La plaque commémorative de Jean Fréour sur la Maison d'école à Louisfert.

Hélène ou le Règne végétal - Poèmes inédits

Sommaire


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Titre

Comme une auberge
Petites rues
goût du malheur (Le)
temps des villas vides (Le)
Miroir comme une eau froide
Bonjour Federico
Ariane au fil bossu
Conscience (La)
prisonnier céleste (Le)
Portrait d'art
bonne fortune (La)
auberge des quatre routes (L')
secrets de l'écriture (Les)
Prière d'insérer
Chaleur du sang
Sauver les meubles
Tu peux me couvrir de ta haine
Sous le soleil et sous les pierres
Paroles du matin
main dénouée (La)
Peinture
peau du personnage (La)
Adresse a Dieu
Entre le soleil et la terre
Dans la nuit du 17 novembre
Où vous croyez-vous donc?
Continuez
Mon Dieu ce n'est pas parce que tu as
Poème pour l'an 1950

 

 

 

 

 

Les Visages de Solitude

 

Comme une auberge...

 

Comme une auberge où patiemment un vieux cheval

Attend son maître qui a soif

Comme une seule maison au loin perdue

Tu m'apparais ma vie

Tu ne t'éloignes guère de l'entrée

Tu es là tranquille qui m'attends

Comme si j'avais pu t'avertir à l'avance

D'une nuit ou d'un jour à passer avec toi

Mais je t'arriverai toujours à l'improviste

Comme on pose une main brutale sur un cou

Pas méchamment

Pour le plaisir de sentir battre

Sous son pouce un rouleau de sang un peu durci

Je ne serai pour toi qu'un ami de passage

Une rencontre pas très sûre à qui l'on cèle

Le poids de sa vaisselle et son argenterie.

 


 

 

 

 

Petites rues

 

Il est d'anciennes rues douces comme des jupes

Qu'on aime à retrouver dans le fond de sa vie

Ainsi le miséreux en retournant ses poches

Y découvre une parcelle de tabac gris

 

Et c'est une émotion toujours plus merveilleuse

Comme une amicale bourrade qu'on reçoit

D'un vieux copain qu'on croyait mort et que ranime

Une odeur ou un pas qui flotte dans la rue

 

Il m'arrive souvent d'accueillir ma jeunesse

Au moment de ma vie où j'y pense le moins

Parce que tout à coup se glisse entre mes jambes

Une ruelle crottée et triste comme un chien

 

Elle venait m'attendre au sortir du collège

Et nous passions tous deux parmi les chiffonniers

Evitant d'éveiller par nos bruits de galoches

Les vieilles qui dormaient pesamment sur les seuils

 

Nous ne nous parlions pas mais pour nous bien comprendre

Nous allions regarder jusques au fond des cours

Il y avait toujours une forme bizarre

De monstre ou bien d'enfant accroupi près d'un mur.

 


 

 

 

 

Le goût du malheur

 

La gentiane et l'œillet ne sont pas pour les foules

Qui croisent jour et nuit en bordure du sort

On ne les retrouve pas dans les mains des fleuristes

La prunelle vidée comme des poissons morts

 

Mais dans l'air où la bulle éclate, sur la cible

Où se fiche en tremblant le doigt bleu du matin.

Légère comme un cri prolongé de tendresse

Un bruit de pas dans la poussière du chemin

 

Parfois un homme inquiet qui demande à la marche

Le sûr éloignement qui convient à son coeur

Découvre à ses côtés un bouquet de lumière

Et craint de demeurer longtemps sur les hauteurs

 

Il voit au fond du ciel comme une maison basse

L'humble toit de sa vie où l'espoir est couché

Tandis que sur le marchepied splendide de l'espace

Une main inconnue agite des œillets

 

Mais la main peut chanter il suffit à cet homme

De savoir que sa vie est demeurée plus bas

Pour d'un bond se trouver sur le pas de sa porte

Comme un ami qui vient pour la première fois.

 


 

 

 

 

Le temps des villas vides

 

Autour de la maison il n'y a que du sable

Des paupières de sable un silence de sable

 

Le souvenir d'un pas qui traîne dans l'allée

Un pas tremblant comme une anémone de mer

 

Et malgré les sapins c'est comme au bord des villes

La nuit venue un cimetière d'automobiles

 

Le coeur monte une carrosserie démodée

C'est aujourd'hui et c'est une autre année

 

Un temps trop court un temps mouillé de brumes douces

Une horloge qui bat à petites secousses

 

Comme un chat maigre boit une tasse de lait

Une vague soudain fait sauter les volets

 

Les jette sur les flots; gonflés comme des barques

Dans chacune il y a un enfant qui me nargue.

 


 

 

  

 

Miroir comme une eau froide

 

Au détour du chemin forestier qui ne mène nulle part

Dans la petite maison du hasard

Près du canal

Entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans

Il n'y a plus place pour moi

Je suis trop encombrant

Trop lourd d'un poids têtu de racines et de souches

Trop tenté de savoir

Trop veule de gagner

Il n'y a plus assez d'herbe dans mes allées

Il n'y a plus d'âme en peine dans l'escalier

Autrefois j'avais peur comme un petit enfant

Je me terrais le jour parmi les feuilles mortes

Je ne répondais pas aux appels de ma mère

Le soir je n'attendais jamais jusqu'au dessert

Et m'enfuyais tremblant au fond du corridor

Vers les chères, les redoutables figures de ma mort

Que je faisais surgir d'un pas lourd sur la route

D'un aboi de mon chien dans le jardin perdu

On aurait pu m'oublier là que j'aurais cru

En un bonheur plus grand que toutes les présences

Plus doux que la raison si douce de mon père

Je m'occupais moi-même de changer l'air

Habitant à la fois les greniers et les branches

J'étais patient dans mes ennuis comme un dimanche De Toussaint

Et je venais souvent me prendre par la main

Pour m'aller voir dans un miroir comme une eau froide

Entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans

Il n'y a plus place pour moi

Il n'y a plus place pour ce roi vacillant

Terrorisé par ses sujets

Il n'y a plus de Bernadette

Il n'y a plus de Marie

Il n'y a plus de pommes dans l'armoire

Il n'y a plus de pétrole

Il n'y a plus qu'une vie et qu'une enfance brisées.

 


 

 

 

 

Bonjour Federico

 

Federico je n'ai vu qu'une fois ton visage

Dans un journal à trente centimes d'avant la guerre

De celui-là je ne me souviens guère

Mais ta face éternelle est partout chez moi

 

Dans le geste obstiné de l'homme qui regarde

Sans cesse vers la mer le même galop blanc

Et sourit en voyant les portes de Grenade

S'ouvrir sur les haillons lumineux d'un enfant

 

Dans l'éventail de fleurs qui cache dans ses rides

La route et la misère bleue des posadas

Dans les bobines du chemin qui se dévident

Pour tromper la fatigue et la faim du soldat

 

Dans le ciel mesuré par un chant d'alouette

Dans l'herbe encore humide où demeure le cri

Du premier voyageur du triste véhicule

Qui roule vers le soir sa grossesse d'ennui

 

Dans l'homme abandonné de l'homme par la crainte

Quand douze fois honteux l'oeil mauvais l'étoila

Dans la grande étendue de plaines et de plaintes

Bonjour Federico Garcia Lorca.

 


 

 

 

 

 

La conscience

 

Est-ce toi dans cette petite vie

Dans l'intérieur si mal tenu de ma poitrine

Tu fais si peu de bruit que je crains de te perdre

Et tu passes sur moi comme une main mouillée

Je peux t'abandonner comme au cours d'un voyage

On oublie dans un lit d'hôtel ou d'un meublé

Une fatigue de dix ans un corps maussade

Malgré moi je saurai bien te retrouver

Au détour d'un jour creux et doux comme une ruine

Dans l'avenue trop courte où mes jours sont comptés

Car j'ai besoin de toi comme l'enfant prodige

Ballotté dans les draps brûlants de la pensée

Se réveille en criant c'en est trop du vertige

Un peu d'eau douce

Dans cette grande solitude salée

Je saurai te donner toujours la préférence

Ce peu de moi si loin de moi qui me revient

Epousé par tant d'angles durs de murs atroces

Cette balle sanglante et triste comme un poing.

 


 

 

 

 

Ariane au fil bossu

 

Lorsque je songe à l'univers de mon enfance

A cette porte mal fermée qui bat toujours

Comme une aile arrachée comme une tempe avide

Comme un cri de guitare au fin fond d'une cour

Il m'arrive d'aimer tendrement un vieux disque

Un vieux rouleau de phonographe abandonné

Pour le trésor plus immédiat d'une chenille

Qu'on élève en tremblant sous le toit d'un plumier

Longtemps j'ai poursuivi dans les rides de cire

L'Ariane au fil bossu qui marque une pensée

Dans ce cercle d'enfer que n'ai-je alors su lire

Les erreurs et les manques d'une destinée

J'aurais pu dès sept ans vers ces embarcadères

Où le seul bâtiment est un homme enchaîné

M'en aller dans des prémices de colère

Afin de me savoir et de me libérer

Mais la cire était molle et j'y laissais l'empreinte

D'un pouce maladroit et fier de sa chaleur

O mon passé où t'ont conduit ces demi-teintes

Quand nous aurions été si grand dans le malheur.

 


 

 

 

 

Sept poèmes non-intégrés dans Hélène,

sous le titre Les Visages de Solitude

1946-1947.

 

 

Le prisonnier céleste

 

Enlevez-moi les coqs les femmes et les fleurs

Mon Dieu mais laissez-moi une heure

Parmi ces enfants égorgés

J'arrive d'un pays perdu Loin de la terre

D'un pays noir sous les gouttières

Du ciel

Un ciel de sang

Et j'ai vécu me demandant

Quel échafaud m'emporterait dans sa lumière

Hélas j'ai dû souffrir longtemps devant ma table seul

Parce que je ne suis pas assez coupable

Parce que j'ai gâché tous mes dons d'assassin

Il y a encore trop de soleil sur mes mains

Je pense à des ciguës très douces à des râles

Au cours de promenades matinales

Avec agents

Bons anges qui me conduiraient au jugement

Seigneur je vous demande une place sur terre

Mettez-moi n'importe où mais que je puisse faire

Signe à ceux qui attendent de moi

Autre chose que des larmes et qu'une fois

Au moins je puisse dire

« L'oiseau ne monte pas aussi haut que mon rire

Je suis bien avant dans la joie ».

 

4 mai 1944.


 

 

 

 

 

La bonne fortune

 

Arbres vous m'habillez bien mieux que les cotons

O sang de mon amour j'ai tes riches étoffes

Le soleil les coteaux de la mer sur mon front

Et je m'en vais dans le ciel clair car je suis sauf

Depuis que l'homme a mis le feu à ma maison

 

Il ne me reste rien des vanités terrestres

Pas même un livre ouvert un verre à moitié plein

Dans la chambre du fond le portrait de mon père

Ces vitres où l'oiseau venait offrir naguère

En tentation son aile et son pouvoir marin

 

Je suis dans le printemps comme au premier automne

Espérant les blondeurs venimeuses du blé

N'accordant d'attention qu'aux guêpes qui bourdonnent

Doucement dans mon cœur à ces pas dans l'allée

Toujours en marche vers l'Admirable Personne

 

Les glaises sont à moi j'ai aussi les bergers

Pour les conversations nocturnes sous la lampe

Je vogue sur les toits La rame des vergers

Me soulève déjà bien au-dessus des rampes

Théâtrales du monde orgueilleux naufragé

 

Et je partage avec le vent la graine folle

La bonne soupe avec les chiens

Avec l'enfant Le calme bercement végétal d'une épaule

Tout ce qui fait la joie de vivre et son tourment

Par-delà l'étendue nacrée de la parole

 

La Forêt, 11 juin 1944.

 


 

 

 

 

Portrait d'art

 

Visage inquiétant comme les roses

Visage blanc

Lumière enveloppée dans le mouchoir sanglant

Aperçu d'un matin noyé de tourterelles

Photographie de la royauté éternelle

Flamme de l'églantier qui lèche la maison

Le ciel et les tarots t'avaient donné raison

Puisqu'on te retrouvait couché sur chaque carte

Et jusque dans les plis mouillés de l'horizon

Tu étais la lanterne pâle des rouliers

Le bocal plein d’oiseaux qui tourne dans le phare

Et le poisson d'argent dans le quinquet des gares

L'étoile blanche des greniers

Maintenant la douleur a fermé tes paupières

Ton front est lourd comme les pierres

Comme les tables de la nuit

Mais que le vent du soir fasse rire tes lèvres

Tu t'éveilles tu sors des roseaux d'or du rêve

Tu nous parles encor comme si rien n'était

Une femme est passée qui dans son coeur savait

Trouver aux choses bleues des vertus magnifiques

Toutes les fleurs avaient réponse à Véronique

Elle a porté ses mains à son coeur en disant

Voilà ce que l'on fait de l'amour maintenant

Et ceux qui étaient là n'ont pu cacher leurs larmes

Au fond du ciel il y a des hommes en armes

Dans le soleil monte la croix

Visage tourne entre les doigts.

 

28 juin 1944.

 


 

 

 

 

 

L'auberge des quatre routes

 

Arrêtez-moi dans ma mémoire

Juste avant ma vingtième année

Dans cette auberge où j'allais boire

De lourdes chopes de vin noir

Sans jamais me désaltérer

 

Venu trop tôt parmi les hommes

Ne sachant pas ce qu'ils valaient

Innocemment je les saluai

L'un d'eux me répondit « Nous sommes

Les meneurs du monde à grands fouets »

 

Lors je vis leurs faces de pierre

Sorties du mur me regarder

La chouette s'envola

Les dés Marquèrent le nombre

Et la bière Eclaboussa d'or le foyer

 

Et puis tout à coup dans la flamme

Leurs mains qui n'avaient pu guérir

De tant de lèpres s'épanouirent

Pour s'en aller comme des âmes

Que n'atteint pas le repentir

 

Ne sentaient guère les brûlures

Ces hommes n'ayant pas aimé

Moi de voir ces mains malmenées

J'avais le coeur à la torture

Et je criais dans la fumée

 

« Mon Dieu est-ce déjà l'automne

Que les liens du sang se défont

Que j'ai beau choisir la saison

Je ne rencontre plus personne

Capable d'apaiser mon front

 

Dans les jardins de mon enfance

On m'avait dit qu'il reviendrait

L'oiseau gaspilleur de duvet

Le compagnon des bonnes chances

Cet homme qui me ressemblait

 

Mais sur la branche ma soeur Anne

Appelle en vain le cavalier

Et les roses de l'espalier

Comme une triste joue se fanent

Il ne reste plus qu'à prier »

 

A l'auberge des quatre routes

La mort visite bien souvent

Le patron n'est pas engageant

Mais on y boit quand même toutes

Les liqueurs fortes de l'Avent.

 

1er juillet 1944.

 


 

 

 

 

 

Les secrets de l'écriture

 

Je n'écris pas pour quelques-uns retirés sous la lampe

Ni pour les habitués d'une cité lacustre

Pour l'écolier attentif à son coeur

Non plus pour cet enfant paresseux qui sommeille

Entre mes bras depuis cent ans

Mais pour cet homme qui dépassé par l'orage

N'entend pas la rumeur terrestre de son sang

Ni l'herbe le flatter doucement au visage

J'écris pour divulguer ce qui vient des saisons

La neige pure ainsi qu'une main féminine

Et le pollen éparpillé sur les gazons

Aussi l'agneau qui fait le calme des montagnes

J'écris pour dépasser la crue noire du temps

Tandis que les oiseaux et les fleurs me précèdent

A cette auberge au bord du ciel où les passants

Trouvent des couches étoilées et des vaisselles

Pleines de fruits et des soleils encourageants

Mais reste au fond de moi le plus clair de ma vie

Qui ne supporte pas le poids de la parole

Ces mots d'amour qui ne seront jamais écrits

Et la lumière de mon cœur toujours plus haute

Aveuglante comme une poignée de sel gris.

 

9 août 1944.

 


 

 

 

 

Prière d'insérer

 

Si je suis né c'est à la vague

A la molle et blanche vague

A la chanson de la mort lente

A la douceur des terrains vagues

 

Au grand soleil qui sue sa peine

A celui qui sait et se tait

A toutes les portes qui s'ouvrent

Sur des enfants abandonnés

 

Et ce monde pour moi commence

A la minute où je prédis

Que toutes mains toutes paroles

Trouvent en elles récompense.

 

Hiver 1944.

 


 

 

 

 

Chaleur du sang

 

Tu ne peux pas savoir

Tu ne sauras jamais

Ce qui fut moi

Cet homme épouvantable

Ainsi disait-il au miroir

Et pendant ce temps-là

La mer montait

La mer atteignait le plafond

Et refermait la bouche

On entendait au loin un piano

Des enfants

Revenus pour mourir de campagnes féroces

Jetaient négligemment leurs poings noirs

Dans les vitres

Il demeurait

Songeant peut-être à des étés

A des feux de Saint-Jean nourris de jeunes filles

A des pas sur la neige

Car cet homme était bon malgré ses mains velues

Malgré ce brin de feu qui courait dans sa barbe

Et lorsqu'il étranglait les oiseaux il pleurait

Disant levant les mains « Mon Dieu est-ce ma faute

S'il n'est d'autre chaleur que la chaleur du sang. »

 

La Forêt 3 janvier 1945

 


 

 

 

 

Tu peux me couvrir de ta haine...

 

Tu peux me couvrir de ta haine

Devant moi dresser tes poings nus

Chaque jour chaque nuit défaire

Ma patiente ma belle vie

 

S'il te plaît d'élever des murs

Qui me feront plus grand encore

Je suis prêt j'arrive prends-moi

Fais-toi complice de tes chiens

 

Tu n'épouvantes que toi-même.

 

Printemps 1945.

 


 

 

 

 

Sauver les meubles

 

Il est un homme au bord du monde

Qui chancelle

Un pauvre corps sans étincelles

Tout au fond de la vie

Un grand remous à la surface

Et puis des cris

Un doigt crispé qui me fait signe

Dans le courant un cœur qui saigne

Et cependant je n'ose aller

Vers cet homme qui me ressemble

Qui bat des mains

Qui me supplie

De l'achever d'un seul regard

Nous ne pouvons mourir ensemble.

 

3 août 1945.


 

 

 

 

Sous le soleil...

 

Sous le soleil et sous les pierres

Sous la main qui tremble et se tait

C'est la mort qui roucoule

Le silence de craie

 

A peine si tu vis que déjà tu t'égares

Parmi l'ombre le gel et les racines nues

 

Rien ne peut t'arrêter dans ta marche profonde

Pas même cette femme un instant dévêtue

 

Tu portes loin de toi ton poids de terre et d'eau.

 

1946.

 


 

 

 

 

Paroles du matin

 

Douces lampes du toit, couple amoureux qui veille

Nuit et jour sur la couche enchantée des saisons

Echarpe dénouée sur des destins d'abeilles

Voix blanche qui fait chavirer ma maison

 

O ramiers menez-moi vers des vallées d'automne

Vers des villas du bord des mers et des brouillards

Au fond de ces pays mouillés où l'air atone

Ne retient que le cri étranglé du renard

 

Car j'aime en vérité toutes choses faciles

Comme la pluie qui va doucement sur mes mains

Et je repeuple ainsi que les oiseaux des îles

Infiniment dans la lumière du matin

 

Je porte en moi des dieux vulgaires, des images

Taillées dans le bois neuf des chênes au couteau

Tous les regards d'enfants qui cernent mon visage

Ne valent point le vent du large sur ma peau

 

Je te sais maintenant éternité, pareille

A cette épaule de plongeur qui resurgit

Tranquillement entre deux touffes de sommeil

Et vous n'y pouvez rien frontières de ma vie.

 

1946.

 


 

 

 

 

La peau du personnage

 

Il est une cloison douce comme l'oreille

Qui laisse tous les bruits de la terre approcher

Ceux qui viennent de loin et se savent capables

De mener l'homme à sa tourmente de l'aider

A franchir d'un seul bond cette conscience humaine

Qui le nie et l'envoie sans cesse par le fond.

Car l'homme que je suis plus proche de la bête

Des yeux doux de la bête et de son front de bête

S'identifie à l'os intact de la ramure

A la gorge de craie qui chante sans savoir

Que les anses du blé se referment sur elle

Transparente et moulée à la forme illusoire

D'un homme encor lui-même et qui se croit sauvé

Ma poitrine tu bats tu me donnes le temps

De me choisir de me situer de me connaître

De n'être plus pour toi qu'un doux filet de sang.

 

1946.

 


 

 

 

 

La main dénouée

 

Entre les murs chauffés à blanc comme une plèvre

Qui n'en a pas fini de suppurer

Entre le corridor à pas lents de la fièvre

Et la coupe plus sombre d'une destinée

Entre ce qui est en moi et tout ce que j'assume

De poids morts de ténèbres et de lauriers coupés

Quand j'écris de travers

Quand je vais à la ligne

Quand tout mon corps à vif est un vaisseau penché

Il y a cette Main dénouée qui se révèle

Au signe le plus clair d'une belle journée

Et j'apprends à aimer comme un enfant malade

Dans le temps d'un lit blanc et d'un membre plâtré

De ses dix doigts tremblants s'essaie à l'escalade

Du lustre ou du perchoir à coq de la croisée.

 

30 avril 1947

 


 

 

 

 

Peinture

 

Au-devant de la toile

Il n'y a pas que cette main qui va

Comme une bête vers l'abattoir du couchant

Il y a même autre chose qu'un mouvement,

Le coeur définitif en proie à sa conquête,

Têtu

Et plus encore à même de juger

Au fond de lui, les grands courants d'éternité.

Au-devant de la toile

Il y a tant de main qui se pressent,

Tant de beautés qui se confessent

Qu'on ne sait plus,

Mais on voit bien,

Fenêtre ouverte,

La lueur mauvaise du destin.

Il y a tant de désespoir

Entre la cigarette allumée du peintre

Et son regard

Que c'est comme si toute la vie

D'avant les hommes

Comme si l'unique somme

De tendresse à partager

S'étalait là entre la poutre et le plancher

Aux yeux de tous

L'amour la vérité l'étendue du malheur.

 


 

 

 

 

Adresse à Dieu

 

Ce n'est pas au moment d'abandonner les guides

De basculer par-dessus bord comme un litre se vide

Sans bruit dans la lumière atroce de quinze heures

- Car je sais ce que c'est que de traîner son coeur

Sur les chemins pareils à des dalles de cloître

Drapé de linges blancs et de vérités moites -

Ah! Ce n'est pas en la minute impérissable

Du dernier rendez-vous et de la bousculade

Qu'il me prendra l'envie mon Dieu de malmener

La crémone d'azur de tes portes fermées

Accueille-moi si tu le veux comme on respecte

Le combat terminé un blessé de la tête

Je t'ai trouvé je t'ai perdu je t'ai caché

Comme un billet galant à un autre adressé

Qu'on déchiffre en tremblant dans le gel de la chambre

Et qu'on relit avant de le réduire en cendres

Tu ne peux rien pour moi maintenant que je suis

Fané par ton soleil comme une fine pluie

Venue d'un nuage bas qui mettait sur la terre

Quelques larmes de trop au bord de tes paupières

Tu peux bien m'accueillir et m'ouvrir tes palais

Tu ne me rendras point cet amour que j'avais

De la vie ni ce doute inné de Ta Personne

Qui fait que je suis là et que tu me pardonnes.

 

26 juin 1948.

 


 

 

 

 

Entre le soleil et la terre...

 

Entre le soleil et la terre

Il y a des petites places de marché

Toutes pleines de coquillages frais

Et de femmes

Il y a aussi de longues routes blanches

Et le chèvrefeuille s'enroule à la bricole du vieux rémouleur

Il y a des maisons riches avec des tuiles

Et vers quatre heures on y joue du piano

Il y a peu de gens hostiles

Mais on y voit de drôles de numéros

Des bandes d'oiseaux plats venus des pays d'ouest

S'assemblent pour mourir au-dessus de midi

L'odeur des fruits mouillés excuse la paresse

Dans les cuisines de l'ennui

Et l'on vit sans penser à mal

Sans rire et sans bouger

D'un pied

D'une main

Et l'on songe à des arrivées à jeun

Dans un village endormi

Où tourne un vieux cheval

Eperdu

Fou

En proie à la dernière étoile

Et le flanc ruisselant des perles de la nuit.

 

10 novembre 1948.

 


 

 

 

 

Dans la nuit du dix-sept novembre

 

La nuit dans une automobile arrêtée

Toute seule dans une automobile

Sur une longue route la nuit

Sous les arbres

 

Il y avait une femme

Dans la fourrure et dans la nuit

Une femme

Et la seule lanterne éteinte

 

Soudain quelqu'un qu'on n'avait pas vu

Se mit à chanter doucement

Et des enfants sur la route passèrent

Avec un chien

 

Une feuille tomba sur le siège avant

Un bonheur nouveau se fit jour

Avec des feux de boiseries

Avec une table de chêne

Et dans le cadre rajeuni

Le visage d'un homme qu'elle aime

 

Au jour levant

Elle arriva en vue d'un parc

Sans ses fourrures elle arriva

Mouillée de feuilles en vue d'un parc

Dans l'aube seule

Elle arriva

 

« Je reconnais l'orangerie

Le perron les dahlias brûlés

Tu vis là-haut dans une chambre

Au bord d'un lit où je mourrai

 

Tes mains sont blanches comme marbre

Tu écris des mots défendus

Et la branche haute d'un arbre

Relance au ciel ton front têtu

 

Tu m'arrives de mon enfance

Sans ne m'avoir jamais quittée

Il pleut des siècles je te cherche

Dans les corridors du passé

 

Jusqu'au fond de l'orangerie

Dans les greniers dans la resserre

Tu me sais faible et tu te sers

De mon amour à l'infini

 

Et tu me jettes dans les feuilles

Dans la nuit longue dans les feuilles

Dans une vieille automobile

Cependant que sur la route noire des enfants passent

Et qu'on entend dans la nuit seule un cor de chasse. »

 

17 novembre 1948.

 


 

 

 

 

Où vous-croyez-vous donc...

 

- Où vous croyez-vous donc ?

- Dans une maison au bord du monde!

 

- Il n'y a pas de maison au bord du monde

Mais un fossé sans croix ni tombe !

 

- C'est donc que j'habite un hôtel

Près d'une gare providentielle

 

- Il n'y a pas de Providence

Mais de longues distances de très longues distances !

 

- Me situez-vous dans un chariot

Traîné par boeufs ou par chevaux ?

 

Sur le plancher d'une ambulance ?

Vraiment ce serait trop de chance !

 

Dans la guérite d'un douanier

Un soir où la mer a neigé ?

 

Blessé aux mains et à la face

Dans le repos d'un garde-chasse ?

 

- A la fin je perds votre trace !

 

27 novembre 1948

 


 

 

 

 

Continuez

 

Allez ! Continuez sans moi le voyage

Abandonnez-moi comme un excédent de bagages

Dans le hall d'une grande gare

Ou sur une plage

Sans couverture ni vivres

A quoi bon!

 

En ce moment vous traversez peut-être une forêt

A mi-chemin de la montagne

Et vous vous arrêtez soudain pour regarder

Le bleu des arbres et le fond des vallées

 

Pas de danger qu'on m'aperçoive

Derrière la dernière maison

Après le presbytère

Plus loin

 

Où l’on relègue les wagons

Là-bas

Dans l'herbe

Comme une chaussure qui boit

Le soleil rit

Et je me sens moi-même porté

En cet après-midi du début de l'année

A des excès de langage

 

30 novembre 1948.

 


 

 

 

 

 

Mon Dieu ce n'est pas...

 

Mon Dieu ce n'est pas parce que tu as coupé ta barbe

Rouge et verte comme des côtes de rhubarbe

Ni parce que tu ne te vêts plus à l'antique

Comme les jeunes gens dans les sociétés de gymnastique

Que je ne suis plus capable de te reconnaître

Pauvre rouge-gorge à la croisée de la fenêtre

Tu m'arrives au moment où je t'attends le moins

Tu entres tu ne sais plus aucun mot de latin

Tu te heurtes au mur de la bibliothèque

Avec cet à quoi bon tenace de l'insecte

Qui grille dans le four obscur du radiateur

Les ailes de la nuit et le miel de son coeur

Tu es là je ne sais comment Tu te réchauffes

Au feu de bois Tu te tâtes les côtes

Pour t'assurer qu'il n'y a rien de déplacé

Dans l'horlogerie délicate de l'éternité

Et je te parle à mots très humbles

De la souffrance intraduisible et des coloquintes

Qui sont en bas dans le jardin et qui éclatent

Dans l'air avec un bruit de savates

Qui fait songer au pas de l'homme en son cachot

Innocent comme un oeuf et le ciel sur le dos.

 

20 décembre 1948.

 


 

 

 

 

Poème pour l'an 1950

 

Or la beauté n'est pas unique ! Et quel orage

Comme un décor de funambules qui s'abat

D'un seul coup sur un parterre de corsages

Suscitant un espoir chez les gens à sabbat !

 

Mais l’eau tel un oiseau dans la gorge des rives

Roucoule un songe d'herbe et le fil du pêcheur

Délimite d'un trait l'odieux bonheur de vivre

D'avec le Styx aux exigences de passeur

 

Cinquante ans ont sonné depuis que les prophètes

Barbouillés de vin vieux et de coeur altérés

Nous ont prédit des Chandeleurs et de ces Fêtes

Qui ne figurent point sur les Calendriers

 

Que dire maintenant qu'on entend dans les fermes

Bramer de l'aube au soir le concierge et l'acteur

Quand le blanc nénuphar dans un berceau de sperme

Descend un Nil aux eaux bourbeuses de liqueurs

 

Je chante pour l'enfant arrêté par l'hospice

Dans sa marche au-devant de l'homme et du printemps

L'imbécile Odyssée de cet idiot d'Ulysse

Qui se mire dans l'ongle écarlate du temps

 

Car le chant seul me plaît qui célèbre les plaintes

D'un voisin de ma vie dépouillé de ses biens

Qui remue là dans un couchant en demi-teintes

Sans jamais parvenir à défaire ses liens

 

J'ai trop parlé de Meaulne et des routes d'enfance

Des Bohémiens et du Domaine Mystérieux

Poète que fais-tu de cette pestilence

Qui embaume Paris son faubourg et les cieux ?

 

J'aime qui m'attendrit à l'étage du doute

L'analphabète enfant par lui-même étourdi

Qui grimpe l'esca1ier de l'enfer et s'arc-boute

Un soir à la passerelle du Paradis

 

Celui qui a raison contre l'homme qui chante

L'obtus recueillement d'un arbre dans l'été

Mérite qu'on le serve et qu'on fasse guirlande

De ses cheveux de chef ainsi que d'une idée

 

Qui flottera demain sous ce ciel dérisoire

Balisé de chevaux de tonnerre et d'épis

Date approximative et faste dans l'Histoire

Où l'Orgueilleux manant a rejoint Jésus-Christ.

 

Louisfert, 6 juillet 1949