Préface à l'Esthétique de Max Jacob

 

 


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La rencontre à Saint Benoit sur Loire...


 

 

 

 

 

 

Merci de ne pas oublier la vieille bonne dévouée de la famille, que je suis.
Max Jacob. (le 1er Juin 1942).

En juillet 1937, ayant échoué une première fois au baccalauréat, je fus remisé dans un village marin jusqu'au Derby d'octobre. C'est là, en ce début de vacances, que je devais faire la connaissance de mon camarade Denys Roy. Denys avait appris à lire dans « Le Bestiaire » d'Apollinaire. Il était le fils de Pierre Roy dont nous lisions, allongés sur le sable, le rarissime recueil de Comptines paru en 1926 chez Jonquières. Fréquentes devinrent nos incursions dans le grenier de la maison familiale de Comberge où parmi un fouillis de lampes, de bobèches, de valises d'un autre âge, nous découvrîmes les toiles de jeunesse de cet admirable peintre qu'est Pierre Roy.

C'est ainsi que j'appris l'amitié qui liait le père de mon ami à l'auteur d' « Alcools ».

Ce juillet-là, les soirées étaient courtes pour deux jeunes gens également épris de phantasmes. A propos du Mal Aimé, nous en vînmes, tel soir, à prononcer le nom de Max Jacob. Je me souvins alors du conseil récemment donné par Michel Manoll : « Jeune homme (il disait jeune homme bien que je fusse en culotte courte), vous devriez envoyer vos vers à Max Jacob ».

J'écrivis à Max. Le 6 juillet, m'arrivait de Lorient où le poète se trouvait chez un ami docteur, la réponse si nerveusement attendue. Le 12 août, nouvelle épître :

épître :

« Je suis depuis de nombreuses années l'ami et l'admirateur de Pierre Roy.

Nous nous sommes en effet connus chez Apollinaire et nous nous rencontrions

récemment encore chez Mme Pomaret qui nous achetait de la peinture, quand ma peinture se vendait encore.

Pierre Roy a été pillé par les surréalistes ainsi que moi. Ce sort commun aurait pu nous unir : nous n'en avons jamais parlé. Tout m'est indifférent sauf l'amitié et la Prière... et sans doute l'Art... ».

 

Jaquette de l'édition Seghers de 1976.

Nous relûmes ces lettres, Denys et moi, et je ne me doutais guère que cette rencontre de deux enfants, lui le fils d'un peintre célèbre, moi apprenti-poète, servirait, douze ans plus tard de préface à une « Esthétique de Max Jacob ».

C'est que, durant des mois et des années, jusqu'à cette date du 24 février 1944 qui devait voir l'arrestation du poète, Max Jacob n'allait point me ménager ses conseils, cherchant, chaque jour un peu plus, à me faire partager ses disciplines.

J'ai songé un moment à réunir cette épaisse liasse de lettres dans lesquelles Max Jacob s'est livré avec toute l'ingénue rouerie de son âme. Peut-être eût-il été trop tôt ? D'autres parmi ses jeunes correspondants ouvriront à leur tour le dossier « Max Jacob », éclairant ainsi d'un jour nouveau le dernier visage du poète.

Je n'ai fait figurer dans cette mince plaquette que des fragments de lettres, méditations esthétiques, aphorismes, notes sur l'art, jugements, conseils, que je souhaite voir utiliser par une cohorte de jeunes artistes venus trop tard pour profiter de la présence terriblement agissante de l'auteur du « Cornet à Dés ».

Si Max Jacob affectait un réel mépris pour son « Art Poétique » de 1922, sa mémoire retenait néanmoins, à son insu, l'essentiel de cette leçon de la 45ème année ; retranchant tout ce qu'il pouvait y avoir de diabolique et d'outrancier dans les affirmations de Filibuth, il ne conservait au navire Poésie que cette idéale ligne de flottaison qui devait sûrement le mener au port.

A vrai dire, tes lettres vivement décachetées, ô Max ! j'y cherchais davantage l'anecdote, le sourire, le compliment, que ces volées de bois vert que tu m'infligeais en douce et tout en t'excusant.

Délaissant les livraisons pleines d'aventures policières chantées par le Mal Aimé, il me fut donné de bavarder par écrit avec ce Pascal moderne mâtiné de Jarry dont la prose précise venait comme un raz-de-marée saper les bases confortables de mon ignorance.

Ayant mis par hasard le pied dans la toile d'Orphée, je connus d'un seul coup tout le tremblement de la lyre.

Qu'on n'imagine surtout point Max professeur ! professeur de quoi d'abord ? De desseins vrais ou faux? de danse? d'outrecuidance? de syntaxe ou de style? « Le style, c'est l'homme », disait-il, imitant Buffon.

La vérité de Max Jacob m'apparaît bien mieux maintenant que j'ai vu son cercueil porté à bras par quatre générations littéraires - et celui-ci était lourd, ah ! comme il était lourd ! de toutes les promesses que Max Jacob nous avait faites.

En 1945, les Editions Gallimard publièrent en même temps que les « Derniers Poèmes en Vers et en Prose » de notre ami, ses « Conseils à un Jeune Poète » ; ceux-ci, écrits en quelques heures sur un cahier d'écolier, s'adressaient à un jeune homme de 18 ans, dont l'Histoire littéraire n'a pas cru devoir retenir le nom. Ces feuillets, Max Jacob leur avait donné pour titre : « Esthétique à Jacques E... », insistant ainsi sur le fait que le problème de la poésie est avant tout d'ordre esthétique.

Ce titre, resté inemployé, il me plait de le faire figurer avec une légère modification en tête de ce petit livre qui a pour objet de donner à penser.

J'estime qu'il y a là, davantage que des conseils, une « table garnie » où le plus exigeant des esthètes doit trouver sa pâture.

Répartis sur sept années, ces propos nous apparaissent, non plus comme un « à-propos », mais comme un catéchisme de premier ordre, plein de sagesse et d' « utilités », dont l'usage est à recommander non seulement aux habitués des chapelles littéraires, mais à tous les fidèles de la Poésie.

Max Jacob s'y montre tour à tour ironique, sérieux, empirique, vif-argent, curieux, désabusé, artiste, révolté et toujours merveilleusement humain et poète. Ces notes sont à la Poésie ce que le « Cabinet Noir » est à la Morale. Elles définissent des caractères : caractères de l'homme, caractères de la beauté. Et qu'on ne s'y trompe point, il y a une étonnante continuité entre les aphorismes de l' « Art Poétique » et ces conseils au jour le jour des dernières années.

Voici, extrait de l'ouvrage de 1922 :

« Ecrire avec la poitrine. De grands esprits, pour n'avoir écrit qu'avec la tête n'ont pas eu la gloire que les médiocres ont eue pour avoir écrit autrement » (Art Poétique, page 26) et Max Jacob souligne :

« style de tête : Voltaire
« style de poitrine : Jean-Jacques ».

Le lecteur trouvera, dans les pages qui vont suivre une opinion identique. En 1942, Max Jacob n'envisage toujours point d'autre poésie que de pleine poitrine et cite en exemple : Pouchkine, Byron, Le Dante croyant nommer Lorca, Milosz et sans doute lui-même.

Je crois intéressant pour les futurs exégètes de l'œuvre de Max Jacob de rapprocher encore cette note de 1922 :

Pope écrit : « Ceux qui osent beaucoup dînent », ce qui signifie : la nouveauté intéresse (Art Poétique, page 48) », de celle-ci écrite vingt ans après :

« Il ne faut pas du tout être de son temps, bien qu'on doive te dire le contraire. On l'est toujours malgré soi. Il s'agit d'innover (Qui ose dîne, dit Pope), etc… »

On a reproché à Max Jacob de manquer de sérieux - comme s'il n'y avait pas une façon de se montrer sérieux jusque dans la cocasserie ! (Max disait : « Ah! ils sont sérieux, eux, mais ce n'est pas la même chose l Combien seraient capables de couper les ponts trois fois dans la vie, comme j'ai fait ? »).

J'ai vu Max travailler, non point à ses poèmes (les opérations magiques ne se font point au grand jour), mais à ses gouaches. Je l'ai vu allumer un feu qui ne voulait pas prendre. Je l'ai vu en prière. Je l'ai vu encore rouler quelques miettes d'un précieux tabac sous son pouce. Je puis assurer que nul n'était plus sérieux que lui, à ces moment-là.

Max aimait à citer ce mot du sculpteur Manolo : « Nous qui avons fait nos tranchées dans le civil ! ».

Qui saura dire l'héroïsme quotidien de Max Jacob dans sa retraite de Saint-Benoît-sur-Loire, ses continuels engagements avec sa conscience, avec sa logeuse, avec son Ange, avec les démons du Verbe, avec les gouaches craquelées, avec le « Ravitaillement » des années 40 (« Ma sœur est au camp de Compiègne et chaque colis coûte 100 Fr. »). Tout cela ! et puis Drancy, un exil de cinq ans au cimetière d'Ivry avant la grande paix définitive en terre de Saint-Benoît.

On verra à travers ces pages trop courtes que l'auteur du « Cabinet Noir », reconnu par Morven le Gaélique, habillé du gros velours à côtes des charpentiers, entre la salamandre rétive et les imprécations circonstanciées de son hôtesse, malgré l'ennui, l'indigence et la fatalité abattus sur lui, que cet homme étonnant, plus mal connu que méconnu, conservait toute son estime et toute son attention aux piétinements de ses cadets. Toute sa science, tout son amour, sa parfaite connaissance des hommes et des livres étaient mis courageusement à leur disposition. Il s'évertuait avec patience à les remettre en selle, à leur faire voir, par-delà les paysages inconstants de l'art, la maisonnette aux tuiles rouges, dont Jean-Jacques s'était plu à peindre en vert les contrevents. Ai-je voulu dire le bonheur ? En tout cas, celui de produire, d'accréditer un peu plus la beauté, d'ajouter quelques onces d'eau douce à cet océan de détresse où la jeunesse se débat.

Max Jacob, avec une modestie peu ordinaire, écrivit un jour, parlant du XXe siècle : « Le Siècle d'Apollinaire ». Apollinaire valait par sa mémoire, ses déplacements, son air Malborough, sa blague, par le rosbeef, par l'Amour, par sa blessure à la tempe. Il manquait à ce grand poète l'universalité de Max Jacob qui se fait aussi bien jour dans le roman que dans l'essai, dans la critique que dans la poésie, dans la danse que dans la musique, dans le dessin que dans l'art de la gouache, dans la méditation et dans la prière que dans la causerie.

Du XVe siècle par les Chants Bretons de Morven le Gaélique, du XVIe et du XVIIIe (Molière, La Bruyère, Rousseau) par le « Cabinet Noir » et la « Défense de Tartufe » (j'oublie « Cinématoma »), du XIXe par son côté gothique et Fin de Satan, Max Jacob demeurera ce martyr du XXe siècle continuellement de service sur ce poteau de couleurs mis à la mode par Rimbaud, où l'éternelle Poésie le cloua.

Les outrances sont filles de raison. Nous les marierons sur une place de village, vers Bénodet ou bien Guichen. Et qu'on cesse de nous parler désormais, quand il s'agira de Max Jacob, de calembours, de coq à l'âne, d'écholalies et autres pilules puisque la santé fut au bout.

Et quelle santé ! Pire que la santé ! la santé retrouvée !

Voilà ce que nous enseigne l'œuvre de Max Jacob, œuvre encore en partie dans les revues, dans les cartons, dans la mémoire ou la correspondance de ses amis, l'œuvre des vingt dernières années...

Voici pour contribuer.

Voici quelques pages nouvelles ajoutées à ce monument littéraire du siècle.

Je ne voulais pas relever tout seul ces bois-courants posés un soir de doute sur l'eau tranquille de la gloire. L'aube se lève pour Max. Et je vois son visage, comme une figure de vitrail, tandis que nous arpentons un à un les quais de la solitude.

Le vrai visage d'Orphée.