Réflexions sur la poésie

 


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Table des Matières


 

Usage Interne (1951)
- Préface de Michel Manoll
- Introduction de Jean Rousselot
Les Liens du Sang (1951)
Conseils et Notes (1948-1949)
De la recherche poétique considérée comme jeu (1948)
Notes (1948)
De la Peinture (1949)

 

 

 

 

 

 

 


 

Préface de Michel Manoll

 

Ce que je vais écrire ne s'adresse, à vrai dire, à personne. Et vous lirez ces lignes, comme on prend connaissance, post-mortem, des secrets jalousement défendus par un vivant qui faisait de l'amitié un territoire inviolable.

L'amitié que j'ai entretenue avec René. Guy Cadou appartient désormais au silence, car elle avait pour habitacle un cœur dont un des plus hauts domaines ne fut jamais marqué que par les lignes d'ombre, les reliefs et les marées que nous y inscrivions.
Ce qui s'est dit entre René Guy Cadou et moi n'est pas davantage dicible, maintenant qu'il n'est plus que, lorsque dans le silence où nous fondions notre édifice spirituel, s'échangeaient entre nous cet ensemble de pensées, de sentiments, de confidences, de confessions en lesquels deux hommes, également persuadés d'une vérité fraternelle — et pour tant de raisons évidentes — intransmissible s'éprouvent, s'épaulent et se déchargent mutuellement de leurs fardeaux.

L'élection d'une amitié exceptionnelle, comme le fut la nôtre, est un don du ciel qu'il faut accepter comme tel et que l'on ne peut fragmenter.
Lorsque René Guy Cadou s'est trouvé pour la première fois devant moi, en 1935, rien d'autre que sa personne ne me séduisit et nul ne me persuada de lui consacrer ce que, jusque-là, je me réservais, sans réticences et sans ambages.

Cette amitié me permit tout simplement d'être moi-même hors de moi-même et de livrer à l'enfant qu'il était alors les plus intimes effusions, les cris les mieux télés, les larmes les plus secrètes, cette géhenne de l'âme, cette nature inquiète et toujours insatisfaite, cette ambition d'une beauté si difficilement saisissable, cette solitude inconsolée et inconsolable que ce monde entretient en ceux qui en pressentent les limites el les ténèbres. Je fus son bien et il fut le mien, de l'union la plus étroite — mais, à aucun moment, il ne se permit la moindre entrave au pacte occulte qui nous liait, jamais il ne fil le moindre pus hors de ce désert où il se savait, avec moi, prisonnier.

Jaquette de l'édition Seghers de 1976

Que dirais-je donc aujourd'hui d' Usage interne, dont il ne me révéla jamais rien ? Que nulle de ces pages ne m'était, cependant, étrangère et que la moindre ligne de ce livre ne saurait me surprendre.

Mon étonnement ne serait que le produit d'une légèreté coupable, puisque l'effort incessant de René Guy Cadou fut de graver, sous mon regard, attentif, fraternel et admiratif, toujours plus profondément, dans le marbre de l'éternité, des mots qui défient ce que l'homme entretient en lui d'éphémère et de trouble.

Usage Interne, Comme l'exil de Louisfert, comme La Vie Rêvée, comme Hélène ou Le Règne Végétal, comme Les Biens de ce Monde, n'est que l'illustration d'une vie qui n'appartenait à personne, pour mieux s'affranchir de la pesanteur du quotidien et pour mieux s'acheminer vers ces cimes où les mots perdent leur sens périssable.

Usage Interne c'est aussi, en quelque sorte, le Journal d'un Poète — dépouillé de tout l'accessoire, de tout fard inutile, — un livre accessible seulement au lecteur averti et imprégné de ce que René Guy Cadou a préalablement intégré à sa poésie.

On ne saurait donc le considérer comme une explication ou comme un plaidoyer. Le poète eut-il commencé à nous livrer avant toutes choses de pareilles notes, qu'elles fussent tombées dans le vide. Mais cet abîme il l'a sans cesse comblé, tissant, en tous sens, au-dessus de la faille, avec les fils d'or de sa poésie, un pont de lumière.

Le poète ne reprend jamais haleine : il va d'un trait vers de possibles mirages, mais qui, du moins, ont pouvoir d'enchantement.
C'est pourquoi l'ardeur qu'il dépense à sa conquête, l'incendie qu'il entrelient, font de son cœur un feu de paille. Partout sont visibles en Usage Interne, les traces de la brulure el l'on comprendra, devant une telle passion à s'embraser de mille feux, pourquoi René Guy Codon s'est effondré, pour finir, comme une statue de cendres.

Mais les flammes effeuillées gardent en elles la chaleur el la moisson des incandescences et, de leur irradiante poussière dispersée dans l'inconnu, un homme, pris en charge cette fois-ci par son âme — seule en cause, seul témoin, seule à connaître la portée d'un langage mystérieux, — se recompose sous nos yeux, hors du temporel, dressé, avec le geste même du donateur, sur un socle inaltérable.

 


 

 

 

 

 

Introduction, par Jean Rousselot

 

Les œuvres se suffisent à elles-mêmes, dit-on. Rien n'est moins sûr. Comment expliquer, en effet, la curiosité qu'en tous temps inspira «  l'écrivain-écrivant » et comment justifier les Himalayas de gloses édifiés sur tout chef-d’œuvre, sinon par notre certitude que les poèmes, les symphonies et les tableaux ne nous ont pas tout dit, qu'au bord de leur voie royale subsiste toute une zone obscure dont l'élucidation nous en dira plus long que les bornes du chemin sur le cheminement même de leur créateur, sur ce processus magique selon lequel un homme — un homme à notre image — fait de notre réalité douteuse et fugace une éternelle et probante vérité.

Car ce qu'il nous importe de connaître, en art comme dans la vie, n'est-ce pas en définitive, plutôt que les faits eux-mêmes, leur raison d'être ou de n'être pas nôtres, ce qui nous les rend sensibles ou ce qui fait qu'ils nous dépassent ? Où qu'il aille, quoi qu'il fasse, l'homme veut se reconnaître et, quel qu'il soit, il n'est pas de plus passionnant roman pour lui que la biographie d'un autre homme, celui-ci eût-il vécu la vie la moins accidentée.
Grande est notre chance quand l'auteur d'une œuvre est capable de nous renseigner sur son itinéraire invisible et quand il y consent, quand nous pouvons soupeser les « Pierres » d'un Victor Hugo, voir jaillir les « Fusées » d'un Baudelaire, écouter la « Self-Defence » d'un Reverdy, quand nous est révélé l' « Usage interne » que René Guy Cadou faisait de sa poésie avant de l'écrire et de nous la donner.

« Usage interne » et, dès la première page, cet aveu, que feront bien de méditer certains poètes prématurément hissés sur le pavois et qui croient à la toute-puissance de leur génie : que toute œuvre manque son but et n'est qu'un désastreux échec. D'où nous n'inférerons point que, pour Cadou et pour tous les autres, la « réussite » poétique soit impossible, mais qu'il n'est, en poésie, de réelle réussite qu'une vie de poète tout entière fondée sur l' « usage interne » — et exclusif — de la fonction poétique.

Et voilà qui nous en dit très long : ces matériaux bruts, ces schémas de charpente, cette radiographie, ce système circulatoire mis à nu, sur la vie organique et sur l'administration intérieure d'un poète qui s'exclamait, un jour, sans rire :

« Ah ! je ne suis pas métaphysique, moi I »

et qui, dans le secret du laboratoire, nous confie des pensées de ce genre :

« On n'immobilise jamais que des surfaces mouvantes, des volumes virevoltant dans l'espace. Ce que le temps immobilise échappe à la conscience poétique qui, elle, est en dehors de toute durée.
On écrit d'abord pour se connaître, puis pour se reconnaître, enfin pour se disculper. »
La poésie ne doit jamais être un mieux, mais un état sans cesse empirant. La grâce vient comme une gangrène, comme un coup de poignard. Elle tue sûrement son homme. »

Cela, dit sur le ton du constat et non de la leçon, cela, aphorique, et qui le veut comprenne, cela est-il valable pour tous ? Je le crois, si je ne crois pas, par contre, que tous les propos de Cadou sur les beaux-arts aient force d'Evangile, en particulier celui-ci, qui détonne : « A vie de galopin, œuvre de galopin ». C'est à la vie intérieure qu'il faut constamment revenir et c'est là que Cadou, qui y revient toujours, prodigue cet éclairage irréfutable que les seules œuvres « vécues » nous imposent et que les œuvres « faites » — du type Cocteau — ne nous ont jamais donné. Moraliste, Cadou ? bien sûr ! Ecoutez plutôt ceci, qui a l'accent définitif et l'économie de l'évidence :

« La grâce, quand elle n'est pas réellement un don de Dieu, n'est qu'un bénéfice illusoire, un Cayenne cent fois plus douloureux et méprisable que la mort.
Les bons sentiments n'émeuvent que dans la personne des mauvais sujets.
Il faut être seul pour être grand ; mais il faut déjà être grand pour être seul. »

... mais « moraliste » comme seuls les poètes peuvent l'être, qui sont seuls à l'être, en fin de compte : sans le moindre souci de moraliser, encore moins d'angéliser, opposant au contraire l'instinct au dirigisme et l'inutilité de la pluie à l'irrigation artificielle.

Il faudrait, au demeurant, tout citer de ces quelques dizaines de phrases-témoin (on appelle aussi « témoin » la rustine de plâtre qu'on colle sur la lézarde d'un mur, non sans l'avoir datée) dont Cadou a jalonné trois années décisives de sa courte vie, celles où Louisfert devint vraiment Louisfert-en-poésie parce qu'un poète y gagnait son propre faîte et s'y campait pour l'éternité : il n'est pas une page de ce vade-mecum intime où la pensée ne soit ferme, l'expression précise et calmement audacieuse, où l'on ne sente monter la respiration même d'un homme qui se voulait, avec autant de force, homme parmi les poètes et poète parmi les hommes.

Respiration stimulante, émulatrice : nous sentons qu'à pratiquer ce même « usage interne » nous deviendrions, nous aussi, capables de cette « résurrection » à laquelle, écrit le poète des Biens de ce monde, il faut tendre, bien plutôt, lâchement, qu'à la guérison.
Ce ne sont pas là des recettes : Cadou méprisait les recettes, avec lesquelles, dit-il, on ne fait que de la mauvaise cuisine. Usage interne c'est plutôt, mystérieusement révélé, le mystérieux « tour de main » qui, seul, permet la maîtrise. Tour de main de la solitude, et non point recette de la solitude :

« Ici nous sommes entre gens du même bord. Le menuisier m'apporte des articles sur Apollinaire à cause de mon livre. Le bistrot me demande des nouvelles de mes travaux. De même, je m'intéresse réellement aux barriques de celui-ci, aux buffets de celui-là. Il existe un commerce entre nous qui ne supporte pas la solitude. Et j'attends les lettres de Paris, les services de presse des éditeurs, pour m'obliger à croire que je suis seul parmi les braves gens de ce village. »

Tour de main de l'émotion :

« Que tout ce qui tombe du cœur lui revienne, non point défiguré, mais à coups d'archet du sang... »

Qu' Usage interne n'ait point valeur enseignante, Cadou nous en a prévenus dès la première page. Il n'empêche cependant que ce petit livre privé résume excellemment certain esprit propre à toute cette école de Rochefort où, non plus, l'on n'enseignait rien et dont Cadou fut, avec Jean Bouhier, le principal animateur. Cet esprit — qu'illustra notre volonté commune de vivre la seule Vie rêvée, la seule « vie absente » dont parle Rimbaud, cet esprit où les historiens de la poésie et les jeunes poètes d'aujourd'hui veulent bien reconnaître qu'il rénova, au lendemain du drame surréaliste, et « maintint », durant les années d'inflation verbale, la notion même de poésie, nul doute que Cadou ne l'ait, plus qu'aucun de nous, justifié par son existence amoureuse, fraternelle, ouverte à tous les vents. Usage interne en fait la preuve à chaque ligne.

 


 

 

 

 

 

 

1. Usage interne

 

Avertissement

 

 

 

Il ne s'agit aucunement ici de conseils, encore moins de proposer à l'entendement de jeunes poètes un enseignement qui ne vaut que pour soi-même.

Je n'ai réuni ces notes que pour juger en tout état de cause de l'étendue du désastre.

Et puisqu'aussi bien la description du fusil précède le maniement d'armes, peut-être n'est-il pas inutile, le coup parti, le but manqué, de se pencher avec humilité sur son arme et de s'interroger sur les raisons de sa défaite.

RGC.

 


 

Il y a des poètes qui sont comme ces singes qui prennent plaisir à secouer l'arbre pour en faire tomber les fruits, imitant ainsi le geste sacré de l'homme.
*
Le beau en soi est la plus haute idée de l'Art. Mais le beau pour le beau, le beau prémédité, le beau de sang-froid, bref le culte de la beauté pratiqué comme le pratiquent tous les esthètes est l'entreprise la plus folle et la plus méprisable.
*
Le poète n'est responsable que devant Dieu, le romancier est justiciable devant les hommes. L'un n'engage que ses propres vertus, l'autre celles de ses semblables.
*
Les mots sont comme ces poteries bon marché et poreuses d'où l'eau s'échappe mystérieusement. Prenez un mot et revêtez-le de la matière brûlante de votre âme.
*
Le rêve ne nous fait voir que le côté nocturne de l'homme, sa face torrentielle sillonnée d'épées, son cœur noir. Mais il y a d'abord la clarté du jour.
*
L'inspiration, c'est la contre-intelligence du poète, l'agent secret.
*
L'Art est né d'un sentiment de révolte, la poésie d'un sentiment d'amour.
*
Ne pas faire couler de sa plume de l'argent, mais de l'or.
*
La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles - usuelles comme le ciel qui nous déborde.
*
Il ne faut pas confondre les œuvres hermétiques (Mallarmé) et les œuvres fermées (Reverdy). Les premières ne nous donnent pas la possibilité d'y entrer, les secondes d'en sortir.
*
Je n'invente pas, je crée. Qui dit invention dit intelligence. Qui dit création dit amour.
*
Mange ta main, garde l'autre pour demain.
*
Le choix n'est pas une opération qui précède la mise en page du poème. Mais l'esprit pratiquant à son insu une sélection, tout se passe comme si une volonté supérieure avait préalablement choisi.
*
Qui dit esprit d'invention ne dit pas esprit de préméditation. Bien au contraire ! J'entends par esprit d'invention cette promptitude que le poète apporte à se secourir - et cela sans faire appel aux procédés d'écriture et de langage qui ne font guère illusion.
*
Mais le style ? direz-vous. Justement, le style : cette écriture sans écriture, déliée comme la langue des muets.
*
Le style n'est pas l'outil du forgeron mais l'âme de la forge.
*
On n'impose pas son style ; c'est lui qui vous impose.
*
Certains partent de la réalité pour aboutir à eux, gymnastique scolaire qui n'intéresse qu'une étendue restreinte de la pensée. Mais d'autres, à partir d'eux-mêmes, se créent une réalité plus durable, plus immédiate, et dont les bornes sont sans cesse reculées.
*
J'appelle immédiat cette faculté que possède l'esprit de s'immobiliser comme un coup de feu.
*
On n'immobilise jamais que des surfaces mouvantes, des volumes virevoltant dans l'espace. Ce que le temps immobilise échappe à la conscience poétique qui, elle, est en dehors de toute durée.
*
Un « Art Poétique » est comme ces livres de cuisine où est inscrit le secret des ragoûts : la recette est alléchante, le plat lui-même l'est beaucoup moins.
*
Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul.
*
Pourquoi, en musique, appelle-t-on communément « artiste » le virtuose et le compositeur : le voleur et le volé.
*
J'aimerais assez cette critique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie.
*
Un peintre, parlant de l'art, me disait : « L'Art c'est la tête de la Victoire de Samothrace et les bras de la Vénus de Milo. » Ainsi de la Poésie.
*
Il y en a qui font de la poésie en plaqué. C'est « plaquer » la poésie qu'il faut faire.
*
La poésie de X... est comme une tombe couverte de fleurs. On voit d'abord les fleurs. Hélas ! la tombe ne tarde pas à apparaître.
*
La probité de Mallarmé me fera toujours songer à l'histoire de ce faux-monnayeur, qui frappait, avant-guerre, des pièces de cent sous lui revenant à six francs.
*
Quand je me vois affublé de tous ces souvenirs, je détourne la tête sur mon passage.
*
Que ceux qui font grief à la poésie d'être trop souvent une visite fermée, c'est-à-dire réservée à un petit nombre, considèrent que le poète est seul en face du mystère, qu'il doit se défendre contre les forces noires qui soulèvent le monde et les appréhender. Ce ne sont jamais que les échos de la lutte qui parviennent aux oreilles du lecteur ; et croit-il, le lecteur, qu'au cours de cette lutte, le poète ait le loisir de s'inquiéter des réactions de l' « arrière » ?
*
Je ne conçois d'autre poète que celui pour qui les choses n'ont de réalité que cette transparence qui sublimise l'objet aimé et le fait voir non pas tel qu'il est dans sa carapace d'os, de pulpe ou de silence, mais tel qu'il virevolte devant la bille irisée de l'âme, cet œil magique béant au fond de nous.
*
Loin de procéder à un choix, s'imposer de tout saisir, donner à toute chose la caresse enveloppante de sa pesée.
*
L'émotion du poète ne vient pas de ce qu'il voit mais de ce qu'il endure.
*
Certains reprocheront peut-être au poète la monotonie de son effort, la patience et l'application avec lesquelles il se préserve jalousement de la colère. Il est bon que le poète soit ainsi, revienne chaque jour à ses mêmes pâturages, s'interroge : la liberté de ses mouvements en dépend.
*
L'émotion d'un poème ne vient pas tant de ce qu'il représente que de son mouvement. Plus l'allure sera rapide, plus le poème aura de chances d'atteindre son but.
*
Le poète se trouve placé au centre de son poème comme une araignée au milieu de sa toile.
*
Les bons sentiments n'émeuvent que dans la personne des mauvais sujets.
*
On écrit d'abord pour se connaître, puis pour se reconnaître, enfin pour se disculper.
*
Il y a ceux qui tirent la jambe et ceux qui boitent de naissance : les accidentés du travail et les infirmes divinisés.
*
L'amour qui sublimise toute chose nous aura portés. Dans cette solitude aérienne que nous nous sommes créée, non comme une tour d'Ivoire, mais comme un royaume sans frontières, il aura été cette multitude vagabonde, cette parole du matin.
*
La mansuétude immense de Dieu lourde comme une feuille blanche.
*
Le poète n'est créateur de beauté que dans la mesure où l'objet créé se passe de commentaires. Du moment que l'on se presse autour du berceau, que quelqu'un dit : « Comme il ressemble à son père ! » le père n'a plus qu'à cacher sa honte.
*
Toute poésie tend à devenir anonyme.
*
Ce qui ne veut pas dire que le poète faisant abstraction de sa personnalité se doit à des besognes corporatives.
*
Celui qui ressemble à tout le monde, ne ressemble à aucun autre.
*
Toute poésie n'est rentable que dans l'éternel. Je veux dire que c'est seulement lorsqu'un poète nous a quittés qu'on s'aperçoit de l'immense place qu'il occupait en nous. Max Jacob, poète rentable.
*
Les traces de la volonté apparaissent toujours dans une œuvre qui n'est pas entièrement digérée par son contenu. Le client n'aime pas à voir la main de l'ouvrier et lui en fait grief.
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Un secret de la réussite en art : ne jamais dire devant les autres ce que vous voulez leur faire dire.
*
Il y a davantage de mystère dans la naissance, ou dans la mort, que dans les plus savantes réussites en art. Ce n'est pas en déployant autour d'une œuvre de sombres draperies qu'on lui donnera son aura mystérieuse, mais bien au contraire en faisant autour d'elle un tel jour que ses limites s'en trouveront d'elles-mêmes effacées.
*
Les poètes sont les aristocrates du peuple.
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A vie de galopin, œuvre de galopin.
*
Je ne conçois pas de poésie sans un miracle d'humilité à la base.
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Comment le poète toujours placé en amont de la poésie ne troublerait-il pas son breuvage ?
*
On n'œuvre, il est vrai, que dans la souffrance, mais cette souffrance désirée, consentie et pure de tout sentiment, n'altère en rien la joie rayonnante du poète.
*
Le travail.
*
Le poète ne doit pas se lever chaque matin en disant : « Aujourd'hui je ferai ceci » ou bien « je ferai cela », mais bien plutôt : « Je ne ferai pas ceci, j'éviterai cela. »
*
Eviter aussi bien, et même plus, les bonnes rencontres que les mauvaises.
*
De sept à dix ans je lisais les oeuvres de Mme de Ségur ; jusqu'à quinze : Gustave Aymard ; ensuite : Arsène Lupin, Fantômas, Le Vautour de la Sierra, Rouletabille, Rocambole, à peu près tout Dumas père et Conan Doyle, le Petit Journal illustré. Je n'ai jamais eu qu'à me louer de mes lectures.
*
Le poète sera toujours cet égaré sublime qui porte en lui-même sa bergerie.
*
Les Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre avaient des ruses de Peaux-Rouges. Ils allaient, tenant devant eux de jeunes arbres coupés. Ainsi va le poète, le visage enfoui dans les feuilles.
*
Le poète qui montre le bout de l'oreille donne prise sur lui-même et sur sa poésie. On le tire de sa coquille comme un bernard-l'ermite. Et que dire d'un bernard-l'ermite !
*
Le poète ne doit pas faire oublier l'homme, mais l'homme le poète.
*
Mais que l'homme fasse d'abord oublier l'homme.
*
La nouveauté d'un poème réside pour une bonne part dans la nouveauté de l'homme. Et l'homme ne se renouvellera qu'en revenant sans cesse à sa nouveauté qui, elle, est éternelle.
*
Le poète se fera témoin de l'événement dans la mesure où celui-ci sera en dehors des événements.
*
Le comble de la réussite sera de faire de la poésie sans le savoir,
*
Que les poètes soient d'abord des Monsieur Jourdain !
*
Ne rien écrire qui soit prémédité.
*
Les poèmes les plus surprenants surprennent justement par l'absence de surprises : Francis Jammes, poète surprenant.
*
La chasteté en art
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Se garder des exhibitions en public et, pour cela, recourir sans crainte à l'ironie, ce juge de soi-même.
*
Il n'y a pas lieu de se féliciter d'être sorti de la cuisse de Jupiter. Il n'en résulte jamais aucun mérite pour nous.
*
Nous voilà sur les bras tous les enfants des autres : le drame des «  pauvres gens » de lettres.
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Le poète passe sa vie au Mont-de-Piété.
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Je mets du moins mon honneur à n'engager que mes propres loques.
*
Les mots vont parfois plus loin que les idées, parfois ce sont les idées qui dépassent les mots, il appartient au poète de choisir une marge où mots et idées cohabitent dans une profonde lumière.
*
Un poète ne doit jamais avertir les pouvoirs publics de ses changements de résidence.
*
Passer comme un ivrogne au poste.
*
Ceci vaut aussi bien pour le poète que pour son image.
*
Certains poètes ne font leur œuvre que derrière les vitres. Aussi cette œuvre ne nous apparaît-elle, le plus souvent, que maculée de chiures de mouches.
*
La transparence n'existe que dans l'air.
*
Je ne vois jamais dans une maison que ses fenêtres ouvertes.
*
Une poésie qui perd son pucelage : c'est bien. Une poésie qui le retrouve : c'est mieux.
*
Le poète, à la veille d'une belle journée, s'écrie : Je n'assisterai pas à mon mariage.
*
Pas de poésie qui ne soit vernale. Je m'explique : toute entreprise de salut public - et la poésie en est une - ne peut se concevoir sans une certaine exaltation, qui n'est pas le lyrisme, sans une promesse forcenée de bonheur qui confère d'autorité son importance à cet instant de nous-mêmes où notre propre bonheur est oublié.
*
Croyez-moi ! Je ne me soucie nullement de dire, encore moins de bien dire, mais d'être et d'être dans le bien.
*
La vérité poétique n'est pas la vérité pratique. Celle-ci est d'ordinaire en complet désaccord avec celle-là. Il suffit que le poète nous apporte une révélation poignante de sa destinée, qu'il ne regarde pas de si près à nous distraire de l'instant. Plus les faits contenus dans son message seront éloignés de la vérité pratique, plus le poète sera proche de sa vérité, nous la fera toucher du doigt.
*
Le souvenir n'est que cette connaissance du futur que nous percevons à travers le passé.
*
J'appelle effusion cette fraternité d'armes qui existe entre le poète et son lecteur, cette promptitude que le poète apporte à se placer dans un terrain découvert où toutes les balles sont pour lui.
*
L'effusion n'est pas le sentiment.
*
La sensibilité n'est pas non plus le sentiment.
*
La sensibilité du poète est cette aiguille aimantée dont l'une des pointes est fichée dans son cœur alors que l'autre s'agite désespérément dans l'espace.
*
L'univers du poète est un monde sensible en ce qu'il ne fixe jamais que des rapports mouvants, des états d'âme où la raison n'a que faire.
*
Faire appel à la raison, c'est avouer publiquement son impuissance à résoudre les problèmes de l'art, c'est se priver à tout jamais de sa propre estime.
*
Je tiens à ma propre estime comme à la prunelle de mes yeux. Je ne brûle pas celle-ci à la lumière des lampes.
*
S'il est vrai que le rêve prédispose l'homme à la fonction de poésie, il serait vain de lui vouloir attribuer tous les mérites de cette réussite. Il ne s'agit, en effet, aucunement de faire jaillir un fantôme des nuées, mais bien au contraire de dégager par-delà toutes les brumes de la demi-conscience et de la veille quelques lignes maladroites qui ne demandent au fond qu'à s'ordonner.
*
Le poète demande sans cesse la révision de son procès. Alors que son innocence ne fait de doute pour personne, et justement à cause de cela, il doit accumuler sur lui le plus de charges possibles qui le feront, en fin de compte, innocenter.
*
Pourquoi tant de poèmes, pourtant si admirablement construits, nous laissent-ils à ce point indifférents ? Sans doute y perçoit-on un peu trop l'intention, cette volonté préétablie d'agencer des matériaux dans l'apparence du chef-d’œuvre. Mais ces fenêtres si hautes, si claires, si ordonnées, sont murées de l'intérieur. L'obscurité est partout dans cette demeure.
*
Donner à sa poésie de l'ouverture. Et pour cela ne pas craindre de sacrifier à l'esthétique des pans de murs entiers.
*
Qui dit poésie utile dit poésie habitable. Si ma poésie est inhabitable, où logerai-je ma descendance ?
*
Il en est de la poésie comme de certains oiseaux, le martinet par exemple. A peine aura-t-elle touché le sol qu'il ne lui sera plus donné d'en repartir. Qu'elle soulève donc la terre jusqu'à ses ailes.
*
Plus le poète se rapprochera de la terre, plus il sera aérien, plus il aura à se méfier de la fatigue de ses muscles.
*
Une poésie qui ne ferait appel qu'à la méditation risquerait de demeurer longtemps sur place. Toutes les grandes batailles ont toujours été des luttes de mouvement.
*
L'Abondance des images m'effraie comme un palmarès. Laquelle choisir ? Et quelle importance puisque demain, les lumières de la fête éteintes, il ne restera plus que quelques lauriers fanés dans des mains vides.
*
Mais Votre poésie, direz-vous ?
*
J'ai le goût simple et sévère. Je ne bous pas auprès du feu. Je suis capable de me détester six mois, pour la satisfaction de m'adorer cinq minutes.
*
Si je me sens porté parfois à l'excès, c'est par humilité. A l'orgueil, par excès d'humilité ou inversement.
*
Qu'un poème me vienne de derrière la tête, c'est qu'il se jugeait indésirable à l'intérieur.
*
Il serait plus ou moins cavalier de tenter de l'y introduire. Mon ambition, ni ma veulerie, n'ira jamais jusque-là.
*
Ma poésie travaille pour moi. Soyons assez délicat pour ne pas nous en apercevoir.

 

Louisfert, 14 mai 1946.

 


 

 

 

 

 

2. Les liens du sang

 

L'Art ne m'émeut que dans la mesure où il se désavoue devant l'humain, où il sait perdre sa noblesse héréditaire pour une noblesse en manche de chemise, tatouée et grave comme un cœur.
*
Le réalisme se complaît dans un romantisme quotidien et ne procède que par bilans.
*
Le poète ignore la caisse d'épargne. Il est voyance et non prévoyance.
Rien de plus faux, de plus déplaisant que l'angélisme (ou la grâce) lorsque celui-ci n'est qu'un constant effort de perfection. La poésie ne doit jamais être un mieux, mais un état sans cesse empirant. La grâce vient comme une gangrène, comme un coup de poignard. Elle tue sûrement son homme.
*
Tendre vers une guérison, c'est s'avouer vaincu. Il importe de ressusciter.
*
Cocteau s'alite, se soigne, espère un mieux (du « Cap de Bonne Espérance » à « Plain Chant »), d'où l'atmosphère clinique de ses poèmes. Il s'opère lui-même avec la maîtrise et le petit doigt levé du chirurgien. Il commente sa réussite, s'en étonne, s'en félicite, s'apprête à renouveler l'opération pour mieux convaincre son lecteur. Reverdy succombe tout seul et en silence, et ressuscite chaque matin.
*
La grâce, lorsqu'elle n'est pas réellement un don de Dieu, n'est qu'un bénéfice illusoire, un Cayenne cent fois plus douloureux et méprisable que la mort.
*
Travaux forcés à perpétuité, voilà ce que, usurpant, pour votre seul profit, le droit divin, vous avez fait de votre peine capitale.
*
Il y a dans le parler du paysan une poésie indéniable - je ne dis pas une source de poésie. Sa parole est un aboutissement. Ainsi le verbe abolir, odieux dans ce vers de Mallarmé « Aboli bibelot d'inanité sonore », prend une force et un charme proprement poétique dans ces expressions entendues cent fois dans ce hameau de Basse-Loire : « On a aboli le moulin des Grées. » « Il s'est aboli doucement dans la nuit du vingt-sept, etc. »
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Un ami posait jadis cette question : « D'où vient que la poésie de ces dernières années n'est pas mémorable ? » Je réponds aujourd'hui à cet ami : D'abord toute poésie n'est mémorable que pour ceux qui veulent se donner la peine de la trouver telle. Ceci demande un certain recul. La poésie d'Apollinaire, et celle de « Calligrammes » aussi bien que celle d' « Alcools », est aujourd'hui mémorable. Reverdy, Supervielle, Cendrars, Michaux, Max Jacob, sont ou seront mémorables au même titre que La Fontaine ou Musset.
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La poésie sera mémorable ou ne sera pas, entendu que cette formule vaut pour le peuple tout entier et non pour une mince catégorie d'amateurs que satisfont davantage l'alambiquité, l'amphigouri et l'écriture artiste que la résonance profonde du plain-chant.
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Sans vouloir faire fi des récentes conquêtes surréalistes, qu'il soit permis d'écrire que toute poésie ne redeviendra audible qu'en revenant à une simplicité, une pureté, une identité somme toute élémentaire.
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La jeune poésie hésite encore trop pour qu'on puisse juger de ses œuvres à vol d'oiseau. Trop de jeunes poètes, oubliant le caractère sacré de la poésie, sa vertu de chant, ont voulu trop prouver. Trop de journaux intimes, trop de métaphysique bassement personnelle.
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Notre époque fut et demeure hélas celle des faux passeports. Les poètes circulent, la pochette en plexiglas bourrée de cartes de la Sainte-Farce, authentifiées du sceau de la rhétorique, de la boutique existentielle ou des dominions du rêve.
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La mémorabilité est une grâce, elle ne peut être préméditée.
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Ne pas faire dire aux mots plus qu'ils ne peuvent.
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Celui qui place l'émotion à la base d'un poème court malgré lui à un échec. Il n'y a pas de poésie de vaudeville, de poésie dramatique, mais parfois une émotion très pure qui se dégage longtemps après, à l'insu de l'auteur et pour quelques lecteurs seulement, à des moments indéterminés, semblable à une prise de conscience.
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On ne se méfie jamais assez de l'intelligence, éloquente comme mille paires d'yeux. A croire vraiment qu'elle nous prend pour plus bêtes que bêtes, dépourvus d'antennes, et que nous allons retomber de tout notre poids sitôt qu'elle n'aura plus les yeux fixés sur nous.
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Mais son regard, comme celui de tels serpents, nous fait de pierre.
Les méthodes de l'intelligence sont celles de l'économie dirigée : Balance des comptes, Ralentir travaux, Père gardez-vous à droite. Cendrars conduisant à cent vingt à l'heure, de son seul bras gauche, sa voiture grand sport, se moque de tous les avertissements. Il décrit sa route d'instinct.
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La beauté d'un poème ne peut résider dans des agréments de détail et c'est un tort de la vouloir faire reposer sur l'image ou sur un ensemble d'images, si réussi soit-il. La beauté est mâle. Les ondulations, les battements de cils, les mains soignées sont des coquetteries féminines. La beauté se présente comme l'athlète sur le stade. C'est dire l'importance que nous attachons à ses muscles, à sa ligne.
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L'harmonie n'est pas la beauté, elle est une certaine beauté, celle des esthètes. Ne pas confondre esthétisme et athlétisme.
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Il y a aussi cet athlétisme de la douleur qui rend la beauté bouleversante.
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Ne pas confondre le mauvais goût d'une époque (style rocaille) avec ce mauvais goût qui, Max Jacob aimait à le dire, est le comble du goût.
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Ne méprisons pas notre ange gardien, ne l'accablons pas non plus de nos signes. Sa réponse n'engage que lui.
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Certains poètes ne voient dans la poésie qu'un fait divers, qu'une beauté purement anecdotique. C'est se placer exactement dans la situation du voleur de peu, qui marche, les mains liées, entre deux gendarmes.
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Mais il y a l'écumeur des grands chemins, et le coureur des mers.
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Je préférerai toujours une destruction de génie à une construction de petite main.
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Dieu merci ! le temps n'est plus où la poésie pouvait sembler un ouvrage de dame, pour la plus grande joie des cousettes et des spécialistes.
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Dans le moment des années 1920-1930, la mode fut à l'exotisme introduit par Cendrars, Apollinaire, Valery Larbaud et quelques autres. Le succès de ces œuvres fit crier au scandale et l'on put croire un instant au renouvellement de la poésie par l'exotisme. On oubliait simplement de considérer que l'exotisme ne renouvelait pas a priori l'œuvre, mais l'homme, et l'on se crut autorisé à un faux exotisme de grandes villes slaves, d'express intercontinentaux, à une poésie négroïde et cosmopolite, livrée aux plus furieux assauts du jazz et des boîtes de vitesses. Mais l'homme, dans tout cela, restait à la remorque de ce qui aurait dû être le grand soir, la grande révolution rouge de la poésie.
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C'est pourquoi, de crainte de se voir confondus au peuple inerte des suiveurs (on refait si étrangement les naissances), Cendrars, Larbaud, en ce domaine du moins, préférèrent se taire.
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Si l'on s'en tient à la définition du Larousse de poche : exotisme, caractère de ce qui n'est pas sur son sol naturel, la poésie de Cocteau est en tous points conforme à cette définition. Rien ne nous est plus étranger que ce monde dangereux d'anges et d'enfants volés qui se raccroche aux échelles de corde et aux trapèzes pour ne pas choir.
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A vrai dire, Cocteau ne craint plus grand-chose aujourd'hui, travaillant ses exercices (car ce ne sont que des exercices) au-dessus d'un filet protecteur, cette prosodie classique qui rassure et qui tente malgré tout les plus audacieux.
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Il m'est arrivé de dire du bien d'une poésie qui cherche sa voie dans le folklore, comme il m'arrive d'aimer certains refrains de guinguette ou chansons boulevardières. Je ne saurais médire de tout effort en vue de populariser (c'est le mot) le verbe. Je ne saurais non plus faire aucune concession au folklorisme qui n'est rien d'autre qu'un exotisme de clocher.
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« Le Poulet qui parle » (inédit, je crois), de Max Jacob, a du style. Ce n'est pas celui de Max Jacob. Morvan le Gaélique se situe par rapport à Max Jacob comme la cathédrale de Chartres par rapport au Modern-Style. Il peut se faire d'ailleurs que ce Modern-Style se situe un jour sur le même plan que la cathédrale de Chartres.
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Fabre d'Eglantine était sans doute un fort mauvais poète. Il n'en reste pas moins que sa chanson « Il pleut bergère », éternellement située, nous console de tous les sonnets d'Arvers, fruits stériles d'une poésie émasculée qui devait jeter le discrédit sur des générations entières de poètes.
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Les poètes restent persuadés que le désaccord entre la poésie et le public vient du public. Ils ne veulent faire aucune concession à celui-ci (et ils ont raison) comme si celui-ci demandait d'ailleurs quoi que ce fût. Mais le poète s'en tient à un mode ou à une mode. Or, la vraie mode n'est comprise ou rejetée que par rétrospective, ainsi de l'apollinarisme accepté vingt-cinq ans après la mort du Mal-Aimé.
Il y a toujours divorce entre la poésie du moment et le public du moment.
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On découvrira la poésie de Reverdy dans cinquante ans et, à cette époque, il y aura désaccord entre les poètes d'alors et le public d'alors de Reverdy. Je n'avance rien. Ceci est dans l'ordre des choses.
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On oublie trop que toutes les chansons d'étudiants, tous les refrains de corps de garde depuis « Le Père Dupanloup » jusqu'à « L'Artilleur de Metz » sont notre bien inaliénable. Ils font partie de notre folklore, un folklore érotique certes, et ont plus fait pour la poésie et le peuple de France que tous les vers antiques d'un Leconte de Lisle ou les poèmes mansardés d'un François Coppée.
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On mesurera toujours la distance qui sépare l'érotisme d'un Verlaine sous le manteau, de celui des « Filles de Camaret ». Il y a toute la différence qui existe entre une donzelle de bas-étage et une servante secouée par la chaleur des blés.
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Le folklore érotique de la France n'est pas une poésie dévoyée. On reconnaît justement sa force à ce qu'il n'a pas besoin de chercher sa voie pour la trouver. Il est vraiment comme une chanson sur les lèvres et toute préméditation nous échappe.
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On confond souvent folklore et régionalisme, en particulier régionalisme breton. Il n'est que de mesurer la distance qui sépare un Botrel ou un Hugues Lapaire d'un Gaëlique.
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L'invention n'est que la deuxième phase de l'inspiration. Il arrive que l'une et l'autre semblent coïncider. En réalité le temps d'un déclic photographique - si rapide soit-il - les sépare.
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Mais si l'esprit d'invention détruit l'harmonie, il crée à son tour une nouvelle harmonie.
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Je ne me souviens pas d'avoir toléré plus de trois ou quatre jours un jouet sorti des grands magasins. J'aimais par-dessus tout les poupées : mon amour se traduisait alors par une amputation, une robe déchirée, une joue pâlie. Je confectionnais par la suite une jambe de bois, grossièrement taillée, que je fixais tant bien que mal à l'aide d'une épingle de nourrice ou de dix centimètres de ficelle. Je me créais ainsi un personnage, une divinité boiteuse comme la beauté qui hantait sans cesse mes rêves et que je trouvais grandie chaque matin.
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Les miracles renouvelés de Lourdes ont tué Lourdes. L'habitude de l'Invention tue l'Invention.
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La création poétique est à proprement parler une Passion, c'est assez dire par là le peu de cas qu'elle fait du calvaire, de la crucifixion et de la renommée. Elle n'est pas dirigée dans l'espoir d'une survie, elle est dans son sommet cette survie même.
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Il y a dans le déroulement de cette action une rigueur, une probité, un style qui ne sont pas ce dérèglement voulu de tous les sens, cet afflux de toutes les passions dont parle Rimbaud, mais au contraire un abandon dans la seule souffrance qui donne à la poésie son caractère fatal.
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Autre raison du perpétuel divorce entre la poésie et le public : ce qui est surnaturel pour celui-ci est naturel pour celle-là, et inversement.
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X... croit voir dans la beauté contre nature une manifestation de l'esprit surnaturel. Ce qui reviendrait à dire que tout ce qui est asexué se situe directement dans les parages de l'ange.
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Mais la nature est violente. Elle fait volontiers œuvre de son sexe et toujours dans le sens d'une fécondation. Elle agira sur le poète comme une sève, comme un vin nouveau. C'est assez dire que toutes les douleurs de l'enfantement sont pour le poète.
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On ne peint pas de nature morte. On tente de limiter sur la toile ou sur la feuille un mouvement parfois à peine perceptible. Il serait vain de vouloir lui attribuer une attitude définitive, c'est-à-dire de la décrire. Simplement la situer dans un univers nouveau, auquel elle s'adaptera, qui sera pour elle un nouveau tremplin, une nouvelle base de lumière.
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Les poètes perdent beaucoup à vouloir se faire obéir. Les lois, les pièges, les cadres, la sûreté d'une main effarouchent la nature. Celle-ci, contrairement aux décisions sans appel de tous les physiciens, ne vit que de mystifications, de saisons bouleversées, de printemps déchus. Elle ne répond à aucune attente. Elle n'a aucun horaire, aucune commodité, aucun passeport. Elle apporte sa réponse elle-même, la glisse sous la porte. Le poète, dans l'étouffement de sa chambre, est encore à lui faire des signes, à vouloir l'apprivoiser, à lui siffler la chanson futile de sa cage, qu'elle est déjà sur la route.
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Les « natures mortes » de Braque, qui ne sont mortes que dans le langage, parlent pour nous un étrange vocabulaire. Tout tourne autour d'un guéridon rouge et d'une guitare. Le solfège, le flacon vide, la tenture, issus d'un lointain intérieur plus proche de la réalité que la réalité même, sont exaucés par la peinture, c'est-à-dire non seulement exhaussés, grandis dans leur vérité, mais dans leurs souhaits. Leur réussite dépasse les prévisions. Ils vivent enfin, non plus d'une vie végétative, mais d'une pensée.
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Ne pas confondre la peinture intellectuelle, ou peinture d'une pensée (certaines œuvres de Picasso et tableaux surréalistes), avec la peinture qui est une pensée (toiles de Braque).
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Peindre une pensée ou la décrire, c'est toujours aller à rebours de la poésie.
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Faut-il répéter que la peinture n'est point un art de reproduction - auquel nous préférerions d'ailleurs la photographie, la cinématographie et tous les procédés modernes de représentation visuelle - mais un jet de lumière unique, une concentration de rayons avisés sur les étonnantes profondeurs de la réalité quotidienne.
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Or, telle peinture qui se dit réaliste ne fait qu'apporter une eau mauvaise au moulin de Sancho, tandis que la peinture Quichotte n'ajoute qu'un battement d'ailes essoufflé à l'atmosphère singulièrement raréfiée de la peinture dite pure.
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Serais-je peintre que le souci m'apparaîtrait bientôt d'argumenter chaque couleur par un solide propos plastique. - Que l'Art abstrait soit d'abord une école de style, un tremplin solidement planchéié capable de relancer l'athlète dans le grand air.
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Moi, poète, j'abomine cette singulière propension des jeunes peintres à faire de leur toile une chose parlée.
Le lyrisme en peinture, à moins qu'il ne soit étayé par un génie suffisamment agissant (celui de Matisse par exemple), n'est qu'un bazar chinois où les adroits sont encore plus vils.
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Je n'ai pas dit que la peinture ne devait pas avoir un lyrisme mais que celui-ci devait être agissant, c'est-à-dire qu'il se trouve porté au-delà et non en deçà de la toile, qu'il soit prétexte et non effusion, qu'il donne à aimer, à penser, à comprendre mais d'abord à voir.
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Tout ce qui s'attache à l'os rend compte. De là le secret des dessins de T..., cette ligne d'âme qui délimite et grandit son objet.
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La beauté des arbres tient à l'hiver. Dès la première chute des feuilles ils s'incarnent, s'appliquant à n'être plus une délicieuse surcharge comme en avril ; ils font corps avec le ciel qu'ils supportent et qui leur donne cette géographie lumineuse qui s'imprime comme lys dans l'épaule de la terre.
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Peinture abstraite, diront les faibles devant une gouache de T... c'est s'attacher bien davantage à l'apparence qu'à la présence.
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La peinture de vitrail se situe en fonction de la cathédrale. Elevez d'abord en vous la cathédrale. Trouvez les éléments d'équilibre, assez nouveaux, assez jeunes pour supporter l'assaut direct d'une pensée.
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- Que dites-vous de cette nature morte ?
- Il n'y a pas de nature morte.
- Mais encore?
- J'entends par nature morte toute chose qui se situe d'emblée dans un univers irresponsable.
Or, votre peinture répond.
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Sortez votre cœur du gousset. Vous avez une chance sur mille d'être à l'heure. Saisissez-la au col comme un cygne. Armez-vous du couteau rouge de l'ennui.
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Il ne s'agit point de faire des signes, de dresser des appeaux, le poème ne répond pas, ne s'annonce point par une trompette, mais se signale par une tornade, par un raz de marée qui détruit jusqu'aux plus chères espérances du poète.
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J'appellerai surromantisme toute poésie qui, ne faisant point fi de certaines qualités émotionnelles, se situe dans un climat singulièrement allégé par le feu, je veux dire ramenée à de décentes proportions, audible en ce sens qu'elle est une voix, aussi éloignée de l'ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes...
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La vie intérieure est par excellence la vie aventureuse et je ne fais pas de différence entre Reverdy, sans cesse immergé au plus profond de son être, et un Cendrars à l'affût de lui-même au détour d'un pays.
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La poésie sera toujours l'éloge de la vie dangereuse.
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Le rêve, cette face nocturne de la pensée, alors que la rêverie n'en est que le masque, le rêve nous introduit directement dans la vie dangereuse.
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Certains poètes - du moins dans leurs poèmes en prose - ont cru bon de recourir à l'obscurité pour justifier de l'authenticité de leurs rêves. Mais un rêve est rarement obscur ; au contraire, il nous éclaire du dedans et ce qu'on peut prendre pour de l'obscurité n'est que cet indéchiffrable tissu de sentiments dont il se vêt.
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Toute la poésie qui coule de source se jette dans la mer, tend à rejoindre l'universel.
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Plus le courant est vif, plus l'allure hauturière, plus les rives arrosées proliféreront et plus le fleuve aura su faire oublier ce misérable filet d'eau jailli des hautes montagnes : la source.
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Apollinaire est typiquement français comme ce Rhône qui prend sa source à l'étranger. Il a l'enthousiasme d'un torrent qu'un lac bleu tranquillise. Son abondance pousse de multiples bras qui font bruire la mer.
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Jean Rousselot, dans des « Réflexions sur la Poésie » a, écrit que  « si les poètes, à leur tour, se mettent à parler de la poésie, ils ne tarderont pas à ne plus pouvoir en faire » (Profil littéraire de la France, n° 17). Voilà une opinion quelque peu aventurée. Je sais, que durant la période où furent écrites ces notes (aux environs de 1944), toute une nuée de poètes plus esthéticiens que poètes, généralement professeurs de lettres ou de philosophie, s'employèrent du haut de leur chaire à considérer et surtout à déconsidérer la poésie. Cet épisode seul de la vie littéraire peut justifier l'interdit jeté par Rousselot.
N'oublions pas toutefois que « Mon Cœur mis à nu », la préface du  « Cornet à dés » de Max Jacob et son « Art Poétique », « SelfDéfense » et « Le Gant de Crin » de Reverdy, « Tel Quel » de Valéry, « Armes et Bagages » de Michel Manoll, sans oublier « Le Paysan de Paris » ou tel essai d'André Breton, ont plus fait pour la compréhension et pour l'honneur de la Poésie que les études souvent très judicieuses d'une critique assermentée qui a nom : Thibaudet, Arland, Caillois, Lalou, Paulhan, Béguin, etc.
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Il manque à tous les spécialistes cet amour qui est le bien inaltérable des hommes du bâtiment.
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Les critiques installent la poésie sur une table à dissection au marbre froid comme leur encre. C'est dans la mesure où la poésie vérifiera telle loi, s'approchera le plus près de telle constante, qu'ils se prononceront en sa faveur ou en sa défaveur. Le rôle de la critique est de constater, c'est une opération de simple police. Le procès-verbal rédigé, dans le style huissier ou adjudant de service, ne permet pas au poète de se justifier. « Vous aurez huit jours » ou bien « Je vous fous dedans ». Voilà quelles sont les formules en usage dans les tribunaux de poésie.
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Quant à la critique payée par la camaraderie, elle est le plus dangereux et le plus moderne fléau dont aient à souffrir les lettres modernes. La cote d'amour trompe le lecteur sur la valeur de son œuvre, elle le précipite sûrement et rapidement vers la félicité.
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Fuir ses amis comme le succès !
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On m'écrit « j'envie ta solitude ». C'est poser un peu trop simplement le problème de la solitude. A soixante-dix kilomètres d'une grande ville, une bourgade de six cents âmes disséminées dans la campagne avec son église sans clocher entourée de cinq ou six bistrots, peut sembler le comble de la solitude sans doute. Mais c'est ignorer le temps donné au maréchal, au charron, au « cocassier » (un mot admirable), à la buraliste, au boucher, au fossoyeur, à l'épicier. La solitude, je la vois pour moi dans l'insignifiante compagnie des gens de lettres. Ici nous sommes entre gens du même bord. Le menuisier m'apporte des articles sur Apollinaire à cause de mon livre. Le bistrot me demande des nouvelles de mes travaux. De même je m'intéresse réellement aux barriques de celui-ci, aux buffets de celui-là. Il existe un commerce entre nous qui ne supporte pas la solitude. Et j'attends les lettres de Paris, les services de presse des éditeurs pour m'obliger à croire que je suis seul parmi les braves gens de ce village.
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Je ne suis seul que dans mon amour et c'est cet amour qui me donne la force aventureuse de me situer sans cesse en avant de moi, sur ce terrain découvert où rien ne m'échappe, où je n'échappe à aucune balle.
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Je ne suis pas militaire de carrière. Je ne me bats pour aucune solde, pour aucun grade, pour aucune patrie. Pas même pour la poésie : je défends ma peau.
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Le quatorze juillet de la poésie c'était bien. Les surréalistes pouvaient être fiers de leurs armes. Dommage qu'ils aient transformé ça en une fête de la Fédération, qu'ils aient fait de la juste colère de tout un peuple - celui des poètes - une kermesse à bazars chinois et à loteries.
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La poésie est donnée à quelques-uns comme une antenne supplémentaire, un sens étonnamment lucide qui permet de percevoir l'indicible. A la base il y a ce don, ensuite un miracle de travail et de compréhension, une poussée contre la paroi abrupte du monde.
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Ne soyez point poètes, ne soyez point surtout homme de poésie, si rien ne vous engage. L'auréole qui s'attache à notre condition ne vaut pas qu'on lui sacrifie la tranquillité, l'éternelle vacance de son cœur.
Faites des livres si vous avez quelque chose à dire, mais ne mettez pas le pied sur ce piège de feuillage qui cache la pointe acérée d'un pieu.
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Les hommes de la Pléiade - et quoi qu'on puisse penser de Ronsard - venant après Rutebeuf et Villon, n'ont fait qu'ajouter quelques roses à ces églantiers de haie dont la personnalité et les épines tachaient déjà du rouge de la révolution la robe de jeune fille de notre poésie française.
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Croyez-moi, la vraie poésie s'inquiète fort peu du nombre de ses pieds, attendu qu'elle ne se chausse point en confection. Apollinaire et quelques autres, dont Saint-Pol-Roux et Jammes, auraient dû vous l'apprendre. La beauté boite et Louis XIV choisit Mlle de La Vallière parmi une foule de courtisanes pour cette façon qu'elle avait de tirer la jambe comme si l'amour royal eût été boulet à son pied.
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Que l'habitude de Paris vous oblige de marcher entre les passages cloutés, je ne vous en fais pas un reproche. Qu'il me soit du moins permis de préférer à cette démarche apprise, le bord sur bord d'un roulier.
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La poésie ne sera jamais pour moi ce que vous voulez en faire : une perfection à l'usage des gens de lettres, des snobs et des professeurs. J'écris comme on laboure et peu m'importe que le sillon fasse une courbe si celle-ci prolonge le rêve intérieur des semences.
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Je n'écris pas comme à vingt ans, comme à cet âge où le succès précède la réussite. Qui dit succès dit succéder et je n'ai jamais recueilli l'applaudissement des aînés que dans la mesure où mes ébauches se situaient dans le sillage de leur œuvre. On me le fait bien voir. Et tel qui dessinait jadis au ciel astral de la poésie la courbe aisée de ma planète, me limite aujourd'hui à des évolutions de surface.
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J'habitais dans les fins fonds de la salle de classe, près du chauffage central assez semblable à un vieux fer à repasser, une demeure bancale à pupitre de sapin : les pieds confortables, je m'adonnais, par passion, à la lecture de divers romans policiers dont « Le Parfum de la Dame en Noir » n'était pas le moins exaltant. Il y a quelque dix à quinze ans de cela et je n'ai jamais rien fait pour me pousser vers l'estrade, vers cette chaire maculée d'encre noire où officiait, entre huit et onze heures, un prêtre en veston, agrégé de lettres ou de philosophie.
Villon, d'Aubigné, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, escamotés, Verlaine minimisé, Vigny, Hugo, Baudelaire abâtardis, nous faisions notre pâture d'explications de textes réduisant les tragédies raciniennes à des colloques de Jésuites.
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Ma chambre est comme l'avant d'un navire qui fend les hautes vagues de la campagne et je ne vois rien à l'horizon qu'une ligne d'arbres immobile. Elle est ouverte sur la solitude et respire le silence. Rien ne vient troubler mon regard habitué au balancement des herbes. Rien ne frappe mon oreille qui ne me soit familier : hennissement d'un cheval, pas ferré sur la route, chant d'un coq. Je puis donc tout entier me donner à cette marée montante qui frappe mon poignet.
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Remarquez ! je ne situe point forcément la solitude dans une petite demeure de campagne et conçois très bien qu'on puisse la trouver dans le quadrilatère surchauffé d'un bistrot. L'essentiel est de s'extraire du jeu, c'est-à-dire de faire abstraction de tout ce qui nous environne, de ne point opposer à cette marée montante dont je parle une digue de visages ou d'objets indiscrets.
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Plus d'une fois, il m'est arrivé de me laisser distraire par la présence d'un encrier, d'une simple fleur sur ma table. Quoi que je tentasse, tout, ce soir-là, me ramenait à cette présence devenue insolite. Comme dans l'obscurité on conserve dans les yeux le globe de la lampe qui vient de s'éteindre, je reportais sur la feuille blanche l'aspect démesurément grandi de l'encrier qui, remplissant la page, m'ôtait d'un seul coup toute possibilité d'écrire.
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Il n'est pas question, croyez-moi, de manquer de sérieux ou de grandeur. Mais, si je considère comme le premier devoir d'un écrivain d'observer le sérieux dans les grandes occasions - c'est-à-dire lorsque sa conséquence est une question de vie ou de mort pour lui-même et pour son œuvre -, je trouve du dernier ridicule, du dernier mauvais goût, d'affecter de grands airs et de prendre au sérieux les plus mesquines manifestations de l'heure.
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Offrez-vous donc le luxe d'être simple. C'est un luxe extrêmement coûteux qui vous vaudra bien des larmes, bien des reniements, mais qui vous offrira en échange des satisfactions qui ne sont pas celles du vulgaire.
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On a dit : « Tout est poétique en soi. » « Il n'y a pas de mots interdits. » « Tout le monde est poète. » Je le veux bien. Toutes les ondes circulent aussi dans l'air, il n'en est que très peu de captées. Recevez-les mais n'émettez que suivant une longueur capable de porter votre choix aux quatre coins de l'univers. Soyez essentiel et clair. Encore une fois retirez-vous du circuit si vous ne croyez pouvoir apporter que confusion dans l'orchestre des mondes.
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Croyez-moi, le tort des poètes de votre génération fut de choisir comme modèles - ou comme maîtres - vos aînés immédiats. Je sais l'immense prestige dont n'ont cessé de jouir les tenants de l'école surréaliste. Du moins ces poètes ont eu le mérite de faire table rase du passé et cela justement parce qu'ils avaient une connaissance très étendue de ce passé.
Or vous êtes tentés de croire que la poésie a tout juste commencé avec Rimbaud et Maldoror. Mais l'enfant de Charleville et le Comte de Lautréamont, de même que plus tard Reverdy, Jacob, Eluard, Aragon, s'étaient nourris jusqu'à plus faim des reliefs du passé.
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Eh bien, proclamez si cela vous chante que vous êtes le plus grand génie du siècle, mais dans la solitude à deux tours de votre chambre, l'heure venue, mettez-vous en face de vous-même, c'est-à-dire vérifiez sans cesse vos muscles, livrez-vous à cette gymnastique salutaire de l'âme qui contrôlera, malgré vous, votre débit.
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Combien de poètes gagneraient à se pénétrer que rien ne vaut d'être conquis que la simplicité. Difficile conquête si l'on songe à toutes les tentations, à tous les cochons de Saint-Antoine disposés sur la route. Mais qu'on prenne garde : simplicité n'est point médiocrité, ni prosaïsme, ni vulgarité. La Fontaine est simple, Coppée ne l'est point, Villon est simple, Jammes l'a été, Morvan le Gaëlique le sera.
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Se méfier de l'Art en tant que réussite. Contrôler sévèrement son émotion. La larme à l'œil ne fertilise que des plantes sans grâce et sans utilité.
Que tout ce qui tombe du cœur lui revienne, non point défiguré, mais comme ce coup d'archet du sang qui le grandit et le fait battre de nouveau.
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Je ne demande pas à être jugé : je demande à être lu.
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Maison roulante ! Maison du berger ! Je n'écris point ces mots sans une nuance de respect ! J'admire en Vigny cet étonnant pouvoir qu'il avait de se situer dans l'insituable, de participer à la non participation, d'écrire en marge et de donner à celle-ci l'importance de la page.
Quelle belle âme ! Quel tremplin merveilleux pour qui sait se donner et choisir, dans une commune solitude, la mesure même de la grandeur.
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J'ai connu comme vous le désespoir des petites chambres de province où les poèmes de la veille servaient à alimenter le feu du soir. Cette flambée n'en était que plus belle, éclairant du dedans un univers en proie à sa genèse.
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On n'imagine guère un fabricant de vin de champagne livrant sa marchandise avant le soutirage. N'hésitez pas à soutirer. Soutirez le plus possible à votre entourage, à votre passé, pour avoir un jour l'élégance d'envoyer tout par les fenêtres.
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L'image n'est point le style.
On a souvent confondu le style avec l'écriture artiste ou un certain primesaut de la plume. L'écriture artiste n'est point le style,
Le style est souvent une absence de style. Ou plutôt un style rebours : le style de Max Jacob.
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Ce n'est pas quand vous aurez épinglé une demi-douzaine d'images, dans votre poème que vous aurez acquis le style. Celui-ci ne vise justement qu'à faire oublier l'image. C'est la patine du siècle dans main de l'artisan.
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A chaque poète son drame. A chaque drame son style.
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La vox populi, pour peindre un homme au tempérament suffisamment indigent pour paraître inoffensif, emploie volontiers cette parabole : « C'est un esprit bien équilibré. » De même, veut-elle affirmer son mépris pour celui qui se situe en marge : « C'est un déséquilibré. » Ainsi de la poésie. Une poésie équilibrée serait celle qui appuie de tout son poids sur son socle. Mais la poésie équilibrée n'est pas la poésie en équilibre ; celle-ci n'est point la poésie située.
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Il est bon que le poète puisse se situer, par rapport à lui-même d'abord, par rapport à la poésie ensuite. Valéry est un poète équilibré, Apollinaire un poète en équilibre, Max Jacob le poète situé.
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Qui dit situation ne dit point situations. Les situations font perdre de vue l'objet situé. Il y a le théâtre de situations et le théâtre situé Shakespeare ou le théâtre situé.
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Il est des hommes pour témoigner de la colère de l'homme et vous pouvez être de ceux-là, il en est d'autres pour témoigner de son angoisse et de sa faim et vous pouvez encore être de ceux-là. Je vous salue. II est des hommes pour le bercer d'illusions et j'espère que vous n'êtes pas de ceux-là. Mais il en est d'autres qui ont choisi de témoigner de son amour et de sa face et vous pourriez être de ceux-là.
*
Qui dit Dieu dit l'homme. Je ne conçois Dieu que dans l'homme. C'est assez dire que je ne crois pas aux miracles, mais en des vertus assez exigeantes pour que celui qui n'a pas choisi de passer, mais de durer, se perpétue dans chacun de ses gestes.
*
Les bâtisseurs de cathédrale édifiaient sur la foi. Il ne s'agissait donc plus alors d'une œuvre collective mais d'un seul et même chant orchestré par l'ange, monté par degrés jusqu'à la voûte du sublime.
*
Tous ceux qui prônent un retour au peuple, à la poésie populaire, aux grands mythes capables d'être unanimement compris, devraient bien dépouiller le vieil homme. Mais celui-ci, plutôt que d'abandonner toute chance de survie quant à son nom, préfère concéder, lésiner, temporiser, amener un public devant sa table où la terrible indigence des reliefs ne peut longtemps faire illusion.
*
Faites de l'Art si vous en avez encore envie, mais du moins brûlez les meubles pour alimenter le four. Vous vous lavez les mains dans la pâte, mais, en fin de compte, qu'est-ce que cela donnera, qu'est-ce qu'on fera de vos petits pains fantaisie au jour de la grande famine ?
*
Le peuple a faim et ce ne sont pas vos festins solitaires, ni les grands banquets de propagande qui le tentent, mais la bonne et vieille cuisine à la française.
*
C'est pourquoi, Messieurs, il me plaît de chanter atrocement pour vos oreilles et pour quelques autres, afin que ce quelque chose d'atroce dans cette oreille de plomb du pauvre - de ce mendiant de poésie - tombe comme un louis d'or qui n'aura pas été sali - ou subtilisé par vos mains.
*
J'écris pour des oreilles poilues, d'un amour obstiné qui saura bien, un jour, se faire entendre.

Louisfert, 1946-1949.

 


 

 

 

 

 

 

Notes inédites

 

1948-1949

Conseils et notes

 

 

Il est bien rare qu'à votre âge l'invention ne précède pas la découverte. Or il vous faut d'abord réunir tous les morceaux du puzzle quitte à tout remettre en jeu par la suite. Il est faux de croire que la poésie est avant tout une question d'inspiration. Elle est en effet cette merveilleuse clairière dans les bois, mais quelle longue marche avant d'y parvenir.
*
En poésie comme en art il ne sert de rien d'employer les moyens d'investigation moderne. La baguette du sourcier fait merveille là où la foreuse automatique ne découvre qu'une excavation béante.

Il faut apprendre à marcher avant de courir. L'idée de compétition n'entre point dans le système solaire de l'art. Au contraire tout est parfaitement réglé. C'est une question de lunaison, d'équinoxe. La plus formidable entreprise de machinisme moderne n'égalera jamais cette horlogerie délicate des marées.
*
Max Jacob parlant de la poésie de R. m'écrivait : « Cadre pour la muraille en attendant mieux.» Max m'ayant habitué à une certaine férocité à l'égard de ses chers confrères je ne pris point tout d'abord garde à cette boutade qui n'en était pas une. Il faut dire aussi qu'à l'époque nous étions quelques jeunes gens assez emballés par la poésie de R., assez convaincante pour être vraie et douée d'une singulière vertu de contagion. Il n'en est pas moins vrai que ce cadre que nous prenions peut-être alors pour une fenêtre ne s'est jamais ouvert et que cette muraille de la même teinte grise que la matière me paraît aujourd'hui extraordinairement froide, le froid de l'intelligence.
*
Vous êtes aujourd'hui beaucoup trop intelligents. Vous ne cherchez point à deviner, vous avez tout de suite compris. Mais qu'y a-t-il à comprendre ! Mieux encore vous donnez la solution du problème quand il n'y a pas de problème ou plutôt quand il est indiscret de le poser. Vous manquez de fantaisie et d'humour et répondez au mystère par des épurations.

En vérité vous n'êtes plus jeunes. Et cela se voit bien au sommaire de vos revues tout encombrées de savantes enquêtes qui ne sont point affaires de votre âge. Trop assidus vous barbouillez tout de votre encre, vous vous précédez toujours d'un alibi et lorsque vous « séchez les cours » comme on dit dans votre argot, vous avez en poche une autorisation dûment signée par votre chef de famille.
*
La poésie ne devra jamais être pour vous une surcharge si délicate soit-elle mais s'inscrira en filigrane dans la page, comme une onde à longue portée en plein ciel. Et dites-vous bien que plus vous aurez mis de vous en elle plus elle vous portera loin, plus vous aurez de chance d'atteindre l'anonymat notre seule gloire.
*
En vérité vous vous satisfaites trop facilement de l'imprimé. Parce que vous distribuez le sel et l'épice, parce qu'on distingue en vous l'originalité des images, un humour d'époque ou encore certain accent humanitaire vous vous croyez reconnu. Il ne s'agit point de se faire connaître mais d'abord d'aimer, la reconnaissance ne vient que par la suite.

Je ne vous apprendrai sans doute rien en vous disant que dans la faune des gens de lettres les loups sont beaucoup plus nombreux que les moutons. La coutume est d'apprivoiser le mouton pour tout aussitôt d'ailleurs l'abstraire. Evitez la démarche des moutons et pour cela méfiez-vous des dithyrambes et des articles simplement élogieux. Le jaloux détracte, l'envieux loue. Recherchez dans vos coupures de presse tous les papiers acides. Lisez-les s'il vous faut à tout prix un fortifiant mais au grand jamais ne vous laissez point surprendre par ces caresses dont la patte de velours cache mal les griffes qu'elle porte. On a dit de Max Jacob qu'il ne dut son entourage de jeunes poètes qu'à son habileté à manier l'encens et la pommade. C'est possible. Je vous signale toutefois qu'il m'écrivait, ou du moins quelque chose d'approchant : « Quand il s'agit de toi devant moi je dis tout le bien que je pense de ton œuvre, mais entre nous, permets-moi de t'engueuler. »
*
Il n'y a pas de grandes occasions collectives, ce qui veut dire que tous les instruments ne peuvent s'accorder pour former orchestre. Je sais, il y eut la Résistance et la Poésie de la Résistance ! Entendons-nous, ne confondons point miracle et grandes occasions. La Résistance fut un miracle, miracle d'amour savamment ordonné qui devait forcément donner ses fruits. Il ne m'appartient pas de discuter l'opportunité de certaines de ses œuvres ; il me semble toutefois que l'épopée lyrique de cette époque reste encore à écrire, non après coup ce qui serait un non-sens mais recréée dans quelques dizaines d'années ou dans quelques siècles par un homme adroit à défaut d'un poète qui transfigurerait sur le livret de la légende cette exaltante et douloureuse histoire vécue.
*
Certains poètes à la faveur d'événements politiques et militaires d'une importance humaine jamais égalée se sont attribués le monopole de la poésie. Leur militantisme, leur action patriotique et partisane leur ont valu tous les suffrages, la reconnaissance d'un public qui avait jusqu'alors tenu dans la méfiance ou le dédain les poètes de son temps.
Les colonnes des grands journaux, la radio, le cinéma lui-même ont salué et consacré cette poésie de « l'événement ». Je ne méconnais ni la vertu salvatrice et excitante, en son temps, de cette poésie, ni l'action de ces poètes à l'humanité exigeante qui ont mené le bon combat pour la Libération du territoire. Mais, plus que les poèmes de X ou de Y, l'attitude d'un Reverdy m'a redonné confiance. Il y a une vertu du silence qui va plus loin que toutes les promesses, que tous les apologues, que tous les cris d'espoir et de vengeance. On a trop dit que se taire c'est excuser voire consentir. L'écrivain peut toujours se taire et mener en homme le bon combat. Il a fallu à Reverdy un bien grand courage pour se taire alors qu'il avait toute latitude pour s'exprimer. Nous fûmes quelques-uns à savoir que s'il se taisait c'était non seulement dans l'espoir mais avec l'assurance d'une éclatante revanche de la parole.

Je ne m'insurge que contre cette cohorte de poètes qui ne s'est engagée que rétrospectivement, qui a fait de l'événement le prétexte d'une littérature à succès. C'est ainsi que dans les temps qui ont suivi ou précédé de peu la Libération, les sergents recruteurs, en l'occurrence les revues, ont enregistré de nombreux engagements volontaires. Mais je me permets de juger cette poésie engagée en tant que poésie. S'adressant à l'unanimité elle a dû rétrograder, recourir à l'explication, au développement, à la syntaxe, parfois à la rime et à la facilité. Elle s'est engagée, certes, mais dans la voie des concessions, elle a bâti sur le Seul Evénement alors que tout est événement, elle a méconnu la voix de son maître.
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Je ne conçois de poésie engagée qu'envers soi-même. C'est en cela qu'elle est délivrance, ou promesse de délivrance. C'est en cela qu'elle est un bien.
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L'indice de résistance d'un poète ne s'évalue pas en fonction d'un moment précis mais de l'éternel.
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Le mal dont souffre la poésie de ces trente dernières années me semble bien être celui du souci d'originalité. L'écriture automatique, certain nihilisme intellectuel, l'exotisme, l'aventurisme, le narcissisme lui-même de l'école 1930 venant après les manifestes et les professions de foi de mouvements dits d'avant-garde dans le moment qu'ils se donnèrent en spectacle perdirent une bonne part de leur vertu révolutionnaire.

On peut être original à peu de frais. Toutefois il est à remarquer que les poètes ne reculent devant aucune dépense pour attirer l'attention. Soucieux d'être lus avant d'avoir écrit ils portent tout leur effort sur l'obstacle à franchir. Pas de souci de style ni d'élégance mais toucher le but. Rien d'étonnant alors que l'habitué des champs de courses reconnaisse sous la casaque du jockey l'allure rustaude d'un palefrenier.

Certes la vélocité et les hourras de la victoire illusionnent sans cesse le grand public. Celui-ci d'ailleurs ne vit que d'illusions ; le poète monté n'est capable que de cela.

Ainsi a-t-on vu des poètes médiocres par le seul prodige d'un galop réunir sur leur nom tous les suffrages, atteindre aux plus étonnants « tirages » ce qui semblait jusqu'alors le privilège du romancier.
*
Le poète s'est américanisé. Je le dis sans fiel. A la suite d'Apollinaire - mais lui savait ce qu'il faisait et sa révolte tenait davantage de la sagesse que du prodige - le poète s'est cru autorisé à détourner pour son plus grand profit les merveilles modernes de l'affiche, des ondes et du cinéma. Scribe inspiré il s'est voulu prophète, de prophète créateur. Par sincérité ou par vice il s'est voulu tribun.
*
A la veille de cette guerre ne croyant pas si bien dire j'écrivais à un ami dont le succès égalait seul la facilité : Imaginez Rimbaud encouragé par sa concierge.

Hélas la concierge est passée par là et l'ami en question - avec derrière lui, le précédant, ou à ses côtés une foule de poètes - a remonté tous les étages de la défaite.

Sous couvert de prophéties, d'originalité, de scandales, applaudi par les snobs et les gogos il n'a dû de conserver son équilibre qu'aux murs étroits de sa propre cellule.
*
Dans la vie d'un poète pour celui qui l'a vécue la Résistance fut un épisode au même titre que l'enfance, l'Amie d'un jour ou une merveilleuse rencontre.

Je ne conçois pas de poésie autrement qu'engagée. Encore faut-il s'entendre et ne pas donner au temporel la vertu de l'éternité.

Verlaine pour qui je n'ai pas d'admiration intempestive, Rimbaud, Mallarmé que j'exècre sont des types de poètes engagés. Mallarmé le fut si bien que j'imagine son écriture de professeur d'anglais et ses mardis littéraires rien qu'à relire un seul de ses poèmes.

Que vaut donc l'engagement ? Rien si ce n'est qu'un mot, s'il ne dépasse point le cercle d'une habitude, si le poète se satisfait de son entourage sans l'avoir démasqué.
Les « poètes engagés » de ces dernières années le sont en vertu d'opinions politiques ou religieuses. Mallarmé fut engagé dans l'art. Pour moi tout engagement ne vaut, et c'est une banalité, que vis-à-vis de soi-même et dans la vie.
*
Séparé-je donc le poète de l'homme ? Et pourquoi donc ? Parce que je refuse au poète les colères du tribun.

Si Victor Hugo avait le génie de la haine (Napoléon-le-petit, les Châtiments) il avait aussi celui des contemplations. La littérature de la Résistance ou engagée nous intéresse du point de vue historique au même titre que les chroniques de Joinville ou le Mémorial de Sainte-Hélène. Elles sont partie inhérente à notre littérature, mais à de très rares exceptions elles ne sont point notre poésie.

Le matin Eluard ne s'y est point trompé, ce qui fait qu'il reste depuis dix ans aussi émouvant que lorsqu'il écrivait « Capitale de la douleur ». Lorsque je lus son fameux poème « Liberté » dans l'édition clandestine de « La Main à plume » je le pris d'abord pour un poème d'amour, sachant l'auteur coutumier du fait. C'en était un, en effet. Seulement ôtez le titre et le dernier mot (le poème compte 85 vers) je vous défie de me dire qu'il ne s'agit point d'un poème à Nusch.
*
Tel qui rit aujourd'hui de X ou Y poètes fort à l'honneur au siècle dernier et totalement déconsidérés de nos jours, avec la plus absolue bonne foi applaudirait leurs œuvres recouvertes du pavillon d'un de nos poètes modernes. Je n'invente rien, cela s'est vu et ce fut l'occasion d'un aimable scandale dont pour une fois le poète engagé fit les frais.
*
J'aimerais sans impudeur une fois au moins parler de ma poésie ou du moins de ce que j'entends par ce vocable.

On peut être original à peu de frais. Je l'ai dit, j'entendais par là une certaine façon de jeter des cailloux dans les vitres. Cela réussit toujours. Une descente de police vous assure une demi-colonne des journaux.

On peut l'être encore à moins et c'est ici que je m'explique. Puisqu'il faut à tout prix de l'originalité montrons-nous original en ne l'étant point. Soyons un original posthume, c'est-à-dire de telle sorte que bien des années après le crime on se soucie enfin du cadavre. Et quoi ! Pas d'empreintes ! Pas de coffre-fort vide ! Pas de mégots ! Non ! rien ! Simplement il n'y avait pas de crime. L'assassiné s'est éteint de vieillesse.

Je sais bien : les hebdomadaires à gros tirages et les revues littéraires publient vos poèmes. Est-ce un critère ? On y trouve également le récit d'aventures à scandales, des photographies d'acteurs sans nom, maints échos journalistiques. C'est Goethe, je crois, parlant à son ami Eckerman qui disait : « Je n'écris rien qui ne soit testamentaire. »

Que vous fait une renommée de champion si au fond du cœur vous vous trouvez coupables d'insuffisance lyrique. Je dis lyrique. Remarquez bien : le lyrisme n'est qu'un mot et je ne vais point vous prôner une certaine diarrhée verbale qui nous a valu les plus purs navets de la langue française.

Sachez toujours distinguer la beauté de l'outrance. Ce n'est point parce que vous aurez équipé vos coursiers pour le « prix » qu'ils seront sûrs de remporter la palme. La réussite
dans le temps est même à déconseiller. Placez-vous, c'est-à-dire donnez la mesure de votre talent. N'accusez point la difficulté du parcours mais réfléchissez sur votre cheval. Amenez-le nuitamment sur le terrain, montez-le vous-même et voyez ce qui cloche. L'affiche, les haut-parleurs, la cote ni les combines de la dernière minute ne peuvent rien si vous êtes sûr de votre galop. De toute façon un échec vaut mieux que cent mille réussites. Il donne prétexte à réflexion. Il vous remet en selle.
*
Dites-vous, si cuistre que puisse vous paraître le conseil, que la réussite est le fait d'une longue patience et avant tout d'une longue présence.
*
Il ne s'agit point de décourager les jeunes gens. J'ai passé des heures inoubliables, toutes lumières éteintes, à cette fenêtre qui donnait sur la Loire. A seize ans j'écrivais des drames ; il me manquait de les vivre. Par la suite il me fut donné de regretter cette fenêtre. Les jeunes poètes d'aujourd'hui sont comme ces dames de la cour de Louis XIV (j'ai pris ces renseignements dans les admirables romans d'Alexandre Dumas) qui s'honoraient de partager les restes du dîner de la reine. Les repas de Reverdy comportaient d'excellents reliefs : je m'en suis vite rassasié.

Il est à remarquer que ces miettes furent pour beaucoup dans le jugement qu'on porte sur mon œuvre.
*
De plus en plus et contrairement à ce que je pouvais penser voilà dix ans, il m'arrive de considérer la poésie comme un bien, c'est-à-dire comme une singulière fortune qui vous allège, héritage de l'avenir et si l'on veut faillite, clé sous la porte d'une maison roulante.
*
J'attends toujours qu'un journaliste indiscret me pose la question
« Que pensez-vous de la poésie ? » Remarquez ! Cela arrivera ! Le dommage est qu'en ce temps-là le journalisme ne sera plus indiscret ou bien moi.
Quelle est votre conception de l'art ?
Que répondre ?
Que je n'ai point souci de la beauté. Que celle-ci s'impose ou se refuse.
Une réussite ne vaut justement que par son pouvoir de refus.
On ne reconstitue point un crime.
La victime fait toujours défaut : on la double.
Evitez le doublage.
Le tort de la justice en art est toujours de vouloir reconstituer, de se mettre dans la peau du poète.
Au poète donc de changer de peau.
J'appelle changer de peau non point cette vertu - ou ce caprice - que possède le caméléon de changer de milieu ambiant, mais ce sentiment d'écorché vif qui doit être la sauvegarde du poète, sa façon de se confondre avec l'éternité.
*
Ceux-là me font pleurer qui protestaient voici quinze ans de leur bonne foi, espérant donner à la poésie un visage inimitable. Eussent-ils même trouvé un masque ? Il ne s'agit point d'ajouter ni de décrire mais de créer une beauté en tout point originale, c'est-à-dire la plus vraie possible et la plus éloignée de toute beauté qui précède.
*
Villon, Shakespeare, Rimbaud, Charlie Chaplin, Edison n'eurent jamais souci de la mode. Ne nous soucions point de la mode. La mode est aux robes longues. Portons des robes longues. Mais de telle façon qu'elles semblent trop longues.
*
Alors quoi ? L'originalité à tout prix ? Non ! L'originalité serait de ne point en porter du tout. Prévoir la mode afin de l'éviter.
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La poésie est affaire de sueur, de muscles et de poils et vos charmants déshabillés n'exciteront jamais que des jeunes gens en mal de cocotes.
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Bien entendu je ne veux point faire de vous un nouveau François Coppée (dont je ne médis point pour ne pas avoir à en parler), Coppée serait simple s'il n'était le plus souvent vulgaire. Evitez la vulgarité et pour cela efforcez-vous de ne pas parler pour ne rien dire. Si rien ne vous oblige à être poète renoncez sans peine à quelques vaines petites satisfactions d'auteur.
*
Il n'est pas mauvais lorsqu'on a seize ans de compter sur ses doigts, de refaire, toutes maladresses mises à part, les poèmes de Lamartine ou de Musset.

Vous me direz : il est plus dangereux d'imiter Eluard que Lamartine, nous aimons le danger. Je vous répondrai qu'il y a des morts stupides et qu'il n'y a aucune gloire à mourir inutilement. Vos sacrifices n'en valent pas la chandelle. Vous vous trouvez devant un mur déjà percé. Ce n'est pas parce que vous l'aurez percé d'un second trou à dix mètres du premier que la perspective entrevue en sera plus belle.
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Le respect de la chose écrite ne doit point vous faire oublier que le poète est avant tout un homme. Que m'importe un mauvais vers si celui-ci me libère d'un cortège de souvenirs ! Je n'aime point à revenir sur les buttes de derrière. Il y a tellement mieux à faire sur cette longue route où vous n'allez qu'à pas comptés.

Je n'écris point pour me donner ou conserver une position avantageuse mais, entendez-moi bien, pour me situer toujours au-delà de moi-même, pour avoir une raison plus tard de m'accueillir à quelque carrefour perdu dans les bois.
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Quelques poètes ont tenté un retour au sujet, d'autres au ton prophétique des grands mages, se montrant là encore plus serviles que leurs maîtres. Il ne s'agit point de hurler pour se faire entendre ; quant au sujet je prétends qu'il ne doit point exister a priori, autrement dit que le poème ne peut en aucune façon être un développement mais comme l'écrit Max Jacob : une Réponse - j'ajouterai même une réponse à tout.
*
Un Monsieur, poète parisien qui dirige une collection poétique, vient sur ma demande (les frais d'édition s'élevant à 20 000 francs payables par l'auteur) de me retourner mon manuscrit. C'est avec un étrange sentiment qu'on retrouve son enfant abandonné depuis quelques mois entre les mains de l'Assistance. Le Monsieur poète a des attentions touchantes ; outre quelques fautes de frappe, il s'est cru autorisé à me signaler en marge quelques vers de treize, quatorze voire quinze pieds parmi les alexandrins, quelques répétitions (deux fois le mot « rouge » dans le même poème !) et lorsque j'écris : « Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté » ce champignon lui fait l'effet d'une fausse oronge et il le souligne d'un trait.

Si j'avais à répondre à ce Monsieur poète je le ferais à peu près dans ces termes

Monsieur (et cette désignation vaut également pour une infinité de Petits Monsieurs), Monsieur donc, je ne doute point de votre compétence en tout ce qui touche le domaine de l'art et je conçois votre étonnement en face de mes vers. Voici une dizaine d'années arrivaient dans une bourgade de campagne une jeune fille parisienne avec son fiancé. Sa surprise fut grande lorsqu'elle aperçut dans un petit rectangle de pâture, rêveuse, une vache. - « O Georges ! une vache ! une vraie vache ! » Ainsi, Monsieur, je vous pardonne. Vos petits signes de cabale au crayon ont-ils voulu marquer tout simplement votre surprise ? Quoi que vous puissiez en penser il existe encore une vraie poésie, comme il existe de vraies vaches dans nos villages.
*
On reproche aux poètes d'aujourd'hui de ne pas avoir la tête épique. Rien n'est plus vrai. X mis à part, la jeune génération s'en tient à des proportions plus modestes. Il y avait pourtant une nouvelle expérience à tenter. Qui dit la tête épique ne dit pas forcément développement ou aventure poétisée. Le feuilleton de la « Légende des siècles » bien inférieur à mon sens aux « Misérables » ou à « Notre-Dame de Paris », l'Eve de Péguy n'auraient pas dû fatalement détourner certains poètes de cette tentative. Cendrars a la tête épique. Alors que X chevauche une vieille cavale radoubée dans les cales sèches du surréalisme, Cendrars mène le galop d'enfer d'une bête d'apocalypse que régénèrent les senteurs de la pampa et les vieilles légendes. Davantage que les « Poèmes classiques », « Les Pâques à New York » et « Panama » assurent à son auteur une gloire qui ne doit rien à ce souffle de forge qui attise les mots, les groupe comme des forçats et fait de cette longue chaîne vivante un douloureux rappel à l'ordre.
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Il faut revenir à la fresque, à la muraille - et ceci vaut aussi bien pour nous autres poètes que pour les peintres. On nous attend tout en haut de l'échelle. Echelon par échelon tout en haut. Et qu'on me suive bien, je n'entends point cette grande œuvre murale comme obtenue par un procédé d'agrandissement, démesurément grossie à la loupe mais tout entière fondue dans cette matière incandescente de l'âme, creusée profondément comme les rides de la terre.

Certains artistes voulant multiplier les chances ont préconisé le travail collectif. Ainsi, disent-ils, nous aurions plus de chance d'atteindre à l'anonymat. Accepter une collaboration c'est se donner un maître ou des valets. L'anonymat n'a de raison d'être que dans la réussite, qu'à mesure qu'il tend vers l'éternel. Autrement il se détruit lui-même, se nie, s'efface sous le coup de pouce féroce du temps.
*
C'est Alain Fournier qui, écrivant à Jacques Rivière disait : « Mon credo en art : l'enfance. Arriver à la rendre sans aucune puérilité... avec sa profondeur qui touche le mystère. »

Je ne crois pas. Je ne crois pas qu'il s'agisse de la rendre mais bien plutôt de la préserver, de la retrouver dans chaque geste de l'âge mûr. De toute façon il ne convient guère de poétiser l'enfance comme l'a fait Fournier après le vicomte de Châteaubriand. L'auteur du « Grand Meaulnes » a cru bon d'ajouter du mystère autour de sainte Agathe. Fils d'instituteur, dans un petit village de Brière assez semblable aux paysages désolés de la Sologne, j'ai connu ces longues courses dans le domaine interdit qui vous laissent le cœur battant. Fournier profitant d'un renouveau romantique de fin de siècle n'a fait qu'ajouter en marge une histoire assez bêtement sentimentale. Rien n'y manque, depuis le coup de revolver de Frantz jusqu'à la mort d'Yvonne de Galais. Il a porté « au clou » ce merveilleux diamant qui aurait dû le rendre invisible et présent comme l'anneau de Gygès ; il a fait œuvre d'écrivain alors qu'il y avait en lui le tremblement merveilleux du poète.

Evitez donc la surcharge. Evitez de raconter une histoire si poétique vous semble-t-elle. Soyez l'âme et le décor du drame mais méfiez-vous des personnages toujours trop acteurs, trop sensibles au succès et qui porteront le saccage dans cette forêt de mystère.
*
Il importe au poète, et c'est cela qu'Alain Fournier aurait dû souligner dans sa lettre à Rivière, il importe au poète de conserver intactes les vertus de l'enfance, de les conserver et de les utiliser. Que ces réactions en face des prodiges quotidiens soient celles de l'enfant. L'enfant se « souvient de l'avenir ». Son conditionnel est un conditionnel d'avenir. « On aurait une maison, dit-il, on serait mari et femme. » Tout lui est permis, tout lui semble normal : de s'envoler soudain comme une mésange ou d'épouser son grand-père.

Epousez donc votre grand-père, poètes. Méritez ce miracle d'innocence.
*
Il y a dans les poèmes que vous m'adressez une volonté de poésie à tout prix. Certes il n'est pas mal de tenter d'utiliser tous les matériaux et les mots qui jusqu'alors semblaient « mystérieusement interdits ». Ce n'est pas ce que je veux dire. Mais simplement que vos poèmes portent en eux un vouloir et non une nécessité, une intention mais pas une certitude ni même un espoir. Or la poésie est avant tout un don et il paraît banal de devoir le répéter.

A une attente d'amour, au premier rendez-vous, vous répondez par une volonté de fer préétablie. Mais le monde aussi demande qu'on lui fasse des signes, qu'on l'appréhende par une longue caresse. Ce n'est pas parce que vous aurez élevé votre voix d'un ton que vous chanterez juste, quand il s'agit de chanter juste, de jouer correctement sa partition dans le concert des sphères.
*
Les philosophes, les critiques professionnels traitant de la poésie n'ont fait qu'apporter la confusion dans l'esprit du poète. C'est pourquoi je tâche de vous parler avec les mots les plus simples. Mais comme tous les conseils sont vains ! et n'y a-t-il point une certaine volupté malsaine à vouloir faire de vous un homme de poésie. C'est ainsi qu'une main pousse vers l'eau du canal le fantôme d'un désespéré. Désespéré vous l'êtes comme tous les jeunes gens de votre âge. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Qu'est-ce qu'il restera de vous l'eau refermée ?
*
Qu'est-ce que la poésie ? Je n'ai point l'habitude de répondre à de telles questions. Si je le savais, serais-je encore poète. Peut-être ! Peut-être point ! Je ne m'interroge pas. Certains se suffisent de l'interrogation, y répondent par avance. Les gloses ne manquent pas sur les dernières paroles de Max Jacob : « J'ai donné toute ma vie à cette passion. » Il s'agit bien en effet d'une passion et telle qu'il ne nous est point donné de mesurer l'étendue du miracle, l'étendue du malheur.
*
Voyez, je ne vous donne point conseils d'avare. Prodiguez mais que cette dissipation soit chair de votre chair, que vous ayez largement de quoi au lieu de vous trouver singulièrement démuni au moment de ce mouvement de foules sous vos fenêtres.
*
Comme un journaliste demandait récemment à Pierre Reverdy ce qu'il pensait de la jeune poésie, celui-ci répondit en ces termes : « Une extraordinaire génération d'emmerdeurs. » On ne peut dire mieux en moins de mots. Il ressort de la lecture des livres de poèmes publiés depuis dix ans un indéfinissable ennui. Cela ne tient pas tant à la forme qu'à l'indigence des moyens poétiques mis en œuvre. La poésie qui devrait avant tout être incantation a voulu trop prouver. S'il est devenu un lieu commun de dire qu'on ne fait point de bonnes poésies avec de bons sentiments il est tout à fait vain de vouloir en faire avec de bonnes idées, de bonnes images et toutes les recettes inopérantes de jeunes esthètes récemment sortis des classes supérieures de l'Université. Les ouvrages de M. Paulhan ont généreusement contribué à semer la confusion dans les esprits et si le public s'est détourné de la poésie c'est que celle-ci ne lui proposait plus que des équations bizarrement compliquées par l'écriture, chefs-d’œuvre de mandarins des lettres occupés de théorèmes et de figures dans l'espace. J'ai trouvé, relisant récemment « Les Trois Mouquetaires  » une magnifique paraphrase empruntée à La Bruyère qui me semble parfaitement bien convenir à une définition de nos aèdes : « Les Diseurs de Phébus ». Et j'apprends qu'on vient d'éditer une « Anthologie de la Poésie précieuse du XVIIème siècle jusqu'à nos jours ! » Qu'il soit possible à la rigueur de réunir des textes en vers ou en prose sous le pavillon d'une « Littérature précieuse » passe encore ! Mais je persiste à croire que toute préciosité est négation même de la poésie.

Il faut revenir aux chansons de vagants, aux volsklieder du Moyen Age, à une poésie qu'il me plaît de nommer de pleine poitrine, forte et balancée comme une pierre de fronde.
Une extraordinaire génération d'emmerdeurs ! d'hommes à mains compromis dans les trafics et les succès. Mais la poésie est une longue patience, la première pierre d'un édifice grandiose dont les chevrons soutiennent le ciel.

Comment revenir à ces Chants du peuple sans faire de concession à la facilité, à la sentimentalité bête de l'homme, à son esprit de jouissance, et de domination ?
A la politique de Sœur Anne combien préfèrent celle autrement plus reposante de l'égorgé vif. En proie au verbe, à l'image, à la démonstration lyrique ils n'ont point cette ruse terriblement humaine du mouchoir agité vers l'avenir

« Je ne vois que le soleil qui verdoie
Et la route qui poudroie ! »

Et quand bien même il n'y aurait point au bout du compte - ou du conte - la promesse de ces deux cavaliers accourant à bride abattue, il resterait au lieu de redescendre un à un les degrés de la faute, de se balancer soi-même par-dessus bord.
*
Je me souviens des cours intitulés cours d'histoire de l'Art. L'Art n'intervenait jamais que par la bande, illustrant les hauts faits de généraux braguettés de décorations, les « tirez les premiers », les « Debout les morts », les « haut-les-murs » des crétins historiques immortalisés d'un coup par leur bêtise. Certains de mes camarades mettaient de l'élégance à nous disputer des places auxquelles notre humble naissance ne nous donnait point droit. Nous nous y agrippions comme oursins au rocher, non par orgueil, encore moins par habitude ou attitude mais simplement par respect d'une certaine qualité dans le drame qui nous valait les applaudissements des farceurs.

Toutes fenêtres fermées nous nous trouvions à chaque instant à deux doigts de l'asphyxie, recouverts de cette terre sans substance que nos maîtres soulevaient avec leurs pattes de derrière.

La Renaissance italienne ! Que dites-vous de la Renaissance italienne ? et de tomber comme des gogos dans l'admiration béate du Titien, du Tintoret, de Raphaël, de Vinci, de Michel-Ange, de Véronèse, que sais-je ? Et d'admirer dans le domaine de la sculpture le film en relief des châteaux de la Loire ! Quels reliefs ! Les os du gigot et tous ces intérieurs passablement faisandés qui font le régal des amateurs d'art. La voilà votre Renaissance italienne ou du moins voilà ce qu'elle a donné. Vous aviez Chartres, Reims, Rouen, c'est-à-dire cette pyramide (dans le sens où on l'entend dans les sociétés sportives quoique le sport n'ait rien à voir dans l'affaire) cette pyramide de clochards, de saints, de saintes, de ventrus, de lyriques, de bancals, d'hépatiques, de ladres, de flics, de mômes, d'andouilles, d'hamlets, de filles, d'hirsutes, de chauves, d'indécis, de flagrants, vous aviez cette foi qui n'était pas seulement la fringale de Dieu mais l'Odyssée de tout un peuple et vous avez soufflé l'immense flamme sous l'éteignoir en poivrière d'une pseudo-renaissance logée par couche dans les wagons de Marignan. La veulerie française donne sa mesure dans les manuels d'histoire où l'on peut lire que, si les campagnes d'Italie ne nous ont rapporté aucun bénéfice territorial, du moins, elles nous ont donné le goût d'une certaine beauté qui, par le miracle de nos artistes, devait susciter en France de nouveaux chefs d'œuvre.

Et, malgré tout, si j'écris Beauté je pense aussi à la Poésie qui n'est un art que dans le sens où elle dispense l'homme de prétexte.
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J'ai fait résolument machine arrière, j'ai mouillé mes mines dans des eaux neutres, j'ai volontairement prolongé la discorde entre moi-même et moi.
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1948-1949.

 


 

 

 

 

 

De la recherche poétique considérée comme jeu

1948

 

« Jeu, dites-vous, activité sans causes et sans conséquences, activité gratuite. »

La Poésie ne peut être un jeu pour cette raison majeure que l'homme ne dispose point d'elle, mais c'est elle au contraire qui dispose de lui. Elle est son bernard-l'ermite. On a pu en un temps confondre la poésie avec le Jeu. Maurice Scève, Mallarmé, Valéry - qui possédèrent au plus haut degré cet esprit de recherche - n'ont fait qu'ajouter au malentendu. Les arrangements syntaxiques, euphoniques, le mot pour le mot, l'image pour l'image, le coq-à-l'âne et la contrepèterie ont fait perdre de vue l'objet même de la poésie.
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La poésie est naissance et non pas connaissance. Il ne s'agit donc pas ici d'un esprit de recherche, mais sans équivoque possible d'un esprit de création, d'auto-création. La poésie naît et renaît de ses cendres, tel un phénix. Le poète n'est rien que son intermédiaire, son valet, il n'a aucun pouvoir sur elle. A peine a-t-il le droit de frapper ces trois coups du destin qu'on nomme assez bizarrement l'Inspiration.

D'ailleurs, autant ce vocable qu'un autre si l'on veut bien considérer que l'Inspiration n'est pas une activité inhérente à l'état de poète mais simplement une faculté réceptive qu'il est vain de vouloir cultiver si on ne la possède pas a priori.
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L'homme de sciences procède par étapes, par relais, pose des jalons, confronte. Il fait sans cesse intervenir la raison, le raisonnement, il développe. Il étudie à la loupe les empreintes digitales et la cendre de cigarette. II établit son rapport. Voleur, il se précède toujours d'un alibi. Rien d'étonnant après cela qu'on puisse considérer sa recherche comme un jeu.
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Tout jeu s'accompagne nécessairement d'un plaisir, plaisir physique ou joie de l'esprit. Qu'on le veuille ou non il s'achemine vers un destin plus ou moins heureux, vers un dénouement qui le classe. Il est une mer fermée. Mais les hautes vagues de la poésie qui frappent les falaises du monde, bien loin de résoudre quoi que ce soit posent à chaque minute de nouveaux problèmes. Il appartient au poète de disposer le monde de telle façon que la fréquence des marées réponde toujours à une urgence.
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On a voulu voir dans les dernières paroles prononcées par Max Jacob au camp de Drancy une confirmation de sa foi catholique. Mais lorsqu'il s'est écrié mourant : «  J'ai donné toute ma vie à cette passion », il apparaît clairement que le poète désignait par ce vocable ce pour quoi, poétiquement parlant, il avait toujours lutté.
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Par ailleurs Saint-Pol-Roux écrivait : « La table de travail est comme un large crucifix sur lequel le poète s'expose pour s'éterniser. »
Ce qui prouve suffisamment que cette passion ne se satisfait point d'elle-même, mais demeure avant tout une marche en avant.

 

Louisfert, 24 octobre 1948.

 


 

 

 

 

 

Notes

1948

 

Après un pilonnage de l'artillerie qui dura cinq heures, lorsque la fumée se fut dissipée, alors, en la fin de cet après-midi d'hiver, avec le silence revenu dans les ruines, on entendit un tout petit oiseau chanter.

Et l'on demanderait au poète de ne plus chanter parmi les ruines, de n'être plus qu'un témoin, qu'un envoyé spécial de l'homme parmi les hommes. Mais toute l'atrocité de la guerre tient justement dans ce miracle d'un oiseau porté par sa complainte et qui souligne de son étrange douceur toute l'étendue du désastre.
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Ce n'est pas lorsqu'on aura montré à l'homme sa prison, une certaine rue à une certaine heure du soir et l'attirail de la misère dans une maison aux murs lépreux qu'on lui aura donné le goût de la liberté. Tout au plus aura-t-il en lui, après cela un certain sens de la révolte. Mais que cette révolte l'oblige à une révision de ses propres valeurs ! Qu'il se perfectionne d'abord dans ses fers.
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On a voulu donner de tous temps aux livres de poèmes les vertus d'un Larousse médical : Affection du cœur : Ronsard, Racine. Affection cutanée : Baudelaire. Troubles de la vue : Rimbaud. Emphysème : Mallarmé. Flatulence : Apollinaire. Ménopause : Mme de Noailles. Paralysie infantile : Cocteau. Cœur bleu : Reverdy. Corbleu : Aragon.

Mais je sais, dans nos campagnes, de ces plantes merveilleuses qui font bien plus pour la guérison des patients que toutes ces spécialités homologuées par Messieurs les critiques dont l'écœurante santé ne fait de doute pour personne.
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Lorca chantait les guitares, les filles, les échantillons du couchant, les nids de grenouilles, les vieux peupliers. Mais je sais bien ce qui lui manque à vos yeux, c'est de n'avoir pas chanté sa propre mort.
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Remarquez que je suis de tous mes muscles tendus à vos côtés, que je vous admire de faire de la poésie une arme alors que je ne sais pas même l'utiliser et qu'elle retourne sans cesse vers moi son tranchant.

 

28 novembre 1948.

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« J'aimais les peintures idiotes, dessus de porte, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. »

Il est curieux de constater que la plupart des poètes des générations 1920-1925 qui considéraient « Une Saison en enfer » comme une Bible ne trouvent plus à citer pour témoigner de leur admiration à Rimbaud - à moins qu'ils ne cherchent à excuser une passion de jeunesse - que « les Mains de Jeanne-Marie », admirable poème publié pour la première fois dans le n° 4 de la revue « Littérature ».

« La vieillesse poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. »
Et qu'est-ce qu'il écrivait là, le petit ?

« Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres... »

Défaitiste, va !

Pas question de rouvrir Les Illuminations page 239 (Editions du Mercure de France, 1941) au poème « Démocratie »

« Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route ! »

Et puis qu'est-ce encore que ce « Mauvais sang » qui monte au visage de colère d'un fils dégénéré.

J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans ignobles. La main à plume vaut la main à charrue... Je n'aurai jamais ma main. »

Ah ! vous l'avez bien la vôtre, à plume et à charrue, à fusil surtout, main à tout faire. Que vous importent encore Rimbaud et son Alchimie du Verbe. Anatole France, « ce vieillard comme les autres »,    « ce personnage comique et si vide », « cet idiot, ce traître, ce policier » vous le juchez de nouveau aux côtés de Jaurès dans vos manifestations révolutionnaires. Il ne vous reste plus qu'à réhabiliter Barrès et l'odieux Poincaré et vous aurez témoigné une fois de plus de la grandeur de votre mission, de votre amour pour la patrie et pour son peuple.

Je ne reconnais pas au poète le droit de s'isoler certes, mais vous confondez bizarrement passé, présent, futur. La place du poète n'est pas sur les estrades, dans les banquets, ni dans les patronages. Il ne commande pas au navire, il le porte, il est son vent et sa marée, il ne développe pas, il invente, il n'est pas le porte-parole mais la voix.

Toute colère collective trouve sa réponse dans le crime ou le suicide. Le poète est un homme d'amour. Il y a un chantage à la misère qui fait salle comble dans les cinémas de quartiers. Le peuple va au peuple, le bourgeois au bourgeois, la bêtise à davantage de bêtise.

Les Châtiments de Victor Hugo ne feront jamais partie de notre folklore pour la raison majeure que ces poèmes ont leur place toute faite dans l'Histoire. Mais la poésie ni le folklore ne sont l'histoire. Villon n'est pas l'histoire, Rimbaud non plus, ni Pauvre Lelian, ni Corbière, ni Apollinaire mais ces poètes ont bien plus fait pour la grandeur de la France et pour la liberté de l'homme que tous les Chants modernes et savamment barbares de ces prétendus initiés aux mystères des peuples.

3 décembre 1948.

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Une jeune revue littéraire, à principes, posait dernièrement cette question : « Avez-vous la tête épique ? » Par crainte d'être indiscret je n'ai pas répondu. L'aurais-je fait que ma réponse n'aurait point éclairé le débat.

Si la poésie est un drame, celui-ci n'a rien de proprement épique. Le poète n'est pas un héros en ce sens qu'il remet toujours en jeu sa victoire. Le terme de « poésie épique », l'objet même qu'il recouvre, a quelque chose de statique qui me paraît en opposition formelle avec la notion même de poésie.

Dans toute « poésie épique » prédomine un sentiment figé de l'art voisin de l'instantané historique qui ne peut aucunement faire illusion.
Trop de pseudo-poètes doués pour les grandes luttes de l'âme, ont intérêt à faire passer sur le compte d'une réalité objective le désarroi dans lequel ils se trouvent, pour accumuler le plus de confusion possible autour de la poésie.

La tête épique se réclame d'un lyrisme de mauvais aloi qui vit la fortune et finalement l'échec de La Légende des siècles.

Mais le lyrisme se conçoit parfaitement la tête froide. Je veux dire qu'il ne s'échauffe point au récit ou à la vision des reliefs de la fête mais porte en lui une fête - ou bien une défaite bien autrement exaltante et surtout bien autrement contagieuse.

On pourrait épiloguer longtemps sur le lyrisme contemporain qui peut paraître au prime abord un contre-lyrisme. C'est qu'il fait fi justement des grandes périodes, de toute rhétorique comme de tout développement. On peut le confondre avec le style en ce sens qu'il est une respiration adéquate de l'âme et pour cela propre à chaque individu. Bien plus qu'un contre-lyrisme je vois dans notre époque les signes d'un lyrisme à rebours, éminemment cruel certes, mais tellement plus vrai, tellement plus circonscrit à l'objet même de la poésie.

12 décembre 1948.

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Certains critiques veulent bien trouver encourageante cette génération spontanée de petits livres de poèmes à tirage restreint ou à compte d'auteur. Pourquoi encourageante ? Et pour qui ? Pour la poésie même ou pour l'auteur ?

La mode de ces titres a passé, sans cela combien de jeunes auteurs intituleraient leurs recueils : « Emois », « Vers de jeunesse », « Pour un temps d'adolescence », « Rythmes », « Simples paroles ». Mais ça se cache sous des images de l'époque et l'on dédie telle pièce « Au grand critique J. Ph. », telle autre au poète J. S., à P. E., à P. R., à L. A., à une rencontre d'un soir au Lipp ou aux Deux-Magots.

Ce n'est peut-être pas très répréhensible, mais c'est moche. Généralement si l'on perd son pucelage à dix-sept ans, c'est en cachette. Inutile de rassembler la famille et les voisins. Alors ! quoi ? la satisfaction de se voir imprimé. Le compte rendu en 3 lignes d'un petit copain dans une revue à 30 abonnés !

Vous êtes passé par là direz-vous ! Sans doute ! Encore que je n'ai jamais dédié aucun poème à personne quand bien même je m'y sentais autorisé.

On cultive son semis de carottes sous châssis. C'est la saison suivante qu'on se rend au marché avec des fruits de terre qui tiennent bien dans la main et qui sont lourds de leur jus. Un gardon pris est une promesse de brochets, ne le mettez pas en friture.

15 décembre 1948.

 


 

 

 

 

 

De la peinture

 

La peinture n'est ni un don, ni un métier, ni un pot d'échappement, ni une ressemblance. Ce n'est pas, non plus, une réussite mais un Art, c'est-à-dire une chose éminemment terrestre (ce qu'on oublie) représentation d'adieu d'une âme en quête de son destin.
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Voir dans l'artiste un fidèle traducteur de lignes, de volumes ou de modes minimise singulièrement les chances du créateur. C'est dans la mesure où toute création se passe de système, se situe par rapport au mouvant, et non plus au tangible, que l'artiste se donne les gants d'épiloguer longuement sur la beauté foncière de l'art.
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L'art pour l’art ne saurait prévaloir dans la conscience des artistes d'aujourd'hui. Il ne s'agit plus, en effet, d'économiser, de vivre sur un acquis augmenté par des réussites fragmentaires, mais de développer sans cesse, à l'encontre des courants, cette voile maudite en laquelle le navigateur hauturier a mis tout son espoir.
- Quelle question posai-je ?
- La question ne m'importe. Je juge la réponse. Van Gogh est une réponse, Marat, Jésus apportèrent la leur. Il s'agit de formuler la réponse avant la question. J'entends ce mot comme l'entendaient ces moines féroces qui grillaient les pieds du poète.
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Le plein et le délié. Remarquez que je respecte l'allure de la main. Vous soulignez le menton, bien ! Mais il n'y a pas de menton. Il n'y a pas de nez ! Et cette bouche est comme une savate. Qu'y puis-je ? Vous voyez la bouche où je vois la savate. A la ligne !

Justement à la ligne. Le fil d'Ariane.
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Ariane tournait la manivelle d'un cabestan: Elle partait pour de longues journées. Mais vous la voyez toujours, allant à petits pas, faisant sauter sur la dalle de la crypte une bobine de carton ou une pelote de laine.
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X me disait : « Voilà ce que nous demandons, peindre des murs (intérieurs) d'Hôtel de Ville, de Consulats, des Halles, etc. »
Je n'ai jamais douté de la destinée de l'Art.

Le service anthropométrique se situe par rapport à des cendres éteintes, des empreintes débiles, des mégots calcinés. La main sanglante est sur le mur. Soyez la main sanglante.
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Du sujet en peinture.

Or tout est sujet. Certains l'isolent dans son entourage. On ne voit même que l'entourage, le ciel autour de la pomme, la nappe sous le poisson. Je ne crois pas. On peut isoler davantage le donateur que le don. Il reste au peintre de situer celui-ci et celui-là en dehors de toute anecdote, dans la même lumière. Qu'il choisisse non pas l'éclairage mais l'angle. Que cet angle soit un domaine fermé.

Certes Van Gogh est un lyrique ! - comme Apollinaire ou Milosz - le feu de punch. Il y a aussi le lyrisme Aragon, Van Gogh brûle, ne brille pas ; il ne développe pas, il hurle - comme le soleil. Son « lyrisme » est « concentrationnaire » comme celui de Goya ou de Daumier. Il n'a que faire de la mélodie.
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Delacroix ? Alors, oui ! La liberté guidant le peuple ! Mais c'est tellement Victor Hugo ! Et puis à cette époque il n'y avait pas l'abus des situations. La troisième République a fait du tort aux soldats de l'an II.
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Et que dire de cette peinture poétique, je ne dis pas littéraire (qui possède ses adeptes valables et consistants), que dire de cette peinture axée seulement sur les sentiments, défendue par un pinceau sans poils dont les traces n'impressionnent directement que les papilles de la mémoire.
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J'admire avec quelle facilité vous soulevez un coin de la tenture pour ne laisser paraître qu'un coin de ciel uniformément gris.
Le gris est en avance sur le bleu, je veux dire qu'il se poudre dans la glace, qu'il s'égalise. Ses plumes tombent sur la table.
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Il ne s'agit pas d'ajouter en marge avec une note sur 10 dans le coin. L'étamine n'ajoute pas à la fleur, mais, faisant corps avec elle l'allège.

Soyez l'étamine, c'est-à-dire, trouvez-vous assez lourd de pollen pour ajouter en marge de la nature une autre nature, et non point équivoque, qui porte en elle-même son pouvoir d'étamines.
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Il arrive parfois qu'une plante dans un sursaut de vigueur fasse éclater le vase.

Tout le dommage est pour le vase. Mettez-la en pleine terre, elle continue son voyage.
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L'esprit ne donne jamais que des négatifs, j'entends qu'il ne s'ordonne jamais qu'entre des gris et des blancs, qu'il dissimule son indigence entre des lignes.
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La couleur est une passion. On n'ajoute point à la passion d'où le cri, l'écorché vif de cette toile qui commence de hurler du moment même où elle se sépare de son objet, où elle répond, non plus à une demande, mais à cette interrogation muette du tube, où elle remplace le vide.
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Il faut remplir le vide, je ne dis pas le meubler. Qui meuble le vide le perd.
Lui donner une âme.
La conscience donne une âme.
L'intelligence la perd.
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Se méfier de l'intelligence, autrement dit brûler tous les papiers de famille avant l'inventaire.
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Brouiller la serrure, forcer la porte.
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A l'épaule d'Atlas la terre était légère, la griffe d'un oiseau lui était brûlure. Soyez la brûlure.

 

Novembre 1949.