Mon Enfance est à tout le monde

 

 


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A la mémoire de Georges at Anna Cadou, mes parents chéris.

Table des matières


Epilogue - Avertissement
Première partie Sainte Reine de Bretagne
1. Naissance
2. Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat
3. Sainte Reine et la maison
4. L’allée du Calvaire
5. La forge du père Couvrant
6. Quelques mythes de l’enfance
7. Marie Delahaye
8. Pacifique Liotrot et Mathurine Roulette
9. Aventures mystiques sans lendemains et Noël 1926
10. Peloux
11.Grand-mère Benoiston, l’oncle Emile
12. Oncle Zidore, le marin
13. Les passants de Sainte Reine
14. Rougeole
15. Promenades, le phonographe de madame Richard
16. Occupations. Le nom de Monte Christo prononcé par mon père. L’inaccessible grenier
17. Le temps de Tracy-le-Mont
18. Vacances en Auvergne
19. Dernier hiver à Sainte Reine
20. Un rève
21. Venue de l’oncle Maurice
22. Courses cyclistes. Fête au village. Cinématographe
23. La mort des chiens. Départ
Deuxième partie 44 rue Cardurand
1. Installation
2. Rentrée des classes. Elisée Vince. La maison d’Herblain
3. Les muets ont la parole
4. Nuits
5. Le temps de la fin des classes
6. La république de Cardurand
7. La tirelire
8 – Lectures
9 – Théâtre en chambre, violon, journées d’hiver
10 – Les filles Corollaire
11 – Le drap
12- Dixième année
Troisième partie, 5 quai Hoche
1 - Renouvellement
2 – Paysage et personnages de devant les yeux
3. Lycée
4 – Châteaux de la Loire
5 – La mort de Maman
Epilogue

 

 

 

 

 

 

 

 

Epilogue

Avertissement

Ce livre pourrait être un roman, celui d'une existence entre toutes matinale qui s'est laissée porter par un ensemble de faits et d'enchantements propres à éveiller, aujourd'hui, la curiosité - ou la convoitise - du poète. Il s'agit en effet de l'enfance d'un poète et, qu'on veuille me l'accorder, de mon bien inaliénable et le plus cher.

J'ai pensé qu'il pouvait être significatif pour moi, et pour quelques autres de renouer, par l'intermédiaire du langage, les fils cent fois rompus d'une destinée commune à tous les enfants du peuple. Et, puisque ceux-ci sont toujours poètes, puisqu'il leur suffit d'une bille de verre, d'un caillou sur la route, de l'amitié d'un chien pour allumer en eux le chandelier à sept branches de la plus pure imagination, qu'il me soit permis de témoigner pour eux, de leur donner envie d'être à nouveau ce qu'ils étaient, alors que rien en eux ne laissaient prévoir ces hommes maladroits ou féroces qu'ils sont devenus. N'est-ce point présomptueux de vouloir découvrir dans le comportement d'un enfant les signes quelconques d'une aventure humaine ? Les nuées de l'enfance sont telles qu'on n'aperçoit que par intermittence quelques étoiles, encore celles-ci se trouvent-elles passablement éloignées. Un   papillon " surréaliste conseillait jadis : "Parents, racontez vos rêves à vos enfants". Sage précaution, qu'on s'est d'ailleurs bien gardé d'observer, faute de cette entente entre parents et enfants, ceux-ci se tenant de plus en plus dans un monde fermé où les mêmes mots n'ont pas la même signification. Et les grandes personnes ont bonne mine qui font mystère du phénomène si simple de la création, alors qu'elles sont pour si peu de chose dans le déroulement de ce miracle. Que les parents n'oublient jamais que tout ce qu'ils peuvent dire pour leur défense sera finalement et promptement retenu contre eux. Leurs enfants sont d'une autre planète; ils ont leur propre révolution. Parents, vous êtes étrangers à ma faune, à ma flore, et je plains vos caresses et je plains vos menaces. Vous ne savez pas combien je vous aime en silence pour tout ce que vous ne saurez jamais être pour moi.

Et ceci étant dit pour tous, parents des autres et de moi-même, puisque "Mon enfance est à tout le monde".

 

Photo: Robert Duguet

Brières mes limons de tendresse
O mes cages
Pérous de la lumière
Iles saintes du feu
Les vols ensorcelés de mes canards sauvages (Long feu)

 


 

 

 

 

 

 

Première partie Sainte Reine de Bretagne

 


 


 

 

 

 

 

 

1. Naissance

 

La porte vitrée de la cuisine a des rideaux rouges; si le vent bouge, le soleil y danse. Dans le coin le plus sombre, une grande caisse pleine de ressorts brisés, de crins, de poils, d'odeurs, de fleurs de bois, de sous, un vrai trésor. C'est dans cette caisse que je suis né. Elle n'a rien de très particulièrement remarquable si ce n'est ce nom de Marseille qui s'y efface, ces deux chiffres dont l'un dressé comme une potence : 75, et ce bizarre lorgnon tordu autour de sa branche Marseille 75 %, signes de mon ciel astral; et pour les temps à venir aussi éloquents que la quincaille de la Balance ou le dard vengeur du Scorpion. Destinée d'épicier diront les mages; mais il n'y a que les sots qui ne se trompent point.

Malgré les assurances maintes fois réitérées de mon père, je n'ai jamais très bien compris comment j'avais pu venir de si loin dans cette caisse aux planches disjointes, mal rabotée et toute hérissée de clous comme une bogue de châtaigne. Il fallut qu'on m'apportât en vrac tout un fouillis de vrillons et quatre paillons à bouteilles - un pour chaque membre, bien sûr -pour que je me convainque à demi. Commande passée, envoi fut fait de ma jeune personne de cette ville dont jamais oncques ne sut le nom, et j'arrivai en gare de Sainte-Reine-de-Bretagne, un dimanche gras de février 1920, sur les dix heures du soir.

L'employé des Messageries - il n'y avait pas de messageries - mettons le guichetier de service, bien que l'heure du dernier voyageur fut depuis longtemps passée, me conduisit lui-même, ménagements dus, sur une brouette, au domicile de mes parents, jouxte la mairie, une maison d'école aux volets clos, à la façade proprement ravinée. Maman à peine remise, le champagne coula, et j'en bus pour ma part fort allègrement une large gorgée.

A huit heures le lendemain matin, la cour d'école est pleine du galop noir des enfants. Sur le seuil, la jambe serrée dans une bande molletière, en costume de chasse, et l'œil bleu demeurant fixé dans le lointain, mon père sursaute au balancier de l'horloge. Il frappe dans ses mains, les galoches sonnent sur la marche. On entend une petite voix qui récite "Le laboureur et ses enfants". Dans la cour, il n'y a plus qu'une dernière feuille qui rôde.

Alors le maître d'école, comme s'il n'avait ouvert la porte que pour cela aujourd'hui, avec des gestes qu'il n'a pas désappris depuis la mort de mon frère, le maître d'école est venu lentement jusqu'au berceau, m'a bien pris dans ses bras, m'a enveloppé, et tout en chantonnant au fond de lui-même, avec des larmes dans les yeux, il a descendu l'escalier. La porte de la classe baffle sur le corridor. Il entre, il fait le tour des tables sans rien dire et me montre à chacun; le premier de chaque division m'embrasse, et toujours sans rien dire, avec cette envie de sangloter qu'il cachait pudiquement, il me recouche dans mon berceau, descend très vite, à nouveau frappe dans ses mains

"Et maintenant, prenez vos cahiers!"

Dès les premiers jours d'avril, ma mère ayant dû reprendre sa classe, l'après-midi, on sortait ma voiture dans la cour, sous le poirier; je dormais. Et j'étais depuis longtemps endormi que mon père chantait encore de cette voix qui était celle d'un bon gros ogre végétarien et fausse comme monnaie belge

« Y a une pie dans le poirier
J’entends la mère qui chante
Y a une pie dans le poirier
J’entends la mère chanter
J’entends, j’entends… »

Mais je n'entendais rien, ni l'aboi des fidèles Breton et Bretonne dressés contre le grillage du chenil, ni le patois rude des petits paysans dont les jeux évitaient de justesse le précaire équilibre de ma demeure bohémienne. Je serrais fortement dans mon poing le cou de jeune fille du sommeil, je lui faisais des caresses de bave, j'étais vraiment copain. Et je me souviens de ces après-midi que par quelques nuages très hauts, toujours les mêmes, ou bien encore, en sursaut, le bruit mat d'une poire tombant sur la capote cirée de ma voiture.

 


 

 

 

 

 

 

2. Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat

 

Un grand jardin avec des hortensias, des rosiers. Le jardinier avait une grosse moustache et un canotier de paille, et, pour que ce soit tout à fait comme dans les toiles de Van Gogh, dans le fond, il y avait sûrement des tournesols.
Il me semble que j'ai vécu des siècles dans ce potager de l'hospice, siècles tout en fin de journées dans le mois d'août, quand le soleil s'endort la tête entre ses pattes dans une allée sablée.

J'avais deux ans et demi, et mes parents partis pour trois semaines en Auvergne, m'avaient confié aux gardiennes de l'hospice. Je garde dans l'oreille le tintement nostalgique de la cloche du soir, voix qui trouait l'épais rideau du laurier et du lierre, voix douce et cassée comme celle de ce vieillard qui, les après-midi de dimanche, guettait, adossé à la grille, l'impossible passant qui donnerait à son bonjour quelques miettes de tabac.

Je n'ai retrouvé le son de cette cloche que bien des années plus tard, dans la propriété familiale d'un ami. C'était le soir; la maison penchait sur la dune, le vent rabattait le sable sur le perron. Assis près de mon compagnon, son chien entre mes pieds, je suivais du regard les jeux d'un enfant - le fils du métayer, sans doute - entre les tamarins. Et malgré moi, bien que je luttasse de toute mon énergie contre la puissance bête du souvenir, c'était moi à quatre pattes et le nez dans le thym; la crécelle rouillée des grenouilles plus poignante que tous les airs retrouvés.

Mais vous retrouverai-je jamais Soeur Chantal qui vous entendiez si bien avec grand-mère pour m'apprendre à prier? J'ai tout à fait perdu votre visage, je ne sais rien de lui que la grande cornette qui battait drôlement vos joues quand vous couriez après moi. Sueur Chantal, j'ai oublié jusqu'au premier geste de votre signe de croix, mais la première vous !m'avez ouvert toute grande la porte de la solitude. Je n'ai plus derrière moi ce haut mur blanc tout percé de fenêtres où vos malades cueillaient leurs dernières journées, je ne sens plus ma main perdue comme une sauterelle tout au fond de votre rude main de blanchisseuse, je ne me souviens plus de vos baisers qui étaient sûrement très doux, mais en travers de ma vie il y a depuis lors, qui la barre, l'épaisse moustache de votre jardinier, tandis que tourne au fond du ciel, comme une lettre heureuse qu'on agite, le canotier du bonheur.



 

 

 

 

 

 

3. Sainte Reine et la maison

 

Les enfants ne voient jamais de leur village que quelques maisons ornées au front du signe de leur tendresse; et pour moi, Sainte-Reine n'avait que cinq ou six maisons dont j'ai depuis longtemps oublié les blessures pour ne savoir que leur odeur de cuir, de pommes, de bois ou de tabac.

Mais parce que Sainte-Reine est quelque part à la limite de la Brière comme un feu d'herbes sèches, je sais encore les collines de Peloux où inlassablement tournaient les Moulins de la Fortune, la route du Roué, la briqueterie et cette forêt de la Madeleine dont le nom me faisait songer à une petite fille porteuse d'un immense moule à gâteau largement beurré et plein d'une pâte jaune et lourde à odeur d'oeufs. La maison d'école, c'était, à l'extrémité du village, de vieux murs dévorés par une treille que mon père, une fois l'an, étendait sur la route pour la sulfater. La mairie, ai-je dit, faisait corps avec l'école, ce qui implique que jusque dans nos chambres montait l'odeur des vieux dossiers, de l'encre rance, du feu éteint. Le matin, la toux sèche de l'ancien secrétaire m'éveillait.

A gauche de la maison, quand on arrive de la forge - et la route l'été est un nuage très bas - à gauche et soulignant le jardin, un demi pied d'eau qui coule dans le cresson. La reine des prés s'accroche aux barbelés de la clôture, les moineaux piaillent dans les saules et parfois la panse gonflée, un chat mort descend à petits coups le maigre courant. C'est avec mille précautions que je m'approche de ce gouffre où nul de mes navires n'a navigué. Je me tiens plus volontiers sur la route, sous le figuier qui est celui de la cure et ferme comme une grosse clé l'allée ombreuse du calvaire. Mais nulle part je ne suis aussi bien que dans ma maison ou dans la cour de ma maison.
La cuisine est celle d'un conte au bois dormant, lardée de broches et toute luisante de moules à gâteaux pendus au mur. Il y a une grosse cuisinière américaine dans la cheminée, et, sur la cheminée, couronnant l'inévitable série "d'épices", une haute cafetière semblable à ces moulins à vent contre lesquels partait en guerre Don Quichotte, toute bleue avec des papillons peints et des fleurs.
La lampe est posée sur la table, son abat-jour à perles tremble et se reflète dans le miroir violet de la toile cirée.

Et puis, c'est un corridor noir qui donne d'une part dans la classe de mon père, de l'autre dans la salle à manger.

0 classe de mon père, je n'ai pas oublié tes longues tables aux pieds bots, les trois marches qui montaient à la chaire, ni les panneaux publicitaires de l'Ouest-Etat, ni cette cascade des Pyrénées qui dégringolait entre les deux fenêtres, entre les deux rideaux fanés. Le globe est tout en haut de la bibliothèque et c'est trois heures et demi d'hiver; on entend chanter :

« Les feuilles jaunies font litière
L’arbre grelotte à demi nu
Le ruisseau se change en rivière
Déjà l’hiver est re-ve-nu »

Mais dans la petite classe de maman, je suis assis tout près de son bureau ; il y a un bouquet de houx sur l'étagère; il y a des images de Perrault tout autour de ma tête, des guêpes mortes sur le plancher, tout au fond de la classe, là où il n'y a jamais d'élèves. Je crayonne des soleils fous et des chemins de fer sur mon petit banc, le petit banc de cordonnier sur lequel mon père répare les galoches. De grands tableaux, aux lettres magiques, dressent leur épouvante. Le sourire de maman se confond avec les sables mouvants du dernier soleil dans les vitres...

Durant la période des grandes vacances, dans les temps de la fin septembre, on installe les poires d'hiver sur les estrades. Je ne quitte plus l'épaisseur un peu étouffante de ces murs, tant mon bien-être naît de cette odeur de suie, de poussière de craie, d'encre tarie lentement dans les godets de faïence; je souffre délicieusement lorsque mon père, pour le déjeuner du lendemain, étrangle à la ficelle pendue à la poignée de cuivre de la porte, les deux pigeons d'une fable jamais reconstituée.

La salle à manger est toujours pleine de verres où les amis ont bu. J'aime son feu de bois, quand, vers les neuf heures du soir, en décembre, maman et moi guettons la sortie du cours d'adultes.

Je ne connais cette salle à manger qu'à genoux, je m'y traîne à longueur de soirée, essayant, à l'aide d'une épingle à cheveux, d'extraire de petits bouts de corail logés dans les rainures du plancher, inépuisable trésor et vestiges d'un ancien collier de ma mère.
Il faut monter l'escalier; les marches craquent et je serre très fort la jupe maternelle; monde de terreur que je ne puis apprivoiser. 0 Chambre Noire! chambre vide et toute pleine d'un remugle confus, chambre aux sept femmes, à la petite clé sablée - on frotte et toujours le sang mort reparaît-chambre dont la fenêtre était de gros drap noir, comment saurai-je te chanter?

Mon père y développait des photographies et personne n'y dormit jamais. Que savais-je de la photographie? La porte entrebâillée, je devinais des membres lourds, des bottes, des sabres, des chauvesouris, un édifice monstrueux de pèlerines et de feutres. A des ficelles tendues séchaient des champignons; on avait rangé des fruits verts sur la table, mais à la lueur d'une lampe Pigeon, je ne voulais rien voir d'autre que mes fantômes, instamment convoqués et chaleureusement craints.

 


 

 

 

 

 

 

4. L’allée du Calvaire

 

Ai-je dit que de la petite fenêtre là-haut, dans la chambre de mes parents, la vue donnait sur un quadrilatère de murs de l'autre côté de la route? Sur la route, toujours pleine de crottin, mon père tirait les moineaux; quelquefois, l'un d'eux, seulement blessé, allait choir à l'intérieur du cimetière. Le voisinage de celui-ci m'apaisait, je trouvais comme un réconfort dans la présence de ces tombes, de ces croix; j'accrochais mon regard aux angles de l'unique chapelle funéraire, demeure de la Comtesse de X... Malgré tout, mon élan ne me menait jamais plus loin que la grille d'entrée; parmi les fleurs jetées à gauche du portillon, je découvrais des débris de couronnes, j'en défaisais les perles avec lesquelles, le soir venu, je faisais des bracelets sous la lampe. Inquiet de mon larcin et délicieusement troublé, je revenais en hâte sur mes pas qui, invariablement, me conduisaient dans l'allée du calvaire.
Telle tu m'apparais encore, tapissée d'aiguilles de pin, ombreuse et bourdonnante de mille insectes à la fois éveillés. L'air monte lentement de la terre en petites fumerolles à odeur de résine; il étouffe un peu, comme une effusion maternelle qui se prolonge; il est plus frais dans le fossé où je descends souvent, une cuiller brisée à la main, creuser dans la glaise des miniatures de fours à pains et de cavernes. Je m'arrête au bruit d'une pomme de pin qui roule et dont le bruit se répercute un instant sous les branches. Un écureuil, comme une étincelle dans la soie, grignote le ciel immuable du feuillage. Je me couche alors sur le dos pour mieux voir, les yeux me brûlent, je vis en rêve et j'aperçois, par un trou bleu des arbres, de grands palais de nuages qui déambulent et où il fait bon habiter.

C'est dans cette allée du calvaire que j'ai fait mes premiers pas; j'y boulais comme un lapin, plus rieur que maussade. J'ai trois ans maintenant, et dans les longues récréations de la fin juillet, j'y accompagne mes parents et leurs élèves. 0 jeu des quarante voleurs, jeu des barres, comme je vous aime, assis entre les jambes de maman; je délaisse volontiers les bruyères pour vous suivre, des yeux, comme une voile haute sur la mer.
On pousse une petite grille qui grince atrocement dans l'épais silence des quatre heures et là, il y a toutes sortes de plantes à foin et de grands arbres. Les allées sont sablées, on fait le tour de la chapelle. Mais par la porte entrebâillée, quelle fraîcheur ! L'ombre après le grand soleil. L'autel est recouvert d'une nappe de dentelle avec des vases toujours garnis de fleurs. Je ne crois même pas qu'il y ait autre chose que des fleurs dans cette petite chapelle; les lis et les asters ont mangé les statues, et c'est pour eux seulement qu'on vient là, qu'on reste agenouillé de longs instants sur un tabouret de paille. On n'entre point là pour prier, mais comme dans une auberge perdue de montagne pour y trouver fraîcheur et repos.
C'est dans ce voisinage que grand-mère Benoiston avait choisi de m'apprendre le "Notre-Père", sur un banc de pierre au ras du sol et tout inondé de soleil. Le temps avait disjoint les moellons et, furtifs, des lézards glissaient entre nos pieds.

"Donnez-nous, aujourd'hui, notre pain quotidien !"... "Quotidien", c'était pour moi un nom inscrit en caractères rouges sur le journal que chaque jour le facteur apportait à mon père. Pourquoi, le pain ? je n'en manquais guère et lui préférais les gâteaux à étoile de sucre, les castilles et le reinet gris de la mère Couvrant.

J'entraînais grand-mère, mécontente et boudeuse, par un raide petit escalier jusqu'à un terre-plein situé juste au-dessus de la chapelle. Dans une niche haute trois fois comme moi et grillagée, une statue de la Vierge aux couleurs délavées, et que j'aime beaucoup. Je lui porte des fleurs qui foisonnent sur le terre-plein, pervenches que je pique dans le treillage, entre deux étoiles au bleu pâli et un croissant. Dressé en équilibre sur le toit de zinc de la petite chapelle, j'aperçois là-bas, derrière la fuite des arbres, la morne étendue de la Grande Brière et le clocher de Saint-Joachim. Les Moulins de la Fortune tournent en chantant, un vent frais se lève soudain, je suis heureux. Mais je l'étais plus encore à l'époque de la Saint-Jean, lorsque, mené par un grand gars de paysan, et tenu sur la selle trouée de la faucheuse, je faisais les foins à l'intérieur du calvaire -chaque année, quelques jours avant la procession.
Je regagnais la maison les bras chargés de longues herbes que dans mon pays on nomme herbes à tourterelles ou herbes tremblantes et auxquelles mon amour ne donna jamais d'autre nom.



 

 

 

 

 

 

5. La forge du père Couvrant

 

On ne voit d'abord qu'un cheval en travers de la porte, une grosse croupe dont la queue remue; parfois le pied s'impatiente et retombe lourdement sur le sol. Un juron, le bruit répété du marteau comme le trop-plein d'un seau qui tombe au fond du puits. Je m'enhardis entre les jambes de la bête et j'aperçois, par dessous son large poitrail, les jambes arquées et le tablier de cuir du Père Couvrant. Alors je vais m'asseoir sur le rebord de la fenêtre et j'interroge "Pourquoi frappes-tu? Pourquoi la roue? Pourquoi les pinces? Pourquoi l'huile? Pourquoi le feu?" Je plonge à mi-bras dans un baquet d'eau grasse recouverte des minces pellicules brunes du fer cuit; j'aime tourner la roue de la foreuse pleine de cambouis et recueille précieusement la fine sciure de métal. Ah! comme tu es belle étincelle jaillie de l'enclume qui meurs dans la moustache du vieux forgeron. C'est en vain que j'essaie de te cueillir, que je te poursuis comme un papillon, entre les fers usés jetés pêle-mêle sur le sol, tout au fond de cet atelier d'enfer plein de merveilleuse brocante et de chiffons.

Sans souci du hennissement clair du cheval, l'araignée nombreuse file aux angles de l'échoppe son rêve de mouches, tandis que sous la cheminée, terrible, le feu passe sur les braises sa triple langue gourmande. Je ne respire que lentement tant m'oppresse le brusque silence entre les coups de cloche du marteau, mais c'est un air toujours plus délicieux qui me pénètre. Corne brûlée, corne brûlée, tu ne sais pas quel goût tu m'as donné pour toutes les choses de la terre ! C'est ton souvenir qui fait que je m'arrête aujourd'hui au bord des villes, à cet endroit où, comme un doigt majeur, la cheminée d'une tannerie dresse dans un ciel éternellement nuageux son interdiction de séjour.

Dix minutes dans la forge du Père Couvrant me déprimaient bien plus qu'un bain prolongé dans la mer, mais quel allègement après l'avoir quittée. La main griffue du forgeron me protégeait désormais dans toutes mes tentatives; je ne craignais plus la rentrée des troupeaux, la colère des chiens, elle me persuadait par analogie de ma puissance humaine, elle me donnait une autre taille.

A peine de retour à la maison, je me saisissais d'un marteau et, accroupi devant le seuil, je forgeais à longueur de soirées sur la marche de pierre d'où fusait l'étincelle, l'épée d'argent gardienne de mon imagination.

Mais je m'égare, et quittant la forge du Père Couvrant, je me devais d'entrer dans sa maison familiale où si souvent je fus comblé. Du temps de mon enfance, toutes les femmes du village et même les filles, portaient la coiffe; la mère Couvrant n'avait garde de manquer à cette coutume. Je la revois, assise auprès du feu, déjà toute ridée, rien que des rides horizontales, et le teint de ce beurre un peu rance dont toute la maison, je crois bien, avait l'odeur. Mon admiration, et, je le dis aussi, ma tendresse pour cette femme ne venaient point seulement de sa bonté, de cette façon à elle de faire tourner la lourde clé dans l'armoire pour m'y cueillir une pomme, mais du mystérieux agencement de son intérieur. Imaginez, s'il est besoin d'imaginer quand on est demeuré vingt ans comme moi dans les hameaux des pays d'Ouest, une haute salle soutenue par quatre murs épais, gardiens de la fraîcheur au plus chaud de l'été. Sur la fenêtre, des géraniums et des fuchsias, fleurs rouges au parfum un peu triste dont je mesure aujourd'hui l'amère douceur. La longue table commune est en bois de cerisier verni, avec à chaque extrémité, un immense tiroir à poignée de cuivre qui s'ouvre sans bruit sur un trésor de pain blanc et de beurre, un coin pour l'ail et les plantes à civet.

La porte franchie, l'œil gagne aussitôt la maîtresse poutre du plafond qui porte, fixés par des punaises, et cela depuis trente ans au moins, les numéros de classe des conscrits, ceux qu'ils glissent à la casquette, en musant par les rues du village, aux beaux soirs des conseils de révision. Puis, l'étonnement passé-on ne sait plus guère aimer les témoignages naïfs-toute l'attention se porte sur le monument du fond, le vaisselier. Soutenues par de petites colonnettes de buis ou de merisier, et l'une de l'autre séparées par des poussins en plâtre, de larges assiettes, creusées comme un chapeau, toutes criardes de coqs dressés, de bleuets, de fleurs multicolores et soulignées d'une légende qui est à la fois un proverbe et une semonce à l'égard de la malignité des hommes, ou encore un dicton des plus anciens âges. J'ai pris la place de la Mère Couvrant près du foyer; le feu est presque éteint. Je me saisis d'un tison dont l'extrémité brille encore et armant mon bras pour de terribles moulinets, je lui fais décrire, dans la nuit de suie de la cheminée, ces cercles magiques par lesquels l'enfant communique directement avec Dieu. Et je prononce ce mot obscur, pour moi chargé de sens : "Brezin ! Brezin ! Brezin !" qui est en quelque sorte une incantation du feu.



 

 

 

 

 

6. Quelques mythes de l’enfance

 

Il est cinq heures et demie d'hiver. La grosse lampe de cuivre dont la mèche charbonne est allumée dans la cuisine; le panneau est mis à la porte vitrée; la soupe bout doucement sur la cuisinière américaine. Maman s'est installée avec sa broderie sous la lampe; l'ombre de l'abat-jour ruisselle en perles sur son visage. Elle chante :

« D’un grand magasin
D’la Chaussée d’Antin
C’était la plus blonde des vendeuses
Et c’était aussi un vrai boute en train
Toujours on la voyait joyeuse… »
Ou bien encore :
« On m’appelle Frisson
Mes cheveux sont très blonds
Mon cœur facile à prendre
J’adore les chansons, le rire d’un beau garçon
Les jolis soirs de fête
Un baiser dérobé, au lieu de me fâcher,
Me fait perdre la tête… »

Le menton reposant sur la table - et la toile cirée est une fraîcheur d'eau -j'écoute les chansons de maman. Je n'ai envie de rien d'autre que d'écouter, je voudrais que cette voix qui monte n'en finît plus avec ces paroles qui me font penser aux tresses dénouées de ma mère, à de longs embrassements dans le corridor noir avant l'heure matinale de la rentrée des classes.

Lorsque maman se tait, machinalement, je reprends mon ouvrage; j'ajoute une pièce au collier de sous belges, ou bien je contemple une fois de plus cette image où l'on voit Saint-Martin, du haut de son cheval, partager son manteau de pourpre avec le mendiant. Depuis une heure, mon père a quitté la maison pour aller donner sa leçon au Roué aux deux jeunes filles du briquetier, belles jeunes filles, comme j'imagine aujourd'hui Clara d'Ellébeuse, qui venaient, chaque jeudi apprendre de ma mère le chant et la couture. Elles furent, de près de dix ans plus âgées que moi, les seules compagnes de mon enfance; c'est avec admiration que je les regardais manier l'aiguille, chantant les vieux succès de 1900 qui faisaient le bonheur de ma mère... Je trouve que papa tarde bien à rentrer, ce soir, je n'aime guère qu'il soit absent. Dans la cuisine flotte encore une odeur de carbure parce que, avant de partir, il a rempli la petite lampe à acétylène de son vélo. L'odeur du carbure me fait mal, comme une main sur la poignée de la porte qui ne se décide point à tourner.

Six heures moins le quart! Je regarde machinalement la boîte à ouvrage de maman; c'est un ancien coffre à gâteaux; on voit une barque qui glisse sur l'eau d'une rivière; dans la barque, il y a une jeune femme assise qui se protège du soleil avec son ombrelle. Tout cela est violet et fait penser à cette chanson que j'appellerai "la Chanson Violette" et qui si souvent me berça :

« La belle se promène tout le long du courant (bis)
Tout le long du courant sur le bord de la Loi-a-re
Tout le long du courant sur le bord du ruisseau
Tra la la la la, gentil matelot… »

Je songe aussi à une boîte de loto peinte en jaune et recouverte d'une image qui figure une pagode chinoise symboliquement tarabiscotée... Or, dans les mêmes temps j'entendais parler pour la première fois, en classe, de la Maison d'Autriche.

0 luttes de la Maison d'Autriche, vous teniez tout entières dans cette pagode qui était vraiment votre Maison ! Derrière les encorbellements du toit, je vous savais tous chevaliers sans peur et sans reproche d'un autre âge. Je vous faisais les yeux bridés. Vous aviez de grandes belles femmes à la chevelure noire piquée d'aiguilles, vous étiez toujours vainqueurs.

Pensant à vous, je n'avais plus aucun désir d'obéir à maman; vous me receviez dans un palais de marbre plein de griffons, vous ne me présentiez jamais de tisane. Alors, maman disait : "En rentrant, papa verra encore que tu n'as pas été sage, c'est écrit sur ton front." Cette menace levait en moi des épouvantes. Je dégringolais de ma chaise, me précipitais vers l'évier, me saisissais d'une main-éponge ou d'un torchon et, frottant de toutes mes forces, m'employais à effacer les signes infâmants de ma désobéissance, à tel point que mon père, survenant, n'avait qu'à considérer mon front sanglant pour se convaincre de mon inconduite; il refusait de m'embrasser, et jusqu'à vingt ans, c'est bien la seule punition qu'il m'infligeât, mais qui me peinait jusqu'aux larmes.

Que la Maison d'Autriche n'exerçât point sur moi son pouvoir maléfique, mon père, rayonnant de bonheur, sortait des manches profondes de son paletot de chasse des images, des jeux de cartes à un sou, des noix de gale plus légères et plus belles que toutes les billes multicolores de l'épicerie. Il ramenait aussi avec lui, collé à ses épaules comme un chaume épais, le dur mastic de la nuit. J'y plongeais mes mains, je lui donnais le visage de ma campagne natale avec ses routes noires qui vont se perdre entre deux petites lumières, tout là-bas, ou c'est peut-être une auberge, bout du monde qui demeure pour moi interdit. Puis, dès six heures, nous nous mettions à table, ma main gauche obstinément laissée dans le fond de ma poche pour m'assurer davantage de la richesse de mon nouveau butin... Maman me prenait dans ses bras pour monter l'escalier; je la serrais un peu plus fort en passant devant la chambre noire. Le courant d'air de la nuit faisait vaciller la petite flamme de la lampe Pigeon. Elle me déshabillait en chantant et, m'ayant longuement bordé, se retirait sur la pointe des pieds, ayant soin de laisser entrebâillée la porte de ma chambre afin que j'aperçoive, avant de m'endormir, la lueur trembleuse de la petite loupiote qui demeurait sur le palier toute la nuit.

 


 

 

 

 

 

7. Marie Delahaye

 

Marie Libeau, qui fut bonne chez nous, une forte fille de seize ans que j'appelais Marie Bibelot ou plus simplement Marie Bibiau, souvent m'emmenait, par un chemin plein de ronciers et que coupait la petite ligne de chemin de fer, qu'on disait si joliment "d'intérêt local", jusqu'à la ferme de la Mère Peleau, enfouie sous trois pieds de bouse, à l'une des sorties ombreuses du village. Fort bavarde de nature, la Mère Peleau, afin de s'assurer de ma bienveillance, me tirait de dessous son foyer une pomme énorme et brûlante qui aurait dû lui laisser un bon quart d'heure de répit. Mais, j'avais vite fini de me lécher les doigts, et profitant de l'inattention momentanée de ma duègne, je m'envolais à toutes jambes jusqu'au carrefour de la gare où Marie Delahaye tenait boutique pour les priseurs du pays.

Combien d'heures ai-je pu passer là, au bord de ce comptoir où voisinaient, à côté d'une balance à plateaux de corne, d'immenses pots de grès aux flancs sculptés, des blocs de papier à cigarettes, un géranium et des mèches d'amadou! O mèches d'amadou, qui êtes la voyante fourragère de mon enfance, comme vous ruisseliez bien à mon cou ! Je vous prenais dans ma main comme une couleuvre dont vous aviez l'éclat un peu doré, je vous faisais glisser le long de mon poignet, je vous tendais sur mon épaule. Je me saluais, beau militaire.

J'aimais par-dessus tout l'odeur du tabac frais, comme un jardin après une courte pluie d'été; elle était partout, s'accrochait aux franges du vieux tapis qui recouvrait la table où, un crayon tricolore sur l'oreille, la plume Sergent-Major un peu tremblante dans la main, Marie Delahaye délivrait ses laissez-passer et ses acquis. Tandis qu'elle écrivait, haussé sur la pointe des pieds, avec mille précautions, je soulevais le couvercle d'un des pots à tabac; le visage enfoui dans cette profondeur bleue, je humais délicieusement la poussière parfumée. Puis, Marie Delahaye, ayant achevé ses écritures, me cédait la place, retirait son crayon de sa tempe, l'essuyait à sa jupe et, me le tendant avec un bloc de papier Zigzag, disait : "Allez, amuse-toi."
Zigzag ! Un nom comme un éclair, un nom de foudre qui donne chaud et colle comme un gilet humide dans le dos. Tiens! celui-là avec sa grosse moustache, on dirait le Père Couvrant ou plutôt l'oncle Zidore dont on est depuis si longtemps sans nouvelles et qui est marin sur la mer. Quelle drôle de coiffure tout de même! Alors Marie explique que c'est un zouave et que tous les soldats sont ainsi dans les pays chauds.
Les petites feuilles de papier volent autour de moi. Comme c'est curieux, l'une amène l'autre! J'en colle une à ma lèvre comme j'ai vu faire à mon père, mais si je la retire, ma lèvre saigne. Marie est tout de suite épouvantée; pour me consoler, elle me montre comment on fait une cigarette en roulant la feuille autour d'un crayon : c'est un jeu dont on n'épuise pas la nouveauté.

Et quel tranquille bonheur lorsqu'elle distribue devant moi les "Vues du Pays" dont elle tient réserve dans l'un des tiroirs de sa caisse. Elle m'en donne toujours une à emporter et c'est toujours la même que je choisis, celle qui représente les Moulins de la Fortune, propriété du meunier Nicolas, situés juste au-dessus du jardin de Peloux, tout en haut d'un bout de lande.

Marie a deux nièces et deux neveux dont elle s'occupe parce que la mère est morte; leur père, qui est un compagnon de chasse du mien, tient café à l'enseigne des voyageurs. L'aînée des filles est une petite boiteuse, Marie elle aussi; elle a sept ans et sert déjà au café. A chaque mouvement qu'elle fait, on dirait qu'elle veut saisir un papillon ou bien tomber. Elle danse entre les tables du bistrot, parmi les gravures de l'autre temps qui mène la vie dure à l'imagination. Sur les tables, de hauts verres à pied, comme on en met chez nous le dimanche et qui sentent le fenouil et le fond du jardin.
Louis, jeune frère de la petite servante, est mon vrai copain. C'est lui qui m'apprend à faire les "ciquouëres" en creusant la tige du sureau ; il me fournit en filasse, me taille des sifflets de seigle. C'est souvent qu'il vient me retrouver chez sa tante, et je lui offre, comme un prince, une de mes cigarettes qu'il glisse, désinvolte, dans le coin de sa bouche ainsi qu'il a vu faire à Pierre-à-Filleul. Saluons ici Pierre-à-Filleul, le vieux chasseur, dont la bicoque s'enténèbre sous les chênes, route de Marongle. Personnage de la Bible, Pierre-à-Filleul demeurera toujours, pour moi, un être de légende. Vieux garçon, ni retraité, ni paysan, ni rien, braconnier, juste de quoi se fournir en Pernod et en chique.

Il vivait avec ses chiens; "Tempête" était aveugle. Les nuits d'hiver, il descendait jusqu'à la maison "faire la partie" avec Delahaye le père; ses chiens attendaient à la porte. Soirées qui se posaient en rêve sur ces mains, noires et taillées à coups de serpe, sur ce mégot du coin des lèvres qui disait toute l'amertume d'une vieillesse avant l'âge, tout l'abandon d'un homme en proie à la plus résolue des fatalités. Lorsque bien des années plus tard je suis retourné à Sainte-Reine, le Père Delahaye était mort, c'est Marie, sa fille, qui tenait le commerce; à peine si elle avait grandi et toujours sa jambe la malmenait entre les tables. Mais Pierre-à-Filleul était assis à sa place habituelle; la tête branlante, il cherchait au fond de son verre, dans la lumière de feuilles de son breuvage, la trace d'un regard qu'il avait à jamais perdu.

Toute mon enfance sera douloureusement impressionnée par des personnages de cécité : le chien Tempête, Pierre-à-Filleul, dont le rebord des paupières semblait passé au minium -et jamais de lunettes-, ce qui ne l'empêchait pas de tirer son lièvre à trente pas, Jean Delahaye, surtout, le frère de Louis, qui vers l'âge de treize ans en déchargeant une charrette d'épines se creva l'un des yeux et faillit perdre l'autre.
C'est peu après son accident. Il est assis près du foyer, une écuelle de soupe entre les mains, Marie le fait manger et la soupe coule sur son menton. L'œil qu'on espère sauvé est dissimulé par un bandeau; à la place de l'autre, il n'y a plus qu'un trou béant, coquille vide qu'étoilent de longs filaments de sang durci.

Mon père brasse les cartes, Delahaye verse à boire, Pierre-à-Filleul se mouche, brusquement, la tête tournée vers le mur, j'éclate en sanglots.


 

 

 

 

 

 

8. Pacifique Liotrot et Mathurine Roulette

 

Grand-mère Cadou devint veuve très tôt. Grand-père était instituteur et secrétaire de mairie dans un petit village du sud de la Loire; il fut emporté d'une congestion pulmonaire à quarante cinq ans; cela demanda huit jours et il laissait six enfants; mon père venait tout juste d'être nommé avec lui, Au bout de deux ans, grand-mère se remaria avec grand-père Viaud, brave homme d'instituteur lui aussi, et qui ressemblait d'une étrange façon au poète Mallarmé. Grand-père adoptif, sa retraite gagnée, se retira avec sa femme dans une maison qu'il avait héritée du tisserand son père, du côté du Pellerin, au bord de l'eau. Je me souviens du jardin tout plein de camélias et de groseilliers, du tas de sable avec une petite pelle et un coquetier en buis. Chaque année, durant la période d'hiver, grand-père et grand-mère venaient passer quelques semaines avec nous. Nous allions les attendre à la gare et j'étais fortement intrigué par un monumental sac de voyage en cuir noir, sanglé de multiples courroies, qu'il fallait se mettre à deux pour traîner.
Mes grands-parents logeaient dans la Chambre Bleue, ainsi nommée à cause de la tapisserie et située juste en face de la Chambre Noire, proche de l'escalier du grenier.

J'aimais m'introduire en fraude dans cette chambre, quand je savais grand-mère seule, aux premières heures de la matinée. Elle commençait de se coiffer, sa longue chevelure grise tombant le long de ses épaules sur un caraco à fleurs; elle me laissait palper ses peignes d'écaille, ses bouts de rubans, ses longues épingles à tête de perle qu'elle piquait soigneusement dans sa résille ou dans sa coiffe. Grand-mère avait l'air d'une reine, dont elle portait d'ailleurs le nom accolé à celui de la Vierge, visage souligné par de grands yeux clairs étonnamment rieurs et malicieux aux-dessus d'un fort nez à la Bourbon. Elle semblait à l'aise partout.

Après s'être peignée, elle enroulait ses cheveux tombés autour d'une des cartes de parfumeur au parfum suranné qu'elle avait en grand nombre dans son sac. O cartes d'Houbigan, Chéramy, Floramy, Sarradin, vous êtes l'haleine même de ces matins d'hiver, quand je piétinais les rayons de soleil sur le plancher de la chambre. Le soir, après quatre heures, tandis que papa était parti au Roué, que maman cuisinait et que grand-père relisait pour la dixième fois "Les Trois Mousquetaires", grand-mère et moi nous nous installions sous la lampe, elle avait un ouvrage de grosse laine pour épargner ses yeux. Le miracle commençait : "Une fois, du temps que j'étais cuisinière à Ternay, il y avait un vieux jardinier qu'on appelait Pacifique..." Je connaissais l'histoire par coeur qui contait l'existence tumultueuse de Pacifique Liotrot et -de Mathurine Roulette, héros en tous points authentiques que ma grand-mère fréquenta durant sa jeunesse. L'homme était une sorte de Compère Guilleri, habit vert de gardechasse semé de boutons d'or, leggins de cuir fauve, carabine à l'épaule; avec cela le débraillé d'un vrai bohème, un pif du plus bel azur et le chef surmonté d'un inénarrable gibus. Mathurine, une douce créature, un peu sotte, basse sur pattes et toujours rossée. Pacifique était spécialisé dans la chasse. Le Marquis de X lui passait-il commande de soixante lapins que quelques heures plus tard notre héros se trouvait en mesure de lui donner satisfaction. Hélas ! sur le chemin du retour, il y avait de nombreux bistrots, et bien avant que d'arriver au château, le malheureux Pacifique roulait dans les fossés de la route, son gibus dans les épines, le sac aux soixante bestioles s'ouvrant d'un coup sur une perspective de lapins en fuite. Il y avait aussi l'histoire de cette grande fête de nuit donnée en l'honneur de la marquise. Le couple était promu entrepreneurs d'illuminations. Voici Pacifique tout en haut de l'échelle reniflant la verdure, l'épouse lui passe les lampions. Mais toujours cette diable de fête avait lieu dans le temps le plus chaud de l'année et Pacifique supportait mal la soif; pantin désarticulé, il dégringolait de branche en branche pour s'abîmer dans un fatras de lampes à huile, de guirlandes brisées, de gaillardes en loques. Le couple était chassé mais toujours repris...

Le tapis de la salle à manger avait pour motif un paysan occupé à faucher. L'homme portait un drôle de chapeau paysan, le tapis était rouge. Pour quelle obscure raison appelais-je le faucheur Pacifique Liotrot ?

Ce soir, pour la venue des grands-parents, on m'a permis de veiller plus tard. Les deux hommes jouent au "piquet", maman a saisi sa broderie. Dans un demi-sommeil, tout plein des fantômes de Pacifique et de Mathurine, avec des petits drapeaux bleus, blancs et rouges qui claquent au vent, un pauvre homme qui bricole et tout un monde de bêtes éperdues dans les fossés, j'aperçois grand-mère qui défait lentement ses bas à varices, les roule à son doigt, et s'enfonce avec moi dans un large sommeil.

 


 

 

 

 

 

 

9. Aventures mystiques sans lendemains et Noël 1926

 

C'est toujours dans ma chambre que travaillent les couturières, l'hiver près d'un grand feu de sapin, l'été devant la fenêtre ouverte, à l'ombre fraîche du poirier. Ce sont deux fortes filles de campagne qui, lorsque les travaux de ferme leur laissent quelque répit, acceptent de rendre quelques menus services de couture à ma mère. On roule la vieille Singer au milieu de la pièce, on me conseille d'être sage et on nous laisse là.
D'abord, je ne prêtais guère attention aux propos des couturières, préoccupé que j'étais de récupérer bouts de tissus et de dentelle pour l'embellissement de ma poupée, car j'avais une poupée, petite Bretonne de faïence, rapportée d'un voyage par mon père, et haute comme la main.
L'une d'elles disait soudain, arrêtant son ouvrage et fixant ses yeux sur moi : "Tu ne sais pas ce que c'est que l'enfer? Non, hein! tu ne sais pas!"-et si c'était décembre mes yeux se portaient sur le feu de sapin - "On vous jette dans les flammes avec une fourche, et l'on y reste toujours, toujours!" (elle se gargarisait). "On ne ressemble plus à rien; on a l'air d'un bouchon, on a toujours soif!" La seconde continuait : "Si tu disais ta prière, tu irais sûrement au Paradis. Nous, nous irons au Paradis. Au Paradis, c'est toujours soleil, on y voit les Anges, on passe son temps à chanter en cueillant des roses. Mais tu n'iras pas au Paradis!"

Ces maudites filles m'épouvantaient, et je sens bien maintenant qu'elles prenaient un méchant plaisir à le faire. Je m'allais cacher dans un coin sombre de la maison, l'oreille attentive au moindre bruit et murmurais pour moi seul : "Notre Père qui êtes aux cieux, que votre volonté soit faite..."
Un jour de juin 1925, les couturières venaient de passer deux après-midi à la maison, je décidai d'élever un autel ou bien une crèche tout au fond du couloir. Une crèche! j'en avais vu une à l'hôpital, quand Soeur Chantal était venue me chercher pour Noël; il y avait des rochers, de la mousse et un peu de paille avec un petit baigneur dessus, des bêtes en plâtre et bien plus propres que celles de la Mère Peleau. Je me mis donc en quête d'accessoires. La mousse me fut abondamment fournie par les fossés du Calvaire; je sortis mon jeu de construction et j'élevai contre le mur un bizarre édifice qui, à bien y songer, tenait du temple romain et de la fontaine Wallace. Ceci fait, je descendis au jardin, emplis vivement un panier de petites roses pompon, puis, les ayant effeuillées, commençai ma procession. Le malheur est qu'à part le début du Notre-Père, je ne savais pas la moindre bribe de latin; c'était nettement insuffisant. Mais, l'esprit imaginatif -on l'a toujours vers cinq ans -j'eus l'idée d'agrémenter ce monotone récitatif de quelques vers atrocement mutilés, puisés à la source la plus pure du "Loup et l'Agneau", couronnant pour finir ce chef-d’œuvre de quelques notes discordantes des – Bœufs - de Pierre Dupont. Et volent les roses ! Et bénissez, Seigneur, cet enfant qui vient à Vous ! Je m'endormis ce soir-là avec des rêves de jardins suspendus et d'ailes blanches.

A quelque temps de cette mémorable journée, devait avoir lieu la procession de la Fête-Dieu. Le cortège, partant de l'église, passait devant l'école pour se rendre, bannières en tête, hommes et femmes chantant, à la chapelle du calvaire. J'émis, devant mes parents, le désir de suivre la procession, et il fut convenu que Marie Libeau, la bonne, sortirait du cortège pour me prendre. Onze heures viennent de sonner; leur succède un carillon annonçant la sortie proche de la messe. Il est grand temps pour maman de m'habiller. Je me fais un peu prier pour abandonner le seuil d'où j'aperçois une longue avenue jonchée de feuilles d'iris qu'un vent faible remue. L'air sent le lis et les arômes; le soleil brille. Maman me prend sur ses genoux, rafraîchit en hâte mon visage, mes mains, me chausse de mignons souliers vernis, mais halte! au moment où elle se dispose à me passer la manche de mon chandail, je me mets à crier comme un écorché vif; j'use des pieds et des poings et je grifferais ma mère au visage si je ne m'abandonnais aussitôt à une crise de larmes. Quoi ! C'est en un jour pareil qu'on veut à nouveau m'affliger le ridicule chandail à pois roses qui m'a tant fait pleurer chez le photographe !
A mes cris, mon père est accouru et, l'œil sévère, assiste à l'achèvement de mon habillage, jusqu'à ce que le dernier petit bouton de verre soit bien en place; puis, il repart dans sa classe.

On entend comme un bruit de voix soudaines dans le haut du pays; le chant vient jusqu'à nous, triste, et du côté des hommes comme désaccordé. Quelques minutes encore et le premier oriflamme claque sous mes yeux. Voici Monsieur le Curé tout en broderies sous son dais et, l'instant d'un éclair, je pense à la charrette d'un roi fainéant sur une route poudreuse de France. "On ne voit que la route qui poudroie et le soleil qui verdoie." Deux coups vifs à la porte, Marie qui entre. Plus question de procession : "Je n'irai pas avec Marie! J'ai l'air d'une fille! Je ne veux pas avoir l'air d'une fille!" Et tape du pied, garçon... En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, mon père est là, me saisit, suivant son expression comme une pochée de souris, et à toute vitesse dans l'escalier, vlan 1 je suis jeté sur mon lit, à moitié étouffé par l'édredon.

Maintenant, il n'y a plus de beau soleil, il n'y a plus de lis ni de rosaces sur la route, il n'y a plus de chants, il n'y a plus de Bon Dieu; il n'y a plus, jusqu'au soir que l'écoulement lent des heures dans la petite chambre où ma mère est venue tirer les rideaux.

« Gentil bon-homme à bar-be blan-che
Plus gai que le plus gai diman-che
Descends du ciel, pa-pa Noël… »

Ces humbles paroles restent liées pour moi aux souvenirs des 24 Décembre. Chaque année, avant de nous séparer pour les vacances de Noël et du Jour de l'An, debout dans la petite classe assombrie par l'heure, et comme transfigurés, nous chantons à pleins poumons cet hymne au bonheur nouveau.
A peine débarrassée de sa blouse de maîtresse d'école, ma mère, rentrée chez elle, ceignait son tablier, ravivait le feu, et toute joyeuse préparait un moule à gâteau pour la bûche traditionnelle. Je me donnais garde de la déranger et, tandis qu'elle pétrissait la pâte - je vois encore ses beaux bras sous la manche retroussée -je rédigeais une ultime fois ma "Lettre au Père Noël".

Sérieux, mon père en prenait connaissance.

- Comment veux-tu que le Père Noël t'apporte quelque chose ? Il sait que tu ne prends pas soin de tes jouets ; ils ne sont même pas rangés. Je me dirigeais vers le coin de la cuisine, honteux. Penché au-dessus de cette fameuse caisse dont j'ai déjà parlé (Marseille 75 % ), je considérais stoïquement l'étendue du désastre. Bien sûr, il n'était pas question, d'ici le passage du Père Noël, de ranger tout ce bric-à-brac de marchand forain ; une semaine entière n'y aurait point suffi (papa disait : Une vache n'y retrouverait pas son veau). Sous un fallacieux prétexte, je contraignais maman à m'accompagner jusqu'à la Chambre Bleue dans l'armoire de laquelle je me faisais fort de trouver de quoi berner le Père Noël : un vieux tapis dont je recouvrirais soigneusement ma caisse. Père Noël s'y laissait prendre et je n'étais jamais oublié.

La nuit du 24 Décembre 1926, nous étions tous trois enfermés dans la cuisine ; nous avions achevé de dîner depuis longtemps et déjà, plusieurs fois mon père avait dit : "Le Père Noël ne tardera guère à passer".

Il était dix heures moins cinq. A dix heures précises, on entendit un bruit formidable dans la cheminée, bruit que nous ne nous sommes jamais expliqué par la suite. La pendule s'était arrêtée. Ma mère se leva d'un bond, mon père pâlit légèrement, je me mis à pleurer. Le premier mon père retrouva la parole : "Montons, le Père Noël est sûrement passé !

Précédés de l'inévitable petite lampe Pigeon, nous montâmes l'escalier, moi serrant bien fort la main de maman. J'avais déposé souliers et sabots dans la cheminée de mes parents. Mon père pénétra seul dans la chambre ; il alluma la lampe de cuivre.

Et soudain ce fut cette -merveille des Mille et Une Nuits. Dans la cheminée - on n'avait point fait de feu ce soir là -, sur les chaises et jusque sur le lit, des jouets à contenter tous les enfants du village, filles et garçons : panoplies, batterie de cuisine, cheval de bois, ballon, quilles, trottinette, sacs de bonbons, oranges, petit chemin de fer, que sais-je encore ? tout, sauf des soldats. Je me précipitai à genoux devant la cheminée et, la tête renversée, sans crainte de recevoir dans les yeux quelques miettes de suie décrochées par la botte du merveilleux bonhomme, je criais de toutes mes forces par l'orifice : "Merci, Père Noël ! Merci, Père Noël !" Je crois bien que mon père pleurait.



 

 

 

 

 

 

10. Peloux

 

A part les deux fillettes du briquetier qui étudiaient, chez elles, toutes les gamines du village suivaient leurs classes chez les Sœurs ; aussi l'école publique de filles, située à l'autre bout du village se trouvait-elle depuis longtemps désaffectée ; nous avions jouissance des bâtiments et du jardin.
On tire le loquet d'un vieux portail qui ne tient plus, et tout de suite c'est une odeur de soude, de bois brûlé, de cendres froides. La lessiveuse est encore sous le préau, sa bizarre cheminée coiffée d'un petit chapeau japonais, un paquet de lessive aux trois quarts vide traîne sous un banc, un tas de bûches, des bouts de savons inutilisables. C'est ici que j'accompagne, chaque quinzaine, la blanchisseuse. Assis sur un fagot, je me gorge de l'odeur du linge rance qui bout, de l'âcre parfum du bois humide. Sous le toit du préau, il y a des nids : on entend piailler, on entend des cris désespérés, il y a tout plein de petits oiseaux morts tombés des nids. J'essaie vainement d'en réchauffer un dans le creux de mes paumes. Il vient juste de choir avec un bruit mou et un pauvre cri étranglé ; il n'a pas encore de plumes. Son petit bec jaune demeure béant, son ventre saigne, ouvert par un gravier, il a un bout de tripe qui sort par l'entaille. La minuscule poitrine n'en a plus pour longtemps à battre ; ses paupières s'essoufflent comme son cœur. On voit l'œil qui a l'air de tourner à toute vitesse. Et puis, soudain, deux pattes, comme les griffes d'un chat qui se contractent, la grande détente enfin et moi tout niais comme après un objet brisé...

La cour de l'école est envahie par l'herbe, un beau foin que le fils Peleau vient couper à la saison ; au beau temps, nous y élevons des lapins, en toute liberté, entre les murs. Il en est, revenus par trop de cabrioles à l'état sauvage, qui creusent des terriers et que nous ne revoyons jamais, d'autres qui rêvent sur le seuil ensoleillé comme des félins. Mon père, si le désir lui vient d'une gibelotte, remonte le bourg armé de son fusil ; le pied assuré, il attend sous le préau l'apparition de deux oreilles dressées et tout à trac leur jette un coup de sa pétoire ; il faut souvent recommencer.
L'école de Peloux ne comprend qu'une grande classe et les appartements du premier, chambres noires où règne toujours une chaleur un peu écœurante de rayons dilués dans l'eau de brique des persiennes, chaleur pleine de mouches mortes, d'araignées qui filent, de poussières vigilantes. Je monte rarement l'escalier qui conduit au premier, quelquefois dans les fins de soirées de septembre et, la fenêtre tirée avec effort, on entend le corset des mouches qui éclate. C'est tout le pays plat de Brière qui s'étale, ses clochers comme des ruches abandonnées, là-bas, très loin sous le soleil par plaques, le fantôme d'un moulin, une fumée qui monte, toute droite.

Le long du jardin, derrière la petite haie d'aubépine, le "train des maris", celui qui ramène les ouvriers des chantiers de Saint-Nazaire et de Trignac, qu'on nomme encore "train des cocus" - qu'est-ce que c'est : cocus ? - est depuis longtemps passé. Je pense à des retours en wagon, la nuit, à d'effrayantes visions d'arbres par la vitre de la portière...

J'aimais cette grande classe de Peloux aux murs nus, sans rideaux, sans tables, sans lampes ! J'y parlais à voix forte et le mur blanc du fond, comme une raquette magique, me renvoyait ma voix. A peine si je la reconnaissais tant elle avait pris un accent de noblesse et d'austérité. Je la retrouvai plus tard dans une certaine façon de parler de personnages de cinéma ; elle fait quelques mètres avant de tomber puis elle remonte, ou bien elle arrive en droite ligne et frappe le cœur comme une balle. Mais, dans cette immense demeure, il n'y avait pas place que pour l'écho. Par une vitre brisée, un oiseau pénétrait soudain, s'affolait, se cognait aux angles durs des croisées ; il fallait le diriger par gestes et sans trop l'effrayer vers la porte, ou tenter de le saisir, alors que tout tremblant il se blottissait dans un coin de la classe.

Sur le plancher on avait jeté de vieux journaux où figuraient les premiers aéroplanes et des têtes à plumage, et l'on y étendait pour qu'ils sèchent des haricots, des gousses de pois, la graine volante du salsifis. On trouvait un coin d'ombre pour les tubercules encore pleines de terre des dahlias ; car si papa Georges n'avait guère de disposition pour le jardinage, il tenait néanmoins à préserver les semences futures.
Comme si les deux jardins de l'école ne suffisaient pas, mon père avait loué au Comte de la Villeboisnet, pour la somme de cinq centimes (l'acte avait été fait en due forme) une demi-"journée" de terre derrière la forge du père Couvrant ; c'était une mauvaise pièce tout entourée de chênes et de fossés, au fond desquels, parmi l'ortie et le chiendent, des "pains de vipères" dressaient leurs grappes vertes et rouges dont la vue m'oppressait délicieusement. Le brave homme de Père Cherruel entretenait les jardins, pénible effort qui nécessitait chez lui l'emploi quotidien d'une quinzaine de litres de cidre, panachés de quelques rasades de vin bleu. Je revois l'homme tout en bretelles, le chemise débraillée sur une poitrine hérissée de poils gris, le chapeau en arrière comme un démon des foires, avec une toux terrible de fumeur qui le secouait jusque dans le manche de sa pelle.
Je le regardais boire sous les branches. La peau tendue sur la saillie de la pomme d'Adam, la paupière basse, il avait l'air de rire, et la mousse lui chantait au coin des lèvres.



 

 

 

 

 

11.Grand-mère Benoiston, l’oncle Emile

 

Tous les deux mois environ, j'accompagnais mes parents chez grand-mère Benoiston, à Saint-Nazaire ; nous y allions plus souvent depuis que grand-père était mort en 1924.

Ses pipes sont encore là au râtelier, le tuyau de corne rongé, rafistolé avec du fil de lin ; c'est à cause de ces pipes qu'il est mort. Assis au fond d'un large fauteuil d'osier, il me prenait sur ses genoux soufflait à petits coups sa fumée de tabac dans une boîte d'allumettes suédoises ; je poussais le tiroir et la fumée sortait. Le mercredi soir, après la classe, nous prenions le train à la petite gare de Sainte-Reine.

« Sur l’Ouest-Etat, dernièrement
Tout doux, tout doux, tout dou-cement
Mon Dieu, qu’ils ont l’air bêt’ là-d’dans
Tout doux, tout dou-cement »

Surprise d'un vol de sarcelles au-dessus du train, la petite ville de oint-Joachim avec des numéros aux portes ; sous un hangar, près l'église, un corbillard - on m'explique ce que c'est. voie suit des landes d'ajoncs et de bruyères. De temps en temps, le n s'arrête pour faire eau ; il demeure vingt minutes dans chaque gare.

Le poumon de la locomotive bat lourdement contre la vitre. Déjà la nuit tombe sur la campagne. Tout là-bas, ce sont les mille petites lumières des chantiers, plus loin encore celles de Paimboeuf. C'est comme un boulevard éclairé après la pluie. Les freins grincent, le bitume brille et la petite loupiote du wagon tremblote au-dessus de nos têtes...

L'escalier monté très vite, on prend souffle un instant sur le palier. Grand-mère, pieds nus dans de vieux chaussons de feutre, ouvre la porte, nous reconnaît, nous embrasse.

Et tout de suite, c'est l'odeur particulière de cette maison, celle du gaz d'éclairage qui fuit mêlée à l'odeur de Javel du parquet. En entrant, on ne voit que la blancheur de ce parquet, comme si le bois sortait de la scierie ; après chaque repas, malgré ses vieux membres, grand-mère s'agenouille et, à l'aide d'une épingle, ôte les miettes de pain tombées dans les rainures. Quand elle se relève, elle a tout le visage violet. Grand-mère est très malade ; elle a des "crises" et a failli mourir avec trente de "tension" ; il lui faut des sangsues et des sels ; les sangsues sont dans un bocal à cornichons sur la cheminée. Depuis longtemps la pauvre femme ne sort plus guère que pour se rendre à la chapelle située juste en face de chez elle ; elle fait partie d'un tiers-ordre.
D'abord ébloui par l'éclat trop vif de l'électricité, désorienté parce que le contour des objets se précise davantage qu'à la lueur de notre grosse lampe à pétrole, je m'approche de la cheminée qui supporte en miniature un moulin en bois avec des fenêtres à balcon. Tandis que maman et grand-mère bavardent en servant la table, j'accompagne papa qui a saisi un journal, dans la pièce à côté. Voici la chambre de grand-mère, sa table recouverte d'un lourd tapis à franges, des fauteuils sous leur housse, le haut lit qui respire la plume d'un édredon rose. Sous le globe de la cheminée, qui recouvre la couronne de mariée de grand-mère - les fleurs d'oranger, on dirait des larmes de cire -, chacun sur un petit piédestal de bois, et comme les deux larrons, deux moineaux empaillés. De chaque côté du globe, des coquillages tachetés de brun, qui, lorsqu'on les porte à l'oreille, font entendre le bruit d'orage de la mer.

Après-dîner, nous passons avec grand-mère, de l'autre côté du palier, chez l'oncle Emile, le jeune frère de maman.
Oncle Emile, sa femme, mon cousin Jean, attendent dans un bizarre réduit qu'ils appellent salon et où il n'y a place que pour un étroit divan, une mauvaise chaise et un haut lampadaire qui distribue une lumière de veilleuse. L'oncle est couché tout de son long sur le tapis la tête prise dans un terrible appareil ; l'air grave, il écoute. Lorsqu'il consent à se lever, et bien qu'il n'ait guère plus de trente ans on voit son crâne chauve qui brille. Il sent la bonne savonnette. L'oncle Emile parle beaucoup de lui, de son travail à l'Energie Electrique, de ses chefs, il nous montre les aquarelles de son dernier dimanche : le rocher du Lion avec la mer au loin et des barques, tout cela peint d'après un couvercle de boîte de confiserie ; il dessine aussi des fleurs, beaucoup de fleurs, qui font richement bien, entourées d'une baguette de bois verni.

Mais rien ne m'émerveille plus que le sommeil. Maman me conduit dans un petit cabinet, proche la chambre de grand-mère. On a installé un matelas par terre contre l'armoire, juste au-dessous d'une photographie de l'oncle Zidore en marin, large col et béret à pompon rouge. Il y a encore un autre portrait de l'oncle, en pied cette fois, où il figure près d'un copain, et vis-à-vis d'un large crucifix de bois noir orné de buis béni.
Tout en haut de l'armoire, dans les derniers étages d'un édifice de cartons et de boîtes à chapeaux, je sais toute une pile de livraisons à deux centimes d'un autre âge qu'on me permettra sûrement de feuilleter à mon réveil.

L'aube se lève bien plus tôt que de coutume ; c'est du moins ce qu'il me semble aux pâles rayons qui filtrent des persiennes. Tout de suite j'appelle maman pour qu'elle me donne "Les Aventures d'un petit mousse" qui ont hanté tous mes rêves depuis ma dernière venue ici. Je n'ai pas besoin de lire ; il me suffit d'ouvrir au hasard pour renouer l'aventure. Pas de légende à ces dessins qui parlent seuls : il n'y a que les deux mains et la tête du mousse qui paraissent et la mer est comme une montagne féroce, blanche et du vert profond des bouteilles. Je songe à l'oncle Zidore, quand il avait douze ans. J'aime ces figures barbares toutes barbouillées de grimaces et voudrais m'habiller d'un pagne. Les yeux clos j'escalade en rêve les haubans de la fenêtre, je salue, de ma main ouverte, le soleil...
Onze heures déjà, et par les portes entrebâillées, me parvient l'odeur des crevettes qui cuisent, comme s'il était besoin d'ajouter au songe puissant de la mer.

 



 

 

 

 

 

 

12. Oncle Zidore, le marin

 

Oncle Zidore avait vingt ans de navigation lorsque je le connus à l'un de ses retours de Dakar. Il habitait deux pièces à un troisième étage ; c'est là que ma tante Andrée l'attendait, comme Pénélope, en faisant de la couture. Ils n'avaient pas d'enfants, mais deux chats siamois qui faisaient leurs griffes un peu partout dans la maison ; un jour la table de la salle à manger s'écroula : elle n'avait plus que trois pattes, les chats avaient dévoré l'autre.
La première fois que je vis mon oncle, il me fit peur avec ses poils ; il était obligé de relever ceux de son poignet pour lire l'heure à son bracelet-montre. II avait d'épais sourcils blonds, de longues moustaches comme trempées dans de la teinture d'iode, d'épaisses mains velues, aux ongles taillés courts, toujours remuantes. Toujours plein d'histoires, il nous recevait devant un litre de gros vin et des fruits d'ananas ; tout en ôtant l'écorce il racontait : des poissons volants suivaient le navire durant des heures, il en venait parfois tomber sur la passerelle ; il disait aussi les petites rivières du Sénégal, les étonnantes négresses, les marchés d'huiles et de fruits. Mais avec quel amour il parlait de son travail de chauffeur-mécanicien ; il était fier de sa force et, à l'entendre dire, je le voyais, debout dans ses poils comme un démon, le visage rouge et noir délayé de sueurs, la main crispée sur une large pelle à manche court. En dernier lieu son navire faisait le service Dakar-Natal. Ce nom magique éveillait en moi des paysages jamais vus, insoutenables et pleins de mystérieuses allégories. 0 Natal I tu étais aussi bien un petit port de pêche pavoisé de voiles rouges qu'une lande bordée de chemins vicinaux. Je te peuplais d'étranges motifs, femmes au front ceint d'une couronne de coquillages comme il en est sur les images du chocolat Schall, beaux hommes à la veste brodée, la jambe prise dans des rubans de couleur. Par la seule magie de ce nom, je m'enfonçais dans les sous-bois du rêve.
Oncle Zidore me donnait pour me distraire des pommes d'acajou qu'il détachait d'un gros rameau fiché dans un culot d'obus ; je les caressais amoureusement cherchant vainement une fissure pour y glisser mon ongle ; j'aurais aimé savoir quelle graine d'or elles contenaient, mais leur surface bossuée répondait durement à mon pouce. Déçu, et secrètement irrité, je me laissais à nouveau bercer par des récits de voyages. Les tranches d'ananas baignaient dans le sucre,

Oncle Zidore les arrosait de longues rasades de kirsch, la fumée bleue d'une cigarette montait doucement ; vraiment il faisait bon vivre. 'Je revins souvent chez Tante Andrée avec maman ; l'oncle Zidore n'y était plus. Elle nous faisait lire ses cartes postales affranchies de timbres bizarres que je m'arrangeais toujours à emporter. Tout en piquant à la machine, Tante-racontait sa sœur entrée dans les Ordres qui venait d'être enlevée par un brave homme ; elle préparait le trousseau de la future mariée et montrait les draps dont elle venait d'achever le chiffre.
On avait remis un quatrième pied à la table.

Ce jour-là, mon père ne nous avait point accompagnés à la ville. C'était au temps de la rentrée des classes et le propriétaire du Deffay l'avait invité à chasser.

Tante Andrée vint nous conduire à la gare, le nuit tombait lorsque le train partit. J'étais seul avec maman dans le compartiment et, dans le noir, l'absence de mon père me causait un indicible malaise. A peine si je m'intéressais aux lumières clignotantes qui, vers l'Ouest, dansaient au-dessus de la Loire. Maman, songeuse, ne parlait pas ; le roulis du train ne parvenait point à m'endormir. Des branches basses frôlant les vitres du wagon m'arrachaient des cris aigus. Sans que rien ne put l'expliquer, j'avais peur.

Peu après avoir dépassé Saint-Joachim, à un tournant de la voie, j'aperçus, dans un lointain qui me semblait à la fois très proche et à des lieues, un immense brasier éclairant l'horizon. Je dus hurler si fort que ma mère me prit sur ses genoux et m'enfouis la tête dans son bras. Bien sûr, c'était notre maison qui brûlait dans la nuit et je ne reverrais plus jamais mon pauvre papa.

Ce fut peut-être la joie la plus merveilleuse de mon enfance, toute baignée qu'elle était de vraies larmes lorsque, la porte ouverte - mais où les flammes ? et quel silence sur la route ! - je retrouvai mon père, sous la lampe, tout environné de champignons et de gibier, lisant paisiblement son journal...
Le souvenir de cet incendie ne devait point me quitter de sitôt. Quand dans les soirs de cours d'adultes, nous désertions la salle à manger pour la chambre de mes parents, et que dans ma longue chemise, j'attendais devant le feu, le retour de mon père pour l'embrasser, les flammes hautes du sapin envahissaient soudain la pièce et je me retenais pour ne point crier.

Maman pouvait panser mes mains et mes genoux blessés, je ne sentais pas la lame du couteau beurrée d'onguent de mer. Démesurément agrandis, mes yeux contenaient des paysages de faillite calcinés comme un os de poulet et, parfaitement lucide, le sommeil m'entourait de ses feux de Saint-Jean.

 


 

 

 

 

 

 

13. Les passants de Sainte Reine

 

Il ne passait guère d'automobiles devant la maison d'école mais de lents attelages menés à l'aiguillon et traînant d'immenses charrettes en haut desquelles, assis à l'orientale, de grands et forts gaillards humaient l'air du pays.

Le facteur arrivait de Pontchâteau sur les coups de onze heures ; c'était un facteur de la vieille manière, œil d'oiseau, moustache tombante, le nez splendide sous le coquelicot de son képi. Un verre plein attendait chaque jour son passage et je me souviens qu'une fois l'an, aux environs du premier janvier, il acceptait de partager notre repas. Odeur de moules marinières et de boeuf mironton ! Le facteur a déboutonné sa vareuse et s'assied près de moi ; il sent l'encre grasse des journaux et les très vieilles pluies ; il essuie sa moustache d'un lent geste d'aveugle qui a dû demander des siècles d'apprentissage... C'est étonnant la place qu'ont prise les odeurs dans ma vie ! Le bruit des grelots sentait la Lucilline, les épices, le sucre, les pruneaux séchés. Ce bruit avait aussi la tête d'un vieux cheval ; il frappait aux vitres une fois la semaine.

L'épicier ambulant s'annonçait par une grosse tache rouge qu'il portait au cou ; sous la bâche couleur de laurier de sa guimbarde, il ressemblait à un de ces dieux itinérants et hilares qui font des farces dans les auberges. Arrêté devant l'école, il sonnait frénétiquement du cor pour avertir ma mère.
Mes yeux plongeaient dans la carriole, roulaient entre les caisses parmi les salaisons et les barils éventrés. Au bord de la voiture, je respirais délicieusement les mains de l'épicier, mélange pénétrant de pétrole, de saumure et de raisins confits. L'homme ne partait jamais sans m'abandonner une poignée de devinettes-réclame ou bien d'images à découper, et c'est le coeur plein de reconnaissance que je le regardais partir avec cette envie rouge à son cou qui figurait quelque chose comme cette terrible tache de sang à la porte du cabinet noir de Barbe-Bleue...
A l'aube du vendredi, toute déclinquée et précédée d'un petit son de trompe comme en poussent au fond des villes les raccommodeurs de faïence, nous arrivait la demeure bohémienne du mareyeur. Une femme, usée par l'âge, en descendait, échevelée, le jupon court, couvert de débris d'algues et de vase et proposait sa marchandise qui consistait presque toujours en moules de Pénestin. J'aurais aimé suivre ce couple de pêcheurs dans leur village marin que je situais dans un album de Bécassine, mais, grave, le postillon claquait son fouet et cahin-caha l'équipage s'essoufflait jusqu'à la porte du maréchal.
Planteur de Caïffa ! Planteur de Caïffa ! tu fus et demeures pour moi un personnage mythologique, un Dieu lare ! Tu m'apparais couronné du Panama de paille jaune qui était aussi le chapeau de pêche de mon père. Tu passes avec ton chien, tu es toujours content. Je te revois poussant ta petite voiture comme en ont aujourd'hui les postiers des grands centres. Tu t'arrêtes à chaque ferme des plus profonds villages.
Planteur de Caïffa ! Un nègre se coupe la main pour son maître et le sang pisse longtemps le long de son poignet. 0 nom plein de serpents et de plantes pointues, tu cuis dans la casserole tout entouré de vapeurs de chocolat, essence rare. Celui qui porte ce beau nom habite tout seul une petite cabane de bambou, il cultive le feu, se protège des bêtes.

Et toutes ces épices qui font encore rêver. Bernadette, les mirages de ta merveilleuse épicerie ne me suffisent plus. Tu ne me feras plus faire le beau avec ton sucre. Je suis loin avec le Planteur sur une route du Sud où tintent les cailloux.
Celui que j'appelais Papa Douillard venait nous surprendre une ou deux fois l'an ; il était commis-voyageur d'une librairie scolaire de Nantes et visitait les instituteurs du département.

Il arrivait chez nous à la tombée de la nuit sur un vélo à guidon plat orné d'une énorme lanterne, souriant, blagueur et les poches bourrées de berlingots. Sa venue était toujours l'occasion d'une petite fête : le dîner servi dans la salle à manger, le feu qui jappe dans le bois, sur la table, les bouteilles de vin cacheté.

On me permet de veiller et je m'allonge paresseusement devant les bûches. Il y a mille choses tentantes ce soir et pas seulement les berlingots ni les petits morceaux de corail qui luisent encore dans les rainures, pas seulement les capsules de cire des bouteilles que je fais grésiller dans le feu, mais la conversation lourde de fumée, les voies hautes, ces paroles qui disent les carrières ombragées où la carpe est facile, les campagnes giboyeuses et les longues marches du chasseur, l'odeur moussue des soirs d'octobre. La commande de fournitures scolaires est vite expédiée. La Bénédictine, qui chauffe dans la main et dont l'étiquette évoque à mes yeux les tranches dorées d'un livre de messe, rajeunit des souvenirs de guerre. C'est mon père qui se métamorphose devant moi ; sa moustache s'allonge, s'allonge et sa figure soudaine coïncide avec la photographie du cadre. La pointe du calot perce les volutes de fumée. Il y a deux galons de cuivre qui brillent sur la manche en velours de chasse de mon père.

 


 

 

 

 

 

 

14. Rougeole

 

On a installé mon lit près de celui de mes parents, pour mieux me surveiller la nuit, et aussi parce que la chambre est mieux exposée. A chaque récréation, maman monte me voir, mais, entre-temps, les heures sont bien longues. Je n'ai plus aucun goût pour les images ; je regarde autour de moi et j'écoute. Le soleil passe sa langue sur les murs, accuse les dessins de la tapisserie où l'on peut deviner toutes choses comme dans les nuages. J'habite un univers fait de quelques lignes grossières reproduites à l'infini ; à l'intérieur il y a une pendulette empire qui bat. Cette pendulette figure deux personnages, deux glaneuses ; l'une tient une gerbe sous son bras, l'autre salue de la main. A cette main tendue, mon père a fixé l'éclat d'obus gros comme pouce qu'on lui a extrait de la poitrine en octobre 18 Je pense à l'éclat d'obus, à la poitrine de papa qui n'est plus qu'une affreuse cicatrice, à son poignet gauche qu'on dirait dévoré par un rat. Sur la cheminée, la bruyère fane dans des douilles de cuivre de 64 mm. J'entends comme feutrés et devenus chantants les balbutiements de mes petits copains. C'est l'heure de la lecture dans la classe de maman, la baguette de saule, de temps en temps, fustige les tables pour réveiller les attentions. Une grande colère vient d'en-dessous et le poing de mon père résonne longtemps sur le pupitre du bureau ; je me blottis sous mes draps.

Quelques instants après tout est changé ; le soleil chante à nouveau dans les rideaux ; la voix qui monte désormais est comme un large fleuve qui coule.
J'avais deux grands amis à Sainte-Reine, le Comte de la Villeboisnet et son cocher Victor. Le Comte était maire du pays, Victor, en même temps que les fonctions de cocher assumait les risques du garde-chasse ; régulièrement, il fournissait mon père en  "garennes" ; nous en avions plein une cage, les lapins bouffaient leurs petits.

Un soir, durant ma maladie, Victor arrêta son vieux break devant la porte de l'école ; il venait de mener la Comtesse douairière à confesse et désirait me voir.

Accompagné de mon père, Victor pénètre dans la chambre et je remarque tout de suite qu'il conserve obstinément ses mains derrière son dos. On dirait qu'il n'a plus de bras et qu'il ne se console pas de leur perte ; ses yeux vont de mon lit aux deux douzaines de boutons de sa vareuse. Je dis : "Bonjour Victor".

Il tourne bien sept fois sa langue dans sa bouche avant de répondre et je vois mon père sourire.
- "Alors, comme ça ! Alors ! Alors... c'est comme ça, alors qu'on est malade".
Puis soudain décidé
- "Tiens ! voilà ce que je t'apporte."

Et il dépose sur le pied de mon lit une petite caisse grillagée qui contient deux amours de cochons d'Inde.
Durant toute ma rougeole, je ne voulus d'autres compagnons que mes cobayes, je les nourrissais de bons-points. Ma guérison devait coïncider avec leur mystérieuse disparition. Malgré larmes et supplications je ne pus savoir ce qu'ils étaient devenus. Les avait-on rendus à Victor ? Je suppose plutôt qu'on avait dû les mettre dans le clapier avec les "garennes" et que ceux-ci, toujours voraces, les avaient dévorés... Le dimanche qui suivit l'arrivée des bestioles, le Comte de la Villeboisnet demanda à son tour à visiter son "petit ami" comme il m'appelait. Averti de ma maladie par Victor, il avait, rangeant ces jours derniers des objets de famille, retrouvé au fond d'un vieux secrétaire un souvenir de son enfance et me l'apportait. C'était un magnifique coquetier figurant un moineau de bronze scellé à une coquille brisée en argent.

J'ai toujours le coquetier du Comte, mais Monsieur de la Villeboisnet n'est plus. Voici plusieurs années déjà, j'ai appris sa mort au monastère d'Aiguebelle où il s'était retiré. Je l'aimais. Pour l'enfant que j'étais, il personnifiait les fastes d'une époque à jamais révolue. Il était l'homme d'un château, d'une automobile, d'un cocher, heureux propriétaire d'un Victor dont la personnalité correspondait en bien des points à l'image que je me faisais alors du légendaire Pacifique Liotrot de ma mère-grand.

Outre ces augustes visiteurs, papa venait souvent me tenir compagnie. Il m'apportait des nouvelles de Breton et Bretonne, nos deux chiens, tenus, en leur chenil, dans l'impatience des chasses futures. J'obligeais mon père à chanter, ce qu'il faisait toujours d'extrême bonne grâce, bien qu'il se sut la voix atrocement fausse (à l'École Normale, on avait dû se contenter de lui apprendre les rudiments de solfège nécessaire à l'usage du cornet à piston).
C'était, chaque fois, la même chanson, la seule sans doute qu'il connût et telle que je ne résiste pas au plaisir de la transcrire :

« Papa était un lapin
Qui s’appelait Bibi Chopin
Il avait son domicile
A Bellevi-lle
Il a si peu bu qu’un soir
On l’a trouvé su l’trottoir
Il était crevé tranquille
A Bellevi-lle
On l’a mis dans la terre glaise
Pour un prix exorbitant
Tout là-haut au Père-Lachaise
A Mesnilmontant
A Mesnilmontant »

Ce mot "exorbitant", à lui seul, était pour moi tout un programme. Il avait réponse à tout : le ciel était exorbitant, le cheval était exorbitant, le tic-tac de la pendule était exorbitant et, dans ces moments-là mon amour pour mon père l'était bien sûr, lui aussi.

 



 

 

 

 

 

 

15. Promenades, le phonographe de madame Richard

 

Jusqu'alors, je voyageais dans un panier fixé à l'avant de la bicyclette de mon père ; on installa une petite selle sur le cadre avec des étriers, puis finalement on m'acheta un vélo.

Je sus très vite me tenir en équilibre, je pédalais régulièrement ; par acquit de conscience, mon père me faisait suivre au pas de course par un jeune garçon. Malheur ! un jour j'eus l'idée de vouloir démontrer à mon suiveur l'inutilité de sa poursuite, je me retournai brusquement ; c'était au milieu d'un virage ; trois secondes plus tard je me retrouvai immergé dans l'eau noire d'une mare, hurlant à ameuter le village. Aussi honteux que moi, mon compagnon me ramena à la maison, le vélo à la main, tout dégouttant de fleurs d'eau et de lentisques, affreusement odorant...
Je me souviens de notre première sortie à trois, en bécane. Nous allions déjeuner chez une collègue de mes parents à Missillac mais le souvenir de cette randonnée cycliste, de cette performance de cinq kilomètres d'affilée, s'il s'auréole d'un lourd soleil de juillet s'efface devant l'étonnement qui me saisit en pénétrant pour la première fois chez Madame Richard.

Une grand pièce sombre et fraîche comme un puits et dans cette fraîcheur d'eau, Madame Richard dans une longue robe de feuilles, le nez surmonté d'un lorgnon d'or tout de travers.
Elle parle et derrière elle, on entend une voix douce qui monte :

« Tout le long du Missouri
Sous les grand mimosas fleuris… »

La voix soudain s'est tue et, comme si de rien n'était, la grande robe à feuilles continue de parler.

Je vais voir derrière le dos de Madame Richard ce qui se passe. Une brise légère fait bouger les rideaux et je ne vois rien qu'un semblant de fleur monstrueuse, comme une gigantesque corolle de liseron qui serait en bois dur ou en corne.

Nous eûmes bientôt, comme Madame Richard, un phonographe cédé par l'oncle Emile avec toute une série de disques. C'est à ce phonographe que je dois d'avoir, très jeune, communié avec la misère des faubourgs. Mon ami Louis Parrot, dans un livre étonnant, a conté comment, aux environs de sa vingtième année, dans sa chambre d'étudiant pauvre, à Poitiers "Misery Farm", ce disque à la fois chéri et redouté, éveillait en lui de mystérieux sortilèges. Pour ma part, je n'ai jamais entendu cette "Ferme de la Misère", mais des voix rudes qui se traînaient comme des mains le long des murs, de ces voix qui n'avaient pas de fenêtres, sentaient le gaz d'éclairage et les escaliers mal lavés, il m'arrive, aujourd'hui encore d'avoir peur. J'allais me terrer au fond du corridor pour les entendre, je les appelais par le trou de serrure de la Chambre Noire. Toujours elles répondaient, et ma mère devait m'embrasser longtemps pour sécher mes larmes.

Nous allions encore quelquefois à l'Angle-Berteau, une école de hameau, au bord de la grand-route, perdue, à des centaines de mètres de tout village, mais je n'aimais rien tant que les promenades à pied avec mon père dans la forêt de la Madeleine ou la pêche aux grenouilles sur la route du Roué. Il m'emmenait parmi les pins sous prétexte de chasse ; il m'avait même offert - fait qui mérite d'être signalé parce que contraire à sa méthode pédagogique - un fusil de bois, et c'est l'arme à la bretelle que nous pénétrions tous deux en forêt, tout de suite à gauche du Calvaire. Nous passions des heures à chercher des champignons et je revois la table ronde de la cuisine toute recouverte de lépiotes que nous nommions plus prosaïquement "potirons". Quel bonheur de l'accompagner lorsqu'il se rendait pour un essayage chez un vieux tailleur du pays ! Qu'on ne me demande pas de situer cette demeure ailleurs que dans ma mémoire. Dans un vieux moulin à eau - mais sur quelle rivière ? - les palettes tournaient, l'eau passait en chantant sous le seuil, les planches vermoulues gémissaient sous les pas, c'est là qu'habitait le tailleur. Dressé sur la pointe des pieds pour atteindre le rebord de la fenêtre, je suivais inlassablement le mouvement de la roue. La poussière de l'écume me montait à la tête, elle tournait en moi avec des morceaux de cordonnet, des bouts d'étoffe, des paires de ciseaux ; j'avais besoin de m'asseoir. Le tailleur allait quérir une bouteille de cidre mousseux et un grand plat de faïence plein de poissons d'argent. La chaleur du cidre rajeunissait en moi un épisode de "La Maison du Diable". Il y avait une belle princesse malade étendue sur son lit dans de riches vêtements. Elle penchait un peu la tête vers une fenêtre par laquelle on apercevait de grands arbres, et toutes les feuilles de ces arbres étaient de beaux poissons d'argent - exactement comme ceux-ci.

 


 

 

 

 

 

 

16. Occupations. Le nom de Monte Christo prononcé par mon père. L’inaccessible grenier

 

Aux jeux habituels des enfants, je préférais l'amitié de mes chiens, les songes creux sur le seuil et le grand silence de la classe paternelle les jours de congé. Dieu sait pourtant si j'étais comblé de jouets ! Je n'aimais point ceux-ci pour eux-mêmes, mais pour la possibilité qu'ils m'offraient de les recréer, d'en faire des monstres domestiques. Rien ne parlait davantage à mon cœur qu'un pantin mutilé, qu'une poupée aux yeux vides, qu'un ventre d'étoffe d'où sortait de l'étoupe ou du crin. Je m'endormais, serrant contre ma joue des objets bizarres sans signification humaine : des colliers de bouchons, des épingles à linge, des membres roses de baigneurs. Rarement on m'autorisait à grimper au grenier, l'échelle étant à pic. J'y accompagnais ma mère lorsqu'elle allait puiser dans un vieux coffre des chiffons pour ses travaux ménagers ; je la suppliais de repartir sans moi ; elle cédait, refermait sur mon bonheur la lourde trappe ; les minutes me semblaient d'éternité.

Etalé sur le ventre, dans la poussière, j'écoutais battre mon cœur contre le plancher : on eut dit le martèlement d'une jambe de bois. Quelles pagodes ! Quels palais soudain s'élevaient entre les murs de toile du vieux paravent ! J'habitais un monde bohémien de ressorts et de lampes-tempête qui m'emmenait à toute vitesse sur les pistes du rêve. Je ne rêvais rien qui ne fut une tragique histoire de naufrage, une nuit en forêt ou un mariage manqué. Une petite Bretonne de faïence, haute de trois pouces, décoiffée, maculée d'encre violette m'accompagnait en songe. J'essayais sur elle les magies cruelles de l'enfance ; je la tuais cent fois pour le plaisir de la ressusciter.

A ces diableries faisaient suite des heures d'abattement. Je restais prostré sur le plancher de ma chambre à ne rien désirer, à ne rien voir que les feuilles du poirier remuer, ou bien je m'installais sur le seuil dans une muette contemplation du cimetière. Tout ce qui crée l'esprit de superstition des campagnes, les croix blanches sur les murs, les chauves-souris épinglées à la porte des granges, les feux volants de la Maison des Morts, était sans effet sur moi. J'avais d'autres superstitions, d'autres mythes bien autrement dangereux.

Le nom de Monte-Cristo, prononcé par mon père, un matin qu'il rangeait la bibliothèque scolaire, quelques images du livre entrevues créaient en moi d'étonnants phantasmes. Monte-Cristo prenait place aux côtés de Victor, de Bernadette, de Marie Delahaye ; il devenait une certitude éprouvée, une figure de bon voisinage. Je me souviendrai longtemps de ce matin de mai 1927, ce devait être un jeudi, il y avait les premières roses du jardin sur le bureau de la classe ; mon père lisait son journal en se promenant entre les tables. Soudain maman poussa la porte du couloir avec tout un paquet de linge mouillé sur son bras nu et j'entendis mon père raconter Lindberg, Nungesser et Coli, ces deux noms surtout accouplés comme les ailes d'un biplan. J'entends le bruit du moteur qui décroît, la mer s'ouvre et plus rien, rien que le bruit d'une mouche qui se débat dans un coin d'angle de la fenêtre.
S'il fut un temps où je désirais devenir aviateur, celui-là était bien passé. Ma vocation n'était point là. Elle devait s'affirmer à la lecture de Livres Roses.
A sept ans, je lisais beaucoup - ce que j'ai cessé de faire par la suite - récits de légende et de voyages, petites vies romancées édités en fascicules d'une trentaine de pages par la Librairie Larousse et joliment illustrés. Il y en avait tout un assortiment dans la bibliothèque paternelle ; je connaissais les Contes du Périgord et du Poitou, Hans le Joueur de flûte et les Légendes des Bords du Rhin, la Bête Faramine et le Dragon des Cévennes, Roland et la Vie de Cuvier, Jacquart, Buffon, Denis Papin, la première traversée du Sahara par la Mission Citroën. Mais il est une histoire que je relisais sans cesse; elle de Jean de la Fontaine. J'aimais ses distractions, ses paresses, les tapisseries de son père, les colères du Monarque, Ésope, les nymphes et les dryades. Plus tard je serai comme lui Inspecteur des Eaux et Forêts. Ces nobles projets, dois-je dire, s'accommodaient fort bien de mes dispositions présentes paresser des matinées entières de jeudi ou de dimanche, au lit, tandis que monte jusqu'à moi le cliquetis joyeux de la cuisine, sans rien faire, sans même l'envie de feuilleter tous ces livres d'images déployés devant moi. Paresse pour la paresse, pour ne rien savoir d'autre que ce merveilleux assoupissement qui se prolonge l'après-midi sous le poirier.

 


 

 

 

 

 

 

17. Le temps de Tracy-le-Mont

 

L'air sent la mirabelle chaude. Immobile au-dessus de la journée un oiseau plane. Parfois, un fruit véreux se détache de l'arbre et trouble seul le silence de la cour.

Je suis assis juste sous les branches prè3 de mon père qui lit son journal et de maman qui brode. C'est un dimanche après-midi de juillet et l'on entend soudain la cloche des vêpres qui fait sa ronde dans le village.

Mes yeux vont inlassablement du ciel profond et bleu au mur blanc du caveau où grimpe la treille. Les feuilles de la vigne ont pris la couleur vénéneuse du vieux cuivre ; aucun souffle ne les fait bouger et leur mutisme a quelque chose d'inquiétant, comme si la substance verdâtre du sulfate élaborait en elles de lents poisons.

Tout à coup, un bruit insolite m'arrache à ma contemplation. Je détourne vivement la tête comme pour échapper à une piqûre de guêpe. Le bruit continue et devient de plus en plus distinct. Mon père lève les yeux et, en même temps que lui, j'aperçois très haut dans le ciel un aéroplane qui passe.
Tout est venu de cet aéroplane. Papa a commencé de raconter : son départ de Piriac le 1 er Août 1914, quatre ans jour pour jour après son mariage, et tout de suite, sautant les semaines et les mois, le petit bosquet du côté de Tracy, l'avion ennemi à deux cents mètres au-dessus des arbres, la mitrailleuse rouillée qui ne fonctionne pas. Je m'énerve à ses côtés, je détache de grandes plaques de ciel. Perché sur la mitrailleuse, on entend un petit oiseau qui chante. Je savais tout de Tracy-le-Mont bien avant que de l'aller voir, voici déjà quinze ans : les pailles profondes où, la capote déboutonnée, un soldat dort ; derrière son visage, il y a tant de ruines accumulées qu'on ne voit plus le petit ruisseau qui court dans le val. On n'a rien reconstruit du village et l'enseigne du notaire, déchiquetée par les rafales, comme une main vide, bat toujours le long du mur. J'ai retrouvé jusqu'à l'odeur moite de l'épicerie, son comptoir et ses articles d'un autre siècle.

Villers-Cotterets, Pierrefonds, Noyon, Chauny ! Les noms se pressent sur les lèvres de mon père ; il a besoin de se souvenir et dans ses yeux, je vois de brusques larmes qui montent.

C'est une petite route défoncée en direction de Compiègne. Il est seul dans sa guimbarde et la nuit tombe. Des chevreuils traversent par bonds la route. On entend comme un pas nombreux sous les branches. Tandis qu'il presse son cheval et que les barils brinqueballent dans le fond de la carriole, l'air sent le fouet et le ciel s'illumine. Il a l'air de courir dans le ciel, il y court à toute vitesse parmi les éclatements d'obus et les schrapnells, tête nue, le crayon sur l'oreille, pour rien, pour simplement faire plaisir aux copains, qui n'attendront pas vainement le pinard promis.
Papa était Sergent-Major, c'est assez dire qu'il était responsable du ravitaillement de toute la compagnie. Rien ne manquait, du Pernod à la Bénédictine en passant par l'ordinaire et toutes sortes de conserves. Il se souvenait de tout cela en riant et je voyais le cycliste X., son copain, alors que paisiblement assis sous la feuillée il était soudain immergé, mais indemne, dans six pieds de ce que je pense, par l'éclatement d'un obus.
Je ne puis me remémorer aujourd'hui tout ce qu'il y avait d'amour de la vie dans ses souvenirs, avec quelle émotion, par exemple, il parlait de ce camarade qui allait, au petit matin, lui chercher des escargots jusque dans les barbelés ennemis. Mon père insistait surtout sur le côté "joli" de la guerre au sens où Guillaume Apollinaire disait "Ah ! Dieu que la guerre est jolie", pour mieux me laisser deviner toutes les souffrances et les horreurs cachées. Il me narrait les innocentes beuveries de poilus, les interminables parties de cartes au fond de la cagnat, la chaleur durable des amitiés pour n'être point obligé de me dire les longs cris d'agonie et la grande nuit des hommes. C'est pour ma joie qu'il se débattait dans toutes sortes de mésaventures, soit qu'il se fût trompé de route et que son cheval s'écroulât soudain dans les lignes ennemies, soit qu'il tutoyât un Général qu'il prenait pour son fourrier, soit encore qu'il inventât de toutes pièces d'invraisemblables équipées...

Dans le ciel de juillet, quelques nuages se mirent à circuler vers l'Est, l'air devint plus frais et mon père, soudain devenu grave, poursuivit :

"Le 11 Octobre 1918, nous étions douze camarades en train de déjeuner sous une cabane de feuilles lorsqu'une averse d'obus s'abattit sur notre cantonnement. Dix de mes camarades furent tués, on me crut mort, seul celui que nous appelions Tonton était indemne. Je restai deux jours sans être pansé. Lorsqu'on s'occupa de moi ce fut pour m'extraire l'éclat d'obus de ma poitrine. Il s'était arrêté à un centimètre du cœur. On me bourra de coton comme un pantin et on m'évacua. J'avais encore un bras et une jambe déchiquetés ; on ne s'en inquiéta que plus tard ; on ne s'est jamais inquiété de tous ces minuscules petits éclats qui se promènent toujours sous ma peau. C'est à l'Hôpital de Rochefort-sur-Mer où ta maman vint me voir que j'appris l'Armistice. Je commençais à me lever et faisais une partie de cartes avec un autre blessé. Il était quatre heures ; je ne connaissais mon compagnon que de la veille ; sans rien dire, nous nous embrassâmes en pleurant."

 



 

 

 

 

 

 

18. Vacances en Auvergne

 

Cette année, nous ne serons pas au 15 Août à Pornic pour la fête de grand-mère. Je me souviens de "Restons-y" ; à mi-côté, dans la rue de la Source, un escalier de pierre dure, une demeure délabrée, comme un vieil accordéon, des pièces sombres où nous nous entassions avec mon oncle le Capitaine et sa famille, Tante Valentine, sœur aînée de papa et l'oncle Joseph venu pour ce jour de Clisson. C'est un long voyage qui ne finira sûrement jamais, durant lequel je demeure sans cesse à une vitre baissée du compartiment, pâle, décomposé, vomissant sans cesse de la bile. De temps en temps, maman me donne un peu de Bénédictine sur un sucre et papa tente de m'intéresser au paysage. Il est tout heureux, papa, de revoir son vieux compagnon d'armes, "l'oncle Louis", comme je l'appelle ; il est tout à fait le même qu'il y a quinze jours sous le poirier, lorsque l'avion passait. Il dit, me montrant les maisons troglodytes de Touraine "Tu vois, nous habitions des trous comme ça dans la glaise et, quand il pleuvait, nous avions de l'eau jusqu'à mi-jambe." Et puis encore, au passage de grands bois : "Dans la forêt de Laigle près de Compiègne, il y avait des centaines de faisans dans les allées ; nous les tirions à la carabine ; les officiers enviaient notre popote." J'essaie de retrouver les visages de Tante Célestine et de l'Oncle Louis. Ils sont venus à Piriac lorsque j'avais quatre ans. Tante traîne un peu la jambe et je trouve que ça donne un mystère et une grâce à sa démarche ; je voudrais traîner la jambe, moi aussi, et sous prétexte de me rendre aux lavabos, je m'essaie un peu dans le couloir du wagon, effort qui me vaut une recrudescence de bile dans la bouche. Est-ce qu'ils se souviennent au moins de Piriac, tous les deux ? La tombe de mon frère Guy dans le petit cimetière, la tasse de café bouillant renversée sur ma cuisse, le va-et-vient de la mer sous les persiennes ?

Avant une heure, nous serons à Eygurande ! Et les montagnes s'écartent pour me laisser voir une maison que je ne connais pas encore, où il y a sûrement des rosiers près du seuil et un lit bien frais qui m'attend.

Papa est assis près de son copain dans l'automobile ; il y a un petit moulin d'enfant, rose et bleu, qui tourne, fixé au rétroviseur. On a envie de chanter ! Entre Tante Célestine, "Céleste-Empire", comme l'appelle l'Oncle, et maman, je n'ai plus du tout envie de vomir. Je salue au passage les précipices de mon bras levé ; je m'enivre du bruit de verre des torrents, des clochettes des vaches et des propos du conducteur ; je voudrais que cette promenade en limousine ne finît jamais, bonheur nouveau !

L'oncle et la tante Duché habitaient une haute maison d'école dans un petit village minier. Une moitié de la population polonaise, l'autre parlait un rude patois. Lorsque j'allais avec la bonne à la fontaine, il y avait toujours une bande d'enfants qui me dévisageaient curieusement. J'aurais aimé partager leurs jeux, fouiller les remblais de houille et de scories. Parmi eux, une grande fille de treize ans, me semblait très belle bien qu'elle fût très sale, sorte de Cosette polonaise que je rencontrais souvent et qui rentrait à sa baraque, ses épaules maigres tirées par deux énormes seaux.
Depuis longtemps couché, je tournais encore autour des cités ouvrières ; je suivais pas à pas les mineurs, balançant à leurs côtés leur curieuse lampe - on eut dit une longue-vue - me glissant dans l'intimité des chiens au mufle noir, jusque dans les demeures. On me racontait l'histoire d'un cheval descendu au fond de la mine depuis vingt ans ; il n'en était jamais remonté et n'ayant plus besoin de ses yeux était devenu aveugle. Les mots puits, galeries, pics, ascenseur, tout un vocabulaire jamais ouï peuplait mes rêves et je puisais à pleines mains dans la bonne eau noire du sommeil. De toutes les expéditions, il en était une que je préférais entre toutes, c'était de grimper avec l'oncle Louis jusqu'à la ferme du Père Chadeyron chercher le lait du matin. Ici, les vaches ne sont point les mêmes qu'en Bretagne, plus graves dirait-on, comme si la cloche qui leur pend au cou leur conférait un je ne sais quoi du sérieux ecclésiastique. Et puis il y a ce parler auvergnat qui m'amuse dans la bouche de l'oncle. Le chemin s'allonge entre des cerisiers sauvages couverts de petites guignes noires et délicieusement sucrées. Il y a la chanson de la scierie, l'eau qui coule et les gaillards en manches de chemise qui remuent comme fétus de paille, les fûts énormes... Tandis que dans la grande chaleur les parents se reposent sous les tilleuls, je me glisse dans la classe où l'air étouffe, où les mouches inlassablement bourdonnent contre les vitres.

Avec précautions, j'entrouvre les portes de la bibliothèque, je laisse de côté les livres ; muet d'étonnement, mon regard se fige sur les merveilles du musée scolaire.

Voici, en blocs de taille, le quartz légèrement teinté d'oxyde de fer, dont je n'ai su le nom que bien plus tard, le spath fluor, rose et vert, l'améthyste et surtout ces miroirs de houille embués d'empreintes végétales. O feuilles mystérieuses des fougères, comme vous parliez bien à mon cœur, en ces temps-là ! Vous étiez comme le soleil noir d'une terrible chasse en des contrées aujourd'hui millénaires. Je déchiffrais la paume de vos mains tournées. Quel savant, mieux que moi eût pu comprendre le secret de vos rides. Qu'avez-vous fait de nos passés ?
Nous vivions la meilleure partie de nos après-midi à la pêche dans le Chavanon, un peu plus haut que Bourg-Lastic, juste au-dessous de l'asile des fous de la Cellette.

L'asile était une haute bâtisse dévorée de soleil, aux fenêtres munies de nombreux barreaux; à l'une d'elles, c'était je crois dans les derniers étages, on apercevait toujours une pauvre figure hagarde et un bras qui pendait. C'est lui tout de suite qu'on remarquait, balançant d'un geste régulier, le long du mur, une montre au bout de sa chaîne et ce mouvement continu vous obsédait à tel point qu'on eût dit qu'on vous martelait le cœur à petits coups. Le soleil, en tournant, rencontrait le boîtier de la montre qui, dans le blanc féroce de la façade, brillait d'un éclat de diamant.
Le long de la rive, sur le sentier des pêcheurs ombragé de saules, des fous menaient boire leurs bœufs; ils avaient le même regard que ces bêtes, un peu triste et chargé d'une obscure confiance. Pauvrement, mais fort proprement vêtus, n'était-ce leur apparence d'enfants soumis, on eût pu les prendre pour de quelconques meneurs de troupeaux.

Il en était un qui, chaque fois qu'il nous rencontrait, mettait la main à sa coiffure et demandait

"Mon bon Monsieur, s'il vous plait, un petit sou pour boire chopine". Il était attendrissant le brave vieux; il n'avait certes point tué père et mère, mais, l'esprit un peu simple, on avait dû le mettre à l'asile. Il aurait pu finir plus mal; du moins se créait-il là un semblant de bonheur, dans l'amitié des bêtes qu'il caressait d'une longue main souple et qui semblaient bien le comprendre. Après avoir remercié, il poursuivait sa route en sautillant d'une patte sur l'autre comme un moineau, se retournait vingt fois pour nous sourire et cueillant au bord de l'eau une fleur à longue tige, l'agitait finalement en signe d'adieu.

Je n'arrivais point à saisir la nécessité de ces barreaux aux fenêtres. Point n'était besoin d'enfermer ces timides passants, de les river à cette chaîne de soleil, à ce boîtier de montre qui hurlait dans le ciel bleu. J'abandonnais goujons et insectes pour la contemplation de cet asile. Je crois bien qu'il m'eût été très doux, en ces moments-là, d'habiter une cellule de cette étrange demeure; je pensais au jardin sablé de Sœur Chantal avec un désir toujours plus grand de silence, de solitude et de pénombre. Les joues en feu, je courais me tremper le visage dans l'eau frissonnante du ruisseau.

Tante Célestine avait une vieille tante qui l'avait élevée, à Chanet près de Bagnols. Le village comprenait deux fermes. Tarlou habitait, l'une d'elle. Nous allâmes voir Tarlou.

Que n'ai-je pu retourner dans cette petite maison nichée sous les arbres, retrouver la salle à manger toute fraîche et ornée de papier à fleurs, le portrait du vieil oncle, les champignons qui sèchent, cette odeur de fenouil et de crème sous le globe couleur d'eau vive de la suspension. Par la fenêtre on apercevait de grandes prairies pas encore fauchées, de tendres bosquets où l'eau doit sourdre; tout au fond, là-bas, où il n'y a pas encore de villages, les échafaudages du soleil.

Les ruisseaux de Chanet regorgeaient d'écrevisses que nous allâmes pêcher.

Il me semble aujourd'hui que Chanet se situe dans un pays imaginaire, dans un pays d'enfance qui ne peut plus exister. Tarlou est morte ; la ferme a été vendue et l'ombre des noisetiers s'épaissit davantage au-dessus du ruisseau où demeure peut-être, verdie sous les racines, une bouteille défoncée qui nous servait alors à pêcher les goujons.

Dans Sainte-Reine retrouvée, les ardoises du toit s'orneront désormais du chiffre des fougères; il y aura une petite polonaise-quels longs bras maigres - dans l'allée du Calvaire; parfois un malheureux dément s'arrêtera devant le seuil et demandera : "Mon bon Monsieur, s'il vous plaît, un petit sou..."
Et j'entendrai longtemps le patois rude de l'eau sur les galets de la Dordogne, le bruit des wagonnets s'entrechoquant à l'entrée de la mine, le froissement d'ailes des libellules, Tarlou, l'horloge, les mouches, le moteur de la vieille limousine.

L'oncle Louis et Tante Célestine viendront à leur tour s'asseoir près de nous sous le poirier. On sortira le bureau de maman pour une partie de cartes et lorsque, fatiguée, Tante allongera sa jambe sur une chaise, maman ressaisira sa broderie, les deux hommes, devant leur verre à moitié vide, brassant machinalement les cartes, leurs mains voisines, évoqueront une fois de plus des souvenirs d'un autre temps, d'un temps grave et dont le nom vient aux lèvres en raison de toute la patiente et chaleureuse amitié qu'il contient.

 



 

 

 

 

 

 

19. Dernier hiver à Sainte Reine

 

Dès la rentrée d'octobre, on allumait très tôt les lampes. La classe sentait encore les poires mûres, la vieille craie, la lessive; des abeilles avaient fait leur nid dans le trou de la cheminée ; on en trouvait partout qui craquaient sous les pas.

Sachant les quatre opérations, je commençai l'année dans la classe de mon père. Merveille des cartes de géographie, des mesures d'étain, du globe terrestre que le soir patine! Par la porte grande ouverte, j'aperçois toute une partie du jardin, les arbres qui bordent le ruisseau et dont les feuilles jaunies tourbillonnent inlassablement dans la cour; elles tournent dans ma tête à une vitesse folle soulevant la poussière dorée des rêves, et le nom de Vercingétorix qui tonne soudain dans la classe, me ramène à des paysages d'Auvergne que je ne suis pas près d'oublier.
L'automne ne durait jamais longtemps à Sainte-Reine, l'espace de quelques coups de feu à l'orée du marais. Il déposait son gibier d'eau, morètons et sarcelles sur la table, quelques lièvres égarés, la plume volante d'un couple de perdrix et déjà la route gelée retentissait sous le pas solide d'un cheval.
Dans les vitres pâlement ensoleillées du jeudi matin, alors que je reculais jusqu'à la dernière minute le moment de me lever, j'entendais résonner l'aboi matinal des chiens, les coqs chantaient, le bruit sonore des enclumes ajoutait à la fraîcheur glaciale de l'air. L'eau dans la cuvette était gelée. A peine habillé, je dessinais dans les vitres, couvertes d'un mimosa de givre, le dernier rêve de la nuit.

J'aurais aimé marcher des heures sur la route unie et froide comme la dalle d'une crypte. Tout semblait prendre de l'importance : le cri d'un moineau aveugle se répercutait longtemps dans la campagne. Les croix blanches du cimetière, dans l'air figé, se paraient d'une majesté soudaine, d'une nouveauté que leur conféraient sans doute les durs silex du soleil.

Souvent, le dimanche après-midi, tandis que mon père s'en était allé aux carrières du Roué à la pêche au brochet, abandonnant pour quelques secondes son ouvrage, maman mettait en marche le phonographe de l'oncle Emile. Elle connaissait, désormais, toutes les chansons et, continuant de pousser l'aiguille, elle accompagnait le disque de sa voix claire.

Tantôt je regardais la pointe du saphir décrire sa ronde, tantôt mes yeux se portaient sur le corsage de maman que je voyais animé du même rythme et comme dégagé de lui-même. Je ne me lassais point d'entendre chanter :

« Caprice caprice un mot charmeur qui vous enchaîne
Caprice caprice de la joie ou de la peine
Ivresse délire tous les grelots de la folie
Des pleurs des rires qu’importe après tout c’est la vie »

Si l'automne ne durait guère, l'hiver non plus n'était point l'hiver à Sainte-Reine, mises à part les magies nocturnes de la lampe et les longues routes gelées. Je profitais du moindre rayon pour m'échapper par l'allée du Calvaire jusqu'au banc de pierre ensoleillé, là-haut, à l'abri_ des sapins. J'aimais à marcher sur les aiguilles cassantes de l'autre été, je revenais avec des brassées de pommes de pin que je mettais à éclater dans le four de la cuisinière; il en sortait de petites graines au goût âpre de résine qui agaçaient les dents davantage que les noix.

Le vent passant dans les arbres, évoquait des paysages du bord des mers tout pleins de villas vides et de jardins abandonnés. Derrière la butte, j'imaginais l'océan tel qu'il m'apparaissait au mois d'août tellement calme avec l'équerre oblique d'une petite voile à l'horizon. Il me venait un désir fou de courir pieds nus au-devant des vagues, de m'enfouir la tête dans le sable ou de fouiller sous les goémons. Mais un petit nuage blanc dissimulant soudain le soleil, je frissonnais et, le cache-nez solidement noué autour du cou je faisais quelques gambades dans l'allée.

Au-dessus de la chapelle, sur le terre-plein maintenant débarrassé de son feuillage, adossé à la toiture de zinc tout attiédie, c'est là qu'il faisait bon attendre le printemps. On voyait jusqu'à l'horizon l'étendue immobile du marais avec çà et là quelques fermes centenaires écrasées sous leur toit de chaume qui fumaient leur pipe au soleil. C'est protégé par la statue de la Vierge, à qui je n'offrais plus que des bouquets de lierre ou des branches de houx, que je venais surprendre la première pervenche. Je n'avais jamais la patience de la laisser s'épanouir tout à fait; il me la fallait pour maman, comme une promesse de violettes.

Et quelle joie, un matin, quand la rosée tremble encore au revers des talus, la brusque explosion d'un pêcher le long du grillage de clôture. Il semble que tout va recommencer, que jamais plus il n'y aura besoin de pétrole dans la lourde lampe de la classe. L'oiseau qu'on avait oublié fait entendre timidement son cri.

Mais je ne sais pas encore qu'il n'y aura plus pour moi que des hivers sans arbres, des hivers le long des portes avec des chuchotements brefs dans l'escalier, des journées et des nuits d'hiver infranchissables.

 



 

 

 

 

 

 

20. Un rève

 

La nuit, l'éclat timide de la lampe Pigeon accusait les angles durs de la cheminée. Avant de m'endormir je ne manquais point de regarder sous les meubles, très vite, le souffle court, après quoi maman bordait mon lit d'une haute planche de sapin.

Je ne parvenais jamais tout de suite à m'endormir, ressassant dans ma tête les événements infimes de la journée, événements que je grossissais, qui, à la lueur de la petite lampe Pigeon - pourquoi Pigeon? A cause du roucoulement qu'elle fait avant de s'éteindre - prenaient des proportions funèbres.
Parfois, au milieu de la nuit, je m'éveillais en sursaut, me croyant dévoré par des rats que je voyais courir sur les couvertures, ou bien, pris d'une envie nocturne commune à tous les enfants, je me dressais d'un coup dans mon lit, encore endormi; les deux mains appuyées au mur, je le compissais copieusement.

De tous mes cauchemars d'enfant, il en est un que je n'ai point oublié et qui, de longues années durant, devait conserver, hélas, un sens prophétique...
C'est une mare, un fond de carrière où l'eau croupit. De hauts murs dissimulent les cratères du soleil. On ne voit que quelques lueurs pâles qui glissent entre le feuillage noir des arbres. Pas un chant d'oiseaux! Des grenouilles-mais sont-ce des grenouilles? leur peau noire est couverte de pustules - dorment accroupies sur de larges feuilles. De temps en temps, l'une d'elles pousse un cri qu'on n'entend pas. Je suis là et cependant ne me situe pas dans ce décor, invisible. Soudain, au milieu d'une touffe de roseaux, la tête de mon père qui -4rnerge; ses cheveux sont collés aux tempes.
C'est sa poitrine maintenant qui sort de l'eau; je vois l'affreuse cicatrice avec, en son centre, l'éclat d'obus fiché, qui me regarde comme un œil dont on aurait découpé les paupières.

Un instant, je considère papa qui évolue sans peine parmi un enchevêtrement de lianes et de branchages; il m'aperçoit et m'adresse un petit signe de la main. Et tout à coup, un cri atroce, l'obscurité totale...

Une grande prairie maintenant, toute inondée de soleil. L'air sent le foin coupé, des grillons chantent; en contre-bas l'étang, ses fleurs d'or, son eau qui tremble. Mais quelle foule sous les arbres ! Tous les hommes du village! Jean Couvrant et son père, le fils Peleau, Delahaye, Nicolas le Meunier, Pierre-à-Filleul. On dirait qu'ils se donnent la main pour une ronde. Je m'empresse à toutes jambes vers eux qui ne me laissent point approcher; j'en mords un au poignet, et du même coup, tous les bras retombent le long des corps. Entre deux épaules, je puis voir, étendu sur l'herbe et vêtu seulement d'un petit caleçon de couleur, papa. Il ne parle ni ne remue. Il a un ventre énorme, avec, au-dessus du nombril une plaie affreuse qui se referme sur une racine d'arbre à la forme tourmentée. Quelqu'un dit : "Faudrait tout de même essayer quelque chose". Tandis que j'éclate en sanglots, dix paires de bras, comme des pinces de crabe, se saisissent de papa et l'emportent...

Puis, c'est dans la grande salle domestique de la Mère Couvrant. On m'a tenu enfermé une heure dans la chambre du haut avec Sœur Lucie, la sœur de la Mère Couvrant.

Enfin j'ai pu m'échapper. Au pied de l'escalier, sur un long matelas à carreaux, avec une pauvre couverture qui dissimule à peine ses jambes, papa; maman lui tient la main et il fume une cigarette Gitane. Son ventre a repris des proportions normales et la branche homicide brûle dans la cheminée; sa lueur met des reflets d'incendie dans les assiettes profondes du vaisselier. Comme s'il n'avait attendu que mon apparition pour cela, papa se lève d'un bond. Il est vêtu d'une culotte à leggins et d'un veston d'alpaga, il rajuste sa cravate blanche de chasse et serre quelques mains; nous sortons derrière lui et juste à ce moment je vais donner du front contre la planche de mon lit; je m'éveille...

Comment dire avec quelle tendresse j'embrassai mon père ce matin-là. Malgré moi, je fixai son ventre et cherchai, sur le paletot de velours, les traces de la déchirure de la nuit.

Depuis lors, je ne devais cesser de craindre pour la vie de mon père. Sans avouer mon inquiétude à maman, je ne vivais plus lorsqu'il rentrait en retard du Roué.- S'il lui avait pris envie de se baigner, de nuit, dans une des carrières de la briqueterie! Je le voyais allongé tout du long avec cette branche terrible fiché en lui. Lorsque le 14 juillet 1938 il s'alita, ayant perdu jusqu'à la dernière parcelle de ses forces, lorsque je le vis étendu, son ventre faisant une bosse énorme sous le drap, je sus bien que la branche avait poussé en lui sa racine empoisonnée et qu'un miracle n'était point une seconde fois possible.
Je savais aussi que papa lutterait avec la dernière énergie contre ce mal imposé à distance, mais que les amis de Sainte-Reine ne seraient plus là pour lui faire à nouveau un cortège de leurs mains et le déposer dans la demeure de la Mère Couvrant où, à la lueur des cuivres et des blanches faïences, tout pouvait recommencer.



 

 

 

 

 

 

21. Venue de l’oncle Maurice

 

Il était six heures, l'air était doux, Breton et Bretonne dormaient dans un coin. Nous étions occupés à cueillir les premières asperges de l'année; je passais entre les sillons et signalais à mon père les petites têtes qui pointaient.

Tout à coup, un tintamarre de tous les diables nous fit sursauter. C'était comme si le buffet de la cuisine s'était répandu soudain sur le carrelage, dans un mélange de vitres et de vaisselle brisées. Maman, assise sous un lilas, lâche sa couture. Nous nous précipitâmes dans la maison; tout y était tranquille.

C'est alors que j'aperçus, par la porte vitrée donnant sur la rue, mais sans distinguer nettement à cause des rideaux, quelque chose comme une tête de monstre, énorme avec, une crinière du plus beau noir et de longues dents blanches. Mon père, lui aussi, avait vu et déjà ouvrait la porte.
Imaginez un véhicule tenant du dais d'église, du corbillard et de la voiture d'enfant, le toit surmonté d'un magnifique lion en carton-pâte, le tout à peine plus grand qu'une chaise à porteurs.

D'un enchevêtrement de bielles, de cylindres, de boîtes de cirage et de trompes d'auto, le col emmitouflé dans une vaste peau de mouton, bien que ce fut le printemps, une tête bouclée apparaît sous de grosses lunettes de mica, souriante, la casquette écossaise sans devant derrière, la bouche pleine de mots pressés.

-Ah! Maurice!

Maurice se dégage lentement, s'accroche au frein à main, fait dangereusement tanguer la guimbarde, se dégage d'un bond pour tomber dans les bras de mon père.

Papa n'en revient pas ! Maurice, son frère, en un attelage pareil Qu'est-ce que cette bagnole? César ! Sans blagues, Maurice, sans blagues ! Ils n'en finissent pas tous deux de s'embrasser. L'oncle se débarrasse de sa pelisse, ôte ses lunettes, rafistole ses boucles autour de ses tempes.

-Tu as un garage?

On rentre César sous le préau; on l'installe avec une grosse brique derrière chacune de ses roues.-T'inquiète pas maintenant, qu'il fait, l'oncle.
C'est après le départ de Maurice que j'ai su. Par petits coups, comme ça, papa a raconté-« Quand il avait ton âge, Maurice, il était un peu "zozo" (mot qui signifiait dans la bouche de mon père : bon garçon à l'extrême avec plus d'empressement que de jugeotte). Ton oncle Joseph et moi, nous lui refilions toutes les pièces fausses que généreusement on nous abandonnait, et c'était lui qui était chargé de les écouler à l'épicerie-on les glisse par la fente du comptoir-en échange de bâtons de réglisse ou de cornets d'oubli.

Nous lui faisions part de tous nos bons "tuyaux" : Les groseilles de la Mère Blandin sont mûres, les pêches du Père Cornichon sont à point. C'est ainsi qu'un jour, en escaladant la grille du dit Père Cornichon, Maurice resta accroché par le petit doigt. Ne sachant comment le tirer de là, je courus avertir ta grand'mère à la maison. Ce fut ton père qui vint et le délivra. Tu te doutes de la correction, mais ce que tu ne sais pas, c'est que ton oncle Maurice resta infirme de cette main et que cela lui valut de ne point faire la guerre. » Ce sublime exploit conférait au cher oncle une auréole de gloire qui n'était point près de pâlir à mes yeux. Peu m'importait de savoir qu'il se rendait fréquemment à Cocherel dans la propriété d'Aristide Briand, que l'ancien Président du Conseil le considérait comme un fils et qu'ils aimaient à pêcher ensemble le goujon dans la Marne. Tout le prestige de Maurice venait de ce petit doigt mutilé.

-Enfin, nous expliqueras-tu César?

L'oncle Maurice se balance sur sa chaise, il allume une cigarette et sourit lentement comme une jeune femme qui se prépare aux confidences.
Mais il faut dire l'oncle Maurice, avant César, lorsqu'il n'était encore, à sa sortie de l'Ecole Normale, qu'un petit instituteur de hameau. Il devait vite abandonner l'enseignement pour se consacrer tour à tour à l'industrie, au commerce et à la représentation. Il monta sur les planches, fut opérateur de cinéma, marchand forain, ouvrier d'usine, épicier, que sais-je? Entre temps, il fut marié, puis veuf, puis divorcé, puis père.
Dans le cadre de famille, il y avait une photo qui le représentait avec sa femme Henriette, Tante Henriette. Nous étions allés les voir, à une période de vacances dans une grande ville du centre et j'ai gardé le souvenir de pièces obscures, deux minces réduits encombrés de chaussures et d'ustensiles de toutes sortes; l'air sentait le gaz d'éclairage et les ordures ménagères. Un homard que nous avions apporté emplissait à lui seul l'une des pièces et je ne vois rien d'autre que sa carapace rouge éclairée par une infime lueur venue de très haut. Maintenant, l'oncle Maurice avait enchaîné son destin à César, et c'est cela qu'il racontait

-Tu comprends, ça ne pouvait plus durer dix heures par jour. On m'offrait bien un petit boulot de comptable, intéressant, mais tu me connais, j'ai la bougeotte. Ce qui me convient encore le mieux, c'est la représentation. Je me suis dit : Bon, va pour la représentation, mais fais gaffe cette fois, choisis une boîte sérieuse. J'ai trouvé le Lion Noir. Avec César! Et me voilà!

Il faisait de grands gestes comme s'il eût dû combattre toute une armée de petits César et vidait nerveusement son verre. Il demandait des nouvelles de toute la famille, protestait de son indéfectible attachement à la souche maternelle, rappelait son enfance; de temps en temps, il essuyait au coin de sa prunelle une larme que le Bordeaux faisait couler.

Comme pétrifié, je le regardais, ébloui par ses propos, ne songeant point à m'intéresser aux découpages-réclame, aux devinettes, aux crayons de métal et aux petits cahiers ornés d'un lion noir qu'il m'avait donnés en abondance. Une veine à sa tempe était saillante et je la voyais battre à petits coups, me demandant avec terreur s'il ne suffirait point d'une simple pression pour mettre fin à tout jamais à cette joie débordante.
Le lendemain de l'arrivée de mon oncle était jour de classe; on me permit toutefois de l'accompagner à sa vente sur la place du village. On fit sortir César à reculons, César qui ne voulait point partir et qu'on dut pousser à la main jusqu'à l'église.

Lorsque le clackson eut longuement meuglé, tous les rares habitants du bourg nous entourèrent. On eut dit que l'oncle Maurice jonglait avec les boîtes de cirage et les objets-réclame. Les vieilles qui ne pouvaient plus se courber, dans l'espoir de saisir une minuscule boîte, s'agrippaient aux rayons des roues.

L'air grave, aux côtés de Maurice, j'admirais sa façon de lancer ses mains, de les reprendre, d'argumenter; je lui trouvais belle prestance comme à un chef et, si j'en juge les mines extasiées de son entourage, je n'étais certes point seul de cet avis.

Hélas! j'avais pris goût à ce genre de parade moyenâgeuse et c'est le cœur douloureux que, après déjeuner, je dus dire adieu à mon oncle déjà coincé entre ses valises, tandis que, faisant feu de ses quatre roues, César s'enfuyait dans un nuage de poussière, brinquebalant et grandiose comme le pont avant d'une arche suprême.

 


 

 

 

 

 

 

22. Courses cyclistes. Fête au village. Cinématographe

 

Le 14 juillet 1927 restera dans le souvenir des Naquets - ce sont les habitants de Sainte-Reine- comme un jour mémorable. Le soleil avait dressé son mât juste à côté de l'église dans un fouillis de banderoles, de gaillardes et de longues tables pliantes; il claironnait au-dessus des coqs, s'ébrouait parmi les premières cloches du matin. La cérémonie commença par une messe en l'honneur des Anciens Combattants avec gerbe déposée au monument aux morts. D'une fenêtre du premier étage, chez la mère Couvrant, je vis s'avancer le cortège musique en tête, avec de pauvres instruments estropiés, cuivres dont l'éclat pâlissait auprès des meubles vernis de la chambre -du moins, étais-je seul à m'en apercevoir-. Les hommes allaient nu-tête malgré la grande chaleur de midi, dodelinant et graves, la boutonnière ornée d'une fleur ou de décorations. Des yeux, je cherchai mon père; il marchait entre le Comte de la Billeboisnet et le Curé, silencieux, et je multipliais mes sourires pour attirer son attention.

Une odeur appétissante de cuisine montait jusqu'à nous. La mère Couvrant et Sœur Lucie se tenaient près de moi figées dans leur robe du dimanche et visiblement émues.

L'air s'épaissit soudain et dans le grand silence la sonnerie aux morts éclata. Je demeurai interdit. Combien je trouvais plus poignante ces notes désaccordées que lançait, au soir, un garçon de village s'exerçant maladroitement sur son piston. Mais le cortège disloqué, je considérai longuement la gerbe déposée; elle ressemblait à une épave, séparée par toute l'étendue de la place des fleurs roses du cimetière. Les gerbes sur les tombes parlent, elles se racontent la vie des morts, mais celle-ci était seule et l'air chaud se refermait sur elle, elle s'empoisonnait lentement.
Je fis quelques pas sur la place à la recherche de mon père, levant bien haut le nez pour échapper à cette odeur de bière chaude et d'anis qui commençait de circuler au ras du sol comme une émanation naturelle. Des chants se nouaient aux gosiers altérés, claquaient comme des pattes de bretelles, dans un débraillé de cantonnement. Je me cognais à des servantes hautes en couleurs, aux jambes épaisses et toutes chancelantes de bonheur. Je ne me lassais pas de les entendre rire.

Le Comte de la Villeboisnet, président d'un Vélo-Club, avait organisé une grande après-midi cycliste; c'est ce que disaient les banderoles dont l'une, arrachée, pendait toute blanche, comme une bannière de la Fête-Dieu, le long de la façade du Café Delahaye. Installé, dès deux heures, avec mon copain Louis sur le pas de sa porte pour attendre le passage des coureurs, je serre dans mon poing un petit drapeau en papier et de temps en temps nous allons nous désaltérer à la cuisine, avec une limonade.

Des cris, des mollets nus, des poils, un maillot rose, une cuisse pleine de sang, une casquette qui vole, le 16; le 23; le 9, un gendarme en uniforme de 1830; tremblant, la main droite, j'agite mon petit drapeau...

Maman est parvenue à m'arracher à la foule. Je n'ai pas résisté, je me sentais brisé de fatigue avec des pieds qui cuisaient dans des souliers trop neufs. Nous nous sommes arrêtés sous les arbres de la forge; j'ai ôté mes souliers; je me suis mis à pleurer doucement. D'où nous sommes nous n'apercevons rien de la fête; il n'y a là qu'une charrette brisée dont machinalement je tourne la manivelle de frein, des bouteilles pleines de grains de cassis suent leur liqueur contre la haie ensoleillée, des poules se pourchassent, des glands tombent avec un bruit mat, mais la campagne tout entière semble prise dans les soufflets d'un accordéon. Cela suinte de partout, la musique, avec des rires de folie et de grands cris d'émerveillement. Le claquement sec d'une carabine dégringole la timbale du soleil. A petits pas, comme deux convalescents, nous avons fait le tour de l'église pour découvrir le campement des forains. Dans une baraque tout éclairée de poteries bizarres, de bouteilles cachetées, de pipes en terre : des cibles et une odeur délicieuse de poudre. Au-dessus de nous, se lâchant, se rattrapant, des chemises blanches et des jupons haut retroussés, des mains qui se crispent. Le manège tourne et m'emporte par-dessus son mur de toile, je perds les guides, je dérive entre deux nuages, le cœur tombe plus bas; je remonte en flèche et m'accroche désespérément à des chaînes, mais le mât cède comme emporté par une tornade et tout tourne autour de moi. Je rends toute la limonade.
Une eau noire sur laquelle surnagent cent têtes ébouriffées, brailleuses; odeur de bêtes et de parfums bon marché. On me hisse sur des épaules tout au fond de la salle et je salue avec mon petit drapeau tout froissé. De longues minutes durant lesquelles je m'habitue lentement à l'obscurité.
Mais où Diable est-il ? Qu'est-ce qu'il fait depuis une heure qu'on l'attend? J'interroge : "II n'est pas encore arrivé?-Qui ça donc? -Mais lui, tiens!" Pas de réponse.

Une voix terrible, une voix venue d'au-delà des murs tonne soudain "Mesdames et Messieurs, dans quelques instants le spectacle va commencer".
Quelle désillusion lorsque j'aperçois, hissé sur un tabouret et les deux mains en porte-voix un vieux gros homme qui gesticule. Mais le singe? Où est le singe? le singe qui montre la lanterne magique, qui est sur le livre de lecture et pour quoi je suis là? Désenchantement que cette première séance de cinématographe à laquelle il me fut donné d'assister.
En lieu et place du singe attendu, des gens qui marchaient trop vite pour leurs jambes, à tout moment, on aurait dit qu'ils allaient se casser. J'avais honte pour eux de les voir parler pour ne rien dire. Remuer les lèvres, voilà seulement ce qu'ils savaient faire et s'embrasser drôlement sur la bouche. Un chien ouvrait une gueule terrible; j'avais déjà son hurlement dans l'oreille, mais c'était un hurlement de silence qu'il ne m'était encore point donné de comprendre... La séance terminée, je remontai à la surface comme une bulle. Un petit ballon rouge se balançait dans l'air; une douce pluie d'été mouillait les feuilles. Lorsque mes parents me demandèrent si je m'étais bien amusé, je ne sus que leur répondre : "Le singe devait être malade, c'est un gros à bretelles qui le remplaçait."

 



 

 

 

 

 

 

23. La mort des chiens. Départ

 

Dirai-je quel déchirement fut pour moi l'annonce de la nomination de mes parents à Saint-Nazaire! J'ai toujours eu une sorte de crainte panique de la ville. Des soirs d'hiver où nous allions prendre le train à la petite gare des chemins de fer du Morbihan, pour rentrer à Sainte Reine, je garde le souvenir de rues sombres traversées, de becs de gaz chancelants, de bistrots tous semblables, la porte ouverte sur des tables poisseuses, des tabourets renversés avec derrière le comptoir, la mine patibulaire d'un patron en manches de chemises et en cotte bleue.
Un phare d'auto s'écrase sur le mur comme un gros fromage blanc, une ronde d'agents cyclistes passe, au loin la sirène d'un remorqueur demande l'entrée du port!

Je n'ai jamais rien désiré d'autre que la solitude de mon village; je suis un sédentaire. Un jour que maman m'avait entraîné aux "Nouvelles Galeries" et devant le rayon des jouets me demandait de choisir, je ne sus que lui répondre : "Je veux retourner dans ma cuisine". C'est là, en effet que, accroupi sous la table ronde, à demi dissimulé par les bords tombants de la toile cirée, j'appréhendais mes plus chers fantômes.
Je ne passerai plus sous le figuier de la cure pour puiser l'eau à la fontaine; le curé ne s'arrêtera plus sur le seuil les jours de baptême pour m'offrir des dragées. Plus de "garennes" de Victor, plus de siestes sous le poirier, plus de Bernadette, plus de Marie. Sans crainte, les lézards pourront paresser sur le vieux banc du Calvaire. Nous ne ferons plus les foins.

Durant tout le jour où j'appris cette nouvelle, je passai comme un fou dans la maison, ouvrant et refermant les portes. Nous pourrions bien déménager, nous n'emporterions rien de tout ce moi plus grand que moi qui faisait craquer les plafonds de cette demeure. Chambre noire, je ne craignais plus tes ombres maléfiques et dans les plis de tes rideaux tirés, tu gardais de bien rassurants visages. Tu m'emportais sur un océan d'odeurs, tu ouvrais des armoires profondes comme des lacs où mon amour souvent s'était déshabillé.

Je monterai seul ce soir les barreaux plats de l'échelle qui mènent à l'étouffement du grenier. J'y retrouverai, désarticulés, les bonshommesde son des plus anciennes compagnies. Je prendrai dans la glu dorée de ta lucarne mes chers oiseaux qui dérivent encore.

Breton tourna toute la nuit autour du chenil et, m'éveillant, j'entendis son aboi triste aller, venir d'un bout à l'autre du matin. Il tourna sept jours et sept nuits; à la fin, ne mangeant plus, il se traînait sur les flancs. Nous le trouvâmes mort au matin du huitième jour.

Nos chiens ne pénétraient jamais dans la maison; au retour de la chasse, le premier soin de mon père était de les enfermer dans le chenil; mais je les aimais bien et leur parlais, souvent derrière le gril­lage. Le mort de Breton ajouta encore au chagrin du départ. J'y vis comme le signe d'une malédiction future; quittant Sainte-Reine, nous rompions définitivement un pacte avec le bonheur.

Après que nous lui eûmes enlevé son collier, la bête fut enterrée dans le fond du jardin.

Breton était mort à l'aube, le soir même, Bretonne sa soeur, com­mença son manège autour du chenil. Papa avertit le vétérinaire; il n'y avait rien à faire; Bretonne elle aussi allait mourir. Désireux de lui épargner d'inutiles souffrances — nous avions encore dans l'oreille les plaintes du malheureux Breton — mon père décida de l'abattre. Ayant armé son fusil, il n'eut point le coeur de tirer lui-même et fit chercher Pierre-à-Filleul. C'est lui qui la tua et l'on fit un second trou dans le fond du jardin.

Je m'étais enfermé dans ma chambre, la tête sous l'oreiller pour ne pas entendre le coup de feu. Je ne voulus pas revoir notre chienne et pleurai à chaudes larmes. Désormais rien en nous retenait plus à Sainte- Reine.

L'oncle Louis et la Tante Célestine sont venus passer avec nous la dernière saison. Pour la dernière fois nous avons dîné dans la grande salle de classe de papa ; les murs nus ont quelque chose de funèbre. Et puis les bons amis sont repartis pour l'Auvergne. Maintenant la maison tout entière retentit des coups sonores du marteau; on démonte les meubles; on se nourrit de papier journal, de chiffons, de paille. Je voudrais me rendre utile mais je sens que cela m'est tout à fait impossible. Prostré sur un banc je fouille du doigt un encrier à l'encre desséchée, la belle encre du mensonge. Je n'ai plus aucun désir de retourner au Calvaire, ni à la forge. Les fruits tombent de l'arbre sans que je songe à les ramasser, je les repousse du pied comme on fait d'un chien qui vous poursuit de ses caresses.

Accepterai-je seulement de retourner à Peloux, de retrouver parmi les odeurs de foin et de lessive l'écho de cette voix lointaine qui hier encore me grandissait?

Sainte-Reine! Sainte-Reine! Je t'aime trop pour pouvoir t'étreindre d'un seul regard. Tu n'es pas un article d'exportation et je sens bien qu'il me faudra revenir souvent vers toi si je ne veux point tout à fait m'oublier.
Ce jour-là, ouvre-moi toutes grandes tes portes; fais bruire les pommes dans l'armoire, allume la douce lampe des veilles qui n'a sûrement pas fini de murmurer.

Les yeux fermés, je retrouverai le bois lisse de la rampe, mon pas discret dans l'escalier. Anna ma mère sera assise à la fenêtre occupée d'un ouvrage de broderie, mon père tracera dans la classe de hauts signes sur le tableau noir. Les chiens japperont joyeusement dans le jardin. Le "désespoir du peintre" et les fuschias refleuriront. Et l'enfant que je fus refera en pleurant ses premiers pas dans l'allée du Calvaire.

 


 

 

 

 

 

 

Deuxième partie 44 rue Cardurand

 


 

 

 

 

 

 


1. Installation

 

On tend l'oreille à la sonnerie du clairon, mais il n'y a pas de clairon une haute façade de pierre où bruissent les fenêtres. Quelques marches à monter! Un vestibule ! Une sonnerie électrique ! L'escalier ! Au bas de l'escalier, une large porte à deux battants qui s'ouvre, comme dans les romans d'Alexandre Dumas. La caserne n'est point pavée de batiste. Allons donc! ouvrez ! Ouvrez grande cette porte sur les meubles éventrés, les matelas qui perdent leur laine, la vaisselle qui vole. Pressez, déménageurs !

La cuisine sur la cour, on enjambe l'appui. Arrimez vos armoires, je disparais sous les arbres ! Je fonctionne dans ce quadrilatère de murs, je suis déjà chez moi. Les paulownias ont des feuilles de nénuphars, leurs fruits tombent comme des glands. Dans la cour, la chaudière où le goudron bout, odeur jamais oubliée qui sera de toutes les routes neuves, qui me poursuit comme un chien sale qui niche dans un creux.
Je hume délicieusement les relents de cette grande école de ville à la fin septembre. Adossé à un arbre, je dévisage longuement ce sphinx dont les hublots miroitent sous le soleil du matin. Qu'y a-t-il derrière ces hautes falaises drapées de rideaux jaunes, quels tableaux noirs, quelle géographie jaseuse sur ces cartes aux noms cent fois prédestinés? Le préau balance ses agrès, son échelle de corde, son trapèze, sa perche lisse comme un crayon de petit employé. Il n'y a pas d'oiseaux morts sur le sable; on ne sent pas la lessive, pas moyen de dire oh! - ni encore oh! - ni ohé 1 le mur ne répond pas. On m'a vidé de mon estomac comme un poulet. Et puis, non! Salut Bernadette, adieu Marie ! Les feuilles sont bien plus exaltantes qui tourbillonnent ici dans le caniveau. Il y a une petite fille qui montre son nez dans l'encoignure du portillon, deux rubans roses. Toi que j'appelais "Petit-Oraille" et qui avais mon âge, tu ne me bousculeras plus d'un coup d'épaule dans les pissotières de Sainte-Reine, tu n'éclateras plus de ton rire mauvais en me montrant du regard les vers blancs à longue queue qui glissaient sur l'ardoise; tu ne me jetteras plus de sorts.

Je respire comme un drapeau les hautes perspectives derrière lesquelles le mystère demeure entier. Je connaîtrai bientôt les jardins profonds avec leurs tourterelles, Ecole de Cardurand, tes treilles et tes plates-bandes de "corbeilles d'argent". Je balancerai tes encriers dans les vitres.
Rendez-vous pour toujours ! Rendez-vous sur invitation à la première marche du seuil! Je ne suis pas l'unique, je traîne avec moi tous les coupables; je t'interroge pour plusieurs. Tous les enfants de Sainte Reine en moi, leurs blouses déchirées, leurs cheveux ras, les clous de leurs galoches.
Il y a déjà des plaques de goudron sur mes épaules.

Un garçon de dix ans, un sarrau noir, un drôle de menton, une longue mèche qui pend sur l'œil, beaucoup de dents. Raymond, c'est déjà un copain. Il habite au premier à l'école des filles. Il dégringole les rampes.

Il ne connaît ni les sifflets de seigle ni les armes de sureau et s'en soucie fort peu. Il est hanté par trois ou quatre chansons qu'il fait grincer sur les cordes d'un violon. Il a toujours des fils d'acier, des sourdines et des morceaux de colophane plein les poches; il se promène derrière sa voix :

« Nuits de Chine
Nuit câline
Nuit d’amour
Nuit d’ivresse
De tendresse… »

Ah ! Raymond, en avons-nous construit des pagodes ! Nous sortions toutes les descentes de lit, toutes les peaux de mouton, les brûle-parfums, les éventails en papier. Je vaporisais les carpettes. Et nous vivions nos nuits d'Orient en pensant aux petites voisines dont les fenêtres s'ouvraient sur nous comme la mer.

Je t'ai vu rarement sourire. Ton visage maigre, plein d'os, avait quelque chose de mélancolique et de hautain qui me plongeait dans l'admiration. Tu avais deux ou trois ans de plus que moi, Raymond, et j'aurais voulu te confier des secrets que je n'avais pas encore. Mais comment te dire tout ce que je traînais après moi de paysages foudroyés, de longs corridors recouverts du drap moite des ténèbres. C'est bien plus tard que tu m'appris des jeux nouveaux, lorsque toutes les pluies d'automne eurent passé sur la ville, nous enfermant dans des greniers à claire-voie. Pour le moment, nous marchions l'un près de l'autre dans la cour faisant craquer les fruits sonores des paulownias. J'essayais de voir clair sous ta blouse, dans tes yeux que tu me dissimulais avec agacement. Tu n'avais pas mes enthousiasmes pour toutes ces choses spontanées qui naissaient autour de nous. Tu sortais toujours de la pluie la main crispée sur la crosse d'un violon avec des mots sans joie qui n'étaient pas de ton âge ou du moins qui n'étaient pas encore du mien. Et c'est pour tout ce que tu me laissais deviner des tristesses à venir que je t'accompagnais dans ton mutisme, alors que tout en moi demandait à bondir.

 


 

 

 

 

 

2. Rentrée des classes. Elisée Vince. La maison d’Herbins

 

Mon nouvel instituteur n'en était pas un, faisait classe en veston, une fleur à la boutonnière, chantonnait dans les couloirs les premières mesures des chansons en vogue. Il avait durant la guerre géré un des premiers cinémas de la ville et attendait assez impatiemment l'heure de sa retraite pour se livrer sans réserve à sa passion du commerce. Camarade de promotion de mon père, il passait souvent les soirées à la maison, avec sa femme, devant un verre de vin chaud. La tête farcie d'histoires de chasse, de noms d'actrices, de refrains d'opérette, il descendait volontiers l'escalier avec son violon, dont il usait d'ailleurs assez diaboliquement.

Un soir, il nous amena sa jeune fille accompagnée d'une jeune personne aux yeux bridés; il s'agissait d'une demoiselle russe et longtemps je rêvai à elle comme à une princesse de bois dormant. Cette étrange jeune fille aux membres frêles et longue, si longue, devait demeurer pour moi l'idéal de toute beauté. Bien des années plus tard, il me souvient l'avoir retrouvée dans un tableau de Chagall, à la porte d'une isba, entre des arbres : elle avait ce même sourire et ce regard d'eau douce qu'ont les âmes vaincues ou désolées... Mais dans la classe où l'hiver charbonne, où les cartes murales prennent des teintes de l'au-delà, le maître tire de ses manches des glaives, des cuivres, des boucliers. César trône sur l'estrade et le cheval s'arrête. On entend une mouche qui vole. Dans un coin sombre, quelqu'un jette rageusement une litière. Voici ta place, ô Roi captif, tu peux chanter dans tes fers !
Ces images demeurent en moi comme celles que je créais alors en agitant dans un kaléidoscope de papier des petits morceaux de verre de toutes couleurs.

Il se faisait grand commerce de ces brisures de verre, à l'école, et les rouges, parce que très rares étaient particulièrement recherchées. Un de ces joyaux, suivant la grosseur s'échangeait contre quelques boutons de gendarme, des billes ou une longueur de "film". C'est au cours d'un marché de ce genre que j'entrai en relation avec Elisée Vince dont je devais faire un inséparable compagnon. Elisée Vince, Usée comme l'appelait sa mère, habitait Herbins, faubourg de Saint-Nazaire à l'orée du marais, sous les hauts-fourneaux de Trignac. Des petits chemins remplis de tessons de bouteilles menaient à sa demeure; nous décidâmes de les explorer.

Une mère souriante et, dans un large fauteuil d'osier, un vieux paralytique au regard fixe, à la lèvre blanchâtre, le grand-père. Lisée m'entraîne tout de suite vers sa chambre qui est aussi la salle à manger avec des tapis, des cuivres lourds et des plumets dans les vases; il me montre un antique phonographe à rouleaux qui fait le délice de ses soirées à cause de la mécanique et des roues dentées qu'il démonte. Vite les trésors : le lance-pierre, la loupe, une paire de bretelles usée, la moitié d'un disque, des bouts de film, des culs de bouteilles, des quilles, et sous une pile de journaux de mode les premières livraisons du Petit Buffalo.

Visiblement, ce ne sont pas là toutes les richesses d'Elisée. Porteurs à deux d'une carabine à air comprimé, nous nous acheminons, par le jardin au bord d'une mare tout entourée de roseaux qui est bien son véritable royaume.

Nous n'avons pas besoin de parler ; je m'agenouille dans l'herbe. "Regarde !"dit Lisée ; instinctivement je serre son bras. - "Là, dit-il encore, et sa voix est comme étouffée. Au même instant, le claquement sec de la petite carabine et, à nos pieds, une bête ébouriffée s'envole. "Ratée ! mais ne t'inquiète pas, il ne manque, point de ces bestioles ! Ecoute les grenouilles !" Nous n'aurons capturé ni poules d'eau ni grenouilles, mais notre imagination, cet après-midi-là aura parcouru d'étranges contrées que jamais pieds d'homme n'ont foulées, vraies forêts vierges pleines de chuintements, de grognements, de sifflements, aux arbres tentaculaires. Nos victimes ont les noms fourchus de toutes les langues et nous les avons délogées de leurs cavernes avec les seules armes de la liberté. Nous traînons derrière nous un dragon aux mille griffes et le feu que sa gueule agonisante crache réchauffe délicieusement la peur qui est en nous.

Nous revenons par des chemins rêvés où parmi un bric-à-brac dérisoire de ferraille, parmi les ressorts tordus, les seaux bleus ciel, les vieilles godasses, nous trouvons cette verroterie merveilleuse qui, dans la nuit hexagonale du kaléidoscope, éveillera pour nous des paysages tragiques que le sommeil lui-même n'est pas près d'effacer.

 



 

 

 

 

 

 

3. Les muets ont la parole

Place Marceau, qui était la plaque tournante d'un monde, qu'as-tu fait de tes baraques foraines, des garçons en casquette qui brisaient les pipes, le soir, à la lueur des lampes à acétylène, qu'as-tu fait de ta jeunesse ?

Le jeudi après-midi, maman allait voir grand'mère rue de la Gendarmerie, mon père se rendait au Café du Ralliement faire sa partie de billard ; je montais la rue d'Anjou, tout seul, en sifflotant, mains dans mes poches ; j'avais huit ans.

Juste à l'entrée de la Place Marceau, l'Athénée gardait encore, à cette époque, le caractère des cinémas de quartier. Je tendais fièrement mes douze sous au guichet, accompagnés d'un bon du chocolat Menier qui donnait droit à une forte réduction, puis ayant voluptueusement uriné contre un arbre, j'achetais le programme et grimpais l'escalier en colimaçon qui menait au "poulailler".

Très en avance sur le spectacle, je me plaçais tout au bord de la balustrade avec un sentiment délicieux de vertige, j'attendais, les yeux mi-clos, me laissant bercer par les falaises d'ombre qui s'élevaient du parterre.

Tout en bas, l'ouvreuse promenait son décolleté entre les stalles, froissant dans sa main moite un paquet de programmes ; un chat maigre sautant d'un fauteuil à l'autre agrandissait, par sa présence, les cercles d'un univers luciférien.

Mais derrière moi, un pas nombreux et des rires, ce rire merveilleux des jolies filles qui n'ont pas plus de malice que de raison, qui désertent l'atelier pour un copain ou un beau film, qui n'ont qu'une seule robe et pas de lendemains. Des mains parlaient, un cri s'étouffait, un genou découvert luisait dans l'ombre comme une pomme mais rien ne pouvait me tirer de mon rêve sinon la grêle sonnerie d'appel qui tintait soudain à la porte d'entrée.
Docteur Faust, au moment de frapper les trois coups, n'était, certes, pas plus ému que moi lorsque la petite lampe de l'orchestre s'éclairait. Triste orchestre et tristes personnages que ces deux hommes et cette femme, tous trois vêtus de noir, le plus vieux portant comme un cercueil bizarre qui avait l'air de l'entraîner vers la tombe. Violoncelle et violon s'accordaient, la femme relevait la visière du piano, distribuait les partitions, vérifiait l'éclairage ; quelques mesures et le miracle commençait.

Comme une poitrine ravagée par les griffes de l'ennui, le rideau rouge s'écarte. L'écran est une immense lettre de deuil aux inscriptions lavées par les larmes ; il m'inquiète comme une robe noire. C'est comme si un poing de dentelle me serrait à la gorge, arrêtait dans un sanglot la dernière toux.
L'orchestre subitement s'est tu ; le silence est celui de ces veillées funèbres qui sentent le café chaud et le buis mouillé. Et soudain une musique endiablée éclate ; dans un miroitement de paillettes, semblable au soleil d'été sur la mer, un coq monstrueux se dresse dans la victoire de son cri muet.
De la petite lucarne de l'opérateur, un large pinceau de poussières remuantes irrigue l'écran. J'épelle à haute voix le titre lentement, comme on apprend à lire. Je me blottis dans mes genoux. Dès maintenant, je suis certain de te retrouver.

Car c'est toi que je cherche, toujours le même et toujours différent, aventurier de mon bonheur qui ne sais à quel point je suis toi. Des coups de revolver claquent, des rideaux flambent, un pan de mur s'écroule, mais tu sors d'un bouquet et par ta chemise entrouverte on voit luire les étoiles.
Douglas, Buster, Charlie, Tom, Ramon ! Lequel de vous aujourd'hui ? La façade désolée s'ouvre comme un cratère et dans une petite chambre au mois, un jeune homme qui n'a que son chapeau pour sourire ficelle maladroitement ses souliers.

Ah Charlot ! Je n'ai rien oublié du décor de misère : les hautes poubelles du matin, le linge sale empilé, la palissade usée et, dans l'encoignure du destin, l'épaule massue du policeman, toujours le policeman ! Les moulinets de ta badine de jonc n'empêchent pas le malheur d'avancer, il est à chaque tournant de l'horloge, de la rue ; il a la forme d'un tuyau d'arrosage ou d'un sourire, mais il te guette Charlot, il te guette et si je tremble quand tu danses au-dessus d'un abîme, j'ai peur de ton rire qu'on n'entend pas, que l'épaisseur du temps te renfonce dans la gorge.
Et puis, ne marche plus de cette façon si douloureuse, ivrogne sublime. Tu t'écartèles toi-même et je ne sais où tu m'entraînes quand tu me prends par la main. Que sais-je de toi, moi pauvre Kid à la casquette trop grande qui n'entends rien de tes raisons et ne vois de tes pas que des chemins contraires ? Par ici la bonne soupe noire des mauvais rêves !

C'est avec toi que je m'attable, Charlot, Charlot mon copain.

J'aimais les films à épisodes.; Dans l'attente du jeudi suivant, je vivais des heures de fol espoir, achevant moi-même le drame, me jetant à corps perdu dans l'aventure. J'avais mes prairies, mon ranch, cinq cents chevaux ; je brisais les flacons de liqueur dans les bars. Le soleil était une énorme lampe-tempête au-dessus de la journée et c'était toi Doug ou Tom, botté de cuir, le lasso sur le poing, couronné du large sombrero comme d'un tournesol, c'était toi, à chaque minute dans cette petite vie, ta vérité assénée comme on assomme un bœuf. L'air de Cardurand sentait la poudre et les pacages. Je butais dans des tables renversées, m'effondrais toujours plus ivre dans des flaques de pétrole, mais t'emportais en travers de ma selle, Mary, et ta longue chevelure illuminait ma route.

Cinq sous en poche et la désinvolture de Lavarède, je passais des nuits dans des cales de paquebot. Charmante Miss Aurett, vous souvenez-vous des rivières traversées, des rizières, du grand sabre des Chinois qui sifflait dans l'air comme un oiseau ? Cinq, six épisodes Le poulailler ! La cage à poules ! Et sans baril d'eau douce ! Qu'importe si nous aimons, si ta robe est pareille à la fleur du lotus.

Le cinéma en 1928, tenait du cirque et de la "Légende des Siècles". Quasimodo, Gavroche, le Roi Arthur s'y retrouvaient avec les Chaplin, Fairbanks, Novaro, Chaney, Valentino, Keaton, personnages d'une Bible moderne, sur les tremplins d'un monde en pleine genèse. Le spectacle se prolongeait dans la rue, à l'angle d'une vespasienne, sur un banc de square ou dans la petite chambre à trois francs que sous-louait la misère aux amants de passage. Les petites gens avaient leur temple ; en "charentaises", le paletot de serge sur l'épaule ou le châle frileusement relevé, ils venaient, chaque semaine au rendez-vous de leurs Dieux.

Le "poulailler" sentait l'ail, le suint et le vin noir. On y cassait la croûte entre deux étreintes, on s'endormait de bon cœur. J'étais souvent le seul enfant parmi ces couples d'infortune qui venaient puiser là leur drogue et leur bonheur...

"Une femme a osé escalader un gratte-ciel par la façade", tel était le titre des films qui dressaient en nous des épouvantes. C'était encore : "Les Pirates Modernes", "Le Phare qui s'éteint", "MonteCristo" et la belle Mercédès, l'Abbé Faria, le Château d'If, Danglars, le petit jardin d'Auteuil sous la lune, les poisons, Luigi Vampa ! "L'Aveugle de Pompéi", dans son décor de fumées et de laves, ses ruines terribles et l'aveugle cherchant son chemin dans le sable, me jetait sanglotant contre les colonnes de la balustrade. Je ne doutais guère de tout ce que je voyais, j'étais plein d'une immense pitié pour tous.
Les baisers sur la bouche, la légende, le mélodrame, les naufrages, les poignards, les coups de feu, me sauvaient, s'ajoutaient aux pommiers de Sainte-Reine, au phonographe, aux chiens dormant dans le chenil, aux broderies de ma mère pour susciter autour de moi une atmosphère idéale et un climat propice à la poésie.

Ah ! Voleur de Bagdad ! Comme nous étions riches à nous deux ! Au sortir des cavernes, de quelle paresse ne nous endormions-nous pas sur les coussins couverts de narghilés. Nous fumions délicieusement une vie faite de hautes voûtes, de salles dallées, de femmes mystérieuses. A pleines mains nous puisions dans un océan de pierreries. Tu me dissimulais sous ton manteau. Je ne pense pas à ces années sans tristesse, aujourd'hui que vous n'êtes plus, silencieux personnages, enchanteurs aux mains rudes qui parliez si bien à mon cœur. Vous aviez les défauts des rêves, vous étiez un mythe ouvert comme une tombe, vous brûliez la mèche des deux bouts, mais comme vous illuminiez le ciel aride de l'enfance ! Je quittais l'Athénée vers cinq heures, ballotté par des rues adverses, sans regard pour les devantures ni les passants, triste, inquiet, le visage pâli, mais avec dans la poitrine l'obscure conscience d'un devenir qui ne pourrait être, qui ne serait sûrement pas ignorant de ces fantômes.

 



 

 

 

 

 

 

 

4. Nuits

 

Ma chambre se trouvait située entre celle de mes parents et le bureau de mon père ; elle donnait sur la rue et plus sûrement sur la maison d'en face - coquette bâtisse avec jardinet - qui, une certaine fenêtre du premier étage éclairée, ne laissait pas de m'émouvoir. "Le vert paradis des amours enfantines", c'était bien cela ! Je ne veux plus m'en souvenir, non plus que de mes humeurs jalouses, de mes larmes. Tout ce quartier de mon enfance a été ravagé par la guerre et c'est peut-être mieux ainsi, mieux pour moi qui n'aurais pas le courage de rouvrir des portes qui claqueraient durement sur mon cœur. Dès huit heures, l'hiver, j'étais au lit ; j'entendais quelques instants des pas aller, venir dans la maison, puis c'était, là-haut, André qui se démenait sur sa couche. André avait vingt ans, vingt ans de paralysie qui le faisaient gémir, tousser, appeler à tous moments sa mère. Je n'ai pas oublié son teint diaphane, ses longues mains d'os qui tremblaient en roulant la cigarette défendue ; il avait un adorable sourire, comme en ont certains enfants de l'Assistance quand ils n'ont pas été désarçonnés par l'habitude du malheur. Mon père m'envoyait lui porter des livres, œuvres de Zola, de Maupassant, de Daudet ; il les dévorait la nuit à la lueur d'une petite veilleuse qu'il entourait d'un mouchoir, les relisait dans la journée. A part le toussotement d'André, le silence se faisait très tôt dans la maison. Je m'endormais avec peine, le babillage de la lampe Pigeon me manquant ; j'écoutais, derrière la cloison, un bruit de journal froissé et lorsqu'il m'arrivait de ne plus l'entendre, je restais de longues minutes oppressé, comme si toute vie était à jamais suspendue dans la chambre de mes parents. J'écorchais la tapisserie de mes doigts, frappais à petits coups de plus en plus accentués. Alors une voix venue des profondeurs de la nuit, une voix terrible me commandait de me taire et chaque fois me plongeait dans des abîmes de rêve... Les bordels de la rue des Caboteurs jetaient dans ma nuit les rougeoiements de leurs lanternes. Cette rue où je n'étais jamais passé, que j'évitais du regard, se mettait à vivre de la vie féroce du sommeil. Les numéros prenaient des dimensions fantastiques, potences auxquelles se balançaient des êtres en chemise, des femmes énormes dont mes camarades parlaient en se moquant. L'odeur des escaliers montait jusqu'à moi, m'éveillait, me laissait pantelant sur mon lit. Des cascades de choux dégoulinaient des façades. Je me battais avec des filles de mon âge, à la bouche en dentelle, qui s'acharnaient après les poches de ma culotte ; elles me jetaient des pierres et me traitaient d'imbécile accompagnant leurs propos de gestes d'une vigoureuse obscénité.
Je me réfugiais en larmes dans le creux de mon oreiller, hésitant à frapper de nouveau la cloison...

Un soir, mes parents me laissèrent seul pour se rendre à un spectacle de bienfaisance ; ils ne devaient rentrer qu'à minuit. A peine m'avaient-ils quitté depuis un quart d'heure que je crus reconnaître leur pas sur le trottoir. N'étais-ce point une clé dans la serrure ? Une cloche quelque part !-mais c'est sans doute le carillon de la salle à manger-J'appuie sur la poire électrique ; la sueur coule le long de mes reins. Incapable de faire désormais le moindre mouvement, la tête penchée, ma main se crispe sur le rebord du lit. Cela dure bien dix minutes. Là-haut, la toux du paralytique me rassure. Je me lève, je regarde en tremblant sous mon lit, relève d'un coup le tablier de la cheminée : un cancrelat se faufile jusqu'à la fenêtre.
Neuf coups qui tintent ! je les compte lentement : c'est bien neuf ! Non, je me suis trompé, c'est dix, onze, d'un moment à l'autre, ils vont rentrer. Il est neuf heures.

Je prends au hasard un livre, peu importe lequel, c'est un livre d'images, je ne le regarde pas. J'essaye de m'endormir avec la lampe allumée. Un jour rouge sous mes paupières, aigu comme un poignard, qui crève l'édredon, qui se fiche en vibrant dans la porte. Maintenant, je n'ose plus rouvrir les yeux. Ma chambre est comme un bar où il y a des hommes qui se tuent. Appelez-moi le shérif ! Il y en a un, trop saoul, qui prend l'eau de Cologne de ma table de toilette pour du whisky. Pourquoi m'avoir laissé seul ? Le cancrelat soudain s'est changé en cheval ; il hennit à la fenêtre dans un espoir d'avoine et de temps frais ; il broute les rideaux, se retourne vers moi et je sens sa langue rugueuse sur ma nuque.

Un quart, une demie, une heure ! Vingt fois je me lève vérifier les serrures, ausculte la descente de lit, feuillette sans le voir mon livre. André a fini par s'endormir et je n'entends plus que le murmure du vent dans les persiennes-mais ne serait-ce pas plutôt une main qui s'attaque à l'espagnolette. J'éteins, je rallume, les cancrelats continuent de circuler dans la pièce. Il me semble que mes parents sont partis depuis des semaines et que je ne les reverrai plus jamais. Qu'est ce que je vais faire de tout le mobilier ? Peut-être que l'oncle Duché me prendra chez lui, en Auvergne ! Et comment emporter le phonographe ?

De nouvelles voix sur le trottoir. Vite je me réinstalle dans la posture du dormeur. J'attends, j'attends des siècles, toujours des siècles ; rien ! seulement un chien qui jappe là-bas très loin, derrière la ville. A quoi rêves-tu, Raymonde, dans ta petite chambre qui est juste en face ? Le souvenir de ma petite copine me rassure un instant. Mais qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que c'est ? André ! André ! Encore le carillon qui tinte.
Je n'attendais plus mes parents. A bout de forces, la lumière baignant à flots la chambre, je finissais par m'endormir, lorsque juste au bord du sommeil, au moment où la vie retire sa dernière cale, un bruit de clés, maman, tout de suite maman, souriante, son chapeau sur la tête, maman qui ne comprend rien à l'éclat de ces grands yeux cernés.

 



 

 

 

 

 

5. Le temps de la fin des classes

 

Passé le certificat d'études, les récréations traînaient en longueur surtout l'après-midi. A cette époque nous n'étions en vacances qu'au 31 Juillet et la grande chaleur nous prostrait sous les paulownias ou dans la poussière du préau.

Parfois un sursaut de vigueur nous lançait les uns derrière les autres dans une course effrénée autour de la cour ; alors nous nous accrochions dans le dos de grands numéros détachés des éphémérides qui claquaient au vent ; mais ces poursuites étaient de courte durée très vite, nous revenions à nos jeux de marelle qui étaient la géométrie boiteuse de la cour.

Je m'étais fait un ami d'un élève du Cours Supérieur, de six ans plus âgé que moi qui faisait montre d'un prodigieux talent de conteur. Son histoire s'échelonnait sur le mois de juillet tout entier et, dans les derniers temps nous étions une trentaine à l'écouter. Autant que je puisse me souvenir, il s'agissait du "Fils de la Nuit" c'est-à-dire d'un orphelin, d'un château fort imprenable et d'un trésor caché dans le pavillon d'un phonographe. Mon ami connaissait encore toutes sortes d'aventures parmi lesquelles celles du "Roi des Boxeurs" durant la Grande Guerre ; il nous en inoculait, en intermèdes, de petites doses qui agissaient sur nous à la façon de stupéfiants. Et quelle merveille lorsqu'il nous apprit à confectionner des films en découpant les marges de nos cahiers. Nous les remplissions en cachette pendant la classe, au gré de notre imagination ; nous échangions nos chefs-d’œuvre par dessous les bureaux. La naïveté, et parfois l'érotisme, se donnaient libre cours dans ces courts métrages, que je voudrais avoir conservés. Le cinéma devint notre seule préoccupation ; nous ne jurions plus que par Douglas Fairbanks ou Lon Chancy et, comme j'avais vu pas mal de films, j'étais en quelque sorte privilégié. Mes productions figuraient des scènes de bagarres, des déraillements de trains, une tête coiffée d'un large feutre en gros plan, une main armée d'un revolver, un scalp ou bien une fiole de poison, tout cela, informe et splendide noyé de bavures et de taches ou rehaussé de crayolor. Les copains s'extasiaient.

 



 

 

 

 

 

6. La république de Cardurand

 

Les habitants du quartier, tous bons vivants, travailleurs des Chantiers de constructions navales de Penhoët, des forges de Trignac, employés de l'Hôtel de ville, boutiquiers et petits commerçants s'étaient groupés en une association libre dite "République de Cardurand". Cette république avait son président, ses ministres, sa fanfare ; elle se déplaçait en autocar, donnait des fêtes. La grande manifestation de l'année avait lieu aux alentours du 14 Juillet.
Quelques jours auparavant, les cours des deux écoles étaient balayées lavées et nous n'avions droit, dans nos jeux qu'aux seuls préaux. Puis des camions arrivaient, chargés de bancs et de chaises prêtés par l'administration municipale, que nous rangions dans la cour. Le soir, une équipe d'ouvriers bénévoles, vêtus de cotte bleue, la bicyclette à la main venaient participer à l'édification de la scène. On la disposait tout contre le bâtiment des classes, entourées d'orangers en baquet, de rameaux coupés. Important, parmi les spécialistes occupés à l'électrifier, je passais, portant précautionneusement des rouleaux de fil, des pinces, des cartonnages pleins de douilles en cuivre et de petites ampoules multicolores.
Nous oubliions de rentrer en classe ; tandis que nous numérotions les chaises et débrouillions les gaillardes, maîtres et maîtresses confectionnaient des pochettes surprises ou des paquets ficelés pour la pêche à la ligne. On commençait de planter les mâts et d'y fixer les guirlandes, les drapeaux, les lanternes ; on dressait les tables de la buvette, chacun se donnait de grands airs.

Enfin l'heure tant attendue de la première représentation sonnait. Le train de Paris avait déversé, vers la fin de l'après-midi, tout un flot de gens bizarres et gouailleurs dans la cour de l'école et depuis, c'était un va-et-vient continuel à la porte de notre logement de femmes fardées aux cheveux imprévus, vêtues de robes fleuries et chapeautées de grands feutres, venues demander qui une cuvette, qui un miroir, un fauteuil, des coussins, que sais-je ? La classe de mon père tenait lieu de coulisses et je m'y faufilais sitôt dîner, bien avant que le spectacle ne commençât. Les tables rangées tout autour ménageaient un vaste quadrilatère. Comment m'y serais-je reconnu ? Le globe terrestre était coiffé d'un chapeau Louis XIII à panache ; des jabots de dentelle, des baudriers pendaient accrochés aux coins des cartes murales ; on butait dans des bottes, des coffres, des rapières ; une haute armure, à peine cabossée dressait son énigme à la place du bureau de papa. Au milieu de tout cela, sans aucune gêne, évoluaient des femmes en combinaison, décoiffées, la poitrine à demi découverte, à côté d'hommes velus et dans la plus élémentaire tenue c'est-à-dire comme nous les montrent les vieilles illustrations du "Rire" ou de "L'Assiette au Beurre", vêtus simplement d'un caleçon et de supports chaussettes.
On m'offrait des cigarettes, on me faisait parler. Un vieil acteur dessinait au tableau noir ces figures obscènes que certains d'entre nous s'évertuaient à reproduire au charbon sur le mur blanc des cabinets ; un autre, désinvolte, urinait dans un seau de fer blanc déjà plus qu'à moitié rempli.

A mesure que les acteurs prenaient l'allure des personnages de la fiction-on jouait ce soir-là "Les Cloches de Corneville" -une émotion sans borne, un besoin d'effusion s'emparait de moi. L'odeur des cigarettes fines, des épaules nues, se mêlant à celle de la poussière de craie et la couvrant, créait en moi un délicieux malaise ; c'est à regret que je me voyais contraint par l'heure de regagner la cour où les spectateurs commençaient d'affluer.

La nuit tombait, et, tandis que les premières étoiles se levaient dans le ciel, la rampe de la scène et sa ceinture aérienne de soixante feux s'éclairaient d'un seul coup. Les âmes simples laissaient éclater leur surprise et leur joie en exclamations brusques. J'aurais voulu leur crier : "Si vous saviez ce qui se trame là-bas, derrière le rideau de feuillage !"

Mais l'orchestre accordait ses violons, glissait sur le piano, essuyait d'un revers de main la bouche des cuivres. Le silence se faisait, troublé seulement par le vol des chauves-souris et des phalènes qui tournaient attirées par l'éclat des ampoules.

Dans l'air, devenu frais soudain, l'ouverture tonne, après quoi toute une ronde de paysans normands, les sabots claquant sur les planches, font les diables sur la scène.

« C’est le marché de Corneville
Qui lui seul enrichit la ville
Allez marchez allez marchez
Vous y trouverez ce que vous cherchez…. »

Bailli, tabellion, vicomte, servantes ! Je revois tout ; les écus sonnants, le château éclairé, l'armure mouvante. Mais ce qui demeure surtout en ma mémoire, par-delà les airs sautillants, les riches costumes c'est, la fête terminée, le sinistre abandon de cette grande cour d'école, les chaises renversées, les enveloppes de pochettes surprises jonchant le sol, la dernière ampoule qui s'éteint et, dans la chambre retrouvée, la tapisserie aux couleurs fades, une lassitude de tous les membres...

Le lendemain, tandis que la kermesse bat son plein dans la cour de l'école des filles, il faut de nouveau préparer le terrain pour la représentation du soir. De temps en temps, je me glisse jusqu'au portillon prendre un air de fête ; je garde longtemps les cris et les rires dans l'oreille si bien que je n'y tiens plus et me mêle à mon tour à la foule. Je suis vite fatigué, mortellement triste, d'une tristesse qui me vient toujours de la fréquentation des compagnies joyeuses.

Je préfère me réfugier dans les coulisses encore désertes de la classe paternelle qui tout à l'heure se repeupleront pour moi de leurs vivants fantômes.
C'est tout à fait comme à l'Athénée sinon que je suis acteur du drame. J'essaie les feutres, les bottes, je tire l'épée, je suis plein d'immenses possibilités qui ne demandent qu'à naître.

Et je sais bien que vers minuit, tandis qu'à la place de la kermesse se donneront les premiers assauts du bal, je retrouverai ma chère solitude inviolable, tout hérissée de chaises de fer, d'ampoules brisées, de gaillardes déchus.

 



 

 

 

 

7. La tirelire

 

On prend le bac de Mindin. Derrière les entrepôts de bois du Nord, l'embarcadère, le bistrot à l'odeur de rhum et goémon, les automobiles qui descendent la passerelle et le grincement rageur des freins. Et puis l'étonnement soudain des hublots, les chaînes rouillées, l'écoutille, les manettes, le cuivre épais comme un vin bleu ! Volant au-dessus du bateau, des mouettes criardes qui plongent en flèche à la recherche de leur pitance. Le moteur s'unit aux vagues pour endormir la vieille coque maintes fois radoubée. Le vent passe sa longue main féminine dans les cheveux. Mindin, là-bas, ses sables, l'épaule déchiquetée de son fort, les pins.

Je me laisse bercer par cette eau dormeuse qui me renvoie les paillettes du soleil ; j'imagine un voyage sans fin et ferme les yeux à la rive si proche, désespérément proche. Je suis le seul passager d'un navire fantôme abandonné sur l'océan depuis des siècles et je vivrai mille ans avant d'atteindre cette île fortunée absente de toutes les cartes où toutes les femmes seront pavées de coquillages. Mais déjà des cornes d'auto, des voix barbares me parviennent ; on balance des cordages ; le dernier coup de sifflet, la dernière fumée ; une main m'entraîne vers le portillon...

C'est le petit train des baigneurs qui fait halte entre les tamarins et lève le coude dans les gares. Le chauffeur a l'air d'un vieil automobiliste idiot avec de grosses lunettes et sa visière dans le cou. Les wagons sont comme les tronçons d'un ver énorme qui se raccommodent parmi les pins et les fougères et dans les sables de la côte ; ils n'en finiront jamais de s'unir et ca fait un bruit épouvantable de vitres brisées, de carcasses maigres qui s'entrechoquent. Les fleurs des acacias neigent sur les banquettes.

"La Tirelire" est une demeure de parpaings et de planches que nous avons à un carrefour, là-bas où c'est déjà la mer.
La grande chaleur n'a point fané les dernières roses ni les platebandes de soucis, mais la peau des volets pend verte sur le bois comme de vieux bas qui sèchent.

Je n'oublierai jamais l'odeur de ces maisons d'été, odeur indéfinissable de pain moisi, de vieux cartons, de réchauds à alcool, de lavande, de sachets antimites. J'errais dans toutes les pièces avant que mon père n'ait ouvert les contrevents ; des insectes raidis croustillaient sous mes pas, je m'engluais le visage dans la broderie patiente des araignées, l'épaisseur montait autour de moi comme d'un corsage et je respirais difficilement.
Tiroirs du buffet de salle à manger, quels trésors vous recéliez pour moi : cartes parfumées, monnaies étrangères, vieux chicots de dents, boutons rares, petites boîtes ornées de cachets rouges, longues épingles servant à fixer les chapeaux, timbres poste du Second Empire, bandes à varices, rubans ; tout cela plus précieux, plus éloquent, plus vrai que les merveilles.

Il y avait encore, au fond d'une petite armoire où grand'mère remisait ses liqueurs - cerises à l'eau de vie, cassis, liqueur de coing - toute une collection de "Supplément du Petit Journal Illustré" datant de la Grande Guerre et que je préférais à toutes les après-midi sur la plage, à toutes les richesses de la mer. Je n'abordais celle-ci que par des éboulis de roches sur la côte sauvage entre Pornic et La Bernerie. Un étroit sentier, coupé en certains endroits par l'érosion, suivait la falaise. Des lézards venaient se chauffer, entre les touffes d'ajoncs, sur les pierres plates, des oiseaux criaient ; au loin, dans la brume, on apercevait les contours de l'île de Noirmoutier et la masse sombre du bois de la Chaise. Toute la côte était semée de petits fortins maladroitement dressés par des chasseurs de goélands, postes de guet bâtis d'argile et de branchages enchevêtrés d'où la mer paraissait comme une immense patinoire soulevée jusqu'au ciel par les pieds des danseurs. Je poursuivais ma promenade solitaire jusqu'à la propriété de Monval, un manoir à tourelles entre les sapins avec une grande pelouse devant la mer. Environ 1900, grand-mère Viaud y louait deux pièces dans l'appartement des jardiniers et y passait une partie des grandes vacances en compagnie de ses plus jeunes enfants. La propriété appartenait alors à un vieil abbé ; il avait fait construire une chapelle sous les arbres, au fond de laquelle il avait creusé lui-même son tombeau.

C'est vers cette chapelle, par une allée ombragée toute recouverte d'aiguilles de pins que je me rendais, le cœur battant. Les vitraux étaient brisés, l'autel désert au soubassement tout incrusté de coquillages ; on avait débarrassé les stalles ; rien ne subsistait plus dans le sanctuaire qu'une tristesse sans borne. J'y demeurai longtemps la tête basse, le regard attaché à cette forme terrible que l'ombre revêtait sous mes yeux.

Le souvenir de cette visite ne devait point sitôt s'effacer de ma mémoire; c'est dans cette chapelle que quinze années plus tard, je conduisis une jeune fille à peu près inconnue qui devait devenir ma femme. Nous restâmes là de longues minutes sans nous rien dire, sans souci de religiosité, simplement parce que, en dehors de tout romantisme, la solitude et le silence du lieu nous semblaient propres à une muette interrogation de deux âmes qui ne faisaient que pressentir leur communion.

 


 

 

 

 

 


8 – Lectures

Barbe-Bleue, Hans le Joueur de flûte, Merlin l'Enchanteur s'accommodaient tant bien que mal des marais nostalgiques de Sainte-Reine ; ils passaient comme des "feux volants" sous la lampe, se dissimulant parfois derrière la tenture du corridor pour une peur tout à fait domestique. Ces personnages offraient une qualité de mystère qui répondait à toutes mes demandes d'alors. Un cabinet noir, des oubliettes, une flûte enchantée, cette clé minuscule tachée de sang, tous les moyens me semblaient bon pour appréhender l'éternel. Mais Saint-Nazaire, ses boulevards de nuit, son port, son "Athénée" étaient passés par là ; une nouvelle Légende allait naître, tablée bizarre où désormais nul chevalier ne trouverait place.

C'est à Elisée, ai-je dit, que je dois la connaissance du Petit Buffalo encore que depuis longtemps les silhouettes de Fairbanks, Gary Cooper, Tom Mix m'avaient préparé à cette rencontre. "A moi ! A moi, Carillo ! criait le chasseur de jaguars..." Cet appel venu de la lointaine pampa de Rosario tombait tragiquement dans l'oreille et de la livraison entr'ouverte s'échappait, pour trente centimes, une jeune garçon de douze ans, à peine notre aîné, le feutre en bataille, le rifle en bandouilère.

J'emportai une vingtaine de numéros qu'Elisée me glissa de bon coeur sous le bras...

La chambre est une immense prairie, loin là-bas, près des premiers contreforts de la montagne ; un ondoiement de hautes herbes ; la nuit tombe sur deux cavaliers qui chevauchent côte à côte ; des feux mystérieux reculent dans la nuit.

Les feuilles me brûlent et sentent le tabac âcre des Indiens. C'est une jeune fille enlevée, un ravin profond, le bruit d'ailes des condors. Ah ! premiers mots épelés d'une langue étrangère ! Arroyos, senorita, mustang ! Le feu d'herbes dans la montagne, les fleurs étranges, les Indiens accroupis. Savoir, ne pas savoir ! L'enfant ligoté sous la tente ! Mais le retour triomphant à l'Hacienda. 0 Hacienda qui es un nom de plante ou de jeune fille, qui es forte et trapue comme un taureau sauvage !

Je suivis les aventures de Buffalo durant cinq ans. A la fin nous nous retrouvions à Buenos-Ayres en compagnie du sinistre Ténébras, de Hiéronymus, de Miss Melba, des membres de la Croix Verte. Toutes les ruses et tous les poisons, le poignard dans le dos, les rapts, les guet-apens. Carillo dirige seul maintenant l'hacienda du Senor Gomez et lorsque son métier de détective lui en laisse le loisir, c'est avec une fièvre joyeuse que le Petit Buffalo se met en selle pour aller retrouver son ami. Il y a encore de belles heures à vivre dans la pampa. Longtemps j'ai rêvé d'habiter un ranch entouré d'une double palissade, peuplé de grandes jeunes filles brunes et de chevaux. La grosse lampe de cuivre brille au-dessus d'une table gauchement équarrie ; le chef de famille a posé son étui à revolver à portée de sa main ; un air tiède fait trembler la moustiquaire et c'est peut-être pour cela qu'aujourd'hui, j'aime tant les poèmes de Jammes, de Cendrars et de l'inquiet Supervielle.

Parmi les publications illustrées, qui ne faisaient pas défaut à cette époque, publications bien françaises, ne devant rien à la grossièreté – grossièreté de grain - de la technique américaine actuellement en vigueur, j'avais distingué un hebdomadaire, au nom d'insecte et de demi-mondaine. Il s'agissait de "Cri-Cri" dont la page finale s'agrémentait des aventures de Charlot illustrées par Thomen, ce que je jugeais une monstruosité ; Charlot étant inséparable de l'écran, du mouvement même du film qui lui donnait tout son tragique. Immobile, il avait quelque chose de piteux, de risible et je me détournais de cette contrefaçon avec dédain. Par contre, cette brochure contenait deux histoires à la petite semaine, très différentes l'une de l'autre, mais également parées de toutes les vertus de la séduction.

"Les Cadets du Clair de Lune", dû à la plume de Jo Valle, auteur de l'"Espiègle Lili", dont toutes les petites filles de 1925 se souviennent sûrement, contait le rapt d'une enfant de douze ans, qui à la fin de l'histoire épousait son ravisseur- son ravissant ravisseur, comme aurait dit Max Jacob – qui n'était autre que le jeune chef des Cadets du Clair de Lune.

L'action se passait au Moyen Age de François Villon - à moins que ce ne fut à l'époque Louis XIII - dans un manoir drapé de lierre, au portail mystérieux ouvert sur des profondeurs d'ombre et des fenêtres subrepticement éclairées.

Quant à "Browning et Cie, détectives", ce récit ne faisait aucune concession à la fade sentimentalité. Je me souviens d'une sinistre affaire de "cyprès argentés" avec poursuite entre des tombes, et qui m'a valu à jamais une crainte superstitieuse, doublée d'horreur pour ce genre de conifères...
En contre-poison, il m'arriva, durant une période d'hiver, d'absorber toute la bibliothèque de Madame de Ségur, que je m'obstinais à appeler Madame de Ciguë. J'aurais mauvaise grâce à cacher que j'y pris un plaisir certain, rêvant de Sophie et des Petites Filles Modèles, de la science de Cadichon et des malheurs du chemineau Diloy. Cette atmosphère de confiance familiale, de grandes vacances, de propos sucrés, ce conformisme dans la gentillesse, cette morale de dessous les jupes - jupes maternelles, bien sûr - que je devais haïr tant, par la suite, me plaisaient.

Et je puis dire que vers neuf ans il y avait en moi tous les complexes - le vilain mot ! - d'un jeune brigand assez chevaleresque et d'une innocente gardeuse d'oies

 


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9 – Théâtre en chambre, violon, journées d’hiver

 

Passé quatre heures, l'hiver, nous nous retrouvions sur le palier du dernier étage, là où c'est déjà le grenier, ses portes à claire-voie, l'édredon rose éventré. Par la vitre de la petite lucarne mal débarrassée du blanc d'Espagne du précédent samedi, nous apercevions tout là-bas, derrière les toits sombres d'Herbins et les hautes cheminées de Trignac, les terres plates de la Grande Brière, noyées dans un ciel uniformément gris avec de grandes nappes balancées, passages de vanneaux ou de canards sauvages. Nous attendions que l'ombre soit tout à fait venue pour nous introduire en cachette dans le corridor mauve du grenier. De vieux habits, pendus, des cordes à linge, un mannequin décapité, dans le moment d'un loquet grinçant tiré en hâte, dressaient en nous les plus suaves épouvantes.

Le cœur battant, nous nous précipitions contre la porte faisant communiquer notre grenier avec celui de l'école des filles et là, liés aux barreaux, dans un désespoir farouche de forçats, nous secouions de toutes nos forces les maigres planches de sapin, que nous craignions malgré tout de voir céder. Une main tournait enfin la serrure. Et c'était de nouveaux épouvantails affalés sur de vieux coffres, un képi, des bottes, une voiturette d'enfant délabrée, accessoires toujours neufs d'un drame que nous répétions chaque soir. La dernière porte ! et nous retournerions volontiers sur nos pas, cinq minutes seulement, cinq minutes de bonne angoisse, poulets plumés vivants !

Mais la lumière semblable et l'escalier du haut en bas dégringolé comme une seule galoche, l'escalier de l'école des filles ! Raymond ! Anne-Marie ! Une petite ombre qui tient un violon passe derrière les volets ; l'air vif nous saisit, nous plaque contre le mur et nous restons quelques instants émerveillés devant les trente fenêtres de ce bâtiment éclairées pour un voyage de haute nuit, tandis que le vent s'anime sous le porche et que la voix du concierge, comme un baquet d'eau lancé du toit, résonne là-bas sur les assises de son perron de fer.

La jeune fille portait un chapeau-cloche et un trench-coat ruisselant de pluie ; elle ressemblait à Mary Glory dans un film dont j'ai oublié le nom ; elle disait quelques mots à mes parents, après quoi, nous passions dans le bureau de mon père.

Je ne pénètre dans cette pièce que le jeudi, le jeudi matin exactement entre dix et onze heures. L'été même il y règne cette odeur un peu acide qui vient du petit feu de coke qu'on entretient l'hiver durant dans une coquille. En ce moment le soleil passe comme un lézard parmi les coupe-papier de la table.
On ne sait pas si la demoiselle tousse à cause de son col de dentelle qui est mouillé ou des petites fumerolles qui se dégagent par les fissures de la cheminée. Elle a ouvert le petit cercueil qu'elle porte sous son bras, à la façon d'un enfant qu'on fesse ; elle en tire son violon, promène l'ongle sur les cordes, offre ses mains au feu et puis, ayant toussé : "Nous commençons !"

Les portées du solfège Marmontel se brouillent et dansent devant mes yeux comme les lignes télégraphiques emportées par la vitesse d'un train. La clé de sol grince dans mon oreille comme au fond d'une vieille serrure et je serais bien près de pleurer si tout, autour de moi, ne se mettait subitement à vivre. Il y a d'abord toutes les photographies de mon père en soldat et sa croix de guerre ; il était jeune, il portait toute sa moustache. Sur la cheminée, mes premiers sabots d'enfant ; le cuir est recroquevillé, il n'y a plus de lacets. Dans un porte-bouquet de faience fixé au mur, la bruyère d'automne qui se fane. Ne me laissera-t-on point seul, lorsque, de la bibliothèque enfin ouverte, sortira, ruisselant d'algues et d'eau de mer, le beau visage d'Edmond Dantès. Il y a là, dans de vieux livres d'où se dégage cette odeur terrible du temps, mille personnages exaltants dont ma mère m'entretient en secret. Cagliostro, Milady, Ange Pitou, répondez quand je vous appelle, quand je frappe à poings sourds sur la nuit qui vous enchaîne.

Le coussinet de velours agace mon cou. Chère Mademoiselle, je crois bien que vous perdez votre temps, que je ne suis pas du tout votre "type" et ne saurai jamais, comme mon père, faire danser les noces de village. Je vous assure qu'il m'est tout à fait impossible d'étendre davantage les doigts. Et qu'est-ce que c'est que cette sourdine, qu'est-ce que vient faire ce petit peigne crasseux dans mes cordes lorsqu'il me plaît de crier à pleins poumons :

« Dis-moi petite source
Qui nais dans les roseaux
Pour les oiseaux
Dis-moi petite source
Aux fraîches eaux
Pourquoi prends-tu ta cou-our-se… »

Ah ! dîtes-moi, que venais-je faire, avec ce méchant instrument entre les mains, le jeudi matin, dans le bureau de mon père, près d'une jeune institutrice malade de pluie, quand je rêvais pampas, amour, bagarres ? Après trois ans d'apprentissage, il fallait un miracle d'équilibre pour que je fasse tenir sur trois cordes un maigre clair de lune et son ami Pierrot.

Parlons plutôt de ces après-midi d'avril, quand la pluie engloutit les façades et que les paulownias tremblent de toutes leurs feuilles.
Le cinéma de la Place Marceau gardera ses fantômes, les strapontins du septième ciel resteront vides, mais mon cœur n'aura pas changé, mes grands oiseaux continueront leur beau voyage...

La classe de maman avance un peu dans le jardin sous les lilas et les treilles. A cinq ou six, nous débarrassons l'estrade de son bureau, nous rangeons les tables dans un coin. Un grand cercle à la craie délimite la piste d'un cirque qui n'a besoin de nulle rambarde pour être vrai ; c'est là que nous évoluerons, à moins que, fatigués des jeux antiques, nous ne préférions l'accalmie d'une représentation cornélienne sur les tréteaux de notre estrade. Décidément, depuis quelques semaines, le théâtre réunissait toutes nos faveurs. J'entends encore le tintement aigre de la petite sonnette de malade précédant les trois coups réglementaires. Le ruban rose d'Anne-Marie gît sur un banc, parmi des sarreaux, des jerseys, des casquettes. Le jeune Pierrot, âgé de cinq ans est le seul spectateur ; parfois on le dépêche vers sa bonne quand le spectacle est intéressant ; Marie est très fière d'être conviée.

Des carpettes, un rideau rouge, un guéridon ; de vieilles toiles américaines toutes maculées de graisse d'auto et de goudron, le feutre à panache d'une grand'mère, mais aussi les poids en fonte de l'horloge, un tuyau de poêle, un traversin, un moule à gaufres, tout cela pour le plus sûr décor de féerie.
Dans l'air chargé de craie où pas une souffle ne bouge, le violon du virtuose comme une petite lampe à huile qui bat doucement. Raymond, les yeux tournés vers la fenêtre, une fenêtre peuplée de nuages et de coups de fouet, soudain, comme s'il voulait se libérer de ses cordes, et l'on voit une grosse veine de son cou trembler, soudain, le voilà qui craque de tous ses membres dans un curieux chant qui fait songer à des crocodiles et de grands arbres. Il chante drôlement, le nez comme coincé entre les deux mâchoires, une voix de derrière le rhume, triste et bête comme un mouchoir à carreaux.
Et tandis que nous patientons dans des coulisses imaginaires, c'est encore Raymond qui tient la scène avec des tours de cartes, des tours de force et d'équilibre. Envolez-vous, pochettes, colombes parfumées ! La canne frôle dangereusement l'ampoule électrique sur les cinq doigts qui la promènent. Un tonnerre d'applaudissements. Nous autres, nous ne savons que gauchement imiter ; encore ai-je l'espoir de vouloir faire tenir dans dix minutes de scène les trois ou quatre premiers vers d'un monologue que je me suis évertué à apprendre durant l'été. Ce chef-d’œuvre, avec variantes à chaque représentation, s'intitule - mais qui dira pourquoi ? - "La Carpe et les Carpillons" - peut-être parce qu'on y trouve dans la première mesure un rappel de la fable, vite escamoté d'ailleurs au profit du "Laboureur et ses Enfants", du "Monologue de Petit-Jean", de la "Tirade du Nez" et de divers propos de café-concert, assez obscurs et heureusement sans signification pour nous...

Et déjà, alors que nous nous efforcions de redonner à notre Opéra les apparences d'une salle de classe, la nuit levée là-bas parmi les poules d'eau du marais, tout empennée de pluie, s'abattait lourdement dans les vitres, mettant sur nos visages, de longs regrets d'éternité.

 


 

 

 

 

 

 

10 – Les filles Corollaire

 

Deconinck habitait quelque part derrière la Matte parmi les dahlias et les géraniums en pots. Son père, Belge d'origine, vendait de la confiserie dans les foires. J'ai gardé souvenir d'un garçon haut en couleurs, coiffé d'une casquette de jockey, aux poches bourrées de caramels, d'hélices en fer blanc, de lance-pierres. Il m'approvisionnait en bouts de films qu'il ramassait sur les places autour de cinémas ambulants, et le vagabondage qu'il menait ne lui conférait pas une mince autorité à mes yeux.

Pour se rendre chez lui, à travers un dédale de petits chemins hérissés de barbelés et de chardons, jusqu'à cette bicoque en planches défendue par un dogue, ancrée dans une persistante odeur de bonbons suisses et de vernis à chapeau, à moins que d'obliquer à droite - et alors c'était un long détour - il fallait passer devant la demeure des filles Corollaire.

Les filles Corollaire ! Aujourd'hui, ne se rattache plus à ce nom que la vision d'un petit jardinet proprement entretenu et entouré de grilles, d'une maison basse et comme écrasée par le ciel. Mais à cette époque, prononcé entre haut et bas, ce nom avait quelque chose de terrible, et plus encore, il s'insinuait hypocritement en nous ; nous l'écrasions sur nos lèvres comme un bouton de pus. Il me suffisait d'apercevoir, sautant à cloche-pied dans le ruisseau, Margot l'aînée des filles, cheveux ébouriffés et tablier à carreaux flottant, pour qu'un dégoût sans borne s'emparât de moi. Parfois, appuyé à la barre d'appui de la fenêtre, dans la chambre d'André, invisible derrière le store, je suivais les évolutions des deux gamines sur le trottoir d'en face. Elles jouaient à la balle en chantant et, de les entendre chanter, l'envie me prenait de les rouer de coups, de les rouler dans l'eau grasse, de leur uriner dessus.
Corollaire ! C'était un nom de chrysanthème, de peau malpropre, d'oiseau crevé. Tout ce que je pouvais trouver de vil et de bas dans la vie, je le savais qui fermentait sous leurs jupes qu'elles relevaient parfois très haut, en sautant. Et malgré cela, malgré cette haine que véritablement elles m'inspiraient, c'est vers elles que je me sentais attiré, bien davantage que par le ruban rose d'Anne-Marie. Elles ne l'ignoraient point et venaient se bousculer jusque sous mes yeux, affectant des propos grossiers. Avaient-elles dix ans? Et leur rire dans une bouche de travers avait cette fraîcheur communiante qui n'appartient qu'aux enfants de la rue.

C'est parce que nous étions cloîtrés dans les mêmes jeux, entre le préau jonché de cartables oubliés, de coiffures mitées et le haut bord d'une caserne maculée d'encre, c'est parce que les quatre heures du soir ne s'accompagnaient point pour nous de courses échevelées dans les ruelles du quartier, c'est parce que nous n'avions pas de courroies de cuir à boucler sur nos hanches, ni de sabots à balancer dans les figures un soir de neige, que nous ne pourrions jamais comprendre le cou tendu ni les jambes hautes des filles Corollaire. En somme, c'est tout le drame de notre liberté qui se jouait avec elles sous nos fenêtres et que nous ne voulions pas comprendre de crainte de nous mépriser.

Alors nous nous retrouvions sur les marches, celles qui sont là-bas près des classes, loin des oreilles des parents. Tout en poussant les cailloux d'une interminable marelle, nous nous disions des choses, des choses, sur les filles Corollaire. Nous parlions, comme des hommes, de leurs fesses, que nous n'avions point vues, mais que nous imaginions sillonnées de traînées pisseuses et de traces de charbon. Dans les temps du 14 Juillet, elles venaient avec leur mère, une grande femme maigre avec quelque chose de gitan dans les contours du visage, aider aux préparatifs de la fête. Du moment qu'elles pénétraient dans notre cercle, qu'elles acceptaient les conditions de notre servitude, leur présence perdait tout caractère magique et nous nous amusions volontiers avec elles, sans d'autre souci que le jeu. Margot, dont le nom s'harmonisait si bien avec la peau brune, personnifiait une de ces princesses itinérantes et lointaines, divinité bohémienne à l'épaisse chevelure, sans pour cela que nous ayons envie de la faire reine de notre compagnie. Ce jour-là, au contraire, toute notre attention semblait se porter sur nos habituelles camarades comme pour punir Margot et sa sueur de tout ce qu'elles nous faisaient endurer derrière nos vitres.

Mais la porte du préau franchie, à peine dans la rue, dans ces nuits de juillet vers neuf heures, alors que le dernier marteau achevait de résonner sur les bois du décor, les filles Corollaire retrouvaient de plein droit leur pouvoir maléfique.

Les mains pleines de cailloux, sans pouvoir desserrer nos doigts, nous les regardions aller de chaque côté de leur mère, sautillantes et comme allégées d'un grand poids avec leurs grands yeux sombres qu'elles détournaient vers nous ironiquement.

C'est à ce moment que je sentais le mieux tout ce qui s'en allait de moi avec elles, toute une vie que j'aurais voulu gagner à coups de butoir, sautant les fossés, me jetant à corps perdu dans les buissons avec sur le visage et sur les mains l'éclaboussure jaunâtre des nids, le sang des mûres, tout ce pourquoi j'aurais voulu lutter, débraillé, dans les ruelles, la casquette rabattue sur les yeux. Je vous ai maudites, filles Corollaire ; vous m'avez gâché mes plus belles heures de prison et c'est pourquoi, me rendant chez mon copain Pierre Deconinck, je vous craignais bien plus derrière vos grilles que son dogue, furieux sans doute, mais enchaîné comme moi.

 



 

 

 

 

 

11 – Le drap

 

"Quel hiver fut celui de 1929! Paris était de velours blanc, ses fenêtres en pierre de lune, et chaque rue : ombre et lumière". Ainsi chantait notre cher Max Jacob dans son admirable "Ballade de la Visite nocturne".

L'hiver 1929 ! La neige était tombée, donnant un relief immobile à tout le paysage. Sur le rebord d'une fenêtre, des mains d'enfants pétrissaient en hâte la suie blanche où des pattes d'oiseaux s'étaient longtemps posées. Nous ne vivions que par un feu de longue haleine dans la classe sans bruit ou nos respirations fanaient doucement le mimosa des vitres; la main tremblait sur le buvard; la parole du maître ne suscitait en nous qu'un léger tressaillement et très vite notre regard s'en retournait, par-dessus des gravures d'un autre temps vers la molle espérance des arbres.

Nous allions à genoux dans la neige comme des chercheurs de chemin, éclaboussant les murs des plus troublantes figures du rêve. Mais le soir était bon sous l'abat-jour à perles de la lampe; la toile cirée ruisselait sous le pouce. les châtaignes chantaient.

Mes grands-parents venaient d'arriver et des sacs de voyage, comme en trimbalent encore les curés de village, jonchaient le vestibule. Pacifique Liotrot renaissait chaque soir maintenant, s'entourait d'une nouvelle légende tissée de longues routes embrumées et de chemins couverts de neige...
La nouvelle arriva un matin avec le facteur dans une lettre brève qui bouleversa toute la famille. Il s'agissait de l'oncle Joseph, le jeune frère de papa, celui qui était boucher à Clisson et jouait si bien aux boules. En voulant tuer un veau, il s'était logé une balle de revolver dans l'aine. La bête étant attachée trop longue, il avait posé son arme sur le billot, cherché une autre longe; un mouvement malencontreux fit tomber l'arme et le coup partit. Tout de suite grand-mère voulut se rendre à Clisson. Mais la neige encombrait encore les routes, le thermomètre ne se décidait pas à remonter. Désespérée, fiévreuse, grand'mère s'alita.

Je revois le lit d'angle et la garde-robe monumentale, grand-mère dans sa camisole mauve, son pâle sourire, le petit poêle de secrétaire de mairie où bouillotait une casserole d'eucalyptus. C'est dans la matinée du lendemain, grand-père qui, le premier, entendit les gémissements. La pauvre femme avait voulu se lever mais ses jambes fatiguées par la fièvre n'avaient pu longtemps la porter; elle avait glissé, heurté du coude le récipient d'eau bouillante qui se renversait sur elle, la brûlant atrocement. Elle gisait là, avec des cris d'enfant pareils à des cris d'oiseau, vieillie soudain, ridée et dans sa pose quelque chose de cet à-quoi-bon, de cette désinvolture des mourants. Si ses yeux parvenaient à se lever vers grand-père, c'était comme pour l'implorer de la laisser là, de ne pas donner à la souffrance toute sa mesure... Et puis, ce furent, durant de longues semaines, des allées-venues d'infirmière, une odeur d'onguents, de camphre, des linges tièdes, des portes ouvertes avec précaution.

Grand'mère cependant se rétablissait. Je ne l'entendais plus se plaindre, la nuit, mais seulement, lorsque délivrée de ses pansements, sa chair paraissait à vif. Elle commençait de pouvoir s'asseoir dans son lit avec des envies de tricot ou d'aiguille et nous parlions du temps très proche où nous l'installerions dans un fauteuil près de la fenêtre. Le temps se faisait plus doux en cette fin de février le soleil, comme un chat roulé en boule se couchait frileusement sur les pieds de grand-mère; l'air contenait déjà un espoir de violettes... Dans la classe haute haute et large on n'entend qu'un enfant qui récite, une chose bête, une leçon où il n'y a que des dates et des batailles. Le maître visiblement s'ennuie de ce même rabâchage; il a posé sa tête sur sa main et poursuit un rêve intérieur; de temps à autre, il dit : "C'est bien!" ou "A copier cinq fois" ! sans que rien puisse changer son regard.
Il y a eu des coups brefs à la porte vitrée et mon père est entré dans la classe. Je ne l'ai pas reconnu tout de suite. Il a dit quelques mots en hâte à mon maître et m'a pris par la main. Nous avons descendu les escaliers en pleurant.

Je suis resté seul de longs instants dans la cuisine; j'ai entendu quatre heures sonner et mes petits camarades sortir. Comme ils sont silencieux, ce soir ! On les empêche de jouer sous nos fenêtres et ils restent là debout, comme s'ils allaient apprendre un secret. A chaque fois qu'on passe devant la porte de la cuisine, j'entend un hoquet silencieux et je me mets tout seul à sangloter. Comprendrai-je jamais ce qui arrive? Papa a dit: "Tu ne verras plus grand'mère"', et il m'a laissé là dans la cuisine. La pendule continue de battre doucement, mais le carillon de la salle à manger s'est arrêté. Je traverse ma chambre, lentement, à la suite de mon père. Les volets sont tirés. Sur mon lit, on a déposé un tas d'objets qui encombrent d'ordinaire la table du bureau. Des chaises, le canapé, un guéridon, tout cela en désordre dans un coin de la pièce. La porte qui donne dans le bureau est ouverte, sur une obscurité qui n'est point celle de ma chambre, mais comme vacillante et chargée de terreurs. C'est un petit lit de pensionnaire que je n'ai jamais vu dans la maison et que recouvre un long drap blanc, d'une blancheur de coiffe. Une bougie, déjà aux deux tiers consumés, comme j'en imaginai par la suite dans les chambres d'étudiants pauvres, veille sur le sommeil de grand'mère. Mais pourquoi cette petite soucoupe pleine d'eau, cette branche de buis ? - "Va ! embrasse ta grand'mère, dit papa embrasse la sur le front!" Ses mains sont jointes sur un chapelet et son visage a une teinte que je ne lui connais pas, pâle, tellement pâle. Et c'est soudain ce froid d'ivoire sous mes lèvres, ce froid d'os, cette sensation de front brûlant collé aux vitres, un jour de fièvre ou de course éperdue. Je ne sais pas comprendre la mort. Derrière les paupières baissées je sais encore les yeux bleus de grand'mère, tels qu'ils me souriaient à travers toutes ces histoires du passé. Derrière l'odeur de suif qui brûle, il y a toujours celle de la lavande et des cartes parfumées qui était la coquetterie de grand'mère.

Tandis que maman s'est assise au chevet de la morte, je ne vois que la blancheur du drap qui se refuse à ensevelir tout à fait la présence aimée. Puisque ce pauvre corps est glacé, pourquoi ne point l'entourer des plus chaudes couvertures?

Je suis revenu tout seul vers grand'mère, alors que mes parents s'entretenaient à voix basse dans la pièce à côté. La bougie avait fini par s'éteindre et toute lumière ne venait plus que par quelques fentes des volets.

Il me sembla soudain que grand'mère se redressait dans son lit et qu'elle tournait la tête vers moi. Tremblant, je m'approchai d'elle et l'entendis respirer. Distinctement, je perçus ces mots "Une fois, du temps que j'étais cuisinière à Ternay, il y avait un vieux jardinier qu'on appelait Pacifique..."
Non! Grand'mère ne pouvait être morte, et ce que tout le monde, ici, prenait pour un sommeil définitif n'était rien que ce difficile passage dans l'éternité, après quoi l'âme se retrouverait d'elle-même dans le cœur de ceux qui l'avait tant chérie.

 


 

 

 

 

 

 

12- Dixième année

 

A mesure que l'on avance en âge, il semble que tout ce qui faisait les merveilles de l'enfance s'effrite un peu plus. Rien ne subsiste en moi des calmes rêveries sur le seuil usé de Sainte-Reine. Je suis malade de chevaux. Et cela a dix ans parmi des jeux qui ne sont plus ou ne sont pas encore de saison. Depuis près de trois ans que nous habitons cette grande demeure, le courant d'air ne se renouvelle pas assez vite. Il y a bien de temps en temps les vacances, les petites plages désertes et là-bas, au bord de la Loire, le chantier du cousin de grand-père où l'on radoube les chalands. La coque de l'enfance sent le bois neuf et le coaltar, mais c'est en vain qu'on rafistole le beau navire, il ne saura plus naviguer.

Grand'mère personnifiait assez bien ce que j'attendais de la vie, alors que dans le coin le plus sombre je dressais des pièges au destin. Le sac que Pacifique balançait sur son épaule contenait tous les secrets. Pacifique, devenu vieux, s'endort dans une maison de garde-chasse, éteint le feu, laisse parler les chiens.

Cependant, puisqu'il m'est encore donné de me souvenir, avant que le chaume noir du temps ne recouvre à tout jamais les fines empreintes, saluons, une fois au moins, le porche de la dixième année. Ce soir, je n'ai pas reconnu maman lorsqu'elle est revenue de la ville, ses cheveux coupés sur le cou. J'aimais sa longue chevelure qu'elle déployait dans les veilles; c'était aussi une des merveilles de l'enfance, un peu comme la volante fumée des soirs et, mieux que tout, elle me préservait de l'avenir. C'est par elle, dans son parfum profond, que je me retrouvais le plus sûrement. Elle tenait là, maintenant, dans une pochette de papier cristal, parmi un calepin et des fards, au fond du sac de maman. Je ne sus point retenir mes larmes.
Peu à peu, cependant, je m'habituai à ce nouveau visage, auquel je trouvai une grâce peut-être plus pure, davantage d'angélique bonté, car, je n'ai jamais dit quelle douceur était empreinte dans les traits de ma mère, comme si une sainte, penchée sur elle, lui avait fait don de ses yeux.
Epoque des cheveux courts ! des vêtements de pluie! des chapeaux-cloche! Images que je ne puis feuilleter sans une tristesse qui n'est pas seulement un mal d'enfance.

C'est à peu près dans ces temps-là que la ville se mit à bruire d'une façon tout à fait inattendue.

Dans un décor de grands transatlantiques, de pavois, de hautes grues derrière les paniers à provisions et les bouteilles de lait des quartiers pauvres, et bien au-dessus du carillon nostalgique de la paroisse de Saint-Gohard, une voix encore hésitante se levait, artificielle comme ces fleurs de serre qui nécessitent une armature métallique pour survivre dans les vases.

Des affiches multicolores annonçaient : "Première version sonore et parlante", et des mannequins humanisés, au sommet des carrefours, braillaient des chansons nouvelles :

« Ma savane est belle
Mais à quoi bon le nier
Ce qui m’ensorcelle
C’est Paris tout entier
T’avoir un jour
C’est mon rêve joli
J’ai deux amours
Mon Pays et Paris… »

Premiers films de René Clair! L'accordéon d'Albert Préjean comme une petite rue qui s'amenuise pour s'agrandir soudain sur des façades de misère. Sous les toits de Paris!

Et les critiques s'interrogeront plus tard sur les antécédents du poète. Tares physiologiques ! Mauvaises fréquentations ! A pratiqué Bossuet, Pascal, Saint-Augustin ou bien Baudelaire, Villon, Rimbaud ! De grâce, Messieurs, n'insistez pas ! Tous les secrets du poète sont là, dans le moment d'une girouette tragique, d'un chat maigre étonné, d'une petite lucarne qui sèche parmi des linges, sous la couperose du soleil. Sous les toits de Paris, il y a tant de poètes qui sommeillent qui n'y ont jamais dormi. Et je sais, dans les gouttières, parmi les pois de senteur qu'on y élève, une eau lustrale où tant de nous se sont baignés.

De plus en plus, j'abandonnais mon vieil "Athénée", ses violons pauvres et son ouvreuse à collet blanc, pour la petite rue du "Caméo", proche la mer, où passaient les premiers films parlants.

Des "Parade d'Amour" et des "Grande Mare", le canotier de Maurice Chevalier comme une petite barque sur la Marne, mais aussi "Un trou dans le mur", "Verdun", "A l'Ouest, rien de nouveau", le papillon qui fait des farces devant l'ceil du fusil braqué. L'âge bête où l'on est plein de chansons :

« Paris c’est une blonde
Paris reine du monde
Parie ta la la la la la
Paris ta la la la la … »
ou encore :
« C’est elle qui pignoche
C’est elle qui vivoche
C’est lui qui fait du vélo… »

(du moins quelque chose d'approchant).

J'obtins, à l'occasion d'un anniversaire, un petit appareil à projection et toute une série de films : "Les Trois Mousquetaires", "La perte d'un sous-marin", "Le Musée du Louvre" et un choix de documentaires. Ma chambre, aussitôt, devint une vraie salle de spectacle; ses murs furent tapissés de photographies de vedettes découpées dans "Mon Ciné" ou "Cinémonde". Blanche Montel en Madame Bonacieux, Léon Mathot dans "La Maison de la flèche", Armand Bernard, Chaplin dans un cadre de famille. Des ampoules de quelques watts, larcin opéré par un chef d'équipe lors de la construction du paquebot Ile-de-France, du papier argenté et divers accessoires d'arbre de Noël entouraient l'écran. J'invitais tous mes petits copains et nous passions là des heures délicieuses, assis à l'orientale sur les peaux de mouton de l'oncle Joseph. Toutefois, mon programme ne me satisfaisait qu'à demi; j'aurais voulu produire à mes invités toutes ces merveilles que nous proposait, chaque quinzaine, dans un cinéma de la ville, la Ligue Maritime et Coloniale.
Mon spectacle manquait de nègres nus, de tortues géantes, de rugissements muets et de cela je ne me consolais guère, non plus que de l'absence de Charlot dans le miroir de l'écran. Je menais somme toute un navire en perdition dans des eaux trop peu profondes pour nous permettre de regretter la lumière du jour. Mais sans doute que mes camarades s'en souciaient fort peu, trop heureux de ce que j'offrais dans un geste de riche.
Dix ans! Et malgré toute cette pacotille aisément renouvelable, je sentais de toutes parts mon avenir menacé.

 


 

 

 

 

 

 

Troisième partie, 5 quai Hoche



 

 

 

 

 

1 - Renouvellement

 

Je devais passer toute cette année-là dans la classe de mon père qui était celle du Certificat d'Etudes. Des garçons de douze et treize ans se trouvaient être mes camarades. Il y avait Enoch, le grand Enoch, un garçon comme un gourmand de fraisier, ébouriffé, mauvais, la bouche pleine de salive qu'il envoyait en longs jets de côté, Marcel Corbin, Planchon, Kérignard qui "coursait" les filles bien qu'il eût oublié de grandir, l'inséparable Lisée et puis Dorso, un gros dont la mère venait d'être promue concierge, Aillerie et sa vessie trop pleine, débordant en larges flaques autour de lui, Kermagoret, Stervinou,

Christophe, le sage, le dangereux Christophe, aux bons yeux de myope, le toujours premier.

Le soleil d'avril dorant le planisphère, les pousses des paulownias, éveillaient en nous des désirs vagabonds. Je ne pensais pas que pourrait jamais prendre fin ce printemps, j'en jouissais à l'infini et, le soir, la fenêtre ouverte sur la rue, oubliant les filles Corollaire, je fracturais des portes, je partais pour de longues courses à cheval dans la campagne de Rio.

Ce fut un de ces soirs-là. Le "Saint-Philibert" venait de faire naufrage et la côte rejetait par grappes les noyés; papa revenait d'un entrepôt de la Cie Transatlantique transformé en chapelle ardente; il laissa tomber : "J'ai appris officieusement (mot que je ne comprenais pas et me faisait songer aux cuisiniers des grands hôtels ou à la Sainte Messe), j'ai appris officieusement que nous étions nommés à Nantes..." Je me suis mal séparé de cette caserne qui déversait ses lampes sur la banlieue, triste caserne dont les portes traînaient comme les robes longues après la noce, mais que j'aimais pour tout ce qu'elle n'avait pas su me donner.

Tandis que les déménageurs maniaient l'outil, je me souviens m'être enfermé de longs instants dans la cave. Par le soupirail grillagé je ne voyais que des lacets et la cheville des premiers passants. Le pas traînant d'une savate avait quelque chose d'angoissant comme un robinet mal fermé qui continue de couler dans la nuit. Adossé au mur, je m'écoutais doucement pleurer comme une femme.

La maison du Quai Hoche est comme une grande volière, promenoir aérien où le jour bat, où maints oiseaux dénouent la fumée bleue des vitres. Je n'ai rien habité de semblable si ce n'est une échoppe de rêve, balcon tranquille au bord du fleuve, quelque part dans la nuit des temps. Des géraniums, des lierres, dans d'énormes pots, ruissellent tout le long du premier étage, de ce côté qui baigne dans la Loire, qui est comme l'avant-scène de l'arche.
Je hante un monde de préaux, de tilleuls, d'habitations bon marché, une petite chambre sur le midi, juste au-dessus de la cour. La tapisserie qu'on n'a pas renouvelée, jaunie par d'anciens soleils, balance des fleurs qui n'ont plus cours, des plumages de 1900, comme il en demeure encore, le long des murs, dans les vieux hôtels de province. Pas d'électricité, mais le manchon de soie d'une lampe à gaz, bec menu, petite flamme qui se pourlèche dans une glace dorée.

Nous sommes les seuls conquérants de cette demeure que rien ne signale aux yeux des hommes, qui se situe dans le hasard, mais que personne d'autre ne saura plus jamais conquérir. Seuls, bien sûr, malgré la présence du Père et de la Mère Fleury, les concierges, elle toujours alitée, crachant sa vie, lui déporté de droite à gauche comme un ancien matelot qu'il était, avec des jurons, des colères, un peu cordonnier, allumant le gaz de l'établissement du bout d'une longue perche qui semble le guider dans sa nuit, bougon avec les enfants mais si aimable avec moi.

Je parlerai du Père Fleury parce qu'il était-oh! c'est bien plus tard que je l'ai compris-comme le soubassement de cet immeuble. C'est lui qui, à volonté, le faisait tanguer vers l'Ouest, du côté où le soleil s'endort sur les cargos, vers l'Est où le grand fleuve ensable les prairies. D'un coup de son pouce, qu'il avait large et plein de cicatrices, il redonnait une silhouette au toit, le déformait comme un képi de légionnaire, l'allongeait en visière au-dessus de la Loire.

Tous deux, nous tendions des pièges aux moineaux que les choucas du clocher de la Madeleine emportaient dans les branches; il me hissait dans ses bras pour sonner la cloche du soir, m'enseignait à tremper le cuir; nous étions copains. Et c'était comme si les quatre années de Cardurand n'avaient point existé, comme si, après une longue nuit, je venais seulement de m'éveiller dans la petite chambre de Sainte-Reine, là-haut, près du poirier.
Odeurs qui ne peuvent être que celles d'une enfance natale, odeurs de suif de la savonnerie Biette, rabattues par le vent comme une tripaille qui faisande dans une fosse, l'été, odeurs de la tannerie voisine riches en sel rouge et qui font penser à une plaie ancienne qui recommence à suppurer; et puis toutes ces senteurs indéfinissables qui se dressent au milieu de la journée comme un mur sec et blanc, si présentes qu'il n'est possible de les savoir que bien des années plus tard.

Longeant la cour de l'école, comme un royaume d'écuries où les bêtes elles-mêmes auraient désappris la tendresse, une longue allée de masures, les unes hautes de trois étages, les autres paralysées dans l'immondice comme de vieilles croupes. Ça s'appelle "la Cour des Miracles" et c'est hanté par trente familles : ouvriers, blanchisseuses, glaneuses des rues, clochards. Des enfants qui n'ont plus de visage, rien qu'une longue chemise souillée, dégringolent des gouttières au milieu de vitres brisées, d'éclaboussures de choux et de claques. L'immense portail qui défend l'entrée de ce cloaque leur interdit toute fuite le long des quais jusqu'aux pierres plates du fleuve. Ils vivent là entre deux pavés, les pieds nus, bousculés par les chiens, au milieu d'une panoplie de linges mal lavés qui sèchent. Ils ne mangent pas de bonne soupe, couchent sur la pierre, volent leur pain, ils sont heureux - bonheur farouche dont je ne puis encore mesurer l'abîme de tristesse, mais qui me fait longuement songer, tandis que, retiré dès huit heures dans ma chambre, j'entends, j'entends distinctement la lune s'écraser sur le toit comme un litre brisé.



 

 

 

 

 

 

 

2 – Paysage et personnages de devant les yeux

 

Je passerais des jours entiers à la fenêtre, assis sur le rebord en zinc, les pieds ballants, comme une eau tiède qui lâche ses bulles. Ce sont toujours les mêmes carrioles qui brinqueballent sur le quai porteuses de lourdes caisses de biscuits, de pains de savon, de ferraille. Là-bas, vers l'Ouest, le Pont Transbordeur comme une balance de pharmacien sous le globe des nuages. Un ciel de crin s'abat sur les façades silencieuses de l'île Gloriette, s'égoutte le long des roues qui ne portent plus d'empreintes, qui ne connaissent plus le pas des promeneurs. On pense à des chiens errants, à des poubelles renversées, à de vieilles coques de navires comme des malles odorantes, et ce n'est rien qu'une presqu'île morte une vieille limousine dans la nuit qui ne vit plus que des feux fixes d'un garage.

C'est le jour encore; les gratte-ciel de Sainte-Anne, le dôme de l'église Saint-Louis, et l'or de la coupole tombe par plaques, Fantômas remplit ses poches.
Octobre est la meilleure saison. Précédés de bruyants remorqueurs, les lourds chalands remontent la Loire, chargés de sable. On entend la chanson du marinier, comme si le chaland en passant sous les ponts se resserrait soudain, soufflet d'un accordéon qui n'attend plus, dans l'étouffement de la poigne que l'allégresse subite du chanteur. Une femme se promène au-dessus de l'eau parmi des linges, une petite cheminée fume, un chien aboie et des baquets de fleurs dégringolent, le long du bord jusqu'à l'eau verte.

J'ai toujours eu envie de partir. Je rêve de canaux et d'écluses, de longs halages pleins de promesses qui mènent à des masures perdues dans le brouillard d'argent des peupliers. Mais la cloche du beffroi, suspendue comme un œuf au-dessus de la ville, que les douze fusils de midi font tinter, me rappelle à moi-même, me rappelle à la rue.

Des hommes passent sur des vélos, des ouvrières pressées dévalisent les boutiques. En un instant, c'est le jour menacé qui rejoint son niveau, qui se déverse par mille portes ouvertes au milieu des odeurs de graisses et de vin bleu.

Silence idéal sur la ville qui ne bat que par ses toits. De l'autre côté de l'eau, les bâtiments de l'Hôtel-Dieu, ses fenêtres toutes semblables et une terrible cheminée qui crache, au pied de la morgue, comme si les victimes n'étaient jamais réclamées et qu'on les envoyait directement, par cette bouche ronde, au fond du ciel. Les noyés affectionnent ces rives et s'engouffrent sous le plancher de l'école de natation, juste en face de chez nous. On les met à sécher sur la cale en attendant l'arrivée des prompts-secours et c'est comme s'ils avaient séjourné longtemps au fond d'un vieil écritoire, leurs mains de mauvais élèves, leur gilet taché. Ils savent que leurs familles ne les réclameront jamais, que leurs tristes lauriers n'intéressent que les statistiques sanitaires; ils n'ont pas voulu mener plus loin leur dernière chance.

Le petit édicule de la morgue est là, avec ses quatre fenêtres grillagées. Sur le seuil, une clocharde, dans le soleil, s'épuce, chauffe ses hardes. Elle n'a qu'un bras pour proférer ses menaces et de longues mèches de cheveux gris pareilles à de la laine mal cardée pleuvent de son béret. On la dit Titine-Vert-de-Gris et l'on raconte, ce qui est vrai, qu'elle fut menée par voiture à quatre bêtes, jadis, sur le pavé nantais. Elle a des amis un peu partout dans la ville, Réséda le chanteur des rues, Jules le violoneux, frère du poète Emile Boissier le copain de Verlaine, la "Vénus du Pont d'Orléans" - un titre pour vous Dekobra, plus connue sous le patronyme de "Môme Corbillard" qui , à septante ans sonnés, offre encore ses charmes, et pour trente sous, à qui s'en contente. Des misérables, des malchanceux, des déclassés, ils n'en manque point qui font leur triste tambouille sous le Pont Haudaudine et s'endorment, pour avoir plus chaud, le long du mur de la Biscuiterie Nantaise. Ils ne font point peur et on ne les rencontre jamais le soir; ils ont le courage des chiens errants qui les porte à éviter le licol et la longe. L'asile de nuit les épouvante comme, si dans un autre temps ou dans une autre vie, ils avaient connu la lampe maigre d'une pension. Je dis, et la Loire continue d'ameuter doucement les rives où un peuple de pêcheurs, ouvriers en congé ou petits fonctionnaires, s'assoupit béatement dans ses lignes. Quelques bateaux-lavoirs, entre les deux ponts, reliés à la berge par de petites passerelles comme on en voit dans les films de Marcel Carné, remuent leurs durs colliers de bêtes domestiques. Paysage de draps blancs, de culottes roses, de pantalons fleuris ! Les blanchisseuses, Bretonnes allègres et grandies le dimanche par la coiffe bigoudenne, descendent la cale, armées d'un litre de Javel et d'un autre de gros vin. A longueur de journée, on les entend qui s'esclaffent, qui s'envoient à la face de lourds paquets d'injures comme un linge trempé. Mais le soir, le boulot fini, bras dessus, bras dessous, oubliant brouettes et paniers, elles s'acheminent en chantant jusqu'à la boutique de l'alimentation voisine où, sur un comptoir mal torché, un patron chauve et en tablier bleu, leur sert, dix fois rempli, le verre des réconciliations...

Vers sept heures du soir, dans les beaux jours surtout, quand le silence commence de se faire sur ce quartier paisible, quand, seul, un chaland attardé tire sa peine à grands coups de barre vers l'amont, il remonte le bord de l'eau, s'interroge sur l'heure et, d'une voix qui fait songer à une porte d'église ou au tintement d'une pièce dans une sébile, il se met à chanter. Et c'est toujours la même chanson, et ce sera toujours la même chanson; c'est ainsi depuis des siècles. Il n'a pas trente ans et, tout en martelant le fer de la grille, il chante "Quand refleuriront les lilas blancs..."

Et ça rime avec "soirs troublants", troublants, certes, comme ce pauvre jeune homme, dont on ne veut pas dans les asiles et qui, levant les yeux vers moi, semble me dire : "Toi, ne me comprends-tu pas?" Oh ! je comprends bien des choses maintenant, et il n'est point besoin de ton rappel à l'ordre sur les grilles du passé. Tu préfigures, mais tu existes déjà, en moindre mal, peut-être, dans ces plaies qui suppurent le long des façades, ici, tout près, dans la Cour des Miracles. Et si les enfants te jettent des pierres, c'est parce qu'ils savent trop combien tu leur ressembles.

Mais je ne serai jamais plus un enfant. A table, sous la suspension à figures japonaises, contre le lit de mes parents, je me sens aussi seul et dépourvu que toi, et les lilas blancs que je chante, s'ils ne viennent pas de la même fleuriste, sont promus à la même destination. Je heurte du front, des grilles dont il ne m'est point donné encore de pénétrer le sens obscur, mais ce sont bien celles qui se dressent entre nous deux, triste chanteur.

Je te crains et je t'aime comme un avenir qui m'arrive à petites journées par-dessus les toits et je sais que le jour ne tardera guère désormais qui me verra avec la même baguette de sourcier à la main, sur une route féroce, l'humeur parleuse, entre deux haies de lilas blancs.

 



 

 

 

 

 

 

 

3. Lycée

 

J'ai souvent traversé la Loire de nuit, rentrant du Lycée, soit que je me fusse égaré dans les petites ruelles passagères aux alentours du château ou que mes pas m'eussent porté un peu plus loin que moi-même, le long d'un quai bordé de platanes, parmi les tôles crevées, les coques déboulonnées, hanté par un paysage de discorde où l'on voyait une fenêtre ouverte, toujours la même, au rez-de-chaussée d'un immeuble inhabité depuis longtemps.
Quatre fois par jour je traversais la Loire. J'aimais le froid vif de sept heures, le cheval hésitant sur le pavé en bois du Pont de la Madeleine, le teint pâle des maraîchers. Il n'était pas de matin que je ne m'arrêtasse au-dessus de l'arche majeure du pont; les mains crispées sur la balustrade, je m'empêtrais dans les tourbillons de l'eau, j'allais donner durement du front contre un pilier et libéré soudain, j'appréhendais la grande rue matinale où les carrioles de la banlieue déversaient sans relâche leur butin de la nuit. Le second bras de la Loire n'était point encore comblé mais déjà l'eau n'y coulait qu'en silence, comme si elle devinait, par-delà les bancs de sable et l'inertie rageuse des tuyaux, le dernier soubresaut de la défaite prochaine. Je remontais lentement le cours Saint-Pierre peuplé de gauches allégories. Le printemps y était merveilleux. A la flamme des marronniers s'éclairaient les mille baraques d'un univers forain.

De hautes pancartes enluminées par un Toulouse-Lautrec de province où s'égayaient des monstres honnêtes, veau à cinq pattes, sirène, homme-tronc, se balançaient entres les mâts dressés. Je ne quittais qu'à regret ce pays de loteries, de bazars chinois, de passerelles brandies au-dessus d'un immense mur de toile; longtemps je gardais dans l'oreille la musique des manèges qui, faite à la fois du crin-crin, de la crécelle et de l'orgue de Barbarie, me semblait, à l'époque, la musique des anges.

La classe de sixième se situe dans les limbes, dans les oubliettes du lycée, tout à côté de l'atelier de menuiserie et de la réserve à charbon. Elle est pleine de hannetons, de boîtes en fer blanc et de bérets mités. Le professeur de français est un petit homme maigre, sec, parcheminé, avec de grandes oreilles. Il ne rit pas. Il a une longue mèche de cheveux qui lui barbouille le visage - je pense aujourd'hui : Maurice Barrès la moustache postiche de Charlot toujours de travers sous le nez, tantôt sur la joue, tantôt dans l'œil, suivant l'humeur et les grimaces. Durant les huit ans que j'ai vécus au lycée, je l'ai toujours connu dans la même gabardine verdâtre, le même feutre rigoureusement posé sur le front, un parapluie à son bras. Je dois à ce brave homme que nous ridiculisions un peu à cause de son physique et surtout parce qu'il était l'auteur d'un livre intitulé, je crois, "Cléopâtre la voluptueuse", une des plus troublantes révélations de ma vie. Monsieur B. avait eu l'idée de faire constituer par les élèves de son cours, une bibliothèque, et cela le plus simplement du monde en demandant à chacun de lui confier un volume. De la sorte, trouvait-on sur les rayons, à côté de "Sybilla" de Jean-Richard Bloch que personne ne lisait - nous avions douze ans - des livres de Madame de Ségur, Fénimore Cooper, Gustave Aymard, "Un Poilu de douze ans", "Le Sorcier du Feu", Jules Verne, "Les Cinq sous de Lavarède" et surtout l'admirable roman de Georges Clavigny, "le Vautour de La Sierra". C'est mon camarade Jean Fouquet, aujourd'hui photographe et avec qui, alors, je balançais les chaises de fer et les corbeilles à papier de la Municipalité nantaise dans les pièces d'eau du Jardin des Plantes, c'est lui qui avait consenti ce don royal. Aussi nous retrouvions-nous, tous deux, à l'heure de la récréation, dans cette triste cour bordée de hauts murs et semée de tilleuls que nous appelions "la cage aux lions" et là délaissant le quotidien jeu de paume, adossés à un pilier, nous discutions lyriquement de nos héros et parlions sérieusement de nous enfuir en Espagne. Je me souviens qu'à cette époque, j'écrivais à des agences de voyages pour me procurer prospectus et cartes intéressant notre expédition. Nous ne sommes jamais partis, mais l'idée de cette fugue devait demeurer en nous jusqu'aux environs de la seizième année. Les exploits de Don Quebrenta, de Robledo, le cœur de Lolita pesaient allègrement dans la balance des journées. Je rêvais d'un crâne rasé, d'un nez d'oiseau de proie, d'une ample cape et c'est ainsi que je me promenais journellement sur les hauteurs enneigées d'une quelconque sierra, l'œil mauvais, taciturne, avec toutefois dans la poitrine la clarté et l'eau vive des posadas d'Espagne.
Le miracle de cette double vie m'aidait à oublier le morne désespoir de ces salles de classe, l'étouffement de ces matinées pleines de sommeil, quand, dans l'interminable couloir, retentissait la voix glacée d'un maître d'études.

Je comptais les minutes en mâchonnant derrière ma main des boulettes de papier ou des carrés de chocolat, mastication qui devait débarrasser mon palais de l'odeur des cigarettes anglaises fumées en cachette dans les latrines du lycée.

Une seule fois par semaine je me trouvais davantage à l'aise entre ces murs; c'était durant les deux heures de dessin, non pas que je me sentisse jamais quelque disposition pour cet art, mais, dans une salle mieux éclairée, bousculée comme le pont d'un navire, il me semblait que nous avions quelque chance d'échapper à la férule du maître. De fait, tout était simple et gai dans cette échoppe de brocanteur où des oiseaux de plâtre voisinaient avec des courges, des bustes, des arrosoirs, des lampes à huile. Nous assistions en amateur au cours et tandis que certains d'entre nous dégringolaient du haut de leur tabouret parmi des arabesques et des lignes branlantes, nous demeurions là-bas, sous la fenêtre, occupés de timbres-poste et de hannetons et peut-être également étonnés d'un déchirant rectangle de ciel bleu balancé entre deux girouettes, tout à fait à la cime de nos yeux. J'ai toujours ignoré! Il me semble aujourd'hui qu'il faille un bien grand courage à un enfant qui ne sera jamais de connivence pour accepter sans crainte, mais sans orgueil non plus, le diplôme de mauvais élève. Mais quel goût aura-t-on jamais, quand l'air est vif, quand le soleil est comme une bête des bois, pour un établi sans grandeur où, durant cinq jours de la semaine, un homme qui ne nous est rien, dépose sous nos yeux un projet sans beauté. Je ne me reconnaîtrai jamais pour l'obligé de ces maîtres qui ont mis toute leur science à me faire oublier ce qui était au fond de moi depuis l'enfance, l'héritage de tous les enfants du monde. Non! je ne tirerai pas mon chapeau à la concierge !

 


 

 

 

 

 

4 – Châteaux de la Loire

 

A Nantes, je devais vite reprendre mes habitudes itinérantes du jeudi et du dimanche après-midi. J'allais moins au cinéma; il fallait s'enfoncer dans la ville, stationner devant un guichet, se mêler dès quatre heures à une foule moutonneuse et sans grâce qui par ennui ou désespoir, chaque semaine, s'en venait buter contre les mêmes devantures fortuitement illuminées.

L'hiver, je quittais la maison sitôt déjeuner; le soleil longeait nonchalamment les quais en vieil habitué et comme un authentique pêcheur de brochet le feutre un peu baissé sur les yeux, le fil de soie de la lumière sur l'index tendu.

J'allais me perdre quelque part derrière des chantiers de construction navale et des entrepôts de bois du Nord. J'avais onze ans le soleil était doux et je me sentais une envie de chanter. Je sortais, enfouie dans la doublure de mon pardessus, une cigarette dérobée à mon père; assis sur une pierre plate, béatement; je fumais. Et lorsque je pense à des heures calmes, des heures d'intense quiétude, je revois un petit enclos plein de plantes desséchées, une barrière difficile, là-bas dans le quartier sud de la ville où c'est déjà l'aventure. Rêveur, si je l'étais ! Je m'empourprais des joues, je dévalais l'unique pente semée de mâchefer et de seaux en émail qui menait au royaume interdit.

Qu'on imagine, sous l'œil glacial de la ville et cernée par les eaux toujours grossies d'un fleuve à peine soucieux de son maintien, une grande prairie plantée d'aulnes, encombrée sur ses bords de demeures bohémiennes sans moyeux ni chevaux pour voguer. C'est le cœur battant et à bonne distance que je saluais ce nouveau Camp du Drap d'Or élevé au cours du temps par quelques hommes trop misérables et trop sages pour se mélanger à la tourbe des villes. Des lambeaux de fumées flottaient parmi des linges noirs, de lamentables combinaisons de travail en train de sécher, et retombaient sur des garçons sans âge occupés de souillures et de jeux. Nouvelle Cour des Miracles plafonnée de ciel bleu. Une chèvre broute un reste de corde, tire sur un anneau, et chaque secousse menace de faire dégringoler un patient édifice de tuiles, de vieux tuffeaux et de boîtes à biscuits.

Est-ce que je ne vais pas bientôt m'en aller? Est-ce que je ne vais pas retrouver ma douillette chambre, la vue sur les platanes et le chant des oiseaux?
Mais est-il possible qu'on nous enseigne encore le latin alors que, si près de nous, il y a cette langue qui se parle, cette langue admirable des pauvres que nous ne comprendrons jamais assez. Je voudrais caresser la chèvre, lui donner de l'espace, la promener avec moi dans un pays sans rues.
Je n'aborde le soir que par quelques enfants en bretelles qui marchent le long de l'eau; j'entends la soupe qui chante dans le chaudron rouillé, la soupe qui brûle les doigts et qui contente et j'entends l'homme au dur visage, à la moustache cirée qui siffle comme un fouet au-dessus de ce troupeau de femmes, au-dessus de cette grande soirée contagieuse pleine de bêtes à l'attache, pour s'affirmer à soi-même.

Je revenais Quai Hoche en suivant le fleuve, passant sous des échafaudages de bois et de pierres glissantes. Des chiens me dépassaient qui n'avaient plus de maître et, sur une simple parole de moi, s'arrêtaient, me suivaient jusqu'aux premières maisons. Nous aurions aimé continuer la route ensemble, mais ils savaient bien, bonnes bêtes, que du côté où j'allais, il n'y avait rien de bon pour eux et je n'ignorais pas que ce pays de nulle part m'était à jamais interdit.

J'espaçai mes visites aux "Châteaux de la Loire", comme si le faste et la grandeur de cette entreprise de rêve me séparaient de moi, me créaient des obligations soudaines.

Joulain habitait un immeuble compris entre les écuries et les hangars d'une compagnie de transport hippomobile. Nous vécûmes parmi les harnais, les chevaux, les glacières ambulantes dans un paradis de cochers et de garçons livreurs. Le père du copain, amputé du bras droit, armé de son crochet, nous pourchassait à travers les greniers; nous avions le même âge, le même aussi que la mère, une grande femme blonde qui cuisinait d'une main, de l'autre feuilletant avec passion les aventures d'Arsène Lupin.

Je retrouvais l'amitié des chevaux et me plaisais en cette compagnie de bêtes songeuses dont l'anxieuse bonté me remettait en mémoire les féeries de l'enfance.
Abandonnant la cour pavée de l'entrepôt, nous nous échappions, parfois, vers une perspective de pylônes électriques, de disques et de signaux, du côté de la gare. Sur la passerelle de fer dominant les voies, nous goûtions âprement à tous ces voyages manqués, embarqués dans un fourgon qui ne partirait jamais et quand même poursuivis. Comment oublierai-je cette odeur déchirante de grande gare faite de toutes les poussières des civilisations, des chiffons gras abandonnés sur le remblai, odeurs d'urine et de charbon mêlées à celles du pétrole, des gros vins, des sueurs humaines.
Nous agitions désespérément notre mouchoir, sans y penser, comme si là-bas quelque aiguilleur du ciel avait pu nous apercevoir et détourner vers nous le convoi.

Ah! paysage de la banlieue! Gare de l'Etat ! nouée comme une nacelle sous la gorge du Pont Transbordeur, je n'oublierai pas facilement la dentelle de tes grues, tes fleurs géantes.

Le soleil tombe dans la mer, très loin, retenu par quelques toits qui brillent. Et c'est l'hiver beau comme une vieille armure, quatre heures d'hiver sur la ville bafouilleuse, la ville menacée de toutes parts qui se reflète dans les yeux tranquilles de deux enfants.

 



 

 

 

 

 

 

5 – La mort de Maman

 

Au début de mai 1932, maman s'alita, sans qu'on connut la raison de cette faiblesse soudaine. Le médecin, un ancien colonial qui habitait un petit hôtel sombre plein de poignards et d'animaux empaillés venait chaque jour à la maison. J'ignorais tout de son diagnostic et, maman ayant conservé l'humeur joyeuse, je ne me faisais pas autrement de souci pour sa santé.

Sitôt rentré du lycée, je venais m'asseoir près d'elle dans la grande chambre à tapisserie mauve - des grappes de lilas lourdes comme des cheveux - et ce m'était un excellent prétexte pour abandonner jusqu'à la nuit devoirs et leçons.

Dans la dernière semaine de Mai, c'était un samedi, maman commença de se lever. Je la revois près de la fenêtre, emmitouflée dans un châle, écrivant sur ses genoux une lettre, son cahier de chansons lui servant de sous-main. Le visage un peu amaigri, mais si peu, légèrement plus pâle, elle n'avait rien cependant de ces continuelles convalescentes qui abandonnent le lit pour un fauteuil. Pour la première fois depuis trente jours, elle avait ressaisi ses boucles d'oreilles et s'arrangeait maintenant les cheveux dans un miroir. Nous parlions de promenades dans un soleil plein de feuilles; mon père montrait un visage heureux. Le lendemain, dans l'après-midi, alors qu'elle avait exprimé le désir de se lever à nouveau, nous la trouvâmes simplement assise dans son lit, le dos soutenu par deux oreillers, le regard un peu lointain.

- Tiens ! dit-elle, avez-vous remarqué, le charron a repeint ses volets en vert.

Mon père et moi nous nous regardâmes.

-Voyez ! reprit-elle, et du doigt, faisant le geste de soulever le rideau, elle montrait l'autre rive de la Loire. Nous ne vîmes qu'un amas de brancards et de charrettes désarticulés. Un homme passait sur le quai. Les contrevents étaient tirés depuis des semaines sur la demeure du charron sans que quelqu'un ait songé, bien sûr, à les repeindre.

Il y eut un moment de gêne et d'angoisse entre nous, mais comme si elle venait tout juste de sortir d'un rêve, maman reprit une conversation de la veille et nous oubliâmes les volets. Seulement, de tout le reste de l'après-midi, elle ne voulut point se lever, prétextant que sa première tentative l'avait un peu fatiguée.

Je n'ai pas dit que la chambre de mes parents se trouvait à l'extrémité de l'appartement, séparée de la cuisine par un long corridor fermé.
Il était sept heures, papa nous avait laissés pour préparer un sommaire dîner, lorsque, tout à coup, maman, avec des yeux que je ne lui avais jamais vus, de grands yeux noyés de brumes

- René, tu as oublié de fermer le gaz

Machinalement je me rendis à la cuisine où papa achevait de dresser nos deux couverts.
Nous revînmes aussitôt dans la chambre.

- Tu ne trouves pas que ça sent le gaz, Georges.
- Mais non, je t'assure.

Alors maman se tournant vers moi, soudain fâchée, la voix devenue rude

-René, va fermer le gaz!

Je quittai la pièce en pleurant.

Le lundi matin, je dormais encore lorsque mon père, déjà tout habillé, la cravate mise, pénétra dans ma chambre.

- Mon petit René, tu n'iras pas au lycée ce matin ; je vais envoyer un mot au proviseur. Ta maman est plus fatiguée, je préfère que tu restes avec moi.
Puis j'entendis papa ouvrir des portes et descendre précipitamment l'escalier.

Le docteur vint vers huit heures. Un collègue de mon père s'était chargé de ses élèves et j'attendais dans la grande classe devenue vide, le nez aux vitres, suivant machinalement le va-et-vient des péniches sur la Loire.

Une demi-heure passa. J'entendais au-dessous de moi les enfants de la petite classe épeler péniblement l'alphabet. C'était tout à fait comme dans les temps de Sainte-Reine, alors qu'une rougeole m'obligeait à garder le lit et que, dans un demi-sommeil, je percevais tous les bruits de l'école ; c'était d'une douceur et d'une tristesse insupportables.

Soudain la porte de la classe s'ouvrit et mon père, lui d'habitude haut en couleur, pâle comme si on l'avait vidé de son sang, se jeta plus qu'il ne s'avança vers moi et, me serrant sauvagement contre lui, d'une voix qui s'acheva dans un sanglot

- Mon petit René, ta maman va mourir.

Je ne sais combien de temps nous restâmes embrassés et pleurant sans pouvoir prononcer une parole. Enfin mon père dit : "Viens !"
Les volets ne laissaient percer qu'une lueur diffuse dans la chambre. Maman ne respirait qu'imperceptiblement, la bouche entrouverte, les paupières à demi relevées, sans un battement de cils, sans un mouvement. Une vieille couturière qui venait chaque semaine se tenait debout à côté du lit; nous nous assîmes, papa et moi, l'un près de l'autre en nous tenant les mains; papa ne pleurait plus, seulement il se leva soudain pour arrêter la pendulette.

Ma petite Maman ! Je ne pouvais penser que cela : Ma petite Maman! Je ne reconnaissais plus tes mains si longues et déjà bleuies par la mort. Jamais plus je ne verrai ton sourire. Quel silence et quel siècle alors que nous guettions sur tes lèvres le dernier souffle. Contre toute espérance, à mesure que les minutes passaient, nous nous mettions à espérer. Je le sentais à la main plus nerveuse de papa et nous allions l'embrasser longuement sur le front...
C'était le 30 Mai 1932, il était bien dix heures. Un camion passa sur le quai et la maison tout entière en fut ébranlée. Maman eut un petit mouvement de paupières, ouvrit tout grands les yeux, les referma à demi, ses lèvres tremblèrent. La vieille couturière s'approcha de nous et dit : "C'est fini !

Je revois mon pauvre papa penché sur sa chère compagne, tremblant, défiguré : "Anna, ma petite Anna !", les mains passées une dernière fois dans ses cheveux, unissant une dernière fois leurs lèvres. Et je ne savais plus lequel des deux je devais davantage chérir, de ma petite maman qui allait pour toujours me quitter ou de ce père en proie à la terrible douleur d'un homme...
Je ne revis maman que de longs instants après, coiffée, le visage empreint d'un grand calme, mais frêle, combien frêle maintenant dans cette robe à fleurs mauves qu'elle n'avait jamais portée.

Je n'ai rien oublié de ce que tu m'as dit ce jour-là, maman, par-delà la mort qui ajoutait encore à ta beauté, je n'ai rien oublié et je suis bien tel, aujourd'hui, que tu m'as laissé en ce 30 Mai, tel que nous sommes faits pour nous retrouver un jour, pour tout reprendre, avec papa, de cette vie qu'en ce moment encore je perpétue.

 



 

 

 

 

 

 

Epilogue

 

Et que dire, maintenant que rien n'est plus ? Comment aborder cette place vide sous la lampe ?

Je suis retourné au lycée après quinze jours, avec un petit veston bleu qu'on a teint et une montre de Prisunic. Je traverse encore le Jardin des Plantes, mais c'est pour me rendre, chaque jour, après quatre heures au cimetière.

Les chalands continuent de jaser sous les ponts, mais le charron n'a toujours pas repeint ses volets. Je pense à ces volets, au gaz qui fuit, à la robe mauve de maman. Nous avons désormais une vieille bonne à coiffe, qui vient d'enterrer son mari et sa fille ; elle me gâte, elle comprend la douleur de mon père. Il est arrivé aussi une nouvelle concierge et son mari n'a pas tardé à mourir. J'aimais bien le mari, il parlait de son temps de marin. J'essaye de m'intéresser à n'importe quoi, en vain; je collectionne des timbres-poste, des pierres, des monnaies romaines; je me suis fabriqué un herbier ; je conserve des langoustines dans du formol, en vain. Cette semaine Buffalo est de retour dans la pampa, mais qu'est-ce que cela peut bien faire ! Non ! Vraiment, il y a quelque chose de cassé. Je ne suis plus de mon enfance; je ne suis plus rien pour moi qu'un petit être machinal qui sanglote sur ses leçons, qui tremble de peur dans son lit.

A douze ans, je n'ai plus rien à dire, je n'ai pas encore eu le temps de retourner en arrière et aussi bien que ce livre finisse si mon enfance est à tout le monde...

J'ai toujours détesté ces longs couloirs qui menaient aux salles d'études. Je m'y conduisais mal; ballotté entre les murs de craie, les tableaux noirs, que pouvais-je espérer? qui pourrait me rendre à maman ? Une fois, je me souviens, c'était aux environs de Pâques, je rapportai de bonnes notes à mon père. Sa joie, ses larmes. Nous allâmes tous deux déjeuner dans une petite auberge des bords de la Loire. Ah! comme, dans sa tristesse, il semblait heureux! Le soir, de retour quai Hoche, dans la cuisine rouge et blanche, après-diner, il me lut les poèmes qu'il écrivait à vingt ans. Il en avait trois gros cahiers serrés dans un tiroir de son secrétaire, trois registres de gros carton entourés de ficelle. Je crois bien que c'est ce soir-là que tout a commencé. Le lendemain je me trouvais assis devant la fenêtre de ma chambre avec une feuille blanche sur mes genoux. Dans les tilleuls les moineaux pépiaient, des rats se promenaient dans la cour. L'air sentait la bougie et les fonds de jardin. Qu'est-ce que j'écris? que signifient ces mots maladroits que je dresse comme un rempart contre la nuit.

Les soirs suivants me retrouvèrent à la même place, et je pris ainsi l'habitude de traduire, au lieu de versions latines, cette indicible tristesse qui était en moi.

Les séances de lycée, de plus en plus, me pesaient. Si l'on ne me portait point absent sur les tablettes du Censeur, c'est sans doute que je figurais encore, tout au fond de la classe, comme une bouée flottante dans la mémoire du professeur. Comme j'étais loin déjà ! Comme je savais me situer, par-delà les tréteaux de l'estrade, dans un monde forcené qui m'arrachait des larmes !

J'aurais bien "séché les cours" comme on disait. A quoi bon ! C'est encore là que je me sentais le plus seul, le plus dépourvu, le plus intègre encore. Je commençais de me frotter dangereusement aux parois dures de la vie.

Les notes de fin de trimestre m'accusaient, témoignaient contre moi. J'en étais sincèrement navré, à cause de mon père, sans qu'il me fût possible d'y remédier. "Alors, bête ou paresseux, me disait mon père, avec une pauvre figure qui cachait mal sa tendresse." Les deux, peut-être, pensais-je ! Mais je continuais néanmoins à me réserver, dans ces siècles de journées, de brèves secondes d'écriture. Les feuillets s'amoncelaient, qui nourrirent bientôt le feu d'hiver...

Il y eut ainsi trois ou quatre ans, après la mort de maman, jusqu'à cet après-midi où je passai place Bretagne. A la devanture d'un libraire, une pauvre devanture, parmi des gravures de mode et gros in-folio, de petits livres de poèmes couverts de papier cristal et de grandes feuilles manuscrites. Je n'ai pas honte de mes culottes courtes et j'entre. Il y a des colombes qui volètent dans le magasin, un long jeune homme nourri de cigarettes, aux doigts brûlés.

Mais ceci est un autre livre.

 

Murols, 19 juillet            
Louisfert, 25 décembre 1947