu que nous sommes là

Pour nous répondre

Que nous somme là pour tout confondre

Nos mains

Nos lèvres

Et la fumée de nos deux cigarettes

Parce que c'est un jour à ouvrir les fenêtres

A rire à chanter

A oublier le nom de ceux qui ne sont pas arrivés

De ce côté-ci de la terre.

 


 

 

 

 

La grande folie

 

Beaux hommes qui remuez dans le sens de la terre

Dans la similitude pourpre des frontières

Sur les plateaux sans bord que narguent les brebis

Dieu vous avait fait blonds Il vous donna l'épi

Vous enviez la mortelle royauté des neiges

Ah quel piano de fer vous apprend ces solfèges

De larmes ces hoquets de douleur jamais feinte

L'amour ne reconnaîtra plus vos face peintes

Vous marchez dans les fleurs écœurantes du sang

Entre vos bras ouverts un cadavre descend

Qui vous sourit déjà et déjà vous ressemble

Et vous ne pensez plus qu'à forniquer ensemble

Pourtant il est des femmes belles qui encor

Donneraient par plaisir bien du soleil au corps

Il en est dans les bonnes fermes de campagne

Toutes fraîches avec des roses pour compagnes

Aussi dans les banlieues sinistres sous les toits

Reprisant le ciel bleu en s'écorchant les doigts

Jadis vous ouvriez très grande la fenêtre

Afin que les oiseaux soient là et pour permettre

Aux mains de se poser un instant sur vos mains

Le temps n'est plus vous n'avez plus de lendemain

Parfois vous regrettez les conditions premières

Beaux hommes soûlez-vous d'or et de lumière

Dressez les merles apprivoisez les chevaux

Mais n'allez-plus oh n'allez plus sur les tréteaux

Du monde avec vos flammes

Beaux hommes vous faites pleurer les femmes.

 


 

 

 

 

Cornet d'adieu

 

Jésus a dit

"Il n'y aura pas de printemps cette année

Parce que Max s'en est allé

Emportant les chevaux les vergers et les ailes

Parce que sur la croix le bon Saint Matorel

A lâché les oiseaux vers un pays glacé"

Et c'est vrai. Les bourgeons se taisent. Les poitrines

Voient se faner leurs seins. Tout au fond des vitrines

Une enfance à genoux se suicide et le ciel

Epuise en un regard ses réserves de miel

Il fait froid maintenant que tu n'es plus

Beau masque de douleur

Maintenant que tes mains ont trouvé sous la terre

Enfin le battement initial de ton cœur

J'entends ta voix pareille aux chants du monastère

Et tandis qu'on te fait place dans la lumière

Les hommes prient pour toi à Saint-Benoît-sur-Loire

Tu étais sur tous les quais de toutes foires

Au pain d'épice

On te trouvait dans les coulisses

Des bals champêtres

Tu discutais avec les prêtres

Souvent tu m'écrivais et c'était chaque fois

Des bavardages de bergères et de rois

Tu m'écriras encore

J'attends tes reportages sur la mort

Le Nom vernal

O Max

Et l'élixir du laboratoire central

J'attends que soit connue la décision de l'ange

Que Dieu prenne parti pour toi et qu'il t'arrange

Une vie dans le cœur de tes amis natals.

 


 

 

 

 

La nuit des temps

 

Villages endormis entre le bœuf et l'âne

Villages de toutes les sœurs Anne

O langues qui remuez la colère des blés

Entendez les chevaux hennir avec les femmes

Autour des fermes abandonnées

 

Il n'y a plus l'odeur du tabac dans les chambres

Ni la toux argentée des matins de décembre

Ni les graves jurons au pied de l'escalier

Mais le dernier vin noir que nous buvons ensemble

 

Les champs sont plein d'oiseaux et sur les quais de gare

A tout moment c'est une envolée de mouchoirs

D'enfants pauvres vêtus de fumées et de cuivre

Anonymes afin qu'on ne puisse plus les suivre

 

Rien ne fait plus chanter le sang des terres douces

Celui qui redressait le ciel d'un coup de pouce

Loin de nous dans la nuit se hâte maintenant

Seule son ombre assiste à son enterrement

 

Quelle main donnera une réponse aux plaines

Les sillons sont couverts de givre. C'est à peine

Si l'arbre se souvient de ses premiers tourments

Si l'agneau reconnaît la clarté de sa laine

 

Je vous appelle amis des grandes profondeurs

Larrons aux yeux d'été qui portez dans le cœur

La graine et le carmin des saisons favorables

Et répandez vos doigts en éclairs de chaleur

 

Où êtes-vous. Au fond de quelle sape noire

L'ange vous crucifie aux poutrelles du soir

Et vous saignez sur nous comme si les rosiers

Ensanglantaient le rideau bleu de nos mémoires

 

Ah je voudrais que la clairière des poitrines

Oubliât la caresse obstinée des vermines

Que le rire éclatât comme un grand lézard vert

Sur la joue la dernière marche de l'hiver

 

Je voudrais vous entendre éveiller dans l'étable

Les bœufs et les Jésus retrouver sous la table

Le clapotis de vos genoux qui continue

Malgré la nuit des temps le jour impérissable.

 


 

 

 

 

Le temps qui court

 

Ce n'est pas encore l'événement

Pas encore la haute barge à l'Occident

Ni profusion de bêtes grasses dans l'étable

Mais seulement le no man's land de la table

Ce front blanc à gravir

Ces deux mains à gagner

Ce visage d'enfant dont je suis éloigné

Par des années d'incertitudes et de mensonges

Tous ces amis perdus à qui je songe

Dans la rue la brocante ignoble du soleil

Parfois vers le midi le fredon d'une abeille

Qui console de tous les bruits lourds de moteurs

Je ne sais pas si je suis à la hauteur

De mon amour

Le jour se lève

Et je suis pris de court

Maintenant qu'il s'agit d'avancer de refaire

La cadastre que Dieu a déployé sur terre

Comment gagnerons-nous sur le ciel du terrain

Comment faire tenir un oiseau dans nos mains

Comment nous regarder sans honte dans les fleuves

Et comment dire à ceux qui n'ont jamais pleuré

Ne nous regardez pas de cet air étonné

Parce qu'il pleut beaucoup le long de nos visages

Nous n'avons que vingt ans mais pour avoir notre âge

Il faut avoir vécu des siècles dans l'hiver

Avec le cœur béant et les yeux grands ouverts.

 


 

 

 

 

Dernier communiqué

 

Parce que c'est entre les hommes

Parce que c'est une question de fleurs rouges

Entre eux depuis des siècles

Parce que la vie est belle et désirable

Comme un puits dans le ciel

Parce que malgré tout ce cheval

Est fou d'amour pour une étoile

Parce qu'il y a une réponse merveilleuse

A la mort qui se traduit par cette épaule

Tendrement inclinée vers la mer

Parce que nul ne peut chasser

La main qui vole et le moineau

Fabuliste de ma mémoire

Parce qu'il reste du cidre à boire

Dans les auberges de campagne

Parce que tu ne peux t'éloigner

Un seul instant sans que je sache

Que l'équilibre du monde est changé

Parce que le ciel qui se rapproche

Ne m'empêche pas de grandir

Parce qu'il importe d'aimer

Toute chose à ta ressemblance

Je ne m'inquiète pas du jour qui va finir

Ni de ces fleuves dépassés par l'aventure

Non plus de cet enfant vaincu qui s'achemine

A la renverse dans les blés

Je suis certain d'avoir tout fait

Pour être sauf.

 


 

 

 

 

Les camarades

 

N'arrêtez pas cet homme en marche dans le ciel

Non plus ces continents fermés qui s'épanouissent

Comme un bouquet de sel sur la mer

Et si parfois des mains descendent dans les vitres

En temps de neige agonisantes comme un oiseau

Ouvrez vos mains

Et nichez-y ces deux colombes

 

Je vous reconnais bien

Tous passants des grands nords

Aventuriers des gares froides et des ports

Trafiquants de denrées astrales dans les mines

Anges tombés au fond des cheminées d'usine

Et toi le jamais vu Hamlet pâle en tricot

Qui reçus dans tes bras le cher Federico

Ce matin d'hiver en Espagne

 

Vous avez traversé des campagnes

De fièvres

Percé des murs de feu

Mis le ciel clair à jour

Et maintenant vous mesurez avec amour

Tous les pays de terre ferme

 

Je serai avec vous au champ à l'atelier

Dans les grands entrepôts silencieux de la vie

Et s'il le faut encore au milieu de l'orage

Dressé

Comme un bel arbre dans le vent.

 


 

 

 

 

 

 

 

Lettre à des amis perdus

 

Vous étiez là je vous tenais

Comme un miroir entre mes mains

La vague et le soleil de juin

Ont englouti votre visage

 

Chaque jour je vous ai écrit

Je vous ai fait porter mes pages

Par des ramiers par des enfants

Mais aucun d'eux n'est revenu

Je continue à vous écrire

 

Tout le mois d'Août s'est bien passé

Malgré les obus et les roses

Et j'ai traduit diverses choses

En langue bleue que vous savez

 

Maintenant j'ai peur de l'automne

Et des soirées d'hiver sans vous

Viendrez-vous pas au rendez-vous

Que cet ami perdu vous donne

En son pays du temps des loups

 

Viendrez-vous car je vous appelle

Avec tous les mots d'autrefois

Sous mon épaule il fait bien froid

Et j'ai des trous noirs dans les ailes.

 


 

 

 

 

Le 12 août au matin

 

Je pense à toi qui es une fleur sur la mer

Tandis que tes amis t'attendent sans savoir

Que ton corps fait la joie des Méditerranées

Je pense à toi qui dors sagement sous la neige

Comme une obscure graine oubliée des saisons

A toi aussi derrière les fils barbelés

Qui sont la couronne d'épines de la terre

Je pense encore à ma maison où s'engouffraient

Tous les oiseaux du monde et qui n'est plus

Que ce triste bouquet de cendres sur la pierre

Aujourd'hui tous les toits sont comme des lavoirs

Et dans les yeux d'enfants sèchent des linges bleus

Des femmes sont passées à travers les fenêtres

Et flottent dans la rue comme un vol d'oiseaux blancs

Il y a des jardins fleuris de flammes rouges

Des drapeaux de couleur où des étoiles bougent

Un ciel clair et des poitrines au cœur battant

Il y a ces gars blonds venus des hauts villages

Pour le contentement de nous rendre à nous mêmes

Parmi eux il y a un grand nègre que j'aime

Parce que ses dents sont l'image de son âme

Il y a tous ces mots qui reprennent un sens

Et que je dis si mal parce qu'ils sont en moi

Comme une liberté nouvelle et végétale.

 


 

 

 

 

Pour ma défense

 

Ne m'accusez pas de faiblesse

Ni d'étouffer de soleil dans ma chambre

Ni d'aimer toute chose au monde

Sans recourir au Seul Amour

Ne croyez pas non plus

Que des oiseaux lâchés ont tenu dans leurs ailes

La liberté de ce visage et de ces mains

Si je n'ai pas pris part

Si je suis resté volontairement à l'écart

Des rumeurs pourpres de frontières

Si je n'ai d'autre lumière

Que celle immense de mon cœur

Ne croyez pas surtout ne croyez pas

Que je sois retiré dans ma vie

Comme un paisible enfant des bois

Je n'ai pas vécu à l'arrière

Mais dans les postes avancés de notre joie

Je me suis mêlé bien des fois

Aux grains blonds qui sifflaient

Aux balles qui passaient

En chantant sous les treilles

Et je suis par ces mots offerts

Et ce poème

Celui qui n'a jamais douté

Celui qui va.

 


 

 

 

 

La grande paix sur le monde

 

Ce n'est pas une épopée

Ni le chant de victoire de tout un peuple que je rapporte

Je veux parler de ce qui fut en ces premiers matins du monde

Quand l'homme était vêtu de ses chaudes fourrures

Quand il prenait le feu à pleines mains

Quand il était riche seulement des forêts

De tous les lacs et de sa femme

Quand il s'abritait du soleil avec les feuilles

Quand les biches venaient s'allonger à ses pieds

Je veux parler du temps que l'homme s'ignorait

Qu'il n'était pas encore lui-même mais un autre

Avec de beaux yeux clairs et des gestes pareils

A ce déhanchement des terres à l'automne

Alors on pouvait bien se passer des paroles

Parce qu'un seul regard suffisait à donner

Une aveuglante certitude

Ne sachant pas prier on offrait des guirlandes

A des dieux de couleur descendus du ciel

Mais vous avez élevé des frontières

Et vous avez encore appelé amour

Ce qui n'était qu'une révolte

Jamais ne monterez si haut que les colombes

Jamais ne tarirez le ciel comme un cheval

Jamais ne sortirez victorieux de vous-mêmes

En vérité je vous le dis

La paix ne dépend pas de vous.

 


 

 

 

 

Lettre à l'enfant des neiges

 

Je t'écris sans savoir ton nom

Parce que ton visage est multiple comme les fleuves

Qui traversent ton pays

Parce que ton nom est difficile à prononcer

Comme celui de toutes les villes de ton pays

Parce qu'il n'est pas inutile que tu saches

Que je te reconnaîtrai quand même entre tous

Je ne sais pas si tu habites

Un coin de ciel tout entouré de palissades

Ni si tu vis en compagnie d'enfants précoces

Dans une banlieue pleine de charbon

Ou bien dans la petite isba que la meute des loups

Mène à l'assaut de la montagne

Je ne sais rien de tout cela

Ni comment tu t'habilles les jours de fête

Ni comment tu embrasses celle que tu aimes

Mais je sais à la façon dont tu portes la tête

A la façon que tu as de marcher

Que nous sommes faits pour aller tous deux

A la rencontre de l'amour

Et que si même quelqu'un nous arrête

Nous sommes faits pour nous retrouver tous

Avec cette joie saine sous l'épaule

Je t'écris parce que je ne puis supporter

Plus longtemps le silence

Parce que c'est trop de quatre années

A ne plus savoir si la vie

Est bonne à vivre ou méprisable

Parce que je suis responsable de ma vie

Comme de toutes celles qui m'entourent

Parce que de penser que tu m'attends peut être

Et que tes mains se refroidissent loin des miennes

Me donne la force de parcourir ces kilomètres

Qui ne sont rien puisque je t'aime

Je t'écris pour ces bontés dont tu disposes

Pour que tu n'ailles pas m'oublier

Quand il s'agira de rouvrir les portes bleues

Et les sillons

Pour que tu viennes au-devant de moi

Comme nous irons nous-mêmes au devant de l'homme

Avec ce beau geste de la main

Avec ce mouvement végétal de l'épaule

Qui signifie que tout est permis

Qu'il n'y a plus de frontière à tout amour

Parce que l'homme est dépassé enfin

Par son amour.

 


 

 

 

 

Deuxième lettre à l'enfant des neiges

 

Cette fois je t'écris à cause d'une femme

Que j'ai faite à la mesure de toutes les femmes

Et qui existe malgré moi

Elle est à une fenêtre

Dans un village des bords du Rhin

Elle tient un oiseau dans ses mains

Une petite bête chaude qui attend sa réponse

La neige tombe

Au loin c'est un paysage d'hiver

Avec des loups

Des loups qui ont la figure de son amour

Et qu'elle aime

C'est à cause de ces loups que je t'écris

Parce que je ne veux pas que tu sois impitoyable

Parce que Dieu n'a pas permis le regard dur

Parce que tu dois dire comme moi

Celui qui était la terreur de la bergerie

S'assiéra sous la lune et parlera aux étoiles

Et parce qu'il aura vu le signe au ciel

Et parce qu'il aura vu le signe

Sur le front des béliers

Il lui sera beaucoup pardonné

A lui qui ne savait pas

A lui qui ne connaissait que le feu et la poudre

A lui qui a une femme

Comme un beau champ de blé

A une fenêtre

Dans un petit village des bords de Rhin

Et qui pleure.

 


 

 

 

 

Le 8 mai cette année

 

Loin de tous

Mais près de tous ceux qui sont morts

Je vous entends mes cloches

Cloches profondes de la victoire

 

O chante comme un vitrier

Dans le petit matin sec et neuf

Du mois de mai

Belle voix pour tous les hommes

 

D'avant la guerre il me revient

Ce nom perdu d'une autre guerre

Qui a fini par des chansons

 

Mais pour avoir autant souffert

Nous n'en saurons que mieux chanter

 

Loin de tous

Et loin de moi-même

Et si présent que je puis dire

Mes mains voici votre aventure

 

Au cœur violent d'une forêt

Dans un pays cerné de flammes

Je vous chante mes libertés

Beau printemps mon puissant du jour

 

Les ponts coupés et les frontières

Où nous nous sommes mesurés

Adieu ! Voici les champs de blé

Les passerelles de lumière

 

Et si des chiens ont déchiré

A belles dents l'amour coupable

Qu'on les traite comme des chiens

Les cloches sonneront quand même.

 


 

 

 

 

Le pays d'Abel

 

Grands arbres qui me tenez chaud comme une femme

Et vous mes tristes fleurs mes herbes cachez-les

Enfouissez-les sous vos racines dans le tuf

Qu'ils soient comme le cri de la première alouette

La blessure qu'on fait à cet homme de pierre

 

Car ils étaient des millions d'hommes à s'aimer

A fondre dans leurs mains les genoux de leurs filles

Et le soir ils allaient ensemble à la fontaine

Comme si dans le frais ruissellement de l'onde

Leurs visages devaient enfin se ressembler

 

Les uns portaient le poids des fumées et des cloches

D'autres le vent du large et les froments du ciel

Et certains descendaient courbés au fond des villes

Vers cette horloge noire où bat le cœur du temps

Sans jalouser ceux-là qui gardent les campagnes

 

Mais les fontaines ont gelé mais les buissons

Se sont couverts d'étranges fleurs et sous les porches

Où dorment calmement la mendiante et le saint

On a vu des pays trembler avec leurs flammes

Tandis que le soleil se retirait plus loin

 

L'homme s'est écrié : " Je hais ton beau visage

O toi que j'aime encore d'une juste colère

Et s'il le faut je puis mourir pour que tu saches

Que ma vie m'appartient que j'en puis faire don

A mon amour à ma tristesse d'être un homme."

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Liberté couleur des feuilles

 

Liberté couleur des feuilles

Liberté la belle joue

Jeune fille qui dénoues

Tes cheveux blonds sur le seuil

 

Flamme neige épaule nue

Arc-en-ciel de la rosée

Haut visage pavoisé

De cent regards inconnus

 

Oiseau la plume légère

Seins jaillis odeur de pain

Blanche vague de la main

A tâtons dans la lumière

 

La plus pauvre du village

La plus belle sous les coups

Toi qui fait chanter les fous

Et qui fait pleurer les sages

 

Liberté je t’ai nommée

Pour que nous vivions ensemble

Tu me vêts et tu ressembles

Au portrait de mon aimée.

 


 

 

 

 

Ravensbrück

 

A Ravensbrück en Allemagne

On torture on brûle les femmes

 

On leur a coupé les cheveux

Qui donnaient la lumière au monde

 

On les a couvertes de honte

Mais leur amour vaut ce qu'il veut

 

La nuit le gel tombent sur elles

La main qui porte son couteau

 

Elles voient des amis fidèles

Cachés dans les plis d'un drapeau

 

Elles voient Le bourreau qui veille

A peur soudain de ces regards

 

Elles sont loin dans le soleil

Et ont espoir en notre espoir.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

Chanson de la mort violente

 

C'était un mort de mort violente

Un mort trouvé dans un fossé

Quelqu'un qu'on n'avait pas osé

Recouvrir aussitôt de cendres

Et que le ciel avait caché

 

De le voir si jeune et si pâle

Et si calmement endormi

Dans la mort on avait envie

De mourir d'un amour semblable

Pour mieux revivre auprès de lui

 

Il portait à son côté gauche

Une étoile qui fut son coeur

Et son beau sang qui faisait peur

Avait coulé jusqu'à sa poche

La gonflant comme un autre coeur.

 

Aimé ses mains perdaient la trace

De son amour et de ses fers

Sa pauvre bouche de travers

Souriait encore sous la grimace

Qu'en mourant il avait dû faire

 

Il sortait d'un pays d'enfance

Couvert de flammes et d'oiseaux

Un pays qui montait si haut

Qu'il l'avait appelé la France

Et la serrait contre sa peau

 

Ce n'était pas un patriote

Mais un enfant du premier jour

Qui chantait à tue-tête pour

Dominer le bruit sourd des bottes

Qui effarouchait son amour

 

Il chantait la fenêtre ouverte

Et si loin portait sa chanson

Qu'on l'entendit dans les prisons

Où sur des murs blancs de salpêtre

Des hommes reposaient leur front

 

Elle passa dans les campagnes

Suivit la route des laitiers

Devant la porte des chantiers

Elle alluma des feux capables

De réchauffer le monde entier

 

Lui chantait comme on chante à l'âge

De l'espérance et sans savoir

Que sa chanson devait avoir

Sur tous les hommes de son âge

Le plus merveilleux des pouvoirs

 

Il voyait au-dessus des villes

Un grand soleil s'éterniser

Et les villages s'embraser

Comme une joue de jeune fille

Au premier regard extasié

 

Mais par un matin de décembre

Avec des morts sur les trottoirs

On l'emmena au fond du noir

Sans qu'il pût refermer la chambre

Où dormait encore son espoir

 

S'il vécut alors c'est par crainte

De n'avoir pas assez donné

Son coeur et ses mains sans compter

A tous ces amis dont les plaintes

Le tenaient la nuit éveillé

 

Il trouva des forces nouvelles

Pour s'enfuir et promit à ceux

Qu'il aimait de songer à eux

Et de leur ramener la Belle

A laquelle ils faisaient doux yeux

 

Hélas la Belle le très grande

Celle qu'on nomme Liberté

Il l'a connue dans un fossé

Et c'est un mort de mort violente

Qui s'achemine dans l'été.