Après 1945

Extraits d'une lettre à Michel Lissansky, ex-responsable FTP dans la Limousin.

Crois-tu vraiment que ces organisations (le PC et le Front national) désirent et peuvent organiser une Europe socialiste? (…) Les discours de Thorez, qui commencent à couillonner les pauvres bougres comme en 36, montrent bien que ce n’est pas le socialisme qui l’intéresse… Et toi? qu’est-ce qui t’intéresse? Je pense que tu as tout de même un autre idéal que d’être un fonctionnaire important dans un immense appareil (ça c’est facile) au prix de la liberté de penser, au prix de ta complicité muette avec tous les crimes contre la révolution; ce genre de nouveaux privilégiés qui confondent l’émancipation des travailleurs avec une promotion de grade dans une bureaucratie quelconque est malheureusement assez répandue, hélas, on l’a bien vu avec les plats de lentille offerts par la « race élue »…

(…) Et cela seul (le partage de la Pologne) suffirait à marquer la frontière entre la vraie révolution socialiste et la caricature sanglante qu’on nous propose; après tout, les nazis aussi ont fait cela, le transfert des populations, la manipulation territoriale, la terreur et la destruction systématique de tout ce qui s’oppose à la volonté du maître, au talon de fer de l’armée. Mais s’ils s’appelaient cyniquement socialistes, c’est du moins en antimarxistes qu’ils se présentaient aux foules ignorantes. La démagogie stalinienne a ceci de particulier qu’elle se réclame du marxisme en le piétinant aussi lourdement que les bottes nazies...

 

 

Le stalinisme se réclame du marxisme en le piétinant

Avril 1945

 


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Extraits cités par Joubert d’une lettre de Marceau Pivert à Michel Lissansky, responsable FTP dans le Limousin, qui vient d’adhérer au PCF et sera plus tard président de l’ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants et Victimes de Guerre) à Paris.

Crois-tu vraiment que ces organisations (le PC et le Front national) désirent et peuvent organiser une Europe socialiste? (…) Les discours de Thorez, qui commencent à couillonner les pauvres bougres comme en 36, montrent bien que ce n’est pas le socialisme qui l’intéresse… Et toi? qu’est-ce qui t’intéresse? Je pense que tu as tout de même un autre idéal que d’être un fonctionnaire important dans un immense appareil (ça c’est facile) au prix de la liberté de penser, au prix de ta complicité muette avec tous les crimes contre la révolution; ce genre de nouveaux privilégiés qui confondent l’émancipation des travailleurs avec une promotion de grade dans une bureaucratie quelconque est malheureusement assez répandue, hélas, on l’a bien vu avec les plats de lentille offerts par la « race élue »…

(…) Et cela seul (le partage de la Pologne) suffirait à marquer la frontière entre la vraie révolution socialiste et la caricature sanglante qu’on nous propose; après tout, les nazis aussi ont fait cela, le transfert des populations, la manipulation territoriale, la terreur et la destruction systématique de tout ce qui s’oppose à la volonté du maître, au talon de fer de l’armée. Mais s’ils s’appelaient cyniquement socialistes, c’est du moins en antimarxistes qu’ils se présentaient aux foules ignorantes. La démagogie stalinienne a ceci de particulier qu’elle se réclame du marxisme en le piétinant aussi lourdement que les bottes nazies.

(…) Ce qui dicte la ligne politique du PC et de son satellite Front national, ce n’est pas l’intérêt collectif du prolétariat international, la volonté du peuple français, les aspirations de la résistance révolutionnaire. C’est Staline, les intérêts de sa bureaucratie et il est trop clair qu’il ne veut pas entendre parler de révolution.


De La Haye à Puteaux,  par Marceau Pivert

Article paru dans L’Aveyron libre du 29 mai 1948.

Publié sur le site de la Bataille Socialiste (http://bataillesocialiste.wordpress.com/)


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Le congrès à La Haye s’achève sur cette affirmation : « il faut faire l’Europe ». Mais il ne dit pas quelle sorte d’Europe il faut faire, ni comment il faut la faire. Trop d’intentions équivoques ont hypothéqué cette audacieuse tentative. Et le jeu des forces sociales qui cherchent à s’affronter dans le cadre de l’Europe n’est pas encore clairement précisé: il s’agit, pour les conservateurs du vieil ordre économique, d’unir leurs fractions de classes dominantes en vue de consolider un pouvoir qui s’effrite et de l’adosser au colosse américain. Cette vue est sans doute progressive par rapport aux Vendéens qui s’obstinent à résister au mouvement général des choses et à cultiver leur égoïsme provincial ou leur grandeur nationale, même au prix de la misère, de la dictature et de la guerre. Mais elle est parfaitement réactionnaire par rapport aux besoins et aux aspirations des démocraties populaires européennes: c’est ce qu’ont dit les fédéralistes de tendance socialiste démocratique, qui ont participé au congrès de La Haye.

Ainsi, un puissant mouvement est en train de se dessiner à travers tous les pays où peut encore s’exprimer une opinion libre, en direction des États-Unis d’Europe ; tous ceux, staliniens ou gaullistes, qui s’opposent à ce mouvement, sont parfaitement cohérents avec leur postulat fondamental: les antagonismes qui polarisent le monde entre l’URSS et les USA ne peuvent se régler, d’après eux, que par la guerre et la liquidation d’un adversaire par l’autre.

Il devrait y avoir, au sein du « Mouvement pour les États-Unis d’Europe », une cohérence idéologique du même type: tous ceux qui préconisent des solutions, constructives, pacifiques, démocratiques, génératrices de bien-être et de liberté devraient s’y retrouver pour forger en commun les instruments économiques et politiques de la révolution européenne.
En fait, de vieux politiciens clairvoyants évitent de poser les vrais problèmes et cherchent à utiliser l’occasion du plan Marshall pour reconstruire une Europe militarisée en vue de la troisième guerre. Et il y en a même au sein du mouvement pour l’Europe unie, qui sont disposés à planifier la fabrication des tanks ou des avions plutôt que celle des tracteurs agricoles ou des locomotives. Il y en a aussi qui rêvent de « mettre en valeur » les grands domaines d’Afrique ou d’Asie sans se préoccuper outre mesure des aspirations vers la liberté des populations qui y vivent. Les socialistes savent tout cela. Ils ne sont pas disposés à se laisser utiliser pour le replâtrage d’un régime qui s’effondre. Mais ils veulent d’abord reconstituer leur front international de lutte brisé par la guerre, par les nationalismes rétrogrades et par le stalinisme totalitaire. Les socialistes ont créé le centre de propagande pour les États-Unis d’Europe précisément pour obliger chacun à se définir, et pour amener les travailleurs à se reconnaître comme solidaires dans la défense de la liberté et de la paix.

Tel est aussi l’objet de l’initiative prise par le « Comité international pour les États-Unis socialistes d’Europe » qui convoque du 18 au 22 juin à Puteaux, un congrès des peuples d’Europe, d’Asie et d’Afrique. Le délégué à La Haye de ce comité (qui s’est présenté comme une organisation internationale, déjà libérée des préjugés nationaux) notre ami Bob Edwards, secrétaire général du Syndicat des travailleurs de l’industrie chimique britannique, ouvrira le congrès de Puteaux en saluant les délégués des organisations socialistes, syndicalistes, pacifistes, fédéralistes, démocratiques de toute l’Europe: y compris ceux des nations de l’Europe orientale, dont les socialistes européens dignes de ce nom soutiennent la revendication fondamentale: droit à la libre détermination sans pression extérieure. Y compris les délégués grecs et espagnols, qui refusent de jouer le rôle de pions au service d’une puissance extérieure.

Le congrès des peuples d’Europe, d’Asie et d’Afrique entendra aussi les revendications des délégués des masses indigènes en voie d’émancipation anti-impérialiste. De toutes les parties de l’Afrique, des lointaines régions de l’Asie viendront des représentants qualifiés des peuples longtemps exploités par les capitalistes européens, et qui commencent à se sentir solidaires de la lutte que nous avons entreprise pour une Europe socialiste.

Quand ces peuples, qui représentent la moitié de l’humanité et ceux d’Europe, qui représentent les expériences politiques et techniques les plus anciennes, les volontés révolutionnaires et libératrices les plus denses, auront scellé leur alliance fraternelle pour le socialisme et la liberté, on pourra mesurer les différences de niveau et de portée historique entre le congrès de La Haye et le congrès de Puteaux.

En attendant, les socialistes de la région parisienne sont fiers de renouveler ainsi les traditions du socialisme international : ils appellent tous les travailleurs conscients des terribles dangers qui menacent la paix et la liberté à se rassembler d’urgence autour de cet effort pour la reconstruction d’un monde nouveau.


Cours nouveau, article de Marceau Pivert publié dans Correspondance socialiste internationale du 5 août 1953

Publié sur le site de la Bataille Socialiste (http://bataillesocialiste.wordpress.com/)


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Y a -t-il vraiment quelque chose de changé dans le comportement de la diplomatie russe? Est-on enfin sur la voie de la détente internationale entre les grandes puissances? Selon la réponse qu’ils apportent à ces questions, les hommes d’Etat contribuent à la détente qu’ils souhaitent, ou bien s’opposent plus ou moins hypocritement à la pacification qu’ils redoutent.
Nous nous placerons délibérément en dehors (au-dessous, ou au-dessus, comme on voudra) des préoccupations des chancelleries, des chefs de gouvernements, des chefs d’états-majors.

Nous nous inspirerons exclusivement, dans cette brève analyse, des intérêts et des aspirations des travailleurs de tous les pays - des Russes comme des Américains, des Européens ou des Africains comme des Asiatiques. Et, de ce point de vue, nous affirmons, sans hésitation ni réserve: « Oui, quelque chose est changé au cours de cette année 1953, et qui fera date ». Le changement, d’abord imperceptible, s’est produit dès le lendemain de la mort du tyran qui jouait cyniquement avec la liberté et la paix des peuples, à commencer par le sien. Oui, quelque chose est changé depuis la mort de Staline: le stalinisme cruel, totalitaire, machiavélique et despotique a du plomb dans l’aile. C’est sans doute parce que cet épouvantail terrible était si précieux pour les gouvernements capitalistes, dans leur dessein de subordonner leurs peuples à la peur de la guerre, qu’ils ont vanté partout, avec une naïveté et une inconscience déconcertante, les mérites prodigieux du « chef génial ». Mais les lauriers sont coupés. Et les successeurs ont autre chose à faire qu’à s’agenouiller devant une momie sacrée. La vie continue, avec ses exigences et ses contradictions. Cependant, cette mort n’aurait sans doute pas suffi à modifier profondément le cours des choses si, en même temps que sombrait dans le néant le chef de la contre-révolution, les premiers symptômes du réveil du prolétariat international qu’il avait tant contribué à démoraliser et à crucifier, n’avaient pas annoncé les temps nouveaux. Deux faits se conjuguent donc pour créer les conditions d’une « nouvelle étape »: la mort de Staline et l’éveil de la conscience de classe parmi les esclaves qu’il croyait pouvoir dominer pour toujours.

La revue "Correspondance Socialiste Internationale" titre "Honneur aux prolétaires berlinois"

 

Les journées de juin et leurs conséquences

Tous les travailleurs ont compris l’importance décisive des journées de juin en Allemagne orientale. A elles seules elles justifient largement notre affirmation qu’un cours nouveau est commencé. C’est surtout celui-ci que nous cherchons à définir: les travailleurs allemands ne se sentent pas vaincus. Au contraire. Ils savent que leur puissance réside dans leur force de travail et d’organisation, car ils ont reçu, de longue date, une éducation socialiste et démocratique. C’est pourquoi ils ont eu le courage de se battre les mains nues contre les tanks de l’Armée Rouge. C’est ce genre de bataille, de genre de résistance obstinée, méthodique, héroïque pour la reconquête des droits élémentaires des travailleurs qui caractérise le mieux le cours nouveau. Finalement, les travailleurs organisés vaincront: c’est une certitude. Et leur victoire contribuera à la libération pacifique de leur communauté nationale. Et cette libération devra contribuer à la renaissance de l’internationalisme prolétarien. Car ce n’est pas seulement d’une portion de territoire annexé et exploité par un impérialisme primitif et barbare qu’il s’agit: c’est de la liberté du monde et de la paix des hommes que sont aujourd’hui comptables les lutteurs de l’avant-garde prolétarienne d’Europe centrale. Et c’est aussi de la solidarité de classe, de l’activité et de l’esprit revendicatif des autres prolétariats du monde, dressés contre les mêmes dangers de servitude et de misère, que dépend la victoire finale commune. Le « cours nouveau » qui commence pourrait ainsi se définir: la lutte de classe internationale n’est plus un instrument des impérialismes qui s’affrontent. Elle se développe enfin pour les objectifs propres des masses ouvrières et paysannes du monde entier.

Militaristes et neutralistes

Nous entendons bien ici les réflexions des hommes prudents, et les réserves de ceux qui sont toujours en retard sur les événements. « Nous n’en sommes pas encore là - disent-ils. En attendant, continuons à nous armer et tenons-nous prêts à toutes les agressions! » Sans doute! Sans doute! Les militaires et les chefs de gouvernement doivent faire leur métier qui n’est pas le nôtre - et nous les comprenons bien. Mais notre rôle de socialistes internationalistes consiste précisément et avant tout à défendre notre classe contre l’agression permanente que constituent pour elle l’oppression et la course aux armements. La pire des agressions, contre tous les travailleurs du monde, c’est d’ailleurs la guerre elle-même, qui doit d’abord pour passer sur les millions de cadavre de ses victimes, abattre les plus grands socialistes, comme Jean Jaurès, et disloquer, anéantir et parfois déshonorer l’Internationale elle-même. Deux fois déjà la guerre est ainsi passée sur notre génération: c’est le problème de la guerre qui domine toutes nos réflexions politiques. Quiconque n’apporte pas une réponse satisfaisante dans ce domaine - satisfaisante pour les travailleurs s’entend - n’est pas digne du nom de socialiste. Or, ce qui va devenir possible désormais, ce qui résultera invinciblement du nouveau cours des choses, c’est que les socialistes internationalistes vont pouvoir enfin reprendre leur combat avec quelque chance d’être mieux compris: car l’immense masse des prolétaires misérables, opprimés, exploités, a déjà joué son rôle, sans le savoir peut-être et par sa seule résistance aux dures exigences des maîtres du jour: la famine, l’accélération des normes, la dictature policière, l’aggravation des conditions d’existence, sont des phénomènes à peu près universels, sauf en Amérique, centre de gravité du capitalisme en expansion. Pendant ce temps, des représentants officiels des travailleurs peuvent encore se diviser entre « partisans » de la militarisation de l’Allemagne et « partisans » de la neutralisation de l’Allemagne. Ils ne font ainsi que refléter les exigences soit de l’impérialisme capitaliste, soit de l’impérialisme stalinien: ils sont déjà en retard sur les événements. Car ce n’est pas pour cela (communauté européenne de défense - objectif atlantique - ou neutralisation de l’Allemagne - objectif russe) que les masses prolétariennes combattent et meurent: c’est pour le socialisme et la liberté; c’est pour le droit de disposer d’eux-mêmes, de discuter dans des syndicats libres, de voter pour qui bon leur semble et de critiquer ouvertement telles ou telles mesures gouvernementales. Militaristes ou neutralistes sont plus ou moins inspirés, ou influencés, par la pression des gouvernements de l’Ouest et de l’Est. Mais les socialistes internationalistes, interprètes des aspirations profondes des masses, poseront, avec celles-ci, les problèmes préalables: pourquoi donc ces armements écrasants? A qui profitent-ils? Quelle classe les alimente par son travail et quelle classe s’enrichit en les fabricant? N’y a-t-il donc pas d’autre solution dans la société actuelle que d’être chômeur ou soldat? que de préparer la guerre ou de fermer les usines? Ainsi se profilent enfin à l’horizon les thèmes essentiels d’une politique socialiste internationale commune à tous les exploités et prenant pour base de départ leurs besoins élémentaires.

Les forces élémentaires sont en marche

La période que nous venons de vivre (disons au cours de ces vingt dernières années) a vu le socialisme constamment impuissant à dominer les éléments internationaux; le besoin de liberté et d’indépendance nationale a été à l’origine de toutes les unions sacrées. Utilisé par les classes dominantes, il a joué contre l’internationalisme. Au bout du compte, la barbarie n’a reculé ici que pour réapparaître un peu plus loin. Les peuples ont marché pour la liberté et ils ont inconsciemment renforcé le stalinisme et consolidé le capitalisme. Mais aujourd’hui, de nouvelles aspirations à l’indépendance nationale et à la libre détermination sont devenues si puissantes et les classes dominantes si impuissantes à les satisfaire, qu’elles ne peuvent plus être utilisées « sans coup férir » par les grandes puissances qui dirigent le monde. Le nationalisme naturel à un peuple opprimé est devenu une force élémentaire explosive; lorsque les classes dominantes le mettent dans leur jeu, des foyers de guerre s’allument un peu partout: telle est la gravité de la situation en Corée du Sud, où des forces réactionnaires risquent de rechercher l’unification en provoquant un conflit mondial.

Mais si, en Corée, en Indochine (comme cela est le cas en Tunisie) des forces de libération nationale et sociale partent des profondeurs des masses ouvrières et paysannes et accrochent leurs revendications vers la liberté à toutes les revendications du prolétariat international, alors le stalinisme sera sûrement vaincu sur son propre terrain, ce que ne pourrait jamais obtenir un gouvernement capitaliste.

En d’autres termes, le caractère nouveau de la situation s’affirmera d’autant plus clairement que les masses ouvrières et paysannes, organisées internationalement, poursuivront des objectifs communs à tous les travailleurs: ce sont donc des techniques de lutte de classe, comme la grève, qui doivent prévaloir sur les techniques de lutte entre nations, comme la guerre froide ou chaude; et ces techniques elles-mêmes doivent naturellement s’inspirer d’une ligne politique autonome de classe, afin de transformer le mouvement spontané en mouvement conscient et à longues perspectives.

Politique de classe et politique de puissance

C’est la question allemande qui est au centre de la situation internationale: la politique de puissance tend à mettre la réunification de ce pays au service d’une stratégie - intégration à l’Ouest, disent les uns - neutralisation (afin de favoriser l’infiltration stalinienne) disent les autres; il n’y a pas de solution durable dans cette direction, et même si la conférence à quatre ou cinq, que nous souhaitons, aboutissait à un compromis, à un partage du monde, la dynamique guerrière reprendrait bientôt sa marche en avant car elle est la loi même de la politique de puissance, exclusivement basée sur des rapports de force.

La position socialiste internationaliste revendique donc pour le peuple allemand le droit de disposer librement de lui-même. Le mot d’ordre révolutionnaire est aujourd’hui: suffrage universel (comme en 1848) avec garantie de libre circulation des pensées et des opinions: ici, c’est le camp totalitaire qui doit reculer. Et sans aucun marchandage. On ne négocie pas au sujet d’un droit imprescriptible: toutes les forces politiques internationales qui se réclament de la démocratie doivent sur ce point apporter leur aide au peuple allemand. Nous espérons bien qu’alors ce sera un gouvernement socialiste qui prendra la direction des affaires, car nous n’avons aucune confiance, en dépit de tous leurs engagements, dans les gros industriels, les militaires et les ex-nazis qui soutiennent Adenauer. Ainsi, pour la première fois, un parti socialiste placé au cœur d’une situation internationale en pleine évolution, pourrait peser de tout son poids en faveur du désarmement général contrôlé. L’Allemagne, non réarmée, servirait de base de départ pour cette campagne socialiste internationale, et les travailleurs de tous les pays se sentiraient solidaires de cette vaste entreprise. Alors, ce sont les militaires des deux camps qui devraient reculer - ou se démasquer. Et il n’est pas impossible que la crise intérieure russe ne soit finalement influencée par une telle politique internationale. Nous répondons ici à ceux de nos camarades qui nous croient pleins d’illusions sur les chances d’une négociation entre les grandes puissances: « Nous n’avons pas d’illusions, mais nous savons - et nous l’observons en ce moment même - que le niveau de conscience politique des masses - que la lutte de classe internationale, même dans sa phase la plus obscure et la plus embryonnaire - jouent un rôle considérable dans les décisions des gouvernements impérialistes ».

Accords sur le dos de qui?

Nous avons l’habitude, dans cette modeste revue, d’être généralement en avance sur les événements. (On peut relire par exemple ce que nous avons écrit depuis trois ans au sujet de la nécessité avant toute autre décision concernant l’Allemagne, de procéder à la consultation démocratique de ce pays réunifié.) Nous n’hésitons pas, en conséquence, à indiquer dès à présent un danger qui semble aujourd’hui bien imaginaire, mais qui peut se préciser rapidement: celui d’accords entre les « super-grands », au détriment des petites nations et du mouvement autonome des masses. Voyez comment la presse réactionnaire - ou la presse prosoviétique, ce qui n’est pas tellement différent - apprécie les événements de Berlin-Est: vous serez édifiés sur la vraie nature des sentiments qu’ils ont inspiré à la classe ennemie, celle des munitionnaires, des impérialistes et des bureaucrates totalitaires. Les uns regrettent presque cette lutte héroïque juste au moment où les diplomates allaient tomber dans les bras les uns des autres! Et les Russes continuent de calomnier ignoblement et à emprisonner les ouvriers qui revendiquent. Ce sont des provocateurs fascistes! Il y a déjà des alliances tacites (comme celles qui se sont révélées dans le concert inattendu de louanges en faveur de Staline mort) dans cette convergence des inquiétudes et des colères! Eh bien c’est notre devoir à tous, à nous socialistes et syndicalistes libres dans tous les pays, de travailler à une autre convergence: celle qui rassemblera dans l’action solidaire tous les opprimés contre tous les oppresseurs, tous les exploités contre tous les exploiteurs. Il n’y a pas d’unité d’action possible entre des travailleurs honnêtes et les fusilleurs de Berlin-Est. Il n’y a pas de politique commune possible avec ceux qui ne pensent et n’agissent qu’en terme stratégiques, sans tenir jamais compte du fait que derrière les armes il y a des hommes. Que valent donc, aujourd’hui, les affirmations selon lesquelles l’Allemagne de l’Est était armée jusqu’aux dents, ce qui exigerait l’armement systématique et urgent de l’Allemagne occidentale? Que valent ces bataillons allemands prolongeant l’Armée Rouge quand les ouvriers des usines les dissolvent et les volatilisent sous les coups de leur action de classe? Et que vaudraient les paysans russes changés eux-mêmes en policiers de la contre-révolution, en face d’une classe ouvrière luttant pour sa liberté en même temps que contre l’exploitation capitaliste?
S’il y a, comme nous le souhaitons, des accords internationaux qui sanctionnent enfin un commencement de détente internationale, il appartiendra aux masses ouvrières alertées et remises en marche par leurs premiers succès, de faire en sorte qu’ils ne consacrent pas un recul du mouvement de libération sociale, mais un progrès. Le choix est proche et il sera décisif: lutte de classe pour les solutions socialistes, ou reprise de la course à la militarisation et à la guerre.
Tout compte fait, les pessimistes qui ne croyaient plus à l’existence de la lutte de classe et qui se complaisaient dans le service exclusif des grandes perspectives stratégiques, feront bien de réviser leurs orientations s’ils veulent participer réellement au grand remue-ménage qui se prépare. Car bientôt le troisième camp socialiste internationaliste surgira, au milieu des discussions des diplomates, et si ceux-ci n’entendent rien, des millions d’esclaves, eux, reconnaîtront clairement l’appel de leur destin. Quand ces masses déshéritées d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine et ces prolétaires industriels d’Europe et d’Amérique, auront pu s’emparer des mêmes idéologies socialistes internationalistes et libertaires qui sont en train de cheminer lentement dans leur conscience obscure, alors, bien des échafaudages fragiles des chancelleries s’écrouleront. Et l’effrayant appareil totalitaire lui-même ne résistera plus longtemps aux pressions obstinées d’une classe laborieuse internationale qui porte dans ses mains la destinée du monde.


Les difficultés de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, notes rédigées par Marceau Pivert

Paru dans la Révolution prolétarienne d’avril 1954

Repris par le site de la Bataille Socialiste (http://bataillesocialiste.wordpress.com/)

Le 22 janvier, à Paris, devant une Commission du Mouvement démocratique européen, Finet, syndicaliste belge, représentant ouvrier à la Communauté Charbon-Acier, a fait un exposé qui fut suivi de l’intéressant échange de vues, dont Marceau Pivert a recueilli les éléments, qu’on lira ci-dessous.


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« L’Europe se fera par des réalisations concrètes… ce sont les bases économiques communes qui permettront d’élaborer une politique générale commune. » Ainsi commence notre camarade Pinet, unique syndicaliste coopté au sein de la Haute Autorité du Charbon et de l’Acier. Première difficulté : assurer la libre circulation avec égalité des taxes fiscales : or celles-ci représentent 4 % du prix de revient en Allemagne et 15 % en France, au départ ; il a fallu des séances interminables pour tenter d’agir sur cette donnée, et dans le cadre beaucoup trop étroit du texte du traité. L’objectif proposé touche inévitablement à la structure des économies nationales et aussi à la politique d’investissements, à celle d’expansion de la consommation. Mais le traité n’a pas de pouvoir dans ces domaines essentiels. II lui est interdit de porter atteinte à la « réserve de capitaux » que, dans chaque pays, les gouvernements entendent diriger vers tel ou tel secteur. Le principal obstacle est donc constitué par les intérêts. Cette situation est encore rendue plus difficile par le fait que les gouvernements, qui ont abandonné à regret une parcelle de souveraineté, cherchent à la reprendre ; tandis que les producteurs, et quelquefois même les travailleurs, préfèrent continuer à voir les choses dans la perspective purement nationale : un véritable esprit communautaire européen fait cruellement défaut.

Autre source de difficultés : l’inspiration du traité est exclusivement libérale : en principe, il faut assurer le jeu de l’offre et de la demande en assurant cependant à tous les utilisateurs des conditions égales ; alors, les coûts de production s’abaisseront et les consommateurs en profiteront. En fait, la Haute Autorité est composée surtout de huit représentants des Etats (qui n’ont pas l’habitude de donner satisfaction aux syndicats !) : le remède à ces difficultés ne peut donc pas se trouver ailleurs que dans l’action propre des syndicats. Pour agir, il faut connaître les conditions de fonctionnement de l’instrument créé : il ne dispose pour l’instant que d’un budget infime au regard des charges à assumer : à 0,9 % de prélèvement, c’est un budget de 300 milliards. Avec cela, il faut favoriser les recherches, les constructions ouvrières, les informations, les réadaptations.
Mais rien que sur les informations, il est actuellement très difficile d’établir des comparaisons entre salaires, charges sociales, niveaux de vie car même des organisations syndicales, enfermées dans leurs conceptions nationalistes, se refusent à fournir les renseignements.

Il est évident que des recherches sur la rentabilité ou des études de rationalisation peuvent conduire à des fermetures de puits : ici, les pouvoirs de la Haute Autorité doivent être interprétés ; mais il y a eu des pays qui ont ratifié en stipulant expressément que la Haute Autorité ne pourrait pas s’occuper des salaires ; l’élargissement de la sécurité sociale n’est pas non plus dans les attributions de la C.E.C.A. La seule chose qui est stipulée, à l’article 69, c’est la libre circulation de la main-d’œuvre qualifiée. On envisage donc de consacrer une fraction importante du budget à des dépenses de « réadaptation ». Il faudra passer par l’avis du Conseil des ministres. Et chaque pays devra aussi contribuer à ce fonds spécial.
Il ne semble pas, par contre, que la concurrence puisse être faussée par de bas salaires : les syndicats intéressés y veillent : en tout cas, c’est leur fonction essentielle ; ainsi, en Belgique, la convention collective fixe le salaire du mineur, quel que soit l’endroit où il travaille, à 284 francs belges.

La formation professionnelle est aussi un domaine où les syndicats ont leur mot à dire ; ils ont commencé à étudier le problème. Enfin, la construction de 60.000 maisons ouvrières, puis de 40.000 autres, dépend naturellement de l’emprunt projeté aux Etats-Unis, mais ce projet est conforme à l’objectif général du traité : « Faciliter et encourager la production ». Quand un mineur doit faire trois heures de chemin de fer pour rentrer chez lui ou venir à la mine, il n’est pas en mesure de produire dans de bonnes conditions.
En somme, si l’on connaît bien les clauses du traité, et si les organisations syndicales d’un secteur économique décisif s’unissent par-dessus les frontières et les divergences idéologiques, elles peuvent changer le caractère des compétitions de pays à pays et leur substituer une revendication commune : ainsi seulement on pourra éviter la décadence de l’Europe et jouer un rôle utile dans la sauvegarde de la paix.

L’heure des motions de congrès est donc dépassée : c’est en prenant conscience des puissants intérêts qui gravitent autour de cette construction européenne que les travailleurs pourront avoir leur place dans la nouvelle Europe : on a critiqué vivement la C.E.C.A. dans tous les milieux. Ce qui est sûr, c’est que le syndicalisme doit se poser maintenant des problèmes plus vastes que ceux qu’il a traditionnellement rencontrés dans le cadre national ; essayer de grappiller ici ou là cela devient insuffisant quand la marge de profit des entreprises s’amenuise de plus en plus ; le cadre national est dépassé. Il faut aller au vaste marché commun : à quoi servent les machines modernes, les trains à bandes, quand il n’y a pas de débouchés pour écouler les produits et qu’on met les ouvriers en chômage ?

La discussion

L’exposé de Finet a été suivi d’une discussion que nous résumons : les auditeurs syndicalistes ou socialistes redécouvraient la dure réalité de la lutte de classes (du moins ceux qui l’avaient oubliée). Constant constate un certain « rapport de forces »… la C.E.C.A. est une pointe avancée qui exige d’autres intégrations, et une autorité politique, et une politique, sinon elle ne sera que l’apparence d’une institution nouvelle derrière laquelle fonctionnera le cartel (le premier cartel des houillères date de 1710). « En réalité la libre concurrence n’existe pas ». Quant aux critères de rentabilité, ils sont très obscurs et discutables ; il faudrait tenir compte de tous les éléments, des pertes d’investissement aussi bien que des différences entre prix de revient et prix de vente ; quant aux salaires, il faut en revenir au vieux principe syndical : ce qui est un avantage pour quelques-uns est un avantage pour tous. Si, comme on le dit, les mineurs allemands ont refusé une augmentation de salaires, agissons pour les obliger à les augmenter ; organisons l’information pour établir les statistiques relatives à la main-d’œuvre puisque nous nous heurtons là à la résistance des employeurs ; enfin, impossible d’établir une comparaison des prix de revient si l’on n’impose pas un plan comptable…

Sinot ne dissimule pas la déception de ses camarades mineurs quant aux « avantages » pour eux de la C.E.C.A. : comment aller leur parler de l’Europe alors que, depuis un an, leurs difficultés ne font que croître ? Ce n’est peut-être pas la faute du marché commun, mais il faudrait bien que Finet puisse persuader ses collègues que les mesures transitoires intéressent au plus haut point les mineurs menacés ; il faut aussi comparer les salaires différés ; ceux des mineurs allemands sont beaucoup plus bas que chez nous ; voilà la concurrence déloyale ; résultats : on ferme nos mines de Provence qui ont, après celles de Lorraine, le plus haut rendement de toute l’Europe et les bénéfices les plus élevés. On déplace des travailleurs sans rien faire pour eux. Il est évident que les syndicalistes doivent commencer par s’entendre et par s’unir. Mais il faut aussi que lorsque nous signalons une situation anormale à la C.E.C.A., on mette moins d’un an à nous répondre… S’il ne s’agit que de fermer les usines marginales, alors toutes les mines de France et de Belgique n’arriveront jamais à concurrencer les mines allemandes ; il faudra les fermer ; mais il y a aussi à envisager la question de l’écoulement de la production. Si des bassins sont mal placés géographiquement, il faut encourager la consommation sur place par des investissements ; il y a de vastes régions qui sont dépourvues de gaz : on peut le leur fournir en utilisant des charbons même médiocres ; en outre, on doit prévoir des centrales thermiques pour écouler les stocks de France et de Belgique : la C.E.C.A. déclare que les stocks européens sont minimes : 10 millions de tonnes ; mais on oublie de dire que 9 millions de tonnes sont sur le carreau des mines françaises et belges. Enfin, nous attendons toujours qu’on pense à indemniser les mineurs licenciés ou déplacés « volontaires » en Lorraine. Drôles de « volontaires » ! Nous remarquons que les capitalistes des puits de Péchelbronn accordent, eux, 250.000 francs d’indemnité à chaque travailleur licencié. Les bonnes intentions de la C.E.C.A. ne suffisent plus… sinon, qu’on ne s’étonne pas si les slogans staliniens ont du succès… Clozon déclare qu’ « on n’y voit pas clair » : on ne sait pas où l’on va ; on ne sait pas ce que coûtent réellement les choses. « Je mets au défi qui que ce soit, dans l’état actuel de l’information statistique, de comparer les salaires hollandais, belges, allemands, français » ; les gouvernements non plus ne savent pas où ils vont ; et pourtant le secteur des mines, très concentré, est le plus simple à étudier ; mais il faudrait un plan comptable… dont personne ne veut. On a fait un effort aux Houillères ; quant à la sidérurgie, il n’y faut pas compter…

Lebras : II n’y a qu’une méthode : quand on ferme une usine sous prétexte qu’elle n’est plus rentable, il faut que les syndicalistes soient capables de la prendre en charge et de la faire fonctionner ; et il cite le cas où, ‘ pour une même fabrication, une usine nationalisée sort quatre appareillages électriques dans le même temps qu’une autre usine en sort trente…

Felce est assez pessimiste : les syndicats attendent quelque progrès de la part de la C.E.C.A. et voilà que la C.E.C.A. s’adresse aux syndicats… c’est une sorte de cercle vicieux.

Collinet demande s’il ne conviendrait pas de constituer une association de « consommateurs finaux », pour demander l’entrée dans le contrôle de la C.E.C.A., qui admet celui des « utilisateurs ».

Etienne Weill-Raynal pose la question de l’attitude des producteurs : Comment se comportent-ils ? Collaborent-ils ? Ou bien ont-ils reconstitué leur cartel en se moquant des recommandations de la C.E.C.A. ?

Marceau Pivert pose la question des prix pratiqués : y a-t-il eu baisse ? Y a-t-il entente pour les maintenir, en face de la dépression menaçante ? Comment ne pas voir qu’il y a autour de ces questions une authentique lutte de classes à l’échelle européenne ? Une lutte sur deux fronts, d’ailleurs : contre les nationalistes rétrogrades, encouragés par les staliniens. Et contre le grand capitalisme qui veut faire une Europe de Restauration. En face de ces entreprises, il n’y a pas encore d’organisation ouvrière européenne capable de combattre au nom des masses laborieuses, pour une intégration économique, la cogestion et le contrôle démocratique d’une Assemblée européenne. Bien mieux, au lieu de rechercher avec rage l’union de toutes les forces syndicales libres, voilà maintenant qu’on augmente la confusion en intervenant dans les problèmes internationaux en s’alignant sur un bloc…

Karila demande, pour la propagande, des données précises sur les avantages concrets de la C.E.C.A.

J. Robin est assez pessimiste sur la possibilité d’apporter des satisfactions immédiates : il semble bien en effet que la grande force populaire dont vient de parler Marceau n’ait pas encore été constituée. « II est certain que les prix ont monté ; dans ces conditions, notre effort est massacré d’avance ».

Veillon confirme : l’homme de la rue ne sait pas ce que c’est que la C.E.C.A. et ne s’intéresse nullement à ces problèmes : les prix ont baissé pour le charbon, mais pas à la consommation ; on ferme des mines ; développer la production, cela exige l’action syndicale pour les salaires. Les travailleurs répugnent à tout déplacement ; et les staliniens les encouragent à cette résistance.

Le Bourre : « Les vieux européens » ont un peu l’impression d’avoir joué depuis 1948 à l’apprenti sorcier. Le mouvement syndical n’est pas encore préparé à des formes gestionnaires ; il s’agit, en présence du S.O.S. de Pinet, de faire l’autocritique du mouvement syndical : il ne s’intéresse pas aux problèmes de reconversion, qui peuvent avoir bien des aspects. Le syndicalisme doit s’engager d’abord aux côtés du grand capitalisme et des technocrates pour, ensuite, pouvoir les vaincre ; sur le plan européen, sommes-nous prêts à substituer nos cadres à ceux du capitalisme ?

Dumas confirme ce qu’a dit Le Bourre : le souci professionnel et national des syndiqués est ce qui doit le plus nous préoccuper. Il y a du chemin de parcouru depuis qu’on n’avait pas le droit d’être syndiqué ; mais pas encore assez puisque nous devrions avoir à Luxembourg notre « brain trust » syndical européen.

J. Enock déplore que cette séance ne puisse conduire à aucune conclusion : il attendait beaucoup plus de la part des responsables syndicalistes.
« En fait il s’agit d’une véritable révolution à entreprendre… »

William : II faut savoir utiliser les possibilités offertes par le traité. Entre ce qui est formellement recommandé et ce qui est formellement interdit, il y a une large marge d’initiatives à prendre et les travailleurs organisés seront bien obligés de s’en occuper, dans le cadre européen ; on peut même dire que plus la C.E.C.A. sera réactionnaire, et plus l’action syndicale s’imposera, qu’elle utilise ou non tel ou tel secteur capitaliste ou technocratique, il lui faudra établir son programme minimum commun et dépasser les frontières nationales : c’est l’apprentissage un peu rude de la réalité internationale qui formera une certaine conscience.

Constant insiste encore sur la nécessité de l’information exacte afin de pouvoir dire : « A partir de maintenant, les licenciements sont pris en charge par la C.E.C.A., qui en est responsable. »

Veillon précise que ses réflexions ne comportent aucune critique à l’égard de P. Finet, ni non plus une sorte de fuite du mouvement syndical devant ses responsabilités nouvelles.

Finet répond aux divers orateurs : il souligne qu’à Luxembourg, toutes les grosses organisations sidérurgiques, celles d’Allemagne, de France, de Belgique, ont leur bureau privé permanent, surveillant de près la C.E.C.A. Le mouvement syndical se rend-il compte de ce qui se passe ? On s’adresse à la C.E.C.A. comme si nous étions un gouvernement européen : cela constitue une erreur d’optique. Il faut voir le traité tel qu’il est et se rendre compte que si nous essayions de dépasser tant soit peu nos prérogatives, on aurait vite fait de nous rappeler à l’ordre.

Ainsi, pour les questions posées par Sinot, il faut savoir que nous ne pouvons intervenir qu’après avoir été régulièrement saisis : or c’est seulement le 12 janvier dernier que le ministre Louvel a signalé officiellement à la Haute Autorité la question des licenciements ; il faut en outre que le gouvernement fasse quelque chose, de son côté, pour les chômeurs ; alors, une aide supplémentaire de la C.E.C.A. peut être envisagée. Nous nous préoccupons aussi de développer la consommation ; mais il est nécessaire d’obtenir l’accord des gouvernements : alors, s’il s’agit d’installations nouvelles, il devient presque impossible d’obtenir l’accord unanime du Conseil des ministres. Telle est la réalité.

L’information est insuffisante ? Certes. Elle est même nulle en ce qui concerne les conditions sociales… Je défie un militant syndicaliste hollandais d’exposer le système belge de sécurité sociale ; quant à nos organisations internationales, j’en parle en connaissance de cause, elles ne vont jamais au fond des problèmes ; elles ne peuvent pas le faire ; tous les essais tentés ont fait fiasco. Même de région à région comment comparer par exemple le régime des congés payés ? Nous avons en Belgique fait une grève générale de huit jours en 1936, à la suite des journées de juin 36 en France, pour conquérir cette législation ; mais il y a des variations très grandes d’une province à l’autre.

Comment pourrait-on, d’autre part, comparer les salaires hollandais et belges : il faut d’abord prendre une monnaie commune : 45 cents ou 180 francs de l’heure en Hollande, et 240 fr. en Belgique. Mais le coût de la vie est à l’indice 250 en Hollande et 420 en Belgique ; et les loyers ont augmenté de 140 % en Hollande et de 200 % en Belgique. Le B.I.T. a essayé de calculer ces termes de comparaison ; nous essaierons nous aussi, mais nous rencontrons là encore le même genre d’obstacle : il nous est interdit de violer le « secret professionnel » : les entreprises nous refusent donc la communication des listes individuelles de salaires. Tout dépend, dans ce domaine de l’activité, de la pression, de l’action syndicale. Déjà, au sein de la Haute Autorité, pour obtenir une majorité de 5 sur 9, c’est très difficile. Le moteur de la machine, c’est la communauté des travailleurs organisés. La Haute Autorité ne peut à peu près rien par elle-même ; mais avec l’aide de l’action syndicale, et dans l’intérêt de l’amélioration de la production, nous pouvons envisager des réalisations considérables : pour la formation professionnelle, pour la construction de 100.000 logements ouvriers ; en dehors de ces réalisations, les travailleurs ne s’intéresseraient pas à la C.E.C.A. Pourtant, il y a déjà, ici ou là, des progrès certains : les mineurs belges savent bien, par exemple, que s’il n’y avait pas eu la péréquation et la clause de 40 % du prix de la tonne qui les protège, il y aurait déjà du chômage sérieux dans leurs mines. Nous envisageons des crédits s’élevant à 1.000 dollars (400.000 francs) par travailleur licencié et réadapté. Je crois pouvoir insister ici sur une perspective moins conservatrice que celle qu’on entretient chez les mineurs. Je suis de Charleroi ; je connais la question ; je dis que maintenir à tout prix ses hommes dans cet état d’esclavage, ce n’est pas une preuve de progrès. Il y a chez vous des mineurs qui occupent au fond une mine des Cévennes désaffectée : je connais ce genre de sacrifice ; mais il est plus utile de se battre pour avoir les moyens de changer de métier et même de région ; les Houillères de France ont un plan progressiste à ce sujet ; l’essentiel est de considérer l’évolution inévitable des techniques et de protéger les droits du travailleur.

Quant à l’attitude des producteurs, et à la création d’un Cartel à l’exportation, il y a là un état d’esprit absolument intolérable. Des juristes sont venus nous dire : « Vous n’avez pas le droit d’intervenir dans ce domaine car vous ne pouvez pas prouver que ce cartel a une influence sur le marché intérieur que vous contrôlez. » Nous n’avons pas accepté cet interdit. C’est la Haute Autorité qui, d’après l’article 61, doit fixer les prix maxima et minima. Donc ce ne sont pas les producteurs. Cependant, le Conseil des ministres nous a dit : « Non, inutile de fixer les prix maxima ». Nous n’avons pas eu plus de succès au Comité consultatif. Cependant, il nous faut combattre le Cartel ! Il faudra introduire une législation anticartel. Il est bien évident que si la Haute Autorité ne fait rien sur ce point décisif, il n’y a plus qu’à mettre la clef sous la porte et à fermer boutique.

Répondant à Marceau Pivert, Finet précise que, pour le charbon, les prix fixés par la H. A. dans les six pays n’ont pas bougé. Mais pour l’acier, il est exact qu’il y a eu légère hausse au début : surtout en France, où les sidérurgistes ont prétendu qu’il n’y avait pas assez de « rentabilité » ; mais nous assistons maintenant à un début de récession et les prix de barèmes ne sont plus pratiqués : il y a des réductions consenties en sous-main. Nous essayons de contrôler les prix réels. Mais les questions de rentabilité et de productivité sur lesquelles nous butons constamment sont traitées, dans les textes, selon les lois capitalistes : la « rémunération normale des capitaux engagés » est la règle à suivre : depuis six mois, les experts discutent sur la définition d’un prix de revient ; il est évident que les conceptions syndicalistes ne coïncident pas avec les conceptions capitalistes : il n’y a pas, pour nous que l’intérêt du capital à considérer : l’actif, dans une entreprise, c’est aussi le travail assuré aux ouvriers ; il n’y a aucun doute que nos conceptions devront triompher, mais le texte du traité n’a pas été fait par des syndicalistes ; il offre cependant aux syndicalistes l’occasion d’une intervention qui va dans le même sens que toutes ses activités : en créant les conditions d’une augmentation générale de la rentabilité, de l’expansion, on ouvre de nouvelles possibilités d’amélioration du niveau de vie pour les travailleurs organisés. Encore faut-il que ceux-ci réclament leur part de l’augmentation de plus-value créée par l’élargissement et la meilleure organisation du marché ; mais il ne doit pas y avoir d’illusion sur le sens, les limites et le caractère de cette action : rien de fondamental n’a été modifié dans la structure sociale… on essaie seulement d’augmenter la part du gâteau que devront se partager capitalistes et travailleurs.



Préface à « Ciel Rouge sur la Roumanie », seconde édition de 1959 titrée « Sous la botte soviétique», par Marceau Pivert

Deuxième préface

Le 12 décembre 1956


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Je n’ai rien à retrancher ni à ajouter aux lignes que j’ai données à notre ami D. G. R. Serbanesco pour préfacer la première édition de son témoignage « Ciel Rouge sur la Roumanie ».
L’empire totalitaire est actuellement secoué sur ses bases, l’esprit de liberté souffle sur son glacis, et ce sont les ouvriers, les paysans, les étudiants et les soldats, unis dans leurs « conseils », c’est-à-dire dans leurs soviets, qui prennent en main, avec leurs armes de classe, la grève générale, le combat pour l’indépendance nationale et pour le socialisme. L’admirable effort du peuple hongrois ne peut pas ne pas avoir de résonance ailleurs… à travers toute l’Europe aussi bien qu’à travers toutes les Russies.

Depuis ma première préface (15 janvier 1952), j’ai eu le privilège de prendre un contact personnel avec la réalité soviétique ; je crois y avoir perçu des signes de renouvellement, de détente, de compréhension… mais il y a une telle défiance à l’égard de l’Occident, y compris même des milieux socialistes traditionnels, une telle surestimation des dangers constitués par les vieilles classes réactionnaires déchues, une telle peur des forces impérialistes adverses, que les milieux qui ont alimenté, justifié, accepté lâchement et cherché à imposer partout le despotisme stalinien sont encore plus puissants, capables de saisir toutes les occasions, tous les prétextes, d’invoquer toutes les fautes, et tous les crimes commis en face, dans le camp des « démocraties », afin de ramener le peuple russe à la notion désespérée qu’il doit imposer par la force des armes un régime qu’on lui a fait accepter comme du « socialisme ».
Entre les forces de paix, de bien-être et de liberté d’un côté, celles de guerre, de misère et de tyrannie de l’autre, la lutte est devenue internationale, et la communauté internationale des travailleurs doit aujourd’hui « prendre la tête de la colonne humaine ».

Tout ce qui, à l’Ouest, contribuera à préférer les méthodes de guerre à celles de la lutte ouvrière ne pourra que favoriser les forces de guerre encore puissantes au sein de la société russe. Mais, au contraire, tout ce qui, à l’Ouest, et particulièrement dans le mouvement démocratique et socialiste, mettra en mouvement les travailleurs librement organisés, en direction de leurs propres objectifs, c’est-à-dire une Europe socialiste, favorisera une sympathie et une solidarité, qui deviendront de plus en plus actives au sein des masses ouvrières, paysannes et estudiantines de Russie.

Qu’il se trouve des dirigeants russes pour comprendre enfin qu’il faut aujourd’hui faire confiance à l’homme moderne et au travailleur conscient, et non plus prétendre imposer la volonté d’une minorité à l’ensemble d’un peuple, et les transitions nécessaires s’imposeront sous la poussée croissante des aspirations des masses.
Les classes déchues et les régimes réactionnaires condamnés ne peuvent que contrarier ce processus historique.
Au contraire, les hommes aimant au-dessus de tout la liberté, l’égalité, la fraternité, et non pas seulement en les réservant à des élites, mais en les favorisant partout, feront surgir des barbaries de notre époque une humanité nouvelle, meilleure, plus éclairée, et finalement, réconciliée avec elle-même.


 

Du troisième camp au troisième front, article de Marceau Pivert dans Masses N°7-8 de février-mars 1947.

(Note: revue Masses)

Publié sur le site de la Bataille Socialiste (http://bataillesocialiste.wordpress.com/)

 


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Les apparents caprices de la diplomatie internationale ne peuvent pas nous dissimuler, la gravité ni la permanence des antagonismes fondamentaux qui déchirent le monde.

Ils les soulignent : tantôt, la tension est telle que la préparation du règlement par la force des armes semble inévitable et prochaine. Tantôt, la conciliation est à l’ordre du jour, mais elle est dictée, de toute évidence, par des exigences complémentaires et non par une vision commune des besoins de l’humanité.

Nous sommes donc parfaitement conscients, infiniment mieux qu’en 1919, de la précarité des traités et règlements par lesquels les grandes puissances essaient de camoufler leurs désaccords ou de marchander une sécurité très relative pour une période plus courte que la précédente trêve de vingt ans…

D’un côté, l’économie capitaliste américaine, la plus puissante de tous les temps, ne peut pas échapper aux lois de sa dynamique interne : il lui faut, et il lui faudra de plus en plus, à mesure que vont se relever les ruines et renaître des compétiteurs, envahir les marchés extérieurs, forcer les barrières défensives, imposer ses tarifs et ses prix, multiplier les clientèles et les investissements : l’énorme machine ne peut tourner qu’avec le secours d’un volant d’expansion croissante : l’impérialisme américain ne dépend pas de la volonté de tel ou tel homme d’état; il est dans la nature des choses, il surgit de la présente structure économique et sociale du pays qui représente aujourd’hui la forme la plus évoluée et la plus riche du système capitaliste. Cette expansion se traduit dans presque tous les pays du monde par une intervention politique, financière, culturelle, directe ou indirecte, discrète ou brutale, dont toute orientation politique se réclamant du socialisme doit savoir apprécier l’existence, les séductions et les limites…

De l’autre côté, l’économie soviétique, elle aussi, doit obéir à sa dynamique interne : le seul fait de l’existence d’un vaste secteur planifié et cherchant à se soustraire aux lois classiques de la libre concurrence capitaliste, de l’accumulation et de l’investissement capitalistes, est un obstacle à l’expansionnisme américain. Mais l’existence d’un régime capitaliste jeune, formidablement organisé, sur un continent aux trois quarts inexploité, complique singulièrement les problèmes de la bureaucratie stalinienne depuis qu’elle a tourné le dos aux. perspectives de révolution socialiste internationale : ou bien accepter les machines, les techniciens, les capitaux, américains dont elle a un besoin urgent, mais alors faire des concessions politiques; ou bien fermer hermétiquement le « rideau de fer », mais alors, interdire aux masses populaires russes tout espoir, pendant des dizaines d’années, de bien-être et de liberté.
A l’antagonisme des « zones d’influence » se superpose l’antagonisme des systèmes politiques. Il ne s’écoulera pas de longues années avant que ne se cristallisent, dans l’opinion mondiale, des formulations aussi superficielles que « fascisme » et « antifascisme »; ce sera sans doute « démocraties » contre « totalitarisme »; ou bien, répliqueront les staliniens, « communisme » contre « capitalisme » ; et le problème, une fois encore sera posé en termes falsifiés. Car de même qu’on a vu du côté des démocraties la dictature Metaxas, en Grèce, ou Vargas, au Brésil, ou même Franco, célébré par le « démocrate Churchill » pour les services rendus aux « Nations-Unies ». De même, on verra cette fois le fasciste Péron aux côtés de Staline: et, si la confusion actuelle continuait, le Général de Gaulle, cherchant à imposer sa Constitution de Bayeux, d’essence bonapartiste, afin de se porter au secours de !a « civilisation chrétienne » menacée par le « bolchevisme ».

Or il y a dans le monde, aujourd’hui, il y a surtout en Europe, il y a certainement en France, des masses énormes de citoyens qui, par avance, se refusent à devenir les cobayes d’un camp contre l’autre. La troisième guerre mondiale, posant la question de la domination économique et politique soit du capitalisme américain, soit du soviétisme stalinien, n’aura pas lieu si ces forces hostiles à l’un et à l’autre système prennent conscience à temps de leurs immenses possibilités.

Les forces non-capitalistes et non-staliniennes constituent dès à présent les éléments d’un troisième camp capable de modifier, par sa seule existence indépendante la terrible polarisation qui se poursuit en ce moment dans tous les pays.

Le troisième camp n’est pas sur le même plan que les deux autres : il a dès à présent des alliés sûrs au cœur même des deux autres : et dans les rangs du prolétariat américain dont la conscience politique doit mûrir à travers les prochains combats de classe; et dans les rangs du prolétariat russe qui n’a pas accepté à 100% la dégénérescence nationaliste de sa bureaucratie totalitaire.

II n’a aucune prétention d’intervention dans le jeu subtil des politiques de puissances. Mais sa force apparaîtra très vite lorsqu’il se présentera comme la réponse à des inquiétudes innombrables, comme la solution à des problèmes par ailleurs insolubles : et d’abord quand il fera la preuve d’une véritable autonomie idéologique et politique à l’égard des deux blocs. Il représente bien autre chose que les intérêts de minorités privilégiées, capitalistes ou bureaucratiques, dont l’apparente puissance vient de leur habileté à se présenter comme les représentants authentiques de masses populaires énormes… Le troisième camp a dès à présent, comme armature solide, des cadres internationalistes qui n’ont pas flanché au cours des dix dernières années et dans les pires conditions, en face des pires dangers. Les militants socialistes et syndicalistes révolutionnaires, qui avaient à leur disposition une théorie du fascisme, du stalinisme, de l’impérialisme, et qui ont pu la mettre à l’épreuve des faits tout en participant à la lutte indépendante contre les ennemis de la révolution sociale, sont aujourd’hui parfaitement préparés à aborder les problèmes concerts de l’organisation du troisième camp dans la région du monde où les réalisations deviennent possibles en Europe.

C’est pourquoi ils sont à l’origine d’une initiative qui le mois prochain, doit réunir à Londres des délégation» venues de tous les pays européens en vue d’examiner les conditions à réaliser pour construire les Etats-Unis socialistes d’Europe.

Mais les avant-gardes internationalistes ne sont pas les seules intéressées à promouvoir cette formation d’un troisième camp socialiste et libertaire. Tous les pays actuellement réduits à l’impuissance, marchant à la dérive par suite des désaccords des grandes puissances, toutes les victimes de la guerre, de la misère, de la famine, à qui l’on ne propose qu’un type d’esclavage, le stalinien, ou un autre, le capitaliste, toutes les masses coloniales en travail d’émancipation nationale et sociale ont aussi intérêt à refuser la polarisation monstrueuse qui cherche à les enchaîner à un bloc ou à l’autre.

En bref, derrière les attitudes des groupes liés à un bloc ou à l’autre, on peut aisément distinguer les modalités d’une forme de colonisation ou d’une autre : et l’âpreté des discussions, des terrorismes aussi, dans toute l’Europe centrale et en Asie, traduit très exactement le niveau de conscience des meneurs du jeu : A Wall-Street comme à Moscou, on se rend parfaitement compte que des questions de vie ou de mort sont posées.

Oui, mais de vie ou de mort pour l’humanité aussi; de vie ou de mort pour des dizaines de millions d’hommes, pour des centaines et des milliers de grandes cités, et pour des richesses de civilisations accumulées à travers les siècles…

De sorte que le troisième camp représente infiniment, plus que les avant-gardes internationalistes qui en ont constitué l’armature : des ploutocraties ou des bureaucraties minoritaires sont prêtes à entraîner le monde dans une destruction effroyable parée qu’elles identifient (c’est normal, mais nous repoussons cette prétention) leur sort à celui de leurs esclaves…
Notre réponse et notre appel sont dans la plus pure tradition du mouvement socialiste digne de ce nom : que les esclaves s’unissent, et se débarrassent des maîtres assez insensés pour préférer la guerre à la transformation révolutionnaire de la société…

Le troisième camp celui des opprimés, doit se définir se dégager des deux autres. Il doit constituer, lui aussi,, un front de combat, un troisième front, où se retrouveront tout naturellement, les anticapitalistes et les antistaliniens de toute l’Europe.

Les soi-disant réalistes demanderont où sont nos forces…
Un premier, recensement leur répondra, de Londres, le 23 février, de la « Conférence pour les Etats-Unis socialistes d’Europe »… Remarquez bien, maintenant, les réactions des différentes organisations, en face de cette initiative : vous trouverez sans doute des citoyens de bonne foi, et qui demandent à voir avant de s’engager. Mais vous verrez aussi très certainement, ceux qui sont dès à présent résignés à voir le stalinisme s’installer partout en Europe… et ceux qui, résignés eux aussi ne peuvent imaginer le socialisme que subordonné aux intérêts du capitalisme américain.

Mais tous les travailleurs sincèrement désireux de s’évader d’une alternative qui, à elle seule, est un défi à la capacité politique des élites européennes, reconnaîtront leur camp, repousseront à la fois les séductions capitalistes et staliniennes et organiseront leur troisième front: celui du socialisme et de la liberté.


Pourquoi rester à la SFIO, extrait d’une lettre de Marceau Pivert à Marcel Brun du 25 décembre 1957

Cité par Jean Paul Joubert.


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Et tous me demandent avec angoisse pourquoi « je prête encore mon nom » à l’escroquerie politique étiquetée SFIO. Voilà la vérité: je réponds que mon devoir est d’être là, en contact avec ce qu’il y a encore de sain dans le parti. Ce serait si facile de reprendre ma liberté et d’écrire partout où l’on désirerait m’accueillir. Non. En dépit de l’atroce déchirement qu’a été pour moi le 30 août 1956 (oui j’ai failli y laisser ma peau car mon état cardiaque depuis ce jour n’est plus « compensé »), j’ai fait l’impossible pour maintenir au parti le plus de militants qualifiés et conscients… pour aider l’opposition, toute l’opposition, variée, pluraliste, mais précisément à cause de sa tradition démocratique (et aussi socialiste). J’avais envoyé ma démission d’un parti qui, construit contre la guerre, décidait la guerre contre un petit peuple. Cette démission fut reprise par mes amis, ceux de la 15° en particulier (…).

Me voici hors de combat, du moins physiquement. Voici donc le conseil que je donne maintenant: je n’insiste plus pour maintenir les copains dans le parti, chacun décide pour lui-même (…).
Mais je me refuse en même temps à faire quoi que ce soit pour livrer ce parti à une bureaucratie qui s’effondrera, tôt ou tard, comme celle de Paul Faure (…).

L’essentiel est donc de ne pas se décourager, de rester groupés en noyaux de qualité…


                                                                                                                           


Le Mouvement socialiste pour les États-Unis d'Europe (MSEUE)

Publié sur le site de la Bataille Socialiste (http://bataillesocialiste.wordpress.com/)


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Le Mouvement pour les États-Unis socialistes d'Europe, présidé par André Philip, est né à Montrouge, près de Paris, en juin 1946 de la volonté de créer une Europe socialiste indépendante des États-Unis et de l'URSS. Il s'efforce de renouer avec l'ancienne tradition internationaliste des partis socialistes et son objectif initial est de parvenir à une planification socialiste d'une Europe unie. Mais après le début de la Guerre froide, cette attitude doctrinaire va peu à peu faire place à une approche plus coopérative qui conduit le mouvement à se consacrer davantage à la construction européenne. Celui-ci change d'ailleurs de dénomination en 1947 pour devenir le « Mouvement socialiste pour les États-Unis d'Europe » (MSEUE) qui estime urgent de faire d'abord l'Europe avant de lutter pour qu'elle soit socialiste.

Ses animateurs vantent l'unification européenne mais ils ne peuvent concevoir l'Europe unie sans la présence allemande et sans la participation de la Grande-Bretagne et des pays scandinaves notamment parce qu'ils estiment ces pays davantage imprégnés de l'esprit socialiste que les Six de la « petite Europe ». Sur le plan économique, le MSEUE réclame la planification des industries de base en Europe et celle des investissements en vue de permettre aux pays sous-développés d'Europe et d'outre-mer d'accéder au progrès économique. 
Lors de la deuxième conférence internationale pour les États-Unis socialistes d'Europe qui a lieu à Montrouge (Paris) les 21 et 22 juin 1947, Marceau Pivert, membre du comité directeur de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), expose les postulats de base du comité international d'étude et d'action pour les États-Unis socialistes d'Europe qu'il préside.

Exposé de Marceau Pivert sur l’idée de l’Europe socialiste (1947)

Le mouvement en faveur des Etats Unis Socialistes d'Europe a pris naissance en pleine guerre et a été interprété par la seule organisation ayant alors la possibilité de s'exprimer librement, l'Indépendant Labour Party Britannique. Par son groupe parlementaire, sous l'inoubliable direction de James Maxton, par sa presse et ses brochures, cette avant garde socialiste clairvoyante a traduit les exigences d'une société qui court au suicide et les aspirations de tous les travailleurs demeurés fidèles à l'internationalisme prolétarien.

En février 1947, à Londres, l'idée de la solution socialiste des problèmes internationaux posés à l'échelle européenne avait déjà largement dépassé le cercle étroit des milieux socialistes révolutionnaires qui avaient maintenu leurs liaisons, tant bien que mal, à travers les terribles difficultés de la contre-révolution nazie fasciste et de la guerre. Des syndicalistes, des coopérateurs, des pacifistes, des écrivains, des résistants, des rescapés des camps de la barbarie hitlérienne, des représentants des grands peuples de couleur, des socialistes de diverses tendances se joignaient aux pionniers de l'idée socialiste européenne.

En juin 1947, à Paris et à Montrouge, le cercle des protagonistes de la Fédération des Etats Unis Socialistes d'Europe et de la planification socialiste de ses industries clés s'est encore considérablement élargi. C'est le compte rendu des travaux de cette deuxième conférence qu'on trouvera ci-dessous. Nous caractériserons brièvement l'esprit commun à toutes les activités qui s'y sont retrouvées.

1°) les militants de toutes tendances qui se réclament principalement du mouvement ouvrier (syndicaliste et socialiste) et qui ont, pour la première fois depuis la fin de la première guerre mondiale, établi un contrat fraternel autour d'une tâche commune de propagande ne se résignent pas au partage de l'Europe et du Monde en deux blocs hostiles.

2°) ils ne résignent pas non plus à la perspective ni à la fatalité d'une troisième guerre mondiale qui entraînerait le chaos et la ruine de toute la civilisation sur la planète.

3°) ils ne se placent pas sur le plan de la politique de puissance, des combinaisons diplomatiques, des équilibres de forces militaires, des zones d'influence ou des points stratégiques. Au contraire tous se placent sur le plan de l'intérêt commun à tous les travailleurs, à tous les hommes civilisés et qui sont tous solidaires, qu'ils le veuillent ou non, dans la recherche d'une solution constructive à opposer ensemble une fausse solution destructive de la violence armée et de la guerre.

4°) tous postulent qu'au-delà des positions prises par les gouvernements, les états-majors, les bureaucraties et la plupart du temps en dehors de toute consultation démocratique des masses, il y a cependant les éléments d'une conscience publique universelle qui, si on sait la mobiliser, obligera les dirigeants à modifier le cours des événements qui nous conduisent à la pire des catastrophes.

Ces postulats communs définissent les limites mais aussi le vaste domaine du Comité International d'Etude et d'Action pour les Etats Unis Socialistes d'Europe.

Nous nous proposons de propager l'idée de l'Europe socialiste, d'étudier les conditions de sa réalisation de combattre les déformations, conscientes ou non, qui tendraient à nous confondre avec les partisans d'un bloc ou de l'autre. Nous faisons appel dans notre effort à la solidarité des travailleurs américains et nous essaierons d'associer à notre entreprise les travailleurs des pays de l'Est Européen, ainsi que les travailleurs russes eux-mêmes, si malheureusement isolés du reste du monde.

Nous soulignons surtout la nécessité pour tous les travailleurs européens de se retrouver et de se définir eux-mêmes, s'ils veulent échapper aux terribles dangers d'une colonisation ou d'une autre.

Et quant au reste, nous faisons confiance aux hommes de bonne foi, aux militants syndicalistes et socialistes eux-mêmes qui devront orienter leurs organisations vers cette perspective commune. S'ils n'y parvenaient pas, non seulement l'Europe serait définitivement déchirée et asservie mais le socialisme ne serait plus qu'un rêve généreux rejeté bientôt enveloppé dans son linceul de pourpre où dorment les dieux morts.

Il aurait tout simplement laissé passer son heure au cadran de l'histoire.


 

1958 Révolution et contre-révolution en Afrique du Nord

(quelques segments de texte manquent…)
Paru dans la Revue socialiste en juin 1958 avec cette note:


N.D.L.R. — Notre ami nous avait remis en avril cet article déjà ancien pour qu’il fût publié dans la revue. Sur notre demande il récrivit le dernier chapitre « Comment en sortir », pour tenir compte des développements en cours et actualiser sa conclusion. Les événements ont été plus rapides que nous, et elle pouvait paraître déjà dépassée huit jours après avoir été écrite. Mais la pensée de Marceau Pivert n’était pas à la merci d’un épisode de la lutte. Ces lignes, datées du 25 mai, ont donc un caractère de testament politique qui les rend plus précieuses et émouvantes...
Combien il a douloureusement ressenti les événements de ces dernières semaines ! Le 25 mai, il écrivait la fin de son dernier article pour la Revue Socialiste, où il savait que, quelles que fussent les différences de pensée, il ne comptait que des amis. Déjà s’annonçait cet abandon de tout un pays qui a constitué l’abdication, au moins momentanée, de la démocratie française. Et néanmoins il ne désespérait pas : la phrase finale de son article montre à quel point l’amour de la liberté et le sentiment de la fraternité entre les malheureux de tous les pays s’unissaient en lui comme deux aspects d’une même pensée dominante. Nos lecteurs la retiendront comme le cri suprême du militant socialiste qu’a été constamment Marceau Pivert :
« C’est par la liberté pour ceux qui en ont le plus besoin, les exploités et déshérités de partout, et par leur solidarité internationale sans défaillance que l’on sauvera la liberté, rétablira la paix et écrasera définitivement les forces d’exploitation, de violence et de guerre, qui viennent de se démasquer en France, après avoir été encouragées à Alger ».


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I. — RAPPEL DES DONNEES ESSENTIELLES

a) Historiques : Pendant cinq siècles, du VII° au XIIe, les populations venues de l’Orient arabe et vivant en Afrique du Nord, furent les dépositaires et les agents de transmission d’une brillante civilisation, en fait les véritables éducateurs de tout l’Occident encore barbare. L’Islam constitue une vaste communauté de 400 millions d’individus : la France colonialiste a régné sur 25 millions d’entre eux… Elle ne veut pas lâcher les 9 ou 10 millions qu’elle a pu asservir en Algérie depuis moins de 130 ans.

b) Ethniques: Le colonialisme a longtemps utilisé les oppositions ethniques secondaires entre les Berbères et les Arabes, surtout au Maroc.

Les Berbères sont les autochtones authentiques de cette région du Maghreb : ils représentent environ 1 % de la population tunisienne, 29 % de la population algérienne, 42 % de la population marocaine : ils ont résisté à toutes les tentatives d’assimilation, d’où qu’elles viennent. Populations agricoles et d’origine inconnue, elles sont organisées en tribus fédérées et ont gardé leur civilisation, influençant même les envahisseurs arabes venus d’est en ouest à partir de 647 (comme les Grecs l’ont fait pour les Romains).

c) Politiques : De même que le réveil du Japon féodal et son entrée dans le circuit de l’industrialisme moderne sont les résultats des coups de canon de la flotte américaine cherchant à ouvrir ce pays médiéval au marché mondial, de même le réveil des populations musulmanes d’Afrique du Nord, leur volonté d’indépendance, leur homogénéité politique, sont les conséquences directes de la révolution française et de l’expédition d’Égypte: l’accoucheur du monde islamique, c’est Bonaparte. Les Karl Marx et Engels de ce prolétariat colonial sont Dejemal ed Dinel Afohni (1839-1897) et Mohamed Abdo (1849-1905).

Premier congrès arabe : Paris 1913. Premier congrès musulman : Genève 1913. « L’Etat musulman n’est pas un territoire, mais une communauté de famille, un lien de sang, une communauté de foi ». (Fondement malékite du droit public musulman).

d) Economiques et sociales :

Sur cette toile de fond, voici maintenant les conséquences de l’exploitation colonialiste :

1. — L’Algérie est conquise entre 1830 et 1834 : 25.000 propriétaires français se partagent 2.400.000 ha. (100 ha. de moyenne) et 550.000 propriétaires algériens se partagent 9.200.000 ha. (1,5 ha. de moyenne) : il y a d’autre part une poussée démographique qui a doublé la population arabo-berbère depuis le début du siècle (120.000 à 10.000 par an): la moitié de la population actuelle n’a pas encore vingt ans; résultat: au début du siècle, chaque musulman algérien dont la nourriture est basée sur les céréales, disposait de quatre quintaux par an ; aujourd’hui il n’en a plus la moitié : le colonialisme cultive la vigne et, en ce moment même, derrière la guerre et la mobilisation de 500.000 jeunes soldats, les gros colons français font 45 milliards de superbénéfices sur le vin (qui a doublé de prix à la consommation en France depuis un an)…

Moins d’un million de Français, parmi lesquels 15.000 gros colons, disposent de toute la puissance économique, politique et financière de la presse, de la banque, de la grande propriété foncière et immobilière, des transports, des représentants élus, des Gouverneurs, de la police, de l’armée, de la haute administration, règnent sur près de 10 millions de travailleurs algériens : parmi eux, six millions de pauvres fellahs (paysans) n’ont pas 19.200 fr. de revenu annuel pour vivre, et un demi-million de prolétaires s’expatrient en France : la structure sociale est donc celle d’un sous-prolétariat misérable livré sans défense à une féodalité capitaliste et terrienne importée, qui se bat pour conserver coûte que coûte son domaine d’exploitation.

2. – La Tunisie est soumise au colonialisme français (et plus précisément au début, à la Société Marseillaise du Crédit Foncier) depuis 1881 ; entre cette date et 1892, une cinquantaine de capitalistes acquièrent 443.000 ha. (16 propriétaires possèdent 416.000 ha.).

En 1937, quatre sociétés anonymes détiennent 23 % de la propriété française. Il y a environ 240.000 Européens pour 3.250.000 habitants. Mais le 1/5° seulement des terres est cultivé. La situation économique est exactement aussi catastrophique qu’en Algérie ; cependant la conquête d’une indépendance relative permet au moins à Bourguiba de poser clairement à l’opinion mondiale les vrais problèmes.

3. — De même, le Maroc est soumis à la domination colonialiste française depuis 1912, mais il a reconquis une relative indépendance au prix de luttes et de sacrifices sanglants. Là vivent environ 325.000 Européens pour 8.500.000 habitants, mais si, en quelques années, les Européens ont édifié d’immenses fortunes, il n’y a encore qu’environ un huitième (900.000 ha.) de terres cultivées (sur 7.530.000 ha.), et l’état de misère est lamentable, alors que le sol et le sous-sol sont riches.

II. — LA SITUATION EN ALGERIE AU MOMENT DE LA LIBERATION DE LA FRANCE

a) Colonisation : Sur 26.153 colons européens, 8 % possèdent moins de 10 ha.; 2,24 % de 10 à 50 ha. ; 15,5 % de 50 à 100 ha. ; 73,4 % plus de 100 ha.  Exemple : le Domaine Dusaix : 18.000 ha. ; la Compagnie Algérienne : 100.000 ha. (Banque Union Parisienne Mirabaud) ; la Compagnie Genevoise : 25.000 ha. Une centaine de gros viticulteurs (400.000 ha.) produit presque exclusivement pour l’exportation 20 millions d’hectolitres.

Le mécanisme de l’exploitation colonialiste est d’ailleurs généralisé et lisible comme dans un livre, dans ces deux chiffres :

Valeur d’une tonne de marchandises exportées : 20.300 fr. Valeur d’une tonne de marchandises importées : 76.512 fr

Et, naturellement, tous les bénéfices réalisés, ou à peu près, sont investis ailleurs que dans les pays colonisés ; la loi du talon de fer capitaliste s’impose à la marchandise-travail : les salaires agricoles de 300 fr. sont courants, encore actuellement ; ils étaient de 1 fr. à 1 fr. 50 par jour de 1871 à 1914, de 4 à 8 fr. par jour entre 1914 et 1935 ; de 12 fr. par jour en 1941 ; de 130 fr. par jour en 1947 (alors que dans la Métropole le salaire minimum vital était fixé à 7.500 fr. par mois).  Enfin, toute la grosse colonisation, qui était en majorité pétainiste, avait confisqué les bonnes terres et refoulé les malheureux fellahs (surtout les Kabyles à qui on a volé 2.630.000 ha. après l’insurrection de 1871), vers, les mauvaises terres des Hauts Plateaux et des Djebels. pas de lois sociales pour les serfs !

L’industrialisation est limitée à l’extraction minière :

Au cours de la seule année 1945-1946, la Compagnie des Phosphates de Constantine augmente ses bénéfices de 136 %.

Les Phosphates du Kouif appartiennent au Groupe de Peyer- Rimhoff qui règne sur les houillères ; lui fut secrétaire du Gouvernement Général d’Algérie, contrôla Dourges, la Sarre et la Moselle, la Truyère, le Crédit National et fut président ou administrateur de 30 grands trusts.

Les mines de fer de l’Ouenza appartiennent au Groupe Rothschild, l’un des représentants les plus authentiques de la haute finance internationale, dont M. René Meyer est l’expression politique : c’est celui-ci qui « exécuta » le gouverneur général Yves Chataigneau, à cause de sa politique trop favorable aux masses musulmanes; c’est lui qui « exécuta » Pierre Mendès-France, en raison de sa politique en Indochine et en Tunisie… Tout est donc clair.

Les mines de fer de Beni-Saf et du Zaccar sont entre les mains de la Banque Mirabaud (nickel, cuivre, Pennaroya-Bor, Ports, Affrètements,l’un des groupes qui contrôlent l’économie algérienne…).

Résultat : on paie en 1946, 3.000 fr. par mois le mineur de fond (7.500 fr. en France), 150 fr. par jour le maçon spécialisé dans la restauration des mines romaines de Djemila… Et à Alger, on paie alors une paire de petits ciseaux exactement le prix d’un quintal de fer de Beni-Saf.

b) Capital humain: la mortalité infantile est, à cette époque, de 60 à 70 % chez les musulmans. Il y a 128 médecins de colonisation pour une superficie grande comme la France ; 64 hôpitaux auxiliaires (moyenne : 15 lits) ; 400.000 victimes annuelles de la tuberculose; 30 % de la population sans école… Certes, des investissements publics vont améliorer certains aspects de ce paysage effrayant entre 1945 et 1955 : 50 % seront fournis par la métropole : des barrages, des écoles, des hôpitaux, des routes, des ports, des vaccinations méthodique… Mais la pieuvre colonialiste suce le sang de ce peuple. Les Banques et groupes d’affaires Hottinguer, Vernes, de Neuflize, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Banque d’Indochine, les Borgeaud, Blachette, Alain de Serigny, Schiaffino (Transports), les filiales de Saint-Gobain, de Pechiney, des Huiles Lesieur, des Ciments Français contrôlent le charbon, le manganèse, le zinc, le fer, le pétrole, les phosphates, le liège, l’alfa, les agglomérés, le agrumes, le tabac… et même des colonialistes de second ordre ont empêché Y. Chataigneau de développer les frigorifiques qui auraient mis en réserve, en temps d’extrême sécheresse, les moutons condamnés à l’abattage : on les vend alors pour presque rien ît des marchands des Alpes qui les engraissent et les revendent pendant que les fellahs meurent de faim…

Toutes ces bouches avides de profiteurs de la misère d’un peuple s’entendent à merveille : les subventions vont dans leurs poches : en 1954 : 42 milliards aux Européens, 2 milliards aux Algériens à 1.800 calories (France : 3.000) et qui accroissent leur nombre à 25 % (France 7 %), pour l’ « équipement». La presse est entièrement sous leur contrôle, et c’est pourquoi elle parle en maîtresse : « M. Robert Lacoste doit demeurer ministre résidant en Algérie ». (« L’Echo d’Alger », M. Alain de Serigny, 26 mai 1957).

Et tout le monde s’incline… Et Robert Lacoste, socialiste, bombe le torse : « Vous voyez, je suis là… toujours là… ». Il est trop évident que le « capital humain » qui « intéresse » ces grands féodaux et leurs agents d’exécution est d’abord le capital docile, soumis, servile, des beni-oui-oui ! Reste à savoir ce qu’en pensent les exploités, ceux qui réclament, plus encore que « du plomb ou du pain » comme les premiers canuts lyonnais de 1832, un minimum de dignité et des droits élémentaires qu’on leur a toujours refusés.

III. – DIFFERENCIATIONS MAGHREBINES

Pour bien comprendre que la « clé » de la situation de l’Afrique du Nord est  l’Algérie, il faut considérer les différences sociologiques nées de la durée relative de la colonisation :

a) Au Maroc, 44 ans de colonisation ont été basés sur l’alliance de l’impérialisme français avec les formes les plus rétrogrades du féodalisme médiéval: le prototype de  « l’allié » de la France était le fameux pacha-bandit de Marrakech, El Glaoui, maître absolu de ses esclaves, traitant ses paysans plus durement que ne le faisaient les seigneurs de l’an 1000, titulaire d’une fortune colossale, contrôlant la production des olives, le commerce et la traite des blanches, organisateur de festins et orgies inouïs avec les grand pourvoyeurs de maisons closes et les danseuses de boîtes de nuit parisiennes, etc.. etc.

La complicité des généraux Juin et Guillaume, de Laniel et Bidault avait fait de lui le grand électeur du sultan Ben Arafa. Les colons fascistes français avaient massacré les syndicalistes et les nationalistes, occupé la Résidence, dirigé le coup de force des corrompus et des exploiteurs contre un peuple cherchant à se moderniser et à reconquérir son indépendance: ce peuple, grâce à l’Istiqal et à un Sultan moderniste, a finalement imposé sa loi aux énergumènes qui s’étaient arrogé le droit de parler et d’agir au nom de « la France »; l’étape en cours de développement, dans un pays ouvert sur l’Atlantique et sur la Méditerranée, touchant aux confins du Sénégal et du Sahara, c’est l’étape démocratique-bourgeoise d’organisation et de développement industriels au cours de laquelle le mouvement syndical et politique moderne jouera nécessairement un rôle de plus en plus actif (et d’autant plus efficace qu’il aura pris conscience de ses liens de solidarité avec ses autres frères du Maghreb et avec la classe ouvrière internationale).

b) En Tunisie, l’époque féodale est déjà liquidée : 70 ans de promesses et de mensonges colonialistes, de combats sanglants et de crimes ont fait mûrir une véritable révolution démocratique-bourgeoise appuyée par un puissant mouvement syndical conscient de la nature des problèmes modernes qui lui sont posés ; le Mouvement Nationaliste (Néo-Destour) a naturellement réuni toutes les tendances, de Ben-Youssef à Hedi Nouira et soutenu la Cour beylicale au moment de la lutte contre le colonialisme français : la dernière tentative de force de celui-ci, déclenchée par le MR. P. Maurice Schumann, Sous la direction effective dies Puaux, Colonna, Casabianca, l’ambassadeur Hautecloque (15 décembre 1951, janvier-mars 1952 : déposition et arrestation des ministres tunisiens) provoque la résistance armée. On arrive ainsi au ministère Mendès-France, dans une Chambre où l’ « arithmétique parlementaire » (selon l’excuse invoquée par Guy Mollet pour l’Algérie) révèle l’existence de six tendances inconciliables… et une impuissance lamentable. Alors, avec l’appui des voix radicales, socialistes et communistes (et même la caution du maréchal Juin, invité à couvrir de sa présence à Carthage le geste d’un homme de gouvernement), la question tunisienne est résolue à la satisfaction des deux peuples. Entre temps, en décembre 1952, l’une des meilleures têtes syndicalistes tunisiennes, Fahrat Hached, avait été lâchement massacrée par le gang fasciste colonialiste… Mais Habib Bourguiba a fait ses classes de militant dans les prisons et sur les îles, il incarne la volonté de son peuple : le devoir des socialistes dignes de ce nom n’est pas de souligner tel ou tel trait secondaire de son caractère, de le critiquer (d’un endroit d’où l’on ne risque rien)

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ses « chefs » dirigés « d’en haut », iront rejoindre Markos et Rakosi, et les centaines de « chefs provisoires » liquidés par les totalitaires qui « dirigent » faute de mieux (et puisque les masses se laissent faire) le jeu diplomatique au nom d’une « révolution techno-bureaucratique »…

Mais alors on comprend beaucoup mieux l’acharnement des calomniateurs du M.N.A. et même cette extraordinaire campagne de « publicité à l’envers », à coups de millions, et de journalistes stipendiés, et même d’ « écrivains » comme ce Francis Jeanson, si justement accroché par Yves Dechezelles (Cf. « La Commune », n° 7), et qui « justifie» l’assassinat des meilleurs militants messalistes (comme dans « Les grands cimetières sous la lune », l’écrivain Bernanos présentait le POUM comme une organisation fasciste). Cette « campagne » (l’enfance de l’art pour les fascistes et les staliniens : affirmez avec force, répétez toujours, et vous créerez un fait !!!…) a touché à ce point les milieux SFIO qu’elle a alimenté dès le début (malgré des avertissements et précisions, auxquelles André Ferrat apportait sa confirmation) la volonté de recherche d’une solution de compromis diplomatique avec le F.L.N. seul: voyages au Caire, à Moscou, à New-Delhi… Tout cela a lamentablement échoué puisque la seule issue était une vision socialiste du problème posé… et qu’on s’y refusait avec arrogance. « Le M.N.A. n’existe pas en Algérie ». Vingt fois cette affirmation a été répétée par les « grands spécialistes » du Parti… Cependant , citons un fait : à Athènes, en tête-à-tête avec des socialistes syriens du Baath qui nous disaient la même chose, Y. Déchezelles révéla : « Sur les vingt derniers condamnés à mort, exécutés, savez-vous leur appartenance ?  Non ? Eh bien, il y avait douze MNA et huit FLN… Pour un parti qui « n’existe pas » ou qui est « de mèche » avec Lacoste, c’est tout de même curieux »…

La vérité c’est que le M.N.A. est demeuré constamment fidèle à son programme d’origine.  « Seul, affirme-t-il, le peuple algérien, loyalement consulté, est qualifié pour disposer de lui-même… L’émancipation nationale et sociale des peuples du Maghreb comme de tous les peuples victimes de l’exploitation coloniale ne peut pas être octroyée de l’extérieur: elle ne peut être que conquise de l’intérieur, par l’effort propre des travailleurs organisés »…

Ainsi, la révolution anti-colonialiste en Afrique du Nord trouve son interprète authentique dans ce parti qui, à base rigoureusement prolétarienne, revendique avant tout le droit à toutes les libertés fondamentales de l’homme, à toutes les libertés d’organisation, de presse, de propagande, d’activité politique et syndicale, de consultation loyale des populations, de démocratie réelle, d’indépendance de classe et d’autonomie par rapport aux grands blocs stratégiques qui se partagent le monde. C’est sur le mouvement ouvrier, syndicaliste et socialiste non-aligné, non-intégré dans un jeu impérialiste, qu’il compte exclusivement : c’est donc bien l’un des éléments les plus solides, l’une des bases d’attente les plus éprouvées par plus de trente années de persécution ou tentatives de corruption qui n’ont pas entamé sa pureté intransigeante qui, actuellement, existe en Algérie et en France, autour de Messali et du M.N.A. Et c’est pourquoi nous répétons avec plus de force et de conviction encore qu’il y a deux ans : « La liberté des peuples d’Afrique du Nord, la paix en Algérie sont des tâches concrètes, immédiates, auxquelles doivent se consacrer toutes les forces du socialisme démocratique international ».

VI. COMMENT EN SORTIR ?

1. – Cependant les faits sont « durs comme du granit »… et il n’y a pas, à notre connaissance, de théorie générale plus efficace pour les comprendre et y insérer la volonté des hommes, que notre vieille doctrine, plus jeune que jamais, du socialisme démocratique international. La confirmation de son caractère universel, scientifique, et de nécessité historique, est éclatante lorsqu’on observe les révolutions techniques prodigieuses de notre temps, et la plus grande révolution politique de tous les temps, le mouvement d’émancipation des peuples coloniaux, conséquence, précisément, de l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale…

2. – Il y a donc des vérités « chirurgicales » à mettre en évidence pour le mouvement démocratique et ouvrier français: cette direction du Parti que nous avons contribué à porter au pouvoir a eu antérieurement des initiatives heureuses pour la réévaluation de notre méthode au lendemain de la Libération: des semaines d’études, à Meung, en présence même de socialistes d’Europe centrale influencés par le stalinisme, à Saint-Brieuc sur les perspectives de l’Europe socialiste, les journées d’études sur les problèmes de « l’Union française », les comptes rendus de la conférence des socialistes d’Asie (Rangoun) par André Bidet… tout cela aurait dû éclairer la route en face du difficile problème de la décolonisation de l’Afrique du Nord. Hélas, c’est en foulant aux pieds toutes les conclusions de ces travaux d’investigation collective qu’on a fait le lit de la dictature militaire, et préparé la situation tragique qui nous met au bord de la guerre civile, avec des forces démocratiques et ouvrières encore intactes, mais complètement désarmées idéologiquement, et livrées à une double attraction : gaullisme ou « communisme ». Le moins qu’on puisse demander aux hommes responsables, conscients ou inconscients de cette tragédie, c’est qu’ils disparaissent de tout poste de responsabilité dans le Parti.

3. – Il y a heureusement des ressources dans ce Parti, dans la classe ouvrière, dans le pays républicain… et dans le mouvement international qui nous observe avec angoisse. Mais il suffit de voir ce qu’on en a fait jusqu’à ce jour. Si, par exemple, un militant a vu clair, ici (comme notre regretté Louis Caput sur place), dans la situation indochinoise, c’est Oreste Rosenfeld. Et il a dit ce qu’il fallait dire dès janvier 1956 sur l’Algérie… et certains de ses discours, devant l’Assemblée de l’Union Française, bien avant le drame, sont prophétiques. Qu’en a-t-on fait ? Il était responsable de la commission internationale, directeur du « Populaire-Dimanche ». Le Parti a dans ses rangs l’un des plus grands spécialistes des questions méditerranéennes, Ch.-André Jullien, choisi en 1936 par Léon Blum. Qu’en a-t-on tiré ? L’un des meilleurs spécialistes, et probablement le seul ambassadeur d’esprit profondément socialiste, connaissant à fond les questions africaines, balkaniques, du Moyen-Orient, et peut- être aussi mieux que d’autres le sens général de ce qui se passe en Russie: le seul gouverneur général d’Algérie, en tout cas, ayant vu son prestige grandir auprès des musulmans, dans la mesure même où les néo-colonialistes servaient les desseins de la féodalité d’Alger, c’est Yves Châtaigneau. Qu’en a-ton fait ? Pourquoi n’est-il pas ambassadeur au Caire ? Et il y en a bien d’autres, chassés du Parti, comme André Philip, lui qui n’a jamais eu la moindre défaillance en ce qui concerne les valeurs éthiques fondamentales du socialisme… Tout cela doit être demandé aux militants du Parti qui ont, eux aussi, de lourdes responsabilités dans la mesure où ils ont laissé faire ou même acclamé les forces autoritaires et nationalistes et bellicistes dans le parti ; car tout cela prouve qu’on ne peut pas servir à la fois la contre-révolution et les aspirations permanentes et croissantes des masses déshéritées qui cherchent partout plus de liberté pour conquérir plus de bien-être.

4. – L’idée, absolument fausse, qui a conduit les socialistes allemands dans les bras de Hitler, c’est qu’on peut défendre les institutions démocratiques, créées pendant la période ascendante de la prospérité bourgeoise, sans faire appel à l’ensemble des forces prolétariennes, … La « révision déchirante » doit donc être faite dans le Parti si l’on veut sauver les institutions démocratiques, en dehors desquelles il n’y a pas de société socialiste concevable : notre divergence essentielle avec le stalinisme (mais notre sympathie inconditionnelle  à l’égard des travailleurs que nous aurions dû mieux éduquer ne nous en est que plus naturelle) demeure donc:  seulement, c’est du point de vue de la construction d’une démocratie réelle, dans laquelle le travail contrôlera enfin le capital que nous nous plaçons.

5. – Quelles sont maintenant les conclusions pratiques immédiates : est-ce faire preuve de trop d’optimisme que de faire confiance, malgré tout, aux forces républicaines, à toutes les traditions démocratiques qui ont fait le prestige et le rayonnement de notre pays, et, enfin, à toutes les forces ouvrières sans exception pour briser la tentative de putsch gaulliste ? J’ignore comment et quand ces lignes paraîtront, mais j’affirme ici cette confiance : rien n’est perdu si les … hors du Parti que dans ses rangs, mais nous allons les retrouver tous), pour conduire cette bataille jusqu’à la victoire.

Et d’abord, que le gouvernement fasse son métier : qu’il gouverne, frappe sans pitié, de toute la rigueur des lois républicaines, les traîtres et les factieux : qu’il fasse immédiatement la lumière sur les auteurs du complot; le maximum d’autorité contre les apprentis-sorciers de la dictature et le maximum de liberté d’initiative, de confrontation permanente, dans une tolérance fraternelle sans exclusive, à l’égard des forces démocratiques et ouvrières mobilisées.

Car finalement c’est par la liberté pour ceux qui en ont le plus besoin, les exploités et déshérités de partout, et par leur solidarité internationale sans défaillance que l’on sauvera la liberté, rétablira la paix et écrasera définitivement les forces d’exploitation, de violence et de guerre qui viennent de se démasquer en France… après avoir été encouragées à Alger…


Juin 1936 et les défaillances du mouvement ouvrier

Article de Marceau Pivert paru dans La Revue socialiste N° 98, 4 juin 1956


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« Nous savons maintenant que notre vérité était une demi-vérité, notre combat une lutte dans le brouillard, et que ceux qui souffrirent et moururent en ce combat étaient des pions d’un jeu très compliqué entre les deux prétendants totalitaires à la domination mondiale ». Koestler (Hiéroglyphes, p. 390).

« Prononcer les mots de « fascisme », de « course aux armements », de « dangers de guerre », c’est en réalité évoquer à la fois l’aspect actuel et permanent d’un problème posé au prolétariat mondial et, par voie de conséquence, les efforts obligatoires des diverses sections nationales pour coordonner l’action prolétarienne contre le capitalisme, de façon à écarter d’abord, à extirper ensuite du monde les causes de ces périls qui croissent avec le temps ». Bracke, Rapport de la délégation S.F.I.O. à l’I.O.S. pour le XXXI° Congrès National (1936).

L’écrivain Koestler, qui fut un ardent communiste jusqu’en 1937, a découvert peu à peu le « jeu très compliqué » qui a fait de la malheureuse Espagne le champ clos d’une lutte obscure où se sont affrontées la révolution sociale et la contre-révolution fasciste – la démocratie et la tyrannie et les alliances militaires en formation avant la deuxième guerre mondiale.

Le vénéré et regretté militant socialiste internationaliste, lui, précise bien où se trouvent les sources de notre anxiété périodiquement renouvelée. Et il embrasse d’un coup d’œil la seule force capable de découvrir puis d’imposer une solution aux problèmes posés : le prolétariat international. C’est donc sous cette double évocation que sera entrepris le présent essai d’interprétation des événements de 1934 à 1938. Nous ne nous dissimulons pas les difficultés de cette tâche : cette époque est à la fois si proche et si éloignée. Si proche par certaines analogies avec le présent, si éloignée par l’ampleur et la profondeur des bouleversements survenus dans le monde au cours de ces vingt dernières années ! Et puis nous n’avons peut-être pas les qualités d’impartialité qu’on est en droit d’exiger d’un « historien ». Aussi bien, c’est plutôt à titre de « participant passionné » à la vie du parti au cours de ces années décisives que nous entreprenons cette rétrospective. Avec cette circonstance aggravante : les méthodes, les critères, qui nous ont permis de nous orienter alors nous semblent, plus que jamais, les plus sûrs instruments d’investigation pour déterminer l’action socialiste à entreprendre aujourd’hui. Nos lecteurs, du moins, en jugeront en toute indépendance.

Comment donc sommes-nous passés des journées de février 1934 à celles de juin 1936 et à l’échec lamentable de la grève générale du 30 novembre 1938 ? Comment nos espoirs se sont-ils dissipés, effondrés, dans la guerre, le fascisme, la misère, la ruine ? Est-ce que notre « programme d’action », en 1936, était insuffisant ? Ou est-ce que notre « doctrine » était mal assurée ? Est-ce que nous avons été victimes de notre propre faiblesse de volonté révolutionnaire ? Ou bien est-ce que, décidément, l’ennemi de classe, le fascisme international, avait conquis sur nous une supériorité écrasante ? Mais alors, pourquoi lui et pas nous ? Pourquoi et comment avons-nous été vaincus en tant que socialistes (car une guerre, même « victorieuse », est toujours une défaite pour le socialisme) ? Etions-nous, en juin 1936, à la dernière étape d’un processus de décadence de toute la société européenne ? Ou bien aurions-nous pu en faire l’aube d’une nouvelle renaissance ? La destruction du fascisme par la guerre était-elle la seule voie offerte ? (Et d’ailleurs est-il vraiment détruit ?). N’y avait-il pas un autre moyen de lui régler son compte, et définitivement ? Toutes ces questions se posent ici. Mais elles n’ont aucun intérêt si elles ne sont pas destinées à éclairer notre route aujourd’hui même. Un militant de juin 1936 demande ici à faire le point dans l’intention presque exclusive de fournir aux militants de juin 1956 des éléments de comparaison, des enseignements expérimentaux bien établis, et qui doivent favoriser une prise de conscience des responsabilités à prendre.

VUE D’ENSEMBLE.

La crise économique qui a secoué terriblement le régime capitaliste en 1929 aux Etats-Unis s’est étendue à l’Europe en 1930 — et à la France en 1932. Le chômage est alors devenu effrayant ; la production a décliné ; le commerce s’est arrêté ; la misère a ravagé les foyers de millions de travailleurs ; les nations se sont enfermées dans des systèmes d’autarcie ; et le fascisme, alimenté par les caisses noires du grand capitalisme, est monté au pouvoir. Son premier objectif vise à briser toutes les organisations ouvrières, à dénoncer et détruire leur « internationalisme » (souci bien inutile car trop de prolétaires limitent leur intérêt au cadre étroit de leur nation, à l’image de leur propre bourgeoisie : le slogan des néosocialistes sera : ordre, autorité, nation !). Toutes les couches de la société en crise se laissent plus ou moins corrompre par l’idéologie fasciste ; les socialistes sont parmi les plus farouches résistants : il faut les détruire. « Sachez qu’il faut en finir avec la social-démocratie », déclarait, le 12 janvier 1934, le Père Bichlmaier, supérieur des Jésuites, homme de confiance du Vatican, au « petit Bauer », chef de la ligue des socialistes religieux d’Autriche (1). Et l’attaque aura lieu, en février, à peu près en même temps en Autriche et en France, avec les mêmes objectifs. Malgré l’héroïsme et l’organisation des socialistes autrichiens, au milieu d’une Europe centrale déjà submergée par le clérico-fascisme et le nazisme, la petite Autriche sera livrée à la dictature du grand capitalisme et de ses mercenaires.

En France, la victoire du fascisme est rendue impossible par la réplique des masses populaires sous la direction du Parti Socialiste. Dès le soir du 6 février, la recherche systématique de l’unité d’action et, dès le 12 février, la grève générale déclenchée par la C.G.T. avaient préparé les rassemblements ultérieurs, unissant toutes les forces démocratiques et ouvrières. Il faudra cependant plusieurs mois au parti communiste pour qu’il se range sur les positions du parti socialiste. Et quand il s’y résigne, c’est encore « à titre d’essai », selon les instructions du VII° Congrès de l’Internationale communiste. La « nouvelle tactique non sectaire », alors, a un but très précis : le Front Populaire doit favoriser l’établissement d’un pacte d’alliance militaire entre la France et la Russie soviétique. Dès que le pacte est signé, le 2 mai 1935, le mouvement de masses, qui croît spontanément, invinciblement, acquiert une ampleur jamais connue : le 14 juillet 1935, 700.000 manifestants (dont 40.000 Nord-Africains) défilent sur le Cours de Vincennes (Au même moment, malgré la propagande officielle et l’invitation du gouvernement, 25.000 Croix de Feu seulement montent à l’Arc de Triomphe). La courbe du fascisme s’infléchit à partir de ce moment précis. Celle des forces antifascistes monte de mois en mois. D’immenses perspectives vont donc s’ouvrir devant le prolétariat français s’il se considère comme l’une des fractions du prolétariat international. Il est unifié par un pacte d’action commune. Et le Parti Socialiste pousse à l’unité organique. Mais, pour le Parti communiste, il ne s’agit ni de l’unité loyale, ni de la révolution socialiste. Il s’agit seulement de surveiller l’exécution du pacte franco-soviétique. Si l’on croit que la guerre s’approche, et si l’on est décidé à y entraîner le prolétariat, on ne doit rien faire qui puisse affaiblir la capacité militaire de la bourgeoisie — ce qui veut dire qu’on ne peut plus mettre en cause la domination de classe de celle-ci — on recherchera donc la collaboration parlementaire, sinon gouvernementale la plus large — et l’on s’alignera au besoin sur les éléments les plus modérés au risque de ne pouvoir satisfaire les aspirations des masses populaires. On mettra ainsi une sourdine à la campagne contre la loi, de deux ans. On dénoncera les internationalistes comme des alliés des nazis (les arguments employés par Lénine et Trotsky contre les « social-patriotes » s’adresseraient à plus juste titre, vingt ans plus tard, à la propagande chauvine du Parti communiste). Mais qu’importe : Staline a toujours raison ; le chauvinisme antiallemand deviendra à partir d’août 1939 une collaboration avec les nazis contre la France; et à partir de 1941, on reviendra au nationalisme « antiboche ».

Toute l’histoire des espérances déçues, des défaites sanglantes, et de l’impuissance totale du mouvement ouvrier français (et international) se lit dans cette subordination simultanée des socialistes aux alliances militaires et des communistes à la diplomatie russe. Mais les socialistes, au moins, tenteront l’impossible, à travers toute cette période dramatique, contre la course aux armements, pour réformer la structure de l’économie française et même aider la République espagnole, traîtreusement attaquée par le fascisme international, tandis que les communistes exécuteront servilement toutes les instructions staliniennes, c’est-à-dire d’une bureaucratie contre-révolutionnaire.

Pour découvrir l’explication profonde des discussions, polémiques, confusions, manœuvres et atermoiements qui ont illustré la difficile gestation du Rassemblement (ou Front) Populaire et de son programme, il faut souligner une double volonté, antisocialiste : celle de la bourgeoisie capitaliste bien décidée à résister par tous les moyens aux transformations révolutionnaires de structure, et celle du parti communiste, bien décidé, lui, à paralyser toute tentative socialiste révolutionnaire.

Autour des négociations des chefs des grandes organisations gronde un formidable mouvement de masse qui a pendant quelques jours, au début de juin, ses propres lois de développement spontané, mais qui se laisse aussitôt « ré-encadrer » lorsque Thorez lui demande de « savoir terminer une grève ». Ainsi les socialistes sont contraints, peu à peu, par les conditions mêmes dans lesquelles le Parti communiste et ses alliés radicaux ont engagé la lutte, de subir les défaites partielles qui conduiront l’ensemble de la classe ouvrière à la défaite totale.

Certes, il y a aussi des responsabilités socialistes dans l’échec final, mais pour les apprécier à leur juste proportion, il ne faut jamais oublier les deux mâchoires de l’étau qui se sont serrées peu à peu autour du Parti : la politique internationale de l’impérialisme capitaliste et la politique internationale, contre- révolutionnaires, du stalinisme.

FACE A LA CRISE : LE PROGRAMME SOCIALISTE.

C’est le XXXI° congrès national du Parti (Toulouse, 20-25 mai 1934) qui marque le mieux l’énorme progression politique consécutive à la tentative fasciste du 6 février 1934. Tout le compte rendu sténographique est à relire : il révèle le bouillonnement intense des idées, les tendances profondes, les divergences tactiques: le thème généralement adopté est résumé ainsi par Jules Moch (2):

« Lutter contre le fascisme, c’est essentiellement lutter contre le capitalisme, pour le socialisme ».

L’alternative « fascisme ou socialisme », qui ne plait guère à Paul Faure ou J.B. Séverac, est, au contraire, brandie comme un drapeau par les jeunes planistes, par Deixonne, par Rivière, par André Philip. « Maintenant, déclare celui-ci, les réformes ne sont plus possibles… Nous sommes entrés depuis 1914 dans la période de la révolution mondiale » (3).

Et Jean Le Bail pose, avec une clarté prophétique, la même alternative sur le plan de la politique internationale : « Vous serez obligés, sous la poussée des événements, de faire l’unité… Vous serez conduits à aller à Moscou demander aux hommes de là-bas s’ils préfèrent à l’unité une alliance militaire avec M. Doumergue » (4) .

La réconciliation de toutes les forces nationales et internationales de la classe ouvrière pour une action commune en direction de la révolution socialiste, telle est, en mai 1934, la pensée dominante de l’immense majorité des militants socialistes. A l’heure où l’on doit enfin apprécier du point de vue de la classe ouvrière internationale les responsabilités de Staline, il n’est pas inutile de mettre en évidence que c’est lui qui a choisi l’autre alternative, lui qui a préféré les alliances impérialistes à celles des forces révolutionnaires : beaucoup de socialistes, ensuite, désorientés, découragés, démoralisés, comme la classe ouvrière elle-même, ont pu errer jusqu’à la résignation au fascisme sous prétexte de pacifisme — ou changer d’idéologie, devenir nationalistes, en s’associant à l’union sacrée contre les menaces et les agressions fascistes. Un coup d’œil rétrospectif oblige à constater que les révolutionnaires clairvoyants étaient alors dans les rangs socialistes et non pas dans les rangs moutonniers des staliniens sans boussole. Quant à Lebas, il relève vertement ceux qui, « pour conquérir les classes moyennes », demandent de laisser tomber les quarante heures : « Les réformes et revendications ouvrières doivent être portées par le groupe parlementaire comme des armes contre tous les partis bourgeois ».

« LE PROLETARIAT NE DOIT AVOIR CONFIANCE QU’EN LUI-MEME » (5).

Vincent Auriol confirme : « On ne compose plus avec le capitalisme dans la crise où nous sommes, le capitalisme, exige qu’on se soumette, qu’on recule, qu’on subisse sa loi, ou bien qu’on se batte si l’on veut obtenir la moindre réalisation ».

Il aperçoit aussi que « la solution des problèmes actuels ne peut être cherchée et trouvée que sur le plan international ». Ses propositions de programme d’action sont reprises dans la motion finale « Exigeons que le socialisme soit mis en état de donner sa mesure » (6) .

Bracke est optimiste sur les chances de l’unité « malgré la mauvaise volonté communiste, c’est nous qui la voulons, c’est nous qui la ferons : nous réaliserons l’unité indispensable à la victoire totale du prolétariat » (7).

Enfin, Léon Blum, avec sa lucidité habituelle, ramasse les éléments des différentes interventions pour en faire une synthèse cohérente : « Pas de divergences d’ordre doctrinal, mais seulement d’ordre pratique » : « Le parti socialiste réclame le pouvoir ». En ce moment, « la détention du pouvoir devient un acte de défense (…), (elle) nous permettra de réaliser la transformation sociale ». Mais, pour tenir compte des réserves de Paul Faure, J.B. Séverac, Louis Lévy, sur l’alternative « socialisme ou fascisme », Léon Blum concède que nous n’avons peut-être pas intérêt à la poser sous cette forme : « ou eux, ou nous ».

Il faut cependant prendre comme objectif fondamental la lutte contre le fascisme, et il précise bien que cette lutte comporte aussi une organisation d’auto-défense. De même, l’état du capitalisme peut l’amener à accepter des réformes de répartition, comme aux Etats-Unis.

« Le socialisme est toujours contre le capitalisme, seule la tactique peut changer selon les circonstances ». L’idée-force de la propagande socialiste, au lendemain du 6 février, doit être « une affirmation aussi convaincue qu’énergique… que ce à quoi on s’engage sera tenu, c’est qu’il n’y aura pas de résolution devant laquelle on reculera, pas de sacrifice devant lequel on reculera, pour tenir l’engagement qu’on a pris ».

Le caractère révolutionnaire de la situation créée par le 6 février est souligné par Léon Blum dans ce passage.

« Un devoir de franchise s’impose à tous… la nécessité d’une organisation défensive… résulte du fait que, « dans certaines circonstances, quelle que soit l’autorité du gouvernement, il est dans l’impossibilité de se servir de ses forces pour répondre aux mouvements dirigés aux mouvements dirigés contre lui, même s’il s’agit d’une agression violente ». (8)

« Nous devrons nous préparer à un mouvement défensif, le cas échéant à un mouvement de contre-offensive… Le poids de la masse prolétarienne, de la masse populaire, de la majorité de la France, peut, à un moment donné, tomber massivement dans la balance de l’histoire… Nous ne devons pas écarter de nos espérances ce que j’appelai, en 1919, l’aléa révolutionnaire, aléa qui peut réduire les risques de la violence. [»]

Enfin (9)

« Il faut dire: voilà ce que nous ferons quand  nous serons au pouvoir… rien ne nous fera dévier… rien ne nous arrêtera… Rien ne peut nous empêcher d’aller plus loin, vers le socialisme… Le simple problème du chômage peut nous mettre en état de mobilisation sociale, analogue à la mobilisation de la guerre, pour briser toutes les résistances issues de toutes parts…[»]

C’est Léon Blum qui rapporte devant le congrès la motion adoptée, qui servira de référence pour toute la période ultérieure (10) :

« Choisir entre fascisme et démocratie, c’est, aujourd’hui, choisir entre fascisme et socialisme. Le Parti socialiste revendique le pouvoir et se déclare résolu à le conquérir parce que cette conquête est la condition de la victoire ».

Suivent les différents chapitres du programme où l’on trouve :

« la réduction de la durée de travail sans diminution de salaire;
— la socialisation du crédit et des assurances;
— la créations d’offices publics pour l’agriculture ;
— la socialisation des grandes industries monopolisées : chemins de fer, mines, électricité, etc… (en vue d’abaissement des tarifs pour une réduction générale des prix de base profitant à toute l’économie ;
— la détente fiscale et la répression de la fraude, etc…
…mesures considérées comme une base de départ vers la réalisation du socialisme ».

Cette motion de Toulouse souligne encore :
« d’une part qu’aucune de ces mesures initiales n’a la moindre chance d’être pleinement réalisée tant que le socialisme n’aura pas le pouvoir, et, d’autre part, une fois installé au pouvoir, le Parti, dominé par le sentiment de sa mission révolutionnaire, ne pourrait se laisser enchaîner ou limiter par aucun plan ou par aucun programme.
L’opinion populaire veut savoir surtout si l’on est résolu à ne pas dévier et à ne pas fléchir.
Le Parti s’engage avant tout à agir
… A agir pour la conquête du pouvoir.
A agir, une fois au pouvoir, avec une énergie inflexible en allant aussi loin qu’il le faudrait dans la voie qui est la sienne, vers les objectifs qui sont les siens.
A ne se laisser arrêter ou détourner par aucune forme de résistance. A briser tout ce qui ferait obstacle à la souveraineté populaire dont il serait l’instrument.
… Le Parti compte avant tout sur la force propre, autonome, du prolétariat ouvrier et paysan ».

LA MARCHE VERS LE PROGRAMME COMMUN.

Pendant que le mouvement de masse se développe à travers le pays, les relations s’améliorent entre les organisations antifascistes : à l’occasion d’une crise ministérielle, le 5 juin 1935 (chute de Bouisson sur les pleins pouvoirs — 260 voix contre 262), les premiers contacts officiels ont lieu, à la Chambre, entre les élus radicaux, socialistes et communistes.

Les socialistes lancent l’idée d’un gouvernement chargé de consulter immédiatement le pays. Thorez demande que la « délégation des gauches soit constituée et qu’un programme soit pris dans le programme radical qui contient l’idée d’un prélèvement sur le capital ». Vincent Auriol lui demande : « Le parti communiste va-t-il participer à ce gouvernement ? » (11).

Réponse de Thorez : « Non, mais en dehors du gouvernement, nous prendrons toutes les mesures conformes aux intérêts des masses ».

Vincent Auriol : « Et si nous, socialistes, nous participions ? »

M. Thorez : « Cela vous regarde : nous n’avons aucune qualité pour « permettre » ou « interdire » la participation socialiste au gouvernement. »
Herriot rappelle les déboires de 1926, la débâcle financière, et préfère ne pas compromettre maintenant les chances d’un futur gouvernement démocratique.
Thorez conseille de ne pas effrayer l’opinion (laquelle ?) par des outrances comme « Faire arrêter les banquiers » (12), car cela risque de « provoquer la panique ».
« Nous, partisans du pouvoir des Soviets, nous soutiendrons tout gouvernement décidé à faire droit aux revendications du Front Populaire. »

Et Léon Blum, s’adressant aux radicaux : « Etes-vous disposés, le cas échéant, à obliger la Banque de France à réescompter les Bons du Trésor ? Et si elle résistait, la menaceriez-vous de nationalisation ? ».

Réponse de Daladier : « Oui ».

Après cette première séance de matinée, ce sont les socialistes qui, l’après-midi, proposent un programme d’ensemble, sur lequel Jean Zay fait des réserves, car il préfère qu’on s’en tienne aux formules générales: « Lutte contre la spéculation ; défense de la monnaie ; indépendance de l’Etat républicain contre les spéculateurs et les oligarchies financières ».

La conversation est interrompue sur le refus opposé par Léon Blum et Vincent Auriol d’atténuer le programme d’action minimum du Parti, qui précise les moyens d’action contre la crise. Ce document est adressé aux autres partis et souligne que le P.C. a promis son soutien. Mais la nature même de ce « soutien » est expliquée par Florimond Bonté (13) de la manière assez jésuitique qui lui est familière : ce sont les mesures que prendrait le futur gouvernement et non le gouvernement lui-même que le P.C. soutiendrait. Suit la critique du programme du Parti Socialiste (pourtant bien modeste):
« Il ne faut pas obliger les partis du Front Populaire à accepter l’ensemble du programme de l’un quelconque d’entre eux ».
Bonte va plus loin: même si le programme immédiat n’est pas adopté par tous les partis de gauche, cela ne fait rien et ne doit pas empêcher la formation d’un gouvernement de combat.

Vincent Auriol : « Voterez- vous le budget ? ».

Thorez : « Les communistes sont décidés à prendre toutes les mesures susceptibles de faire barrage au fascisme ».
Cette première prise de contact entre élus « de gauche » est sans lendemain, car le gouvernement Laval est formé le 8 juin; il obtient les pleins pouvoirs et il va continuer, avec la collaboration des radicaux, l’œuvre de réaction et des décrets-lois commencée par Doumergue. Au congrès de Mulhouse (10 juin 1935), Léon Blum confirme officiellement les divergences initiales entre les socialistes et les communistes sur le programme :

« En outre, les communistes ne nous offraient pas de soutenir un gouvernement dont ils souhaitaient la formation, mais seulement de soutenir les mesures que ce gouvernement prendrait en faveur des masses laborieuses. Ils nous promettaient d’ailleurs ce soutien bien plus dans le pays qu’à la Chambre même ».
Certains intellectuels antifascistes encore lucides signalent cette « prédétermination » de la politique stalinienne, qui va conduire finalement, avec des erreurs symétriques, le mouvement ouvrier français vers l’union sacrée. Ainsi, dans « L’Ecole Libératrice » (14) , le philosophe Alain commente :
« Cette même Russie libre, cette Russie qui n’a pas peur, va-t-elle demander à son tour la sécurité impossible, la sécurité comme la voulaient Poincaré et Barthou ? (15). C’est promettre aux communistes le même esclavage militaire, le même travail pour employer à détruire, les mêmes nuées d’avions, les mêmes éventrements, les mêmes incendies, les mêmes asphyxies. C’est les former encore une fois à ce même jeu sauvage où les meilleurs sont détruits à coup sûr, où la vertu est punie de souffrance et de mort, où cent mille beaux cadavres sont le moyen ordinaire de la politique ».

Cependant, avec une puissance croissante, le mouvement des masses populaires s’amplifie de mois en mois: le 28 juin 1935, pour la première fois, à la Mutualité, Daladier, Maurice Thorez et Léon Blum se trouvent à la même tribune, dans un enthousiasme indescriptible, sous la présidence de Paul Rivet, premier élu du Front populaire au conseil municipal de Paris.

Au XXXII° Congrès (Mulhouse, 9-12 juin 1935), il y a 2.025 mandats pour la motion majoritaire, 777 pour la motion de la Bataille socialiste et 105 pour la motion bolchevick-léniniste (Les trotskystes sont en effet entrés dans la S.F.I.O… pour en sortir peu après).
Cette motion majoritaire tient à

« appeler l’attention des travailleurs des villes et des campagnes sur la nécessité impérieuse, dans les circonstances économiques et politiques actuelles, de conquérir l’État en vue de réaliser le socialisme.
Les partis bourgeois, réunis dans un bloc national sont au pouvoir et ils usent de tous les moyens de pression, d’information mensongère, que donne la possession du capital et de l’État, pour y rester.
Les groupements fascistes exploitent à la fois la faillite des partis républicains et le mécontentement populaire né de la crise du capitalisme pour tenter de s’emparer du pouvoir. Le coup de force du 6 février 1934 en est la preuve.
Les travailleurs, guidés par le socialisme, prennent de plus en plus nombreux, unis dans leur action de classe, la route qui les conduira au pouvoir.
ll ne s’agit pas d’une conquête parcellaire de la puissance politique, mais de la mainmise complète du prolétariat sur le pouvoir : condition préalable à tout effort efficace pour « transformer la société capitaliste en société collectiviste ou communiste, la totalité des forces de l’État pouvant ainsi briser les résistances de la bourgeoisie vaincue, mais non encore réduite à l’impuissance. C’est cela, la dictature du prolétariat.
Le pouvoir politique étant le moyen, la transformation socialiste de la société étant le but final, celui-ci ne sera atteint que par une série de mesures dont les premières porteront naturellement sur les entreprises les plus évoluées et tes plus concentrées (suit la liste) conformément aux décisions du Congrès de Toulouse.
… Comment ? … Se garder d’enfermer son action dans les limites tracées par l’imagination révolutionnaire ou réformiste… Dans leurs luttes aux formes multiples pour conquérir le pouvoir, les travailleurs se heurteront toujours aux puissances militaires et policières tant que les gouvernements bourgeois pourront les utiliser pour leur défense et leur répression.
Pas de putsch… mais formes multiples de l’action directe de la classe ouvrière sur le terrain économique: cessation du travail, grèves généralisées et continues, grève générale, (sans porter atteinte au statut d’autonomie du mouvement syndical et ses attributions dans leur déclenchement).
… Intensifier la propagande dans tous les milieux. Il faut que l’idée même de la nécessité de la transformation du régime capitaliste en régime collectiviste ou communiste prenne racine partout et s’étende, après avoir conquis les travailleurs, les jeunes prolétaires qui ont un intérêt évident à la disparition du régime capitaliste, aux classes moyennes ; et aux fonctionnaires de toutes les administrations et de tous les services publics, police comprise.
Lutte contre la crise, faillite du régime capitaliste, menace fasciste. Le Parti socialiste proposera les remèdes de nature à pallier les suites les plus douloureuses de la crise et à en abréger la durée, tout en rappelant que ce mal, inhérent au régime capitaliste, ne sera définitivement épargné aux hommes que lorsque le régime lui-même sera aboli ».

Le congrès reprend le programme posé au P.C., comprenant des mesures immédiates et d’autres plus lointaines, pour la nationalisation des monopoles de fait. De même en ce qui concerne les propositions socialistes d’unité organique et l’organisation de l’autodéfense.
Il y a ensuite, fin septembre, un congrès national extraordinaire du Parti, à Limoges, exclusivement consacré à l’élaboration du programme socialiste des revendications paysannes.

Les communistes se déclarent très satisfaits du congrès de Mulhouse (16). Ils essaient de démontrer que la nouvelle tactique n’a « rien de commun » avec celle des socialistes dans le Cartel des Gauches…

Duclos confirme d’ailleurs naïvement — tout en affirmant le contraire — que le parti communiste n’est pas l’initiateur du mouvement, puisqu’il explique que le 14 juillet 1935 devra « consacrer l’idée lancée par le parti communiste il y a neuf mois » — donc en octobre 1934 — alors que le soir même du 6 février 1934, le Parti socialiste créait le Centre de Liaison des Forces antifascistes et recherchait l’alliance avec le P.C. et la C.G.T.U.
Mais la question du programme est encore l’objet de contestations. Fontenay « regrette que la motion de Mulhouse n’ait pas suffisamment distingué entre mesures immédiates et plan » : il y trouve la trace persistante « de l’illusion selon, laquelle on peut accéder au socialisme… en utilisant les organes de l’État capitaliste. (La motion) fait silence sur la nécessité de l’insurrection et de la destruction de cet État. Le fait que l’expression « dictature du prolétariat » figure au début de la motion n’y change rien ».

Enfin, il développe ses réserves sur les réformes de structure : le plan de Toulouse (et de la C.G.T.) préconisant notamment la nationalisation du crédit et des grandes entreprises industrielles, le contrôle et la direction des branches maîtresses de l’économie « exige comme condition préalable » la dictature du prolétariat : elles ne peuvent pas être l’œuvre d’un gouvernement formé dans le cadre actuel. Ne pas voir cela « c’est commettre une profonde erreur » (17).
…On nous dit : « Nous savons très bien que la classe capitaliste opposera des résistances, mais nous sommes décidés alors à les briser par tous les moyens…
Alors, c’est-à-dire qu’on reconnaît, en somme, que l’heure de la guerre civile sonnera quand il s’agira d’imposer le plan.
Quelle garantie a-t-on de la victoire des travailleurs à ce moment ? Qui peut affirmer que les conditions du succès des exploités dans la guerre des classes seraient précisément réalisées au moment où, le gouvernement ayant été légalement occupé par les adversaires de ses privilèges, la bourgeoisie engagera le combat ? Toute la question est là… ».

Ce passage montre bien qu’il ne s’agit pas, pour le P.C., de la conquête révolutionnaire du pouvoir par la classe ouvrière. Nous savons pourquoi : Staline préfère l’alliance militaire avec la bourgeoisie française.

PROGRAMME D’ACTION IMMÉDIATE ET NATIONALISATIONS.

Léon Blum a mis au point les notions controversées dans une série d’articles qui, en juillet 1935, distinguent la socialisation révolutionnaire globale, les socialisations par secteurs ou par paliers (impliquant la conquête préalable du pouvoir et incompatibles avec tout système de compensation ou d’indemnisation pour les capitalistes expropriés), et enfin les nationalisations. Les radicaux n’acceptent pas les premières. Les communistes n’envisagent même pas les secondes, même pour un programme commun aux socialistes et aux communistes.
Léon Blum ne se résigne pas à ces deux catégories d’oppositions qui, d’après lui, « reposent sur un malentendu, et même sur une confusion » (11 juillet 1935). Il reprend sa distinction fameuse entre exercice du pouvoir et conquête du pouvoir : les nationalisations sont aux socialisations ce que le premier terme est au second.

« Elles se placent dans le cadre du régime capitaliste… elles sont un moment de l’évolution capitaliste et non pas un moment de la révolution sociale (12 juillet 1935). Nationaliser le crédit et les industries-clés, ce n’est pas encore la révolution sociale, ce sont des expropriations avec indemnités qui ne touchent pas essentiellement le régime capitaliste. Mais alors demandera-t-on, quel intérêt cela présente-t-il pour un parti prolétarien ? Pourquoi inscrire ces réformes dans un programme de Front populaire, d’« occupation du pouvoir » ? Parce que la classe ouvrière, répond Léon Blum, « qui a une conscience claire de ses intérêts », préfère des services publics aux monopoles privés pour être assurée d’un relèvement de son niveau de vie, d’un développement de ses libertés et de ses droits. Et la collectivité y gagnerait, car des « profits privés » pourraient alors, dans les secteurs nationalisés, « être répartis en suppléments de salaires entre la masse des travailleurs : ils seraient intégralement consommés, à la différence des surprofits capitalistes, et contribueraient à ranimer l’activité du corps économique, par conséquent à accroître le revenu public ».

Autre argument en faveur des nationalisations : « Partout (en Allemagne ou en Italie), c’est l’oligarchie financière et bancaire qui a appelé, recruté et commandé les formations fascistes; partout elle a employé les formations fascistes comme une garde prétorienne au service de ses privilèges : la nationalisation bouclerait du jour au lendemain les caisses noires.

Et la presse ! « Oui, la grande presse est pourrie, oui la grande presse est vénale », déclare Léon Blum en citant « la brochure de notre ami Modiano que nos camarades devraient avoir entre les mains » (4 août 1935) « Mais quel est l’acheteur ? Toujours la même oligarchie ».
L’expropriation de ces « Napoléons du capitalisme », qui ne doivent leur force qu’ « aux grands intérêts qu’ils gèrent », suffirait à rendre à la nation la souveraineté qu’ils ont usurpée.

D’ailleurs ces nationalisations font partie d’un programme d’ensemble comportant une action sur « l’intensité économique, sur la résorption du chômage, sur la réduction de la journée de travail, l’augmentation de la masse des salaires, la généralisation des contrats collectifs, etc. ».
Le secteur des industries de base nationalisées est en outre un puissant levier de commande pour diriger l’économie : on peut le manier pour soulager les misères, abaisser les prix, accroître la consommation, stimuler le démarrage de la reprise, diriger le crédit, développer le marché intérieur… Mais il restera toujours une discordance « entre la capacité de rendement de l’appareil productif et les besoins. Même maniée et dirigée, l’économie capitaliste n’éliminera pas les crises… Ni maniement ni direction ne permettront donc l’économie de la transformation socialiste, c’est-à-dire de la révolution ».
En résumé, il faut un programme anticrise comportant des réformes de structure sans confondre cette étape avec la nécessaire conquête du pouvoir, condition préalable à toute socialisation.

Ainsi, au moment où le puissant mouvement antifasciste de masse s’organise et se révèle dans les grands rassemblements du 14 juillet 1935, on peut observer que seul le Parti socialiste exprime, dans ses résolutions de congrès et dans sa presse, une volonté à caractère réformiste, certes, mais à perspective révolutionnaire : du côté radical, on est encore associé à l’union nationale qui frappe à coups de décrets-lois le niveau de vie des salariés (diminution de 10 % de tous les traitements, 17 juillet 1935). Du côté communiste, on cherche l’alliance le plus loin possible à droite, et on critique le Parti Socialiste qui prétend s’attaquer à la structure du régime par un programme économique anticrise. Par exemple, Ramette étudie, dans « Les Cahiers du Bolchevisme » (15 juillet, p. 821) la thèse de Lebas: « Avec votre programme de Toulouse, impossible de compter sur les radicaux ».

— Oui … Nous allons donc retrouver, en 1935, mais cette fois devant une situation concrète, l’occasion de mettre à l’épreuve la thèse fameuse de Léon Blum sur l’exercice et la conquête du pouvoir (18) :

« Le danger de l’exercice du pouvoir c’est qu’il peut être confondu avec la conquête du pouvoir, que le prolétariat est invité à attendre de l’un l’ensemble des résultats qui ne peut découler que de l’autre, c’est-à-dire la transformation du régime de la propriété ou tout au moins une accélération particulièrement rapide du rythme transitoire qui doit conduire à cette transformation. Le danger qui résulte essentiellement de cette confusion pour les masses ouvrières c’est ce que j’appelais la déception révolutionnaire (mise en évidence par Jules Guesde au congrès de Japy).
… Je ne suis pas un légalitaire. En ce qui concerne la conquête révolutionnaire du pouvoir, je n’admets pas que la classe ouvrière soit limitée par aucune espèce de légalité.

Je préfère comme tout le monde qu’elle arrive à ses fins par des moyens légaux. « Tous les moyens, y compris les moyens légaux » disait Guesde. Mais je ne l’enferme pas dans la légalité :

Notes:

(1) Cf. Joseph Buttinger: Le précédent autrichien (Gallimard), p. 64. (On sait que le Parti Communiste, en Allemagne, avait eu à peu près le même « mot d’ordre » : passer sur le « cadavre » de la social-démocratie).
(2) p.187.
(3) p. 212.
(4) p. 221.
(5) p. 337.
(6) p. 346.
(7) p. 347. Nous ne citons pas les discours de Ziromsky, Marceau Pivert, Cœylas, car la résolution votée s’inspire de leurs idées.
(8) page 354. Inutile de souligner ici le caractère commun aux deux 6 février: celui de Paris en 1934, celui o’Alger en 1956. Mais le Parti, en 1956, en a-t-il tiré les conséquences indiquées par Léon Blum ?(9) p. 365. (10) Votée par la presque unanimité du Congrès : 3.600 mandats contre 237 à une motion Just.
(11) Cf. Cahiers du Bolchevisme 1er juillet 1935.
(12) C’est Vincent Auriol qui est visé car il avait dit: « Les banques je les ferme, les banquiers je les enferme » .
(13) Cahiers du Bolchevisme, page 674.
(14) 22 juin 1935.
(15) On lira aussi dans la « Pravda » un éloge du patriote Poincaré !!!
(16) Cahiers du Bolchevisme, p. 730 1er juillet 1935.
(17) Alors que penser des réformes obtenues à la Libération ?
(18) Discours de la Bellevilloise 10-1-1926.


 

 

Signification internationale de la bataille laïque, par Marceau Pivert

Paru dans la Revue socialiste (mai 1955) et en brochure (Société d’éditions du Pas-de-Calais).


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Il suffit de jeter un regard sur ce qui se passe en de nombreux pays autour des institutions scolaires ou dans le mouvement ouvrier pour découvrir le caractère international d’une stratégie politique très cohérente de la part de l’Église romaine. Notre ami Deixonne a bien marqué ici même la virulence des infiltrations cléricales dans tous les domaines de la République française, qui pourtant, par définition, est une République laïque, qui ne devrait reconnaître ou subventionner aucun culte. Mais à cette menace parfaitement calculée, et qui développe son offensive sur le plan international, est-il bien sûr que tous les socialistes soient disposés à opposer une autre stratégie, non moins cohérente, et s’inspirant aussi, dans tous les domaines, des conceptions fondamentales du socialisme international ? Nous nous proposons de fournir ici quelques munitions pour permettre à nos militants et sympathisants de répliquer avec toute l’efficacité désirable. Une expérience, en France, vient de nous apporter des éléments d’information décisifs, et que personne ne pourra plus effacer des mémoires : l’Assemblée Nationale élue en 1951 et qui devrait être renvoyée devant les électeurs l’an prochain est l’une des plus réactionnaires, dans sa composition et dans son orientation, que la France n’ait jamais eue. Dès son installation, on a vu au minimum 310 députés s’acharner à démolir la législation scolaire républicaine ; refuser des crédits pour l’enseignement public, et subventionner l’école libre ; accorder des bourses nationales aux élèves de l’enseignement secondaire privé, puis des allocations aux écoles primaires privées ; puis des bourses nationales à l’enseignement supérieur privé; puis à l’enseignement agricole privé; puis aux écoles maternelles privées; puis aux cours complémentaires privés; les allocations furent augmentées. Et le personnel enseignant a dû faire une grève générale, le 23 mars, pour protester contre la prétention de la même majorité cléricale de démanteler les services de l’Éducation nationale, en refusant les crédits pour l’enseignement agricole, mais en confiant cet enseignement à des maîtres privés « en accord avec la profession » … Le dessein est évident.

On a quelquefois reproché aux socialistes la loi électorale et les « apparentements » qui sont à l’origine de cette situation ; mais les chiffres montrent que, sans apparentements, les deux extrêmes totalitaires ayant eu plus de députés (le R.P.F. et le P.C.F.), il y aurait eu entre 300 et 325 voix réactionnaires pour entreprendre la même offensive. La responsabilité est ailleurs: elle est naturellement en premier lieu dans le corps électoral lui-même; mais elle est aussi dans l’attitude du M.R.P., parti équivoque en qui trop de socialistes semblent encore avoir confiance ; c’est lui qui, après avoir accepté de se faire élire contre la menace totalitaire, c’est-à-dire dans le respect des institutions démocratiques fondamentales, a mené l’agression en plein accord avec la pire réaction cléricale, et, pour commencer, contre l’école laïque; la lutte sur les deux fronts pour la défense des libertés républicaines était ainsi remplacée par la volonté de l’Église, qui mobilisait toutes ses forces, par une véritable trahison, au service de la réaction; c’est pourquoi on pouvait à la rigueur, dans la situation difficile de 1947 à 1951, parler de «statu quo ». Mais aujourd’hui avec d’ailleurs toutes les autres caractéristiques de la politique réactionnaire que le pays a dû subir, avec les massacres d’Indochine ou les ratissages de Tunisie, ou la stagnation de l’économie, ou l’inconsistance et la servilité de la politique internationale de la France, il n’y a pas d’autre attitude possible que la contre-attaque générale. Le choix même du premier objectif : attaque contre le caractère laïque de l’État et de l’École, est pour nous plein de signification. On ne sera donc pas surpris de nous voir retourner aux sources d’une explication du phénomène. Personne, et le M.R.P. moins que toute autre organisation, puisqu’il nous a fait comprendre que quelque chose, pour lui, est plus important que les institutions républicaines fondamentales, ne s’étonnera de nous voir en tirer toutes les conséquences : au surplus, lors de sa magnifique résistance, le Groupe parlementaire socialiste a bien averti les responsables de ce genre d’opération. Mais l’analyse qui va suivre nous paraît absolument nécessaire, car on n’a pas perdu, dans certains milieux, malgré tout, le désir de ramener le socialisme démocratique au rang d’auxiliaire bénévole d’une vaste entreprise de sauvetage du système social contre lequel il s’est fondé. On parle ouvertement dans certaines revues d’un « travaillisme européen » composé de la démocratie chrétienne et du socialisme démocratique. On oppose spirituellement la « néo-gauche » à la « gauche ancienne manière », celle qui ne se résigne pas à « couper la barbe de Karl Marx ». Ces rêves insensés prennent consistance dans la mesure, précisément, où des forces sociales internationales celles de l’impérialisme capitaliste et de la conservation sociale la plus caractérisée, les alimentent de leur idéologie et de leurs subventions. C’est pourquoi nous croyons devoir alerter tous les militants syndicalistes et socialistes sur la signification exacte de l’offensive cléricale par rapport à une orientation évidente de la politique internationale. Nous avons déjà entendu des affirmations curieuses à ce sujet : la laïcité, après tout, n’était pas un sujet de premier plan ; des impératifs (c’est le cas de le dire) de politique étrangère devaient passer avant ce genre de préoccupation, etc… La vigilance critique de tous est ici sollicitée : nous croyons quant à nous que l’offensive cléricale et la volonté d’union sacrée internationale, c’est-à-dire d’intégration de la classe ouvrière socialiste dans un camp impérialiste sont les deux aspects complémentaires d’une même stratégie contre-révolutionnaire. Dans les deux cas, c’est le même attentat contre l’autonomie de l’action de classe du prolétariat international ; c’est la rupture avec cette affirmation permanente du socialisme et du syndicalisme : l’émancipation des travailleurs ne peut être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes. Dans le premier cas, laïcité, il s’agit de persuader les exploités qu’ils doivent se ranger sous la bannière d’une Église; dans le deuxième cas, il s’agit de les convaincre qu’ils doivent s’aligner sur une puissance militaire protectrice. Il suffit d’ailleurs de lire certaines récentes invocations du Président Eisenhower nous invitant à « revenir à Dieu » (discours devant l’American Legion, 20 février) ou celle du nouveau Président — M.R.P. — de l’Assemblée Nationale, plaçant celle-ci sous la même invocation, pour se rendre compte des raisons, et aussi des inquiétudes, qui préoccupent les classes dominantes : comme au cours de toutes les grandes crises, le « retour à Dieu » est apparu comme la suprême ressource ! Mais voyons déjà les faits tels qu’ils se présentent.

LES FAITS PARLENT D’EUX-MÊMES.

Les intentions de l’Église romaine ne sont nullement mystérieuses : partout où elle le peut, elle contrôle la société civile, les phases de la vie, naissance, mariage, mort, et surtout l’éducation… Voyez l’Espagne et voyez l’Italie. Partout où elle a dû céder du terrain, elle cherche à le reconquérir. En Allemagne, l’Église catholique est l’un des soutiens les plus ardents du chancelier Adenauer; en Belgique, elle a profité de son passage au pouvoir, de 1950 à 1954, pour se tailler la part du lion dans le budget : de 1.944 millions de francs belges, les subventions à l’enseignement libre sont passées, en 1955, à 3.203 millions ; le gouvernement actuel, socialiste-libéral, a eu la « malencontreuse » idée de diminuer de 500 millions ces crédits, et surtout d’affirmer que l’Etat a le devoir de créer un enseignement public à tous les degrés. C’en est trop : le cardinal Van Roey, archevêque de Malines et primat de l’Église belge, a failli provoquer la guerre civile. Il y a 940.000 élèves dans les écoles privées et 690.000 dans les écoles publiques : les cléricaux accusent le projet Collard d’être « totalitaire ». Il a fallu que notre camarade Max Buset lance un suprême avertissement contre les jeunes cléricaux s’attaquant aux permanences du Parti Socialiste :

« A partir d’aujourd’hui, la classe ouvrière répondra du tac au tac. Local pour local… Prenez garde que demain les usines ne s’arrêtent et que les travailleurs ne viennent mettre le pied sur votre agitation ».

Mais là aussi, des tendances conciliatrices inspirées par des considérations de politique extérieure s’exercent en faveur d’une sorte de statu quo qui laisserait aux cléricaux crédits et privilèges au détriment d’une véritable laïcisation de l’École comme ont eu le courage de la réaliser en France les Jules Ferry, Paul Bert, J. Macé et Ferdinand Buisson avec l’appui total des masses ouvrières éclairées. C’est en effet la France républicaine qui a eu le mérite de légiférer, dans un pays catholique, en faveur d’une conception laïque, respectueuse de la liberté de conscience des enfants, des institutions scolaires. Cette école publique est devenue si populaire, elle répond si bien aux exigences de la liberté de croyance des familles qu’elle reçoit actuellement 85 % de la population enfantine des écoles primaires. Mais elle est néanmoins attaquée systématiquement par toutes les forces de conservation sociale. Il y a là une raison fort claire : l’Église romaine se présente comme le meilleur bouclier pour protéger les classes dominantes contre la montée lente mais certaine des forces socialistes. L’École laïque n’est que le symbole d’une possible libération des pauvres par leur propre effort. Derrière l’École, c’est le socialisme lui-même qui est visé; cependant, dans les rangs mêmes du prolétariat catholique, le socialisme démocratique fait des progrès; les exigences et les expériences de la lutte des classes portent des frères de combat à se retrouver côte à côte pour la transformation sociale alors même que leurs confessions religieuses tendent à les séparer; alors, les autorités ecclésiastiques interviennent parfois brutalement: c’est le cas de la Hollande, où la fraction catholique du Parti socialiste du Travail vient de répondre courageusement par un refus à l’injonction qui lui était faite de quitter le Parti.

Par contre, les nouvelles qui nous parviennent d’Australie sont plus inquiétantes puisque la fraction catholique du Parti travailliste, qui menait contre la direction du Dr Evatt une lutte acharnée depuis des mois, vient de se faire exclure (par 19 délégués contre 17) ; c’est la scission portée dans les rangs ouvriers par la volonté des catholiques australiens, liés aux catholiques américains et romains, alors que le Dr Evatt et ses amis sont solidaires du Parti Travailliste britannique en politique internationale. Il convient de souligner que certaines bureaucraties syndicales australiennes viennent de décider de supprimer leurs cotisations au Parti travailliste : la majorité de celui-ci s’est opposée à l’envoi de troupes australiennes en Malaisie. Il n’y a pas qu’en Australie que des bureaucraties syndicales se dressent contre une politique socialiste internationale. Même en Angleterre, certaines influences catholiques liées à une certaine politique internationale se font jour. Il convient donc, pour protéger l’unité socialiste et syndicale, de porter une attention scrupuleuse aux inspirations extérieures qui tenteraient de porter au sein du mouvement ouvrier les conflits impérialistes.

Ces exemples, que nous pourrions multiplier, posent au socialisme international des problèmes de doctrine et de tactique : il est trop évident que l’influence de l’Église sur des masses populaires encore nombreuses est une des causes de la consolidation du capitalisme, de la lenteur des progrès du socialisme dans certains pays ou certaines provinces. Est-ce à dire que le socialisme doive s’attaquer directement, comme l’ont fait certains anticléricaux d’origine bourgeoise, à la croyance même des prolétaires catholiques ? Non : toute croyance sincère est respectable et dans une certaine mesure explicable pour un socialiste. Il est d’ailleurs évident que le phénomène religieux se manifeste encore plus dans les périodes de désarroi, de désorientation, de crise générale: les Eglises expriment le besoin d’évasion vers une sorte de consolation; c’est la vieille chanson qui berce la misère humaine; mais le socialisme ne peut pas se taire sur la véritable escroquerie dont sont victimes les malheureux prolétaires qui se bornent à la prière pour obtenir l’amélioration de leur sort, ou qui se laissent asservir moralement à un paternalisme débilitant et insultant pour la dignité de l’homme. Pendant des siècles et des siècles, munis de tous les pouvoirs temporels et spirituels, disposant de la suprême puissance et de richesses incalculables, l’Église catholique n’a pas résolu la « question sociale ». Elle a endormi de son mieux la révolte et la souffrance des malheureux. Elle s’est solidarisée officiellement avec toutes les inégalités, toutes les iniquités, qui étaient voulues par le Créateur comme autant d’épreuves préparant le salut éternel dans l’autre monde. Et pour bien s’assurer que les générations dociles accepteraient avec résignation et ferveur cette interprétation de l’univers, la maîtrise de l’éducation était nécessaire. Ce n’est pas là une sorte de malveillante insinuation à l’égard de l’Église : c’est le pape le plus éclairé de la fin du XIX°, Léon XIII, qui explique ainsi lui-même la fonction sociale de l’Église, comme directement opposée à la menace socialiste :

« Il est nécessaire de réunir toutes les forces conservatrices pour arrêter les progrès du socialisme (1).
… Or, entre ces forces, la première, la principale de toutes, c’est celle que peut donner la religion et l’Église. Sans elle, les lois les plus sévères, les rigueurs des tribunaux, la force armée elle-même resteront vaines et insuffisantes… » (id.)

C’est le même « pape social » qui marque rigoureusement la limite infranchissable entre la « démocratie chrétienne » et la « démocratie socialiste » :

« En dehors de cette démocratie qui se nomme et qui est chrétienne le mouvement démocratique séditieux et athée s’avance vers un idéal tout autre par d’autres voies. Aux sociétés civiles qui le flattent et qui s’abritent dans son sein, il prépare des jours amers. Maintenant, l’action populaire chrétienne est, sur le même sujet, une force rivale, qui s’oppose au succès de l’autre, et très souvent le prévient. Si elle ne réussissait qu’à disputer le terrain à la démocratie socialiste, et à en circonscrire les pernicieuses influences, elle rendrait par cela seul un grand service à la société civile et à la civilisation chrétienne » (2).

C’est encore lui qui donne aux catholiques l’ordre d’entrer en tant que tels dans les compétitions politiques afin de faire élire leurs amis :

« Vous devez aussi faire vos efforts pour que, dans les Assemblées législatives, soient élus des hommes d’une religion et d’une vertu éprouvées, doués d’une grande persévérance, toujours prêts à soutenir les droits de l’Église » (3).

Enfin, et pour ne pas multiplier ces citations, qui marquent clairement les objectifs du cléricalisme, la liaison entre cette fonction de conservation sociale et le système d’éducation est mise en lumière par Pie IX, dans son Encyclique Quanta Cura (p. 8) :

« Enseignant et professant la funeste erreur, ils affirment que la société domestique ou la famille emprunte toute sa raison d’être du droit purement civil et, en conséquence, que de la loi civile découlent et dépendent tous les droits des parents sur les enfants, même le droit d’instruction et d’éducation. Pour ces hommes de mensonge, le but principal de ces maximes impies et de ces machinations est de soustraire complètement à la salutaire doctrine et à l’influence de l’Église l’instruction et l’éducation de la jeunesse, afin de souiller et de dépraver par les erreurs les plus pernicieuses et par toutes sortes de vices l’âme tendre et faible des jeunes gens. »

Ainsi, aucun doute n’est permis : c’est bien pour conserver sa domination sur l’enfance, et au service de la conservation sociale, c’est-à-dire directement en opposition avec le mouvement ouvrier socialiste que l’Église mène sa lutte systématique et obstinée contre la laïcité. Pour elle, le socialisme et la laïcité constituent d’ « horribles fléaux». Et « tous les gens de bien sans distinction de parti » doivent s’unir pour le combattre (Cf. Rerum Novarum). Si le socialisme ne méritait plus cet anathème; s’il ne relevait pas fièrement le défi ; s’il n’apparaissait pas aujourd’hui, et lui seul, comme l’authentique expression de toutes les forces de libération matérielle et intellectuelle de l’humanité, il serait condamné à disparaître, et avec lui toutes les valeurs de civilisation si péniblement conquises à travers des siècles et des siècles de dictature théocratique totalitaire.

Aucune hésitation n’est possible à ce sujet; non seulement le socialisme démocratique international doit relever l’insolent défi, mais encore il est en mesure d’interpréter les causes profondes, et les limites, de l’entreprise cléricale sur la société moderne.

INTERPRÉTATION SOCIALISTE.

Nous avons déjà esquissé ailleurs le rôle de l’Église dans la lutte des classes (4). Les grandes crises sociales, accompagnées d’un affaissement général de l’esprit critique lorsque la guerre et la dictature ont réussi à détruire les forces révolutionnaires, ont toujours pour conséquence d’affreux cortèges de désespoir, de crédulité, de résignation, de peur, d’« idolâtrie de l’autorité » (K. Marx). Alors, en notre vieille Europe, l’influence de l’Église catholique se renouvelle et s’étend ; le phénomène auquel nous assistons de nos jours n’est pas nouveau. Pendant des siècles et des siècles, l’Église catholique romaine a été la puissance dominante associée au destin de la société féodale. C’est dans ses rangs qu’il faut aller rechercher les traditions totalitaires les plus anciennes ; l’ombre de l’Empire romain accompagne son règne ; et jamais elle n’a abandonné l’espoir de redevenir cette énorme puissance monolithique, spirituelle aussi bien que temporelle, dominant sans partage les âmes comme les corps. il faut voir dans la théologie catholique une première approximation cohérente d’une interprétation de la vie collective de l’humanité. Malheureusement, comme le fera l’ « autre Eglise », celle du stalinisme, dont nous parlerons plus loin, elle aura la prétention d’extrapoler sa propre expérience méditerranéenne et de vouloir l’imposer au reste du monde. A ses yeux, les « hérétiques » ou les « infidèles » seront des exceptions accidentelles dans l’ordre universel voulu par le Créateur. Il faudra donc les supprimer, purement et simplement, par le fer et par le feu (ou par tous autres moyens raffinés, le mensonge, la balle dans la nuque, les camps de déportation, etc., diront les cléricaux staliniens).

Cependant, en dépit de tous les anathèmes, de toutes les inquisitions et de tous les bûchers, les transformations économiques et sociales du monde font éclater la prétention totalitaire du cléricalisme catholique (comme elles feront éclater finalement, n’en doutons pas, la tyrannie stalinienne). Avec le XVI° siècle, les manifestations de résistance prennent un caractère de masse ; dans les luttes sociales comme dans les guerres de religion ; nous renvoyons ici à l’excellent travail théorique, toujours valable, de notre regretté ami Otto Bauer (5). Cette analyse vivante et pénétrante est précisément dédiée à ces « premiers socialistes » que furent les anabaptistes, car ceux-ci, pour la première fois revendiquent la séparation des Eglises et de l’État ; ils vont même jusqu’à affirmer que « toute propriété est un péché ». Alors, un décret sanguinaire de Ferdinand 1° de Habsbourg ordonne leur extermination complète ; ce qui fut fait avec une cruauté effroyable; ces « non-conformistes » furent torturés, persécutés et brûlés jusqu’au dernier (en somme, c’étaient les « trotskystes » de l’époque par rapport à la religion officielle, obligatoire pour tous: ce simple rapprochement, en passant, pour inviter les travailleurs, et surtout quelques intellectuels « Mandarins » à réfléchir sur l’incompatibilité doctrinale profonde entre la laïcité et le stalinisme, du point de vue socialiste).

Quoi qu’il en soit, c’est de ce combat incessant contre le totalitarisme clérical dans le sein même de la société féodale, et du surgissement renouvelé des forces économiques et sociales dont les « non-conformistes » traduisaient les exigences croissantes, qu’est venue cette conquête de la civilisation moderne : la liberté de conscience.

C’est d’abord la bourgeoisie révolutionnaire qui se heurte durement à l’absolutisme féodal et clérical. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’une compétition entre deux idéologies : les intérêts matériels de l’Église, les propriétés de ses évêques, de ses abbayes, de ses monastères, de ses couvents, sont autant de raisons concrètes pour une identification totale entre la féodalité et l’Église catholique. Mais les forces de la bourgeoisie révolutionnaire se développent en même temps que les exigences rapides de la révolution industrielle ; et dans tous les domaines, bientôt, l’assaut est mené contre les structures et les idéologies du passé: défense des libertés individuelles fondamentales, surgissement d’une philosophie matérialiste; schisme et lézardes irréparables dans le vieil édifice clérical romain ; guerres de religion ; guerre de Trente ans ; toutes les phases de cette transformation révolutionnaire conduisent à la destruction du monopole intellectuel et religieux de l’Église romaine ; au terme de l’évolution se trouvera l’égalité de toutes les Églises devant la loi, la reconnaissance du pluralisme des confessions. A noter, dans ce processus, la création de ce que notre ami, l’historien britannique F. A. Ridley, appelle « l’élite des cadres contre-révolutionnaires professionnels », c’est-à-dire la Compagnie de Jésus. Mais rien n’arrêtera désormais la montée générale de la classe révolutionnaire à la direction de l’économie et au pouvoir politique. On comprend alors les condamnations fulminantes de l’Église romaine contre ces « libertés de perdition » que comportent les principes de 1789. Et aussi la source réelle des conflits entre les « deux pouvoirs » : celui de l’Église et celui de l’État moderne. C’est Napoléon qui véhiculera les principes de 1789 derrière sa Grande Armée et qui ira même détruire en Espagne, en 1808, les tribunaux d’Inquisition. A travers tout le XIXème siècle, la lutte va continuer entre deux tendances au despotisme, représentant d’une part l’Église et tous les vestiges de la contre-révolution, de la contre-réforme, tous les essais de Restauration, et celui de la bourgeoisie capitaliste, qui va de Napoléon à Bismarck et qui tend à contrôler son système d’éducation et de formation des cadres: c’est la naissance du prolétariat moderne, dans le sillage même du capitalisme industriel, qui va bientôt rapprocher les tendances antagonistes.

La peur du « spectre rouge », la menace du « socialisme » va bientôt différencier les classes sociales selon un dispositif nouveau: une fois encore, l’Église catholique va se porter au secours de la classe dominante contre la classe révolutionnaire; mais une fois encore, comme on l’a vu au cours de la Révolution française lorsque le petit clergé bénissait les arbres de la liberté, les contagions et les élans vers l’avenir se manifestent jusque dans les rangs des croyants sincères, qui ouvrent les yeux sur le rôle de leurs supérieurs de l’Église romaine, et osent le dire. L’un des exemplaires les plus admirables de ce genre de chrétiens c’est Lamennais, ce « bonnet rouge planté sur la croix » ainsi que le décrivait notre bon maître Bouglé. Lamennais, comme Flora Tristan, répétera que le peuple, pour se libérer, doit s’unir (Flora Tristan appelait cette condition indispensable l’union ouvrière). Et du premier coup, l’ardent orateur catholique posera la question cruciale que les travailleurs catholiques auront à résoudre de notre temps, et aussi les travailleurs staliniens : s’unir en tant que classe et non plus en fonction des croyances et des frontières confessionnelles et des Eglises… Lamennais ira même jusqu’à souhaiter, au même titre que Babeuf, en face des iniquités monstrueuses qui révoltaient sa conscience de chrétien, l’avènement d’un nouveau Spartacus pour diriger le combat libérateur des classes opprimées… En contrepartie de cette attitude solidaire des exploités et opprimés, la grande bourgeoisie va se précipiter dans les bras du Vatican dès les premiers combats entre la classe ouvrière et le patronat capitaliste.

L’évolution de Thiers prototype le plus cruel, le plus impitoyable du possédant fanatique est à ce sujet significative: en 1828, il est pour l’expulsion des Jésuites; en 1850 il est pour le monopole clérical sur l’enseignement; en 1871, il mitraille et couche dans la tombe 35.000 communards. L’étape de 1850 est décisive : l’alliance entre la bourgeoisie ex-voltairienne et l’Église se scelle sur la question scolaire. On trouve dans le Mémoire Confidentiel des Evêques préparant la loi Falloux le cri du cœur et la raison d’être du cléricalisme :

« Tandis que le funeste enseignement égare les esprits les plus cultivés, la détestable influence des instituteurs primaires, couverts d’une inviolabilité inouïe, achève de jeter dans les populations des campagnes le venin de l’impiété et du socialisme.
Ce démocratisme sauvage qui nie tout pouvoir spécial, tous ces maux, on en convient maintenant, viennent en grande partie de l’éducation donnée à la jeunesse française depuis 50 ans. Tout esprit qui voit de haut les choses de cette terre doit être épouvanté pour le présent et pour l’avenir, pour l’Église et pour la Société… »

C’est alors qu’on institue le monopole clérical de l’enseignement, comme il existe encore en Espagne et en Italie. Cela n’empêchera pas la Commune et la naissance du mouvement ouvrier moderne. Il faut tenter autre chose : le Pape Léon XIII dont nous avons cité les objectifs antisocialistes propose aux catholiques une action sociale sur le plan même de la classe ouvrière : d’où les mouvements catholiques de Jeunesse, les syndicats chrétiens, les partis social-chrétiens: l’essentiel est de garder le contrôle sur une large fraction de la classe ouvrière. L’Action catholique devancera même dans certaines régions les préoccupations purement conservatrices d’un certain patronat matérialiste et réactionnaire. Mais le nombre croissant de capitalistes libéraux qui se rallient à l’Église, au moment où celle-ci opère son « ralliement » à la République bourgeoise, souligne très exactement le caractère de plus en plus accentué de la ligne de classe qui sépare les défenseurs inconditionnels de l’École laïque, les travailleurs, des cléricaux de toutes obédiences : cette évolution a été parfaitement exposée par Jaurès un peu avant la première guerre. Elle s’est encore accentuée au cours des quarante dernières années. La question posée aux travailleurs syndicalistes et socialistes est donc aujourd’hui sans équivoque : vont-ils à leur tour se laisser gagner par la contagion de « ralliement » en considérant qu’après tout ces querelles autour de l’École publique sont d’un autre âge ? C’est impossible.

C’est d’autant plus impossible que dans les rangs même de la classe ouvrière une autre forme de cléricalisme s’est développée sur les ruines de l’unité révolutionnaire du prolétariat ; une autre forme d’oppression matérielle et intellectuelle, un autre péril de dogmatisme totalitaire ont vu le jour. Entre l’Église de Rome et celle de Moscou seront-ils obligés de choisir ? Devront-ils se laisser diviser, déchirer, et détruire avec certitude en tant que forces de libération sociale, en s’alliant avec un cléricalisme sous prétexte de réformes de la structure nationale de l’Europe, ou avec un autre sous prétexte de défense laïque ? Ce genre d’alliances ne peut conduire qu’à un désastre et c’est pour l’éviter dans toute la mesure du possible que nous tenons à mettre en garde les militants, alors qu’il en est encore temps, contre la tentation de choisir le chemin qui paraît le plus séduisant : bloc « travailliste » (?) entre démo-chrétiens et socialistes d’un côté, ou « bloc laïque » entre socialisme et stalinisme de l’autre. C’est au contraire en demeurant fidèle à la fois à ses traditions révolutionnaires les plus authentiques et à sa capacité de compréhension et d’intégration des éléments prolétariens aujourd’hui divisés par des influences cléricales extérieures que le socialisme démocratique international remplira le rôle qui lui revient. C’est en France que ce genre de problème a été posé le plus clairement depuis plus d’un siècle. C’est en France que se trouvera donc le champ de bataille décisif pour toute l’Europe. Une prise de conscience des masses populaires françaises au sujet de la signification des entreprises cléricales contre la laïcité et de leur traduction par rapport à la situation internationale n’est nullement impossible. Militants socialistes et syndicalistes s’y emploieront certainement.

CONSÉQUENCES TACTIQUES.

A aucun prix, tout d’abord, le Parti Socialiste ne devra chercher une atténuation quelconque à son programme fondamental pour essayer d’obtenir une alliance électorale ou parlementaire soit avec le cléricalisme romain, soit avec le stalinisme. Toutes les traditions du Parti s’y opposent. Au moment où le Groupe Parlementaire, avec les brillants travaux des techniciens du Parti en matière d’enseignement, vient de déposer la proposition 10.390 portant réforme de l’Enseignement public, cette conséquence tactique de l’analyse ci-dessus doit être bien soulignée : en accord avec le mouvement syndical et les Associations des Parents des Elèves des Écoles publiques, il sera nécessaire d’envisager l’ensemble du problème, c’est-à-dire la nationalisation de l’enseignement. Il y a sur ce point continuité entre les décisions de nos congrès : l’excellente résolution de 1929, rapportée par Léon Blum (à Nancy), reprend et précise, en fonction même des agressions cléricales, les dispositions de 1912 :

« Le but que poursuit le Parti Socialiste est l’appropriation collective des moyens de production et d’échange par l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste (1). Sa politique est donc une politique de lutte de classe.

Pour l’organisation des travailleurs en parti distinct, il fait appel à tous les exploités, sans faire de distinction entre les sexes, les races, les religions. Mais considérant que les Eglises organisées, désireuses d’utiliser à leur profit la suprématie de l’Etat, mettant leurs représentants presque toujours au service de l’oppression capitaliste, sont amenées à intervenir dans l’action politique quotidienne…

Le parti socialiste doit défendre avec vigueur, avec passion, contre toutes les menaces, les institutions de laïcité ; …si la Séparation des Eglises et de l’Etat est un fait accompli, la lutte pour la laïcité totale des services de la Nation n’est pas close et doit être poursuivie sans défaillance et jusqu’à ce que les Eglises et leurs défenseurs se tiennent strictement sur le terrain de la conscience individuelle. »

La motion fait ensuite obligation à tous les élus de repousser tous les crédits destinés à subventionner les cultes divers et de s’opposer à la reprise de toutes relations officielles avec les représentants du culte.

La lutte pour la liberté de conscience, pour la séparation des Églises et de l’État est naturellement la première à livrer par le socialisme dans les pays où existe encore une religion d’Etat. Mais ce n’est qu’une première bataille, elle ne suffit pas à résoudre tous les problèmes posés à un mouvement révolutionnaire ; celui-ci n’a de sens que s’il sait parfaitement calculer les étapes qui le conduiront à la véritable émancipation sociale. Et c’est aussi par rapport à celle-ci que doivent se traiter les questions de programme partiel et de programme intégral du Parti : une proposition partielle dans le domaine de l’éducation aurait-elle des chances d’atténuer le conflit fondamental entre les deux classes, celle des exploiteurs et celle des exploités ? Certes, il est permis d’avoir cette illusion. Et plus encore en l’état actuel de division du prolétariat. Cependant, nous sommes plutôt en accord, sur ce problème tactique, avec Marx et Engels, qui, dans une circulaire envoyée en 1879 à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres, traitaient précisément de ce sujet :

« Le programme ne sera pas abandonné, mais simplement ajourné, pour un temps indéterminé (disent certains auxquels répond le texte répond M.P.). On l’adopte, mais non pas pour soi-même et pour le présent, mais à titre posthume, comme un legs destiné aux générations futures. En attendant, on emploie « toute sa force et toute son énergie » pour toutes sortes de bricoles et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu’il se passe quand même quelque chose et pour que la bourgeoisie n’en prenne pas peur. Ce sont les représentants de la petite bourgeoisie qui se présentent ainsi ».

Nous ne voyons en effet aucune raison pour rechercher à tout prix un accord avec des adversaires soit du socialisme, soit de la laïcité : il faut au contraire présenter tout le programme socialiste, et celui-ci comporte nécessairement la nationalisation de l’enseignement ; on nous permettra d’invoquer ici le témoignage direct de Léon Blum, qui a écrit la préface de « L’Église et l’École » et qui déclare :

« Je pense comme lui (comme l’auteur M.P.), et d’ailleurs comme tout le Parti, si je me réfère à la résolution unanime de Nancy, que le socialisme peut seul concevoir et créer un système d’éducation intégralement laïque, c’est-à-dire intégralement fondé sur la culture rationnelle de l’esprit, c’est-à-dire intégralement épuré de toute tradition religieuse comme de tout préjugé de classe.  Je pense que la collectivité étant seule capable de dispenser un enseignement ainsi défini, l’argument serait suffisant, même s’il n’en existait pas d’autres aussi forts, pour revendiquer en sa faveur une vocation exclusive du droit d’enseigner, et que l’idée de laïcité conduit ainsi par une déduction inéluctable a l’idée de la nationalisation de l’enseignement… »

C’est même la nationalisation de l’enseignement, en protégeant la liberté de toutes les consciences, qui mettrait fin à l’intervention de l’Église dans la vie politique aux côtés de la réaction sociale, ce qui oblige le prolétariat organisé à la considérer comme ennemie. Ce sont aujourd’hui les mêmes antagonismes qui se révèlent plus âpres, en raison même des espoirs internationaux du cléricalisme. Ce sont les mêmes solutions qui s’imposent : les travailleurs catholiques eux-mêmes seront amenés à comprendre que c’est le socialisme qui garantit le mieux leur liberté intérieure au contraire. En apparaissant comme l’auxiliaire du régime qui les exploite, après avoir justifié le servage médiéval et l’esclavage antique, l’Église catholique lie son sort à un système social condamné qui l’entraînera dans sa ruine. Aucun compromis, en tous cas, n’est concevable pour le socialisme : sacrifier la laïcité pour quelque raison que ce soit signifierait une abdication irréparable pour ses perspectives générales de libération de l’humanité par son propre effort.

L’existence, dans les rangs ouvriers, d’une autre forme de cléricalisme, le stalinisme, n’entraîne aucune atténuation à cette rigueur doctrinale et tactique : tout au contraire. Il est incontestable que le stalinisme a affaibli considérablement la capacité de combat de la classe ouvrière; il introduit en effet au cœur de celle-ci les méthodes mêmes de la contre-révolution : comme pour l’Église catholique au Moyen-Age, pour le stalinisme, l’hérétique est l’ennemi qu’il faut détruire ; toute opposition est « impie », monstrueuse, intolérable ; il faut donc la supprimer impitoyablement. Pour les deux cléricalismes, la vérité scientifique, la probité scientifique, l’objectivité, n’existent pas : ce sont les faits qui servent la cause qui comptent et méritent d’être retenus ; les autres, et surtout ceux qui gênent, doivent être ignorés ; on brûle les livres et on censure, on organise la congrégation de l’index et l’épuration des bibliothèques, on fabrique l’histoire, on arrache périodiquement des pages de l’Encyclopédie, on supprime le rôle de Trotsky dans la fondation de l’Armée Rouge comme le Père Loriquet passait sous silence la Révolution française tout entière. On dirige la recherche scientifique à coups de décrets, et on chasse les modernes Galilée des universités où ils pourraient propager des idées subversives, c’est-à-dire en contradiction avec les « idées » du Chef Génial, infaillible et omniscient… Enfin, quant à l’éducation proprement dite, à la valeur de la personnalité formée par les deux cléricalismes (mais fort heureusement il y a toujours des « rebelles »), il convient de reprendre, sur les deux fronts, les termes mêmes de Karl Marx (12 septembre 1847. D.B.Z.) :

« Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l’abaissement, la soumission, l’humilité, bref toutes les qualités de la canaille. Le prolétariat qui refuse de se laisser traiter en canaille a besoin beaucoup plus de son courage, de son respect de soi, de sa fierté et de son goût de l’indépendance que de son pain. Les principes sociaux du christianisme sont sournois; le prolétariat est révolutionnaire ».

En sorte que lorsque le stalinisme se présente à nous avec les défroques du cléricalisme et du jésuitisme, c’est un retard de quatre siècles sur l’évolution de l’humanité civilisée qu’il voudrait nous imposer : il ne fait qu’imiter les manifestations de dégénérescence d’une société incapable de regarder ouvertement le monde tel qu’il est ; il cultive les attitudes de servilité et de résignation qui ont toujours été dénoncées par toutes les avant-gardes révolutionnaires. Il transforme en pantins sans personnalité ni caractère des savants assez imprudents pour accepter cette tutelle ridicule. Quelle est l’opinion, par exemple, de Frédéric Joliot-Curie sur la bombe atomique ? En 1945, c’est une arme formidable, et puis ensuite, à Stockholm, c’est une barbarie sans nom ; et puis la bombe H menace l’existence de toute l’humanité… et puis non, elle ne menace que le capitalisme… Le moment est venu pour le socialisme international de reprendre le drapeau de la libre investigation dans tous les domaines contre tous les dogmatismes, tous les obscurantismes, toutes les congrégations de profiteurs et de parasites qui faussent la réalité pour dissimuler à leurs victimes les iniquités sociales.

Mais il faut, pour que cette lutte sur les deux fronts soit victorieuse, que le socialisme prenne pleinement conscience de ses possibilités et de ses responsabilités : une classe révolutionnaire qui ne peut compter que sur elle-même doit combattre impitoyablement toutes les manœuvres d’enveloppement, de mensonge, de corruption ou de séduction de l’ennemi. En premier lieu, il lui faut faire son unité profonde autour de son école laïque ; toutes les forces sociales qui ont intérêt à l’organisation d’un enseignement objectif, respectueux des croyances, et valable pour tous les enfants sans distinction se retrouveront d’autant plus aisément pour le développement des institutions scolaires laïques qu’il s’établira entre elles un contrat spontané de tolérance et de loyauté mutuelle à l’égard de ce qui est. C’est une véritable rééducation nécessaire aussi pour les adultes, et que l’École laïque devra préparer, que la reconnaissance des diversités de croyance, de couleur, de traditions, d’idéal… Les dogmatiques, les totalitaires, les autoritaires sont choqués par tout ce qui est « autre ». Le laïque éducateur ou militant, cherche à connaître et à découvrir, derrière ces diversités respectables, ce qu’il y a cependant de commun, l’homme, équivalent en droits à un autre homme ; il considère l’enfant non plus en fonction de son Église, de son État, mais par rapport à ce qu’il sera lui-même, et en fonction de sa capacité de libre détermination.

La conciliation entre les deux orientations est impossible. L’une, la cléricale, postule que l’humanité ne peut pas découvrir elle-même la voie de son salut : il lui faut le concours d’un Être Suprême, ou diront les staliniens, d’un Chef Génial… Tandis que les laïques et les socialistes postulent au contraire que c’est seulement dans ses propres tâtonnements, dans ses erreurs mêmes que l’humanité doit trouver la possibilité de dominer son propre développement, sa maîtrise sur l’Univers et sur la société. A ces différents cléricalismes s’ajoutent même parfois des bureaucraties puissantes, qui cherchent, elles aussi à « excommunier » l’hérétique, celles dont Marx, dans sa Critique de la philosophie de l’État de Hegel (p. 456) rappelle « l’esprit foncièrement jésuitique, théologique » … Les Jésuites de l’État, les théologiens de l’État constituent en effet la « République-prêtre ». Leur réflexe de défense est le Décret d’Inquisition et la Suppression. Mais les socialistes et les syndicalistes peuvent se prémunir contre ce nouveau danger par un retour permanent aux méthodes de libre détermination et de démocratisation. On ne combat les tendances liberticides avec efficacité que par des méthodes de liberté. C’est donc la même attitude qu’ils auront à l’égard des travailleurs catholiques et des travailleurs staliniens : la libre discussion et la mise en évidence de ce qu’il y a de commun chez les travailleurs, chez les hommes victimes des mêmes iniquités, des mêmes aliénations ; l’appel constant aussi à ce qui doit être la personnalité, l’individualité de chacun, son propre jugement, son appréciation originale des faits et des devoirs de solidarité prolétarienne. Les croyances et les idéologies différentes dans les rangs d’une classe exploitée sont des produits d’une évolution antérieure : les heurter de front ne conduit qu’à un blocage des possibilités de contact ; il faut considérer même le phénomène religieux en socialiste pour comprendre ce que représente « ce soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde sans cœur, l’esprit d’une existence sans esprit, l’opium du peuple » (K. Marx, Philosophie du Droit, 1844). Mais cette appréciation du phénomène vu de l’extérieur par un observateur affranchi doit comporter en même temps la reconnaissance d’une existence intérieure qui mérite le respect dans la mesure même où elle a dépassé le stade du fanatisme conquérant et agressif à l’égard d’autrui. Libre à chacun de cultiver sa propre métaphysique ou de s’en passer, l’essentiel est de se mettre au travail côte à côte, et sans attendre, pour transformer la structure sociale afin de libérer les esclaves modernes. La défense du niveau de vie, de la liberté, de la paix constitue autant d’occasions pour rassembler les travailleurs sur leur terrain de classe. La séparation des prolétaires en organisations différentes selon les exigences confessionnelles sera le premier obstacle à surmonter. Pourquoi donc une organisation confessionnelle, ou stalinienne, si nous sommes convaincus que nous avons besoin de toutes nos forces, et qu’il n’y a pas d’autre méthode, pour déterminer notre action, que la consultation démocratique et libre de tous ? Là se trouve le test de la bonne foi à l’égard de la classe exploitée dans son ensemble ; là se lit le fait qu’on a préféré la secte, ou l’Église ou l’appareil, à la classe elle-même. Et cette sorte d’éducation peut être préparée sur les bancs de l’École laïque, non pas en posant ce genre de problème, mais indirectement, en créant chez l’enfant et l’adolescent le besoin de se décider en connaissance de cause, après avoir entendu ou recueilli tous les éléments contradictoires d’une décision, le besoin de n’être pas seulement un serviteur docile d’une machine quelconque dont on ne comprend pas le mécanisme ni la raison d’être, mais un être capable de penser et d’agir par lui-même. Au surplus, il n’y a pas de problèmes avec des catholiques ou d’anciens communistes qui sont déjà dans les rangs du socialisme international parce qu’ils ont reconnu en lui la grande école mutuelle par laquelle doivent nécessairement passer tous ceux qui aspirent à une vie de plus en plus libérée. Ils ont décidé, ces catholiques ou ces communistes, de faire comme Lamennais: « J’ai abandonné le christianisme pontifical pour le christianisme de la race humaine ». Alors, nous sommes avec eux comme ils sont avec nous et certains portent encore plus douloureusement que nous « la blessure de leur temps », car ils ont eu plus de peine que nous à quitter leur Église, cette « sauvegarde », mais aussi cette étouffante protection…

Dans cette conception générale de l’éducation laïque considérée comme la préparation nécessaire à toutes les transformations démocratiques conscientes des structures sociales, le rôle du syndicalisme universitaire est évidemment essentiel. Les travailleurs de l’enseignement se trouvent placés au cœur même d’un service public d’importance décisive, et ils sont en ce sens chargés d’une double responsabilité : à l’égard de la communauté qui leur confie le sort des enfants, et dont ils doivent assurer loyalement la formation et la préparation à la vie démocratique ; et à l’égard de leur classe, dont ils doivent se sentir solidaires, aussi bien dans ses luttes quotidiennes que dans ses perspectives les plus ambitieuses. C’est en assurant correctement et pleinement la première tâche qu’ils serviront le mieux la seconde ; ils doivent donc se garder rigoureusement d’introduire à l’école les querelles et propagandes qui divisent les familles ; mais ils doivent également se protéger eux-mêmes et protéger leurs élèves contre les déformations, les pressions, les ignorances calculées qui résultent de l’existence ou de la volonté des classes privilégiées. Ce genre de préparation à leurs tâches délicates et fécondes est déjà entrepris par des initiatives syndicales prospères : les publications pédagogiques, les ouvrages scolaires, les coopératives scolaires, les revues pour enfants, les œuvres postscolaires, les colonies de vacances, etc.. etc.. Autant de moyens d’action directe en vue de compenser, dans l’intérêt de l’enfant, les déterminismes d’un régime social dans lequel la frontière et les privilèges de l’argent sont encore trop évidents.

Mais cet aspect syndical de la défense et du développement des œuvres laïques doit aujourd’hui s’insérer dans une prise de conscience internationale du front de bataille : il ne suffit plus, à notre époque de bouleversements rapides dans les conditions de la production, de l’éducation et de la lutte de classe, de limiter son horizon aux bornes d’un étroit corporatisme, ou aux frontières nationales ; c’est l’ensemble de l’évolution de l’humanité qui doit être aperçu par les travailleurs, et en premier lieu, par les éducateurs ; et c’est en liaison étroite avec la diversité fabuleuse des forces d’émancipation qui montent partout qu’une véritable contre-offensive laïque et socialiste peut, et doit bloquer l’entreprise réactionnaire de tous les cléricalismes.

En d’autres termes, nous considérons la bataille laïque comme l’une des phases les plus significatives d’une bataille de classe internationale pour la paix et la liberté: à l’heure où l’on parle beaucoup, dans certains milieux qui ne sont pas tous socialistes, d’intégration européenne ou autre, il convient donc de tenter, entre socialistes, syndicalistes et laïques cette première « intégration » de nos perspectives de classe afin que tout progrès sur un plan puisse entraîner un progrès correspondant sur l’autre. Si cet effort n’est pas tenté, nous sommes tous menacés de « désintégration » rapide… et nous serons vaincus en ordre dispersé.

LA BATAILLE LAÏQUE ET LE TROISIÈME CAMP.

L’éducation laïque doit contribuer à former des générations capables de décider elles-mêmes, démocratiquement et lucidement, de leur sort et de celui de l’humanité tout entière. Le syndicalisme et le socialisme d’aujourd’hui ne peuvent continuer à demeurer au-dessous de cette condition essentielle de leur progression: si chaque prolétariat s’associe à sa bourgeoisie exploiteuse ou à sa bureaucratie totalitaire, il est évident que l’émancipation par rapport à la tutelle idéologique et politique des Églises perd son sens: puisqu’on retomberait, au sujet des questions cruciales de notre temps, la guerre et la paix, la tyrannie et la liberté, la misère et le bien-être, à l’alignement avec une Église ou avec l’autre, dans un camp ou dans un autre. A quoi bon se battre pour la laïcité si le stalinien doit se comporter comme un esclave obéissant à l’égard des ordres que lui envoie la hiérarchie de son Église, et qui le placeront aux heures décisives, aux côtés des pires réactionnaires fascistes et cléricaux (par exemple contre P. Mendès-France ou contre Ch. Pineau). A quoi bon lutter pour la laïcité si, d’autre part, une certaine conception de la « sécurité » vous place nécessairement dans le même camp que Franco, soi-disant pour défendre le « monde libre ». Toute bataille laïque engagée en dehors d’une véritable perspective internationale risque fort d’être rapidement perdue ; au contraire, si elle est considérée comme un secteur important d’une bataille plus vaste, elle a de grandes chances d’être victorieuse, et en outre, de contribuer elle-même à des victoires plus importantes sur le champ international de la lutte de classe. Et pour commencer, elle oblige les combattants à revenir aux sources profondes de leur inspiration ; elle les replace automatiquement sur le plan de leur tolérance mutuelle, de leur participation volontaire à une œuvre qui dépasse chaque fraction, chaque idéologie particulière, chaque clan… Pour bien fixer, dans le concret, cette donnée essentielle, la « coexistence » nécessaire et pacifique de tous les éléments ouvriers se réclamant de la démocratie intérieure, observons l’attitude de deux puissants mouvements syndicaux en face d’une question internationale comme la remilitarisation de l’Allemagne et la course aux armements. Prenons, pour éviter toute polémique entre nous, l’attitude des syndicats allemands et celles des syndicats américains : les premiers sont énergiquement hostiles à cette remilitarisation qui risque de compromettre définitivement la réunification de leur pays ; les seconds (du moins l’A.F.L.) insistent ouvertement auprès des travailleurs allemands pour qu’ils se laissent remilitariser. Nous sommes ici au cœur même de notre sujet: une éducation laïque et démocratique internationale devrait considérer que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est absolu : même s’il se trompe, il n’appartient à personne, de l’extérieur, de dicter sa ligne de conduite au prolétariat allemand; au contraire, toute politique internationale raisonnable et autonome doit tenir compte de cette résistance; sans doute celle-ci gagnerait à s’exprimer au nom de la solidarité internationale des exploités et pas seulement au nom des intérêts du peuple allemand, si légitimes soient-ils. Sans doute aussi, devrait-on voir s’affirmer plus énergiquement partout cette volonté farouche de refuser la marche à la guerre comme moyen de résoudre quoi que ce soit, encore plus à l’ère thermo-nucléaire qu’antérieurement. Mais la première découverte à faire, pour le mouvement ouvrier international, et particulièrement pour le mouvement ouvrier américain, c’est celle d’une politique autonome de classe, valable pour tous les travailleurs, pour tous les peuples, au service de la liberté et de la paix aussi bien pour le peuple russe que pour le peuple américain et pour tous les autres; c’est qu’il est impossible de définir cette politique commune si l’on se contente de suivre les inspirations diplomatiques de ses propres classes dominantes. Car alors, chacun suivra son inspiration vers le moindre mal ; des peuples résignés accepteront la tyrannie stalinienne pour ne pas revenir à l’insécurité capitaliste ; et d’autres peuples résignés accepteront de se mettre au service des militaristes occidentaux pour les charger de protéger leurs libertés, mêmes relatives. Dans les deux cas, l’abdication est éclatante ; dans les deux cas, la peur ou l’aveu de faiblesse et d’impuissance sont à l’origine de la démoralisation et de l’obéissance plus ou moins passive. Et l’humanité continuera à descendre la pente vers la barbarie atomique, et les pauvres conquêtes de la laïcité seront emportées comme fétus de paille dans le dispositif général de dégradation des libertés démocratiques et d’infiltration totalitaire et cléricale dans tous les domaines. Une véritable ligne de résistance, une stratégie générale capable de contre-attaquer victorieusement, sur tous les fronts, contre le stalinisme dans les rangs ouvriers, contre l’union sacrée et la docilité à l’impérialisme capitaliste dans les pays démocratiques, exigent donc la reconquête de l’autonomie de pensée et d’action du mouvement ouvrier dans tous les domaines, à commencer par le domaine qui commande tous les autres, celui de la politique internationale. On ne défendra efficacement les institutions que si l’on se place sur le terrain de l’indépendance totale du mouvement ouvrier à l’égard de tous les gouvernements et de toutes les Églises ; et pour réaliser cette indépendance totale, il faut se porter résolument sur la ligne internationale du « troisième camp », le camp de tous les opprimés contre tous les oppresseurs.

Ces idées surgissent d’ailleurs des rangs du mouvement ouvrier lui-même et nous pourrions citer de nombreux témoignages. L’un des plus émouvants est celui de nos camarades socialistes et syndicalistes espagnols, bien placés pour voir, avant beaucoup d’autres, la liaison indissoluble entre laïcité et troisième camp. Car ils ont été trahis successivement par l’Eglise stalinienne, puis par celle de Rome, par l’Est comme par l’Ouest. Notre camarade Luis Hernandez critiquait ainsi récemment avec beaucoup d’à-propos une brochure de l’A.F.L. (faite par Mathew Woll) qui prenait position contre l’admission de la Chine communiste à l’O.N.U. au moment même où les Etats-Unis font campagne pour l’admission de Franco à l’O.N.U. Singulière identification d’un mouvement syndical puissant avec la politique impérialiste de son gouvernement ! Luis Hernandez réplique: « Le rôle du mouvement syndical ne doit pas être d’encourager la politique nationaliste de son propre gouvernement, mais au contraire de rechercher à tout moment les occasions de solidarité internationale des travailleurs ». Le redressement constant des organisations internationales ouvrières pour qu’elles en finissent avec ce genre de docilité aux grands impérialismes qui s’affrontent est donc l’un des aspects de la bataille pour la laïcité : si le mouvement ouvrier libre ne se dégage pas de ses liens avec un camp ou avec l’autre (car la condition est ici exactement identique pour les fractions stalinisantes), il y a de grandes chances que la bataille laïque soit sacrifiée et perdue parce que les grands blocs antagonistes auront imposé leur loi et déchiré ou paralysé tout véritable mouvement international indépendant. Mais rien n’est perdu si l’action de classe elle-même s’inspire peu à peu des exigences de l’esprit démocratique, qui doit considérer l’état actuel de diversité des tendances dans le mouvement ouvrier comme une réalité à analyser, à comprendre, et à dépasser par un effort de libre coopération. Ce sont surtout les grandes organisations, qui ont tendance à confondre la prospérité de leurs maîtres avec la supériorité politique de leurs conceptions, qui devront faire effort pour tenir compte de l’opinion des minorités décimées, exilées, vaincues au cours des combats précédents, mais par là même mûries et mieux préparées aux prochaines exigences de la lutte internationale de classe.

Tout reviendra finalement à un choix impératif entre la confiance d’une classe révolutionnaire en ses propres méthodes et la confiance que ses éléments les moins évolués continueront à exprimer à leurs Églises, leurs bureaucraties, et à des forces militaristes et impérialistes nettement contre-révolutionnaires. Les défaites de l’internationalisme prolétarien au cours de deux grandes guerres mondiales ont évidemment créé un complexe d’infériorité, un doute angoissant chez de nombreux prolétaires. Mais il faudra bien pourtant qu’on en revienne à la claire affirmation de la fameuse « Adresse inaugurale » (1864):

« Les travailleurs doivent se mettre au courant des mystères de la politique internationale, surveiller la conduite diplomatique de leurs gouvernements respectifs, la combattre au besoin par tous les moyens en leur pouvoir et enfin lorsqu’ils seront impuissants à rien empêcher, s’entendre pour une protestation commune… Et revendiquer les lois de la morale et de la justice qui doivent gouverner les relations des individus comme la règle suprême des rapports entre les nations ».

La classe ouvrière internationale doit donc définir sa propre politique internationale ; les grands impérialismes ont manifestement mis en lumière ce qu’on pouvait attendre de leur « Club des cinq millions », lorsqu’ils ont cyniquement traité les peuples comme des troupeaux, à Yalta ou ailleurs. L’heure est venue de dénoncer sur ce point aussi bien l’Est que l’Ouest, c’est-à-dire les gouvernements de colonisateurs et d’exploiteurs. Et d’appeler à la solidarité, à la collaboration active, à la résistance et aux revendications fondamentales tous les travailleurs qui doivent aujourd’hui faire la preuve de leur capacité démocratique et révolutionnaire. Le retour à l’indépendance à l’égard des deux blocs ne pourra que renforcer la tendance à l’indépendance idéologique, à la révision permanente, expérimentale, des doctrines et des méthodes ; or cette renaissance sera facilitée par le développement des institutions laïques. La classe ouvrière rencontrera sur tous les plans les mêmes ennemis ; qu’elle se garde donc des compromis ici ou là : elle y perdrait ses chances de rassembler toutes les valeurs, toutes les forces neuves, à commencer par la jeunesse laborieuse et estudiantine, qui a intérêt à forger une société d’hommes libres, capable de maîtriser la misère, le despotisme et la guerre.

C’est l’Église catholique elle-même qui nous invite à cette prise de conscience internationale de la bataille laïque (le prochain pape sera-t-il américain ? Quel joli sujet de méditation sur le transfert aux États-Unis du centre de gravité du monde capitaliste !). Nous refusons quant à nous, socialistes, de laisser se poser l’alternative entre l’Église de Rome et celle de Moscou. C’est le retour aux techniques de libre investigation, de tolérance, de respect des diversités au sein du mouvement des classes laborieuses, de libre détermination démocratique et de solidarité internationale qui doit permettre, à nos yeux, une renaissance rapide de la capacité politique des travailleurs. Ils ne sont aujourd’hui impuissants et menacés, leurs conquêtes les plus précieuses comme la laïcité de l’éducation ne sont en danger que parce qu’ils se sont laissé diviser par les conflits de leurs maîtres d’esclaves, parce qu’ils ont trop aisément adopté les compétitions et antagonismes de leurs classes ou bureaucraties dominantes. La gravité même du danger doit permettre une clairvoyance accrue et la découverte des alliés latents; dans cette société en pleine transformation, à l’aube d’une révolution technique formidable (la conquête de l’énergie atomique d’où peut sortir le meilleur comme le pire), alors que des centaines de millions de travailleurs à peau colorée sont en marche vers leur émancipation, la bataille laïque en France et en Europe doit prendre toute sa signification symbolique: il y a des gens qui ont intérêt, comme le faisaient autrefois les guerriers Scythes pour mieux garder leurs prisonniers en esclavage, à crever les yeux des exploités pour mieux maintenir leur système d’exploitation. Les laïques, les syndicalistes et les socialistes relèvent ce défi insolent. Nos alliés sont innombrables. Dans tous les pays, on commence à se rendre compte que la lutte contre le totalitarisme stalinien ne peut être entreprise victorieusement que par la classe ouvrière elle-même et pour ses propres objectifs. On commence à retrouver les traditions révolutionnaires authentiques du passé ; à regarder au-delà de la stupide et bornée conservation pure et simple d’un ordre social criblé d’iniquités révoltantes. En face des forces de « l’ordre », de la « stabilité », de la coercition permanente, par un travail lent mais insaisissable et invincible de libre réflexion et de libre critique, tout ce qui est vermoulu, artificiel, imposé de force par la violence ou la pression de conscience apparaît comme fragile, et condamné à disparaître. Le pouvoir politique des Eglises, celui des bureaucraties totalitaires, celui des colonialismes colonisateurs et des militarismes destructeurs de richesses sont déjà mis en cause par le lent surgissement universel des besoins de bien-être et de liberté. Le rôle des minorités lui-même apparaît aux esprits clairvoyants comme indispensable et salutaire ; c’est le grand spécialiste américain des questions russes, George F. Kennan, qui le signale :

« Un trop grand besoin de symétrie et d’ordre, une trop forte insistance sur l’uniformité et la conformité ; trop peu de tolérance pour l’atypique et le phénomène minoritaire : tout cela peut savonner la pente sur laquelle les nations glissent vers le totalitarisme ». (6)

Or une éducation laïque et un régime de démocratie politique sont précisément destinés à permettre l’expression de toutes les pensées, de toutes les opinions comme dans une société ouverte, ayant confiance en l’humanité elle-même pour déterminer la marche de son destin. Les adversaires de cette conception basique se trouvent aujourd’hui dans les rangs des classes privilégiées qui cherchent à imposer leurs vues dogmatiques totalitaires dans la formation des esprits. Ils se trouvent dans les rangs des appareils de gouvernement qui ne pensent qu’à la dictature policière ou militaire pour étouffer les oppositions ; ils se manifestent par des législations d’exception, par l’écrasement des minorités non-conformistes, et finalement par l’entreprise la plus spectaculaire que nous ayons vue depuis longtemps contre les institutions scolaires laïques de notre République. Tous ces adversaires de la laïcité se définissent ainsi comme des ennemis conscients et déclarés de l’émancipation des travailleurs. Tous préparent un nouveau massacre pour arrêter encore une fois la marche de l’humanité vers une organisation socialiste de l’économie garantissant à tous bien-être et liberté. Il est donc tout naturel que le socialisme international prenne conscience de ses responsabilités et organise, dans tous les domaines, sa propre réplique, constructive, créatrice, libératrice au « monde de la puissance » (7) et à tous les calculs insidieux. Une humanité qui veut être libre, et non plus détruire et opprimer, qui veut jouir des fruits de ses conquêtes pacifiques, et continuer à se débarrasser des angoisses primitives pour aménager enfin son propre domaine, oui, cette humanité maîtresse de son destin est au bout de nos longs combats (8).

Notes:

 

(1) Léon XIII. Lettre à l’Episcopat italien in La Cité Chrétienne d’après les enseignements pontificaux, par Henri Brun, approuvé par le Card. Gasparri. 9-4-1924, p. 103.

(2) Léon XIII: Allocution au Cardinal Oreglia, T. VII, p. 1968.

(3) Léon XIII: Lettre aux Evêques de Hongrie, T. III. p. 234.

(4) Marceau Pivert : L’Eglise et l’Ecole. 1932.

(5) Otto Bauer : Le Socialisme, la Religion et l’Eglise. 1928.

(6) Extrait de « Totalitarisme » publié sous la direction de Cari J. Friedrich.

(7) Expression de Camus.

(8) A titre d’exercice de vérification des thèses générales exposées ci-dessus je suggère l’étude des relations entre la guerre d’Indochine (et la situation actuelle) et le rôle des Missions Catholiques, de d’Argenlieu, de Diem, en rapport avec les différents et successifs impérialismes qui ont ensanglanté ce malheureux pays.


 

 

Présentation de « Quand le fascisme et la guerre nous devançaient » de Daniel Guérin

1960

 


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Texte de Daniel Guérin. Il s’agit de la première page présentant la deuxième édition en brochure d’un texte qui, lui, est toujours disponible dans La Peste brune (Spartacus, 1996).

EN HOMMAGE A MARCEAU PIVERT

L’essai « Quand le fascisme nous devançait » m’avait été demandé, en 1954, par Jean-Paul Sartre pour le numéro spécial des Temps modernes sur « La Gauche ». Mais, au dernier moment, cet article, dont pourtant le contenu avait, à l’avance, fait l’objet d’un échange de vues avec l’auteur de Nekrassov, n’a pas trouvé place dans la revue… Pourquoi ? Je m’en voudrais d’épiloguer sur des motifs, qui, au surplus, ne m’ont jamais été franchement révélés et je laisse au lecteur le soin d’apprécier. J’ai cependant obtenu de publier le texte déjà composé pour les Temps modernes en une sorte de « tirage à part »… très « à part ». Ce tirage est aujourd’hui épuisé et des amis me demandent de le rééditer.

J’ai cru bon d’y joindre un certain nombre d’articles insérés, de 1938 à 1939, dans Juin 36, l’hebdomadaire de la « Gauche révolutionnaire » du Parti Socialiste S.F.I.O., puis du P.S.O.P. (Parti Socialiste Ouvrier et Paysan). Ce parti a été constitué, on le sait, à la suite de l’expulsion du Parti Socialiste de la tendance Marceau Pivert au Congrès de Royan (Pentecôte 1938). Le dernier de ces articles a paru le 25 août 1939, à la veille du déchaînement de la deuxième guerre mondiale. On y verra comment la guerre, de même que le fascisme, nous a devancés, et comment, face à la catastrophe, nous avons essayé de maintenir une position révolutionnaire internationaliste, à égale distance du fascisme et du social-patriotisme. Position difficile, certes, solitaire, et qui nous valut beaucoup d’incompréhensions et de haines. Mais que je ne renie pas et dont je revendique, avec le regretté Marceau Pivert, ma part de responsabilité – la tête haute.

 


 

 

La crise de l’internationalisme socialiste, par Marceau Pivert.

Publié dans La Revue socialiste en avril 1950.


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Un siècle après le Manifeste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », où en est l’internationalisme prolétarien ?

Nous qui portons dans notre poche une carte rouge d’un Parti qui se propose, dès les premières lignes de ses statuts, « l’entente et l’action internationale des travailleurs », que faisons-nous, en réalité, pour mettre en pratique cette règle socialiste fondamentale ? Si la Première, puis la Deuxième, puis la Troisième Internationale ont fait faillite, quelles sont les causes de ces échecs successifs ? Dans la division actuelle du monde en deux blocs hostiles qui semblent se préparer fiévreusement à l’éventualité d’une troisième guerre mondiale, où voit-on la possibilité d’intervention d’une force internationale indépendante, parlant et agissant au nom de la communauté des peuples menacés, au nom des opprimés enchaînés sous toutes les latitudes, au nom des travailleurs exploités de tous les pays ? Comment répondre ?

Depuis 1933, il n’y a pas eu de véritable Conférence Socialiste Internationale: il n’y a plus d’Internationale Socialiste...

La crise de l’internationalisme socialiste, c’est la crise même du mouvement ouvrier: contrairement aux appels, et aux espoirs de Marx, le prolétariat international s’est révélé infiniment plus perméable aux idéologies des classes dominantes, dont il a épousé les querelles nationales, qu’à l’idéologie socialiste internationale. C’est que la lutte de classes s’est terriblement compliquée, depuis un siècle. Et que la classe ouvrière s’est trouvée parfois obligée de défendre certaines valeurs, comme les libertés républicaines et l’indépendance nationale, au moment même où les classes dominantes les foulaient au pied.

C’est aussi que la conception générale de la révolution socialiste a dû être révisée à l’expérience, par réaction contre une monstrueuse caricature, qui s’est manifestée à l’Est de l’Europe. La violence calculée d’une minorité de « révolutionnaires professionnels » s’élançant à la conquête du pouvoir politique pour brûler les étapes de l’histoire, comporte décidément des risques trop évidents que Fr. Engels avait déjà aperçus à la fin de sa vie. Ce sont aujourd’hui des masses sachant ce qu’elles veulent, et comment elles le veulent, qui construiront, indiscutablement, la société socialiste, ou bien il n’y aura pas de société socialiste ! Mais précisément, les masses laborieuses sont actuellement désorientées. A peine sorties d’une guerre atroce et libérées de l’oppression totalitaire, elles sont invitées, pour éviter une autre oppression, à recommencer la course aux armements, à placer  leurs garanties de sécurité dans l’organisation militaire. Il doit pourtant y avoir autre chose à tenter ? Mais cette « autre chose » ne peut être trouvée en dehors de l’expérience ouvrière. C’est pourquoi il est essentiel de découvrir les raisons de la crise de l’internationalisme socialiste, et de chercher, dans la réalité politique et sociale de 1950, les chances de sa renaissance.

Tout se paie.

Les masses populaires des nations européennes ont abordé la période de la grande crise (ouverte en août 14) avec des illusions et des formules simplistes. Leurs organisations forgées pendant la période ascendante du capitalisme, n’étaient pas préparées à affronter les bouleversements qu’allaient entraîner la première guerre mondiale et ses conséquences. Les précurseurs, ceux qui avaient indiqué la route, furent sacrifiés: Jean Jaurès, Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, les « pèlerins de Kienthal et de Zimmerwald — autant de pionniers incompris sur la route de « l’internationalisme inconditionnel et viril » (pour reprendre l’expression même de Fritz Adler, dans sa brochure, écrite en 1915).

La première phase de la Révolution Russe fut cependant une magnifique démonstration de la puissance et de la vitalité, dans la conscience prolétarienne, des sentiments internationalistes. Ce n’étaient pas seulement les plus « co-religionnaires communistes » de Lénine et de Trotsky, c’étaient les classes ouvrières même les plus « réformistes » comme celles de Belgique et d’Angleterre qui marquaient, dans l’action, leur solidarité avec le peuple russe. Mais bientôt, les conceptions autoritaires des bolcheviks, leur frénésie de généralisation, à toute la planète, des méthodes que des circonstances exceptionnelles leur avaient permis de faire triompher, eurent pour résultat un véritable état de guerre civile au sein même du prolétariat. L’on donnait à choisir, aux travailleurs de l’Europe occidentale, entre la solidarité internationale et la liberté. Ils choisirent la liberté. Et, par là même, retombèrent dans une autre forme de solidarité : la solidarité nationale. Mais celle-ci ne pouvait pas fournir une solution aux problèmes nés de la première guerre. La conséquence fut un double désastre : croissance foudroyante d’un totalitarisme contre-révolutionnaire, ultra-nationaliste, dans les pays impérialistes arrivés trop tard à la distribution des colonies et des marchés. Ultra-nationalisme développant inévitablement, dans les pays voisins, des réflexes de « défense nationale » d’autant plus vifs, dans les rangs ouvriers, que les classes dirigeantes commençaient à être gagnées par la contagion contre-révolutionnaire et s’avouaient prêtes à abandonner la cause de l’indépendance nationale : « Plutôt Hitler que Léon Blum ! ». En somme, chaque abandon, même explicable, de l’internationalisme socialiste entraînait une défaite nouvelle pour le socialisme lui-même. Et un renforcement corrélatif de la contre-révolution totalitaire : les ouvriers de l’Europe occidentale, après l’échec de la révolution allemande, étaient condamnés à la retraite continue, dans chaque pays, alors que leurs ennemis les plus irréductibles avançaient partout, en formations totalitaires internationales. Fascisme et stalinisme jouaient leur rôle combiné dans les défaites successives que les socialistes durent enregistrer, pays après pays — en dernier lieu en Espagne. C’est lorsque les deux forces totalitaires, nazi-fascisme et stalinisme, signèrent leur alliance d’août 1939 que la deuxième guerre fut rendue possible; mais il y avait auparavant les derniers épisodes de la résistance politique au double danger: pour retarder la guerre les socialistes avaient dû accepter Munich — et le fascisme avait alors remporté une victoire formidable. Ceux des socialistes qui préféraient la guerre, en 38, au compromis munichois ne représentaient qu’une minorité par rapport à l’état réel de conscience des masses, qui avaient horreur de la guerre. Alors, la tragédie éclata partout : entre ceux qui, pour combattre le fascisme, acceptaient la guerre (et parmi eux, cela se comprend, beaucoup de réfugiés politiques des pays fascistes) et ceux qui, pour refuser la guerre, se résignaient à d’impossibles compromis avec le fascisme. Seuls — et encore une fois désespérément seuls — les internationalistes proposaient par l’aide directe au prolétariat espagnol, comme point d’appui, une contre-offensive révolutionnaire risquée, certes, mais audacieuse, pour briser à la fois la menace fasciste et la menace de guerre.

Leurs prévisions ne se sont hélas que trop bien réalisées, et c’est parce qu’ils savent que rien n’est encore résolu, que les mêmes faux dilemmes risquent d’être encore posés aux prolétaires, qu’ils ne considèrent pas comme une solution suffisante et durable le seul écrasement militaire du totalitarisme (hier hitlérien ou demain stalinien). Ce que le socialisme international doit imaginer et imposer, c’est une solution politique : Il s’agit bien moins de détruire militairement des dictatures que de construire une société nouvelle sans exploiteurs et sans dictateurs : c’est là le rôle du prolétariat international, et plus spécialement la mission du prolétariat européen, dont les classes dominantes ont pactisé avec le totalitarisme nazi. Mais deux conditions sont à remplir préalablement : se débarrasser du virus totalitaire stalinien et dépasser enfin le cadre étroit du nationalisme pour atteindre à la première grande expérience historique d’internationalisme en action. Sinon, les mêmes causes produiront les mêmes effets, à une plus grande échelle: TOUT SE PAIE.

Le cas singulier.

Le cas singulier de la classe ouvrière britannique mérite qu’on s’y arrête : en lui réside probablement la clé de tous nos problèmes socialistes et européens. Nous pouvons sans doute regretter que le Labour Party n’ait pas pris la tête du Mouvement Socialiste, Internationaliste, pour les Etats-Unis d’Europe, comme il a pris la tête, avec une remarquable audace, dans ses rapports avec le peuple hindou, des nouvelles relations socialistes qu’il convient d’établir entre peuples ex-coloniaux et vieux pays industriels. On pourrait aussi regretter que les internationalistes, à commencer par Jean Jaurès, n’aient pas été mieux entendus, des socialistes et des masses laborieuses, en 1914-19, en 1936-38, etc. Mais les regrets ne servent à rien : les faits sont là et le mieux est d’essayer de les comprendre pour tirer des enseignements d’une expérience cruelle. Or il se trouve que, dans cette circonstance comme dans d’autres, « c’est le mauvais côté de l’histoire qui fait l’histoire ». Le peuple britannique, seul sur son île, en 1940, a effectivement brisé la menace de la contre-révolution. Sans cette résistance, qui a lié dans un effort commun la plus grande partie de la bourgeoisie britannique, sous la direction de Churchill et la totalité de la classe ouvrière, le cours des choses aurait été entièrement différent. Partout, sur le continent, le totalitarisme nazi a contaminé la majorité des classes bourgeoises et des classes moyennes. En Angleterre, au contraire, l’échec de la mission Hess (compromis avec Hitler) est total: les pro-nazis sont une minorité infime. Partout, sur le continent européen, la classe ouvrière est plus ou moins contaminée par le stalinisme. En Angleterre, non ! Comment expliquer ce double phénomène ? C’est l’histoire même des luttes de la bourgeoisie britannique pour conquérir le pouvoir et construire le plus vieil Empire du monde qui peut nous permettre d’interpréter cette situation paradoxale : la vigueur avec laquelle la bourgeoisie britannique s’est forgée ses instruments de domination — sur ses exploités de la métropole — et sur ses centaines de millions d’esclaves des colonies — a préparé une classe ouvrière également imprégnée de valeurs démocratiques et rebelle aux solidarités internationalistes. Contre la menace de dictature totalitaire, d’où qu’elle vienne, la presque totalité du peuple britannique est d’accord pour prendre les armes. Mais pour découvrir une solution moderne, révolutionnaire, marxiste, à la menace renaissante de guerre et de dictature, la classe ouvrière britannique marque une évidente répugnance: elle craint de s’engager trop loin; elle manque d’audace et d’imagination; elle laisse aux représentants de sa classe dominante (et Churchill est le plus astucieux, le plus éminent de tous) le soin d’entreprendre hardiment, de s’écarter des sentiers battus. La pierre d’achoppement du retour à l’internationalisme socialiste se trouve dans cette psychologie paradoxale. C’est elle qui explique des erreurs symboliques particulièrement désastreuses, comme l’affaire Seretsé ou des discours comme celui de Bevin, justifiant les démontages d’usines allemandes, à la veille des élections en Allemagne, ce qui coûta, dit-on, un million de voix aux socialistes. Le nationalisme est un réflexe de self défense : l’oppression d’un peuple par un autre — ou la menace — le fait sortir des profondeurs du peuple. Mais la solidarité internationale des opprimés seule serait vraiment créatrice.

Spontanéité et organisation.

On aurait cependant tort de croire que la classe ouvrière britannique, et celles des pays du continent européen, sont aussi rebelles que semblent l’être leurs dirigeants à l’internationalisme socialiste.

Lors d’une conférence qui m’avait été demandée, à Winbledon, par les sections du Labour Party de la banlieue sud de Londres, j’ai entendu avec une extrême satisfaction, un vieux militant mineur déclarer: « Nous aurons sans doute à prolonger la durée de nos privations afin de venir en aide à nos camarades du continent qui sont en plus mauvaise condition que nous ».

Mais cet état d’esprit ne transparaît pas assez quand se réunissent les délégués des différents partis socialistes européens pour étudier le problème de la Ruhr, ou celui de la Sarre, ou celui du Conseil de l’Europe…

C’est qu’en effet nous nous trouvons ici devant l’une des questions théoriques les plus classiques, et que tout militant socialiste qui pense par lui-même doit rencontrer un jour ou l’autre: comment concilier les exigences d’organisation du mouvement ouvrier et les manifestations de la spontanéité des masses ? La plupart des défaites ouvrières de 1919 à 1939 mettent en évidence, lorsqu’on les analyse, des spontanéités révolutionnaires (parfois, comme en Espagne, en réplique à des initiatives contre-révolutionnaires). Ce fut le cas, en juin 36, en France. Et les organisations, alors, jouent un rôle conservateur. Le processus historique auquel les masses participent d’un effort créateur, qui comporte ses risques, mais aussi ses conquêtes les plus précieuses, est généralement « encadré » plus ou moins rapidement par les états-majors des organisations. Ensuite, quand la « masse en fusion est refroidie » selon la magnifique expression de Léon Blum, il faut attendre — ou subir les conséquences de l’absence d’audace et de volonté créatrice. En ce qui concerne l’internationalisme socialiste, il y a évidemment aujourd’hui un retard très important, très dangereux, du côté de l’organisation, puisqu’il n’y a pas eu reconstruction de l’Internationale. Doit-on en déduire que « le besoin ne s’en fait pas sentir » dans les rangs des différents partis socialistes ? C’est précisément ce qui reste à voir.

Notre Parti s’est montré, sur ce point, très bien inspiré en favorisant et patronnant aux yeux des autres partis socialistes d’Europe le « Mouvement Socialiste pour les Etats-Unis d’Europe ». Comme organisation démocratique et socialiste, le M.S.E.U.E. est un excellent moyen de se rendre compte de l’état réel de la conscience politique du prolétariat européen. Si, comme nous le croyons, l’étude des problèmes précis relatifs à la socialisation et à la planification européenne des industries de base, ou de la création d’une autorité politique européenne, met en évidence une volonté socialiste internationaliste des militants, il faudra songer rapidement à réunir un véritable Congrès Socialiste International, pour prendre en charge tous les problèmes d’actualité, d’ailleurs liés à celui de l’intégration européenne. Sinon, nous risquons d’être une fois de plus à la remorque des événements, en position de retraite, obligés de nous abriter sous telle ou telle combinaison diplomatique ou ministérielle. Mais alors nous devrons subir les conséquences de cette subordination même en politique intérieure, même en ce qui touche à la répartition du revenu national et du pouvoir d’achat: car il n’y a pas de politique socialiste efficace en dehors d’une orientation socialiste de la politique internationale. La définition d’une telle politique permet de prévoir les phénomènes de « spontanéité » qui se produiront tôt ou tard. Et de forger l’organisation internationale chargée de les interpréter et de les guider vers les objectifs socialistes.

Le socialisme au gouvernement.

Dans la période d’après-guerre que nous vivons, le retour à l’internationalisme socialiste est rendu encore plus difficile par des habitudes prises au gouvernement : trop souvent les ministres socialistes et les responsables des partis socialistes ont dû mettre de côté les conceptions socialistes qu’ils représentaient pour devenir les interprètes de conceptions purement nationalistes, voire même impérialistes, que l’exercice du pouvoir leur imposait. Les socialistes portés au gouvernement ont plus ou moins été solidaires des accords de Yalta, des marchandages de Postdam, des déplacements arbitraires de frontières, des entreprises colonialistes, des destructions d’usines, des annexions déguisées, etc. Il est urgent qu’une Internationale Socialiste se reconstitue pour désolidariser complètement les travailleurs socialistes de ce genre d’entreprises. En particulier, rien n’est plus navrant que le spectacle de ces destructions d’usines, de hauts fourneaux, de laminoirs, de machines-outils, par des soldats britanniques ou autres, sous les yeux des ouvriers désespérés par la menace du chômage. La destruction d’un métier à tisser par les canuts lyonnais au début du siècle dernier s’expliquait par l’ignorance et par la cruauté des conséquences du machinisme générateur de misère dans le régime capitaliste. Aujourd’hui, détruire des machines, créer du chômage, ou détruire des denrées, c’est, pour des socialistes, le signe même de la barbarie capitaliste : il ne faut pas détruire, il faut faire tourner les machines ; et pour qu’elles produisent des moyens de consommation en rapport avec leur capacité de production, il faut les socialiser; là est le point de départ du langage commun entre tous les travailleurs, donc d’une politique commune, internationaliste et socialiste, de tous les exploités.

Qu’est-ce également que ce genre de littérature, jusque dans notre presse socialiste, relative à la « nécessité » de réduire la production de l’acier en Allemagne. Quoi de commun entre cette proposition et les « Cinq points » de Baarn, qui se proposent la planification européenne de la sidérurgie ? Une certaine « accoutumance » dangereuse s’est établie au cours des années d’« exercice du pouvoir » : on a semble-t-il oublié les objectifs fondamentaux du socialisme international. Et les diplomates supervisent les projets socialistes pour les adapter à la défense de certains intérêts « nationaux » cette fois purement capitalistes. N’est-ce pas scandaleux, par ailleurs, de lire, dans le News Chronicle du 18-3-50, le nom des « administrateurs » désignés par la Haute Commission interalliée pour diriger l’industrie charbonnière et l’industrie sidérurgique dans la Ruhr ? Le premier est Heinrich Kost, qui fut membre du parti nazi pendant 11 ans et le second est Heinrich Dinkelbach, qui a dirigé pendant 30 ans la politique financière du grand trust allemand de l’acier, c’est-à-dire qu’il a largement contribué à l’équipement et à l’armement des S.S. nazis. Ainsi, les « Alliés » en sont là ! et cependant, Truman est l’élu des ouvriers américains organisés, Bevin représente authentiquement la classe ouvrière britannique et notre parti S.F.I.O. a tout de même son mot à dire à un gouvernement qui n’existe qu’avec son soutien. Au lieu de rabrouer le Parti Socialiste Allemand qui voit ces choses et qui réclame la socialisation des industries de de la Ruhr, ne devrait-on pas lui marquer un peu mieux notre solidarité internationaliste dans ce domaine ?

Ne parlons pas de la Sarre. Il y a tout de même un certain temps que le problème est posé, que des mesures anti-démocratiques évidentes ont été prises sur ce territoire allemand. Il aurait été souhaitable que, de notre côté, s’élevât une voix de protestation comme pour faire écho, 80 ans plus tard, à la protestation du vieux Wilhelm Liebknecht contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Mais une sous-commission du C.O.M.I.S.C.O. doit « arbitrer ». Il faudra bien en revenir, bon gré mal gré, à une conception socialiste internationale de ce genre de problèmes, c’est-à-dire qu’il faudra se résigner à ne plus défendre des revendications purement nationales qui opposent travailleurs à travailleurs.

Le soi-disant « internationalisme » stalinien.

Au moins, dans les rangs des partis socialistes démocratiques, nous avons l’espoir de redresser la situation ; un certain nombre de facteurs objectifs nous permettent d’espérer que ce sera rapide : car l’Europe se fera. Et notre front international de classe se reformera, les militants internationalistes y travailleront.

Mais du côté du stalinisme, aucun espoir n’est permis. Si l’on avait besoin d’une preuve supplémentaire que le régime soviétique n’est pas socialiste, il suffirait de la trouver dans la manière dont la Russie stalinienne traite ses satellites ; les relations économiques et politiques entre nations avancées et nations peu développées sont un excellent critère pour le socialisme : plus un peuple est développé et plus il a de devoirs et de responsabilités à l’égard des autres, telle est la règle pour un gouvernement socialiste (et pour un militant socialiste !). Pour Staline, c’est le contraire: plus il est développé, expérimenté, puissant et plus il a le droit d’exploiter les autres, de les encadrer, de les coloniser, de leur fournir ses policiers et ses maréchaux, de leur réclamer des gages, des prix de faveur, des ristournes sur le commerce international, des participations à ses richesses naturelles, etc.

Inutile d’insister: la Yougoslavie en a fait l’expérience et d’autres, qui se taisent, parce que la dictature les tient à la gorge, pourraient aujourd’hui en témoigner.

Mais alors, on doit comprendre à quel point est périlleuse la défense de la construction socialiste dans un seul pays, qu’il soit britannique ou balkanique. A l’échelle nationale, l’expérience la plus audacieuse, la plus méthodique, est fragile et directement menacée par les forces envahissantes de l’impérialisme politique ou financier. L’internationalisme devient donc une nécessité immédiate, même du point de vue de chaque nation, dans le cadre européen: les hommes d’Etat les plus clairvoyants de la bourgeoisie (parfaitement orchestrés par le Vatican !) se sont rendu compte, avant même la plupart des dirigeants socialistes nationaux, que leur chance de survie capitaliste résidait dans la construction d’une Europe capitaliste.

Sous-estimer cette entreprise, ce serait manquer une occasion qui ne se retrouverait pas de sitôt. Nous aussi, nous voulons l’Europe, notre Europe Socialiste. Et c’est pourquoi nous demandons que les militants socialistes de toute l’Europe — en premier lieu nos amis du Labour Party — travaillent à la convocation d’un Congrès Socialiste Européen destiné à définir le programme socialiste commun à tous les travailleurs européens. Après la réussite de ce premier Congrès, l’internationalisme socialiste aura repris force et vigueur et «l’Internationale» ne sera plus un hymne dépourvu de toute signification.


L’individuel, le social et la physique moderne

Paru dans la Revue socialiste, janvier 1952.

 


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La discussion entre Maximilien Rubel et Gustave Kars sur la pensée marxienne a donné lieu à une mise au point de ce dernier qui se termine par une question très intéressante : « Peut-on introduire les postulats indéterministes de la physique moderne dans la philosophie de l’histoire ? » Ce qui entraîne Gustave Kars à écrire : « Cette méthode réaffirmerait, contre Marx, une distinction réelle entre l’homme individuel et l’homme social (1). »

C’est sans doute dans une mauvaise définition des termes que se trouve l’origine de la discussion — comme cela se produit très souvent entre philosophes. Qu’est-ce que l’homme individuel si on l’oppose à l’homme social ? Qu’est-ce que l’homme social si on l’oppose à l’homme individuel ? Où commence l’un ? Où finit l’autre ? Pour analyser la réalité, on est bien obligé, certes, de décomposer l’observation : d’extraire telle catégorie de faits — et puis telle autre. Mais si l’on oublie l’intégration finale, on reste incapable de dominer l’ensemble du phénomène. Quel sera le comportement d’une molécule libre isolée ? Cela dépendra des conditions dans lesquelles elle sera placée, des rapports qu’elle pourra avoir avec d’autres molécules isolées situées dans son voisinage, de leur mouvement, de leur « action ».

Le physicien moderne réunit en un seul système d’équations les données fournies par l’observation de la position d’un corpuscule et par la connaissance de l’instant: et le langage se perfectionne par l’acquisition de la notion d’espace-temps, qui enveloppe les notions séparées par les géomètres et par les mécaniciens du XIX° siècle. Est-ce qu’on va en déduire que Minkowski se prononce « contre Newton » ? Si on trouvait cette affirmation sous la plume d’un philosophe, on serait en droit de craindre que ledit philosophe n’ait pas très exactement assimilé le « pas en avant » effectué par les physiciens relativistes — en appliquant, prolongeant et affinant la même méthode que Newton.

Certes, à partir de la mécanique de Galilée, et à partir de celle d’Einstein ou de de Broglie, on peut aborder l’observation d’un phénomène et conclure à des résultats opposés : dans ce cas, c’est, l’expérimentation qui tranche. Ce qu’on voyait mal, ce qu’on ignorait même lorsqu’on utilisait un instrument d’investigation du 16° siècle, on peut aujourd’hui le comprendre mieux et le maîtriser plus aisément. La même aventure peut et doit arriver à ceux qui se contenteraient d’étudier les phénomènes sociaux à la lumière des structures  et des rapports de classes (ou de puissances) d’il y a un siècle. Mais cela serait très exactement trahir la méthode marxiste — qui n’a jamais été présentée comme un dogme valable une fois pour toutes et pour l’étude de toutes les époques, de toutes les sociétés, et qui est née elle-même dans des circonstances et à une époque bien caractérisées.

Il y a d’autre part plusieurs éléments équivoques dans la question posée, car les postulats indéterministes de la physique moderne sont encore très discutés. Sans entrer dans les détails, ni utiliser le langage des spécialistes, nous pouvons bien dire que le « déterminisme » des phénomènes naturels a toujours été battu en brèche par des théoriciens, disons « conservateurs », ce qui n’a pas empêché tous les hommes de science, tous les ingénieurs, et le moindre des artisans d’agir efficacement sur la nature en postulant ce déterminisme qui est à la base de tous les progrès de la science et de la technique.

Cependant, il est exact que beaucoup de phénomènes sont encore inexpliqués parce qu’on n’a pas découvert l’enchaînement des déterminismes auxquels ils obéissent : il y a pour eux des hypothèses provisoires, des conjectures, et non des lois établies, vérifiées. Il y a même toute une série de phénomènes qu’on ne peut observer qu’au prix d’une modification fondamentale qui « fausse » — ou qui « trouble » — la mesure: tels, les comportements de corpuscules éclairés. Si on les éclaire, on les « bouscule » avec les photons — si on ne les éclaire pas, on ne sait pas bien où ils sont. Nous sommes là à une limite où l’observation dépend de l’observateur — et beaucoup trop pour qu’on puisse affirmer une loi.

De là à parler d’ ‘indéterminisme il n’y a qu’un pas, qui fut effectivement franchi par Heisenberg ( le seul physicien allemand qui, comme par hasard, demeura fidèle au führer jusqu’au bout !) Si l’on veut dire par là que le comportement du corpuscule ne peut pas, en l’état actuel de nos connaissances, être déterminé par quelque méthode que ce soit, admettons-le. Mais si l’on veut en déduire que ce déterminisme n’existe pas, beaucoup d’excellents physiciens s’y refusent.

Voici maintenant où se trouve la plus grave confusion dans cette tentative « d’introduire les postulats indéterministes de la physique moderne dans la philosophie de l’histoire » : non seulement la distinction classique entre « individuel » et « social » devrait d’abord franchir l’étape parcourue par les physiciens (un corpuscule n’est jamais seul: c’est un « nœud » d’un système d’ondes: on ne connaît bien l’individuel que si l’on connaît l’ensemble du système vibratoire, et inversement, on ne définit exactement l’ensemble que si on peut étudier le mouvement du corpuscule). Mais surtout, les sociétés humaines et les individus qui les composent sont des organismes vivants et agissants capables de modifier à la fois leur milieu, leur entourage immédiat, leur équilibre intérieur. Les déterminismes naturels qui commandent l’attitude de tel ou tel individu sont combinés avec les déterminismes sociaux QUI LES MODIFIENT et qu’ils modifient constamment. Individus, collectivités nationales, classes, communautés religieuses, obéissent à des déterminismes complexes mais peuvent se connaître et les connaître. De même que la connaissance du déterminisme d’un phénomène naturel permet de le faire passer au service de l’homme (individuel et social), la connaissance du déterminisme économique, politique ou social, autant que celle de la psycho-physiologie de l’individu permettent de les mettre au service de l’homme (individuel et social). Marx et Engels n’ont pas fait autre chose qu’adapter à leur temps cette méthode générale de la science appliquée aux phénomènes économiques, politiques et sociaux ; pas autre chose non plus que la mise en application de ce postulat marxiste fondamental : les hommes peuvent faire leur histoire. Les conceptions actuelles de la physique (y compris les franges d’incertitude qui se découvrent en raison même du perfectionnement constant des techniques d’investigation) peuvent-elles aider à éclairer l’interprétation du passé de nos sociétés ? C’est probable ; il est fréquent que les progrès d’une science retentissent sur les compartiments voisins. Mais la pensée marxienne est autre chose qu’une philosophie de l’histoire : c’est avant tout une philosophie de l’action. Et l’action d’une classe exploitée et opprimée, qui représente à notre époque le réservoir naturel des forces révolutionnaires destinées à porter l’humanité vers un niveau supérieur de conscience, de connaissance et de civilisation, n’est certainement pas abandonnée au hasard, à l’écart des grands déterminismes collectifs qui ont joué à des étapes antérieures de transformation. Ni la croyance à une fatalité désespérante, ni l’illusion d’une « malléabilité sociale » indéterminée ne correspondent à l’héritage de la pensée marxienne. S’il est exact que Marx croit qu’un changement sur le plan social peut effectuer une « transformation » ou une « régénération » de l’homme individuel, il est encore plus exact qu’il appelle les individus les plus « déshumanisés », les salariés, à commencer cette « régénération » par l’organisation et le combat pour un ordre social plus juste et plus humain. Cela demeure valable et il est exact, en même temps, que Dostoïevski, comme bien d’autres, compte sur le mouvement de l’âme individuelle pour transformer la société. Mais il ne s’ensuit pas que le « socialisme scientifique » soit pour cela « indésirable » et « nuisible ». Cette manière de poser les problèmes rappelle les controverses du XIX° siècle entre les physiciens des corpuscules et les physiciens des ondes. Passons au XX° siècle ! à la seconde moitié du XX° siècle ! Et hâtons-nous de comprendre que l’individu peut beaucoup pour son salut individuel… mais à la condition de connaître avec une précision scientifique, les conditions de l’efficacité de son action sur l’univers physique comme sur la société. Ce qui revient à dire que la meilleure manière de protéger ce qu’il y a d’individuel, d’original, d’unique dans chaque personne, c’est encore, pour elle, de s’associer librement et fraternellement à l’effort commun d’organisation collective et de construction d’un monde nouveau auquel Marx nous a appelés — et auquel demeurent fidèles les militants socialistes.

(1) Revue socialiste n° 48,page 92.


 

 

Femmes du PSOP, par Séverine Liatard

Extraits du texte de Séverine Liatard, « Autour de la Gauche révolutionnaire : des femmes en politique au temps du Front populaire », dans Les deux France du Front populaire, de Gilles Morin et Gilles Richard. (L’Harmattan, juin 2008, ISBN : 978-2-296-05702-9, 416 pages). Gilles Morin a réalisé en 1995 l’inventaire du Fonds Pivert au Centre histoire sociale de Paris I.


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Au sein du PSOP [1], le taux de représentativité des femmes est supérieur à celui des autres organisations de gauche: sur 972 militants, on compte 138 femmes. Elles représentent donc 14,2% des effectifs militants [2]. Une proportion qui a priori est plus favorable à l’accession de certaines d’entre elles à des postes de responsabilité, comme le comité directeur ou les comités de rédaction des diverses publications de l’organisation.

En septembre 1935, le comité directeur [3] de la tendance pivertiste comprend 25 membres dont 3 femmes (12%): Colette Audry, Hélène Modiano et Simone Kahn. La composition de ce comité reste la même jusqu’au début de l’année 1937 [4]. Lorsque la tendance pivertiste est exclue de la SFIO au lendemain du congrès de Royan en juin 1938, la commission administrative permanente (CAP) du PSOP comprend désormais 33 membres, parmi lesquels une seule femme: Suzanne Nicolitch [5].

Les comités de rédaction des trois organes d’information et de propagande pivertistes [6] sont dirigés par Marceau Pivert, Michel Collinet et René Lefeuvre pour La Gauche révolutionnaire, par Marceau Pivert, Lucien Hérard et René Modiano pour Les Cahiers rouges et par Michel Collinet pour Juin 36. Aucune femme n’occupe la fonction de rédactrice en chef. Toutefois, parmi la quinzaine de collaborateurs réguliers qui alimentent les pages de ces publications, sept sont des femmes: Colette Audry, Simone Kahn, Berthe Fouchère, Hélène Modiano, Madeleine Hérard, Suzanne Nicolitch et Charlotte Ricard. A titre d’exemple, la collaboration de Colette Audry s’évalue ainsi: elle publie un article tous les deux numéros dans La Gauche révolutionnaire d’octobre 1935 à décembre 1936, trois articles dans Les Cahiers rouges de mai 1937 à mai 1938, et tient une revue de presse régulière dans l’hebdomadaire Juin 36 jusqu’en avril 1938. Peu impliquée au sein du PSOP, elle n’intervient plus que très ponctuellement dans Juin 36 lorsque celui-ci devient l’hebdomadaire de cette organisation à partir de juin 1938.

De son côté, le CASPLE (Comité d’action socialiste pour la levée de l’embargo), mis sur pied en septembre 1936 pour soutenir la cause des républicains espagnols et qui revendique en décembre 150 adhérents appartenant tous à la Gauche révolutionnaire, est dirigé par une équipe de huit membres dont Simone Kahn et Colette Audry [7]. Cette dernière, qui fait partie des initiateurs de cet organisme, se rend dans la péninsule ibérique au cours de l’été 1936, et rentre à Paris en septembre. Comme Michel Collinet, présent dès la mi-juillet en Catalogne, elle rapporte des témoignages sur le déroulement de la révolution libertaire et rencontre les membres du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), que les pivertistes considèrent comme la seule organisation capable de conduire le prolétariat espagnol à la victoire. Elle écrit des articles sur les conséquences désastreuses de l’inaction des organisations socialistes françaises. A travers cette démarche, il s’agit d’infléchir la politique de non-intervention énoncée par le gouvernement Blum le 6 septembre 1936 dans le discours de Luna Park. De plus, Colette Audry participe à la traduction de la publication hebdomadaire du bulletin du POUM, La Révolution espagnole, et devient l’administratrice de cette édition pour la France [8]. Lorsque le CASPLE étend son recrutement à l’ensemble de la SFIO et en particulier aux zyromskistes [9], Simone Kahn endosse la responsabilité de secrétaire administrative aux côtés de Jean Prader (secrétaire général), et 2 femmes (Berthe Fouchère et Colette Audry) sur 23 membres font désormais partie de son bureau [10].

Selon ce recensement sommaire, six militantes émergent des instances de direction de la tendance pivertistes: Colette Audry, Hélène Modiano, Berthe Fouchère, Suzanne Nicolitch, Madeleine Hérard et Simone Kahn [11]. Ces femmes appartiennent pour la plupart à une génération née au début du siècle (elle ont une trentaine d’années) et elles possèdent un capital scolaire élevé: Colette Audry (1906-1990), Suzanne Nicolitch (1902-1942) et Hélène Modiano (1909-1987) sont toutes trois agrégées de lettres et enseignent dans le secondaire. Les deux premières ont préparé ce diplôme en partie ou dans son intégralité à l’ENS de Sèvres [12]. Madeleine Hérard (1897-1978) devient libraire après avoir fait des études dans un collège méthodiste en Grande-Bretagne et avoir séjourné aux Etats-Unis. Enfin, Berthe Fouchère (1899-1979) est institutrice. Rayée des cadres de l’enseignement en raison de ses engagements syndicaux, elle s’expatrie successivement en Algérie, en Allemagne et en Autriche de 1923 à 1925.

Il est certain que la place des enseignants, en particulier des instituteurs, est prépondérante aux postes de responsabilité et sans aucune mesure avec leur poids démographique dans l’organisation, tous sexes confondus. La hiérarchie des tâches le plus reproduit souvent dans l’organisation la division sociale du travail. Ces professions représentent 5% des effectifs militants et accaparent plus de la moitié des postes de responsabilité nationale. En détaillant davantage la composition de la direction pivertiste, on comptabilise en moyenne 30% d’instituteurs, 15% de professeurs, 13,9% d’ouvriers qualifiés, 14,1% d’employés subalternes et 10,1% d’employés supérieurs pour la période allant de 1935 à 1937 [13]. Toutefois, l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle « diplômée » semble être pour une femme un impératif si elle veut siéger dans les espaces décisionnels: aucune militante des catégories socio-professionnelles ouvrières, employées ou sans profession, ne détient de responsabilité alors qu’elles constituent la majorité des effectifs militants de la Gauche révolutionnaire [14].

On peut également constater la fréquence des couples militants au sein des organes de direction du courant pivertiste. Le phénomène s’explique en partie par le fait que le mariage ne transgresse pas les barrières sociales: ouvriers et employés se marient entre eux, les intellectuels aussi (…)

 

Notes:


[1] Nous ne connaissons pas la répartition par sexe lors de la signature de la plate-forme de la Gauche révolutionnaire en octobre 1935. L’organe mensuel mentionne seulement que 824 militants, dont 408 de la Seine, ont adhéré à l’organisation (La Gauche révolutionnaire, N°3, décembre 1935).
[2] Bruno David, « Récurrences et Figures de l’histoire ouvrières. Histoire sociale du pivertisme (1935-1940) », thèse de doctorat, sous la direction de Jacques Julliard, EHESS, 1996, p. 412. L’auteur ajoute que la 15° section de la Seine où les pivertistes sont majoritaires comprend 12% de femmes.
[3] Membres du comité directeur de la GR à l’automne 1935: Pivert, Collinet, Modiano, Beaurepaire, Périgaud, Mallarte, Floutard, Jacquier, Weil-Curiel, Hélène Modiano, Midov, Hérard, Lefeuvre, G. Goldschild, Lalande, Simone Kahn, Guérin, Weitz, Brévillard, Jospin, Thouron, Gillet, Krihiff, Colette Audry.
Suppléants: G. Kahn, Etcheverry, Meier, Langier, Fournier, Zahn. Papiers des Amis de Marceau Pivert, 22AS-I-12, CARAN.
[4] Comité directeur de la Gauche révolutionnaire en janvier 1937, papiers des amis de Marceau Pivert, op. cit.
[5] Membres de la CAP (équivalent du comité directeur) du PSOP élus par la conférence nationale des 16-17 juillet 1938: Pivert, L. Hérard, R. Modiano, Collinet, H. Goldschild, Jacquier, Poireaudeau, Guérin, Broussaudier, R. Cazanave, A. Weil-Curiel, Moncond’huy, H. Midov, Degez, F. Pichon, Lancelle, Suzanne Nicolitch, Domisse, R. Rul, Sagette, Marc, L.Weitz, Rouaix, G. Floutard, Petit, Delmas, C. Spinetta, G. Mora, L. Vaillant, G. Levant, J. Enock, L. Vallon, Edouard (Juin 36, N° 18, 22 juillet 1938).
[6] La Gauche révolutionnaire (mensuel de la tendance), Les Cahiers rouges (mensuel d’études et d’action révolutionnaire réservé aux militants, dont le premier numéro paraît en mai 1937), Juin 36 (hebdomadaire de la Fédération de la seine de février à juin 1938, puis hebdomadaire du PSOP).
[7] CASPLE N°1, décembre 1936.
[8] La Révolution espagnole N°1, 3 septembre 1935.
[9] Le CASPLE devient le CASPE en avril 1937.
[10] L’Espagne socialiste (organe franco-espagnol du CASPE), N°1, 16 avril 1937.
[11] Nous n’avons trouvé aucun renseignement sur Simone Kahn.
[12] Colette Audry appartient à la promotion de 1925, Suzanne Nicolitch (née Alamercery) à la promotion de 1924. A la même époque, Hélène Modiano prépare l’agrégation de lettres au collège Sévigné.
[13] Bruno David, art. cit., p. 470.
[14] Il y a 16,5% d’ouvrières, 39,1% d’employées et 23,5% de femmes sans profession (dont les femmes au chômage). Ibid., tableau 22, p. 412.


 

Simple militant: Le temps des combats, par Maurice Jaquier

1974

Préface de 1971


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Extraits:

Vicissitudes chez les socialistes

Je fus assez déçu par ma première réunion de section chez les sociaux-démocrates. On se réunissait dans une arrière-salle de café, assez vaste, au fond du quartier de Plaisance. Les adhérents arrivaient, les uns après les autres, à partir de neuf heures, formaient des groupes où je pus distinguer plus tard des clans. La séance s’ouvrait, avec un confortable retard, un peu avant dix heures du soir. Les débats étaient académiques, on y cultivait la fleur de rhétorique. Peu d’ouvriers parlaient, ils ne se sentaient pas chez eux et ils se bornaient à applaudir les phrases creuses à tournures révolutionnaires qui couvraient elles- mêmes un creux politique assez décevant ; à lever la main lors des votes. Des citations de Jaurès et de Guesde émaillaient de-ci, de-là le verbiage.

Car des ténors, la XIV° Section en regorgeait. Il y avait le père Bracke, comme on l’appelait familièrement; Mayéras à la barbe fleurie de quarante-huitard, Charles Pivert, redondant et gras, la femme de Ziromski que nous appelions Ziromska. Elle n’intervenait pas mais elle avait le sens de la coulisse et poussait les néophytes de son bord à intervenir. Parmi ceux qui montaient : Prosper Montagnon, Kokoczinski, Graziani. (…) Un petit noyau d’ouvriers qu’animait Georges Gravier, un ingénieur du bâtiment, groupe auquel je ne tardai pas à m’agréger. La section devait compter quatre cents membres, il y avait bien soixante ou quatre-vingts présents lors des plus mauvaises réunions. Mais on faisait le plein, et même on le dépassait dès qu’à l’ordre du jour une élection se profilait, fût-elle municipale ou législative. Nous partions sur le coup de minuit, par groupes, vers nos domiciles respectifs. Comme je logeais à la porte d’Orléans, nous nous attablions au Café de l’Acropole, Mayéras, Ziromska, que son « ki » venait parfois rejoindre, Gravier et quelques autres. Souvent Victor Méric s’arrêtait avec nous. Il avait été rédacteur en chef du Merle Blanc fondé par Eugène Merle. Il en subissait la tyrannie.

Bègue, aussi gras que Victor était maigre, l’Eugène prenait tout à Victor: son temps, ses idées, son argent. Et Dieu sait si le gros Merle pouvait avoir le sens de l’exploitation!

Partant du succès de son hebdomadaire satirique, il avait fondé dans les années 23 une Société d’Edition et de Publicité Technique avec le concours de lecteurs qui prenaient des actions. Il avait lancé, avec brio, Paris-Soir, Paris-Matin, repris l’Assiette au Beurre, le Charivari, Paris- Flirt, fondé un prix littéraire, celui du Merle Blanc.  Il tint la main à tout jusqu’au jour où tout s’écroula dans le un scandale de la mère Hanau auquel il fut mêlé.

J’avais connu Eugène Merle quand je travaillais, le dimanche soir, à la rubrique sportive de France-Soir, où les rédacteurs ne touchaient jamais de pige, mais recevaient chaque mois une magnifique lettre leur promettant monts et merveilles s’ils consentaient à investir dans la SEPT le montant de leurs mensualités. Lorsque Victor publia La Der des Der, un ouvrage pacifiste et futuriste, dans lequel il démontrait que l’Humanité irait à sa perte pour peu que les impérialismes utilisent les gaz de combat, il toucha de son éditeur une coquette avance. Sa femme était tuberculeuse, il y avait des années que Méric lui promettait des vacances en Haute-Provence. Heureuse, elle préparait déjà les valises quand Merle arriva, larmoyant : il lui fallait une grosse somme d’argent pour éviter une saisie… Et Victor se laissa faire une fois de plus, et sa compagne ne put aller sous les pins cicatriser ses poumons… C’était cela, cette frange socialiste à laquelle nous étions mêlés : chez les uns, une fraternité et une solidarité excessives; chez les autres, un idéalisme abâtardi mêlé d’affairisme sordide. Bien sûr, rien de comparable aux discussions dans les cellules communistes. Là, chacun était chargé d’une tâche dont il devait rendre compte. Ici, des interventions fumeuses où chacun y allait de sa marotte, de son dada, sans conclusions. « Camarades, disait un ouvrier rouquin, si les travailleurs veulent tenir dans une grève, assez pour que le patron cède, il faut que chaque ouvrier achète assez de carottes pour tenir un mois ! » Pourquoi des carottes plutôt que des patates ?… peut-être parce qu’il était roux ? Les élus SFIO intervenaient, mais individuellement pour leurs électeurs afin de leur obtenir un emploi ou une ou une prébende, ne leur demandant en échange qu’une simple adhésion au parti. Et le parti grossissait et se développait là où il avait des maires, des conseillers généraux, des sénateurs, des députés, au prix d’un relâchement réformiste, et les nouveaux venus soutenaient la personnalité éminente, aggravant ainsi son poids politique. Il faiblissait et se durcissait là où il devait affronter, sans contrepartie, les élus communistes plus sectaires, plus intransigeants, plus fanatiques ; par voie de conséquence, les militants avaient la tripe révolutionnaire et subissaient moins la pression parlementariste.

J’eus l’impression, les premiers temps, de m’être fourvoyé dans cette « vieille maison », ainsi que Blum avait dénommé la SFIO au Congrès de Tours. Mais il y avait mon camarade Charleval, qui percevait les possibilités de redressement, sûr de l’appui des mineurs du Nord, des ouvriers de la ceinture rouge de Paris, des paysans pauvres, des pêcheurs, des femmes, des jeunes ouvriers. Et Gaston, un pur parmi les viciés, m’exhortait à la patience; nous épluchions ensemble avec notre petit groupe : tous ces événements que nous sentions venir : le fascisme, la réaction, la guerre.

Lorsque Graziani fut élu député en 1932, lors du Bloc des Gauches, la XIVème Section enfla aux dimensions de la grenouille de la fable. Tous ceux qui attendaient sur le pas de notre porte adhérèrent, mais surtout des petits- bourgeois, peu d’ouvriers. La section, à l’image du parti, se divisa en trois tendances. L’une, de droite, « La Vie Socialiste » participationniste, réformiste, parlementariste avec Renaudel, Déat, Marquet, à la section Montagnon. La seconde, centriste, « La Bataille Socialiste », avec Léon Blum, Paul Faure, dont Jean Ziromski et Marceau Pivert constituaient la gauche. Elle était majoritaire dans le parti et dans la section. La dernière, « L’Action Socialiste », nettement minoritaire, que menaient Jules Mallarte et Louis Périgaud; à la section, mon ami Gravier. C’était le groupe de Charleval.

Si Blum soutenait le Bloc des Gauches, il voulait préserver la virginité parlementaire du Parti, et de furieuses controverses avaient lieu entre ceux que nous appelions dans notre charabia les participationnistes et les anti-participationnistes.

« L’Action Socialiste » était pour l’unité d’action avec les communistes, et elle allait, dans cette voie, très loin avec eux. Participation aux Comités Amsterdam-Pleyel contre la guerre et le fascisme, sous la férule d’Henri Barbusse, déjà gâteux et que pompait sa secrétaire! Seule parmi les autres tendances, elle démontrait l’hétérogénéité de la « Bataille » qui ne constituait aucune garantie contre la participation à un gouvernement bourgeois. Elle analysait déjà la subtile distinction, que l’on ferait plus tard, entre l’occupation du pouvoir et sa gestion par le prolétariat, une fois détruite la société bourgeoise. Au Congrès de 1933, Léon Blum, « épouvanté » par le cynisme de Déat, fait exclure « La Vie Socialiste » qui formera d’abord l’Union Jean Jaurès puis le Parti Socialiste Français. Parallèlement, dans un souci d’équilibre (on coupe à droite, on coupe à gauche), « L’Action Socialiste » est dissoute; Mallarte, Périgaud, Lissanski sont exclus. Gravier, à la XIVe Section, Charleval à Aubervilliers, Claude Just, Montferrand, Claude Mary, Lucien Preiss et moi-même prenons l’initiative de constituer un Comité d’Action Socialiste Révolutionnaire. Nous reprenons des contacts avec la province et tentons un nouveau regroupement. Claude Just était tailleur d’habits, comme il disait ; il logeait rue des Rosiers où sa femme était concierge. Elle se débattait entre une série de mioches, ses locataires et son mari. Claude ne taillait et ne cousait que lorsque la politique lui en laissait le temps, et comme la politique ne lui en laissait guère… C’était un doux rêveur doublé d’un mythomane. Preiss, Gravier, Montferrand, Mary étaient des ouvriers ou des techniciens en chômage. Nous subissions le contrecoup de la grande crise de Wall Street. Mary était un bon orateur populaire, plus prédicant que tribun. Plein de verve, il enchantait ses auditoires surtout lorsqu’il terminait, dans un souffle, par ces mots : « Alors, camarades, vous avez compris qu’on vous prend pour des cons ? »

J’allais souvent rue des Rosiers, où nous nous réunissions pour établir notre plate-forme. Comme j’arrivais, un jour, en avance Claude m’apprit qu’il venait de recevoir un coup de téléphone important:
– Je te le donne en mille, devine de qui ?
– Je ne sais pas moi, de Mallarte ?
– Que nenni, bien plus haut !
— Thorez ? Duclos ?
— Non, de Joseph Staline ! Qui veut me voir !

Je crois bien que ma confiance en son équilibre mental tomba d’un seul coup et je n’avais pas envie de rire, comme je le fis plus tard chez moi. Il rêvait, Claude ! Dès lors, je ne vis Just que ce qu’il fallait, mais pas plus. Il fut pourtant, au Congrès de Mulhouse, élu comme représentant notre tendance à la Commission administrative permanente de la SFIO. Belle recrue ! Jacques Duclos fréquentait assidûment la rue des Rosiers, surtout depuis que nous avions recueilli un nombre important de mandats sur une motion qui réclamait des socialistes : l’envoi d’une délégation à Moscou pour débattre la réalisation de l’unité. Pour éviter de prêter le flanc aux commentaires, il avait trouvé un prétexte pour venir : il avait commandé un habit à notre tailleur. Nous étions, Montferrand et moi, dans la cour le jour de l’ultime essayage. Claude, qui avait parfois de l’humour, nous avait laissés à la porte en disant malicieusement : « Vaut mieux que vous le voyez pas, le gros Jacques, en caleçon et en chemise, cela nuirait à son prestige.»
Mais lorsqu’il sortit, le camarade Duclos, dans son veston cintré, avec cette culotte qui lui remontait au-dessus des chevilles et qui plissait sur le ventre, comme le ventre devait plissait sous elle, nous dûmes, Montferrand et moi, envahir la loge pour expulser le rire inextinguible qui venait de nous gagner… qui montait en volutes du tréfonds de nos entrailles, que nous retenions de nos mains compressées, et dont Jacques Duclos n’a jamais dû comprendre la signification.
Il partit, en tout cas, et ne revint jamais.

Premiers combats

Le gouvernement Daladier tentait, succédant à Chautemps, de rétablir l’équilibre budgétaire de la France; la droite regimbait. Daladier-le-Chauve se prenait pour un fonceur. Ses amis parlaient de lui comme d’un taureau du Vaucluse… en quoi ils se trompaient: les taureaux de combat sont élevés plus au sud, en Camargue.

Déjà en 28, le gouvernement radical d’Edouard Herriot avait subi des avanies, un scandale financier, le scandale de Marthe Hanau où avaient trempé des gens proches du gouvernement. La mère Hanau avait considérablement élargi son audience, en subventionnant Le Quotidien, organe de la gauche radicale, et La Rumeur, journal financier que publiait alors Georges Anquetil. La Rumeur passait, à tort, pour un journal de gauche, parce qu’il y pourfendait certaines sociétés financières (pour les faire chanter !) mais elle était menée de main de maître par un incontestable pamphlétaire ! En 33, c’est l’affaire Stavisky qu’un autre radical va avoir dans les pattes. Alexandre Stavisky avait émis, sur le Crédit Municipal de Bayonne qu’il avait contribué à fonder, des bons de caisse gagés sur des bijoux volés ou faux. Pourchassé, malgré ses hautes relations, dénoncé à grand tintamarre par la presse de droite, Alexandre se « suicida.» La droite accusa le gouvernement de l’avoir fait tuer pour couvrir ses complices et étouffer un scandale qui rejaillissait sur certains chefs de la gauche, au pouvoir depuis 32.

Dès décembre 33, et pendant tout le mois de janvier, les jeunes gommeux des Camelots du Roy tentent de manifester, au Quartier Latin d’abord, puis par les boulevards Saint-Germain et Raspail, enfin en direction de la Chambre des députés. Aux cris de : « A bas les voleurs ! »

Nous suivions chaque soir ces manifestations avec Charleval, parce qu’il nous semblait qu’elles allaient dégénérer. Elles prenaient chaque jour plus d’ampleur et nous inquiétaient. Les factieux s’étaient organisés pour les coups de de main. C’était leur première possibilité depuis l’affaire Dreyfus, le brav’ général Boulanger, d’abattre la « Gueuse ». La droite était alors aussi confuse que la gauche de nos jours. Ce qui n’empêchait pas les Jeunes Patriotes d’arriver en renfort, mêlés à des vieux birbes d’Action Française qui encourageaient cette jeunesse.

Et puis, tous s’y mirent de proche en proche: les Croix-de-Feu de l’ineffable colonel-comte de La Roque, les associations de droite des Anciens Combattants, soutenus par par le Comité des Forges, la Confédération du Patronat Français, la Ligue Civique et enfin, derniers venus, les Francistes du pédé Bucard.

Les jeunes nervis étaient armés de cannes et de gourdins. Cannes de jonc à bout plombé des Camelots, cannes-épées de certains JP, plus les matraques, coups-de-poing américains pour se défendre contre la police qui y allait, d’ailleurs, moins fort que contre des prolos.

Au début, chargés à coups de pélerine par les gardiens de la paix et, au fur et à mesure que progressait l’émeute, par les crosses des fusils des Gardes Mobiles, enfin par les coupe-choux des Gardes Républicains à cheval.

Les émeutiers, jour après jour, apprenaient à mieux se battre. Arrachant des grilles d’arbres, les brisant en menus morceaux pour en faire des projectiles. Renversant les vespasiennes et les kiosques pour de fragiles barricades, brûlant des autobus. Jour après jour, soir après soir, l’agitation gagnait. Les jeunes oisifs avaient fabriqué, à l’aide de longs bâtons sertis à leurs extrémités de lames de rasoir entrecroisées, des tranche-jarrets qu’ils utilisaient contre les chevaux. Ils lançaient sur la chaussée outre les grilles des arbres, des billes en acier, des myriades de billes sur lesquelles s’écartelaient les fiers coursiers des Gardes.

Leur technique du combat s’améliorait chaque jour. Quelques coups de feu claquaient parfois. Fin janvier, Chautemps, dont le frère a été avocat de Stavisky, dont le beau-frère, le procureur Pressard, est pas mal mouillé dans l’affaire, cédant à la contrainte de la rue démissionne. Devant ce premier succès les Ligues Factieuses reprennent de l’audace. « A bas les voleurs! A bas les voleurs ! » devient le slogan facile, aisé, commode, pour rassembler autour des plus odieux réactionnaires une partie de ces classes moyennes qui aidèrent pareillement au succès d’Hitler. Comment le Parti Communiste, par la même sorte d’aberration qui l’avait fait, en Allemagne, mener des grèves avec les Hitlériens, rejoignit-il dans la rue les émeutiers de droite ? Comment les prolétaires se retrouvèrent-ils dans la rue avec leurs pires adversaires, criant avec eux « A bas les voleurs » ?

Cela tient à la fois du désarroi et de l’incapacité.

Cela frôle la trahison, la déloyauté, la forfaiture.

Lorsque, les 5 et 6 février 1934, nous nous retrouvons, place de la Concorde, face aux fascistes français saluant à la romaine et chantant à peine gueule La Marseillaise tandis qu’autour d’eux les gars des usines et des chantiers, ceux de la JC, les anciens combattants de l’ARAC poings levés chantent L’Internationale… devant cette infâme collusion, nous avons, Gaston Charleval et moi, une telle nausée que nous décidons d’alerter nos camarades sur le danger que nous courons et la nécessité de réagir avant qu’il ne soit trop tard. La Fédération de la Seine de la SFIO n’a pris qu’une initiative, timide, tardive, précaire : les militants et sympathisants sont mobilisés dans leurs permanences. Nous allons les secouer, leur expliquer que les libertés démocratiques sont en péril. Quelques copains réagissent, avec lesquels nous allons tenter de toucher les responsables des rayons communistes… ils sont dans la rue, avec ceux de la droite et nous ne les trouverons pas. Le matin du 6 février, l’Humanité donne la consigne d’aller manifester au rond-point des Champs-Elysées. Comme la presse réactionnaire ! Après la fusillade du soir, fasciste et communistes crient ensemble : « Assassins ! Assassins!…» Le titre de l’Humanité du 7 rejoint presque mot pour mot celui de l’Action Française: GOUVERNEMENT

DE FUSILLEURS ET D’ASSASSINS !

Heureusement, sous l’inspiration de Ziromski et de  Marceau Pivert les Fédérations de Seine et Seine-et-Oise du Parti Socialiste prennent l’initiative d’un tract: TRÊVE AUX DIVISIONS, UNITÉ D’ACTION LOYALE.

Une délégation de notre parti propose le même soir une manifestation de rue pour le 8 février. Renaud Jean et Doriot, au Comité Central du PC, veulent proposer à la SFIO une manifestation commune. Thorez refuse ! Il veut une manifestation, mais la sienne, qu’il fixe le 9 au soir place de la République. Le soir du 7, vers dix-huit heures, une délégation du PC se présente à la permanence de la XIVème section. Notre salle est comble et les militants s’agitent. Ce n’est peut- être que le spectre du fascisme, mais les conditions pour la fascisation du régime semblent remplies. Les plus lucides insistent pour que l’unité d’action avec nos camarades communistes se réalise d’emblée, avant qu’il ne soit trop tard. Toute la gauche de la section insiste de façon pressante. La délégation communiste attend notre  réponse dans la salle du café. En un quart d’heure un vote unanime décide d’une manifestation pour le soir même à la mairie du XIVème°. Les communistes exultent : l’unité à la base se réalise. Le soir du 6 février, nous nous étions retrouvés, avec tous les copains du CASR, dans l’immeuble de la rue Feydeau où siégeait la Fédération. De partout des militants venaient aux nouvelles. La fusillade ! Les morts ! Les blessés ! Côté factieux, côté ordre ! On stigmatise la présence des communistes à la Concorde.

— Il faut décréter la grève générale !
— Répondre à l’insurrection par l’insurrection !
— Armer le peuple, réaliser l’Unité !

Les gens s’installent, tous les bureaux sont pleins, les escaliers, les couloirs bourrés de monde. On s’organise pour passer la nuit. Des barres de fer apparaissent amenées par on ne sait qui. Des métallos ont leurs poches, leurs musettes pleines de boulons et de billes d’acier. De partout on annonce que les ouvriers sont à l’unisson. On discute (…)

La marche au front unique

Nous n’étions plus isolés, au CASR, sur le problème de l’unité d’action. La gauche de la Bataille socialiste, se démarquant des réformistes, poussait à la même roue. Des rangs du Parti Communiste, le grand Jacques, instruit par les événements de février, voulait compléter par des accords au sommet ceux qui s’étaient réalisés spontanément dans la rue.

Nous étions réticents sur des accords Blum-Paul Faure et Thorez-Duclos. Mais notre influence demeurait faible à l’intérieur du Parti. Et puis, l’engouement unitaire était si grand ! On avait beau dire : nous n’étions pas partisans de l’Unité pour l’unité, mais pour une unité réalisée dans la Clarté ! Au royaume des sourds les bègues sont rois !

Nous participons à des comités de vigilance avec et en et en dehors des comités Amsterdam-Pleyel. Doriot en avait recensé plus de trois mille à la base. Benoît Frachon, à leur propos, parlait de crime contre l’unité, tandis que la CGT de Jouhaux affirmait : « Entre les communistes et nous il ne peut y avoir rien de commun ! » Le 31 mai, nouveau tournant du PC, le Komintern ayant décidé que, devant la menace fasciste, la question du front unique au sommet devait être proposée à la direction de la social-démocratie française ! Staline, le père, avait donné un ordre: Thorez, le fils soumis, s’inclina.

Le 11 juin, Blum et son équipe, Thorez et la sienne, se rencontre pour la première fois depuis 1921 autour d’une table ronde. La marche vers l’unité va si vite que la Fédération de la Seine organise, avec son homologue communiste, un immense meeting, le 2 juillet au Bal Bullier, avenue de l’Observatoire. Il y eut tant de monde qu’on dédoubla la manif dans le gymnase Huygens, tout à côté de mon ancienne école primaire. Le 27 juillet, le Pacte d’Unité d’Action entre SFIO et SFIC était signé. Nous nous engagions dans la plus grande illusion… celle d’où allait naître le Front Populaire.

L’insurrection des Asturies

En automne 1934, l’Union Générale des Travailleurs (UGT) et la Confédération Nationale du Travail (CNT) unies dans l’action, pour la première fois, en Espagne, déclenchèrent une grève générale provoquée par un discours fait à Covadonga, dans les Asturies, par le pro-fasciste Gil Rogles, chef de la CEDA catholique. Cette grève a un tel retentissement que les hommes de la CEDA ont toutes les peines du monde à regagner la capitale. Une semaine après, Gil Robles déclare que son parti ne soutiendra plus le gouvernement. L’UGT comprend tout de suite que si la CEDA entre au gouvernement sans avoir, au préalable, pris position pour la République, elle ne le fera que pour préparer la fascisation de l’État. En octobre 34, malgré les manigances d’Alcala Zamora, président de la République espagnole, à la suite de la démission de Samper, ce n’est pas Robles mais le radical Lerroux qui est appelé. Celui-ci fait entrer trois membres de la CEDA dans son gouvernement, mais pas le chef de la CEDA. A Madrid, l’UGT décrète la grève générale. Les socialistes, armés, sortent dans la rue et attaquent le ministère de l’Intérieur… la CNT ne bouge pas !… A la fin de la soirée du 4, l’ordre est rétabli et les leaders socialistes sont arrêtés.

A Barcelone Luis Companys proclame l’État catalan et propose d’établir un gouvernement provisoire de la République de Catalogne. Sa tentative est rapidement matée. Là encore, ni la CNT, ni la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI) ne prennent position.
Par contre, aux Asturies, le soulèvement est général. Ce sont les mineurs qui mènent la révolte, avec un héroïsme exemplaire. Et ils réussissent de surcroît, groupés en Union des Frères Prolétaires (UHP), à rallier non seulement les anarchistes, mais encore les communistes et les communistes dissidents de l’Alliance Ouvrière (ce groupe devait, plus tard, contribuer à la formation du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste – le POUM). Les chefs droitiers de la social-démocratie se mouillèrent à fond.
L’insurrection a des armes. Les mineurs disposent d’un nombre incalculable de cartouches de dynamite; ils les utilisent au combat comme des grenades, dont ils allument la mèche avec la cigarette qu’ils ont à la bouche. Le nom de dynamiteros est inséparable de la Révolution d’Octobre.

Le hasard fait que je me trouve en déplacement d’affaires du côté d’Hendaye. A peine informé, je pars en hâte pour Oviedo, quartier général de la révolte, où je me mêle aux ouvriers en armes. La République Socialiste des Asturies est proclamée. Les casernes des Gardes Civils, les églises, les couvents, les mairies, sont attaqués. Au bout de trois jours, la presque totalité de la province est entre les mains des Frères Prolétaires. Des Comités sont mis en place partout, chargés d’assurer le ravitaillement, l’ordre, la lutte. Toutes les manufactures d’armes, mobilisées, travaillent de jour et de nuit pour fournir l’équipement et les munitions. Ce sont des Comités d’usine qui les dirigent et qui, avec l’exaltation particulière aux Espagnols, les font tourner « au nom des travailleurs » !
Les usines, les mines, les bureaux sont fermés. Les travailleurs en grève s’enrôlent dans « l’Armée rouge » qui a ouvert des bureaux de recrutement. Plus de 50 000 mineurs sont sous les armes. Le comité de base de Mieres envisage même de marcher sur Madrid. Les troupes fidèles au gouvernement ne sont pas nombreuses. Commandées par le général Lopez Ochoa, elles ne tiennent que le périmètre d’Avilés où elles sont cantonnées. Lerroux fait appel à deux généraux pour mater la rébellion : le général Goded et le général Francisco Franco (!) qui décident, en plein accord avec le gouvernement « républicain », d’utiliser la Légion Étrangère contre les insurgés, cette Légion qui avait conquis le Maroc.

Les travailleurs résisteront jusqu’au 20 octobre, écrasés par des forces mieux équipées, utilisant l’aviation de bombardement. Mais le manque de confiance caractéristique de Lerroux dans les troupes régulières, dont certaines avaient fraternisé avec les insurgés, est la marque essentielle de cette période.

J’étais sur la place de Sama de Langres lorsque Belarmino Tomas, qui avait avec Gonzalès Peña, pratiquement dirigé toute l’insurrection, déclara, à peu près, à la foule considérable massée autour de lui : « Camarades, nous avons été vaincus ! Mais si nous avons été vaincus, c’est que, dans toutes les autres provinces d’Espagne, tous les travailleurs n’ont pas fait leur devoir et ne nous ont pas soutenus… Tout ce que nous pouvons faire, c’est de conclure la paix, car si nous avons encore des fusils et des mitrailleuses, des canons même, nous n’avons plus de munitions ! Mais la paix ne signifie pas que nous abandonnions la lutte de classe … Demain, plus tard, nous gagnerons les prochaines batailles qui se termineront par la victoire finale des exploités. »

La répression fut sanglante. Des milliers de combattants furent massacrés. Des dizaines de milliers de gens furent emprisonnés et torturés. Les Maisons du Peuple étaient transformées en prison où des sadiques battaient à mort des hommes, des femmes et même des enfants, dont certains étaient blessés aux combats. J’avais pu, avec un convoi qui se dirigeait sur Llanès, m’enfuir lors de la débâcle avec un groupe de camarades, parmi lesquels un membre de l’Alliance Ouvrière, Rondinella, et Gaston Weill, un anarchiste français… Nous étions une vingtaine emprisonnés à Llanès dans une pièce sordide, et nous menions grand tapage en [illisible] de notre qualité de Français. Lorsque je fus interrogé, je niai toute participation à l’insurrection. J’étais un touriste, venu pour affaire… – Mes vêtements déchirés ? – Les soldats de la Légion qui m’avaient tabassé ! Nous obtenons d’être isolés, Gaston et moi, en attendant qu’on discute de notre sort.

Un soir, le quatrième, en sortant dans une cour, nous apercevons une porte ouverte, nous la franchissons avec appréhension. Dehors, la nuit est noire. Nous marchons sur une route, en direction de Santander. Nous nous cachons dans les fossés au moindre bruit suspect. Nous dormons toute la journée dans une maison en ruine, pour repartir à la nuit. Le sixième jour, nous arrivons à Santander, mourant de faim, épuisés. Gaston réussit à entrer dans la ville, à la recherche d’un ami pêcheur. Il vient me retrouver, nous avons un asile ! Au petit matin, nous partons en barque, vêtus d’habits de pêcheurs. Nous serons, le soir, à Bayonne. Sauvés ! Il me fallut une bonne huitaine pour me remettre de mes émotions et tirer des enseignements de ce combat, le premier auquel je participais les armes à la main. De la fréquentation des Frères Prolétaires j’avais retiré la certitude que des horizons incomparables, incommensurables, demeuraient ouverts, avec un peuple aussi héroïque. Car les mineurs avaient pris le pouvoir politique. Les revendications matérielles c’était la République Socialiste des Asturies, pas les salaires.

Le coup de théâtre du 2 mai 1935

Staline, qui a depuis belle lurette renoncé à l’Internationalisme prolétarien et qui prétend construire le socialisme dans un seul pays, se cherche des alliés de toutes parts. Dans un communiqué officiel qui éclate comme une bombe dans les milieux communistes français non avertis, on lit la phrase suivante : « Monsieur Staline comprend et approuve pleinement la politique de Défense Nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. »  D’un seul coup, toutes les bases de la politique intérieure et extérieure de la France s’effondrent. Alors que Maurice Thorez s’opposait au service militaire de deux ans, qu’il s’était affirmé quelques semaines auparavant défaitiste-révolutionnaire ! l’Humanité proclame et affirme : « Staline a raison ! » Et voilà que tout le PC bascule dans le nationalisme, reprend le drapeau tricolore et La Marseillaise à la bourgeoisie, abandonne le défaitisme, range au magasin des accessoires la lutte contre les deux ans, devient le Parti de la Nation Française, ajoute à son sigle le F de Français, le PCF ! Le Secours Rouge International suit, dans la même foulée, et se transforme en Secours Populaire Français.
Du côté des réformistes politiques et syndicaux on déclare que l’unité devient possible puisqu’un « pont vient d’être lancé sur le fossé de la Défense Nationale ». Les radicaux se découvrent des trésors d’indulgence pour les staliniens. Thorez met les bouchées doubles. Il passe du Front commun à « la main tendue » aux catholiques et aux Croix-de-Feu. Puis au Front Populaire, qui propose l’alliance des partis ouvriers avec la petite bourgeoisie, et un peu plus tard, pourquoi pas ? au Front des Français, ultime objectif de la stratégie stalinienne. Bien sûr, Claude Just, empêtré dans les contradictions que son « ami » Staline lui jette dans les pattes, a encore tendance à suivre le PCF. Je décide de faire cavalier seul. Lucien Preiss et Charleval suivent. A Bagneux, sur lequel je concentre toute mon action, je me lance dans la bataille avec mon groupe et nous taillons de sérieuses croupières aux communistes. Plusieurs de ses militants et de ses sympathisants nous suivent dans les conclusions que nous tirons du Pacte, au sein du CUAA. Les communistes le font capoter. Mais six militants adhèrent à la Section socialiste, expliquant qu’ils refusent de collaborer avec les adversaires de classe.  Nous constituons avec eux un groupe à la Cité du Champ-des-Oiseaux, où ils se dépensent à fond à nos côtés. Je sais qu’au sein de la Bataille Socialiste de sérieuses divergences apparaissent entre Léon Blum – Paul Faure et Pivert – Zyromski… mais je n’ai pas de contacts avec ces derniers. Nous sommes trois: Lucien dans le XVIII°, Charleval, qui est maintenant à Montrouge, moi à Bagneux. Ce que je tente de faire, ils le tentent aussi. Mais il y a carence de l’aile gauche de la SFIO, alors que de sérieux espoirs de travail et de recrutement apparaissent dans la base du PCF. Des dizaines de militants déconcertés par toute une série de virages à chaud permettraient le renforcement révolutionnaire de notre aile gauche… La mystique du Front Popu, qui allait surgir, refroidira notre potage ! Ni Mallarte, ni Périgaud, ni les exclus de l’Action socialiste, ni le CASR, ni la gauche de la Bataille n’ont su à temps se regrouper. Lorsqu’ils le feront en octobre 1935, cinq mois auront été perdus… les plus importants pour la lutte.

Naissance de la gauche révolutionnaire

C’est un soir d’octobre 1935 que Charleval m’avertit que Pivert était décidé à sortir de la Bataille Socialiste. Nous avions rendez- vous avec lui et plusieurs autres groupes dans la salle d’un café, au premier étage du 6 de la rue des Archives. Il y avait là la gauche de la Bataille, notre reliquat du CASR, d’anciens Souvariniens avec Michel Collinet, un groupe de Luxembourgistes avec René Lefeuvre qui éditait la revue Masses et les Cahiers de Spartacus, un groupe de Révolution Constructive avec Claude Beaurepaire, du Combat Socialiste avec Lucien Laurat, de l’Action Socialiste Malarte et Périgaud et même le « Capitaine Treint », naguère membre du Comité Central du PC, qui avait eu son heure de gloire en Russie et lorsqu’il proposait « de plumer la volaille socialiste » ! Il en sortit, non sans de troubles discussions, une nouvelle tendance : la « Gauche Révolutionnaire », dont l’audience était dès le départ bien plus large que tout ce qui avait été tenté auparavant. Mis à part quelques ouvriers authentiques, les gens que nous rassemblions étaient surtout des intellectuels, des enseignants, des techniciens. Au Comité directeur de trente membres, auquel je fus élu, ne siégeait qu’un seul ouvrier : Lucien Vaillant. Mais notre base dans les quartiers populaires de la région parisienne était authentiquement de la Classe. Elle ne participait pas assez à l’élaboration de notre doctrine, mais nous allions la juger dans l’action. Là, elle se révélerait capable du meilleur… et quelquefois du pire.

En tout cas ce premier soir Charleval et moi nous exultions. Enfin quelque chose venait de naître à quoi s’accrocher. Gaston m’avait poussé à accepter la trésorerie de la tendance et je devais assumer, en outre, l’administration de la revue que nous voulions sortir et qui porterait, elle aussi, le titre de Gauche Révolutionnaire.

Marceau, que je ne connaissais pas encore, m’avait fait bonne impression… un peu velléitaire peut-être ; Michel Collinet : un érudit ; Claude Beaurepaire, François Moch, Édouard Serre : des techniciens éminents ; le couple Modiano, Krihiff, les frères Goldschild : des pacifistes idéalistes ; André Weil-Curiel, Daniel Guérin, René Cazanave, Georges Soulès : des ambitieux qui ne manquaient pas de qualités. Mais il y avait des jeunes, ceux de la cohorte de René Lefeuvre : André Cerf, Jean Meïer ; et ceux de la cohorte de Marceau : Lucien Weitz, Pierre Stibbe, Jacques Lalande… Ce premier classement allait, dans l’avenir, se révéler assez exact. Il n’en est pas moins vrai que je me sentais plus ferme, moins isolé et que si nous allions avoir à disputer, à débattre, la lumière était au bout du couloir !

Rapports avec les trotskystes

En août 1934, Léon Trotsky avait décidé que ses partisans en France devaient entrer dans la SFIO. Le « Vieux », comme l’appelaient ses amis, avait des idées bien arrêtées… Elles succédaient à d’autres idées, antérieures, qu’il reniait à coups d’explications lumineuses que suivaient d’autres explications, plus lumineuses encore. C’était, du moins, la justification qu’en donnaient ses adeptes. Pour moi, le trotskysme n’était qu’une branche bâtarde du léninisme, comme le stalinisme en était une autre. C’était péremptoire !

J’avais rencontré Jean Rous, lorsqu’il adhéra à la XIVe Section vers septembre. Avocat, rond d’aspect et de manières, sympathique, ouvert… passablement diplomate… Pour lutter contre la bureaucratie socialiste, je me serais allié avec le diable, et Jean faisait davantage songer à un moine qu’à un diable.

Lorsque je vins à Bagneux, nous eûmes peu d’occasions de nous rencontrer et nos « trotskos », comme nous les appelions, furent exclus dès le Congrès de Mulhouse. Au cours de l’été de 1935, mes relations avec eux, en tant que parti ou fraction dans le parti, en demeurèrent là… Ils reviendront à la charge, plus tard, dans le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan. Mais ceci, comme disait Kipling, est une autre histoire, dont nous reparlerons le moment venu. Non que j’aie particulièrement envie de me désolidariser d’eux. Parmi le quarteron que j’ai fréquenté, il en était de valables: Jean Rous, Yvan Craipeau, Naville, Frank. Les autres ne constituaient, comme le disait Emile Rouaix, que des « cas pathologiques » ! René Lefeuvre en avait comptabilisé le nombre de leurs Internationales scissions: plusieurs dizaines. En France, ils évoluaient de sectes en coteries, de clans en factions. S’excommuniant les uns les autres, se raccommodant ensuite pour mieux se séparer encore. Et comme cela dure depuis les années 30 jusqu’à l’époque, 1974, où sortira ce livre, pour moi qui professe qu’en politique l’action se mesure aux résultats… je constate que ceux-ci sont minuscules… Mes lecteurs tireront eux-mêmes la conclusion. Qu’ils constituent une aile révolutionnaire de la famille socialiste, je le concède à certains d’entre eux… C’est toute la concession que je leur fais et s’ils trouvent que je les expédie en trente lignes, c’est qu’à mon sens ils ne valent pas plus.

La gauche révolutionnaire se définit

Le mot d’ordre de Front Populaire avait pris ! Quelle devait être notre attitude à son égard ? Il ne s’agissait que d’une alliance parlementaire, dans laquelle le parti le plus pourri de la III° République allait tenter de se refaire une virginité. Les résultats électoraux des Municipales avaient permis de constater que là où l’alliance socialistes- communistes avait eu lieu le plein des voix électorales s’était réalisé. Même à Bagneux, où de sordides combinaisons avaient été échafaudées (et il y en avait eu dans toute la France), les réactionnaires avaient été écrasés.

Fort de notre expérience dans les CUAA, je préconisai de créer des Comités de Base du Rassemblement Populaire, à partir desquels nous pourrions entraver les manœuvres des staliniens comme des réformistes. Mais les théoriciens de la GR ne nous sentaient sans doute pas capables d’affronter les débats à la base. Certes, ils n’étaient pas timorés physiquement, nos théoriciens, à la GR, du moins une partie d’entre eux. Mais ils l’étaient politiquement, en nous faisant marcher à pas feutrés, en nous faisant chanter, tels des choristes de l’Opéra. : « Marchons sans bruit !… Marchons sans bruit ! » L’unité, telle que Blum la concevait, devenait réalisable à partir du moment où l’on ne butait plus sur l’écueil de la Défense Nationale. Les staliniens, eux, s’appuyaient sur un roc : le monolithisme de leur parti se jouait de la de la faiblesse à laquelle la démocratie condamnait les autres ! Et lorsque l’unité syndicale se réalisera entre la CGT et la CGTU, ils investiront la nouvelle Centrale, de l’intérieur, au grand dam des réformistes (mars 1936).
Là encore, au lieu de nous appuyer sur notre seule richesse : la base ouvrière de la social-démocratie, qui existait alors, nous préférâmes nous réfugier dans des arguties qui se retournaient contre nous, et nous faisaient prendre pour des anti-unitaires.

Les législatives de mai 1936

Aux élections des 26 avril et 3 mai 1936, le Front Populaire devenait au moins une réalité électorale, puisqu’il obtenait à la Chambre 389 sièges contre 223 à la réaction. La SFIO enlevait 149 sièges, les radicaux 111, les communistes 72. Alors que les staliniens misaient sur une victoire radicale, Blum était désigné par le suffrage universel comme le chef de la nouvelle majorité.
Dans les sections, à la base, on espère que Blum revendiquera le pouvoir tout de suite, sans attendre les délais traditionnels qu’imposent les règlements… mais non, il attend ! Alors que, dans les sections, l’on s’attend à devoir désigner les ministres socialistes, c’est Blum et ses amis qui, dans la coulisse, mijotent le ragoût ! Alors que, dans les sections, on compte que seront promus des fonctionnaires prenant appui sur le Parti pour investir l’appareil d’État de la bourgeoisie, Blum ne fait que se résigner à exercer le Pouvoir ! C’est aussitôt une très grande désillusion chez les militants honnêtes, pour lesquels toutes les forces vives du Parti auraient dû être mobilisées ; qui espéraient que Léon Blum, qui avait tant de fois refusé de participer au pouvoir, allait utiliser un autre style. Allait, puisque le Peuple lui en donnait les moyens, non pas, bien sûr, foutre en l’air l’autorité, mais au moins l’investir de l’intérieur pour la détruire, et ensuite… Douces illusions, me dira-t-on ? Rêveries romantiques de révolutionnaires utopistes ? Je ne sais. Je relate seulement ce que je ressentais et ce que dans le Parti, et à l’extérieur, des milliers et des milliers d’hommes attendaient, espéraient, imaginaient. Notre camarade Marceau Pivert avait beau écrire dans le Populaire : « Tout est possible ! » et notre Parti a ce privilège et cette responsabilité… d’être porté à la pointe du mouvement… les masses sont beaucoup plus avancées qu’on ne l’imagine; elles ne s’embarrassent pas de considérations doctrinales compliquées, mais d’un instinct sûr … Léon Blum continuait dans la tradition républicaine et les militants étaient floués ! Mais les masses, qui y croient, vont entrer délibérément en action. Très vite… on les contiendra !

Les grèves avec occupation

Dès le 8 mai, trente ouvriers de la Société Générale de Fonderie occupent leur usine… La presse, la radio le taisent. Le 11, c’est Bréguet ; le 13, Latécoère ; le 16, Bloch. La population leur vient en aide et les ravitaille. Le mouvement se développe, c’est ensuite Lioré et Olivier, les Raffineries du Havre. Fin mai, dans la région parisienne, presque toute la métallurgie est en grève. En province, le mouvement s’amplifie… Les directions syndicales ne font que subir, ne donnent aucune consigne, ne prennent aucune initiative. Le 28 mai, Renault entre dans la lutte. Les patrons de la métallurgie promettent d’examiner une convention avec la CGT ; ils exigent, en préalable, l’évacuation des usines, tenues par la classe ouvrière, dans lesquelles elle entretient le matériel qui n’a jamais été aussi bien briqué que depuis l’occupation.

Le 29 mai, il a plus de 300 000 métallos en grève !

La CGT réunifiée, soucieuse, conseille d’évacuer les usines. Les ouvriers répondent… du 1er au 5 juin, près de 3 millions de travailleurs sont en grève à travers la France. La Confédération du Patronat français lance un ultimatum à Blum le 5 juin, quand il vient à peine d’être désigné président du Conseil. Plus d’un mois après les élections ! Blum intervient. Il promet : la semaine de 40 heures, les conventions collectives, les congés payés. Mais il demande aux travailleurs de  s’en « remettre à la Loi, pour celles de leurs revendications qui peuvent être réglées par la Loi, et de poursuivre les autres, dans le calme, la discipline, la dignité ».
Le 6, les grèves progressent et particulièrement en province. Les mineurs lancent un mot d’ordre de grève pour le 8. La conception que nous avons, à la GR, du mouvement autonome des masses se vérifie, au travers de ce torrent, magistralement. A Bagneux, l’Union locale CGT, débordée, édite des cartes provisoires. Toute la population apporte son concours aux grévistes qu’elle ravitaille et encourage. Les petits commerçants fournissent gratuitement du vin, des boissons, des denrées alimentaires. Comme il y a peu d’industries dans notre localité, nous débordons sur Montrouge où les ouvriers, dans les usines, nous reçoivent chaleureusement. Les discussions ‘engagent facilement. On demande à ceux qui viennent de prendre la parole et chacun y va de son couplet, que les gars applaudissent, certes, mais qu’ils savent critiquer et développer. Lorsque chez Messier, mon camarade Daurel me demande de prendre la parole, je lui dis : « Lorsque je vous entends discuter entre vous, je n’ai pas l’impression, en dehors de la solidarité, de vous apporter grand-chose ! » Je le pousse, en riant, sur l’estrade en lui demandant d’expliquer comment pour lui se présente la situation. Et il déclare: « Nous vivons, camarades, une situation révolutionnaire. Nous voulons socialiser, et ne pas seulement nationaliser, les industries clés. Nous voulons, dans l’usine, diriger la production, avoir accès aux livres comptables, apprendre à gérer. Nous voulons que se constituent des comités d’usine qui seront en liaison avec la population locale, le petit commerce, avec ces paysans qui sont venus (…). Nous voulons en cinq mots et non pas en cinq lettres : « tout le pouvoir aux travailleurs ! »
Il est applaudi frénétiquement ! Seuls, quelques membres de la cellule communiste grognent dans un coin. C’est vers eux que se dirige Daurel : « Vous n’avez pas l’air d’accord camarades! Alors, il faut le dire! Vous en expliquer !» Il montre la tribune: « Là !»
Sur les 300 ouvriers de chez Messier, il n’y a qu’une dizaine de communistes, c’est grâce à Charleval, mais 250 syndiqués. Le groupe socialiste compte plus d’une centaine d’adhérents, et ça se sent. « Non, on n’est pas en désaccord, on trouve seulement que tu vas trop vite ! »

Le 8 juin la Chambre sanctionne les accords Matignon qui apporte:
— la reconnaissance du contrat collectif.
— la reconnaissance du droit syndical.
— la reconnaissance des délégués ouvriers.
— des augmentations de salaires de 7 à 15 %, sous l’arbitrage du président du Conseil.

Lorsqu’un représentant du patronat, à l’hôtel Matignon, interpella Benoît Frachon en lui disant: «  Monsieur Frachon, avez-vous des augmentations pareilles ? »… celui-ci aura beau lui rétorquer « Et vous des grèves aussi imposantes ? », le patronat français se tire à bon compte des grèves de juin 1936…

Même après la signature des accords, les grèves s’élargissent. Le même jour, le Bâtiment et les Mines sont en grève. Le 9, les délégués ouvriers de la métallurgie repoussent les propositions de reprise du travail formulées par leur propre direction syndicale. Le 10, l’assemblée des mêmes délégués déclare : « Le contrat collectif de la métallurgie devra être signé avant le 12 juin, sinon, les usines travaillant pour la guerre et pour l’État seront nationalisées, leur fonctionnement assuré par le personnel, techniciens et ouvriers, sous le contrôle des ministres intéressés ». [1]

Cela n’allait pas bien loin, évidemment, mais reportez- vous à l’époque !
Le 10 et le 11, toute la région parisienne est en grève. Des défilés dans les rues avec le drapeau rouge, un enthousiasme populaire extraordinaire… C’est juste ce jour- là, le 11, que Maurice Thorez choisit pour déclarer : « Il faut savoir terminer une grève dès l’instant où les revendications essentielles sont obtenues. » La Révolution, qui était là, à portée de la main, venait d’être trahie
Que pouvons-nous faire, nous qui venons de naître ?

Combien notre camarade René Lefeuvre était censé lorsqu’il écrivait en février 1936:  « Les travailleurs, dans divers pays, ont trouvé une nouvelle forme d’action directe : la grève sur le tas. Ils l’ont choisie eux-mêmes, en dehors et contre la bureaucratie syndicale ! » Et comme je me sens proche de l’analyse faite par mon vieil ami Jean Rous, lorsqu’il écrit : « Le premier caractère de l’occupation de masse de 36 consiste en une mainmise temporaire sur l’appareil de production capitaliste. Il s’agit donc d’un acte profondément révolutionnaire… les travailleurs organisent eux-mêmes l’ordre à l’intérieur de l’usine ainsi que le ravitaillement. Ils imposent des règles à tous sans oublier le haut personnel et la direction. En cas d’urgence sanitaire ou de première nécessité, ils assurent même, dans l’intérêt public, une certaine distribution des produits : lait, essence, sucre… »

Tout ce qui allait se passer dès lors, une fois le torrent populaire contenu, devenait prévisible : de capitulation en capitulation, on allait mater les ouvriers, les précipiter dans la guerre, la répression, s’acharner sur eux, sans distinguer entre les staliniens et ceux qui s’opposaient à leur triste politique. Et, lorsque, 32 ans plus tard, en mai et juin 1968, le même torrent déferlera, il sera contenu par les mêmes hommes, en vertu des mêmes considérations, à l’encontre des enseignements de l’Histoire. Parce qu’il n’existera pas encore de Parti Révolutionnaire capable d’utiliser la force considérable qui émane du Peuple, de créer les organismes souples, efficaces, décisifs, que constituent les Comités de base.

Nous avons un long chemin à parcourir encore avant d’aborder cette étape de 1968. Que les militants révolutionnaires qui croient au Socialisme Libertaire paieront de leur sang, de leurs chaînes, de la torture, victimes de l’impitoyable répression.

En Catalogne libertaire

J’étais, depuis la fin de juin 36, à Cap-Breton, au Camp International des Faucons Rouges. Il y avait avec moi le groupe de Bagneux : quelques Faucons de Nid parmi lesquels Monette et Nicette, quelques Faucons Rouges, une dizaine de pionniers dont Benjamin Altmann. Le camp était dressé au bord de la lagune, sous les pins. Plus d’un millier de jeunes, dont deux cents des quinze à dix-huit ans, garçons et filles, venus de toute la France, certains des Pays Scandinaves, de Belgique, de Hollande, de Pologne, de Suisse, d’Angleterre, d’Espagne. Cette République qui se tenait immédiatement après les événements de juin était pleine d’enthousiasme et d’espoir. Et les discussions du soir, autour du feu, portaient sur le Front Populaire, la Gauche Révolutionnaire, Trotsky et les trotskystes, Staline et les staliniens. Cette belle jeunesse, porteuse de nos désirs, appliquait elle-même les préceptes d’autodiscipline et assumait toutes les tâches matérielles du camp. Les élections des maires des diverses communautés avaient eu lieu dans la joie ; ils passaient impitoyablement devant la critique de leurs administrés, qui les révoquaient ou les encourageaient.

Le maître mot de la République c’était : la critique constructive ! C’était une préfiguration du socialisme dont nous rêvions, notre République des Faucons Rouges, et ces jeunes m’ont apporté, pendant les deux ans où je me suis occupé d’eux, de grandes joies, qui se sont prolongées, plus tard, lorsqu’il m’arrivait d’en rencontrer aux carrefours de l’Histoire sur le même chemin que le mien.
Vers le 10 juillet, au feu de camp du soir, qu’organisait le groupe espagnol, il y eut une discussion serrée sur ce qui pouvait se passer en Espagne. A la fin du débat, tous sentaient que la Révolution était aux portes de ce pays. Combien d’adultes, en France, en étaient-ils conscients ?

Le 11 et le 12, la discussion n’était pas épuisée. Nos enfants brûlaient du feu sacré. Ils auraient voulu, tous, apporter leur force, leur foi, aux camarades espagnols. Faute de pouvoir le faire, voici ce qu’ils décidèrent le 12 juin après une heure du matin.

Ben prit la parole :
— Nous sommes tous conscients qu’il va se passer quelque chose en Espagne, et cela à brève échéance. Nous voudrions tous y être…
Des cris l’interrompirent : « Oui ! Oui ! »
– Hélas, nous ne pouvons y aller, nos tâches sont ici, nos familles seraient inquiètes. Alors, nous avons décidé d’envoyer un délégué de la République des Faucons Rouges en Espagne, à Barcelone. Nous proposons comme délégué notre camarade Maurice Jaquier !
Des applaudissements, des bravos, des cris et brusquement, dans le silence de la nuit, sous le rougeoiement du feu, surgit une Internationale plus émouvante que jamais encore je n’en avais entendu.
Lorsque le calme revint, je leur dis simplement :
— Je serai votre délégué en Espagne. Je partirai demain à l’aube.

Ils sont tous autour de moi à me taper sur l’épaule, à me congratuler, à me presser les mains. Et nous parlons encore longtemps. Je suis très fier d’avoir été désigné par mes Faucons… Ils me font promettre de faire une relation de mon voyage… Je leur ai promis que si je revenais avant la fin du camp, ce qui était improbable, je le ferai. Sinon, j’accomplirais ma mission dans l’esprit qui anime la République des Enfants de la classe ouvrière.

Le lendemain matin, Ben me remit un viatique, fruit de la collecte faite auprès d’un millier de gosses. Il y avait près de dix mille francs. Heureusement… Il ne me restait qu’un millier de francs en poche. Je partis sac au dos, ma tente-cercueil roulée dessus, en short et en chemisette. A plusieurs centaines de mètres du camp, j’entendais encore les hourrahs de mes gosses et le Chant d’Oviedo qui traversait les branches, mêlé au soleil qui allait éclairer ma route. Nous avions décidé ensemble de mon chemin. Nous sommes le 13 et ils ont calculé, mes petits, que je dois être à Barcelone au plus tard le 19. Je ne veux emprunter le train qu’occasionnellement, afin de ménager mon pécule. Jeannette Bachert m’avait adressé, au camp, une carte d’Ax où elle était en vacances avec sa mère et sa sœur… Je ne résiste pas au plaisir de la voir. Quand elle me voit, Jeannette m’accueille comme l’enfant prodigue. Elle m’embrasse comme du bon pain et crie :

— Maman, Renée, levez-vous vite, Maurice est là ! Maurice est là !

Renée m’a tendu sa main que je serre longuement, trop longuement peut-être, car elle la retire vite sous le regard appuyé que sa mère lance vers moi. Sa narine se pince un peu, à ma brune, comme lorsqu’elle est en fête, son œil est plein de joie et j’ai senti que son corps a frissonné au contact de ma main. Nous déjeunons avec entrain. Madame Calme ouvre une de ces boîtes de foie gras du Périgord dont elle a le secret et dont Jeannette sait que je raffole. Au cours de mon voyage je n’ai pu lire que l’Humanité et le Popu, qui parviennent, dans ces régions, avec un jour de retard. Elles me disent que la situation se dégrade de plus en plus en Espagne et qu’il semble que le général Franco ait quitté Ténériffe dans la nuit du 16 au 17. Il paraît qu’à Mellila, Tétouan, Ceuta, Larache, des révoltes ont éclaté. Cette journée de pause me permet de goûter un repos bien gagné. Si je suis en forme, les cuisses et les mollets sont douloureux. Renée me raccompagne et reste avec moi sous la toile… Elle me quittera au petit matin, langoureuse et apaisée comme je le suis, en me disant : « Tu es fou d’aller là-bas. Mais c’est parce que tu es fou que je t’aime… »

Je monte la route vers Bourg-Madame allègrement, réconforté par deux solides repas. Je m’arrête à une source pour boire et pour laver chemise et slip qui sécheront sur mon sac, dans mon dos, sous le soleil qui frappe déjà fort. Je parviens, le soir du 18 au pied du Puymorens, sans trouver une seule voiture. Il est vrai que je suis passé par des raccourcis dont on distingue facilement la trace en montagne et je m’endors d’un lourd sommeil. A quatre heures, je plie bagages et j’aborde la rampe qui me conduira au sommet du col. C’est un émerveillement. Au-dessous de moi de gros nuages blancs qui moutonnent, comme une mer de coton. Autour de moi et au-dessus, comme des îles émergeant de l’onde, des sommets noirs et pourpres. L’air emplit mes poumons d’oxygène, le soleil resplendit…

Je fais encore deux pas : une source coule comme une rosée fraîche, dans un bassin. Une auréole de vapeur flotte autour. En deux gestes, je suis nu et je m’ébroue sous l’eau glaciale. Au détour du sentier, une masse de granit sombre, une construction énorme sur laquelle je lis « Auberge de Montagne du Touring-Club de France ». Des chiens aboient, tandis qu’un homme jeune, habillé élégamment vient vers moi, amène.
C’est une auberge, cette maison.
— Bien sûr et j’en suis le père aubergiste.
— Puis-je, père aub’ , boire un café ?
— Mais bien sûr.

Il m’entraîne dans une vaste salle rustique où brillent des tables et des bancs de bois roux tout neufs, à l’odeur âpre de résine. Il n’y a pas un chat à cette heure matinale, je suis le seul client. Alors que je rêvasse en regardant le paysage, il apporte une cruche de café, une autre de lait chaud, puis un énorme pain de campagne et une motte de beurre. Sans façons, il se met en face de moi, emplit mon bol, taille une magistrale tartine dans tout le rayon du pain, me tend un couteau, pousse le beurre vers moi, et à son tour se sert une rasade de café :
— Vous êtes en vacances ?
— Non, en mission, je vais en Espagne voir ce qui s’y passe.
Vous m’intéressez prodigieusement. Hors mon état de père aub, comme vous dites, je suis journaliste à Paris- Soir. Si vous passez par ici, au retour, apportez-moi des photos, je vois que vous avez un bon appareil. Je vous les paierai correctement. Et si vous me donnez une bonne relation de votre voyage, je la ferai passer sous votre nom et vous toucherez une pige.
— Je ne peux rien promettre. Je ne sais pas la durée de mon séjour ni si je reviendrai par là. Si cela arrive, je vous promets de faire une pause en en votre compagnie.
Il n’a pas voulu accepter mon obole pour ce copieux déjeuner. Il m’a serré la main cordialement. J’ai repris ma route. Je suis arrivé à Bourg-Madame en fin d’après-midi. Le commissaire à qui j’ai tendu mon passeport, m’a dit :
— Vous passez la frontière à vos risques et périls, une insurrection a éclaté ce matin à Barcelone.
— C’est pour cela que je viens, monsieur le Commissaire.
— Dans ce cas, allez, et bonne chance !
— Merci.

Il est sorti de son bureau des douanes, m’a regardé partir, de même que deux ou trois douaniers. J’ai traversé le pont qui enjambe le torrent. En face de moi, me regardant venir, quatre ouvriers vêtus d’un bleu de chauffe, armés, mitraillette au ceinturon, fusil en bretelle. Arrivé près d’eux, alors qu’ils vont m’interpeller, je leur dis :
— Estos obreros ?
— Si, companero.

Je les regarde de tous mes yeux, ces camarades, je vois en eux la Révolution, la mienne, celle à laquelle je crois de toutes mes forces et subitement, comme un enfant, je fonds en larmes ! Ils se sont approchés curieusement de moi, l’un d’eux me dit dans ma langue:
— Tu es français ?
— Oui.
— Que viens-tu faire ici ?
— Je suis délégué de la République des Faucons Rouges de Cap-Breton, je viens pour essayer de vous comprendre et de vous aider, pour savoir ce que nous pourrons faire pour vous.
— Tu es de quel parti ?
— De la Gauche Révolutionnaire dans la SFIO.
— Alors, salud, hombre ! Je m’appelle Benito… comme Mussolini… Ruiz… Je suis du Parti Socialiste Unifié de Catalogne. Tes papiers ?

Je sors mon passeport, qu’il examine.
— Écoute, mon camarade, ton passeport est en règle, mais pour nous, il ne prouve rien. N’as-tu pas un mandat, ta carte du Parti, une autre preuve ? Je sors de mon sac ma carte de la SFIO, celle de la GR, un exemplaire du Drapeau Rouge organe de la Fédération de la Seine sur lequel figure en manchette : Administrateur : Maurice Jaquier. Quand il a vérifié, Benito a un grand rire, il me tape sur l’épaule comme le font les Espagnols dans cette accolade fraternelle qui leur est propre, et me dit:
— Ça va camarade ! Tu es chez toi en Espagne.

Il traduit aux autres mes explications et chaque milicien vient vers moi, répète l’accolade, en disant:
— Salud , companero !
L’un d’eux m’emmène avec lui vers Puigcerda, où le Comité Révolutionnaire me délivrera un laissez-passer. Nous tentons, en route, de nous expliquer, moi dans mon espagnol scolaire dans lequel je m’empêtre, lui en catalan cette langue si noble et si belle, dans laquelle je retrouve quelque-chose de mon patois cévenol.
— Ruiz, me dit-il, pas bon. Comunista !
— Usted que es ?
— Ne se dit plus ustedAnarquista.
— Anarquista, communista, socialista, todos son hermanos ?
— Nada, nada… et il rit, d’un rire jeune qui dévoile une denture superbe, sous une moustache fine. Il a des lèvres minces, des yeux noirs, un teint mat, un visage ridé mais plein de jeunesse.
Tu es… — il cherche ses mots — … un idéaliste ?
— Oui, si, oui…
— Moi aussi, mais réaliste… alors ? Staline mauvais…
— Sûr, companero ! Heureux de s’être fait comprendre, il active le pas et parle si vite que je ne parviens qu’à saisir des bribes de ce qu’il me raconte :
— Militar no, revolucionario si…  Politicos… nada… Union hermanos proletarios… bueno… jefes politicos… nada… los obreros solos
Il m’accompagne dans une splendide maison qu’il me désigne de la main:
– La Casa del Pueblo… La Maison du Peuple !
Il y a là une foule d’homme en armes qui vont viennent, entrent, sortent, parlent bruyamment, rient, se tapent sur l’épaule. Juan — c’est le nom de mon camarade — explique qui je suis, dit qu’il me laisse en leurs mains pour que je voie le secrétaire du Comité local des Milices antifascistes. Les autres m’apportent du vin, du pain, du jambon sec. Ils me disent :
— Mange si tu as faim, bois si tu as soif. Ici, tout est à nous, tout est donc à toi. Tu es un compagnon et nous t’accueillons en compagnons. Le secrétaire du Comité va venir, il t’entendra, c’est un anarchiste, un vrai et un dur qui a fait ses preuves. Un émigré qui est rentré de France il y a deux ans. Il est responsable de Puigcerda et de sa région.
Nous réussissons à nous comprendre plus par gestes et mimiques que par paroles… mais certains parlent français et l’un d’eux m’explique :
— Nous avons rasé l’église. Seule, la tour subsiste.
— C’est monstrueux ! Elle est au peuple qui l’a construite, elle appartient au peuple.
— Écoute compagnon, si nous sommes battus, car, hélas, nous pouvons être battus, il leur faudra au moins cinquante ans pour la reconstruire, leur église. Tu comprends, cinquante ans sans culte ! Dans ce pays où ce sont les catholiques qui nous oppriment le plus…
— Oui, je comprends, mais je déplore.
Une rumeur. Un homme vient d’entrer. Petit, basané, contrefait. Il boite.
(…)

Il a un sourire très doux, que je connais bien, pour me dire:
Nous savions que nous y arriverions. Ce sera encore très dur, Maurice, mais le peuple s’est réveillé et avec le peuple nous pouvons tout. Et si nous avions le malheur d’échouer, ce n’est pas, sois en sûr, quelques milliers d’hommes qui paieraient leur révolte, comme ce fut le cas lors de la Commune de Paris, mais des centaines de mille. Si ça advenait, ça laisserait une empreinte si profonde dans le monde du travail que jamais, ensuite, il ne commettrait à nouveau les fautes que nous commettrions si nous n’allions pas, maintenant, jusqu’au bout.

Il m’a donné un bon de réquisition pour un billet vers Barcelone et nous nous sommes séparés en nous étreignant à l’espagnole.
J’ai rapidement trouvé la gare. Sur mon chemin, des voitures filent à toute vitesse, passant sur les trottoirs pour éviter les piétons qui marchent, eux, sur la chaussée. Toutes, portent sur les ailes des drapeaux noirs et rouges. Quelques-unes des drapeaux rouges, un petit nombre les quatre bandes de la Catalogne, peu l’emblème de la République. Le train est en gare. On me donne un billet en échange du bon. Les wagons sont pleins d’inscriptions, de sigles, de promesses. On y parle de vengeance et de victoire. De fascisme odieux et de Peuple Souverain ! La locomotive est frappée des lettres blanches UGT-CNT. Elle est couverte de drapeaux rouges, rouges et noirs, comme si on l’avait parée dans l’attente d’un voyageur de marque. Les chauffeurs arpentent le quai, un brassard rouge au bras : Collectivisé. Le chef de gare sourit vers moi et me dit :
— Vous allez à Barcelone ?
— Sûr.
— Alors, compagnon, regardez de tous vos yeux, vous allez voir la Révolution. Ici, elle est faite, nous sommes un petit village. Là-bas — il fait signe de son pouce vers le Sud — , c’est un million et plus d’hommes et de femmes qui construisent l’avenir.
— Je ne fermerai pas les yeux, soyez-en sûr ! Je ne quitterai pas la portière tout le long du voyage.

Très peu de monde, dans ce train, qui ne tire, d’ailleurs, que trois wagons de voyageurs mais beaucoup de wagons de marchandises. Lorsqu’on traverse les villes et les villages, je vois des oriflammes… des hommes armés et des hommes armés… des affiches multicolores et des affiches multicolores… Partout…, petit ou grand, chaque pays est un bariolage de couleurs vives. Et, lorsque je salue de mon poing fermé, d’autres poings se lèvent et des cris répondent aux miens : « Vive la Révolution ! »
A Barcelone à la Estacion de Francia, aucun contrôleur ne me demande mon billet, que je garderai contre les vents et les marées d’après, frappé à la date du 20 juillet 1936. Lorsque je sors, j’ai le souffle coupé. C’est le même spectacle qu’à Puigcerda, multiplié par mille, dix mille, cent mille. Les voies grouillent de gens, presque tous armés. Des voitures foncent à toute allure, martiales, leurs drapeaux au vent. Leurs sigles. Elles montent sur les trottoirs, descendent sur la chaussée, exécutant une impressionnante voltige de virtuoses. Des drapeaux partout. Ceux des anarchistes dominent. Des autobus rouges circulent, parés d’étendards. Des inscriptions, toujours : UGT — CNT — FAI — et, plus qu’à Puigcerda, UHP. Des trams roulent en ferraillant, bourrés de monde, sur les marchepieds et même les tampons. Des affiches, encore plus nombreuses et plus belles qu’en Cerdagne.

Et cette cohue, ces camelots qui vendent des insignes révolutionnaires, des bonnets de police rouges, rouges et noirs. J’achète un poing fermé qui symbolise le front rouge et que je mets à la boutonnière de mon gilet… il servira, plus tard, de modèle à l’insigne du PSOP, barré des trois flèches symboliques. Les kiosques débordent de journaux, de revues. Sur les trottoirs des brochures de propagande: Lénine, Trotsky, Rosa, Kropotkine, Marx, Engels, que vendent des camelots. Des filles merveilleuses passent en bande et collectent.

J’épelle les titres et j’arrive à lire, presque sans mal, mot par mot.  Lorsque je bute… je réfléchis un peu… et si je ne trouve pas, j’appelle le camarero, qui en riant traduit pour moi. Je trouve, pour y dîner dans le quartier populaire, un restaurant ouvrier. La salle est pleine… tous ont des armes… Quand je suis entré, un filet de méfiance… Quand je suis entré, un filet de méfiance… On est venu vers moi pour m’interroger. Mes réponses ont dû leur plaire car ils me font fête. L’un d’eux me donne rendez-vous le lendemain. Il me conduira dans la montagne, à Bellmut, où le comité du plomb, auquel il appartient, va tenter de remettre en route un riche gisement que la société anglaise qui l’exploitait a laissé noyer pour faire monter le cours du métal gris.

(…)Mon compagnon me tient par le bras et nous devisons joyeusement. Il semble très connu car des gens l’interpellent, lui secouent les mains, l’interrogent parfois longuement…
— Allons boire un café, nous serons plus tranquilles pour parler sérieusement.
Nous entrons au Moka qui est plein de monde mais où il déniche une place, dans un coin de terrasse. Il est content d’apprendre mon projet pour demain.
— C’est bien, me dit-il, tu te mets dans le bain tout seul et c’est comme cela que tu dois faire.
— Ecoute, Blanco…
—  Ne m’appelle pas Blanco, je suis Rojo.
— Ecoute, Rojo, répliquai-je en riant, tu sais ce qu’est la Gauche Révolutionnaire. Je suis sûr, quand je vais rentrer, qu’elle se mobilisera pour vous aider. Je précise bien ma pensée, nous n’aiderons ni le POUM, ni la FAI ni le PSUC, mais la Révolution, et si le Comité central des Milices antifasciste se concrétise dans la réalité, comme nous le pensons, c’est avec lui et lui seul, tant qu’il existera, que je prendrai contact.
A ton sens, de quoi avez-vous le plus besoin ? D’armes ou d’hommes ?
— D’armes, Maurice, d’armes ! Des hommes il s’en lève par dizaine de mille à la fois et sur le front de Téruel certains attendent que des copains tombent pour ramasser leur fusil ou leur mitraillette. D’armes ! De mitrailleuses, de canons, de chars, d’avions, de munitions, de télémètres, de radiogoniomètres. Elle est riche d’espoir, l’Espagne, et pauvre d’industries. En Catalogne il y a des usines métallurgiques et des fabriques de tissage. Une petite usine, ce matin, a fabriqué des obus de tranchée et des obusiers. Si tu savais l’intelligence et la promptitude des travailleurs ! Si tu voyais, comme je les vois, les initiatives qu’ils prennent ! Qu’il est héroïque, mon pays ; et qu’ils sont conscients de leurs responsabilités, nos compagnons !
— Des armes, des munitions, répète-t-il. Mais où allez- vous les trouver ?
— Blum est le chef du gouvernement.
Il hoche la tête :
— Je n’ai guère confiance en lui. On parle, actuellement, du refus d’intervention qu’il mijote.
— Sans doute as-tu raison.  Mais il y aura le poids de l’opinion publique, qui doit être alertée et qui le sera. Et, puis, il y a les travailleurs, qui construisent et qui transportent.  Ils sortent gonflés à bloc de grèves extraordinaires.
— Je crois plus, Maurice, aux ouvriers de France qu’aux chefs socialistes.
Nous nous sommes quittés tard, vers trois heures du matin. Et les rues bruissaient de tellement de monde que je pensais que les gens allaient au travail. Ils jouissaient seulement de la douceur de la nuit et de la grandeur de leur épopée.
J’avais retenu une chambre au-dessus du restaurant, où j’avais laissé mon barda. Et j’ai dormi, recru de fatigue, les idées volaient et s’entrechoquaient dans ma tête. Un poing solide heurte l’huis. « Ohé ! Compagnon, réveille-toi, nous partons dans une heure. » Je prends une douche sur le palier et descends boire un café plein d’arôme et manger des croissants qui sont délicieux.
Le délégué du plomb s’appelle Fernando. Nous partons dans une Primaquatre, pour aboutir, au-dessus de Reus, dans une région montagneuse. Nous avons laissé plus bas l’Arc de Triomphe de Tarragona. Le comité des mines

[pages 116-118 manquantes]

(…) naïve de ces travailleurs. Car leurs chars d’assaut étaient montés sur des roues à pneumatiques ! Et comme ils étaient conscients que cela les rendait vulnérables, savez-vous ce qu’ils avaient inventé ? Développant des trésors d’astuce, ils avaient caparaçonné leurs engins de chaînes d’acier qui partaient du bas de la caisse jusqu’au ras du sol, pour faire ricocher les projectiles.
Ils avaient l’air de palefrois, les tanks des métallos de Barcelone. Et la Révolution s’était accomplie ici le 20, nous n’étions que le 25… Avec un peuple comme celui-là, je me sentais rassuré. Le 23, le Comité central des Milices antifascistes est officiellement constitué. Il est composé ainsi : trois représentants de l’UGT, de la CNT, de la FAI, un représentant du POUM, un des Rabassaires, deux de chacun des partis qui se prétendent républicains. Ce sont Durruti, Garcia Oliver, Joaquim Ascasso (le frère de celui qui fut tué au début de l’insurrection) et Rovira, puis Gironella, puis Gorkin, du POUM, qui y exercent la plus grande influence. En Catalogne et dans la partie tenue par les Républicains, les partis de droite sont interdits. Les hôtels particuliers, les journaux réactionnaires, les usines, les services publics sont réquisitionnés ou nationalisés, collectivisés, socialisés, syndicalisés…

La lutte contre l’Église se déchaîne. Les églises sont brûlées, détruites, elles sont le symbole essentiel de l’oppression. Seules, les provinces basques, où le bas clergé a pris le parti du peuple, sont épargnées.

A Barcelone, une police politique est créée qui prend le nom de Patrouilles de Contrôle. Elles sont chargées de l’ordre, de réduire les exactions. Elles proclament « que les bas-fonds de Barcelone déshonorent la Révolution. » Des Comités de travailleurs maintiennent en activité, au plus fort de la bataille, les services publics : la poste, les téléphones, les chemins de fer, les trams, métros et bus. Dans le privé, les usines de textile, de mécanique, d’automobile fonctionnent sous la direction des organisations syndicales, qui pallient les défections des techniciens fascistes et démontrent, magnifiquement, l’adaptation des travailleurs à la prise de possession révolutionnaire du pouvoir économique.

Les Gardes Civils, les Asaltos, sont dissous. Ils sont ensuite incorporés, individuellement, dans les Milices antifascistes que chaque organisation politique ou syndicale s’est donnée. Ils ne se distingueront même plus par l’uniforme, on les revêt de monos, comme les ouvriers. Là où, sous des pressions diverses, ces précautions n’ont pas été prises, les troupes de l’ordre passeront, lorsque les combats deviendront douteux, du côté fasciste.

Très faibles en Catalogne, comme dans le reste de l’Espagne, les communistes ont constitué le Parti Socialiste Unifié de Catalogne, le PSUC, dirigé par Comorera, un vieux socialiste, certes, mais un anti-anarchiste notoire, sur qui les communistes exercent leur influence pernicieuse. Le PSUC est affilié à la III° Internationale, c’est un faux-semblant de parti socialiste. Mais, les staliniens, par ce biais, contrôlent l’UGT, forte d’une trentaine de milliers d’adhérents en Catalogne, alors que la CNT dispose de plus de 600 000 adhérents dans la seule ville de Barcelone.

Le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM)), que nous considérions à la Gauche Révolutionnaire comme une sorte de parti frère, a vu le nombre de ses adhérents augmenter très sensiblement depuis le début de la Révolution, en raison du courage et de la virulence de ses militants. Certes, son leader, Joaquin Maurin, qui a été fait prisonnier à Jaca alors qu’il se trouvait au moment de l’insurrection en Galice, va terriblement manquer au POUM. Mais il reste Andrès Nin et Julian Gorkin qui ont déjà fait leurs preuves et qui, bien que traumatisés par l’absence de Maurin, tiendront la barre de leurs mains fermes et jusqu’à l’extrême limite de leurs forces.

Notes

1. Le Peuple, 11 juin 1936.


 

1958 Révolution et contre-révolution en Afrique du Nord, par Marceau Pivert

(quelques segments de texte manquent…)
Paru dans la Revue socialiste en juin 1958 avec cette note:

N.D.L.R. — Notre ami nous avait remis en avril cet article déjà ancien pour qu’il fût publié dans la revue. Sur notre demande il récrivit le dernier chapitre « Comment en sortir », pour tenir compte des développements en cours et actualiser sa conclusion. Les événements ont été plus rapides que nous, et elle pouvait paraître déjà dépassée huit jours après avoir été écrite. Mais la pensée de Marceau Pivert n’était pas à la merci d’un épisode de la lutte. Ces lignes, datées du 25 mai, ont donc un caractère de testament politique qui les rend plus précieuses et émouvantes...
Combien il a douloureusement ressenti les événements de ces dernières semaines ! Le 25 mai, il écrivait la fin de son dernier article pour la Revue Socialiste, où il savait que, quelles que fussent les différences de pensée, il ne comptait que des amis. Déjà s’annonçait cet abandon de tout un pays qui a constitué l’abdication, au moins momentanée, de la démocratie française. Et néanmoins il ne désespérait pas : la phrase finale de son article montre à quel point l’amour de la liberté et le sentiment de la fraternité entre les malheureux de tous les pays s’unissaient en lui comme deux aspects d’une même pensée dominante. Nos lecteurs la retiendront comme le cri suprême du militant socialiste qu’a été constamment Marceau Pivert :
« C’est par la liberté pour ceux qui en ont le plus besoin, les exploités et déshérités de partout, et par leur solidarité internationale sans défaillance que l’on sauvera la liberté, rétablira la paix et écrasera définitivement les forces d’exploitation, de violence et de guerre, qui viennent de se démasquer en France, après avoir été encouragées à Alger ».


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I. — RAPPEL DES DONNEES ESSENTIELLES

a) Historiques : Pendant cinq siècles, du VII° au XIIe, les populations venues de l’Orient arabe et vivant en Afrique du Nord, furent les dépositaires et les agents de transmission d’une brillante civilisation, en fait les véritables éducateurs de tout l’Occident encore barbare. L’Islam constitue une vaste communauté de 400 millions d’individus : la France colonialiste a régné sur 25 millions d’entre eux… Elle ne veut pas lâcher les 9 ou 10 millions qu’elle a pu asservir en Algérie depuis moins de 130 ans.

b) Ethniques: Le colonialisme a longtemps utilisé les oppositions ethniques secondaires entre les Berbères et les Arabes, surtout au Maroc.

Les Berbères sont les autochtones authentiques de cette région du Maghreb : ils représentent environ 1 % de la population tunisienne, 29 % de la population algérienne, 42 % de la population marocaine : ils ont résisté à toutes les tentatives d’assimilation, d’où qu’elles viennent. Populations agricoles et d’origine inconnue, elles sont organisées en tribus fédérées et ont gardé leur civilisation, influençant même les envahisseurs arabes venus d’est en ouest à partir de 647 (comme les Grecs l’ont fait pour les Romains).

c) Politiques : De même que le réveil du Japon féodal et son entrée dans le circuit de l’industrialisme moderne sont les résultats des coups de canon de la flotte américaine cherchant à ouvrir ce pays médiéval au marché mondial, de même le réveil des populations musulmanes d’Afrique du Nord, leur volonté d’indépendance, leur homogénéité politique, sont les conséquences directes de la révolution française et de l’expédition d’Égypte: l’accoucheur du monde islamique, c’est Bonaparte. Les Karl Marx et Engels de ce prolétariat colonial sont Dejemal ed Dinel Afohni (1839-1897) et Mohamed Abdo (1849-1905).

Premier congrès arabe : Paris 1913. Premier congrès musulman : Genève 1913. « L’Etat musulman n’est pas un territoire, mais une communauté de famille, un lien de sang, une communauté de foi ». (Fondement malékite du droit public musulman).

d) Economiques et sociales :

Sur cette toile de fond, voici maintenant les conséquences de l’exploitation colonialiste :

1. — L’Algérie est conquise entre 1830 et 1834 : 25.000 propriétaires français se partagent 2.400.000 ha. (100 ha. de moyenne) et 550.000 propriétaires algériens se partagent 9.200.000 ha. (1,5 ha. de moyenne) : il y a d’autre part une poussée démographique qui a doublé la population arabo-berbère depuis le début du siècle (120.000 à 10.000 par an): la moitié de la population actuelle n’a pas encore vingt ans; résultat: au début du siècle, chaque musulman algérien dont la nourriture est basée sur les céréales, disposait de quatre quintaux par an ; aujourd’hui il n’en a plus la moitié : le colonialisme cultive la vigne et, en ce moment même, derrière la guerre et la mobilisation de 500.000 jeunes soldats, les gros colons français font 45 milliards de superbénéfices sur le vin (qui a doublé de prix à la consommation en France depuis un an)…

Moins d’un million de Français, parmi lesquels 15.000 gros colons, disposent de toute la puissance économique, politique et financière de la presse, de la banque, de la grande propriété foncière et immobilière, des transports, des représentants élus, des Gouverneurs, de la police, de l’armée, de la haute administration, règnent sur près de 10 millions de travailleurs algériens : parmi eux, six millions de pauvres fellahs (paysans) n’ont pas 19.200 fr. de revenu annuel pour vivre, et un demi-million de prolétaires s’expatrient en France : la structure sociale est donc celle d’un sous-prolétariat misérable livré sans défense à une féodalité capitaliste et terrienne importée, qui se bat pour conserver coûte que coûte son domaine d’exploitation.

2. – La Tunisie est soumise au colonialisme français (et plus précisément au début, à la Société Marseillaise du Crédit Foncier) depuis 1881 ; entre cette date et 1892, une cinquantaine de capitalistes acquièrent 443.000 ha. (16 propriétaires possèdent 416.000 ha.).

En 1937, quatre sociétés anonymes détiennent 23 % de la propriété française. Il y a environ 240.000 Européens pour 3.250.000 habitants. Mais le 1/5° seulement des terres est cultivé. La situation économique est exactement aussi catastrophique qu’en Algérie ; cependant la conquête d’une indépendance relative permet au moins à Bourguiba de poser clairement à l’opinion mondiale les vrais problèmes.

3. — De même, le Maroc est soumis à la domination colonialiste française depuis 1912, mais il a reconquis une relative indépendance au prix de luttes et de sacrifices sanglants. Là vivent environ 325.000 Européens pour 8.500.000 habitants, mais si, en quelques années, les Européens ont édifié d’immenses fortunes, il n’y a encore qu’environ un huitième (900.000 ha.) de terres cultivées (sur 7.530.000 ha.), et l’état de misère est lamentable, alors que le sol et le sous-sol sont riches.

II. — LA SITUATION EN ALGERIE AU MOMENT DE LA LIBERATION DE LA FRANCE

a) Colonisation : Sur 26.153 colons européens, 8 % possèdent moins de 10 ha.; 2,24 % de 10 à 50 ha. ; 15,5 % de 50 à 100 ha. ; 73,4 % plus de 100 ha.  Exemple : le Domaine Dusaix : 18.000 ha. ; la Compagnie Algérienne : 100.000 ha. (Banque Union Parisienne Mirabaud) ; la Compagnie Genevoise : 25.000 ha. Une centaine de gros viticulteurs (400.000 ha.) produit presque exclusivement pour l’exportation 20 millions d’hectolitres.

Le mécanisme de l’exploitation colonialiste est d’ailleurs généralisé et lisible comme dans un livre, dans ces deux chiffres :

Valeur d’une tonne de marchandises exportées : 20.300 fr. Valeur d’une tonne de marchandises importées : 76.512 fr

Et, naturellement, tous les bénéfices réalisés, ou à peu près, sont investis ailleurs que dans les pays colonisés ; la loi du talon de fer capitaliste s’impose à la marchandise-travail : les salaires agricoles de 300 fr. sont courants, encore actuellement ; ils étaient de 1 fr. à 1 fr. 50 par jour de 1871 à 1914, de 4 à 8 fr. par jour entre 1914 et 1935 ; de 12 fr. par jour en 1941 ; de 130 fr. par jour en 1947 (alors que dans la Métropole le salaire minimum vital était fixé à 7.500 fr. par mois).  Enfin, toute la grosse colonisation, qui était en majorité pétainiste, avait confisqué les bonnes terres et refoulé les malheureux fellahs (surtout les Kabyles à qui on a volé 2.630.000 ha. après l’insurrection de 1871), vers, les mauvaises terres des Hauts Plateaux et des Djebels. pas de lois sociales pour les serfs !

L’industrialisation est limitée à l’extraction minière :

Au cours de la seule année 1945-1946, la Compagnie des Phosphates de Constantine augmente ses bénéfices de 136 %.

Les Phosphates du Kouif appartiennent au Groupe de Peyer- Rimhoff qui règne sur les houillères ; lui fut secrétaire du Gouvernement Général d’Algérie, contrôla Dourges, la Sarre et la Moselle, la Truyère, le Crédit National et fut président ou administrateur de 30 grands trusts.

Les mines de fer de l’Ouenza appartiennent au Groupe Rothschild, l’un des représentants les plus authentiques de la haute finance internationale, dont M. René Meyer est l’expression politique : c’est celui-ci qui « exécuta » le gouverneur général Yves Chataigneau, à cause de sa politique trop favorable aux masses musulmanes; c’est lui qui « exécuta » Pierre Mendès-France, en raison de sa politique en Indochine et en Tunisie… Tout est donc clair.

Les mines de fer de Beni-Saf et du Zaccar sont entre les mains de la Banque Mirabaud (nickel, cuivre, Pennaroya-Bor, Ports, Affrètements,l’un des groupes qui contrôlent l’économie algérienne…).

Résultat : on paie en 1946, 3.000 fr. par mois le mineur de fond (7.500 fr. en France), 150 fr. par jour le maçon spécialisé dans la restauration des mines romaines de Djemila… Et à Alger, on paie alors une paire de petits ciseaux exactement le prix d’un quintal de fer de Beni-Saf.

b) Capital humain: la mortalité infantile est, à cette époque, de 60 à 70 % chez les musulmans. Il y a 128 médecins de colonisation pour une superficie grande comme la France ; 64 hôpitaux auxiliaires (moyenne : 15 lits) ; 400.000 victimes annuelles de la tuberculose; 30 % de la population sans école… Certes, des investissements publics vont améliorer certains aspects de ce paysage effrayant entre 1945 et 1955 : 50 % seront fournis par la métropole : des barrages, des écoles, des hôpitaux, des routes, des ports, des vaccinations méthodique… Mais la pieuvre colonialiste suce le sang de ce peuple. Les Banques et groupes d’affaires Hottinguer, Vernes, de Neuflize, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Banque d’Indochine, les Borgeaud, Blachette, Alain de Serigny, Schiaffino (Transports), les filiales de Saint-Gobain, de Pechiney, des Huiles Lesieur, des Ciments Français contrôlent le charbon, le manganèse, le zinc, le fer, le pétrole, les phosphates, le liège, l’alfa, les agglomérés, le agrumes, le tabac… et même des colonialistes de second ordre ont empêché Y. Chataigneau de développer les frigorifiques qui auraient mis en réserve, en temps d’extrême sécheresse, les moutons condamnés à l’abattage : on les vend alors pour presque rien ît des marchands des Alpes qui les engraissent et les revendent pendant que les fellahs meurent de faim…

Toutes ces bouches avides de profiteurs de la misère d’un peuple s’entendent à merveille : les subventions vont dans leurs poches : en 1954 : 42 milliards aux Européens, 2 milliards aux Algériens à 1.800 calories (France : 3.000) et qui accroissent leur nombre à 25 % (France 7 %), pour l’ « équipement». La presse est entièrement sous leur contrôle, et c’est pourquoi elle parle en maîtresse : « M. Robert Lacoste doit demeurer ministre résidant en Algérie ». (« L’Echo d’Alger », M. Alain de Serigny, 26 mai 1957).

Et tout le monde s’incline… Et Robert Lacoste, socialiste, bombe le torse : « Vous voyez, je suis là… toujours là… ». Il est trop évident que le « capital humain » qui « intéresse » ces grands féodaux et leurs agents d’exécution est d’abord le capital docile, soumis, servile, des beni-oui-oui ! Reste à savoir ce qu’en pensent les exploités, ceux qui réclament, plus encore que « du plomb ou du pain » comme les premiers canuts lyonnais de 1832, un minimum de dignité et des droits élémentaires qu’on leur a toujours refusés.

III. – DIFFERENCIATIONS MAGHREBINES

Pour bien comprendre que la « clé » de la situation de l’Afrique du Nord est  l’Algérie, il faut considérer les différences sociologiques nées de la durée relative de la colonisation :

a) Au Maroc, 44 ans de colonisation ont été basés sur l’alliance de l’impérialisme français avec les formes les plus rétrogrades du féodalisme médiéval: le prototype de  « l’allié » de la France était le fameux pacha-bandit de Marrakech, El Glaoui, maître absolu de ses esclaves, traitant ses paysans plus durement que ne le faisaient les seigneurs de l’an 1000, titulaire d’une fortune colossale, contrôlant la production des olives, le commerce et la traite des blanches, organisateur de festins et orgies inouïs avec les grand pourvoyeurs de maisons closes et les danseuses de boîtes de nuit parisiennes, etc.. etc.

La complicité des généraux Juin et Guillaume, de Laniel et Bidault avait fait de lui le grand électeur du sultan Ben Arafa. Les colons fascistes français avaient massacré les syndicalistes et les nationalistes, occupé la Résidence, dirigé le coup de force des corrompus et des exploiteurs contre un peuple cherchant à se moderniser et à reconquérir son indépendance: ce peuple, grâce à l’Istiqal et à un Sultan moderniste, a finalement imposé sa loi aux énergumènes qui s’étaient arrogé le droit de parler et d’agir au nom de « la France »; l’étape en cours de développement, dans un pays ouvert sur l’Atlantique et sur la Méditerranée, touchant aux confins du Sénégal et du Sahara, c’est l’étape démocratique-bourgeoise d’organisation et de développement industriels au cours de laquelle le mouvement syndical et politique moderne jouera nécessairement un rôle de plus en plus actif (et d’autant plus efficace qu’il aura pris conscience de ses liens de solidarité avec ses autres frères du Maghreb et avec la classe ouvrière internationale).

b) En Tunisie, l’époque féodale est déjà liquidée : 70 ans de promesses et de mensonges colonialistes, de combats sanglants et de crimes ont fait mûrir une véritable révolution démocratique-bourgeoise appuyée par un puissant mouvement syndical conscient de la nature des problèmes modernes qui lui sont posés ; le Mouvement Nationaliste (Néo-Destour) a naturellement réuni toutes les tendances, de Ben-Youssef à Hedi Nouira et soutenu la Cour beylicale au moment de la lutte contre le colonialisme français : la dernière tentative de force de celui-ci, déclenchée par le MR. P. Maurice Schumann, Sous la direction effective dies Puaux, Colonna, Casabianca, l’ambassadeur Hautecloque (15 décembre 1951, janvier-mars 1952 : déposition et arrestation des ministres tunisiens) provoque la résistance armée. On arrive ainsi au ministère Mendès-France, dans une Chambre où l’ « arithmétique parlementaire » (selon l’excuse invoquée par Guy Mollet pour l’Algérie) révèle l’existence de six tendances inconciliables… et une impuissance lamentable. Alors, avec l’appui des voix radicales, socialistes et communistes (et même la caution du maréchal Juin, invité à couvrir de sa présence à Carthage le geste d’un homme de gouvernement), la question tunisienne est résolue à la satisfaction des deux peuples. Entre temps, en décembre 1952, l’une des meilleures têtes syndicalistes tunisiennes, Fahrat Hached, avait été lâchement massacrée par le gang fasciste colonialiste… Mais Habib Bourguiba a fait ses classes de militant dans les prisons et sur les îles, il incarne la volonté de son peuple : le devoir des socialistes dignes de ce nom n’est pas de souligner tel ou tel trait secondaire de son caractère, de le critiquer (d’un endroit d’où l’on ne risque rien)

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ses « chefs » dirigés « d’en haut », iront rejoindre Markos et Rakosi, et les centaines de « chefs provisoires » liquidés par les totalitaires qui « dirigent » faute de mieux (et puisque les masses se laissent faire) le jeu diplomatique au nom d’une « révolution techno-bureaucratique »…

Mais alors on comprend beaucoup mieux l’acharnement des calomniateurs du M.N.A. et même cette extraordinaire campagne de « publicité à l’envers », à coups de millions, et de journalistes stipendiés, et même d’ « écrivains » comme ce Francis Jeanson, si justement accroché par Yves Dechezelles (Cf. « La Commune », n° 7), et qui « justifie» l’assassinat des meilleurs militants messalistes (comme dans « Les grands cimetières sous la lune », l’écrivain Bernanos présentait le POUM comme une organisation fasciste). Cette « campagne » (l’enfance de l’art pour les fascistes et les staliniens : affirmez avec force, répétez toujours, et vous créerez un fait !!!…) a touché à ce point les milieux SFIO qu’elle a alimenté dès le début (malgré des avertissements et précisions, auxquelles André Ferrat apportait sa confirmation) la volonté de recherche d’une solution de compromis diplomatique avec le F.L.N. seul: voyages au Caire, à Moscou, à New-Delhi… Tout cela a lamentablement échoué puisque la seule issue était une vision socialiste du problème posé… et qu’on s’y refusait avec arrogance. « Le M.N.A. n’existe pas en Algérie ». Vingt fois cette affirmation a été répétée par les « grands spécialistes » du Parti… Cependant , citons un fait : à Athènes, en tête-à-tête avec des socialistes syriens du Baath qui nous disaient la même chose, Y. Déchezelles révéla : « Sur les vingt derniers condamnés à mort, exécutés, savez-vous leur appartenance ?  Non ? Eh bien, il y avait douze MNA et huit FLN… Pour un parti qui « n’existe pas » ou qui est « de mèche » avec Lacoste, c’est tout de même curieux »…

La vérité c’est que le M.N.A. est demeuré constamment fidèle à son programme d’origine.  « Seul, affirme-t-il, le peuple algérien, loyalement consulté, est qualifié pour disposer de lui-même… L’émancipation nationale et sociale des peuples du Maghreb comme de tous les peuples victimes de l’exploitation coloniale ne peut pas être octroyée de l’extérieur: elle ne peut être que conquise de l’intérieur, par l’effort propre des travailleurs organisés »…

Ainsi, la révolution anti-colonialiste en Afrique du Nord trouve son interprète authentique dans ce parti qui, à base rigoureusement prolétarienne, revendique avant tout le droit à toutes les libertés fondamentales de l’homme, à toutes les libertés d’organisation, de presse, de propagande, d’activité politique et syndicale, de consultation loyale des populations, de démocratie réelle, d’indépendance de classe et d’autonomie par rapport aux grands blocs stratégiques qui se partagent le monde. C’est sur le mouvement ouvrier, syndicaliste et socialiste non-aligné, non-intégré dans un jeu impérialiste, qu’il compte exclusivement : c’est donc bien l’un des éléments les plus solides, l’une des bases d’attente les plus éprouvées par plus de trente années de persécution ou tentatives de corruption qui n’ont pas entamé sa pureté intransigeante qui, actuellement, existe en Algérie et en France, autour de Messali et du M.N.A. Et c’est pourquoi nous répétons avec plus de force et de conviction encore qu’il y a deux ans : « La liberté des peuples d’Afrique du Nord, la paix en Algérie sont des tâches concrètes, immédiates, auxquelles doivent se consacrer toutes les forces du socialisme démocratique international ».

VI. COMMENT EN SORTIR ?

1. – Cependant les faits sont « durs comme du granit »… et il n’y a pas, à notre connaissance, de théorie générale plus efficace pour les comprendre et y insérer la volonté des hommes, que notre vieille doctrine, plus jeune que jamais, du socialisme démocratique international. La confirmation de son caractère universel, scientifique, et de nécessité historique, est éclatante lorsqu’on observe les révolutions techniques prodigieuses de notre temps, et la plus grande révolution politique de tous les temps, le mouvement d’émancipation des peuples coloniaux, conséquence, précisément, de l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale…

2. – Il y a donc des vérités « chirurgicales » à mettre en évidence pour le mouvement démocratique et ouvrier français: cette direction du Parti que nous avons contribué à porter au pouvoir a eu antérieurement des initiatives heureuses pour la réévaluation de notre méthode au lendemain de la Libération: des semaines d’études, à Meung, en présence même de socialistes d’Europe centrale influencés par le stalinisme, à Saint-Brieuc sur les perspectives de l’Europe socialiste, les journées d’études sur les problèmes de « l’Union française », les comptes rendus de la conférence des socialistes d’Asie (Rangoun) par André Bidet… tout cela aurait dû éclairer la route en face du difficile problème de la décolonisation de l’Afrique du Nord. Hélas, c’est en foulant aux pieds toutes les conclusions de ces travaux d’investigation collective qu’on a fait le lit de la dictature militaire, et préparé la situation tragique qui nous met au bord de la guerre civile, avec des forces démocratiques et ouvrières encore intactes, mais complètement désarmées idéologiquement, et livrées à une double attraction : gaullisme ou « communisme ». Le moins qu’on puisse demander aux hommes responsables, conscients ou inconscients de cette tragédie, c’est qu’ils disparaissent de tout poste de responsabilité dans le Parti.

3. – Il y a heureusement des ressources dans ce Parti, dans la classe ouvrière, dans le pays républicain… et dans le mouvement international qui nous observe avec angoisse. Mais il suffit de voir ce qu’on en a fait jusqu’à ce jour. Si, par exemple, un militant a vu clair, ici (comme notre regretté Louis Caput sur place), dans la situation indochinoise, c’est Oreste Rosenfeld. Et il a dit ce qu’il fallait dire dès janvier 1956 sur l’Algérie… et certains de ses discours, devant l’Assemblée de l’Union Française, bien avant le drame, sont prophétiques. Qu’en a-t-on fait ? Il était responsable de la commission internationale, directeur du « Populaire-Dimanche ». Le Parti a dans ses rangs l’un des plus grands spécialistes des questions méditerranéennes, Ch.-André Jullien, choisi en 1936 par Léon Blum. Qu’en a-t-on tiré ? L’un des meilleurs spécialistes, et probablement le seul ambassadeur d’esprit profondément socialiste, connaissant à fond les questions africaines, balkaniques, du Moyen-Orient, et peut- être aussi mieux que d’autres le sens général de ce qui se passe en Russie: le seul gouverneur général d’Algérie, en tout cas, ayant vu son prestige grandir auprès des musulmans, dans la mesure même où les néo-colonialistes servaient les desseins de la féodalité d’Alger, c’est Yves Châtaigneau. Qu’en a-ton fait ? Pourquoi n’est-il pas ambassadeur au Caire ? Et il y en a bien d’autres, chassés du Parti, comme André Philip, lui qui n’a jamais eu la moindre défaillance en ce qui concerne les valeurs éthiques fondamentales du socialisme… Tout cela doit être demandé aux militants du Parti qui ont, eux aussi, de lourdes responsabilités dans la mesure où ils ont laissé faire ou même acclamé les forces autoritaires et nationalistes et bellicistes dans le parti ; car tout cela prouve qu’on ne peut pas servir à la fois la contre-révolution et les aspirations permanentes et croissantes des masses déshéritées qui cherchent partout plus de liberté pour conquérir plus de bien-être.

4. – L’idée, absolument fausse, qui a conduit les socialistes allemands dans les bras de Hitler, c’est qu’on peut défendre les institutions démocratiques, créées pendant la période ascendante de la prospérité bourgeoise, sans faire appel à l’ensemble des forces prolétariennes, … La « révision déchirante » doit donc être faite dans le Parti si l’on veut sauver les institutions démocratiques, en dehors desquelles il n’y a pas de société socialiste concevable : notre divergence essentielle avec le stalinisme (mais notre sympathie inconditionnelle  à l’égard des travailleurs que nous aurions dû mieux éduquer ne nous en est que plus naturelle) demeure donc:  seulement, c’est du point de vue de la construction d’une démocratie réelle, dans laquelle le travail contrôlera enfin le capital que nous nous plaçons.

5. – Quelles sont maintenant les conclusions pratiques immédiates : est-ce faire preuve de trop d’optimisme que de faire confiance, malgré tout, aux forces républicaines, à toutes les traditions démocratiques qui ont fait le prestige et le rayonnement de notre pays, et, enfin, à toutes les forces ouvrières sans exception pour briser la tentative de putsch gaulliste ? J’ignore comment et quand ces lignes paraîtront, mais j’affirme ici cette confiance : rien n’est perdu si les … hors du Parti que dans ses rangs, mais nous allons les retrouver tous), pour conduire cette bataille jusqu’à la victoire.

Et d’abord, que le gouvernement fasse son métier : qu’il gouverne, frappe sans pitié, de toute la rigueur des lois républicaines, les traîtres et les factieux : qu’il fasse immédiatement la lumière sur les auteurs du complot; le maximum d’autorité contre les apprentis-sorciers de la dictature et le maximum de liberté d’initiative, de confrontation permanente, dans une tolérance fraternelle sans exclusive, à l’égard des forces démocratiques et ouvrières mobilisées.

Car finalement c’est par la liberté pour ceux qui en ont le plus besoin, les exploités et déshérités de partout, et par leur solidarité internationale sans défaillance que l’on sauvera la liberté, rétablira la paix et écrasera définitivement les forces d’exploitation, de violence et de guerre qui viennent de se démasquer en France… après avoir été encouragées à Alger…


 

 

Préface à « Sous la botte soviétique », par Marceau Pivert

Deuxième préface

Le 12 décembre 1956


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Je n’ai rien à retrancher ni à ajouter aux lignes que j’ai données à notre ami D. G. R. Serbanesco pour préfacer la première édition de son témoignage « Ciel Rouge sur la Roumanie ».

L’empire totalitaire est actuellement secoué sur ses bases, l’esprit de liberté souffle sur son glacis, et ce sont les ouvriers, les paysans, les étudiants et les soldats, unis dans leurs « conseils », c’est-à-dire dans leurs soviets, qui prennent en main, avec leurs armes de classe, la grève générale, le combat pour l’indépendance nationale et pour le socialisme. L’admirable effort du peuple hongrois ne peut pas ne pas avoir de résonance ailleurs… à travers toute l’Europe aussi bien qu’à travers toutes les Russies.

Depuis ma première préface (15 janvier 1952), j’ai eu le privilège de prendre un contact personnel avec la réalité soviétique ; je crois y avoir perçu des signes de renouvellement, de détente, de compréhension… mais il y a une telle défiance à l’égard de l’Occident, y compris même des milieux socialistes traditionnels, une telle surestimation des dangers constitués par les vieilles classes réactionnaires déchues, une telle peur des forces impérialistes adverses, que les milieux qui ont alimenté, justifié, accepté lâchement et cherché à imposer partout le despotisme stalinien sont encore plus puissants, capables de saisir toutes les occasions, tous les prétextes, d’invoquer toutes les fautes, et tous les crimes commis en face, dans le camp des « démocraties », afin de ramener le peuple russe à la notion désespérée qu’il doit imposer par la force des armes un régime qu’on lui a fait accepter comme du « socialisme ».

Entre les forces de paix, de bien-être et de liberté d’un côté, celles de guerre, de misère et de tyrannie de l’autre, la lutte est devenue internationale, et la communauté internationale des travailleurs doit aujourd’hui « prendre la tête de la colonne humaine ».
Tout ce qui, à l’Ouest, contribuera à préférer les méthodes de guerre à celles de la lutte ouvrière ne pourra que favoriser les forces de guerre encore puissantes au sein de la société russe. Mais, au contraire, tout ce qui, à l’Ouest, et particulièrement dans le mouvement démocratique et socialiste, mettra en mouvement les travailleurs librement organisés, en direction de leurs propres objectifs, c’est-à-dire une Europe socialiste, favorisera une sympathie et une solidarité, qui deviendront de plus en plus actives au sein des masses ouvrières, paysannes et estudiantines de Russie.

Qu’il se trouve des dirigeants russes pour comprendre enfin qu’il faut aujourd’hui faire confiance à l’homme moderne et au travailleur conscient, et non plus prétendre imposer la volonté d’une minorité à l’ensemble d’un peuple, et les transitions nécessaires s’imposeront sous la poussée croissante des aspirations des masses.

Les classes déchues et les régimes réactionnaires condamnés ne peuvent que contrarier ce processus historique.

Au contraire, les hommes aimant au-dessus de tout la liberté, l’égalité, la fraternité, et non pas seulement en les réservant à des élites, mais en les favorisant partout, feront surgir des barbaries de notre époque une humanité nouvelle, meilleure, plus éclairée, et finalement, réconciliée avec elle-même.

 


 

 

Compte rendu de l’exposé de Pivert sur le réarmement allemand

La Vie des cercles

19 décembre 1955

Cercle Zimmerwald


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La réunion du 19 décembre sur les accords de Londres et de Paris

Une bonne trentaine de camarades s’étaient assemblés ce dimanche pour discuter la position du mouvement ouvrier vis-à-vis des accords diplomatiques dont le sort est aujourd’hui connu. Après un salut à deux camarades disparus: Victor Delagarde et Louis Caput, la parole est donnée à Marceau Pivert, chargé de l’exposé.

L’exposé de Marceau Pivert

Son propos sera limité à la clause relative au réarmement de l’Allemagne.

Pivert marque la distance parcourue depuis 1944, année où fut signé le traité franco-soviétique. En présence des zigzags sensationnels de la diplomatie, quelle est l’attitude du mouvement ouvrier ? Existe-t-il un mouvement ouvrier international capable de résister à la course aux armements, c’est-à-dire, une fois encore, à la guerre ? La position des staliniens n’a rien de commun avec une position ouvrière internationaliste. Ils ont applaudi à la guerre de Corée, ainsi qu’à l’utilisation des von Paulus dans le bloc militaire oriental, mais, dans le même temps, ils combattent avec ardeur la remilitarisation de l’Allemagne occidentale !

La position américaine 100 % de Le Bourre, secrétaire de la CGT-FO, collaborateur du  «  Figaro », constitue une image symétrique de celle qu’offrent les staliniens : à chacun son bloc militariste. Et ce sera toujours « l’autre » qui aura provoqué…

Ces deux positions, aussi fausses l’une que l’autre, n’ont rien de commun avec la nécessaire solidarité des exploités et des opprimés de tous les pays.

L’attitude des militants émigrés peut se comprendre : à Berlin comme à Prague, il est possible que l’on désespère au point de ne plus voir d’autre moyen que les armées pour se débarrasser de la tyrannie. Mais c’est une illusion contre laquelle le mouvement ouvrier devrait réagir. Car cette attitude signifie très exactement que l’on n’a plus confiance en sa propre classe.

Mais une politique internationale autonome de la classe ouvrière est-elle possible?

Marceau passe en revue les décisions des principales organisations socialistes et syndicales. La S.F.I.O. votera pour les accords, avec résignation, en invoquant des arguments parlementaires et nationaux:  « Le vide tragique qui résulterait d’un nouveau refus du Parlement… »; « Ratifier pour négocier… »; « … C’est l’indépendance de la France qui compte par-dessus tout… ». Un tel langage n’a rien de commun avec la politique de classe. Cependant, la minorité socialiste parle tout autrement : elle demande une solidarité étroite avec la classe ouvrière allemande et l’ajournement de toute remilitarisation tant que des négociations pour la réunification de l’Allemagne et le retour à la sécurité collective n’auront pas été obtenues.

C’est aussi la position de la moitié des travailleurs britanniques qui, puissamment organisés dans leurs syndicats, leurs coopératives et leurs sections travaillistes, résistent à leurs  dirigeants depuis 1950 et ont repoussé le réarmement de l’Allemagne avec une telle vigueur que leur groupe parlementaire a dû s’abstenir!

Enfin les travailleurs que la question intéresse au premier chef, les travailleurs de l’Allemagne de l’Ouest, sont hostiles. Parti, syndicats, Jeunesse, ils revendiquent avant tout la réunification de leur pays par des élections libres, donc un accord, et, pour commencer, des négociations entre les quatre Grands. Ils appellent la solidarité des travailleurs de tous les pays contre les prétentions des deux blocs, dont chacun entend réarmer la partie du territoire qu’il occupe et l’intégrer dans son système stratégique.

Les minorités, ou de petites organisations comme l’Independent Labor Party, qui se réclament de l’internationalisme prolétarien, sont naturellement d’accord avec cette résistance, qui commande sans doute la perspective.

Après avoir évoqué la position de la C.G.T.-F.O., celle des syndicats américains, de la fédération autonome de l’enseignement, des pacifistes, etc., Marceau Pivert propose quelques conclusions:

1° Rester fidèles aux enseignements de Zimmerwald

2° Ne pas se laisser détourner de cette voie par les arguments de toujours : à savoir que, derrière le rideau de fer, personne ne répond. C’est en sous-estimant ainsi les forces de classe en Allemagne nazie qu’on a finalement contribué, avant la guerre, à la démoralisation de milliers de militants révolutionnaires restés en Allemagne. Une politique de classe en Europe et dans le monde trouvera ses alliés en Russie comme partout ;

3° Dénoncer la politique stalinienne d’agression en Corée et de militarisation générale qui est à l’origine de la guerre froide et fait peser des charges écrasantes sur les travailleurs du monde;

4° Dénoncer en même temps l’hypocrisie des militaristes de l’Occident, invoquant la sécurité, ne songent en fait qu’à la sécurité de leurs dividendes. La sécurité des classes laborieuses ne peut leur être apportée de l’extérieur; elles doivent la conquérir par leurs méthodes, par la lutte de classe en poursuivant leurs objectifs propres. Or la militarisation accumule de nouveaux obstacles sur cette voie ;

5° Dénoncer parallèlement la coalition ignoble que réalise le dispositif actuel des alliances avec les forces les plus férocement réactionnaires: fascistes, franquistes, pétainistes, qui se trouvent maintenant réhabilitées et décorées (Ridgway décorant Muñoz Grandes);

6° Mettre en garde contre la division et donc l’impuissance catastrophique du prolétariat international, à partir du moment où chaque fraction, dans chaque pays, se résigne à la militarisation et à l’intégration dans un bloc ou dans l’autre.

Même au point de vue idéologique, comme l’ont admirablement vu nos camarades socialistes d’Asie (1), se laisser entraîner dans le dispositif militaire à l’Est ou à l’Ouest, c’est contribuer à son propre asservissement;

7° la stupidité des dirigeants occidentaux, qui ne trouvent que la militarisation pour faire face à la manœuvre stalinienne, laisse à la Russie les mains libres pour conquérir de nouvelles masses populaires et même sur le plan diplomatique lui fournit des atouts en direction de l’unité allemande. Il faut donc de toute urgence faire surgir une Troisième Force internationale, celle du prolétariat solidaire des travailleurs allemands. Ceux-ci se battent à l’Est pour les libertés et à l’Ouest contre la militarisation. Nos organisations doivent se porter sur ce terrain de combat, sur cette ligne de classe. Les votes des parlements peuvent être annulés si la classe ouvrière allemande se bat pour le désarmement général. Les prétentions colonialistes des Russes devront reculer si l’ensemble des organisations libres exige la législation des organisations ouvrières socialistes et syndicales en Allemagne orientale. Là se trouvent nos objectifs immédiats dans un combat international sur les deux fronts.

La discussion

Après Marceau Pivert, dont l’exposé dura plus d’une heure, la parole est donnée à ceux qui la demandent.

Note:

(1) Article de Madhu Limaye, dans le no 47 (déc. 54) de la « Correspondance socialiste internationale » (247. rue de Vaugirard, Paris)


 

Lettre à Charbit, par Marceau Pivert

Le Parti socialiste face au poujadisme

1955


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Notre camarade Marceau Pivert a dressé à Charbit la lettre suivante:

Très bien ton article sur Poujade, mais je dois te faire un petit reproche: pourquoi mets-tu dans le même sac « l’ensemble des partis politiques » ? Ce n’est pas correct. Et nous devons toujours dire la vérité, quelle qu’elle soit. Or sur le poujadisme, le parti socialiste a été le seul à prononcer une condamnation sans équivoque – officiellement – et à refuser de recevoir ses délégués. Et il a été le premier à déposer le projet Leenhardt, qui supprimait pour les petits commerçants la fonction de collecteurs d’impôts, mais frappait les gros commerçants. Le parti a demandé à ses adhérents de s’abstenir de participer à ce mouvement équivoque (1). Il a appuyé l’attitude de FO. Tu rappelles, avec raison, mais n’oublie pas néanmoins que si les organisations syndicales libres sont les plus qualifiées, les seules efficaces, pour déterminer l’action directe nécessaire, il est tout de même utile, et parfois décisif, que l’expression de la réplique ouvrière soit transposée également sur le plan politique. En la circonstance, il y a eu parallélisme spontané entre F.O. et le parti S.F.I.O. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Souhaitons qu’il en soit de même, dans le respect absolu de l’indépendance des deux formes d’expression d’une action de classe, pour tous les problèmes intéressant le monde ouvrier – nous n’en sommes pas encore là – hélas ! – et surtout, tu le sais bien, dans le domaine d’une véritable politique internationale, d’une véritable action de classe internationale indépendante de tous les gouvernements.

Mais quand il y a un petit progrès, ne le dissimulons pas – au contraire: ne négligeons pas de nous en féliciter – même si  cela n’est pas tout à fait conforme à nos schémas idéologiques traditionnel sur le « politique » et le « syndical ».

Note:

(1) Si le mouvement Poujade avait été honnête, il aurait concentré ses efforts contre ceux qui ont repoussé le projet Leenhardt, au lieu de faire de la démagogie antiparlementaire  «  en bloc », dans le style du 6 février 1934.


 

Nous sommes engagés dans des attitudes qui ne sont pas les nôtres, par Marceau Pivert

Intervention au Congrès extraordinaire du 13 décembre 1949.


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Je me permets de regretter que les camarades qui travaillent, dont je suis, ayant travaillé aujourd’hui, travaillant demain, n’aient pas eu la chance de passer à la tribune à une heure plus favorable.

Je ferai une observation assez brève en ce qui concerne la discussion que Guy Mollet, tout à l’heure, a élevée à un niveau qui honore le Congrès, mais je dois dire que si nous avons été un certain nombre de militants parfaitement conscients comme lui, comme la majorité du Parti, de la nécessité de rassembler au maximum toutes les forces antitotalitaires quand le danger était terrible et que nous n’avions pas une erreur à commettre, je suis aujourd’hui persuadé que, cette tactique ayant modifié, dans une large mesure, le rapport des forces, il ne faut pas la prolonger, parce qu’elle risquerait de porter un préjudice mortel au rôle que le Parti Socialiste doit jouer, non pas seulement en position de retraite, mais en position offensive.

Hélas, nous ne sommes pas encore en mesure de parler de mesure offensive, mais au moins il y a une chose que nous devrions essayer de déterminer ensemble, c’est la restauration de la physionomie propre du Parti Socialiste dans l’opinion.

Ce qui actuellement est en cause, c’est une certaine équivoque, c’est une confusion sur ce qu’est le Parti Socialiste et je veux dire très rapidement quelle est notre position à ce sujet.

Nous considérons que la volonté du Parti n’a pas été respectée ; les conditions de la participation, puisqu’on en parle, n’ont pas été remplies. Il faut restaurer au Parti, vis-à-vis de l’opinion, sa physionomie politique.

Il faut donc décrocher, rompre avec une solidarité qui, actuellement, est préjudiciable à la position politique Socialiste et même simplement démocratique.

Il faut tout de suite expliquer au pays pourquoi le Parti Socialiste a fait des sacrifices dans les mois précédents et pourquoi il ne peut plus consentir ces sacrifices maintenant.

La discussion sur la participation ou la non-participation est dépassée, elle est maintenant réglée par l’expérience. Cela prête évidemment à discussion puisque nous avons encore des ministres, mais, camarades, je voudrais rappeler que le problème fondamental sur lequel le Parti Socialiste avait lui-même mis l’accent, sur lequel il joue son rôle fondamental, celui de l’élévation du niveau d’existence de la classe ouvrière, a été à l’origine de la discordance très grave qui s’est produite en octobre entre l’unanimité du Comité directeur et la majorité du groupe parlementaire.

Il y a eu deux erreurs énormes de tactique du Parti qui ont contribué à créer cet état de confusion et qui expliquent peut-être les dépressions du corps électoral, ou les relèvements rapides, car la sensibilité ouvrière n’est pas aussi atténuée qu’on l’imagine.

En effet, je voudrais indiquer en quoi il me semble que les camarades qui, aujourd’hui, croient qu’ils sont en désaccord, comme ceux de la Seine et ceux du Nord ou du Pas-de-Calais, devraient au moins être d’accord sur l’analyse fondamentale des faits qui se sont produits.

Au dernier Congrès national, nous avions des divergences d’appréciation. La nature même de ces divergences portait sur le fait qu’on lui demandait de se prononcer pour ou contre. Quelques-uns disaient : « Il faut aller jusqu’à 1951 », et d’autres disaient quelquefois avec les mêmes analyses, le même langage : « Nous avons comme première préoccupation de tenter d’améliorer le pouvoir d’achat de la classe ouvrière et après nous verrons ; si nous ne réussissons pas, cela déterminera la position du Parti ».

Faire d’abord ce qu’il se doit pour le Parti Socialiste et ensuite advienne que pourra, c’est la condition que nous mettions et c’est ce qui fait que même des textes très voisins ont recueilli des votes différents, parce que pour nous il y avait en juillet une certitude, c’est que le moment viendrait où l’état de dépérissement de la classe ouvrière, de diminution constante de son pouvoir d’achat créerait pour le Parti une question de vie ou de mort.

Nous avions annoncé cette perspective et nous sommes maintenant en plein dans cette situation. Elle a été prévue, elle a été sentie, ce qui est extraordinaire, de la part de ceux même qui croyaient qu’on pouvait aller jusqu’en 1951 et qui ont voté la motion Gazier. Ils étaient tous d’accord au Comité directeur le 15 octobre par une après-midi que les camarades qui étaient présents peuvent se rappeler ; c’était à la Chambre, toute la situation a été examinée et j’entends encore, les uns après les autres, les camarades, que ce soit Rosenfeld, que ce soit Tanguy, que ce soit Ferrat, que ce soit Guy-Mollet, dire : « Eh bien, oui, il y a une extraordinaire convergence, nous sentons maintenant que la participation n’est plus possible, que la dissolution elle-même, avec ses dangers, n’est plus une chose aussi effrayante, qu’on ne peut plus continuer ainsi ».

Le Comité directeur était, par conséquent, unanime sur l’appréciation de cette crise qui mûrissait,
Et les erreurs énormes qui ont été faites, c’est :

1) – Qu’on en est arrivé à abandonner même le porte-parole du Comité directeur sur ce problème décisif du Parti ;
2) – on a ainsi donné l’impression que l’on ne disait pas sérieusement ce que l’on voulait ;
3) – quand un ministre Socialiste a été appelé – Jules Moch – pour faire un gouvernement, on a raté l’occasion d’aller devant la Chambre pour dire au pays en quoi le Parti Socialiste en avait assez de faire des sacrifices pour une politique qui n’était pas la sienne.

Ces erreurs sont actuellement en train de porter leurs fruits et nous pouvons encore les aggraver en prolongeant la confusion.

Camarades, je disais tout à l’heure à Bracke combien il avait été heureusement inspiré en donnant cette définition que Boutbien a reprise dans son discours du mois de juillet de « gauche Socialiste ». Pour nous, ce n’est pas une question de gauche Socialiste, c’est tout le Parti qui devrait avoir ce sentiment de sensibilité aux événements qui lui permettrait de prévoir ce qui va se passer et d’être à la tête des initiatives pour entraîner de nouvelles forces derrière lui. Bracke disait : « La gauche, c’est une équipe qui a eu, dans une expérience donnée, le souci et le soin de préparer l’étape suivante ».

Eh bien, camarades, c’est ce qui nous manque le plus dans les exposés que nous avons entendus, sauf l’exposé magistral de Philip, et c’est pourquoi je ne parlerai pas des problèmes européens. Il n’y a pas une seule grande voix pour annoncer une perspective, pour entraîner vers quelque chose que nous voulons. On vit au jour le jour et on subit les conditions politiques au lieu de les modifier.
C’est cela que le Parti doit surtout considérer et nous sommes disposés, quant à nous, a faire l’effort pour que le plus possible de militants et de fédérations jouent ce rôle, car nous sentons qu’il y a quelque chose qui manque profondément : La classe ouvrière a besoin d’un vrai Parti Socialiste, d’un Parti Socialiste qui parle en toute indépendance, en toute liberté sur ces problèmes.

En effet, que nous demande-t-on dans l’opinion ? Que nous demandent les ouvriers ? « Qui êtes-vous, que faites-vous pour nous » ?

Qui nous sommes ? Nous sommes engagés dans des attitudes qui ne sont pas les nôtres.

Et, camarades, si je vous disais à quel point j’ai pu être ulcéré même, dans certains cas, d’entendre certains ministres au Comité directeur exposer, exprimer des raisonnements qui ne pourraient que révolter les militants syndicalistes Socialistes !

Si je vous disais à quel point on a oublié un certain nombre d’éléments fondamentaux de notre doctrine, de notre action. C’est cela qui explique la déception croissante.

Il y a une immense perspective sur les problèmes internationaux ; comment continuons-nous cette expérience ? En faisant la politique des autres.

Il y a là aussi des illusions, des perspectives sur lesquelles nous aurons à préciser notre position, car accepter une situation dans laquelle on fait ce qu’on ne peut pas éviter, comme la signature du pacte atlantique, c’est une subordination presque inévitable, mais ce n’est pas une politique Socialiste, et quand on cultive cela comme une politique Socialiste, alors on se prépare des déboires.

J’ai donné, à ce sujet, rendez-vous au Congrès national, mais avant celui-ci, je peux constater que ce que j’ai annoncé peut se vérifier dès maintenant. On nous a dit : « Le pacte atlantique va diminuer les crédits militaires ».

Camarades, soyons sérieux, vous allez avoir à payer 430 millions de crédits militaires, ce n’est pas une diminution, c’est une augmentation !

Et pendant ce temps, les conséquences, même sur le plan économique, font que le blocus industriel de l’est européen est commencé. Depuis quelques jours, sur l’ordre de l’état-major du pacte atlantique, les transactions, les échanges entre l’ouest et l’est européen sont supprimés en ce qui concerne tous les produits métallurgiques, les moteurs, les pièces de rechange, les pièces d’électricité ; en somme la coupure de l’Europe est en train de se développer !

Et c’est pourtant une politique économique sur laquelle le Parti est unanime. Il faudrait essayer de rétablir les échanges pour que derrière les marchandises perçant le rideau de fer, les idées, les courants culturels puissent accélérer la décomposition des états satellites de l’URSS. Le Parti veut cela, nous l’avons dit unanimement, mais nous pratiquons une politique autre, parce que, précisément, nous avons un certain nombre de confusions initiales qui ne sont pas encore déblayées.

Je ne parlerai pas non plus des responsabilités qu’on nous prête et auxquelles nous sommes associés en dépit de tout : En Allemagne occupée, dans la Sarre, dans la politique de démantèlement des grandes usines, notamment des grandes usines de pétrole synthétique, qui fait qu’actuellement on est obligé d’importer, pour l’Europe, du pétrole américain, ce qui est avantageux pour les pétroliers américains, mais c’est autant de millions de dollars enlevés aux importations de matières premières indispensables. A cette politique, nous sommes associés.

Je suis heureux d’entendre par les déclarations qui ont été faites hier encore par un camarade qui jouera un grand rôle dans le mouvement ouvrier américain, Walter Reuter (?), qu’il a repris exactement la formule que j’ai proposée au dernier Congrès national – comme par hasard cette formule est restée dans la nuit et le silence, pas un seul journal ne l’a reprise, mais Walter Reuter, représentant le plus grand syndicat métallurgique des Etats-Unis, qui va probablement lancer un parti travailliste aux Etats-Unis, comme en Grande-Bretagne – Il a dit : « Ni Wall Street, ni Moscou », et cela signifie que les Socialistes et les syndicalistes ont une perspective commune.

Mais à condition d’avoir une politique pratique qui traduise au jour le jour la volonté de tendre tous ses efforts vers une perspective commune !

Je ne parle pas non plus de la politique en Indochine à laquelle nous sommes associés.

Qu’a-t-on fait pour mettre un terme à cette guerre ? Qu’a-t-on fait à Madagascar pour arrêter Baron, ancien chef de la Sûreté, qui est le tortionnaire qui a été à l’origine des incidents ? Il est RPF, et tandis qu’on a emprisonné les députés malgaches, où sont les responsables de ce massacre de 90.000 personnes ? Et les malheureux sur lesquelles eurent lieu les fusillades, ces malheureux sont nos alliés, ce sont les meilleurs éléments pour que le Socialisme international prenne un véritable sens.
Eh bien, camarades, cela ne peut pas durer.

Lorsque nous proposons, par exemple, pour défendre l’école laïque, de construire des écoles – et Deixonne lui-même a dit au dernier Congrès national : « Il faut au minimum 50 milliards pour construire des écoles, sinon, c’est la catastrophe, il n’y aura pas d’écoles pour les enfants » – quel est le chiffre que propose M. Bidault ? Il propose 14 milliards !

Et Deixonne disait : « Rien que ce problème est une condition à poser pour la participation ».
Eh bien, camarades, est-ce que nous n’allons pas être tous d’accord là-dessus ? Nous n’avons même pas à poser de conditions, nous constatons que depuis le mois de juillet, avec toutes les organisations laïques, nous demandons 50 milliards pour construire des écoles et qu’on nous donne 14 milliards.
Et c’est fini, le problème est résolu, les faits parlent, camarades,… (applaudissements)… si vous êtes sérieux, il faut croire ce que vous dites.

Je ne parle pas non plus de la réforme fiscale. A chaque fin d’année, le Parti Socialiste en parle très sincèrement, ses députés font des efforts, ses techniciens travaillent et disent qu’il y a des centaines de milliards à rattraper, si l’on veut vraiment briser les évasions fiscales, quelquefois même légales. Il y a là toute une fiscalité démocratique à construire.

Combien de temps encore va-t-on faire des Congrès pour demander la réforme de cette fiscalité, pour l’inscrire comme condition… et puis continuer à participer, c’est-à-dire en somme à s’associer à l’iniquité fondamentale qui fait retomber sur le pauvre les privilèges du riche ?

Camarades, on ne peut pas continuer ainsi et se réclamer encore du Parti Socialiste. C’est le Parti Socialiste lui-même qui, alors, ruine sa propre destinée.

Il y a, en effet, des positions claires à restaurer, il y a actuellement la position fondamentale sur le minimum vital de la classe ouvrière. Est-ce que le Parti a quelque chose à ajouter à ce qu’il a réclamé à son Congrès national ? Est-ce que les chiffres qui sont maintenant lancés par le gouvernement correspondent à autre chose qu’à un défi lancé à la misère ouvrière ?

Camarades, je disais tout à l’heure, ce sont les travailleurs qui nous posent la question : « Qui êtes-vous, vous, Parti Socialiste, au nom de qui parlez-vous » ?

Et je voudrais que nous puissions répondre – et en tous cas je suis mandaté pour le faire ici, c’est exclusivement le rôle du délégué que je suis ici – pour parler au nom de ces malheureux qui gagnent 70 ou 75 frs de 1’heure. Que ce soit dans le Nord, dans le Pas-de-Calais ou dans la région parisienne, ce sont des salaires de famine, et c’est au nom de ces camarades qu’il faut parler.

Ils sont des millions qui n’arrivent plus à manger de la viande tous les jours ; ils sont dans des taudis misérables, ils vivent absolument comme des animaux, ils sont désespérés ; alors, camarades, il faudrait retrouver la grande voix de Jaurès pour dire exactement ce qu’est cette iniquité fondamentale.

Il y a soixante ans déjà il y eut une longue période de propagande Socialiste à la Chambre et dans le pays. Partout on entendait dire : « Voyez ces millions d’ouvriers, ils travaillent dans des usines, dans des ateliers, ils n’ont dans ces usines, dans ces ateliers, aucun droit, ils peuvent en être chassés demain ».

Et les ouvriers recommencent à avoir peur du chômage, ils sont presque des étrangers dans la civilisation humaine, ils sont des étrangers devant la puissance humaine.

Si le Parti Socialiste ne remplit pas ses fonctions d’être l’interprète de ceux qui sont malheureux, s’il n’est pas vraiment le traducteur direct des besoins fondamentaux de la classe ouvrière, alors ne vous étonnez pas que la démocratie soit en danger et qu’il y ait des techniques totalitaires qui s’emparent de ceux qui sont désespérés.

Je veux pour terminer me rappeler le magnifique discours qui a été fait précisément par un camarade de la fédération du Nord, je crois que c’était Dubesson, qui, à propos des conventions collectives, avait défendu au mois de juillet devant le Congrès la nécessité pour la classe ouvrière de reprendre elle-même contact avec les réalités de la lutte de classe. « Rendons à la classe ouvrière, disait-il, le sens de son combat, mettons-la face à face avec les responsables de sa misère, c’est-à-dire avec le patronat, avec le capitalisme, alors nous aurons fait plus que de voter des motions dans les Congrès ».

Eh bien, oui, camarades, seulement je suis obligé de demander aux camarades qui ont entendu ce discours – à ces compagnons même de la fédération du Nord avec lesquels je voudrais me trouver d’accord fondamentalement – ce que la classe ouvrière a trouvé lors de la grève du 35 novembre.
Il y a des postiers dans le Nord, il y en a dans la région parisienne, ils ont trouvé à leur central télégraphique les 17 camions du ministère de l’Intérieur, ils ont trouvé les agents entrant dans la cour, ils ont trouvé dans leur bureau, dans leur service, la circulaire d’un ministre Socialiste qui était destinée à briser leur grève !

Et c’est ainsi qu’on fait exactement le contraire de ce que devrait être le rôle du Parti Socialiste.
Cela ne peut pas durer comme ça, camarades, nous sommes disposés à faire tout ce qu’il faudra, même à taire nos propres révoltes, car je voudrais vous demander, camarades, de considérer à quel point il est quelquefois pénible de défendre – mais nous le faisons – une politique qui n’est pas la nôtre, une politique qui n’est pas celle du Socialisme. Nous le faisons en essayant de trouver des prétextes, des excuses, mais nous ne voulons pas passer pour des otages, nous, militants, nous ne voulons pas que la confiance que les militants de base nous portent soit utilisée pour faire une autre politique que celle pour laquelle nous sommes mandatés.

(Applaudissements)

Alors, camarades, le Congrès a son mot à dire. Il doit être de la même nature que l’acte fait par la classe ouvrière. La classe ouvrière indépendante, pour défendre ses moyens d’existence, a fait la grève générale le 25 novembre. Je souhaite que le Congrès, sous une autre forme, sur le plan de la politique, dise :

« Ah, non, nous en avons assez, nous voulons reprendre notre personnalité et avoir les mains libres pour aller nous mettre au secours de ceux qui souffrent et qu’on oublie un peu trop, même dans le Parti Socialiste ».

(Applaudissements)


 

 

La politique internationale du Parti socialiste

Intervention au 41°  Congrès national de la SFIO.

Juillet 1949


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Camarades, vous avez dû comprendre de l’exposé même que Robert Verdier a fait au Congrès, que la position de la minorité à la Commission internationale aurait pu être exposée immédiatement après les trois autres rapports ; Il se trouve que pour cette commission la minorité que je représente vient au début de la discussion générale. Je ne m’en plains pas. J’essayerai de faire un effort pour rattacher les observations que j’ai à faire sur l’orientation de la politique générale internationale du Parti, à l’ensemble des considérations et des conclusions pratiques que nous avons suggérées au Congrès et aux fédérations par la déclaration qui a circulé et qu’ont signée un certain nombre de camarades dont j’ai été, Depreux, Gazier, etc.

C’est dire immédiatement au début de cet exposé,  après avoir entendu les camarades de l’Union Française, que nous sommes disposés quant à nous à répondre à leur appel et à ne pas permettre qu’une fois de plus votre congrès se termine par des vœux pieux, mais sur ce point précis de la proposition concernant la guerre d’Indochine, nous irons jusqu’au vote final pour demander que le Parti, par une interpellation, oblige le gouvernement à fixer sa position et accepte ou rejette notre proposition, ce qui immédiatement éclairera la lanterne de chacun, comme notre ami Guy Mollet l’a demandé il y a un instant. Ceci dit, il est évident qu’il y a sur les problèmes internationaux de grandes convergences, et ce n’est pas sur les choses avec lesquelles nous sommes d’accord que j’aurai l’occasion de dire la position particulière qui a été la mienne au Comité directeur sur ces problèmes.

Là il y a par exemple une certaine tonalité internationale et démocratique qui, dans certains cas, n’est pas encore conforme à nos désirs. Je parle en particulier pour commencer du problème grec. Il est évident que nous sommes d’accord pour faire l’impossible de manière à aider tous les camarades grecs qui sont antitotalitaires et contre le gouvernement actuel, de manière qu’ils associent et qu’ils soient soutenus par la solidarité active de la démocratie européenne.

Mais ce que nous ne pouvons pas considérer comme une politique socialiste, ce sont les zigzags de la diplomatie et le fait qu’on a considéré un groupe de camarades socialistes qui a longtemps collaboré avec les Staliniens, comme les seuls représentants en Grèce du socialisme démocratique. C’est aujourd’hui un point de divergence entre nous.

Je me suis associé à l’unanimité du Comité directeur pour favoriser, même par le canal des négociations internationales, tout ce qui pourrait actuellement mettre fin à la guerre en Grèce de même que nous le ferons en Indochine même si ce moyen fait appel aux institutions officielles internationales, car la paix nous préoccupe avant tout, mais nous ne pouvons pas considérer que cette attitude, qui fait passer certains camarades d’un camp dans l’autre, est conforme à une vue générale de la politique socialiste internationale telle que nous le désirerions.

Ce n’est pas la première fois que nous nous trouvons en divergence d’appréciation à l’égard de certains camarades et en particulier de toute l’émigration. Aujourd’hui je suis heureux de voir que le Parti a reconnu des observations que je faisais seul il y a un an, il y a deux ans, à l’égard des militants socialistes qui se sont dressés depuis toujours contre la stalinisme en même temps que contre la réaction, comme les seuls qualifiés pour représenter le socialisme international.

Il y a encore actuellement des divergences entre nous et je regrette d’avoir été saisi d’une protestation d’un groupe ;  je n’ai pas le temps matériel de lire la protestation mais je veux la citer ;  il s’agit de la protestation d’un groupe socialiste roumain parce que le Parti français a cru devoir passer outre à la décision sage du COMISCO de faire des enquêtes et d’examiner la situation réelle avant de reconnaître quelque groupe ce soit, venant de Roumanie.

Il y a en effet des Socialistes en prison en Roumanie et ces Socialistes sont en prison alors que d’autres Socialistes ont été depuis au pouvoir, avec les staliniens.

La situation est donc très délicate et il eut été sage de ne pas faire preuve d’une sorte d’esprit fractionnaire et de considérer que les problèmes internationaux peuvent se résoudre en préférant telle ou telle personne à telle ou telle autre. C’est bien plus élevé que cela.

L’état de protestation permanente que nous voulons voir se réaliser dans la conscience socialiste internationale… Cela est si vrai, pour qu’il n’y ait pas de malentendus vis-à-vis même des camarades qui représentent ici ces partis de l’émigration et toute l’internationale, je veux souhaiter que l’on aborde ces problèmes avec la compréhension la plus large, de manière à considérer que tous ceux qui ont compris tout de suite ou qui ont compris plus tard que le stalinisme représentait une sorte de dégénérescence totalitaire dans le front ouvrier, tout cela doit se rejoindre.

Mais il appartient difficilement à l’extérieur de choisir et ce sont les militants eux-mêmes sur place et dans l’émigration, qui doivent sous la pression fraternelle finir par trouver des modalités d’accord.

C’est pourquoi je ne suis pas opposé à des efforts de cette nature. En Italie, nous sommes tous d’accord ; en Grèce nous sommes d’accord en principe, à condition qu’on veuille bien tenir compte de l’existence d’autres groupes. Des camarades qui ont lutté, qui ont été victimes, qui ont des morts, pas seulement des morts par les nazis, mais des morts par les staliniens dans leurs rangs, et il y a quelque chose qui pour moi est particulièrement pénible c’est de sentir qu’on ne met pas sur le même plan ceux qui ont été assassinés par nazis et ceux qui ont été assassinés par les staliniens.

(Applaudissements)

Nous honorons des morts comme Matteoti, assassiné par le fascisme international mais quant à moi et quant à nous, Socialistes internationalistes, les camarades assassinés en Russie soviétique… (Applaudissements)… sont également des représentants authentiques du Socialisme démocratique international.

Et alors, nous arriverons à nous mettre d’accord à condition qu’on généralise cette sorte de reconnaissance, de renaissance de la conscience socialiste démocratique et internationaliste, qui est commune.

Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène de remontée du niveau de conscience politique, il s’agit aussi de la remontée du niveau de la politique pratique internationale. Nous sommes très loin, évidement, de ce que nous souhaitons tous et je veux dire ici que les réserves que je veux faire ne diminueront en rien l’appui total que nous apporterons à notre secrétariat du Parti, à l’ensemble du Comité directeur, pour revenir très vite à l’Internationale que nous souhaitons.

Seulement, il y a des problèmes fondamentaux qui sont posés et qu’il faut aborder franchement entre nous. On peut parfaitement considérer que tel ou tel camarade n’est pas digne de figurer dans telle ou telle délégation, parce que sa position n’est peut-être pas celle du Parti, mais on ne peut pas écarter de la discussion internationale la nature des problèmes fondamentaux qui sont posés maintenant. C’est pour apporter notre contribution à cette discussion qu’à la Commission internationale de ce Congrès nous avons eu l’occasion de discuter longuement avec les camarades qui ont rapporté ici et de faire le point sur un certain nombre de divergences.

Une politique socialiste internationale doit être en effet à triple caractère : démocratique, internationaliste, et révolutionnaire.

Démocratique, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas se prêter à des falsifications de la démocratie, qu’elle doit être franchement l’expression démocratique totale, elle ne peut pas non plus être simplement une suite d’opportunismes qui font qu’on était hier avec les staliniens, aujourd’hui avec une certaine conception du Pacte Atlantique.

Camarades, il faut avoir une position vraiment autonome à ce sujet.

Internationaliste, c’est-à-dire – et c’est la répétition même de l’objection que je fais – elle doit être de nature à promouvoir la véritable troisième force internationale, et cette troisième force internationale va se créer contre les blocs impérialistes qui cherchent à nous diviser.

Voilà donc, très rapidement, les observations que je voulais faire en n’oubliant pas que, même si ces observations ne correspondent peut-être pas à l’état d’esprit de tous les camarades du Congrès.

Nous ne sommes même pas capables d’exiger de notre Gouvernement qu’il nous dise exactement quels sont les engagements qui ont été pris en notre nom entre les signataires du Pacte de l’Atlantique, en ce qui concerne l’Espagne. On nous donne des garanties à ce sujet, bien sûr !

Camarades, je ne veux pas rappeler un certain nombre de discussions du même ordre. J’ai entendu des militants les plus autorisés du Parti demandant les accords de Rome, parce qu’on avait dit : « Laval a donné sa parole que Mussolini a promis de ne pas engager la guerre d’Ethiopie. » Dans « Le Populaire » le lendemain, j’écrivais : « Même si c’est Laval, et surtout si c’est Laval, une promesse de diplomate comme cela ne doit jamais être prise au sérieux par les socialistes ! »

Et c’était vrai ! Parce que la guerre d’Ethiopie a été faite avec cette complicité presque tacite, cette croyance que les socialistes ont souillée de leur vote que l’on pouvait en effet baser une politique internationale sur les engagements ou les tractations de chancelleries.

Eh bien, camarades, sur ces plans essentiels, nous souhaitons qu’il y ait une véritable renaissance de l’autonomie de la pensée socialiste. La solidarité avec les opprimés, cela ne s’exprime pas seulement dans une motion, cela s’exprime dans une protestation contre le fait qu’on empêche de circuler un homme comme M…(?)… dont nous ne pouvons pas critiquer les positions idéologiques, puisqu’il est encore sous le coup d’une interdiction de séjour qui a été voulue par Pétain et qu’on continue à lui appliquer.

Voilà comment on dresse contre soi des populations opprimées parce qu’on n’est pas loyal à l’égard des libertés d’autrui !

(Applaudissements)

Je demande qu’on en finisse avec les divergences qui existent à l’intérieur de notre travail collectif, et nous souhaitons qu’on en finisse aussi avec cette croyance et cette illusion qu’il suffit de petites combinaisons de personne à personne, de diplomate à diplomate, pour régler des problèmes fondamentaux.

C’est la question maintenant de la nature même de l’opposition que j’ai faite au Comité directeur au Pacte Atlantique, avec le souci qu’on ne puisse pas confondre ces positions avec celles des staliniens qui n’ont aucune raison de se réclamer du Socialisme international puisqu’ils sont les agents d’un bloc impérialiste, et puisque je suis le premier à reconnaître que la manière dont les camarades du Parti réagissent pour les Socialistes Scandinaves et les conséquences du danger terrible que sur nos libertés la menace stalinienne fait peser.

Je comprends cela mais je dis : si vous croyez qu’il est possible de trouver la solution dans cette direction de la participation à un effort militaire pour éloigner le danger stalinien, vous risquez de tous tromper lourdement, car cet effort militaire comporte des conséquences économiques qui rendront de plus en plus difficile la pratique d’une politique d’élévation permanente du niveau d’existence de la classe ouvrière.

Camarades, je vous donne rendez-vous au Congrès de l’année prochaine, et nous verrons – je demande que ce soit enregistré – si la prophétie de Léon Boutbien est vraie, c’est-à-dire si le total des dépenses militaires est l’année prochaine moindre que cette année. Et on se rendra compte alors si l’élévation du niveau d’existence de la classe ouvrière est possible en même temps que l’on accepte la militarisation et que l’on accepte de se laisser soi-même emprisonner dans cette mécanique, dans cette politique qu’on ne nous a même pas demandé de discuter.

Car je le souligne en passant, les règles élémentaires de la démocratie ne jouent plus quand il s’agit des problèmes de la stratégie. Au fond, tout est actuellement dominé par la stratégie.

Lorsque l’Afrique du Nord revendique des crédits pour des barrages, pour qu’on améliore la productivité, les crédits vont aux caves souterraines et au radar de Mers-el-Kébir qui sera la grande base militaire dans la troisième guerre. Et pour cela, vous n’avez même pas été consultés en quoi que ce soit parce que cela se passe au-dessus de vous, et c’est pour jeter an cri d’alarme, pour vous demander de reprendre conscience de l’énorme possibilité que le Socialisme international pourrait trouver s’il s’élevait à son niveau à lui au lieu de se laisser imposer les conséquences mêmes du régime qu’il doit être destiné à remplacer.

Enfin, je m’excuse, je fais observer que j’avais tout de même à répondre à un discours de trente-cinq minutes, et je ne demande pas autant de temps, je vais abréger.

C’est simplement parce que nous sommes dans la discussion générale que j’indique en passant les conséquences d’une certaine orientation politique, sur la volonté unanime du Parti de faire en sorte que le pouvoir d’achat de la classe ouvrière soit vraiment relevé. Je dis qu’il y a des contradictions qui éclateront et vous serez obligés vous-mêmes de vous rendre compte que les avertissements que j’apporte ici au Congrès ont une nature objective et sont dans les faits et non pas du tout dans la fantaisie de tel ou tel camarade, du reste distingué.

Il faut actuellement en effet se rendre compte que la politique du Parti Socialiste ne peut être qu’internationaliste et révolutionnaire. Internationaliste parce que précisément c’est ce qui convient à notre époque, au moment où l’on souligne que tout s’organise sur le plan international.

C’est le mot d’ordre de nos vieux programmes. « S’organiser en classe combattante à travers le monde, pour imposer nos solutions ».

Je ne peux pas m’empêcher d’invoquer dans cette salle des discussions antérieures. On m’excusera de cette parenthèse. Elle montre bien à quel point, en dépit de nos divergences, par le fait même que nous pouvons les expliquer ici sans passion, sans nous déchirer, par ce seul fait elle montre que nous avons tous continué, et que nous sommes tous restés dans une atmosphère de démocratie à l’intérieur de ce Parti, à l’intérieur de ce pays.

Nous voudrions la voir s’étendre à la tribune même de l’Internationale, pour que les problèmes de l’Internationale soient discutés de cette façon, devant les militants ou leurs représentants.

J’entends encore dans cette même salle les voix de deux camarades, et je veux faire une hypothèse. Il s’agit de nos camarades Renaudel et Ziromsky. Ils étaient d’accord sur une certaine conception de lutte contre la guerre. Ils étaient en désaccord sur la participation. Mais il y avait une différence fondamentale, entre eux deux.

Je n’hésite pas à le dire, et je n’hésite pas à dire en quoi je me sens infiniment plus proche de ce que disait Renaudel, qui a d’ailleurs raison dans la pratique du Parti Socialiste aujourd’hui. Il avait peut-être tort à son époque, mais aujourd’hui c’est lui qui triomphe. Alors que Ziromsky qui croyait, qui croit peut-être encore, que Staline a toujours raison, avait oublié le vrai Socialisme.

Si des camarades comme Ziromsky revenaient ou essayaient de revenir au Socialisme démocratique traditionnel, il faudrait qu’ils réapprennent ce qui est aujourd’hui notre patrimoine commun, c’est-à-dire la nécessité de la libre investigation, la nécessité de l’atmosphère démocratique.

Je suis heureux, en tous cas, de voir que nous entendons presque encore Renaudel dans la voix de son fils que nous aimons bien, dans notre fédération…

(Applaudissements)

Mes camarades, je crois pouvoir vous dire que le caractère même de la politique de Renaudel, la démocratie, était associée aussi à la lutte contre la guerre, non pas par la militarisation, non pas par les phénomènes militaires. Il serait peut-être aujourd’hui d’accord avec cette hiérarchie des problèmes qui fait que nous devons, comme Socialistes, alors qu’il est encore temps dans les quelques années de survie de possibilités que nous avons, de préférer les techniques politiques aux techniques militaires, les problèmes économiques aux problèmes stratégiques.

Et c’est ce choix qui constitue une orientation, et c’est dans notre motion générale que nous placerons cette hiérarchie. C’est en vertu de cette conception générale que nous demanderons au Parti de dire : Problème numéro un le pouvoir d’achat. Et les problèmes militaires passeront après.

Voilà camarades un choix qui nous permet de faire dans ce problème une classification… (Applaudissements)… et je souhaite que la plus grande partie des délégués comprennent son importance.

Maintenant, j’ajoute que c’est exactement la même inspiration, retour à une méthode socialiste démocratique et internationaliste qui dicte notre position sur les problèmes de « l’Empire », comme a dit malheureusement notre camarade Ramadier – car c’est cela qui est désastreux – c’est que les camarades mêmes qui ont les plus hautes responsabilités comme Ramadier sont à ce point prisonniers de l’héritage des vieux impérialismes qu’ils n’ont même pas encore fait cet effort de chasser le vocabulaire du vieil impérialiste.

(Applaudissements)

Alors je veux dire tout de suite à notre camarade Boutbien, d’un mot, que dans son exposé il y a tout de même une certaine inquiétude qui résulte du fait que quand on se confie à des forces que l’on ne domine pas, les forces de la stratégie politique américaine, nous risquons d’avoir des déboires. Il faudrait peut-être mieux penser à l’échec énorme qui a été en Asie le résultat de cette confiance.

Car en effet, s’il y a une démonstration qui est faite, c’est qu’on ne lutte pas contre le stalinisme, et contre les problèmes politiques et sociaux qui sont posés à notre époque, avec des armées, avec des mitrailleuses, avec des avions, car ces armes passent dans les mains des adversaires quand il n’y a pas une politique socialiste et révolutionnaire pour animer la véritable défense de la liberté humaine.

(Applaudissements)

Alors camarades, tâchez de retenir que précisément en Asie la partie est jouée, et tâchez qu’elle ne se joue pas de la même manière en Europe, tâchez de ne pas, sous prétexte d’un anti-stalinisme que certains ont découvert d’ailleurs récemment, répéter cette expérience. Je dis quant à moi qu’il y a dix ou douze ans, à travers la tragique odyssée du mouvement espagnol, j’ai compris à quel point le stalinisme était le véritable virus de la contre-révolution dans les flancs du prolétariat. Et par conséquent, je n’ai pas révisé ma position là-dessus.

Mais faites bien attention qu’une certaine politique qui est prétendument dirigée contre le stalinisme livre en réalité la classe ouvrière aux staliniens parce qu’elle assimile une politique socialiste qui devrait être indépendante à des visées stratégiques qui, elles, sont extrêmement claires et que nous n’avons pas le droit de sous-estimer.

(Applaudissements)

Alors si vous le voulez bien, nous ferons un effort malgré cela pour réunir tous les partis dans une défense commune des libertés démocratiques, et du niveau de vie des travailleurs, et vous verrez que cela vous conduira à partir de cette base concrète qui nous est commune à réviser peut-être les positions doctrinales un peu fragiles qui, en tous cas, ne représentent pas ce qu’on pourrait appeler une cause.

Je ne reconnais pas d’ailleurs, ni dans ce Parti, ni dans le mouvement ouvrier actuellement, la physionomie d’une cause, car il y a une telle confusion que le problème de la désignation d’un Comité directeur est rendu très difficile.

C’est aussi, en passant, la liquidation totale des petites sectes impuissantes et je dirai, pour que ce soit entendu à l’extérieur, que je considère qu’aujourd’hui les militants révolutionnaires qui sont plus révolutionnaires que les Socialistes, que nous sommes, ont pour devoir de venir travailler avec nous, de s’expliquer avec nous, et de travailler non plus sur des formules et des idées dans un cabinet à trois ou quatre, mais avec la réalité de la base ouvrière pour non seulement se présenter comme chefs mais aussi pour apprendre.

Parce que si dans la classe ouvrière il y a une certaine inertie et une certaine réticence, c’est qu’on lui a donné à choisir entre la liberté et le socialisme prétendu stalinien, et que la classe ouvrière hésite, elle ne veut pas séparer la liberté du socialisme, et par conséquent, c’est notre devoir de dire aux camarades qui ont pu se tromper sur les menées du Parti : « Vous voyez bien que dans ce Parti, on travaille loyalement à l’examen de tous les problèmes, puisque nous faisons appel au rassemblement des forces vives qui sont démocratiques, internationalistes, et révolutionnaires, et qui veulent faire comprendre mieux que la seule issue qui est restée actuellement à la classe ouvrière internationale pour qu’elle remplisse sa mission, c’est qu’elle se montre capable non pas d’obéir à la politique du vieux capitalisme, mais de lutter physiquement même, pour sa cause. »

Camarades, il y a des forces pour le socialisme démocratique à travers le monde. Je veux conclure par là en donnant quelques exemples. Il y a des forces énormes qui ne demandent qu’à venir, si elles sentent un appel, et un appel qui peut venir de cette France de la Révolution, dont on parle et qui a un rayonnement, de cette France de la Commune.

Oui, camarades ! Ces forces font leur expérience quelquefois dans l’isolement. Elles ne cherchent qu’un pôle d’attraction que l’Internationale devrait leur fournir, l’Internationale socialiste qui devrait être la grande force vraie en même temps que la grande force politique d’organisation des travailleurs, l’Internationale qui devrait dénoncer les crimes de l’impérialisme, et qui ne devrait pas attendre que le Vatican en prenne l’initiative, car il n’est pas qualifié pour le faire.

Le Vatican ne dit rien sur les crimes en Espagne, il ne dit rien sur les crimes en Grèce. Le Vatican a mené des tractations immondes avec Mussolini pour quelques lingots d’or. Il n’est pas qualifié. Il est au service d’un système de conservation sociale.

(Applaudissements)

Et c’est le socialisme qui pourrait le faire. La réplique socialiste au danger terrible qui se fait jour actuellement est dans le discours de Deutsch. Elle est dans la littérature de nos camarades Autrichiens qui demandent précisément la qualification socialiste. Je n’entre pas ici dans la discussion de la politique commune, nous serons d’accord à ce sujet, mais elle est aussi dans le fait qu’il faut fournir une perspective aux masses qui sont actuellement en train de rechercher leur voie.

Il n’y a pas que la voie américaine. Il n’y a pas que la voie stalinienne, il y a aussi la troisième voie socialiste et démocratique. Ni Wall Street, ni Moscou, si les Socialistes sont capables de dire cela à travers le monde, de le dire et d’appliquer leur politique à cette réalité. Alors, camarades, les forces énormes dont je parle, qui viennent d’ailleurs de traditions très différentes, viendront vers nous.

Je prends deux exemples. Le socialisme a une base énorme dans ce magnifique pays que nos camarades travaillistes ont libéré de tout impérialisme : l’Inde. Il y a là-bas l’Inde socialiste qui s’inspire de la morale de Gandhi, et il y a dans la Russie soviétique elle-même un socialisme qui fait des expériences terribles.

Oui, camarades ! Je veux donner simplement cette précision car elle est peu connue. Il y a eu récemment encore en Ukraine un congrès clandestin avec des éléments qui ont déjà dépassé la tâche de lutte purement nationale et qui parlent dans leurs résolutions le langage que je viens d’expliquer, le langage de la troisième voie, le langage socialiste révolutionnaire contre le Socialisme stalinien, au nom du Socialisme démocratique.

Et ce sont là des combattants évidemment dressés à une autre école, une école clandestine qui a été capable d’abattre des généraux, des ministres nazis, polonais, russes, et qui se battent dans des conditions dont nous ignorons tout le drame.

Camarades, c’est la perspective que je vous propose. Je demande quelle est celle que vous allez proposer, je demande à ceux qui se prononceraient pour une autre pour laquelle ils se prononceront ? Qu’est-ce que vous allez dire à ces travailleurs déjà inquiets par le chômage, à ces travailleurs qui sont actuellement inquiets par la menace totalitaire, qui ne savent pas si on va encore être obligé de recommencer la course aux armements ?

Eh bien nous disons, nous, la seule perspective c’est qu’il y ait une grande voie internationale socialiste et démocratique qui explique patiemment tout cela par ailleurs aux travailleurs, qui les détourne des techniques totalitaires staliniennes, qui les dresse contre l’impérialisme capitaliste, et qui appelle une vérité fondamentale.

Je m’excuse. On vient de célébrer le 14 juillet.

Les révolutions ont tout de même des enseignements à nous laisser.

Le choix que vous avez à faire est quotidien. La révolution socialiste se prépare chaque jour. C’est Mathews lui-même qui nous apprend dans une magnifique démonstration que les véritables révolutions, celles qui ne se bornent pas à changer les formes politiques et les personnels gouvernementaux, mais qui transforment les institutions et déplacent la propriété, cheminent longtemps, invisibles, avant que d’éclater au grand jour, sous l’effort de quelque circonstance fortuite.

« La Révolution française est sortie – c’est Mathews qui parle – du divorce toujours plus profond entre les réalités et les lois, entre les institutions et les mœurs, entre la lettre et l’esprit. »

Camarades, si vous pensez que le seul moyen de sauver actuellement le monde de le troisième guerre, de la dictature et de la crise économique, c’est d’être Socialiste fidèle à nos statuts, si vous pensez que la lettre et l’esprit doivent être traduits dans les actes, alors vous n’oublierez jamais dans la pratique de vos décisions l’entente et l’action internationale des travailleurs pour la socialisation des moyens de production et la conquête du pouvoir.

(Applaudissements)


 

Pour le primat de l’économique et du social sur le militaire, par Marceau Pivert

Intervention de Marceau Pivert à la Conférence nationale d’information de la SFIO des 29 et 30 janvier 1949.


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Camarades, nous avons écouté avec beaucoup d’attention les rapports qui ont été apportés ici par les camarades délégués au gouvernement et nous avons un peu l’impression que la part réservée à l’écho des militants pouvait être réduite par l’ampleur même de ces exposés. Nous ne regrettons pas cependant qu’ils aient été très amples car ils ont posé des problèmes du point de vue de notre stratégie socialiste, qui sont peut-être les plus importants, les plus neufs que des assemblées socialistes aient eu à résoudre.

Dans le discours de Ramadier et dans le discours de Jules Moch, il y a au fond un substratum des positions théoriques fondamentales.

C’est sur ces points que je voudrais apporter l’opinion des militants de la fédération, qui ont d’abord été préoccupés par le sens même de la consultation du Parti.

Nous sommes en effet dans une succession de consultations, et je veux rappeler qu’en ce qui nous concerne, tout au moins, le dernier Conseil national avait presque le caractère d’un ultimatum. Nous avons consenti à rédiger le plus modestement possible, un minimum de revendications et nous avons loyalement, patiemment, attendu des résultats.

Nous sommes aujourd’hui encore disposés à patienter dans des limites raisonnables, mais nous sommes très proches, camarades, de l’échéance.

Il faut tout de même faire un bilan et, dès maintenant, je puis bien vous dire que beaucoup de militants ont leur opinion faite et qu’elle n’est pas favorable à la poursuite de ce genre de politique.

Nous avons eu le sentiment, en écoutant nos camarades ministres, qu’il y avait peut-être un danger, que notre devoir d’amitié était de leur signaler. Il nous semble qu’ils prennent peut-être un peu trop l’habitude de considérer qu’ils sont installés dans une période de l’histoire et qu’ils règlent les problèmes vraiment comme si tout était stable autour d’eux et que les grands bouleversements n’étaient pas encore possibles.

Il y a un danger d’adaptation à la fonction que l’on remplit. Ici, je veux éviter un malentendu.

Dans une première catégorie de problèmes, nous sommes d’accord sur la nécessité tactique de faire des sacrifices, nous l’avons dit, nous avons expliqué pourquoi. Mais nous voulons immédiatement préciser que nous ne confondons pas ces nécessités tactiques temporaires, circonstancielles, avec une position fondamentale et permanente.

Trop souvent, dans certains aspects des interventions, nous avons cru qu’il s’agissait d’une position permanente. Et, pour éviter demain des désaccords, je dis dès maintenant qu’une partie considérable de la politique dont nous analysons le bilan n’est pas la nôtre, que nous ne sommes pas d’accord avec un grand nombre des caractéristiques de la politique actuelle, nous consentons des sacrifices, mais nous allons préciser dès maintenant dans quelles limites.

Le principal danger, camarades, est que nous ne sommes pas compris quelquefois par nos militants, mais très souvent encore, par des militants qui ne sont pas sous l’influence stalinienne, qui sont dans la classe ouvrière. C’est pourquoi, si nous sommes actuellement dans une zone, que je dirai zone limite, parce que nous sentons très bien qu’il y a une expérience loyalement conduite, pour essayer de s’accrocher à un pallier de stabilisation, pour essayer de bloquer l’inflation, il ne faut pas imaginer que nous puissions longtemps encore continuer des sacrifices qui nous éloigneraient de la base fondamentale sur laquelle nous pouvons établir notre puissance politique.

Comme on s’en doute, je veux signaler ce danger.

Le Parti Socialiste a rendu dès maintenant des services inestimables à la défense des libertés démocratiques. Nous considérons même qu’on ne les a pas fait monnayer suffisamment, que le Parti Socialiste n’a pas tiré suffisamment pour la classe qu’il représente, de résultats positifs du fait qu’il a sauvé littéralement les institutions démocratiques.

C’est sur ce point précis que je veux donner un son de cloche peut-être un peu différent de ce qui a été tout à l’heure l’expression d’un optimisme un peu trop officiel.

J’ai là sous les yeux le protocole d’accord qui a été remis au Président du Conseil :

– Sur les prix : on demandait une baisse de certains produits essentiels, comme la viande. Je ne nie pas qu’il y a eu un effort, comme le vin, l’effort n’est pas satisfaisant, et nous ne savons pas encore si on obtiendra vraiment, quelque chose de notable, au mois d’avril.

– Pour les textiles et les chaussures : baisse autoritaire camarades, je vous en prie, résultant : néant.

Et je dirais presque, étant donné que l’exemple a été particulièrement mis en évidence, qu’il y a des leçons à tirer de ce fait, que le cuir brut est passé de l’indice 6 en mai 1948, quand on l’a libéré, à l’indice de 45 en janvier 1949.

Il y a là une hausse de 300% de mai à juin et par conséquent, il faut savoir si vraiment les gens que l’on connaît, qui ne sont pas très nombreux, qui ont empoché les fortunes par cette spéculation scandaleuse, ont été traités aussi durement que certains destructeurs de notre patrimoine national. Vous savez, camarades, la prison, les tribunaux, c’est une méthode qui ne doit pas être très familière dans nos habitudes socialistes, nous préférons de beaucoup d’autres méthodes, mais on nous oblige, étant donné les circonstances à employer. On ne peut que difficilement faire avaler à la classe ouvrière ces méthodes et que si on rend vraiment d’une façon égale les mêmes répressions sur les grands profiteurs de la société actuelle.

(Applaudissements)

Malheureusement, nous n’avons pas satisfaction sur ce point.

Autre aspect de ce problème du cuir, qui retentit lourdement dans les budgets des familles ouvrières qui doivent acheter des chaussures ou faire faire des ressemelages. On constate qu’en 1939, il n’y avait que 1 500 fabriques de chaussures, en 1948 il y en a 3 200.

L’état de guerre a donc donné à cette corporation comme à d’autres, l’occasion de revenir en arrière, à une sorte de petit artisanat, de multiplication des moyens de fabrication, alors que la société moderne veut la planification, la concentration et l’abaissement du prix de revient par la production de masse.

Il faut tirer des conclusions de tout cela dans le domaine de l’organisation.

Je veux tout de suite préciser le sens du bilan que je fais.

Il faut reconnaître que sauf tel ou tel petit détail, entre le Comité directeur et le groupe parlementaire, les relations ont été excellentes, l’accord se fait d’une manière très facile. Entre le Comité directeur et les ministres, même, il y a, là aussi, eu quelques petits désaccords peut-être, mais je ne veux pas les grossir, et il faut reconnaître que l’on cherche à travailler ensemble.

Le Parti a fait sur ce point des progrès. Il nous appartient de le souligner.

Mais, camarades, cela fait ressortir en même temps que les résultats que nous sommes heureux de constater ont été obtenus pour la vie intérieure et l’efficacité du Parti. Tout le Parti a fait ce qu’il a pu. Et je continue :

– Détermination des industries et des entreprises essentielles pour la reconstruction et l’exportation, aide à ces industries dans la répartition des matières premières et du crédit, restriction du crédit pour toutes les autres activités.

Oui, mais la partie constructive : zéro, il n’y a rien. Il y a restriction du crédit, c’est un phénomène qui pèse sur les prix, c’est à reconnaître.

– Législation contre les abus des cartels et des ententes professionnelles.

Je rappelle le cuir.

– Généralisation de la marge en valeur absolue et d’une marge globale.

Ensuite, il y a :

– Aide aux coopératives : je n’ai pas entendu parler d’une aide vraiment massive et consistante.

En ce qui concerne la législation nouvelle de la hausse illicite, je ne trouve pas le résultat de la baisse des prix.

– Lutte accrue contre les trafiquants : il y a eu quelques procès, fermetures administratives et confiscations administratives des fonds de commerce. Je ne crois pas que cela vaille la peine d’en parler. Je trouve, en face de cette rubrique, peu d’initiatives et peu de résultats.

– Association des organisations syndicales et des représentants de consommateurs au contrôle des prix : ce n’est pas fait.

– Répression des grèves de l’impôt : je n’en ai pas entendu parler ! D’ailleurs il est possible qu’il n’y ait pas eu de provocations à ce sujet.

– Application de la loi sur les entreprises de presse collaboratrices : de nouveaux exemples de déceptions sont à signaler.

– Lutte contre l’inflation, limitation des dépenses militaires : eh bien, il y a eu un effort.

– Réorganisation administrative tendant à simplifier le fonctionnement des organismes d’Etat, y compris des industries nationalisées.

Ici, il faut dire quelques mots, car ce n’est pas du tout ce que nous attendions.

Le projet de loi gouvernemental qui est maintenant déposé, sur lequel j’ai demandé hier des précisions à Pineau, soulève au contraire des critiques extrêmement vives.

Il s’agit de savoir si oui ou non on va démolir la loi sur les nationalisations.

Je vous en prie, camarades, c’est au contenu de ce projet de loi, qui sort comme cela, que l’on peut mesurer la tendance générale, et nous n’avons pas là, dans ce dépôt du projet de loi du gouvernement, la preuve d’une influence montante du Socialisme, mais au contraire la preuve au retour cynique des tentatives plus ou moins masquées pour réintroduire les représentants des grands trusts et du capitalisme à l’intérieur même des secteurs nationalisés.

(Applaudissements)

Voilà le danger,

– Réforme fiscale en vue d’assurer non seulement l’équilibre du budget, mais un transfert de pouvoir d’achat au profit des classes les plus déshéritées : transfert de pouvoir d’achat, inutile d’analyser la réforme fiscale.

– Simplification des impôts et modification de l’assiette fiscale, unification des administrations fiscales, accroissement du pouvoir de contrôle.

Tout cela, camarades, est une caricature de la réforme fiscale par rapport à ce que nous demandions avant le 15 décembre.

Il y a par conséquent échec. Il faut avoir le courage de le reconnaître et on ne reparlera de la réforme fiscale qu’un peu plus tard et la fraude fiscale est encore florissante.

– Accroissement de l’aide aux économiquement faibles.

Est-ce que, sur ce paragraphe, vous avez quelque chose de positif à nous apporter ? Rien.

– Paix en Indochine.

Alors ici… Extension de la sécurité sociale en Algérie, etc. Suivent les problèmes qui terminaient notre protocole.

Il y a évidemment encore une fois, dans une deuxième catégorie de questions, la manifestation de la bonne volonté, de l’activité, de l’initiative même du Parti. La critique que nous apportons en ce moment, c’est une critique qui porte sur la nature des choses, en vue de déterminer une stratégie meilleure du Socialisme et ce n’est pas du tout une critique de telle ou telle tendance, de telle ou telle personnalité, contre tel ou tel nom. Nous cherchons à nous comprendre entre nous. Je crois que nous y réussissons mieux depuis quelques mois, mais nous cherchons surtout à comprendre mieux la nature des problèmes qui sont posés autour de nous.

C’est en cela que nous avons raison de faire des sacrifices aux libertés démocratiques, car il est bien évident que, si depuis six mois, il y avait de Gaulle ou les Staliniens au pouvoir, toute notre activité intellectuelle et physique même, serait consacrée à une lutte clandestine, à une résistance d’une autre forme qui ne nous permettrait pas d’affronter les problèmes de notre époque avec la liberté d’esprit que nous avons maintenant.

(Applaudissements)

Donc, nous sommes d’accord pour faire encore dans des limites très restreintes, des sacrifices aux libertés démocratiques, mais à condition de les utiliser pour nous et pas de les utiliser pour le retour du capitalisme. Je signale un tout petit exemple. Il y a une grande crise dans les houillères, mais en dépit de cela, la puissance même et la vitalité des forces productives dans ce pays est telle, que sur le secteur décisif de l’industrie, la production de l’acier, alors qu’on produit sait 518 000 tonnes d’acier par mois, en 1936, puis 479 000 tonnes par mois en 1947 a atteint ces mois derniers, en décembre, 712 000 tonnes.

Eh bien, camarades, voilà la preuve que nous avons le moyen de faire, sur les prix un certain nombre de pressions. Car, comment pouvez-vous expliquer que le prix de l’acier ayant été fixé, déterminé par voie autoritaire, quand la production était de 400 000 tonnes, lorsqu’elle passe à 712 000 tonnes, comment pouvez-vous oublier que les frais généraux étant répartis sur une somme de production presque deux fois plus grande, le bénéfice formidable qui est fait soit tout entier confisqué par le grand capitalisme de la sidérurgie et que le prix de la tonne d’acier ne soit pas diminué, en fonction même de l’augmentation de la production, et il y a même des subventions ?

En tous cas, dans le prix de l’acier de cette époque, il y avait un coefficient qui consistait à faire financer par le consommateur la récupération et la modernisation des usines de sidérurgie.

C’est-à-dire, lorsqu’il faut faire appel à l’extérieur, cette industrie de base fait appel aux consommateurs ou à l’Etat mais, quand il s’agit d’augmenter sa production, elle empoche tous les bénéfices.

Eh bien, camarades, est-ce qu’on s’engage dans la voie du contrôle de ce secteur décisif pour revendiquer la nationalisation de la sidérurgie ? Est-ce qu’on maintient le blocage du prix de la tonne d’acier et même est-ce qu’on oblige à descendre le prix de la tonne d’acier ? Non. On vient de libérer le prix de la tonne d’acier.

Par conséquent, là aussi, tendance générale extrêmement grave qui tourne le dos à nos perspectives d’organisation de l’économie et surtout dans les secteurs décisifs.

Sans doute, nous avons en France des problèmes particuliers à la distribution. Sans doute, nous pouvons constater qu’un effort, même s’il était beaucoup plus intense, pourrait donner le moyen de faire baser sur la consommation la chute des prix, quand on observe la production dans le domaine alimentaire agricole.

Cependant, même là – et c’est un problème dont je veux faire allusion -, ne nous leurrons pas. Les camarades des commissions économiques ont étudié ce problème et signalent que certes, un appareil de constitution en France absorbe 22% de la population active productrice dans notre pays. Aux Etats-Unis, 13%, en Suisse, 10%, en Allemagne 9%. Il y a donc une véritable réforme de structure en ce qui concerne la distribution, mais quand on examine le problème global, la compression des marges dans ce système de distribution, on se rend compte que même si on obtenait ce qu’on doit tendre à obtenir, la réforme de structure par la liaison directe entre les coopératives de production et les coopératives de distribution, on ne toucherait guère qu’à 2 et 3% des prix, en somme un résultat qui compterait mais qui ne touche pas au fond. Le fond des choses, c’est que la société capitaliste est en train de se remettre sur pied et qu’elle ne se remet sur pied que parce qu’elle a actuellement une double source de moyens pour reconstituer son fonctionnement normal : d’abord un travail non payé qui est infiniment plus volumineux que dans le régime capitaliste normal, car n’oubliez pas, je n’ai pas parlé du prélèvement supplémentaire que constitue la loi sur les loyers pour les budgets pauvres, mais je veux simplement citer ce chiffre : dans un budget ouvrier moyen, il manque en réalité, par rapport au minimum vital, de 2 000 à 3 000 francs chaque mois, et c’est parce que ces 2 000 à 3 000 francs chaque mois manquent dans la bourse du salarié qu’il y a actuellement possibilité pendant des mois et des mois – ce sont les salariés qui permettent les réinvestissements – que le capitalisme fonctionne maintenant parce que d’une part la classe ouvrière est écrasée, et d’autre part le capitalisme extérieur apporte des sources dont il a besoin.

(Applaudissements)

Cela pose le problème fondamental de la transformation de structure, car si vous vous imaginez – et je parle très sérieusement des problèmes extrêmement importants que notre camarade Jules Moch évoquait il y a quelques instants à la tribune – de rétablir l’autorité de l’Etat sans tenir compte du contenu social et politique de cet Etat, si vous vous imaginez que la classe capitaliste en France a le sentiment d’être dépossédée et veut vraiment montrer son pouvoir, alors vous vous trompez lourdement car il y a dès maintenant une volonté d’agression, une volonté systématique dans les classes qui sont du côté de de Gaulle et qui elles trouveront le moyen de financer même s’ils sabotent l’emprunt actuellement.

Il faut justement suivre de très près le résultat de ce qui va se passer pour l’emprunt. Ce seront peut-être les petites classes moyennes qui vont faire un effort. Le grand capitalisme va-t-il le faire ? Il se réserve la spéculation sur l’or. Mais en tout cas il est bien certain que nous aurons quelque chose à constater le 27 février quand nous verrons le résultat de cette bonne volonté des classes dominantes pour faire marcher leur propre système. Je dis qu’elles veulent à tout prix se débarrasser du Parti Socialiste, qu’elles feront tout pour cela, mais qu’elles ne le feront qu’au moment où il aura lui-même détruit ses bases populaires et préparé, peut-être transformant de l’autorité de l’Etat, les moyens de dictature que la bourgeoisie préfère évidemment à la démocratie.

(Applaudissements)

C’est grave, cela, camarades ! Parce que naturellement, nous nous réjouissons quand nous voyons notre camarade Jules Moch avoir fait l’effort d’organisation qu’il a fait. S’il était président du Conseil socialiste il dirait : « Bravo, continuez », mais nous savons que derrière cela peuvent venir d’autres, lorsqu’ils justifient la nécessité de ne pas permettre à nos policiers de faire la grève. Si nous sommes au pouvoir, si c’est le Parti Socialiste qui n’a pas d’autres éléments de donner satisfaction aux ouvriers quelle que soit leur classe, autres que de les lancer dans un mouvement de grève, mais si c’est autre chose, est-ce que les policiers qui ont fait la grève au moment de la libération à la cité sont-ils à condamner ?

Y a-t-il un coup d’Etat gaulliste qui ne permettrait pas justement de faire mobiliser toutes les forces de résistance ? Même par la grève et même pour des policiers ? Qu’est-ce que c’est que cette loi ? Elle montre que nous avons un optimisme particulièrement dangereux sur la perspective politique et que nous avons peut-être mal calculé les dangers qui nous environnent de toutes parts.

En tout cas, la conclusion de ce premier aspect de l’examen, est celle-ci : nous sommes d’accord sur la tactique, nous avons fait tout ce que nous pouvons, nous constatons que notre propre classe n’est pas satisfaite. Va-t-on pouvoir continuer longtemps comme cela ? On ne pourra pas continuer sans des dangers très graves car les Socialistes n’apportent pas des solutions dans les problèmes fondamentaux, alors les ouvriers désespérés se jetteront dans les formes totalitaires et c’est nous-mêmes qui serons balayés, même par des ouvriers pour avoir raté l’occasion de faire des transformations démocratiques de la structure sociale.

Il faut dire cela à nos alliés parce qu’ils sont intéressés, eux, qui sont vraiment pour la défense des libertés. Il faut qu’ils fassent eux aussi des sacrifices. Il faut qu’ils prouvent qu’ils iront plus loin dans les solutions socialistes et il faut que notre Parti soit à la tête des grandes perspectives, et ici je rends hommage aux camarades qui ont travaillé, des grandes perspectives de structure à transformer.

Ce n’est plus seulement dans le cadre de la bourgeoisie libérale et nationale, c’est dans le cadre de l’Europe elle-même qu’il faut le faire, et par conséquent, le Parti Socialiste peut lancer ses perspectives. Mais est-ce qu’il sait ce qu’il veut ? Il n’est pas seulement en Europe et il peut alors attendre même au point de vue de la politique intérieure qu’une modification du rapport de forces lui permette de s’engager dans une véritable trace de transformation économique et politique de la structure européenne.

En fait, c’est le libéralisme qui cherche à revenir, et nous avons à bien faire attention aux deux phases qui sont actuellement, dans chaque problème, constamment mêlées.

Il y a une phase artisanale, féodaliste, nationale, étriquée du vieux capitalisme qui est dépassé et qui essaie de revivre. Et, au contraire, il y a une phase d’adaptation du grand capitalisme qui est prêt lui aussi à faire l’Europe – je vais en parler dans un instant – mais qui balaye toutes les frontières pour s’affronter aux problèmes de grandes compétitions internationales du partage du monde.

Quand nous voyons le grand capitalisme se lancer dans cette direction, nous pouvons nous trouver côte-à-côte, de même que dans la résistance on s’est trouvé à côté des adversaires politiques parce qu’on luttait contre l’ennemi. Nous luttons contre l’ennemi qui est le phénomène de nationalisme étroit qui s’oppose au grand développement des perspectives économiques, mais nous ne devons jamais oublier que lui lutte pour ses objectifs et nous pour les nôtres.

Par conséquent, nos actions mêmes doivent être constamment contrôlées et nous sommes côte-à-côte contre des ennemis qui veulent empêcher de casser la transformation de structure, mais nous voulons un véritable renversement de la domination du capitalisme, et pas seulement une adaptation du capitalisme à une ère économique ou géographique plus grande.

Le régime se rétablit donc lentement mais n’oubliez pas qu’il ne se rétablira sur les sacrifices de la classe ouvrière que pour jeter la classe ouvrière dans un autre péril qui sera, après une période plus ou moins longue de défaillance des prix, d’effondrement des prix, le chômage et les cortèges que nous avons vus autrefois, et par conséquent, nous raterons la possibilité d’intervention si, au moment même où ce redressement dans la courbe économique se présente à nous, nous ne sommes pas là avec toutes nos forces pour dire : « Maintenant, organisons » et nous adressons aux producteurs qui ne nous entendaient pas dans les périodes de pénurie, nous devons leur apporter des solutions socialistes pour qu’ils nous aident à protéger eux-mêmes leur prix normal de leurs produits, comme nous l’avons fait pour le lait, pour la viande, pour le blé, de façon à ce que le régime nous serve de point d’appui pour faire avancer les solutions socialistes.

Camarades, sur les autres problèmes, ce sera dans une deuxième partie très rapide que je les traiterai, car je me rallie entièrement à ce qu’a dit Rosenfeld au nom de l’unanimité du Comité directeur.

Nous sommes particulièrement irrités de voir à quel point on a mené en bateau le Parti Socialiste, on s’est moqué des engagements pris à son égard en ce qui concerne la guerre d’Indochine, il y a des mois et des mois, on avait des promesses et on nous a trahis. J’étais moi-même tellement irrité l’autre jour que j’ai demandé au Comité directeur une interpellation immédiate pour que le gouvernement donne son avis sur ce qu’il veut faire en Indochine. Je me suis rallié à la proposition de la lettre. Elle est un document qui comptera car les éléments vont vite en Asie.

Par conséquent, camarades, là aussi je ne vois pas beaucoup l’intérêt que nous pourrions avoir à sacrifier le drapeau du Socialisme international, le drapeau de la liberté des peuples, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à des combinaisons gouvernementales qui actuellement nous empêchent d’apparaître à nos camarades de tous les autres pays qui regardent vers le Socialisme occidental et qui ne trouvent que des gouvernements de coalition qui envoient des parachutistes dans une république indonésienne, ou ceux qui laissent assassiner le militant et le peuple vietnamien au service d’une cause qui est perdue d’avance puisque c’est celle du rétablissement d’un ancien empereur et surtout des intérêts colonialistes des marchands de caoutchouc ou de riz qui ont évidemment là-bas des intérêts à défendre, mais ces intérêts ne correspondent pas aux intérêts du peuple français.

(Applaudissements)

C’est une simple observation que je livre à mes camarades du Comité directeur, je souhaiterais que le Parti mette plus d’orgueil à publier ses positions politiques même si cela gêne le gouvernement. Jules Moch disait tout à l’heure : « Le Parti doit vivre sa vie », il ne doit pas subordonner son activité ou laisser croire qu’il est d’accord avec des crimes comme ceux-là et je regrette particulièrement cette absence de spontanéité qui rendrait au Socialisme français le prestige et l’efficacité de beaucoup d’autres partis socialistes qui seraient heureux de lui voir acquérir.

Il y a par exemple une accusation contre le Président du Conseil de Hollande devant un tribunal criminel de guerre, condamnée à l’ONU. Quand il y a une agression comme celle-là, il faudrait que le Parti Socialiste envoie des télégrammes disant : « Nous nous dressons contre cela » ; il faudrait que notre gouvernement à l’ONU ne combine pas dans les couloirs pour laisser faire cela et se rallier à une politique d’encouragement parce que lui-même a les mains liées en Indochine.

Il faut être aux coté des peuples qui se battent pour les libertés, donc socialistes, et il faut traduire la volonté de nos camarades de la fédération socialiste d’Indochine, où un Congrès récent a eu lieu où Vietnamiens et Français ont demandé avec insistance l’armistice et le commencement des négociations.

Le Parti a fait ce qu’il a pu. Dans le premier cas il y avait une tactique qui sacrifie, non pas à cœur joie, mais qui sacrifie des intérêts ouvriers. Nous l’avons acceptée et nous disons : « Cette tactique ne nous a pas assez rapporté pour qu’on continue. » Je dis que le Parti a fait tout pour l’Indochine et il n’a rien obtenu et c’est une raison supplémentaire pour qu’on ne continue pas à sacrifier le véritable intérêt du Socialisme international, car il n’y a pas de Socialisme dans un seul pays et c’est ici que je voudrais aborder les derniers problèmes qui sont en effet ceux, peut-être, qui dominent tous nos débats.

Au moment même où nous parlons se créé dans la pratique la véritable troisième force internationale. J’ai là la lettre de mon ami qui est président du Congrès du Parti Socialiste hindou. Une élection vient d’avoir lieu à Bombay. Il y a des meetings qui réunissent 100 000 personnes et le Parti Socialiste vient d’avoir un triomphe aux élections partielles. Ces camarades avec Néron (?) comme président du Congrès n’ont pas attendu pour prendre position. Ils sont solidaires de tous les peuples opprimés, ils ont tout d’abord interdit leurs aérodromes à tous les avions hollandais qui étaient en guerre avec leurs frères d’Indonésie et les dockers ont bloqué leurs navires dans les ports. Voilà l’avenir du Socialisme.

Où sommes-nous ? Nous sommes aux côtés de ces camarades. Qui le sait ? Personne n’en sait rien. Je souhaiterais que des manifestations de solidarité partent constamment, que nous soyons constamment prêts au combat pour marquer notre volonté entière, même si cela doit causer quelques désagréments à M. Coste-Floret. Il y a tout de même des limites qu’il ne faut pas dépasser.

Je demande au Parti qu’il fasse connaître quand il est d’accord dans l’intérêt même du développement de l’œuvre socialiste.

J’en viens à la politique internationale du Parti proprement dite. On pourrait dire : « Nous sommes tous d’accord aussi. » Je me permets de demander quelques précisions. Il y a quelques confusions, je suis persuadé que c’est en tout cas un sujet que les camarades devront piocher, sur lequel ils devront réfléchir, et peut-être le prochain Congrès national devra prendre aussi à cœur de clarifier cela, car ce que je veux dire ici à mes yeux est très clair.

Je dis qu’il n’est pas possible de poursuivre à la fois deux tâches historiques, celle de l’alliance militaire dans le pacte atlantique, et celle de la création d’une Europe indépendante, c’est une autre voie. Ne dîtes pas que c’est possible de faire les deux. Vous aurez demain le peuple allemand, et surtout l’Italie, qui ne sont pas du tout disposés à entrer, et ne pourraient même pas le faire, dans une alliance militaire car l’alliance militaire veut dire avant toute chose que nous faisons confiance à des armées pour nous protéger contre la menace d’invasion venant de l’Est. Eh bien, camarades, cela c’est une défection, cela c’est une sorte de défaitisme par rapport aux fonctions du Socialisme lui-même. S’il est prouvé que le Socialisme démocratique et international n’est pas capable, dans les années qui viennent, à travers l’Europe, où pour la première fois dans l’histoire se trouvent les bases matérielles d’une planification industrielle de première grandeur, en même temps que le respect de la justice sociale et de la démocratie, s’il est avéré qu’il ne peut pas réaliser cette œuvre indépendante de l’impérialisme qui cherche à se départager l’Europe, il n’y aura pas de Socialisme, il n’y aura plus de Socialisme. Pendant toute une période de l’histoire il y aura un champ de bataille en Europe, la destruction de l’Europe est derrière cela, des matériaux dont… disait : « S’ils sont si pourris, comment voulez-vous qu’on puisse faire une société avec cela ? » ; des matériaux qui sortiraient d’une terre atomique. Comment voulez-vous imaginer que cela donne une société socialiste ? La perspective de la démocratie sociale européenne, article 1 défense militaire, soit, mais en fonction de l’intégration de l’Europe.

Dans le discours de notre ami Ramadier il y a des choses extrêmement intéressantes. Il a posé ce problème, mais il l’a résolu à sa manière. Il est persuadé quant à lui que la chose qui compte d’abord, c’est l’organisation militaire.

Cependant, certains passages de son discours ont marqué une certaine hésitation doctrinale. C’est là-dessus que je veux appeler votre attention car il a dit : « On se rend bien compte que les généraux, cela ne résout pas le problème de l’infiltration stalinienne. » On ne peut pas lutter militairement contre une infiltration stalinienne.

Eh bien oui, camarades, il s’agit donc de savoir ce qu’on fait, c’est le problème fondamental de nos rapports avec les Socialistes allemands d’une part, avec les Socialistes anglais d’autre part, qui sont encore sur des positions, je dirais presque nationales, presque obligatoirement nationales, comme nous-mêmes nous sommes sur des positions nationales ; le problème de nos rapports avec ces deux grandes collectivités est de déterminer les moyens de faire converger les idéologies socialistes encore nationales, vers une vision commune, vers un système international où tous les Socialistes britanniques, français, allemands, parleront le même langage.

Cela n’est pas indigne de nos efforts et de nos possibilités.

Je veux simplement indiquer, c’est un écrivain remarquable, Emile Servan Schreiber, qui le montrait hier, qu’entre la révolution d’octobre et ce qui en est advenu en Russie, et entre cette véritable révolution sociale que depuis 1945 nos camarades britanniques sont en train de développer, il reste un no man’s land européen, il reste un chaos européen qui ne peut être modifié sous la forme de mouvements de structure, de transformations à la manière des Travaillistes. L’histoire du mouvement ouvrier travailliste est évidemment très différente de ce qui se passe en Russie ou dans tous les Etats satellites, du point de vue Socialisme.

Le problème d’une révolution est donc posé entre ces deux formes, et nous sommes obligés de le poser en nous appuyant sur nos camarades britanniques, en élargissant leur expérience, mais pour élargir leur expérience, il faut leur parler un langage qui coïncide avec leurs préoccupations. Car leurs préoccupations sont évidemment différentes de celles du capitalisme européen qui veut saisir l’Europe pour prendre sa revanche.

Dans un journal d’hier, la question était posée. Ce Conseil européen, est-ce qu’il permettra à l’assemblée de renverser M. Bevin ? C’est surtout cela qui intéresse les bourgeois, c’est ce qui intéresse les amis de Churchill et nous sommes d’accord avec Guy Mollet, avec nos camarades qui ont étudié ces problèmes : autant nous voulons élargir l’expérience, autant nous voulons empêcher la grande bourgeoisie européenne de se saisir de la nécessité de la planification européenne pour réduire, isoler et battre le Travaillisme dans son expérience sociale.

Alors, les données de notre stratégie socialiste sont assez claires vis-à-vis de nos amis anglais, comme aussi vis-à-vis de nos camarades allemands.

Ici, je veux dire quelle est l’origine d’une petite discordance, ou, si vous le voulez, d’une petite inquiétude. Car je suis tellement persuadé que c’est du succès de cette synthèse dans la marché même où nous devons forger notre théorie en marchant, sans attendre qu’on nous l’apporte de l’extérieur, sans pouvoir assimiler notre propre expérience européenne à celle de nos camarades britanniques, c’est par le succès de cette stratégie que nous ferons la preuve que nous sommes supérieurs à nos adversaires capitalistes et totalitaires.

Si nous réussissons à construire mieux qu’eux, nous aurons sauvé les libertés contre le totalitarisme, et nous aurons permis au Socialisme de s’organiser d’une manière définitive sur une région importante du globe. Par conséquent, si nous ne réussissions pas – c’est ici que je reviens au début de notre discours – les germes de totalitarisme réapparaîtraient dans tous les pays et même nos camarades anglais risqueraient d’être en mauvaise posture, si l’Europe tout entière redevenait totalitaire, vous le sentez bien.

Alors, l’objectif, c’est la transformation de fond en comble de la structure économique de l’Europe, pour la planifier et pour cela, c’est la mobilisation de tous les travailleurs et de tous les techniciens qui doivent être appelés à contrôler eux-mêmes les industries clefs.

C’est sous cet angle que j’ai fait des observations en ce qui concerne nos nationalisations, car c’est du même point de vue que syndicalistes et Socialistes – et je dirais presque Socialistes démocratiques car évidemment, les Staliniens ne se posent pas ce problème, ils ne font pas du Socialisme, ils font de la planification totalitaire, ils envoient leurs ingénieurs, leurs plans aux usines de Prague ou d’ailleurs et ils font exécuter sans demander l’avis de personne, ils font exécuter – se placent.

Est-ce cela que l’on veut faire chez nous ? Est-ce cet Etat-là que l’on veut, ou bien un Etat totalitaire qui aurait une nature différente, capitaliste, qui ferait ces transformations ? Non, camarades.

On n’économisera pas l’expérience même de la classe ouvrière. Il faut qu’elle fasse cette expérience, et voilà justement pourquoi, en ce qui concerne les progrès accomplis en ce qui concerne la Ruhr, je fais des réserves. Je considère comme étant une seule étape ce progrès énorme qui consiste à créer une autorité internationale pour la Ruhr. Et quelle autorité internationale ? Est-ce qu’elle est socialiste ou bien est-ce qu’elle est dominée par l’impérialiste américain ?

Camarades, vous ne pouvez pas passer à côté de cette question, car la classe ouvrière allemande la posera. Le million d’ouvriers syndiqués de la région de la Ruhr attend justement cette réponse du gouvernement socialiste international. Nous constatons, en effet, qu’il y a là des arguments qui, quelquefois, sont exposés dans notre journal sous un angle qui ne nous plaît pas beaucoup, mais qui a un caractère purement nationaliste d’un peuple qui fait des reproches à un autre, alors que ce qui nous intéresse, c’est de trouver un langage que des ouvriers, allemands, français ou anglais accepteront comme leur.

Les quatre objectifs des décisions qui seront prises sur la Ruhr, des décisions les plus importantes, sont stratégiques, camarades. Ce sera l’autorité militaire américaine qui décidera, et par conséquent je vois que la représentation de l’Allemagne même, c’est-à-dire article 9 C des accords de l’Europe, sera soumise préalablement à l’accord avec l’Amérique. C’est-à-dire que même pour défendre les intérêts légitimes des ouvriers allemands socialistes et syndicalistes, il faudra soumettre au veto américain, qui a sur la Ruhr des intérêts de caractère stratégique et militaire.

Or, autant nous sommes disposés à demander le contrôle des constructions militaires par les Américains, et même par les Russes – cela nous est égal s’ils nous accordent en contrepartie de contrôler aussi ce qui se passe de l’autre côté, en Silésie… (applaudissements)… -, autant nous n’acceptons pas que sur la production même, ce soit les autorités militaires capitalistes et impérialistes qui viennent empêcher nos camarades allemands de se socialiser, pour introduire leur secteur socialisé dans le grand service public de l’Europe.

Et voilà la solution à laquelle j’arrive en conclusion : c’est qu’en effet, la solution que je propose dans les négociations avec nos camarades anglais comme avec nos camarades allemands est la suivante : il y a actuellement un danger terrible de voir la classe ouvrière allemande isolée du Socialisme et en lutte contre le capitalisme international. Si on la laisse dans cette situation, face à face avec une autorité internationale impérialiste et militaire, alors, les Staliniens ont gagné, car ils viendront construire le National Communisme. Ils l’ont déjà tinté de l’autre côté et ils viendront comme des sauveurs pour réintégrer l’Allemagne dans une communauté qui ne sera pas la nôtre.

Au contraire, si nous demandons à nos camarades Anglais de considérer que c’est eux qui sont les mieux placés, du point de vue prestige politique, du point de vue stabilité même de leur expérience, de considérer que leur succès même les oblige à lier le secteur des houillères, pour commencer, qui sont nationalisées ou qui demeurent dans la Ruhr, nous pouvons gagner. Car nos camarades allemands ont pris l’engagement de déposer une loi de socialisation dès qu’ils seront – et nous espérons qu’ils le seront – la majorité au gouvernement, de déposer une loi de nationalisation des industries de la Ruhr, et à ce moment-là, nous aurons une bataille de classe.

Il faut que nos camarades anglais soient prêts à dire : « Nous voulons créer le service des houillères européennes, la société européenne des charbons, avec les secteurs socialisés anglais, français et allemands. » A partir de là, nous étendrons aux industries clef, pas à pas, suivant les progrès de nos efforts dans chaque pays, cette socialisation, qui sera la base même de départ d’une Europe socialisée.

Camarades, voilà comment, après avoir eu quelques inquiétudes sur ce que nous avons vu comme des vacillements, des tâtonnements, nous sommes tous comme dans un tunnel ; on voit la lueur de très loin et on essaie de s’y diriger, de s’aider mutuellement. Telle est la solution aux propositions qui actuellement sont faites. Des Socialistes sincères se dressent en Allemagne et en France, en France et en Angleterre, et cette solution, vous ne pourrez la trouver qu’en direction du Socialisme international, et pour commencer, du Socialisme européen.

Voilà, par conséquent, les conclusions auxquelles je me permets d’aboutir, et que je me permets de livrer aux camarades afin que nous ayons tous maintenant des idées aussi logiques que possible et que nous puissions les faire passer, à travers ce magnifique mouvement socialiste pour les Etats unis d’Europe, qui commence à ce développer et qui a partout, maintenant, des représentants à travers l’Europe.

Ces idées socialistes doivent d’abord ne pas être utilisées par les bourgeois capitalistes contre le Socialisme britannique.

Nous devons demander aux Socialistes britanniques de considérer la nécessité de l’expansion de leur expérience, de faire le service public européen des charbonnages, et ensuite de la sidérurgie de toute l’Europe.

L’assemblée politique, élue au suffrage universel, nous devons également la réclamer, mais en tenant compte du rapport de forces et pour y arriver, au nom de tous les Partis Socialistes européens, et non pour être utilisée par les capitalistes contre les Anglais.

Enfin, contrôle tripartite, avec des secteurs nationalisés, c’est-à-dire que les ouvriers, les techniciens eux-mêmes mettent la main à la pâte, forts de leur expérience de l’administration directe. Et c’est pourquoi, en même temps que nous défendrons les nationalisations ici, nous aiderons les camarades allemands à socialiser et nous revendiquerons la libre détermination de la classe ouvrière, non seulement sur les problèmes de l’économie, mais – c’est mon dernier mot – sur les problèmes militaires.

Car c’est un des problèmes sur lesquels il faudra revenir, il faudra choisir entre le pacte atlantique, qui postule le primat du militaire sur l’économique et social, alors que nous voulons, avant de parler de pacte atlantique, faire un effort héroïque et désespéré pour le primat de l’économique et du social sur le militaire.

Voilà notre conclusion et c’est la seule qui nous permette de répondre à la lutte pour la paix, pour l’abondance et pour la liberté !

(Applaudissements)


 

 

Positions socialistes en Grèce : un autre son de cloche, par Marceau Pivert

Paru dans La Revue Socialiste N° 27, avril 1949. Il s’agit d’une réponse à l’article « Positions socialistes en Grèce » d’Odette Merlat paru dans la même revue.

Source :https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1949-04-positions-socialistes-en-grece-un-autre-son-de-cloche-pivert/


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En vertu d’une certaine orientation politique dans les milieux socialistes, on continue à considérer le parti stalinien comme un « parti de gauche » et, par suite, ceux des socialistes qui ont été – et sont encore plus ou moins ouvertement – partisans de « l’unité d’action » avec les staliniens, comme des socialistes « de gauche ». Cette manière de voir se trouve exprimée jusque dans certains rapports officiels du COMISCO, pour qui le Parti socialiste grec E.L.D., de Svolos-Tsirimokos est incontestablement un « parti socialiste de gauche ». Cette position est le reliquat des erreurs passées, qui ont conduit le mouvement socialiste à la catastrophe dans toute l’Europe centrale et les Balkans. Comme elle n’est pas encore complètement éliminée des cercles responsables du COMISCO — et comme elle retarde, à une heure grave, la véritable unification démocratique et internationale du socialisme, nous croyons devoir nous élever contre cette erreur de jugement qui n’a que trop duré : à nos yeux, il n’y a de socialistes valables, quelles que soient leurs tendances, que ceux qui placent au premier plan le respect (au sens du mouvement ouvrier), des libertés fondamentales de l’homme, la libre détermination pour les peuples, le libre examen pour les individus. Ceux qui, contre le terrorisme stalinien, et sans abandonner jamais leurs positions de classe, ont lutté sans défaillance — et sans compromis, sont aujourd’hui qualifiés pour regrouper autour d’eux un véritable mouvement socialiste démocratique. Cette opinion nous a été dictée par l’expérience cruelle de ces quinze dernières années et surtout depuis 1937. Nous qui avons été dans le Parti S.F.I.O. à la pointe du combat pour l’unité d’action contre le fascisme, avec les ouvriers communistes, en 33 et 34, par exemple, nous avons compris que les staliniens avaient complètement tourné le dos à nos perspectives historiques à travers les procès de Moscou, les événements de Juin 36 en France, ceux de Mai 37 à Barcelone, à travers le Pacte Hitler-Staline, le partage de la Pologne, l’assassinat systématique des militants révolutionnaires par la Guépéou, etc… C’est pourquoi nous sommes et nous resterons aux côtés des militants du socialisme démocratique, en Grèce comme ailleurs, pour marquer notre solidarité avec leur lutte nécessaire sur les deux fronts, autant que pour des raisons d’efficacité socialiste que nous exposons ci-dessous.

La question essentielle.

La question qui se pose en Grèce, comme dans tous les pays soumis longtemps à la dictature, c’est avant tout celle de la restauration d’une atmosphère démocratique à travers laquelle le mouvement ouvrier pourra s’exprimer librement, reprendre contact avec le socialisme et le syndicalisme international, et puiser dans les besoins profonds des masses populaires les éléments de sa résurrection. Le peuple grec ne peut en effet se donner une véritable organisation socialiste qu’à travers une période d’exercice des libertés démocratiques: la voie insurrectionnelle lui est fermée, d’un côté par l’épuisement économique du pays, de l’autre par l’utilisation par les staliniens et au bénéfice de leur stratégie impérialiste des aspirations légitimes des masses vers la justice sociale.
Dans de telles conditions, le socialisme démocratique devrait apparaître comme un élément de regroupement non seulement de la classe prolétarienne, mais encore de tous les éléments de la population qui aspirent à la restauration de la paix et à la liberté.

Le rôle des staliniens.

Or, au cours de la période qui approche de son terme, celle du chaos économique et politique le plus total comme dans les régions qui ont été occupées par les nazis, les staliniens ont exploité au maximum les phénomènes de décomposition sociale qui favorisaient leurs entreprises. La Grèce était placée dans la zone d’influence britannique par les accords de Téhéran. Les staliniens qui avaient réussi à contrôler et à encadrer militairement la Résistance, lancèrent sur la Grèce leur première agression expansionniste. La décomposition politique de la bourgeoisie, incapable de sauvegarder l’indépendance du pays en face des nazis, et de résoudre les problèmes de la reconstruction économique et sociale après leur départ, avait créé les conditions d’une véritable révolution sociale. Mais il ne s’est pas trouvé alors de Parti socialiste de masse, à la fois démocratique et révolutionnaire, pour traduire par une politique audacieuse et réalisatrice, les aspirations populaires; le stalinisme, là comme ailleurs, s’était opposé de toutes ses forces à la naissance et au développement d’un tel parti, d’une part en assassinant les oppositionnels, d’autre part en domestiquant les opportunistes. C’est la carence d’un véritable mouvement socialiste démocratique et révolutionnaire — l’exemple autrichien est décisif à ce sujet — qui explique la virulence stalinienne, et celle-ci, à son tour, explique la croissance du danger de droite, le retour au pouvoir des monarcho-fascistes. Les deux crises de Mai 1944 (rébellion de l’armée et de la marine grecque) et de Décembre 1944, (Mouvement insurrectionnel à Athènes), marquèrent tragiquement l’état de tension entre les deux camps : les staliniens d’un côté, agissant sous le contrôle russe par l’entremise du parti communiste bulgare, les monarchistes et -fascistes d’autre part, utilisés par les forces impérialistes anglo-américaines. Entre les deux camps, la place d’un vrai parti socialiste aurait pu être décisive pour la clarification politique de la situation en Grèce. Malheureusement l’E.L.D. qui aurait pu être ce parti, a été tout le contraire. Notre critique de l’E.L.D. n’est donc pas dictée par des considérations sentimentales. Ce n’est même pas la condamnation d’une direction sans boussole. Car même si celle-ci reconnaît aujourd’hui ses erreurs et condamne le stalinisme, il ne dépend pas d’elle de faire oublier le préjudice causé au socialisme démocratique. Non, nous nous plaçons du seul point de vue du peuple grec, qui se forme une conscience politique nouvelle à travers de terribles épreuves et qui devra se forger un vrai parti socialiste à la faveur d’un processus démocratique nécessaire ; il ne suffit donc pas de changer le contenu du flacon en changeant l’étiquette du parti officiellement reconnu, il faut repartir de zéro et tout reconstruire.

La tactique des satellites staliniens.

La persécution contre les militants révolutionnaires et l’utilisation des opportunistes comme agents d’infiltration dans les milieux démocratiques sont des tactiques courantes pour les staliniens. S’ils étaient complètement isolés, tenus systématiquement à l’écart des masses démocratiques, considérés comme des éléments totalitaires subordonnés à une direction politique incontrôlable, il y a longtemps qu’ils seraient liquidés (comme en Autriche, ou en Norvège, ou en Grande-Bretagne).

En Grèce, hélas, ils ont trouvé à leur disposition un jeune parti socialiste sans expérience, fondé au cours de la Résistance, avec des hommes sans passé politique; le mouvement ouvrier grec avait été organisé, en 1918, sous l’influence de la révolution russe; à aucun moment, dans ce malheureux pays, les circonstances n’ont été favorables au développement d’un mouvement socialiste démocratique. A partir de 1924, des noyaux importants de communistes s’étaient séparés de Moscou. Des personnalités socialistes et démocratiques auraient pu encadrer un parti socialiste traditionnel. Mais la dictature de Métaxas, la guerre, l’occupation, l’organisation militaire et policière stalinienne, furent des obstacles infranchissables à la constitution d’un grand parti social-démocrate. Plus encore, la création de l’E.L.D., soi-disant parti socialiste, mais en réalité satellite du Parti Communiste grec, a terriblement compliqué les choses : A son Congrès de 1946, Tsirimokos, vantait les résultats « immenséments progressifs » que la Grève pouvait retirer de l’expansion russe. Avec une telle erreur au départ, où pouvait-on aboutir ?

Ce sont les conséquences de cette situation qui pèsent aujourd’hui sur le mouvement ouvrier grec. Il vaut donc la peine d’en préciser les données, non seulement pour justifier notre opposition à la thèse défendue par Larock et Denis Healy lors de leur bref voyage en Grèce, mais aussi pour aider les militants socialistes anti-totalitaires plus nombreux qu’on ne croit ; ceux-ci sont heureusement groupés dans le comité hellénique du Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe qui est en train de devenir le centre de ralliement de toutes les forces démocratiques grecques.

*

Voici donc quelques compléments d’information :

1) L’E.L.D. a soutenu la politique putchiste des staliniens en Mai et en Décembre 1944. Il a soutenu leur organisation de guerre civile. Il n’est donc apparu que comme un satellite stalinien lors de ces heures décisives.

2) L’E.D.L. a soutenu la politique stalinienne de sabotage des élections. L’abstention aux élections se comprenait de la part des staliniens, décidés à tenter le coup de force ou à entretenir la guerre civile, mais elle n’a rien de commun, sauf en cas de provocation fasciste, avec l’attitude d’un parti socialiste fidèle aux méthodes démocratiques. Une opposition, même parlementaire, peut jouer un rôle progressif. L’attitude négative de l’E.L.D. a empêché la formation de cette opposition; elle a donc canalisé des masses populaires désespérées vers l’insurrection, considérée comme unique issue.

3) L’E.L.D. a approuvé la formation du Gouvernement Markos : le prétexte de ne pas vouloir faire chorus avec la réaction contre les communistes ne tient pas ; on peut développer une ligne politique antistalinienne sans pour cela faire le jeu des réactionnaires ; tous les partis socialistes ont rencontré, ce problème ; or on ne les soupçonne même pas lorsqu’on écrit:
 (« Sur la formation du Gouvernement Markos : »)
… Parallèlement à la lutte  politique des partis, est née, pour grandir peu à peu et devenir un facteur autonome de la vie politique du pays, l’armée républicaine (de Markos). Même dans cette question, le centre a préféré garder une position moralement inacceptable en jetant contre Markos l’anathème de rebelle… Les vociférations du gouvernement causées par les déclarations de Porfyrogennis (il s’agit du discours au congrès de Strabourg du P.C. français — note du traducteur) nous font croire que le gouvernement, ayant promis à ses patrons la Grèce entière, craint de n’être pas en mesure de la leur livrer dans toute son intégrité.
(Interview de Tsirimokos au correspondant du quotidien communiste « Rizospastis. » à Paris).

La conséquence la plus désastreuse de cette attitude c’est que les monarchistes se sont emparés de la légalité démocratique, ils apparaissent comme les défenseurs de l’Intégrité territoriale de la Grèce ; et les travailleurs, exaspérés par la misère et la dictature, autant que par les deux terrorismes complémentaires, en arrivent à se détourner avec horreur de ce qu’on leur a présenté comme « socialisme » sous les auspices staliniens.

4) En politique extérieure, l’E.L.D. a encore plus gravement erré : a) il a exalté l’U.R.S.S. comme le pays socialiste dont l’expansionnisme est le signe de santé …socialiste… Voici le texte de référence :
« … Le rôle de l’U.RSS. et la ligne politique du parti socialiste E.L.D. : « Quel peut être le rôle de l’U.R.S.S. dans la nouvelle évolution de l’Europe ?… Nous attendons de l’U.R.S.S. qu’elle utilise la puissance et le prestige moral dont elle jouit auprès des masses européennes, pour la paix du monde. Si nous pensions, chers camarades, que la victoire de la Russie soviétique signifie autre chose que le progrès et la paix, nous ne serions pas socialistes et le rôle de l’U.R.S.S. ne serait pas socialiste. Nous attendons de l’U.R.S.S. qu’elle se mette à la tête des peuples européens pour sauvegarder la paix. Aussi affirmons-nous que l’U.R.S.S. et une « expansion rouge » constituent un facteur progressif sans limite ».
(Rapport de Tsirimokos au 1er Congrès-conférence du Parti. I Machi N° 77-1946)
Autre texte qu’on pourrait tout aussi bien trouver dans l’Humanité:

Enfin, sur le caractère du « socialisme » que symbolise l’U.R.S.S. aux yeux de l’E.L.D. :
« … En hiver 1941, Moscou-Epouvantail a été remplacé par Moscou-Espoir. L’admiration, la reconnaissance ont pris des noms russes. On les nomma Stalingrad… Avant la signature de l’armistice était né un nouveau Moscou-Epouvantail, mais cette fois sous de nouveaux traits. Le mépris pour l’impuissance des Soviets avait disparu (comment n’en aurait-il pas été ainsi ! !) le nouvel épouvantail était l’impérialisme soviétique. Il paraît que l’U.R.S.S. maintenant veut asservir le monde, le slaviser ! A Wall-Street se trouvent maintenant des milliers de Jeanne d’Arc de l’indépendance européenne… Partout il y a la « main russe », Surtout on la rencontre dans la volonté et l’action de la classe ouvrière européenne pour l’émancipation sociale. Le mythe du danger soviéto-communiste, de cette « invasion des barbares » en Europe constitue un effort pour transférer au dehors tout problème intérieur à chaque pays. Voici pourquoi la position de chaque homme envers l’U.R.S.S. constitue l’essentiel de sa conscience et de sa politique. Le Moscou actuel, l’U.R.S.S. de 1947 en tant que puissance qui n’a pas et ne peut pas avoir de buts impérialistes et qui a comme tous les peuples intérêt à faire échouer le plan capitaliste et faire avorter la guerre ; le Moscou qui contribua à la victoire antifasciste est devenu le garant de la paix… »
(Article de fond de Tsirimokos, « I Machi », N° 394-47)

« …Nous sommes convaincus que celui-là peut aider à l’œuvre du renversement du capitalisme qui croit profondément que Lénine avait raison… le seul caractère qu’on ne saurait contester à la révolution soviétique est son caractère socialiste. »
(Article de Tsirimokos,  « I Machi », N° 341-46)

b) Le thème général de la politique de l’E.L.D. est bien connu: d’un côté l’impérialisme américain, de l’autre, la Russie socialiste; c’est le point de vue stalinien, très exactement:

« …L’offensive de l’impérialisme américain n’est pas seulement dirigée contre l’U.R.S.S. mais en général contre le prolétariat et les forces progressives de tous les pays. Pour que l’Europe puisse exister en tant que troisième force elle doit se débarrasser de cette pression écrasante, de cette influence et viser à une entente avec l’U.R.S.S. pour régler avec elle les problèmes internationaux, faire front commun avec l’U.R.S.S. contre l’impérialisme américain. »
(Résolution de la conférence du parti le 7-5-47. « I Machi », Nr. 401-47).

Les travaillistes à leur tour :

« …Le bloc anglo-américain lutte pour le maintien du capitalisme et pour empêcher la socialisation de l’Europe. En s’alliant avec l’Amérique capitaliste le gouvernement travailliste n’empêche pas seulement la socialisation de l’Europe, mais il sacrifie aussi sa propre socialisation sur l’autel de cette alliance… Conséquence fatale : l’Angleterre socialiste co-agent des capitalistes américains qui veulent la troisième guerre… »
(Article de S. Someritis, « I Machi », Nr. 354-47).

Les Américains, seuls, partagent le monde en deux :

« … Il faut constater que l’évolution du monde pendant l’année écoulée est dominée par la doctrine Truman. Depuis 1947, tout ce qui a suivi était acceptation ou opposition à cette doctrine. Le plan Marshall est une conséquence plus convenable pour l’usage de la sentimentalité occidentale. La déclaration des neuf partis communistes est une réponse résolue et brutale à cela. L’impérialisme montra une tendance obstinée à séparer statiquement le monde. Vis-à-vis du camp noir de Wall Street et des néo-fascistes européens de discerner un camp rouge limité localement qu’on appelle « bloc oriental ». En dehors de cela tout mouvement social ou politique d’émancipation nationale est caractérisé comme intrigue russe qu’il faut affronter au nom du « nationalisme local » avec le secours empressé de l’Amérique. Cela est le mot des néo-fascistes alliés de l’impérialisme dans tous les pays. (Tsirimokos, « I Machi », 401-47).

Bellum Americanum… Il s’est créé un grand impérialisme: le capitalisme américain… Gigantesques sont ses forces. Gigantesques sont les crises qui le menacent. Gigantesques sont ses besoins. Gigantesques sont ses plans. Et gigantesques les obstacles qu’il rencontre. Les plus grands sont l’U.R.S.S. et la Démocratie… Cette U.R.S.S. constitue une anomalie. Contre elle : rassemblement de toutes les valeurs, et de la bombe et du Pape et de la liberté et du Dollar. Depuis Hiro-Hito jusqu’à Franco et plus encore, combien de nouveaux mousquetaires ! La bataille de l’Europe n’est pas la bataille de la démocratie occidentale contre le communiste mais la bataille des peuples contre le néo-fascisme.  Cette bataille du côté du néo-fascisme est soutenue et dirigée par l’impérialisme américain. Parce qu’elle est sa bataille. De différentes manières est organisée l’intervention impérialiste dans les affaires européennes. La démocratie ne peut pas être battue si les peuples ne perdent pas leur indépendance nationale… Il est facile d’intriguer contre la volonté des peuples en invoquant le danger de « servir les intérêts russes »… La Grèce tient la première place dans ce malheur. A cause de sa position géographique ou du destin de son évolution, il paraît facile de tenter l’expérience ici et de bâtir un avant-poste anti-soviétique… » (Tsirimokos, « I Machi », Nr. 393-47. c)

Ainsi, de ce point de vue élémentaire et schématique, tout ce qui vient d’Amérique est mauvais, tout ce qui vient de Russie est bon pour le socialisme. Témoin l’appréciation de l’E.L.D. sur le plan Marschall :

« Le Plan et la doctrine : …La position antisocialiste du plan Marshall n’a jamais pris l’aigreur de la doctrine Truman, bien que l’hostilité contre le socialisme fût claire dès le commencement… Cette position anti-socialiste eut de multiples conséquences en Europe encouragea les espoirs de l’oligarchie européenne et de toutes les forces de la réaction. De Gaulle en France, les néo-fascistes de toute espèce en Italie, Churchill en Angleterre, se sont vus encouragés dans leur polémique et ont cru que le moment était arrivé. De l’autre côté, du côté de la gauche, il était bien naturel de provoquer une vive réaction de toutes les couleurs, réaction qui, dans l’aile communiste, a pris une forme violente avec la déclaration de Varsovie, tandis que les thèses d’Anvers ne soulignent pas moins l’opposition des partis socialistes contre toute utilisation anti-ouvrière et anti-socialiste du secours américain. » (Article de Str Someritis, « I Machi », Nr. 404-47).

d) En, conséquence, la notion de 3e force internationale, préconisée par le socialisme démocratique occidental est bafouée et ridiculisée comme dans la littérature courante des cryptos les plus caractérisés : Piétro Nenni, Alvarez del Vayo ou Marcel Fourrier.

Perspectives.

Nous voulons nous limiter à ces quelques traits du phénomène grec. L’E.L.D. est un parti dans le genre des petits groupes M.S.U. que suscite, partout où il peut, le P. C. qui a besoin de flancs-gardes. Il ne peut donc pas prétendre remplir la fonction nécessaire, historique, de regroupement de tous les éléments socialistes démocratiques et révolutionnaires.

Le P.C. prend pour cible principale de ses activités les partis socialistes démocratiques qui constituent en effet les seuls obstacles sérieux s’opposant à son expansionnisme politique et policier. Pour le combattre, pour le liquider, au sein de la classe ouvrière, l’influence stalinienne, si terriblement préjudiciable à une politique internationale autonome, il ne suffit pas de demander aux mêmes hommes (Tsirimokos et Svolos) de dénoncer les staliniens avec la même conviction qu’ils dénonçaient hier les socialistes d’occident. La solution ne peut être que dans la reconstitution, en dehors des dirigeants actuels de l’E.L.D., d’un parti socialiste démocratique soutenu et encouragé par tous les partis socialistes des vieux pays industriels. Pour commencer, le retrait de l’affiliation de l’E.L.D. au COMISCO doit faire cesser l’équivoque. Puis un Congrès contrôlé par une délégation socialiste internationale établira le programme et l’orientation politique du nouveau Parti socialiste unifié. Toute autre procédure laissera à l’écart, en dehors de l’influence socialiste internationale, des éléments prolétariens éduqués et des éléments intellectuels prestigieux, très attachés au respect des libertés humaines fondamentales. Les militants sincères de l’E.L.D. qui auront découvert le chemin de la démocratie socialiste à travers une expérience douloureuse, auront leur place, tout naturellement dans le nouveau parti où, dès que les circonstances le permettront, le fonctionnement normal de la démocratie intérieure permettra à tous de participer à l’élaboration de la tactique du Parti.

On a invoqué, à propos de l’appréciation à porter par le socialisme international sur l’E.L.D. le danger qui pourrait résulter de cette appréciation pour la liberté ou la vie même de ses militants. Nous ne voulons pas sous-estimer les périls qu’un régime de dictature fait peser sur n’importe quelle forme d’opposition. Mais précisément nos divergences avec l’E.L.D. proviennent du fait que nous n’avons jamais transigé, nous, avec les totalitaires de quelque masque qu’ils s’affublent. Tout le mouvement socialiste international s’est mobilisé, il y a 40 ans, contre l’assassinat légal de Ferrer par le roi d’Espagne, il y a 20 ans, contre celui de Sacco et Vanzetti par les « démocrates » américains. Ce qu’il y a de nouveau dans le mouvement ouvrier depuis quinze ans, c’est que, lorsque l’auteur du crime est Staline, de soit-disant socialistes, communistes, syndicalistes ou ligueurs des Droits de l’Homme, n’ont rien à dire. Les procès de Moscou, la persécution des avant-gardes socialistes par la Guépéou sur toute la planète, la destruction physique, calculée avec des raffinements féroces, des anarchistes comme Berneri, des révolutionnaires comme Andres Nin ou Kurt Landau, des socialistes comme Alter et Ehrlich, le coup de piolet dans le crâne du fondateur de l’Armée Rouge, à Mexico, L.D. Trotsky, tous ces crimes atroces, taillés à chair vive dans les cadres prolétariens par le plus cynique des Machiavels aux mains sales, sont passés presque inaperçus et la contre-révolution pouvait s’en réjouir, car Staline a été son meilleur allié. Nous sommes donc aujourd’hui comme hier aux côtés des victimes (de toutes tendances !) des régimes totalitaires de toutes couleurs, et nous refusons à la dictature d’Athènes le droit d’utiliser nos controverses pour allonger la liste des victimes. Nous voulons distinguer, enfin, les socialistes (ou les communistes) des agents russes. Nous parlons ici, nous en sommes persuadés, en plein accord avec les mouvements de conscience du socialisme international : il faut que cesse la guerre civile et la répression en Grèce, comme en Espagne. Il faut délivrer les millions d’esclaves des « univers concentrationnaires », en Grèce, comme en Espagne. Mais aussi en Bulgarie, en Pologne, en Hongrie, etc… et en Sibérie. La renaissance du mouvement socialiste démocratique en Grèce sera d’autant plus rapide que la solidarité socialiste internationale s’exercera plus active, plus ardente, pour écarter tout compromis avec les totalitaires et leurs complices. C’est pour cette raison que les militants grecs doivent réunir un Congrès de Reconstruction socialiste. A cause de leur politique équivoque, les dirigeants de l’E.L.D. ne sont pas qualifiés pour prendre cette initiative. Nous demandons au COMISCO de s’en rendre compte.

Notes:


(1) Dans le n » 24-25-20 de la Revue Socialiste, notre camarade Odette Merlat a publié une série d’informations et de conclusions qui avaient été présentées devant la Commission Internationale du Parti mais qui n’avaient pas reçu l’agrément de tous. [Note de la R.S.]
[*] COMISCO : Comité international des conférences socialistes, créé à Anvers en novembre 1947. [Note de la B.S.]


 

L’Europe socialiste, par Marceau Pivert

21-22 juin 1947

Exposé de Marceau Pivert sur l’idée de l’Europe socialiste à la Conférence internationale pour les États-Unis socialistes d’Europe (Paris, 21 et 22 juin 1947)
Annexe 1: Réponse de Marceau Pivert au questionnaire des cahiers socialistes. Décembre 1948
Annexe 2: Rapport de la deuxième conférence internationale pour les États-Unis socialistes d’Europe (Paris, 21 et 22 juin 1947)
Exposé de Marceau Pivert sur l’idée de l’Europe socialiste (1947)

Rapport de la Conférence internationale, Paris (Juin 21&22, 1947), Rapport de la deuxième conférence internationale pour les États-Unis socialistes d’Europe (Paris, 21 et 22 juin 1947)


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Le mouvement en faveur des Etats Unis Socialistes d’Europe a pris naissance en pleine guerre et a été interprété par la seule organisation ayant alors la possibilité de s’exprimer librement, l’Indépendant Labour Party Britannique. Par son groupe parlementaire, sous l’inoubliable direction de James Maxton, par sa presse et ses brochures, cette avant garde socialiste clairvoyante a traduit les exigences d’une société qui court au suicide et les aspirations de tous les travailleurs demeurés fidèles à l’internationalisme prolétarien.

En février 1947, à Londres, l’idée de la solution socialiste des problèmes internationaux posés à l’échelle européenne avait déjà largement dépassé le cercle étroit des milieux socialistes révolutionnaires qui avaient maintenu leurs liaisons, tant bien que mal, à travers les terribles difficultés de la contre-révolution nazie fasciste et de la guerre. Des syndicalistes, des coopérateurs, des pacifistes, des écrivains, des résistants, des rescapés, des camps de la barbarie hitlérienne, des représentants des grands peuples de couleur, des socialistes de diverses tendances se joignaient aux pionniers de l’idée socialiste européenne.

En juin 1947, à Paris et à Montrouge, le cercle des protagonistes de la Fédération des Etats Unis Socialistes d’Europe et de la planification socialiste de ses industries clés s’est encore considérablement élargi. C’est le compte rendu des travaux de cette deuxième conférence qu’on trouvera ci-dessous. Nous caractériserons brièvement l’esprit commun à toutes les activités qui s’y sont retrouvées.

1°) les militants de toutes tendances qui se réclament principalement du mouvement ouvrier (syndicaliste et socialiste) et qui ont, pour la première fois depuis la fin de la première guerre mondiale, établi un contrat fraternel autour d’une tâche commune de propagande ne se résignent pas au partage de l’Europe et du Monde en deux blocs hostiles.

2°) ils ne résignent pas non plus à la perspective ni à la fatalité d’une troisième guerre mondiale qui entraînerait le chaos et la ruine de toute la civilisation sur la planète.

3°) ils ne se placent pas sur le plan de la politique de puissance, des combinaisons diplomatiques, des équilibres de forces militaires, des zones d’influence ou des points stratégiques. Au contraire tous se placent sur le plan de l’intérêt commun à tous les travailleurs, à tous les hommes civilisés et qui sont tous solidaires, qu’ils le veuillent ou non, dans la recherche d’une solution constructive à opposer ensemble une fausse solution destructive de la violence armée et de la guerre.

4°) tous postulent qu’au-delà des positions prises par les gouvernements, les états-majors, les bureaucraties et la plupart du temps en dehors de toute consultation démocratique des masses, il y a cependant les éléments d’une conscience publique universelle qui, si on sait la mobiliser, obligera les dirigeants à modifier le cours des événements qui nous conduisent à la pire des catastrophes.

Ces postulats communs définissent les limites mais aussi le vaste domaine du Comité International d’Etude et d’Action pour les Etats Unis Socialistes d’Europe.

Nous nous proposons de propager l’idée de l’Europe socialiste, d’étudier les conditions de sa réalisation de combattre les déformations, conscientes ou non, qui tendraient à nous confondre avec les partisans d’un bloc ou de l’autre. Nous faisons appel dans notre effort à la solidarité des travailleurs américains et nous essaierons d’associer à notre entreprise les travailleurs des pays de l’Est Européen, ainsi que les travailleurs russes eux-mêmes, si malheureusement isolés du reste du monde.

Nous soulignons surtout la nécessité pour tous les travailleurs européens de se retrouver et de se définir eux-mêmes, s’ils veulent échapper aux terribles dangers d’une colonisation ou d’une autre.

Et quant au reste, nous faisons confiance aux hommes de bonne foi, aux militants syndicalistes et socialistes eux-mêmes qui devront orienter leurs organisations vers cette perspective commune. S’ils n’y parvenaient pas, non seulement l’Europe serait définitivement déchirée et asservie mais le socialisme ne serait plus qu’un rêve généreux rejeté bientôt enveloppé dans son linceul de pourpre où dorment les dieux morts.

Il aurait tout simplement laissé passer son heure au cadran de l’histoire.

***

ANNEXE 1:

Réponse de Marceau Pivert au questionnaire des Cahiers socialistes

Les cahiers socialistes. Décembre 1948, n° 22; 5e année, p. 2-3; 14-17.

Questionnaire

1. — Si, à l’ « âge des blocs » où nous nous trouvons, vous tenez pour périmés politiquement, économiquement et militairement les cadres des nations européennes, qu’aimeriez-vous leur substituer et que pensez-vous possible qu’on leur substitue ?

2. — Comment entendez-vous le concept « d’Europe » ? Le tenez-vous pour limité géographiquement ou spirituellement ? Quelles nations sont à votre sens européennes ? Quels pays pourraient éventuellement le devenir et à quelles conditions ?

3. — Si vous êtes partisan de la fédération européenne, quelles aspirations vous incitent à la désirer ? Y êtes-vous poussé par vos principes internationalistes ou par de simples considérations économiques ou stratégiques ?

4. — Si l’on veut réaliser la fédération européenne, par où faut-il commencer ? Une simple alliance militaire y peut-elle contribuer ? Ne risque-t-elle pas, au contraire, de donner à chacun et procurer de l’influence à des forces sociales essentiellement nationalistes ?

5. — Une union simplement économique est-elle possible ? Le nombre d’intérêts particuliers que chaque gouvernement national est obligé de protéger rend-il une telle union possible sans une autorité politique fédérale capable de l’imposer ?

6. — Quelle importance attribuez-vous aux divers accords régionaux européens conclus depuis la fin de la guerre ? Les croyez-vous susceptibles de faire un pas concret dans le sens d’une fédération organique de l’Europe ? Considérez-vous Benelux comme un succès ? L’expérience Benelux a-t-elle été entamée comme elle aurait dû l’être ? N’a-t-on pas eu le tort, faute d’avoir instauré une autorité commune capable d’imposer une union immédiate, d’avoir laissé se constituer deux structures économiques différentes qui rendent cette union plus difficile à réaliser qu’elle ne l’était il y a quatre ans ?

Le pacte à cinq est-il en fait autre chose qu’une alliance militaire dans le style classique ?

La conférence des seize a-t-elle vraiment réalisé un plan de coopération économique ou a-t-elle plutôt souligné les rivalités (toute répartition des crédits étant au demeurant décidée uniquement à Washington) ?

7. — Si vous admettez la nécessité première d’une union politique, à qui incomberait, à votre avis, la constitution de celle-ci ? Aux gouvernements ? A l’Union Parlementaire Européenne ? L’initiative doit-elle venir d’un mouvement de masses ?

8. — Admettez-vous que, pour la réalisation de la fédération européenne s’unissent des mouvements politiques antagonistes ?

Quel est selon vous le minimum d’unité de vues requis :

1°) en matière politique
2°) en matière économique et sociale ?

9. — Sur quelles bases estimez-vous que devraient être organisés les domaines coloniaux des divers pays européens au cas où ceux-ci se fédéreraient ?

 

Réponse de Marceau Pivert

Marceau Pivert, le militant bien connu de la S.F.I.O., qui ne s’est jamais départi d’un socialisme radical dont l’internationalisme constitue l’une des pierres angulaires, est actuellement l’un des dirigeants du parti socialiste français en même temps que de l’organisation des « Etats-Unis Socialistes d’Europe ».

Nous devons travailler à la constitution d’une communauté européenne dont l’économie serait planifiée et contrôlée par les travailleurs — et dont les institutions politiques seraient démocratiques et fédératives, chaque collectivité déterminant elle-même librement les fonctions qu’elle entend conserver et les délégations qu’elle consent à remettre à un organisme administratif supérieur : régional, national, fédéral.

L’Europe ne doit pas être une sorte de nation agrandie géographiquement. Elle doit être le centre de cristallisation d’une fédération universelle des peuples libres. Pour remplir cette fonction historique, elle doit d’abord prendre conscience d’elle-même, de ce qui caractérise ses valeurs de civilisation — et créer la base économique correspondante, aussi indépendante que possible des influences impérialistes extérieures. Ce centre de cristallisation n’est pas seulement installé dans le cadre de l’Europe géographique : il doit entraîner avec lui, dans un consentement spontané, aussi bien Dakar que Melbourne ou Ottawa que Bombay ou Saïgon. Notre Europe doit être le lieu géométrique de toutes les forces sociales et de toutes les tendances constructives qui cherchent à associer la technique moderne et la libération de l’homme, l’organisation économique rationnelle et la liberté du citoyen. C’est donc une Europe anti-impérialiste et anti-totalitaire.

Toutes les considérations économiques, politiques, morales, internationales, toutes les inquiétudes et toutes les données des problèmes contemporains relatifs aux valeurs de civilisation dont il faut assurer la préservation, nous conduisent à l’Europe. Sans la construction de l’Europe, terre de libre recherche et de création continue dans tous les domaines, tout est compromis de ce qui nous est le plus cher : paix, justice sociale, liberté.

Il ne faut surtout pas commencer par une alliance militaire. D’abord c’est absurde, même du point de vue de la défense « militaire » car il convient d’abord de réaliser la base économique planifiée — ou au moins coordonnée — à partir de laquelle on pourra envisager une défense commune de l’indépendance européenne. Toute construction fédérative européenne subordonnée aux exigences d’une alliance militaire est par ailleurs néfaste, cela est aussi vrai pour l’Est Européen intégré dans le système « défensif » de l’U.R.S.S. que pour l’Ouest, s’il se laisse intégrer dans le système « défensif » des U.S.A. Il n’y aura jamais une Europe si les pays européens se laissent transformer en bases stratégiques d’un bloc ou de l’autre. Il n’y aura que des champs de bataille.

Une autorité politique fédérale est indispensable : certes, il y aura des intérêts lésés dans la construction d’une Europe fédérative. Mais ce seront les intéressés eux-mêmes qui devront démocratiquement, et sous la pression des avantages énormes qui en résulteront pour toute la communauté, envisager les étapes d’adaptation et de transformation de structure; la discipline fédérale devra être librement consentie.

Les efforts régionaux sont autant d’expériences utiles. Ils permettent de mettre en évidence ce qui doit être évité à une échelle plus grande — et ce qui peut réussir… Le principe à protéger est le suivant : toute nation, toute région, toute localité « bien douée » pour produire au meilleur prix, c’est-à-dire dotée de ressources naturelles de techniciens, de composition supérieure, doit être développée et produire au bénéfice de tous, sans servitude ni interruption. La comparaison des résultats, des rendements, des prix de revient, des standards d’existence du travailleur est une question de statistique et d’appareils de mesures — surtout si l’on décide de prendre comme unité de mesure une valeur indépendante de la spéculation — un kilowatt-heure par exemple — et non plus un lingot d’or. Le pacte à cinq n’est pas inscrit dans ce cadre : il est un expédient provisoire dangereux : les socialistes et démocrates doivent corriger d’urgence ce qu’il contient de périlleux pour l’avenir : le postulat militariste. Quant aux conférences des (16 ou des 19) il y a encore beaucoup à faire pour qu’elles atteignent les objectifs d’intégration économique qui commandent le futur de l’Europe. Là doivent s’exercer tous les efforts des socialistes et des syndicalistes européens, qui devraient commencer par se réunir en un Congrès fédéraliste européen en vue d’établir leur PROGRAMME SOCIALISTE EUROPEEN et de mobiliser l’opinion pour l’imposer. C’est là l’objectif essentiel, à l’heure présente du Mouvement pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe.
Toute initiative visant à créer une union politique est à encourager : celle des gouvernements, celle des organisations fédéralistes européennes, celle du Mouvement pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe, celle des Parlements, celle des Syndicats… mais toutes doivent être orientées par les grands partis socialistes (qui ont des représentants dans tous ces milieux) vers la convocation d’une Assemblée Constituante Européenne élue directement par les masses populaires. Une telle convocation à caractère révolutionnaire fait partie nécessairement de la stratégie générale du socialisme international. Elle ne peut intervenir que si le socialisme international est d’abord capable de se présenter comme l’espérance suprême, contre la guerre, contre la misère, contre la dictature, et pour la justice sociale. Ce qui implique, pour commencer, que tous les socialistes européens soient amenés à combiner leur politique nationale avec une perspective internationale. En un mot, il faut que les socialistes se comportent en internationalistes. Donc, ils doivent aborder enfin la tâche décisive de notre époque : la construction d’une véritable Internationale socialiste à la fois démocratique et révolutionnaire.

Des mouvements politiques d’origine et d’inspiration différentes peuvent et doivent s’unir pour réaliser la fédération européenne : les seules limites de cette alliance circonstancielle aussi justifiées et aussi nécessaires que les alliances contractées dans la Résistance, résident dans les principes suivants :

1. — L’Europe doit être indépendante : donc elle ne sera pas construite en collaborant avec les agents des impérialismes extérieurs.

2. — L’Europe doit être démocratique : donc elle ne peut pas être construite avec des éléments totalitaires.

3. — L’Europe doit être planifiée en vue de la satisfaction des besoins de la consommation des travailleurs, donc, elle ne peut pas être construite dans le cadre d’une économie de guerre subordonnée aux exigences de l’alliance militaire avec un bloc. En résumé, toutes les forces favorables à la création d’une Europe libre, indépendante, pacifique, et prospère doivent s’unir et agir ensemble.

Enfin les peuples de couleur sont les meilleurs alliés naturels de l’Europe de demain; celle-ci doit donc répudier à l’avance toute exploitation d’un peuple par l’autre : la Fédération n’a de sens que si elle est constituée par des peuples « libres et égaux en droits ».

Dès à présent, une alliance fraternelle est contractée, dont l’efficacité ne pourra que se développer, entre le mouvement pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe et le Congrès des Peuples contre l’impérialisme. Dans cette alliance réside, dès à présent, le potentiel de rénovation et de libération politique le plus puissant qui ait été jamais constitué, le seul capable d’affronter la dynamique périlleuse des expansionnismes de l’Est et de l’Ouest, le seul capable de fournir au monde une autre solution que celle de la Troisième Guerre.

***

ANNEXE 2:

Rapport de la deuxième conférence internationale pour les États-Unis socialistes d’Europe (Paris, 21 et 22 juin 1947)

Conférence de Montrouge
Samedi matin 21 juin

La Conférence est ouverte le Samedi matin 21 juin à 10 heures sous la présidence de Bob Edwards, I.L.P. président du Comité International pour les U.S.S.E.

On note au bureau: —

JOHN MCNAIR (Angleterre).
JEF LAST (Hollande).
WITTE (Grèce).
GIRONELLA (Espagne).
HENRI FRENAY (France).

 

Quatorze pays Européens sont représentés par des responsables de partis socialistes, des syndicalistes, des pacifistes, des co-opératistes, des déportés, des intellectuels. (La liste des délégués a été donnée un peu plus haut dans la brochure).

Le maire de Montrouge, M. Thill, accueille les congressistes par une allocution de bienvenue.

BOB EDWARDS, I.L.P. après avoir remercié M. Thill, déclara alors la Conférence ouverte et retraça en quelques mots la ligne générale des travaux de ces 2 jours:

« Notre réunion d’aujourd’hui est d’importance primordiale. A ceux qui pensent que nous n’aboutirons pas, demandons-leur de bien regarder autour d’eux les changements qui se sont passés dans le monde ces dernières années.
« Les peuples coloniaux se sont mis en marche vers l’indépendance nationale, première forme de liberté…
« Le pouvoir du capitalisme croule; les banques, les industries-clés échappent déjà en de nombreux pays à la possession des capitalistes classiques… Les peuples de l’Europe, commencent à réaliser et à demander un régime basé sur l’abondance… C’est à nous d’activer et de co-ordiner tous ces mouvements.
« Nous devons d’abord ériger une barrière contre la 3e guerre mondiale que beaucoup de gens jugent inévitable… Nous avons donc aujourd’hui, à nous prononcer sur les perspectives, les possibilités et les chemins d’un socialisme International…
« … Nous aurons par ailleurs à nous occuper des problèmes concrets de l’Allemagne, aujourd’hui objet de la lutte entre les deux grands géants hors d’Europe: U.R.S.S. et U.S.A. — des problèmes tragiques du peuple Espagnol et de la Grèce — c’est à nous de travailler pour que ce mouvement aboutisse au triomphe de la classe ouvrière Européenne. »

DOCTEUR JACQUES ROBIN, Secrétaire général de la Conférence:

« L’ordre du jour appelle la discussion autour du texte général intitulé ‘Les Etats Unis Socialistes d’Europe seul moyen de surmonter la crise économique et sociale et barrage à la 3e Guerre Mondiale. »

(cf. plus bas « Document »)

Je suis chargé de vous apporter quelques suggestions au nom du comité.

Vous avez tous reçu ce texte depuis plusieurs jours. Il ne s’agit pas là d’une résolution, mais dans l’esprit du Comité d’un schéma d’étude servant de base à une discussion générale. Il ne s’agira donc pas d’en peser chaque terme mais de voir ensemble si nous pouvons nous mettre d’accord sur les perspectives générales qui y sont ébauchées.

Dans notre document nous constatons que la polarisation du monde s’effectue à une vitesse chaque jour croissante autour des 2 grands blocs: U.S.A. et U.R.S.S. Les conditions géographiques et démographiques de ces 2 géants, leurs ressources économiques, alliées à la concentration industrielle nécessitée par la dernière guerre, les font devenir les centres de deux immenses organisations.

Mais si l’Amérique garde le schéma extérieur du capitalisme, la Russie par contre est constituée sur une économie planifiée bureaucratique. Leurs intérêts divergents ne peuvent rester longtemps sans s’affronter. Leurs idéologies mêmes portent des drapeaux différents: Liberté pour les Etats-Unis, Justice Sociale pour l’U.R.S.S. Il est facile d’avancer que leur opposition existe déjà; elle conduira vraisemblablement à la 3e guerre mondiale.

En face de cette situation objective, l’immense majorité des participants à cette conférence refuse le dilemme posé. Nous croyons au contraire que le niveau de vie moyen de l’Europe, son passé historique, sa prise de conscience des problèmes lui permettent, sur une base économique viable, de poser hardiment la synthèse entre cette planification économique socialiste que les Etats-Unis repoussent et ces libertés fondamentales de l’homme que l’U.R.S.S. néglige. Nous ne disons pas « 3e bloc »; nous disons si vous voulez « 3e force », mais non pas encore une fois comme une opposition aux deux autres, mais comme résultat d’une synthèse entre les deux termes majeurs.

SOCIALISME ET LIBERTE

Notre texte a eu pour but de montrer que l’organisation d’une Europe est économiquement possible et que la libre association avec les peuples d’outre-mer (que l’histoire a liés au destin de cette Europe) peut poser les premiers jalons du début d’une plus vaste synthèse mondiale.

Mais sur quelle force sociale et idéologique pourra s’appuyer cette synthèse européenne ?

Pour nous, une seule réponse: « Le Socialisme International. » Nous pensons que l’union de tous les travailleurs au-dessus des barrières nationales est, dans les conditions actuelles, le seul axe de référence de progressivité de notre société, et le seul barrage effectif encore possible à la guerre atomique.

Mais justement il s’agit maintenant d’en définir les « perspectives concrètes de 1947 », les possibilités, les modes d’action.

Dans cette première étape d’élaboration de principe des Etats-Unis Socialistes d’Europe nous serions heureux que la Conférence se penche sur des problèmes bien concrets. Nous voudrions que vous tous ici nous donniez une réponse claire sur les points suivants :

1. Les conditions historiques de 1947 nous permettent-elles d’inclure de suite la Russie dans cette organisation géographique Européenne ?

2. Quel processus pratique pouvons-nous envisager pour pousser à une organisation socialiste européenne? En un mot, devons-nous gagner chaque état européen au Socialisme ou bien certaines planifications économiques détermineront-elles déjà un noyau autour duquel on pourra édifier rapidement une Europe Socialiste ?

3. Pouvons-nous penser encore, après les échecs des organisations de paix mondiales connues jusqu’ici, qu’une limitation des souverainetés nationales suffira ? Ou bien devons-nous poser le principe formel d’une fédération de peuples et non de gouvernements ?

… Telle était la ligne générale de nos préoccupations il y a quelques semaines encore. Mais les événements sont vite. Et ce mot d’Europe, objet de risée d’hier, est brusquement à la mode depuis quelques jours.

Le général Marshall propose sur le papier un plan d’organisation de l’Europe. Magnifique plate-forme qui peut nous permettre de dégager le processus historique actuel et d’en faire une arme de combat.

… Quel est en effet le sens de cette offre et quelles peuvent en être les conséquences ?

Nous disons que cette offre peut être, soit un instrument servant à mieux diviser encore l’Europe en deux blocs, soit un premier gage d’une organisation de paix du monde.

Nous voyons déjà les bourgeoisies européennes reprendre leurs essais antérieurs de s’organiser sur le plan européen. Si l’offre Marshall est acceptée seulement par les nations qui de jour en jour se polarisent dans le camp américain, elle ne sera qu’une manière habile de réorganiser l’Europe pour le service de l’Amérique.

L’offre Marshall n’a un sens de paix que si elle est acceptée sans conditions politiques et économiques de dépendance — c’est-à-dire, si elle est utilisée par les Européens eux-mêmes sur les bases d’une planification en faveur de l’élévation du niveau de vie des peuples européens et non des bourgeoisies européennes.

Telle est la prise de position du Comité. A vous camarades, de fixer clairement ces perspectives. Je crois que cette proposition Marshall peut être l’occasion pour nos forces socialistes d’apporter nos propres solutions à ces problèmes. Nous aurons fait un grand pas si solennellement nous établissons cela avant la conférence des gouvernements !

Un dernier mot: je suis persuadé que le titre « Etats-Unis Socialistes d’Europe » donnera lieu à nouveau à des controverses. Je redis, que nous prenons ce mot « Etat » dans le sens géographique du terme. Il n’est pas question de donner à ce mot le contenu politique habituel.

Pour terminer, je voudrais souligner notre joie de voir réunis ici des diverses tendances du Mouvement Socialiste. Cette réunion par elle-même est symbolique. Si nous osons parler sans démagogie, si nous osons nous préoccuper de solutions concrètes, alors nous pouvons espérer redonner toute sa plus grande vie au Socialisme International.
Il s’agit d’aller jusqu’au bout de notre action. Vive le Socialisme International ! Vivent les Etats-Unis Socialistes d’Europe !

ZARAMBA (Parti Socialiste Polonais non gouvernemental) :

… Dans cette Conférence placée sous le signe de l’Europe Socialiste unifiée il est nécessaire que la voix des pays européens, où la vie politique est jugulée, se fasse entendre: la voix des pays de la zone d’influence soviétique. L’impérialisme soviétique impose aux pays d’Europe Centrale et de l’Est des gouvernements Soviétiques. C’est uniquement l’occupation militaire exercée dans ces pays par l’U.R.S.S. qui donne à ces gouvernements la possibilité de garder le pouvoir…
Toutes les institutions démocratiques sont détruites. La police de sûreté soviétique agit avec vigueur. Il ne peut être question de parler de socialisme.
… Nous n’avons pas ici à apprécier les conditions le lutte pour la liberté et la démocratie; mais nous devons tirer des conclusions pratiques et poser le principe de l’unité européenne.
… Car aujourd’hui, Pologne, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Autriche, constituent simplement un rempart de défense pour la Russie et ne sont pas des parts de l’Europe. Nous devons d’abord dissiper les équivoques à ce sujet… Ce que nous voulons c’est le travail dans la liberté.
Aucun peuple ne souffre autant du déchirement actuel de l’Europe que ceux qui se trouvent dans la zone d’influence soviétique. Aussi est-ce dans ces pays que l’idée des Etats-Unis Socialistes d’Europe trouve le plus grand retentissement.

ALEXANDRE MARC (Président du l’Union Européenne Fédéraliste) :

« Je vous apporte le salut fraternel de tous les mouvements fédéralistes d’Europe, à la place de notre président le Dr. Brugmans parti précipitamment en Italie.
Ce que je tiens à constater dès le début, c’est que dans les documents qui nous ont été remis les thèses exposées au nom des Etats-Unis Socialistes d’Europe sont identiquement les mêmes que celles que nous soutenons au sein des mouvements fédéralistes. Je dirai, quant à moi, que je n’ai aucun mot de réserve à apporter dans ce débat.
Nous considérons que dans la situation présente, et en présence de ce choc qui paraît inévitable (mais que nous ne devons pas considérer comme inévitable) entre les deux blocs, Américain et Russe, il n’y a pas de meilleure méthode de lutter pour la paix, que de constituer une troisième force.
… Cette force, c’est l’Europe unie, mais l’Europe unie sur quelle base? Eh bien, c’est là que le terme de socialisme peut être, certes, lancé dans le débat. Mais nous avons remarqué qu’il provoquait quelquefois des malentendus, dont voici je crois les deux principales raisons :

1. C’est que le socialisme s’identifie dans l’esprit de beaucoup de gens, avec les partis socialistes.

Or, je crois que je ne blesserai personne ici en disant que nombreux sont les partis socialistes dans divers pays qui ont déçu l’attente des révolutionnaires, les aspirations des masses. Cette déception est telle que l’identification du socialisme avec les partis socialistes risquerait de paralyser pour une part notre effort.

2. La situation économique et sociale est telle en Europe que des couches toujours plus vastes de la population européenne se trouvent en état de prolétarisation avancée mais la conscience de ces couches ne représente pas nécessairement le processus économique avec une nécessité inéluctable; ces couches sont socialistes par leur situation économique et sociale et également par leurs aspirations obscures. Mais elles ne sont pas socialistes dans l’affirmation politique de leurs idées. Ces couches peuvent être influencées par la doctrine chrétienne dont vous savez maintenant l’importance en Europe.
Ces couches sont parfois réticentes devant le socialisme officiel pour des raisons en partie valables et en partie liées à des préjugés.
C’est pourquoi à l’étiquette socialiste, nous avons préféré à l’Union Européenne des fédéralistes le « contenu » Socialiste.
Dans nos congrès, dans nos travaux, dans nos résolutions, nous cherchons à préparer les bases d’une action socialiste réelle: BASE de planification et ce terme n’étant pas hypothéqué par des incidences étatiques, BASE de distribution des matières premières, BASE d’organisation des grandes fonctions économiques européennes et mondiales et c’est cela le contenu socialiste que nous essayons de propager à travers l’Europe par le canal de tous les mouvements fédéralistes qui sont groupés au sein de l’U.E.F. C’est pourquoi un effort comme le vôtre nous paraît particulièrement précieux, car il est évident pour nous, que notre effort fédéraliste ne réussira que dans la mesure où il s’appuiera sur une doctrine économique et socialiste cohérente qui permette de faire de l’Europe une réalité.
Devant une proposition comme la proposition Marshall, quelle peut être notre attitude commune ? Nous sommes convaincus que les gouvernements actuels dans le régime social actuel et dans les cadres politiques actuels, sont incapables d’appliquer une aide efficace à l’Europe sans trahir en même temps certaines de ces valeurs sacrées que nous avons le droit et le devoir de défendre…

CHARLES HERNU (Secrétaire General du groupement travailliste pour les Etats-Unis d’Europe) :

« … Je vous apporte l’accord général de principe de notre mouvement… Nous pensons nous aussi que les Etats-Unis Socialistes d’Europe ne peuvent se concevoir contre la Russie, mais nous devons envisager le cas où elle refuse d’y collaborer.
… Accord global sur le document de base proposé… »

SIMON WICHENE (Secrétaire général de la confédération générale des Internés, Déportés politiques de la Résistance) :

« Je vous apporte ici l’adhésion et le salut amical de la Confédération Générale des anciens internés et déportés de la Résistance, section française de l’union Internationale contre le racisme qui groupe actuellement les représentants de quarante nations mondiales.
… Nous tous, qui avons souffert dans nos camps de l’horrible et récente guerre, sentons très bien que la politique des deux blocs rivaux risque à nouveau de mettre l’Europe et le monde à feu et à sang… Nous sentons également que ce sont les fondements économiques de notre société qui ne permettent plus maintenant d’organiser la paix et le bien-être alors que pendant la guerre ces mêmes pays étaient capables d’organiser toutes les conditions des tueries… J’ai l’avantage d’être à la fois un socialiste, un rescapé des camps et un israélite, et je n’ai pas eu peur de mettre ma main dans la main d’un Allemand, parce qu’il avait souffert comme moi dans les camps.
Nous ne devons pas, malgré toutes les cruautés du nazisme, confondre avec les nazis ceux qui ont lutté et luttent encore contre ceux qui ont préparé le terrain au nazisme bien avant qu’il ne soit lui-même au pouvoir. Voilà notre thèse, voilà pourquoi nous adhérons au mouvement des Etats-Unis Socialistes d’Europe. »

PRUDHOMMEAU (Journal Anarchiste « Le Libertaire ») :

… Nous devons avant tout nous poser cette question: pourquoi les masses semblent-t’elles indifférentes à la création d’un mouvement qui porte en lui cependant les espoirs les plus légitimes de toutes les masses travailleuses de l’Europe ?
C’est la conception même du mot Etat qui doit être expliquée. Les Etats Unis Socialistes oui, mais est-ce que des Etats peuvent être vraiment unis sans abdiquer de ce fait même leur titre et leur caractère même d’Etat et peuvent-ils être alors Socialistes, c’est-à-dire des sociétés sans classes? … Le mot fédéralisme, c’est la correspondance d’une organisation sociale de bas en haut et qui prend son point de départ non pas dans des entités politiques existant aujourd’hui (puisqu’autrement, nous pourrions dire que les Etats Unis Socialistes d’Europe devraient déjà exister puisque des majorités socialistes sont à la tête des principaux gouvernements d’Europe) mais les gouvernements entre eux, sont divisés par des questions qui sont insolubles sur le terrain de la démocratie internationale et que la reconstruction fédéraliste de l’Europe et du monde est quelque chose à reprendre depuis la base jusqu’au sommet.
Or, la base, c’est la personne humaine et l’individu…

LANGKEMPER (Parti Socialiste Hollandais) :

… Il est indispensable que notre appel soit entendu des intellectuels et des techniciens; nous devons montrer à ces derniers que nos solutions sont également celles qui leur permettront de développer le mieux possible leurs techniques… Il est indispensable que nous travaillions en accord avec tous nos amis de la Fédération Européenne; ce n’est pas le temps de disperser nos efforts… Je vous apporte notre accord sur le texte général proposé.

GIRONELLA (Espagne P.O.U.M.):

« … La crise que nous traversons n’est pas seulement une crise de régime: c’est même une crise de toutes les tendances du Socialisme. Et nous ne surmonterons pas la crise de l’Europe sans surmonter la crise du mouvement socialiste.
Jusqu’à aujourd’hui, l’Europe avait une direction: certes c’était la bourgeoisie, le capitalisme; mais toutefois c’était une direction. Le Socialisme représentait un mouvement révolutionnaire contre cette bourgeoisie qui allait peu à peu en se décomposant. Aujourd’hui la décomposition bourgeoise arrive à son extrémité mais justement la question est maintenant de savoir si le Socialisme sera capable de passer d’un mouvement d’opposition à un mouvement constructif capable d’organiser la vie même de l’Europe.
La deuxième grande question pour le socialisme est de poser tout problème d’organisation non plus sur le plan national mais à une échelle plus grande et notamment pour ce qui nous intéresse: l’Europe.
La troisième grande question est de ne pas laisser substituer les Etats bureaucratiques aux Etats bourgeois… Il faut que nous entraînions avec nous dans un mouvement d’ensemble les masses ouvrières, les intellectuels, les techniciens, autrement nous échouerions.
Cependant, un point capital: nous sommes ici un congrès de toutes les tendances socialistes: Ce peut être un signe de force si nous osons alors parler franchement et poser les réels problèmes. »

BALLANTINE (Exécutif d’Indépendant Labour Party) :

« … Il est certes impossible que l’Europe puisse vivre sur les bases qui ont été jetées à Potsdam et à Moscou. Il n’y a aucune raison pour que l’Europe ne puisse pas produire presque tout ce qui est nécessaire à la consommation courante. Mais ceci est impossible tant que l’Europe est divisée. Seule une économie socialiste planifiée peut arriver à ce résultat.
Dans certains coins de l’Europe il y a du charbon et pas de fer, dans d’autres coins il y a du fer et pas de charbon. Actuellement, le système de transport est complètement disloqué. Dans certains coins il y a des hommes sans travail, dans d’autres coins, ce sont les machines qui ne travaillent pas. La solution est simple: essayer de marier les matières premières qui existent encore et marier les techniciens avec les ouvriers dans toutes les usines. Si cela était fait, l’Europe pourrait se suffire du point de vue économique, du point de vue industriel… L’autre grande question est la nécessité du contrôle par les ouvriers.
La solution que nous préconisons est le contrôle technique des ouvriers techniques sur la base planifiée socialiste, mais sur cette base seulement. Le reste est illusoire. »

Fin de la séance du matin.

Séance du samedi après-midi le 21 juin

Président : LUCIEN VAILLANT (Commission Exécutive de la Fédération de la Seine du Parti S.F.I.O.)

A la tribune on remarque :

BOB EDWARDS (I.L.P. Président du Comité U.S.S.E.).
DAGNINO (Parti Socialiste des Travailleurs Italiens).
LEOPOLD (Parti Social Démocrate Allemand).
MARCEAU PIVERT (Parti S.F.I.O.).
JOHN MCNAIR (Secrétaire Général, I.L.P.).
BORDES (Syndicaliste).

GOLDSCHILD (S.F.I.O.) :

« … Je pense que si l’U.R.S.S. ne veut pas s’inclure dans l’Europe, l’Europe sera sans l’U.R.S.S. Il ne dépend pas de nous que l’U.R.S.S. soit incluse dans l’Europe, cela dépend de l’U.R.S.S. seule…
… Nous devrons insister encore davantage sur l’absolue nécessité de penser dans le sens « Europe d’outre-mer. »
… Pour moi dans le projet d’aujourd’hui ce qui m’intéresse avant tout c’est le noyau de départ pour les Etats Unis Socialistes du monde; peut-être le problème est-il déjà de créer la base d’une fédération mondiale des peuples. »

PUIS TCHAKHOTINE (Secrétaire Général de la Confédération Française des Forces économiques et sociales) :

apporte l’accord complet de son organisation.

HENRI FRENAY (ancien ministre, secrétaire général du mouvement « Socialisme et Liberté ») :

« … Dans notre ère atomique, je pense qu’un des problèmes capitaux est de bien faire comprendre aux hommes que les souverainetés nationales qui ont été nécessaires à une étape déterminée de l’évolution historique ne correspondent plus maintenant en rien aux nécessités du moment.
Si nous persistons coûte que coûte, malgré les évidences, alors ne nous plaignons pas de ce qui nous arrivera. Il est clair que c’est grâce à ces souverainetés nationales que peuvent se développer les esprits nationalistes.
C’est ainsi qu’on continuerait à nous faire croire que la sécurité des hommes et des femmes de chaque nation réside dans l’édification d’une ligne Maginot ou Siegfried, qu’on continuerait à nous affirmer que les crédits militaires sont nécessaires pour nous défendre, alors qu’ils n’ont qu’un résultat, soustraire des besoins alimentaires aux différents peuples. Au siècle où nous sommes, je crois qu’on devrait retenir cette formule: L’internationalisme est un devoir.
… Le 2e point qui me paraît capital est de faire rejoindre dans une même lutte, la classe ouvrière, déjà depuis 100 ans à l’avant-garde du combat, et tous les cadres, tous les techniciens qui, s’ils ne sont prolétaires dans le sens étroit du terme, ont eux aussi maintenant les mêmes buts: la paix, le socialisme et la liberté. »

FENNER BROCKWAY (Labour Party Britannique):

« … Dans le Labour Party, existe un groupe de camarades de plus en plus nombreux qui demandent à ce que le gouvernement Britannique ait une conception de la politique internationale au dehors de l’U.R.S.S. et des U.S.A. et par contre franchement européenne. Nous devrons prendre contact avec ce groupe pour envisager une action commune.
… Après avoir examiné le très beau document présenté par le Comité, je suis heureux de déclarer mon accord complet avec ce travail.
… L’offre Marshall pourrait conduire facilement à la colonisation de l’Europe et être une manœuvre contre l’U.R.S.S. Par contre si l’on pose les jalons d’une planification socialiste, alors cette offre prend une grande valeur.
… Mais les problèmes urgents sont les problèmes concrets d’organisation industrielle. Nous avons en Europe presque tous les minéraux dans le bassin de la Ruhr. Ce qu’il faut c’est que ces minéraux soient répartis non par les trusts mais par le peuple européen, que ces économies soient socialisées. Il faut que la production de l’Europe centrale soit envoyée dans l’Europe de l’Est, du Sud, du Nord afin que nous puissions établir l’équilibre économique.
Finalement il faut socialiser le charbon de l’Europe; socialisation complète de tous les minéraux et distribution au fur et à mesure des besoins des populations européennes pour éviter les différences de niveau de vie d’un pays à un autre.
Malgré toute la haine que nous avons contre l’oppression, que ce soit l’oppression soviétique, fasciste, nazie ou toute oppression, nous devrons toujours garder notre mentalité internationale.
Nous sommes en opposition à la domination russe aux Dardanelles, nous sommes en opposition à la domination américaine au Panama et au canal de Suez… Le grand problème qui reste, c’est nos relations avec nos frères de couleur dans toutes les anciennes colonies.
Aucun pays n’a le droit de dominer un autre pays. Nous désirons insister d’abord sur l’indépendance complète pour toutes les colonies. Ce sont justement ces colonies qui peuvent nous donner les matériaux premiers qui nous manquent, qui peuvent nous donner une possibilité de vie par nos propres moyens et ainsi nous pourrons faire une économie qui soit européenne.
Sur ces bases, nous pourrons espérer bâtir finalement les Etats-Unis Socialistes d’Europe. »

M. LAVAL (Parti communiste internationaliste) :

« … Je vous apporte d’abord le fraternel salut du Parti Communiste internationaliste, section française de la 4ème Internationale.
… Il n’est pas suffisant de proclamer: ‘nous sommes pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe’ et de penser qu’ils vont naître de notre volonté et de nos espoirs. Le problème se pose ainsi: que voulons-nous faire? Les Etats-Unis d’abord, et le socialisme ensuite? Ou le socialisme d’abord et les Etats-Unis d’Europe après? Nous pensons que la solution est de faire le socialisme d’abord.
… Pour nous, cela signifie dans l’immédiat la lutte contre le chauvinisme. Lutte contre le chauvinisme européen, mais, lorsqu’on est socialiste c’est la lutte aussi contre le chauvinisme en général.
… Cela veut dire en plus, la lutte contre le militarisme. Il faudra donc diriger la lutte contre les crédits de guerre, contre le colonialisme, contre le chauvinisme.
… Je termine par un appel au front unique sur la base de l’anti-militarisme, l’anti-colonialisme et en règle générale contre la bourgeoisie capitaliste qui en fait, empêche dans la réalité, l’arrivée des Etats-Unis Socialistes d’Europe. »

M. MARCEAU PIVERT (Fédération socialiste de la Seine) :

« Je veux simplement mettre au point l’objet de nos travaux et marquer à quel point, en dépit de certaines faiblesses, ils constituent déjà un progrès remarquable par rapport à la dernière conférence, non seulement par le nombre des délégations mais par les analyses et les propositions concrètes qui sont dans vos dossiers et qui sont le résultat d’un travail collectif que nous avons à sanctionner.
Nous sommes tous ici pour essayer de traverser cette première étape qui rencontre des obstacles de toutes natures et qui consiste à mettre côte à côte des idées, à essayer de trouver le langage qui puisse convenir aux camarades de différents pays, qui ont des origines différentes, des idéologies différentes mais qui, tous, ont compris la nécessité de réaliser aujourd’hui l’Europe, et non seulement l’Europe dans le cadre du vieux régime, mais l’Europe socialiste.
C’est déjà là un travail particulièrement pénible et je veux rendre hommage en passant à ceux de nos camarades d’Angleterre qui ont, déjà, pratiquement, fait le point où nous en sommes en France.
… Nous avons déjà fait un pas en avant. Plusieurs camarades journalistes m’ont posé des questions. En deux mots, je précise que nous sommes ici, une conférence chargée de rechercher les idées communes à des camarades de toute l’Europe qui ont conscience des mêmes dangers. C’est donc sur le plan des idées constructives que nous nous réunissons et non pas sur le plan de décisions.
Il y a eu une conférence à Zurich ou des camarades des partis Socialistes se sont réunis. Cette conférence s’est placée au point de vue politique intérieure des partis socialistes.
Nous ne sommes pas à la conférence de Zurich, mais nous ne sommes pas non plus à la conférence d’Amsterdam qui ne pouvait poser le problème tel que nous le posons de la socialisation des colonies européennes et nous ne sommes pas non plus, dans une conférence où des délégués de partis viennent discuter une politique de parti. Je pense que c’est suffisamment clair. Mais je n’ignore pas que le problème est difficile.
Est-ce que notre travail est inutile? Pas du tout. Il est justement le seul possible.
Il n’y a pas de Fédération européenne s’il n’y a pas de révolution socialiste européenne. Il faut poser d’abord le problème de la révolution sociale pour bousculer et détruire les cadres de la vieille économie nationale.
… Chacun travaille dans son organisation, l’un sur le plan syndical, l’autre sur le plan idéologique; tous travaillent dans le but que nous poursuivons. En ce qui concerne la Fédération Socialiste de la Seine, nous nous y associons. Nous considérons que c’est énorme d’avoir prouvé qu’il y a dans tous les pays des travailleurs socialistes, syndicalistes, des techniciens, des intellectuels capables de trouver le langage commun.
Il faut prendre le monde tel qu’il est, la classe ouvrière telle qu’elle est et nous sommes infiniment plus constructifs en faisant cette démonstration aujourd’hui, aux yeux de tous que si nous avions fait des phrases révolutionnaires pour les imposer à tout le monde.
Nous sommes modestes et nous sommes sûrs de notre chemin. Nous irons jusqu’au bout! »

M. LIMON (Franc-tireur) :

« … La proposition de l’heure, c’est le projet Marshall. On vous a parlé des dangers qu’il présente. On nous a dit qu’il n’y a pas de conditions politiques attachées à ce projet.
De quoi dépend la suggestion qu’il y ait ou non des conditions politiques attachées au projet Marshall? Il y a là un rapport, une confrontation entre deux groupes géographiques, les Etats-Unis et l’Europe. Or Les Etats-Unis, ce n’est pas seulement le gouvernement de Washington, les diplomates, c’est aussi les travailleurs des Etats-Unis.
Ne croyez-vous pas que si l’on faisait un appel aux travailleurs américains en disant que leur politique vise une certaine domination impérialiste de l’Europe, nous pourrions arriver à un résultat?
… Par ailleurs, dans les statistiques du texte, les ressources matérielles de l’Europe sont vraiment considérables et peut-être, en chiffres absolus plus élevées que celles de l’Amérique. Mais, si l’on divise les ressources on s’aperçoit qu’ils ne sont pas si élevées qu’on le laisse entendre dans ce projet… Je dis que si les partis socialistes officiels n’ont pas voulu mandater régulièrement, officiellement, les membres de leur parti pour assister à une conférence essentiellement internationaliste dans l’esprit, comme le nôtre, c’est que leur propre esprit n’est pas internationaliste.
Marceau Pivert a dit tout à l’heure, avec juste raison d’ailleurs, il faut constater hélas, que depuis plusieurs années la classe ouvrière, aussi bien en France que dans l’Europe entière, manifeste une certaine impuissance.
Croyez-vous que face à cette impuissance dans un monde capitaliste en putréfaction, c’est-à-dire dans un monde où le capitalisme n’a plus de possibilités de vivre et où la classe ouvrière est impuissante à prendre sa succession, croyez-vous qu’il doit y avoir un vide après le capitalisme en attendant le socialisme? Non, l’histoire ne connaît pas de vide et ce vide a déjà été comblé dans de nombreux pays d’Europe.
Lorsque par exemple on pose la question à nos chers camarades Anglais; pourquoi n’êtes-vous pas du Labour Party? Ils répondent: parce que le Labour Party au gouvernement n’a pas un programme de construction socialiste de l’Angleterre. Croyez-vous que l’on puisse dire en France même, où l’Etat fait les nationalisations, où l’Etat tout puissant s’efforce de contrôler ou désorganiser l’économie, que nous soyons là en présence de pays capitalistes comme nos pères les ont connus avant la première guerre mondiale?
Non, je dis qu’il y a là un phénomène nouveau, d’un capitalisme incapable de vivre.
Ce phénomène c’est que précisément, dans ce rapport d’évolution singulière entre un capitalisme devenu de plus en plus impuissant et un gouvernement ouvrier socialiste n’arrivant pas à conquérir le pouvoir; il y a une troisième force qui se dresse. Nous en avons des exemples déjà dans maints pays d’Europe. Elle est composée par des Etats-majors politiques, par des patriotes démocrates, des syndicats et des partis ouvriers.
… Cette troisième force, c’est l’Etat politique puissant qui domine et la politique et l’économie et la vie privée et sociale de chaque individu. Cet Etat précisément, devient l’apanage de certains états-majors politiques qui sont d’origine sociale diverse suivant le rapport de forces qui existait dans les pays au moment de cette conquête de l’état par cette troisième force.
… Les partis officiels se donnent comme principe, comme conception générale, l’augmentation de la puissance nationale qui n’a rien à voir avec le socialisme ni avec les intérêts de travailleurs.
… Je voudrais attirer votre attention sur l’existence de ce troisième danger et ce danger existe même dans les partis socialistes. »

JEF LAST (Hollande — Rédacteur en chef de la revue « De Vlam ») :

« … Nous vivons actuellement dans un jardin zoologique où chaque peuple est enfermé dans un Etat nationaliste. La nationalisation planifiée est complètement contraire à tous les intérêts des hommes. Ce que nous avons besoin c’est une Europe planifiée socialiste. C’est pourquoi la délégation hollandaise donne son plein accord au texte présenté. »

 

*

A ce moment de l’après-midi, le Secrétariat propose la résolution suivante pour base de discussion d’une résolution générale.
Il invite toutes les délégations à en prendre connaissance, à en discuter les termes et à fournir des amendements ou des positions nouvelles:

Voici le texte no. 1 de la résolution générale avant sa discussion:

A la suite de la Conférence tenue à Londres au mois de Février dernier et dans le cadre des décisions qui y furent prises, les participants à la Conférence de Paris pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe, réunis à la Mairie de Montrouge le 21 Juin 1947, ont adopté les résolutions suivantes. Ils décident :

1. De poursuivre et d’intensifier leur action à laquelle les événements actuels confèrent une justification et une urgence accrues.
2. Que l’Europe ne saurait se concevoir sans la totalité des peuples qui appartiennent historiquement à cette communauté. L’Europe a ses frontières aux différentes mers qui la baignent et, dans les conditions actuelles, aux limites occidentales de l’U.R.S.S.
3. Ils en appellent aux formations socialistes, syndicales et aux masses immenses qui attendent le renouvellement des structures politiques, économiques et sociales dans la ligne que trace l’évolution historique pour lutter par tous les moyens contre le principe anachronique et meurtrier des souverainetés nationales, générateur de haine, de misère et de guerre.
4. Ils affirment, une fois de plus, que c’est par le transfert des souverainetés nationales à un gouvernement fédéral que prendra fin l’état d’anarchie politique et économique de l’Europe.
5. Ils déclarent leur opposition à toute forme d’étatisme totalitaire. Aux étatisations bureaucratiques, ils opposent le système des socialisations à la base remettant entre les mains des travailleurs manuels, techniques et intellectuels les clefs et le moteur de l’économie.
6. Devant l’offre d’aide à l’Europe faite par le Général Marshall, ils estiment que c’est aussi nécessaire pour l’Europe à recevoir qu’à l’Amérique à dispenser, ne saurait pas être assortie de conditions politiques avouées ou non. L’Europe qui ne manifeste à personne son hostilité n’accepterait en aucun cas de servir d’instrument à une politique d’hégémonie d’où qu’elle vienne.
Devant le danger de guerre croissant on appelle aux peuples de l’Europe pour prendre conscience de leur unité et apporter à leurs problèmes actuels les deux seules solutions qui s’imposent :
Politiquement : Le Fédéralisme Européen
Economiquement : Le Socialisme Européen.

Puis la discussion générale reprend :

AYME GUERIN (Mouvement Socialiste de l’Abondance) :

« … Le texte qui nous a été remis tout à l’heure m’oblige à apporter des réserves assez importantes.
Tout d’abord, on nous dit: ‘L’Europe a ses frontières aux différentes mers qui la baignent et, dans les conditions actuelles, aux limites occidentales de l’U.R.S.S. Soyons clairs, ce texte exclut la Russie soviétique de l’Europe. Je ne suis pas particulièrement Stalinien. Mais je dis qu’au départ une exclusion de ce genre est indiscutablement un péril. Je prétends qu’il faut inviter la Russie Soviétique.
… Je pense que nous devons aller aux Etats-Unis Socialistes du monde, que ce qui compte pour nous, c’est l’union mondiale; les Etats-Unis Socialistes d’Europe ne peuvent constituer qu’une étape provisoire vers cette union mondiale à laquelle nous tendons.
… D’autre part, il faut remettre aux travailleurs manuels et intellectuels les clés de l’économie.
Là encore, comme étape je l’admets, mais comme étape seulement. Ce ne sont pas les travailleurs qui sont les chefs du régime économique, car le régime économique n’est pas fait pour eux, le régime économique est fait pour les consommateurs.
… La seule solution qui paraît assurer le bien-être humain, c’est l’économie distributive de l’abondance volontairement produite par le progrès moderne. »

CILIGA (Yougoslavie):

« … Nous sommes tous d’accord pour constater que l’Europe a déjà perdu l’essentiel de ce qu’elle avait avant 1939, c’est-à-dire, la position de l’hégémonie mondiale.
… Nous sommes tous d’accord que nous en sommes là par la politique stérile de la bourgeoisie nationaliste, mais, ce n’est pas seulement la responsabilité de la bourgeoisie nationaliste qu’il faut envisager; il y a eu aussi la faiblesse du prolétariat pour opposer une politique constructrice à la politique destructrice de la bourgeoisie.
… Il y a peut-être dans notre programme une clarté insuffisante. Il y a une troisième chose dont nous n’avons pas encore parlé: thèse fondamentale, thèse qui porte un danger qui, par avance, empêche la victoire finale: c’est le caractère ‘défensif’ de notre Europe socialiste. Car n’oublions pas qu’il y a le peuple russe qui veut s’affirmer dans le monde comme une puissance de premier ordre, qu’il y a le peuple Américain qui croit que c’est le XXième siècle qui doit avoir le visage américain.
Si nous nous unissons tous ensemble, devant nous se pose cette question: ‘Voulez-vous combattre activement pour l’union du monde? Est-ce que ces Etats-Unis Socialistes doivent marquer de leur empreinte les autres continents? Ces Etats-Unis rechercheront-ils une synthèse entre les forces des peuples européens, des peuples Russe et Américain? »

JOHN MCNAIR (Secrétaire Général d’I.L.P. Angleterre) :

« … Nous apportons ici l’accord complet de notre parti au texte général de discussion avec toutefois certains amendements de forme que nous déposons au Secrétariat. »

LIBERTINI (Parti Socialiste des Travailleurs Italiens) :

« … Je suis d’accord sur les principes généraux, mais je crois que nous devons passer à quelque chose de plus concret. Par exemple, on ne peut pas concevoir les Etats-Unis Socialistes d’Europe si l’on ne parle pas de la révolution socialiste dans la Ruhr… Le problème est de discuter de la coordination pour un mouvement socialiste en Europe, de la politique du mouvement socialiste en Europe. »

LAMBERT (Front Ouvrier) :

« … Pour ma part, je démens l’impuissance de la classe ouvrière. La troisième force dont on parle n’existe pas en fait. Ce n’est pas autre chose qu’un système d’essence capitaliste.
… Je défends le droit du peuple Allemand, c’est-à-dire la possibilité de définir son propre sort et se défendre contre toute occupation impérialiste.
… Je déclare que la C.G.T. est incapable d’assurer les tâches de construction des Etats-Unis Socialiste d’Europe tant qu’il y aura des hommes sous la direction du parti communiste…
… Je défends le droit pour les peuples coloniaux de disposer d’eux-mêmes. »

SOLANO (P.O.U.M., Espagne):

« Nous sentons fort bien à quel point la social-démocratie est tombée. La crise est profonde; nous pouvons essayer de regrouper les avant-gardes qui désirent surmonter cette crise.

… Il faut suivre un plan d’action comme pour favoriser ce rapprochement.

… Considérez qu’une section de la classe ouvrière suit encore le parti communiste; et l’un des points essentiels de notre tâche immédiate doit consister à reprendre au parti communiste les éléments prolétariens qui suivent encore ce parti. Donc, face aux éléments des deux blocs, front commun de toutes les forces qui veulent renouveler le mouvement internationaliste prolétarien. »

WITTE (parti archéo-marxiste, Grec) :

« Plusieurs organisations Grecques avaient délégué des camarades qui devaient être présents. Ils ont fait tout le nécessaire mais n’ont pas pu obtenir le visa indispensable de la part du gouvernement français.
Je vous communique cela en même temps qu’une protestation contre cette manière d’agir contre un effort commun, un effort pour le bien de toute l’Europe. Des commissions d’étude des questions techniques et d’autres questions très importantes du point de vue général devront être organisées en vue d’une organisation socialiste d’Europe. Nous déclarons que nous sommes disposés à continuer la lutte sur ce terrain en Grèce. »

BRUNET (Cercles Fédéralistes et Communautaires) :

« Une question reste posée: peut-on réaliser les U.E.S.E. avec les Etats satellites de l’U.R.S.S., Pologne, Yougoslavie, Etats-Baltes. La question reste posée par le texte même qui nous est présenté.
Ne croyons pas qu’on puisse actuellement tout au moins, dissocier ces Etats de l’U.R.S.S. elle-même.
Il est un fait important à noter, c’est que les Etats-Unis d’Amérique qui s’opposaient jusque-là à l’organisation d’une Europe libre viennent de prendre position, devenant favorable à l’organisation d’une partie de l’Europe libre, ce qui, par conséquent, favorise en Europe un courant socialiste.
Dans ces conditions, la tâche des organisations socialistes pour la réalisation des E.U.S.E. devient forcément prépondérante. »

La discussion générale est alors close.
Le Secrétaire de la conférence, Jacques Robin prend la parole:

« La discussion a été longue. Souvent, malgré le désir exprimé ce matin même, la discussion s’est éloignée des points précis que nous avions proposés. Malgré les divergences accusées, il est magnifique et réconfortant justement, que des camarades de Grèce et d’Angleterre, de Hollande et d’Italie, des syndicalistes, des anarchistes, des fédéralistes, aient pu s’exprimer librement des problèmes du Socialisme.
Nous avons reçu de nombreux amendements à notre proposition de résolution Générale. Avant de vous en donner lecture, je vous rappelle encore que cette conférence ne se propose pas de bâtir un texte dogmatique. Mais au contraire, de construire un texte qui à la fois résume notre accord moyen et puisse devenir une arme constructrice. »

 

*

A la demande de nombreux délégués, vu l’heure tardive, la lecture et le vote sur les amendements est remise au lendemain matin à 12 h.

La séance est levée à 19 h. 30.

*
Document :

Les Etats Unis Socialistes d’Europe
Seul moyen de surmonter la crise économique et sociale et barrage à la troisième guerre mondiale.

[Ce document, élaboré par le Comité d’Etude et d’Action pour les Etats Unis Socialistes d’Europe est destiné à servir de base au travail préparatoire à la Conférence. Il n’est pas présenté comme document immuable et définitif, mais comme moyen d’échange constructif entre le Secrétariat et les divers participants. C’est à ce titre que nous vous l’envoyons. Il sera discuté au cours de la Conférence, le samedi 21 Juin 1947, et cette discussion fournira les éléments de la Résolution définitive que nous bâtirons ensemble à ce moment.]

[…]

Chapitre III
Les Etats-Unis Socialistes d’Europe
Programme, Forces, Moyens

L’Europe socialiste doit concilier une unification économique planifiée avec une démocratie politique et sociale.

1. Les réalisations socialistes distingueront l’Europe du capitalisme Américain.

La première tâche sera de mettre fin à l’incohérence des économies nationales fermées en dressant un plan de production sur la base des besoins d’une consommation préalablement organisée.

La ligne générale sera, sur le plan européen, de:

a) Terminer les réformes agraires qui doivent supplanter définitivement les vieilles structures féodales restantes.

b) Socialiser la production des matières premières industrielles, les industries clés et les différentes structures capitalistes.

c) Harmoniser la production et la consommation.

Une telle transformation européenne :

Mettra fin aux contradictions nationales traditionnelles.

Elèvera le niveau de vie de tous les peuples européens.

Permettra d’organiser une association libre avec les peuples d’outre-mer sans crainte de leur part.

Sur le plan pratique d’une première étape, les réalisations suivantes seront nécessaires :

a) Abolir les barrières douanières.

b) Rationaliser les transports.

c) Annuler les dettes entre nations européennes.

d) Créer un système bancaire européen avec monnaie unique.

2. Les pratiques de liberté distingueront l’Europe du totalitarisme Soviétique.

a) Les conquêtes de la science et de la technique offrent à l’homme la possibilité de s’émanciper de l’esclavage économique et social. Mais, en même temps, la centralisation économique et politique nécessaire pour organiser ces conquêtes menace de substituer à la vieille domination une nouvelle forme d’oppression l’Etat totalitaire.

b) Par ailleurs les nationalisations économiques d’aujourd’hui ne sont réalisées que dans les cadres nationaux et capitalistes de la vieille Europe. Elles menacent aussi gravement les libertés humaines en pouvant devenir dans le futur des structures d’oppression totalitaire.

Aussi la démocratie politique doit-elle devenir une vraie démocratie sociale: toutes les forces de production et de consommation doivent être dirigées et contrôlées par la base ainsi que les plans et leurs réalisations.

En effet, seules les socialisations à la base, c’est-à-dire à l’échelle de l’entreprise sont le facteur déterminant de la suppression des classes sans prédominance d’une classe nouvelle. Elles sont en même temps un facteur de paix en laissant les pouvoirs économiques réels, c’est-à-dire les clefs de la guerre ou de la paix entre les mains du peuple lui-même.

Aussi éloignée de la démocratie libérale que de la pseudo-démocratie stalinienne, l’organisation politique et sociale des Etats-Unis Socialistes d’Europe reposera sur les principes suivants :

1. Mettre en place une organisation fédérale démocratique européenne.

2. Simplifier les administrations.

3. Décentraliser au maximum toutes les autres branches de l’activité et prise en charge par chaque collectivité de tous les pouvoirs qu’elle est en mesure d’assumer, ne déléguant aux collectivités supérieures que les pouvoirs qu’elle ne peut réellement exercer.

4. Assurer à toute la jeunesse européenne les conditions d’une préparation technique et universitaire la plus développée possible.

Il sera nécessaire de promulguer :

Une charte des droits communs des citoyens et des peuples européens, qui distinguera :

a) Les libertés individuelles: d’expression; de réunion; de presse; de religion.

b) Les libertés des particularités nationales.

L’internationalisme n’a rien de commun avec l’anti-nationalisme. On ne peut pas méconnaître et minimiser les formes concrètes des cultures et des traditions nationales. Une des grandes richesses de l’Europe est l’immense diversité d’expressions nationales. Sans liberté nationale, les autres libertés signifient peu de choses. Ces libertés, aujourd’hui menacées de tous côtés trouvent leur garantie dans une fédération européenne volontaire, de même que les libertés des hommes ne peuvent être garanties que par une société socialiste démocratique et libertaire.

Position d’une Europe Socialiste Fédérée vis-à-vis des deux blocs:

Si, comme nous en avons la conviction absolue, l’idée de la constitution des Etats Socialistes d’Europe trouve sur notre continent de profonds échos, il est capital que cette idée ne se heurte pas à des méfiances justifiées de l’un ou l’autre des deux blocs et des alliés qu’ils possèdent dans chaque pays européen. S’il devait en être autrement, il est probable que cette idée serait étouffée avant même d’avoir reçu un commencement de matérialisation.

Il est donc indispensable que dans l’esprit de ses promoteurs comme dans leurs propos rien ne puisse permettre à l’un des deux antagonistes de penser que les Etats-Unis Socialistes d’Europe seraient dirigés contre lui.

Il s’ensuit que les Etats Unis Socialistes d’Europe doivent apparaître comme une force économique, politique, idéologique autonome, obéissant à ses propres lois et désireuse d’être non pas un rempart mais un trait d’union entre les deux peuples.

C’est par notre volonté démocratique qu’on peut enlever aux U.S.A. toute justification à leur éventuelle hostilité c’est par notre volonté socialiste qu’on peut en faire de même pour l’U.R.S.S.

Forces:

L’idée de l’unité européenne est aussi vieille que l’Europe elle-même. Il faut souligner comme un symptôme encourageant qu’elle prend en ce moment même une force plus vive que jamais. Cependant il convient de ne pas oublier les enseignements du passé au nombre desquels nous retiendrons les suivants:

1. L’Europe ne se fera pas par la force mais seulement par le libre consentement des peuples. Napoléon et Hitler en ont fait l’expérience.

2. L’Europe ne se fera pas sur la base d’idées généreuses du type de l’Union Paneuropéenne de Kalergi-Briand.

3. L’Europe ne se fera pas sur la base d’une simple structure politique qui laisserait subsister les oppositions de classes ou d’Etats. — Tel le Mouvement Fédéraliste Européen, dressé avant tout sur les aspirations fédéralistes, en dehors réalisations économiques et sociales de base. Tel le Mouvement pour les Etats Unis d’Europe, proposé par Winston Churchill sur le modèle des Etats-Unis d’Amérique, et qui cherche à organiser la bourgeoisie européenne — incapable de garder sa situation dans le plan national — dans le cadre continental.

Pour s’édifier, l’Europe a besoin d’une force sociologique numériquement importante et politiquement consciente.

Or, actuellement on assiste dans l’ensemble des pays européens à une véritable décomposition de la bourgeoisie, classe dominante dans les derniers siècles qui a soutenu l’aventure nazie et qui cherche de toute part à se regrouper.

Et on assiste par ailleurs à une prolétarisation des classes moyennes et à une valorisation technique du prolétariat.

Aussi on doit penser que c’est aux ouvriers, aux paysans, aux techniciens, à la jeunesse qu’il faut demander d’être le moteur puissant du combat qui s’engage. C’est à l’ensemble des travailleurs, au sens le plus large du terme, qu’il faut appeler pour construire les Etats Unis Socialistes d’Europe.

Cependant il est d’une importance capitale que cette action prenne appui sur certaines formations politiques organisées de l’Europe. Dans la carte actuelle des partis, il est évident que seuls les partis socialistes et les syndicats peuvent assumer cette tâche historique.

Comment se fait-il que les Partis Socialistes, aujourd’hui partis dirigeants de nombreux pays européens, n’aient pratiquement pas encore pu assumer ce rôle concret immédiat: la formation des états unis socialistes d’Europe?

Leur absence pratique sur le plan constructif européen paraît liée aux principales causes suivantes:

Leurs contradictions: Leur conception du socialisme est internationale mais leur pratique (due aux besoins d’intervention dans les réalités politiques) est nationale. Ils représentent traditionnellement une force d’opposition à la Société bourgeoise capitaliste et ils ont tendance à conserver ce caractère alors que l’impératif actuel leur commande de devenir une force créatrice en face d’une société bourgeoise qui s’effondre.

Leurs Faiblesses: Ils sont la proie renouvelée des divisions organiques. Ils ne parviennent pas à surmonter leurs complexes d’infériorité, vis-à-vis:

a) des partis staliniens qui eux voudraient faire croire encore à la mystique de la révolution russe alors qu’ils ne sont que les représentants d’une force totalitaire mondiale.

b) des divers noyaux socialistes qui cherchent à pallier aux lenteurs et aux traditions tellement naturelles de tout grand parti organisé.

Leurs manques: Ils ont souvent gardé les vieilles phraséologies et n’ont pas osé repenser les problèmes tels qu’ils se posent dans la réalité historique d’aujourd’hui. Ils ont gardé les vieilles méthodes de travail et de propagande de la période oppositionnelle. Ils n’ont pas compris que les masses attendaient justement d’eux les mots d’ordre pratiques et concrets pour une organisation socialiste apportant la paix et le bien-être.

Nous pensons que la tâche concrète et urgente de ces partis socialistes est de proposer un programme européen de transformations sociales et les moyens pratiques d’y aboutir.

En luttant pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe les Partis Socialistes luttent aujourd’hui pour leur propre existence. L’absence de cette politique socialiste européenne est certainement une des causes principales de la poussée simultanée qui se fait sur les deux ailes de l’éventail politique général, en dehors des partis socialistes:

à droite les partis, derrière lesquels viennent se réfugier ceux qui ne cherchent qu’un barrage à la dictature stalinienne.

à gauche les partis staliniens, derrière lesquels se groupent ceux qui ne cherchent qu’un barrage à la défense de l’U.R.S.S.

Au total:

On peut dire que si l’idée de la fédération socialiste européenne dépendait avant la guerre du socialisme, maintenant c’est le socialisme et tout l’avenir du socialisme qui dépendent dans une large mesure de la formation de la fédération socialiste européenne.

Moyens: Puisque nous posons l’Europe socialiste fédérée comme but, il faut donc penser et agir sur le plan européen.

A cet effet sont nécessaires dans l’immédiat:

Un Comité International d’Etude et d’Action pour les Etats Unis Socialistes d’Europe étudiant en permanence l’ensemble des problèmes posés, établissant l’information sur le plan européen et la liaison avec les Comités similaires créés dans chaque pays.

Des Comités nationaux qui auront pour tâche:

1. De rassembler toutes les énergies isolées et tous les mouvements ou partis qui seraient d’accord avec nos perspectives et désireux de travailler avec nous.

2. De développer par tous moyens appropriés la conscience européenne.

3. De participer aux travaux demandés par le Comité International.

Telle est la première étape à réaliser d’urgence et qui ouvrira les voies au grand combat.

Tâche immédiate; La Conférence pour les états unis Socialistes d’Europe de Juin 1947.

C’est d’elle que nous attendons le premier pas dans la voie du programme que nous venons d’exposer.

Nous souhaitons ardemment qu’à cette conférence soient représentés tous les partis socialistes européens, les autres organisations socialistes ou syndicales, les nombreuses individualités sympathisantes. Nous souhaitons que de cette Conférence se dégage, autour des grandes formations, une volonté unanime de mener avec foi et vigueur la campagne pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe.

C’est de nos forces qu’il dépend que ce vaste mouvement de pensée devienne une force de combat et demain une réalité mondiale et le gage principal de la paix.


 

 

Marceau Pivert chargé de mission, par Jean Rabaut

juin 1936 – février 1937

Nous avons déjà vu le travail cinématographique de Pivert à la Fédé de la Seine, nous publions ces extraits de Tout est possible! de Jean Rabaut (Denoël, 1974) pour avoir un premier aperçu de celui à la radio.


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A peine son ministère formé, Léon Blum offre à Marceau un poste de chargé de mission à la présidence du conseil, pour s’occuper de cinéma et de radio. Après consultation de ses amis, qui sont unanimes, sauf Daniel Guérin, à lui conseiller d’accepter, il donne son accord. Pour le moment, du reste, il n’a pas de difficulté à être à la fois G.R. et gouvernemental. Les choses vont vite: le 5 juin, le gouvernement se présente devant les Chambres. Le 7 sont conclus les « accords Matignon » entre le ministère, le patronat et la C.G.T. (…) Le 9, Léon Blum dépose des projets sur la semaine de quarante heures et les congés annuels payés. La revue des pivertistes peut étaler en première page un graphique intitulé  «  Lutte de classes et rythme des réformes  » qui met en évidence le rapport entre l’importance de la vague gréviste et la succession des décisions favorables au monde du travail.

Le 14 juillet, il y a eu un nouveau défilé monstre, avec des discours dont Marceau a été le principal ordonnateur, mais aussi l’auditeur critique. Déjà la Gauche révolutionnaire signale que les prix montent, que certains patrons pratiquent des lock-outs, qu’ils constituent des syndicats jaunes.

Quand Léon Blum déclare, le 14 juillet, devant le peuple assemblé: « Nous vous demandons de nous laisser libres de diriger nos mouvements et de régler notre progression », nous répondons: « Ce qui imprime le rythme des réformes, ce sont les rapports instantanés de force entre les classes.» Ce n’est pas du gouvernement, mais surtout des manifestations de la masse que les réformes dépendent. Et, lorsque Blum, dans le même discours, déclare: « Les formes données aux revendications ouvrières contiennent des risques sérieux, que notre devoir est de signaler dès qu’elles ont pour effet de propager ou de prolonger un état de malaise et d’alarme » (…) il démontre simplement qu’après avoir été porté par la vague ouvrière, le gouvernement qu’il dirige subit en pliant l’échine la formidable contre-attaque menée par le capitalisme. (Gauche révolutionnaire, juillet-août 1936).

(…) Le 20 juillet au matin, Léon Blum a reçu un télégramme – rédigé en clair! – du président du Conseil espagnol: « Sommes surpris par dangereux coup de main militaire. Vous demandons de vous entendre immédiatement avec nous pour fourniture d’armes, d’avions. Fraternellement. Giral » (…) Qu’en est-il de l’aide pratique, directe, que les amis de Marceau Pivert donnent à l’Espagne antifasciste? Marceau, en charge des affaires de la radio d’État sous Jules Moch, secrétaire général du gouvernement, se rend à Barcelone durant une quinzaine. Il y conclut un accord avec la radio catalane, au pouvoir du comité central des milices, accord en vertu duquel les catalans enverront à la radio française une série quotidienne de nouvelles à diffuser; mais cette décision est annulée par Jules Moch, qui négociera une convention avec la radio madrilène, davantage sous le contrôle du gouvernement central. Cependant Marceau profite de son poste pour surveiller les manèges des agents franquistes en France et au Maroc, et communique ce qu’il sait aux camarades du P.O.U.M. Il favorise aussi l’acquisition d’armes par les Espagnols [1]. Il est en contacts réguliers avec un militant de la G.R. déjà nommé, Maurice Jaquier, qui fait le va-et-vient entre Paris et l’Espagne (…) En neuf mois, écrit Jaquier, à raison de deux convois au minimum par semaine, le comité aura envoyé de 1 700 à 1 800 camions Renault de cinq tonnes, soit 7 à 8 000 tonnes de matériel militaire ou stratégique (…) Les armes convoyées par l’entremise de la G.R. étaient remises sans discrimination au comité central des milices, tandis que celles de provenance russe – bien que payées par la République espagnole – étaient livrées au seul P.S.U.C. d’obédience communiste. (…) Enfin, nombre de jeunes militants s’étaient simplement engagés dans les milices du P.O.U.M., soldats du rang ou infirmières; plusieurs, bientôt, devaient tomber au combat.

(…) Marceau Pivert a pu durant plusieurs mois tenir à la fois le rôle d’ordonnateur des grandes cérémonies du Front populaire, de superviseur à la radio et de leader de la G.R., sans trop de contradictions. A la radio, il s’occupe de trois postes d’État: Paris P.T.T., Radio-Paris et Radio-Colonial. Il dépend à la fois du ministre des P.T.T., Jardillier, d’un conseil supérieur, l’un et l’autre sans efficacité réelle ni désir d’en avoir, et de Jules Moch – dont nous avons vu qu’il ne le laissait pas toujours faire – , puis d’Yves Châtaigneau, secrétaire général du gouvernement. Lui-même, trop occupé par l’aide à l’Espagne et du reste plus libéral que ne laisserait supposer le caractère virulent de ses prises de positions publiques, n’impose aucune ligne aux responsables des informations. Mais il accorde à la C.G.T. un quart d’heure par semaine, au Centre confédéral d’éducation ouvrière deux demi-heures hebdomadaires. Il réintègre Louis Vallon, chroniqueur économique, socialiste modéré, naguère éliminé par un ministre de droite; il fait entrer Pierre Paraf, homme de gauche sans parti, et aussi Pierre Brossolette, rédacteur au Populaire. A Radio-Colonial il place Georges Pioch au lieu d’un fascisant, Louis Dumat. les uns et les autres, si leur « objectivité » n’est pas la même que celle de tel ou tel qui serait de droite, gardent néanmoins le ton objectif, ce qui n’empêche pas la presse de droite de les dénoncer avec passion. Pivert est dans l’impossibilité, vu les règles de la fonction publique, d’éliminer des hommes qu’il considère comme des ennemis. En fin de compte, il agit en S.F.I.O. plus qu’en G.R. Aussi, devant les réserves émises par certains de ses camarades, est-il amené à préciser que ses fonctions sont strictement « techniques », « ne comportant aucune initiative, par conséquent aucune responsabilité », et n’étant au surplus dotées d’aucun crédit (Gauche révolutionnaire, 10 octobre 1936). Outre son action à l’intérieur du parti, il participe à des meetings communs avec les Jeunesses socialistes de la seine, dont la majorité est passée sur ses positions, les J.S.R. et la Jeunesses anarchiste-communiste, contre les deux ans et la politique espagnole du gouvernement [2]. Il collabore, avec ses amis, à La Vague, organe qui sert de lieu de rencontre aux pacifistes et aux socialistes révolutionnaires.

(…) Pivert est poursuivi en justice sur la plainte de certains particuliers, pour avoir incité les soldats à la désobéissance s’il venait à se produire un cas analogue à celui de la rébellion espagnole, et « pour provocation au meurtre » par Doriot et par le gangster Sabiani, ce qui provoque des sourires entendus et des remarques aigres-douces chez ses camarades qui évoquent « l’indépendance de la magistrature » [3]. Et quand, à propos du suicide de Roger Salengro, poussé au désespoir par les calomnies d’une certaine droite qui l’accusait d’avoir déserté pendant la guerre, Madeleine Hérard déclare que si la désertion avait réellement eu lieu, il n’aurait pas failli aux yeux de ses camarades (…) on sent que le divorce est profond entre la plupart des éléments de la G.R. et la majorité du parti.

Un article de Marceau, paru dans la tribune libre du Populaire le 12 janvier 1937, est censuré par la direction, après que Paul Faure a déclaré en réunion de la C.A.P.: « Il ne faut pas croire que l’action de la gauche révolutionnaire n’est pas dangereuse, qu’une écrasante majorité se dégagera toujours contre elle. Il y a cent mille nouveaux hommes dans le parti, qui peuvent être la proie d’une démagogie facile ». Et Grumbach, s’adressant à Pivert: « Est-ce que le sort de la France n’est pas plus important que ta conception de la liberté de pensée à l’intérieur du parti? » Le 19, le secrétariat envoie aux Fédérations une circulaire, la circulaire 273, pour les mettre en garde contre les « tentatives de désagrégation » de la G.R. Le 28, Marceau quitte ses fonctions à la présidence du conseil: « Non! je ne serai pas un complice silencieux et timoré. Non! je n’accepte pas de capituler devant le capitalisme et les banques. Non! je ne consens ni à la paix sociale ni à l’union sacrée. » Quinze jours avant, Léon Blum avait annoncé une « pause » dans la poursuite des réformes sociales. Le 6 mars, il fait voter un emprunt spécial de défense nationale avec garantie et option de change. Le 16, c’est la fusillade de Clichy.

 

Notes:

[1] Jules Moch, Le Front populaire, grande espérance, n. 219, J.-G. Gorkin, préface à Marceau Pivert, A donde va Francia ?

[2] Lutte ouvrière, 17 octobre 1936.

[3] Vague, 1° décembre 1936. Gauche révolutionnaire, 15 décembre 1936.


 

 

Juin 1936 et les défaillances du mouvement ouvrier

Article de Marceau Pivert paru dans La Revue socialiste N° 98, 4 juin 1956


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« Nous savons maintenant que notre vérité était une demi-vérité, notre combat une lutte dans le brouillard, et que ceux qui souffrirent et moururent en ce combat étaient des pions d’un jeu très compliqué entre les deux prétendants totalitaires à la domination mondiale ». Koestler (Hiéroglyphes, p. 390).

« Prononcer les mots de « fascisme », de « course aux armements », de « dangers de guerre », c’est en réalité évoquer à la fois l’aspect actuel et permanent d’un problème posé au prolétariat mondial et, par voie de conséquence, les efforts obligatoires des diverses sections nationales pour coordonner l’action prolétarienne contre le capitalisme, de façon à écarter d’abord, à extirper ensuite du monde les causes de ces périls qui croissent avec le temps ». Bracke, Rapport de la délégation S.F.I.O. à l’I.O.S. pour le XXXI° Congrès National (1936).

L’écrivain Koestler, qui fut un ardent communiste jusqu’en 1937, a découvert peu à peu le « jeu très compliqué » qui a fait de la malheureuse Espagne le champ clos d’une lutte obscure où se sont affrontées la révolution sociale et la contre-révolution fasciste – la démocratie et la tyrannie et les alliances militaires en formation avant la deuxième guerre mondiale.

Le vénéré et regretté militant socialiste internationaliste, lui, précise bien où se trouvent les sources de notre anxiété périodiquement renouvelée. Et il embrasse d’un coup d’œil la seule force capable de découvrir puis d’imposer une solution aux problèmes posés : le prolétariat international. C’est donc sous cette double évocation que sera entrepris le présent essai d’interprétation des événements de 1934 à 1938. Nous ne nous dissimulons pas les difficultés de cette tâche : cette époque est à la fois si proche et si éloignée. Si proche par certaines analogies avec le présent, si éloignée par l’ampleur et la profondeur des bouleversements survenus dans le monde au cours de ces vingt dernières années ! Et puis nous n’avons peut-être pas les qualités d’impartialité qu’on est en droit d’exiger d’un « historien ». Aussi bien, c’est plutôt à titre de « participant passionné » à la vie du parti au cours de ces années décisives que nous entreprenons cette rétrospective. Avec cette circonstance aggravante: les méthodes, les critères, qui nous ont permis de nous orienter alors nous semblent, plus que jamais, les plus sûrs instruments d’investigation pour déterminer l’action socialiste à entreprendre aujourd’hui. Nos lecteurs, du moins, en jugeront en toute indépendance.

Comment donc sommes-nous passés des journées de février 1934 à celles de juin 1936 et à l’échec lamentable de la grève générale du 30 novembre 1938 ? Comment nos espoirs se sont-ils dissipés, effondrés, dans la guerre, le fascisme, la misère, la ruine ? Est-ce que notre « programme d’action », en 1936, était insuffisant ? Ou est-ce que notre « doctrine » était mal assurée ? Est-ce que nous avons été victimes de notre propre faiblesse de volonté révolutionnaire ? Ou bien est-ce que, décidément, l’ennemi de classe, le fascisme international, avait conquis sur nous une supériorité écrasante ? Mais alors, pourquoi lui et pas nous ? Pourquoi et comment avons-nous été vaincus en tant que socialistes (car une guerre, même « victorieuse », est toujours une défaite pour le socialisme) ? Etions-nous, en juin 1936, à la dernière étape d’un processus de décadence de toute la société européenne ? Ou bien aurions-nous pu en faire l’aube d’une nouvelle renaissance ? La destruction du fascisme par la guerre était-elle la seule voie offerte ? (Et d’ailleurs est-il vraiment détruit ?). N’y avait-il pas un autre moyen de lui régler son compte, et définitivement ? Toutes ces questions se posent ici. Mais elles n’ont aucun intérêt si elles ne sont pas destinées à éclairer notre route aujourd’hui même. Un militant de juin 1936 demande ici à faire le point dans l’intention presque exclusive de fournir aux militants de juin 1956 des éléments de comparaison, des enseignements expérimentaux bien établis, et qui doivent favoriser une prise de conscience des responsabilités à prendre.

VUE D’ENSEMBLE.

La crise économique qui a secoué terriblement le régime capitaliste en 1929 aux Etats-Unis s’est étendue à l’Europe en 1930 — et à la France en 1932. Le chômage est alors devenu effrayant ; la production a décliné ; le commerce s’est arrêté ; la misère a ravagé les foyers de millions de travailleurs ; les nations se sont enfermées dans des systèmes d’autarcie ; et le fascisme, alimenté par les caisses noires du grand capitalisme, est monté au pouvoir. Son premier objectif vise à briser toutes les organisations ouvrières, à dénoncer et détruire leur « internationalisme » (souci bien inutile car trop de prolétaires limitent leur intérêt au cadre étroit de leur nation, à l’image de leur propre bourgeoisie : le slogan des néosocialistes sera : ordre, autorité, nation !). Toutes les couches de la société en crise se laissent plus ou moins corrompre par l’idéologie fasciste ; les socialistes sont parmi les plus farouches résistants : il faut les détruire. « Sachez qu’il faut en finir avec la social-démocratie », déclarait, le 12 janvier 1934, le Père Bichlmaier, supérieur des Jésuites, homme de confiance du Vatican, au « petit Bauer », chef de la ligue des socialistes religieux d’Autriche (1). Et l’attaque aura lieu, en février, à peu près en même temps en Autriche et en France, avec les mêmes objectifs. Malgré l’héroïsme et l’organisation des socialistes autrichiens, au milieu d’une Europe centrale déjà submergée par le clérico-fascisme et le nazisme, la petite Autriche sera livrée à la dictature du grand capitalisme et de ses mercenaires.

En France, la victoire du fascisme est rendue impossible par la réplique des masses populaires sous la direction du Parti Socialiste. Dès le soir du 6 février, la recherche systématique de l’unité d’action et, dès le 12 février, la grève générale déclenchée par la C.G.T. avaient préparé les rassemblements ultérieurs, unissant toutes les forces démocratiques et ouvrières. Il faudra cependant plusieurs mois au parti communiste pour qu’il se range sur les positions du parti socialiste. Et quand il s’y résigne, c’est encore « à titre d’essai », selon les instructions du VII° Congrès de l’Internationale communiste. La « nouvelle tactique non sectaire », alors, a un but très précis : le Front Populaire doit favoriser l’établissement d’un pacte d’alliance militaire entre la France et la Russie soviétique. Dès que le pacte est signé, le 2 mai 1935, le mouvement de masses, qui croît spontanément, invinciblement, acquiert une ampleur jamais connue : le 14 juillet 1935, 700.000 manifestants (dont 40.000 Nord-Africains) défilent sur le Cours de Vincennes (Au même moment, malgré la propagande officielle et l’invitation du gouvernement, 25.000 Croix de Feu seulement montent à l’Arc de Triomphe). La courbe du fascisme s’infléchit à partir de ce moment précis. Celle des forces antifascistes monte de mois en mois. D’immenses perspectives vont donc s’ouvrir devant le prolétariat français s’il se considère comme l’une des fractions du prolétariat international. Il est unifié par un pacte d’action commune. Et le Parti Socialiste pousse à l’unité organique. Mais, pour le Parti communiste, il ne s’agit ni de l’unité loyale, ni de la révolution socialiste. Il s’agit seulement de surveiller l’exécution du pacte franco-soviétique. Si l’on croit que la guerre s’approche, et si l’on est décidé à y entraîner le prolétariat, on ne doit rien faire qui puisse affaiblir la capacité militaire de la bourgeoisie — ce qui veut dire qu’on ne peut plus mettre en cause la domination de classe de celle-ci — on recherchera donc la collaboration parlementaire, sinon gouvernementale la plus large — et l’on s’alignera au besoin sur les éléments les plus modérés au risque de ne pouvoir satisfaire les aspirations des masses populaires. On mettra ainsi une sourdine à la campagne contre la loi, de deux ans. On dénoncera les internationalistes comme des alliés des nazis (les arguments employés par Lénine et Trotsky contre les « social-patriotes » s’adresseraient à plus juste titre, vingt ans plus tard, à la propagande chauvine du Parti communiste). Mais qu’importe : Staline a toujours raison ; le chauvinisme antiallemand deviendra à partir d’août 1939 une collaboration avec les nazis contre la France; et à partir de 1941, on reviendra au nationalisme « antiboche ».

Toute l’histoire des espérances déçues, des défaites sanglantes, et de l’impuissance totale du mouvement ouvrier français (et international) se lit dans cette subordination simultanée des socialistes aux alliances militaires et des communistes à la diplomatie russe. Mais les socialistes, au moins, tenteront l’impossible, à travers toute cette période dramatique, contre la course aux armements, pour réformer la structure de l’économie française et même aider la République espagnole, traîtreusement attaquée par le fascisme international, tandis que les communistes exécuteront servilement toutes les instructions staliniennes, c’est-à-dire d’une bureaucratie contre-révolutionnaire.

Pour découvrir l’explication profonde des discussions, polémiques, confusions, manœuvres et atermoiements qui ont illustré la difficile gestation du Rassemblement (ou Front) Populaire et de son programme, il faut souligner une double volonté, antisocialiste : celle de la bourgeoisie capitaliste bien décidée à résister par tous les moyens aux transformations révolutionnaires de structure, et celle du parti communiste, bien décidé, lui, à paralyser toute tentative socialiste révolutionnaire.

Autour des négociations des chefs des grandes organisations gronde un formidable mouvement de masse qui a pendant quelques jours, au début de juin, ses propres lois de développement spontané, mais qui se laisse aussitôt « ré-encadrer » lorsque Thorez lui demande de « savoir terminer une grève ». Ainsi les socialistes sont contraints, peu à peu, par les conditions mêmes dans lesquelles le Parti communiste et ses alliés radicaux ont engagé la lutte, de subir les défaites partielles qui conduiront l’ensemble de la classe ouvrière à la défaite totale.

Certes, il y a aussi des responsabilités socialistes dans l’échec final, mais pour les apprécier à leur juste proportion, il ne faut jamais oublier les deux mâchoires de l’étau qui se sont serrées peu à peu autour du Parti : la politique internationale de l’impérialisme capitaliste et la politique internationale, contre- révolutionnaires, du stalinisme.

FACE A LA CRISE : LE PROGRAMME SOCIALISTE.

C’est le XXXI° congrès national du Parti (Toulouse, 20-25 mai 1934) qui marque le mieux l’énorme progression politique consécutive à la tentative fasciste du 6 février 1934. Tout le compte rendu sténographique est à relire : il révèle le bouillonnement intense des idées, les tendances profondes, les divergences tactiques: le thème généralement adopté est résumé ainsi par Jules Moch (2):

« Lutter contre le fascisme, c’est essentiellement lutter contre le capitalisme, pour le socialisme ».

L’alternative « fascisme ou socialisme », qui ne plait guère à Paul Faure ou J.B. Séverac, est, au contraire, brandie comme un drapeau par les jeunes planistes, par Deixonne, par Rivière, par André Philip. « Maintenant, déclare celui-ci, les réformes ne sont plus possibles… Nous sommes entrés depuis 1914 dans la période de la révolution mondiale » (3).

Et Jean Le Bail pose, avec une clarté prophétique, la même alternative sur le plan de la politique internationale : « Vous serez obligés, sous la poussée des événements, de faire l’unité… Vous serez conduits à aller à Moscou demander aux hommes de là-bas s’ils préfèrent à l’unité une alliance militaire avec M. Doumergue » (4) .

La réconciliation de toutes les forces nationales et internationales de la classe ouvrière pour une action commune en direction de la révolution socialiste, telle est, en mai 1934, la pensée dominante de l’immense majorité des militants socialistes. A l’heure où l’on doit enfin apprécier du point de vue de la classe ouvrière internationale les responsabilités de Staline, il n’est pas inutile de mettre en évidence que c’est lui qui a choisi l’autre alternative, lui qui a préféré les alliances impérialistes à celles des forces révolutionnaires : beaucoup de socialistes, ensuite, désorientés, découragés, démoralisés, comme la classe ouvrière elle-même, ont pu errer jusqu’à la résignation au fascisme sous prétexte de pacifisme — ou changer d’idéologie, devenir nationalistes, en s’associant à l’union sacrée contre les menaces et les agressions fascistes. Un coup d’œil rétrospectif oblige à constater que les révolutionnaires clairvoyants étaient alors dans les rangs socialistes et non pas dans les rangs moutonniers des staliniens sans boussole. Quant à Lebas, il relève vertement ceux qui, « pour conquérir les classes moyennes », demandent de laisser tomber les quarante heures : « Les réformes et revendications ouvrières doivent être portées par le groupe parlementaire comme des armes contre tous les partis bourgeois ».

« LE PROLETARIAT NE DOIT AVOIR CONFIANCE QU’EN LUI-MEME » (5).

Vincent Auriol confirme : « On ne compose plus avec le capitalisme dans la crise où nous sommes, le capitalisme, exige qu’on se soumette, qu’on recule, qu’on subisse sa loi, ou bien qu’on se batte si l’on veut obtenir la moindre réalisation ».

Il aperçoit aussi que « la solution des problèmes actuels ne peut être cherchée et trouvée que sur le plan international ». Ses propositions de programme d’action sont reprises dans la motion finale « Exigeons que le socialisme soit mis en état de donner sa mesure » (6) .

Bracke est optimiste sur les chances de l’unité « malgré la mauvaise volonté communiste, c’est nous qui la voulons, c’est nous qui la ferons : nous réaliserons l’unité indispensable à la victoire totale du prolétariat » (7).

Enfin, Léon Blum, avec sa lucidité habituelle, ramasse les éléments des différentes interventions pour en faire une synthèse cohérente : « Pas de divergences d’ordre doctrinal, mais seulement d’ordre pratique » : « Le parti socialiste réclame le pouvoir ». En ce moment, « la détention du pouvoir devient un acte de défense (…), (elle) nous permettra de réaliser la transformation sociale ». Mais, pour tenir compte des réserves de Paul Faure, J.B. Séverac, Louis Lévy, sur l’alternative « socialisme ou fascisme », Léon Blum concède que nous n’avons peut-être pas intérêt à la poser sous cette forme : « ou eux, ou nous ».

Il faut cependant prendre comme objectif fondamental la lutte contre le fascisme, et il précise bien que cette lutte comporte aussi une organisation d’auto-défense. De même, l’état du capitalisme peut l’amener à accepter des réformes de répartition, comme aux Etats-Unis.

« Le socialisme est toujours contre le capitalisme, seule la tactique peut changer selon les circonstances ». L’idée-force de la propagande socialiste, au lendemain du 6 février, doit être « une affirmation aussi convaincue qu’énergique… que ce à quoi on s’engage sera tenu, c’est qu’il n’y aura pas de résolution devant laquelle on reculera, pas de sacrifice devant lequel on reculera, pour tenir l’engagement qu’on a pris ».

Le caractère révolutionnaire de la situation créée par le 6 février est souligné par Léon Blum dans ce passage.

« Un devoir de franchise s’impose à tous… la nécessité d’une organisation défensive… résulte du fait que, « dans certaines circonstances, quelle que soit l’autorité du gouvernement, il est dans l’impossibilité de se servir de ses forces pour répondre aux mouvements dirigés aux mouvements dirigés contre lui, même s’il s’agit d’une agression violente ». (8)

« Nous devrons nous préparer à un mouvement défensif, le cas échéant à un mouvement de contre-offensive… Le poids de la masse prolétarienne, de la masse populaire, de la majorité de la France, peut, à un moment donné, tomber massivement dans la balance de l’histoire… Nous ne devons pas écarter de nos espérances ce que j’appelai, en 1919, l’aléa révolutionnaire, aléa qui peut réduire les risques de la violence. [»]

Enfin (9)

« Il faut dire: voilà ce que nous ferons quand  nous serons au pouvoir… rien ne nous fera dévier… rien ne nous arrêtera… Rien ne peut nous empêcher d’aller plus loin, vers le socialisme… Le simple problème du chômage peut nous mettre en état de mobilisation sociale, analogue à la mobilisation de la guerre, pour briser toutes les résistances issues de toutes parts…[»]

C’est Léon Blum qui rapporte devant le congrès la motion adoptée, qui servira de référence pour toute la période ultérieure (10) :

« Choisir entre fascisme et démocratie, c’est, aujourd’hui, choisir entre fascisme et socialisme. Le Parti socialiste revendique le pouvoir et se déclare résolu à le conquérir parce que cette conquête est la condition de la victoire ».

Suivent les différents chapitres du programme où l’on trouve :

« la réduction de la durée de travail sans diminution de salaire;
— la socialisation du crédit et des assurances;
— la créations d’offices publics pour l’agriculture ;
— la socialisation des grandes industries monopolisées : chemins de fer, mines, électricité, etc… (en vue d’abaissement des tarifs pour une réduction générale des prix de base profitant à toute l’économie ;
— la détente fiscale et la répression de la fraude, etc…
…mesures considérées comme une base de départ vers la réalisation du socialisme ».

Cette motion de Toulouse souligne encore :
« d’une part qu’aucune de ces mesures initiales n’a la moindre chance d’être pleinement réalisée tant que le socialisme n’aura pas le pouvoir, et, d’autre part, une fois installé au pouvoir, le Parti, dominé par le sentiment de sa mission révolutionnaire, ne pourrait se laisser enchaîner ou limiter par aucun plan ou par aucun programme.
L’opinion populaire veut savoir surtout si l’on est résolu à ne pas dévier et à ne pas fléchir.
Le Parti s’engage avant tout à agir
… A agir pour la conquête du pouvoir.
A agir, une fois au pouvoir, avec une énergie inflexible en allant aussi loin qu’il le faudrait dans la voie qui est la sienne, vers les objectifs qui sont les siens.
A ne se laisser arrêter ou détourner par aucune forme de résistance. A briser tout ce qui ferait obstacle à la souveraineté populaire dont il serait l’instrument.
… Le Parti compte avant tout sur la force propre, autonome, du prolétariat ouvrier et paysan ».

LA MARCHE VERS LE PROGRAMME COMMUN.

Pendant que le mouvement de masse se développe à travers le pays, les relations s’améliorent entre les organisations antifascistes : à l’occasion d’une crise ministérielle, le 5 juin 1935 (chute de Bouisson sur les pleins pouvoirs — 260 voix contre 262), les premiers contacts officiels ont lieu, à la Chambre, entre les élus radicaux, socialistes et communistes.
Les socialistes lancent l’idée d’un gouvernement chargé de consulter immédiatement le pays. Thorez demande que la « délégation des gauches soit constituée et qu’un programme soit pris dans le programme radical qui contient l’idée d’un prélèvement sur le capital ». Vincent Auriol lui demande : « Le parti communiste va-t-il participer à ce gouvernement ? » (11).
Réponse de Thorez : « Non, mais en dehors du gouvernement, nous prendrons toutes les mesures conformes aux intérêts des masses ».
Vincent Auriol : « Et si nous, socialistes, nous participions ? »
M. Thorez : « Cela vous regarde : nous n’avons aucune qualité pour « permettre » ou « interdire » la participation socialiste au gouvernement. »
Herriot rappelle les déboires de 1926, la débâcle financière, et préfère ne pas compromettre maintenant les chances d’un futur gouvernement démocratique.
Thorez conseille de ne pas effrayer l’opinion (laquelle ?) par des outrances comme « Faire arrêter les banquiers » (12), car cela risque de « provoquer la panique ».
« Nous, partisans du pouvoir des Soviets, nous soutiendrons tout gouvernement décidé à faire droit aux revendications du Front Populaire. »
Et Léon Blum, s’adressant aux radicaux : « Etes-vous disposés, le cas échéant, à obliger la Banque de France à réescompter les Bons du Trésor ? Et si elle résistait, la menaceriez-vous de nationalisation ? ».
Réponse de Daladier : « Oui ».
Après cette première séance de matinée, ce sont les socialistes qui, l’après-midi, proposent un programme d’ensemble, sur lequel Jean Zay fait des réserves, car il préfère qu’on s’en tienne aux formules générales: « Lutte contre la spéculation ; défense de la monnaie ; indépendance de l’Etat républicain contre les spéculateurs et les oligarchies financières ».
La conversation est interrompue sur le refus opposé par Léon Blum et Vincent Auriol d’atténuer le programme d’action minimum du Parti, qui précise les moyens d’action contre la crise. Ce document est adressé aux autres partis et souligne que le P.C. a promis son soutien. Mais la nature même de ce « soutien » est expliquée par Florimond Bonté (13) de la manière assez jésuitique qui lui est familière : ce sont les mesures que prendrait le futur gouvernement et non le gouvernement lui-même que le P.C. soutiendrait. Suit la critique du programme du Parti Socialiste (pourtant bien modeste):
« Il ne faut pas obliger les partis du Front Populaire à accepter l’ensemble du programme de l’un quelconque d’entre eux ».
Bonte va plus loin: même si le programme immédiat n’est pas adopté par tous les partis de gauche, cela ne fait rien et ne doit pas empêcher la formation d’un gouvernement de combat.
Vincent Auriol : « Voterez- vous le budget ? ».
Thorez : « Les communistes sont décidés à prendre toutes les mesures susceptibles de faire barrage au fascisme ».
Cette première prise de contact entre élus « de gauche » est sans lendemain, car le gouvernement Laval est formé le 8 juin; il obtient les pleins pouvoirs et il va continuer, avec la collaboration des radicaux, l’œuvre de réaction et des décrets-lois commencée par Doumergue. Au congrès de Mulhouse (10 juin 1935), Léon Blum confirme officiellement les divergences initiales entre les socialistes et les communistes sur le programme :

« En outre, les communistes ne nous offraient pas de soutenir un gouvernement dont ils souhaitaient la formation, mais seulement de soutenir les mesures que ce gouvernement prendrait en faveur des masses laborieuses. Ils nous promettaient d’ailleurs ce soutien bien plus dans le pays qu’à la Chambre même ».
Certains intellectuels antifascistes encore lucides signalent cette « prédétermination » de la politique stalinienne, qui va conduire finalement, avec des erreurs symétriques, le mouvement ouvrier français vers l’union sacrée. Ainsi, dans « L’Ecole Libératrice » (14) , le philosophe Alain commente :

« Cette même Russie libre, cette Russie qui n’a pas peur, va-t-elle demander à son tour la sécurité impossible, la sécurité comme la voulaient Poincaré et Barthou ? (15). C’est promettre aux communistes le même esclavage militaire, le même travail pour employer à détruire, les mêmes nuées d’avions, les mêmes éventrements, les mêmes incendies, les mêmes asphyxies. C’est les former encore une fois à ce même jeu sauvage où les meilleurs sont détruits à coup sûr, où la vertu est punie de souffrance et de mort, où cent mille beaux cadavres sont le moyen ordinaire de la politique ».

Cependant, avec une puissance croissante, le mouvement des masses populaires s’amplifie de mois en mois: le 28 juin 1935, pour la première fois, à la Mutualité, Daladier, Maurice Thorez et Léon Blum se trouvent à la même tribune, dans un enthousiasme indescriptible, sous la présidence de Paul Rivet, premier élu du Front populaire au conseil municipal de Paris.
Au XXXII° Congrès (Mulhouse, 9-12 juin 1935), il y a 2.025 mandats pour la motion majoritaire, 777 pour la motion de la Bataille socialiste et 105 pour la motion bolchevick-léniniste (Les trotskystes sont en effet entrés dans la S.F.I.O… pour en sortir peu après).

Cette motion majoritaire tient à
« appeler l’attention des travailleurs des villes et des campagnes sur la nécessité impérieuse, dans les circonstances économiques et politiques actuelles, de conquérir l’État en vue de réaliser le socialisme.
Les partis bourgeois, réunis dans un bloc national sont au pouvoir et ils usent de tous les moyens de pression, d’information mensongère, que donne la possession du capital et de l’État, pour y rester.
Les groupements fascistes exploitent à la fois la faillite des partis républicains et le mécontentement populaire né de la crise du capitalisme pour tenter de s’emparer du pouvoir. Le coup de force du 6 février 1934 en est la preuve.
Les travailleurs, guidés par le socialisme, prennent de plus en plus nombreux, unis dans leur action de classe, la route qui les conduira au pouvoir.
ll ne s’agit pas d’une conquête parcellaire de la puissance politique, mais de la mainmise complète du prolétariat sur le pouvoir : condition préalable à tout effort efficace pour « transformer la société capitaliste en société collectiviste ou communiste, la totalité des forces de l’État pouvant ainsi briser les résistances de la bourgeoisie vaincue, mais non encore réduite à l’impuissance. C’est cela, la dictature du prolétariat.
Le pouvoir politique étant le moyen, la transformation socialiste de la société étant le but final, celui-ci ne sera atteint que par une série de mesures dont les premières porteront naturellement sur les entreprises les plus évoluées et tes plus concentrées (suit la liste) conformément aux décisions du Congrès de Toulouse.
… Comment ? … Se garder d’enfermer son action dans les limites tracées par l’imagination révolutionnaire ou réformiste… Dans leurs luttes aux formes multiples pour conquérir le pouvoir, les travailleurs se heurteront toujours aux puissances militaires et policières tant que les gouvernements bourgeois pourront les utiliser pour leur défense et leur répression.
Pas de putsch… mais formes multiples de l’action directe de la classe ouvrière sur le terrain économique: cessation du travail, grèves généralisées et continues, grève générale, (sans porter atteinte au statut d’autonomie du mouvement syndical et ses attributions dans leur déclenchement).
… Intensifier la propagande dans tous les milieux. Il faut que l’idée même de la nécessité de la transformation du régime capitaliste en régime collectiviste ou communiste prenne racine partout et s’étende, après avoir conquis les travailleurs, les jeunes prolétaires qui ont un intérêt évident à la disparition du régime capitaliste, aux classes moyennes ; et aux fonctionnaires de toutes les administrations et de tous les services publics, police comprise.
Lutte contre la crise, faillite du régime capitaliste, menace fasciste. Le Parti socialiste proposera les remèdes de nature à pallier les suites les plus douloureuses de la crise et à en abréger la durée, tout en rappelant que ce mal, inhérent au régime capitaliste, ne sera définitivement épargné aux hommes que lorsque le régime lui-même sera aboli ».

Le congrès reprend le programme posé au P.C., comprenant des mesures immédiates et d’autres plus lointaines, pour la nationalisation des monopoles de fait. De même en ce qui concerne les propositions socialistes d’unité organique et l’organisation de l’autodéfense.

Il y a ensuite, fin septembre, un congrès national extraordinaire du Parti, à Limoges, exclusivement consacré à l’élaboration du programme socialiste des revendications paysannes.

Les communistes se déclarent très satisfaits du congrès de Mulhouse (16). Ils essaient de démontrer que la nouvelle tactique n’a « rien de commun » avec celle des socialistes dans le Cartel des Gauches…

Duclos confirme d’ailleurs naïvement — tout en affirmant le contraire — que le parti communiste n’est pas l’initiateur du mouvement, puisqu’il explique que le 14 juillet 1935 devra « consacrer l’idée lancée par le parti communiste il y a neuf mois » — donc en octobre 1934 — alors que le soir même du 6 février 1934, le Parti socialiste créait le Centre de Liaison des Forces antifascistes et recherchait l’alliance avec le P.C. et la C.G.T.U.

Mais la question du programme est encore l’objet de contestations. Fontenay « regrette que la motion de Mulhouse n’ait pas suffisamment distingué entre mesures immédiates et plan » : il y trouve la trace persistante « de l’illusion selon, laquelle on peut accéder au socialisme… en utilisant les organes de l’État capitaliste. (La motion) fait silence sur la nécessité de l’insurrection et de la destruction de cet État. Le fait que l’expression « dictature du prolétariat » figure au début de la motion n’y change rien ».
Enfin, il développe ses réserves sur les réformes de structure : le plan de Toulouse (et de la C.G.T.) préconisant notamment la nationalisation du crédit et des grandes entreprises industrielles, le contrôle et la direction des branches maîtresses de l’économie « exige comme condition préalable » la dictature du prolétariat : elles ne peuvent pas être l’œuvre d’un gouvernement formé dans le cadre actuel. Ne pas voir cela « c’est commettre une profonde erreur » (17).

…On nous dit : « Nous savons très bien que la classe capitaliste opposera des résistances, mais nous sommes décidés alors à les briser par tous les moyens…

Alors, c’est-à-dire qu’on reconnaît, en somme, que l’heure de la guerre civile sonnera quand il s’agira d’imposer le plan.
Quelle garantie a-t-on de la victoire des travailleurs à ce moment ? Qui peut affirmer que les conditions du succès des exploités dans la guerre des classes seraient précisément réalisées au moment où, le gouvernement ayant été légalement occupé par les adversaires de ses privilèges, la bourgeoisie engagera le combat ? Toute la question est là… ».

Ce passage montre bien qu’il ne s’agit pas, pour le P.C., de la conquête révolutionnaire du pouvoir par la classe ouvrière. Nous savons pourquoi : Staline préfère l’alliance militaire avec la bourgeoisie française.

PROGRAMME D’ACTION IMMÉDIATE ET NATIONALISATIONS.

Léon Blum a mis au point les notions controversées dans une série d’articles qui, en juillet 1935, distinguent la socialisation révolutionnaire globale, les socialisations par secteurs ou par paliers (impliquant la conquête préalable du pouvoir et incompatibles avec tout système de compensation ou d’indemnisation pour les capitalistes expropriés), et enfin les nationalisations. Les radicaux n’acceptent pas les premières. Les communistes n’envisagent même pas les secondes, même pour un programme commun aux socialistes et aux communistes.

Léon Blum ne se résigne pas à ces deux catégories d’oppositions qui, d’après lui, « reposent sur un malentendu, et même sur une confusion » (11 juillet 1935). Il reprend sa distinction fameuse entre exercice du pouvoir et conquête du pouvoir : les nationalisations sont aux socialisations ce que le premier terme est au second.

« Elles se placent dans le cadre du régime capitaliste… elles sont un moment de l’évolution capitaliste et non pas un moment de la révolution sociale (12 juillet 1935). Nationaliser le crédit et les industries-clés, ce n’est pas encore la révolution sociale, ce sont des expropriations avec indemnités qui ne touchent pas essentiellement le régime capitaliste. Mais alors demandera-t-on, quel intérêt cela présente-t-il pour un parti prolétarien ? Pourquoi inscrire ces réformes dans un programme de Front populaire, d’« occupation du pouvoir » ? Parce que la classe ouvrière, répond Léon Blum, « qui a une conscience claire de ses intérêts », préfère des services publics aux monopoles privés pour être assurée d’un relèvement de son niveau de vie, d’un développement de ses libertés et de ses droits. Et la collectivité y gagnerait, car des « profits privés » pourraient alors, dans les secteurs nationalisés, « être répartis en suppléments de salaires entre la masse des travailleurs : ils seraient intégralement consommés, à la différence des surprofits capitalistes, et contribueraient à ranimer l’activité du corps économique, par conséquent à accroître le revenu public ».

Autre argument en faveur des nationalisations : Partout (en Allemagne ou en Italie), c’est l’oligarchie financière et bancaire qui a appelé, recruté et commandé les formations fascistes; partout elle a employé les formations fascistes comme une garde prétorienne au service de ses privilèges : la nationalisation bouclerait du jour au lendemain les caisses noires.

Et la presse ! « Oui, la grande presse est pourrie, oui la grande presse est vénale », déclare Léon Blum en citant « la brochure de notre ami Modiano que nos camarades devraient avoir entre les mains » (4 août 1935) « Mais quel est l’acheteur ? Toujours la même oligarchie ».

L’expropriation de ces « Napoléons du capitalisme », qui ne doivent leur force qu’ « aux grands intérêts qu’ils gèrent », suffirait à rendre à la nation la souveraineté qu’ils ont usurpée.

D’ailleurs ces nationalisations font partie d’un programme d’ensemble comportant une action sur « l’intensité économique, sur la résorption du chômage, sur la réduction de la journée de travail, l’augmentation de la masse des salaires, la généralisation des contrats collectifs, etc. ».

Le secteur des industries de base nationalisées est en outre un puissant levier de commande pour diriger l’économie : on peut le manier pour soulager les misères, abaisser les prix, accroître la consommation, stimuler le démarrage de la reprise, diriger le crédit, développer le marché intérieur… Mais il restera toujours une discordance « entre la capacité de rendement de l’appareil productif et les besoins. Même maniée et dirigée, l’économie capitaliste n’éliminera pas les crises… Ni maniement ni direction ne permettront donc l’économie de la transformation socialiste, c’est-à-dire de la révolution ».

En résumé, il faut un programme anticrise comportant des réformes de structure sans confondre cette étape avec la nécessaire conquête du pouvoir, condition préalable à toute socialisation.

Ainsi, au moment où le puissant mouvement antifasciste de masse s’organise et se révèle dans les grands rassemblements du 14 juillet 1935, on peut observer que seul le Parti socialiste exprime, dans ses résolutions de congrès et dans sa presse, une volonté à caractère réformiste, certes, mais à perspective révolutionnaire : du côté radical, on est encore associé à l’union nationale qui frappe à coups de décrets-lois le niveau de vie des salariés (diminution de 10 % de tous les traitements, 17 juillet 1935). Du côté communiste, on cherche l’alliance le plus loin possible à droite, et on critique le Parti Socialiste qui prétend s’attaquer à la structure du régime par un programme économique anticrise. Par exemple, Ramette étudie, dans « Les Cahiers du Bolchevisme » (15 juillet, p. 821) la thèse de Lebas: « Avec votre programme de Toulouse, impossible de compter sur les radicaux ».

— Oui … Nous allons donc retrouver, en 1935, mais cette fois devant une situation concrète, l’occasion de mettre à l’épreuve la thèse fameuse de Léon Blum sur l’exercice et la conquête du pouvoir (18) :

« Le danger de l’exercice du pouvoir c’est qu’il peut être confondu avec la conquête du pouvoir, que le prolétariat est invité à attendre de l’un l’ensemble des résultats qui ne peut découler que de l’autre, c’est-à-dire la transformation du régime de la propriété ou tout au moins une accélération particulièrement rapide du rythme transitoire qui doit conduire à cette transformation. Le danger qui résulte essentiellement de cette confusion pour les masses ouvrières c’est ce que j’appelais la déception révolutionnaire (mise en évidence par Jules Guesde au congrès de Japy).
… Je ne suis pas un légalitaire. En ce qui concerne la conquête révolutionnaire du pouvoir, je n’admets pas que la classe ouvrière soit limitée par aucune espèce de légalité.
Je préfère comme tout le monde qu’elle arrive à ses fins par des moyens légaux. « Tous les moyens, y compris les moyens légaux » disait Guesde. Mais je ne l’enferme pas dans la légalité ».

 

Notes:

(1) Cf. Joseph Buttinger: Le précédent autrichien (Gallimard), p. 64. (On sait que le Parti Communiste, en Allemagne, avait eu à peu près le même « mot d’ordre » : passer sur le « cadavre » de la social-démocratie).
(2) p.187.
(3) p. 212.
(4) p. 221.
(5) p. 337.
(6) p. 346.
(7) p. 347. Nous ne citons pas les discours de Ziromsky, Marceau Pivert, Cœylas, car la résolution votée s’inspire de leurs idées.
(8) page 354. Inutile de souligner ici le caractère commun aux deux 6 février: celui de Paris en 1934, celui o’Alger en 1956. Mais le Parti, en 1956, en a-t-il tiré les conséquences indiquées par Léon Blum ?(9) p. 365. (10) Votée par la presque unanimité du Congrès : 3.600 mandats contre 237 à une motion Just.
(11) Cf. Cahiers du Bolchevisme 1er juillet 1935.
(12) C’est Vincent Auriol qui est visé car il avait dit: « Les banques je les ferme, les banquiers je les enferme » .
(13) Cahiers du Bolchevisme, page 674.
(14) 22 juin 1935.
(15) On lira aussi dans la « Pravda » un éloge du patriote Poincaré !!!
(16) Cahiers du Bolchevisme, p. 730 1er juillet 1935.
(17) Alors que penser des réformes obtenues à la Libération ?
(18) Discours de la Bellevilloise 10-1-1926.


 

 

Intervention au Congrès SFIO, par Marceau Pivert

Le 1er juillet 1948


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Je veux apporter simplement le témoignage des membres du Comité directeur pour que le Congrès puisse avoir l’appréciation aussi exacte que possible du problème dit des responsabilités, et par conséquent, du rapport moral que vous avez à juger.

Depuis le début, les camarades du Comité directeur pourraient en témoigner, je suis peut-être un de ceux qui, en différentes circonstances, a pu se trouver seul ou presque seul pour proposer certaines mesures ou certaines dispositions qui me paraissaient en effet correspondre à l’intérêt du Parti. Cela ne me permet pas cependant aujourd’hui de me désolidariser à quelque titre que ce soit, des camarades du secrétariat du Parti. J’ai pu être, en accord ou en désaccord avec X, Y, juge de l’ensemble des événements et de l’activité qui a été développée depuis l’an passé avec l’objectivité et le sens de la justice qui me paraissent commander aujourd’hui votre propre jugement.

Il est en effet injuste d’appliquer à des camarades qui ont tout de même été les héritiers d’une situation, un jugement définitif sur cette manière d’endosser l’héritage de toute une politique qui a été celle du Parti depuis la libération. Il serait injuste et encore plus, de laisser des camarades qui ont participé à ces responsabilités, qui ont accepté un certain nombre de défaillances graves de la position socialiste au nom des problèmes occidentaux, qu’ils soient aujourd’hui plus qualifiés pour venir critiquer le résultat de l’isolement du Parti au point de vue international, ou de la faiblesse du Parti dans le pays. C’est pourquoi j’ai dit à des camarades affiliés de la Seine qui, sur ce point, ne partagent pas mon opinion, qu’il était un simple devoir de justice de voter le rapport moral ; car n’importe quel camarade autre que Guy Mollet n’aurait certainement pas fait mieux, dans les circonstances où le Parti s’est trouvé placé.

(Applaudissements)

Et cependant, nous avons fait un effort, dans la Seine, avec des camarades qui condamnent le rapport moral, pour essayer de sortir de cette sorte de polarisation du Parti qui a son sens et qui, si nous la voyons avec une certaine habitude d’analyser les phénomènes entre Congrès, cette polarisation du Parti est peut-être elle-même le produit de circonstances extérieures sur lesquelles vous ne pourrez pas ne pas vous pencher.

Car nous sommes persuadés que le secrétariat du Parti est l’objet de critiques quelquefois fondées mais contradictoires, les uns lui reprochant de ne pas avoir été, les autres d’avoir fait trop. Il est dans la position exactement Troisième force à l’égard de ceux qui n’apportent pas’ à l’intérieur du Parti, une certaine docilité à la pression venant soit d’un côté, soit de l’autre.

(Applaudissements)

Nous sommes, par conséquent, sur le plan socialiste, le seul qui puisse unifier le Parti et lui donner les moyens de résister à l’offensive sur deux fronts.

Nous sommes, en avalisant la situation, tout en appréciant l’expérience qui vient de se développer à sa juste valeur, tout en étant persuadés que chacun d’entre nous a déjà réfléchi aux défaillances de tel ou tel et désire améliorer la marche du Parti, nous sommes obligés de constater que si vous vous livriez à cette polarisation dans le Parti, la contradiction qui naîtrait alors pour condamner la gestion du Parti au cours de l’année écoulée, serait de la même nature qu’à la chambre, que le gouvernement tel qu’il est actuellement est condamné à la fois par le Stalinisme et le Gaullisme. On peut totaliser des négations, et cela ne veut pas dire qu’on aura vraiment travaillé pour faire un pas en avant dans la direction du socialisme.

C’est pourquoi nous avons fait un effort loyal, honnête, avec des camarades qui ont été dans d’anciens secrétariats, qui condamnent certaines attitudes ou certaines parties de la gestion, chacun conservant son appréciation, en homme libre. Nous avons fait l’effort d’écarter certaines des petites querelles personnelles, et voyons en Socialistes les causes de ce que vous avez mal fait ou de ce que le Parti a mal fait. Et si nous prenons le problème sous cet angle, alors c’est l’explication que je vous propose ; nous voyons que le Parti est en état de mutation, de transformation, de renouvellement et qu’il doit abandonner un certain nombre d’illusions :

– l’illusion que le plan gouvernemental suffit, l’illusion que le plan national suffit,

– l’illusion que l’alliance avec les communistes suffit, l’illusion qu’il peut encore se permettre de traiter sérieusement les problèmes économiques ou politiques sans avoir une mission internationale ou une perspective révolutionnaire.

Alors, camarades, les vrais révolutionnaires sont ceux qui savent apprécier exactement l’état d’un instrument de lutte et qui savent exactement quels sont les objectifs qu’on peut demander à une armée, quelle qu’elle soit.

Notre armée socialiste, dans notre pays, est encore en retraite ; elle est en retraite et se bat sur des points de résistance comme celui de la laïcité. Mon cher Masson, c’est évident : des victoires comme celle du groupe parlementaire sur le décret Poinso-Chapuis, ne sont que des victoires négatives. Camarades, le principal est de ne pas avoir un langage offensif quand on n’a pas l’armée nécessaire pour gagner une offensive. Le principal est de savoir que nous ne pourrons vraiment engager la contre-offensive que dans la mesure où nous la déclencherons là où la bataille est engagée, c’est à dire sur le plan de l’Europe. Et nous serons tous battus si, comme des apprentis sorciers, nous voulons déclencher dans notre pays des phénomènes qui ne pourront que polariser des forées contradictoires sans avoir pris au préalable des précautions pour faire se manifester la solidarité socialiste internationale. Les problèmes d’aujourd’hui ne sont plus posés à l’échelle du gouvernement et de la nation. Nous sommes commandés par des plans qui nous dépassent. C’est sur le plan international que les forces Socialistes doivent se regrouper et préparer leur contre-offensive. N’y aurait-il qu’un seul élément d’activité du secrétariat qui a maintenant terminé son mandat, c’est sur le plan international que, je continuerai de le dire, il a ouvert la voie à vers la contre-offensive socialiste européenne. Vous en sentirez bientôt toute l’importance ; pour cela, vous devez dire : bravo ! sans considération de personne ou de tendance ou de préférence personnelle.

Ainsi, camarades, nous servirons le Socialisme et, outre le Socialisme, la démocratie et la paix qui nous est plus chère que tout.

(Applaudissements)

Intervention le 2 juillet:

Je ferai une brève déclaration. Je voudrais souligner simplement que l’importance des questions est, à nos yeux, de premier plan, et qu’elle commande les autres questions, qu’il s’agisse, par exemple des problèmes extrêmement précis que le groupe parlementaire doit résoudre dans les jours qui viennent, qui sont une organisation militaire ; cela entraine une conception générale de la structure ouvrière et par conséquent, qui est posé au Parti, c’est de savoir s’il est en mesure de déterminer une crise en faisant face à ses responsabilités devant le problème qui est celui d’imposer des solutions Socialistes non pas dans tel ou tel pays, mais à travers l’Europe.

Les discours de Piette et de Philip me permettent de résumer d’un mot. Les Allemands avancent très vite ; ce que nous craignons le plus c’est qu’ils devancent le réveil des consciences Socialistes internationales, et que nous arrivions trop tard, au moment où des positions ont été conquises sur le plan international, par exemple par les autorités militaires ou les grands monopoles, qui ont leur solution de l’Europe.

Le point sur lequel je veux insister est que la stratégie du mouvement socialiste à notre époque est complètement différente de ce qu’elle pouvait être entre les deux guerres et avant 1914.

Vous vous rappelez la phrase de Lénine, concernant la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Un homme comme Lénine, ou n’importe lequel d’entre nous, aurait tout de suite compris et mis en évidence que c’est exactement le contraire de ce que nous sommes en train de subir, c’est à dire que non seulement la Grèce et l’Espagne en sont des exemples tellement dramatiques, que c’est à chaque instant que nous en recevons des échos. Ces guerres civiles ne sont que des éléments de la guerre impérialiste. Les grands impérialistes savent, aujourd’hui, commuer les efforts du prolétariat. Nous avons la guerre civile et la lutte de classe.

Quand les ouvriers souffrent, quand ils veulent comme en novembre – décembre, une amélioration de leur sort on utilise ce mécontentement pour en faire un outil politique sur le plan international, et c’est la conversation qui continue entre Molotov et Bevin. Et à un moment donné, Molotov dit :  «  puisque vous n’êtes pas d’accord, vous allez voir ce que je vous réserve » . C’est le blocage des ports, des gares, des usines. Nous sommes dans une époque de guerre impérialiste à l’état latent et ce sont les ouvriers eux-mêmes qui, dans leurs revendications, sont utilisés par les extrémistes. Cette idée est la seule que je développerai. Elle vous conduit à un renouvellement complet de votre stratégie. Et comme disaient Piette et Philip, dans le déroulement de ce dynamisme, de ces impérialistes, une stratégie socialiste est possible, parce qu’il y a des nécessités internationales d’organisation de l’économie.

Le problème qui se pose n’est pas le pouvoir dans tel ou tel pays ; le problème qui se pose est notre position clef pour que l’internationalisation économique de l’Europe soit bientôt non seulement contrôlée, mais dominée par la volonté du prolétariat européen. Mais celui-ci doit prendre conscience de lui-même, et par conséquent, tous les problèmes de politique intérieure et de politique internationale, doivent être abordés aujourd’hui, non pas comme au temps de l’artisanat. Il y a encore actuellement des réflexes de l’état artisanal qui permettent de croire que parce qu’on a déclenché une grève, on va faire avancer la lutte de classe. En réalité, on est victime de la psychologie qui croit qu’il s’agit de s’agiter sans avoir calculé. C’est tout simplement la théorie du « laisser-faire » ; et on en est encore à cet état élémentaire, et on croit qu’on est sous la position socialiste. Et les militants qui croient avoir prédit un certain nombre de conséquences des erreurs de la classe ouvrière, aujourd’hui attendent que la classe ouvrière, non seulement ici mais les autres pays d’Europe, ait suffisamment éveillé sa conscience internationale pour que s’engage l’offensive du Socialisme européen. Et toute contre-offensive, sans avoir l’ampleur européenne, serait condamnée à être écrasée, parce que l’adversaire des classes se place sur le terrain international.

Nous avons été vaincus, en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, entre les deux guerres, parce nous nous sommes battus chacun dans notre petite cellule, sans voir que nous étions liés les uns aux autres.

La véritable stratégie socialiste commence par passer sur cette reconquête de la solidarité politique ces prolétaires européens ; c’est pourquoi, l’an passé, nous avons, à la « Semaine d’Etudes », établi un cahier de revendications (articles 1 et 2) pour une stratégie commune ; nous sommes à peine en train de commencer les premières conversations. Il faut aller plus vite que cela ; nous vous demandons d’en prendre conscience et de dégager de ces discussions une volonté commune, pour traiter même des participations ministérielles sous cet angle international. Nous sommes au gouvernement, mais aux côtés de nos camarades anglais, avec tout le prolétariat anglais ; et s’il est prouvé que dans ce gouvernement, les affaires internationales sont contrôlées par la bourgeoisie, nous devons nous en aller de ce gouvernement, parce que c’est en fonction d’une politique internationale. Si nous pouvons faire la solution vers la socialisation de la Ruhr, nous devons rester dans ce gouvernement, parce que cela domine et commande tous les autres problèmes. Voilà consent vous aurez une vision des problèmes les plus élémentaires de la vie quotidienne.

(Applaudissements)


 

 

Interventions au Conseil National de la SFIO, par Marceau Pivert

3 décembre 1946


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La fédération de la Seine m’a mandaté ici à une très forte majorité. Voici sa position :

Elle est en faveur du vote pour le candidat du Parti Communiste à la présidence du gouvernement.

Contre toute participation.

Pour un soutien conditionnel selon le contenu des programmes politiques qui seront présentés par les différents gouvernements.
Ces considérations ont été dictées par un certain nombre d’analyses et peut-être elles viennent immédiatement après deux discours assez protagonistes en complément de certains arguments puisés dans l’un et dans l’autre. Il semble, en effet, que la perte de l’influence du Parti Socialiste soit grave. Elle est, à nos yeux d’autant plus grave que c’est précisément une force d’indépendance politique en France, et que la France a un rôle extrêmement important en matière d’assainissement économique actuellement en Europe, peut-être même dans le monde, et qu’il n’est pas exagéré d’identifier la destinée du Parti Socialiste en France avec des espérances ou des désespérances concernant ce que certains ont appelé dans d’autres continents le déclin de l’Europe, on a même parlé du déclin du Socialisme. Il est d’autant plus nécessaire de faire un examen de conscience sur la valeur de ce pessimisme et sur les conditions d’une solution plus optimiste à nos difficultés d’aujourd’hui, qu’il est tout à fait significatif que le déclin du Parti Socialiste ne correspond pas à une augmentation de la puissance d’influence de la classe ouvrière. C’est en effet très net : les voix Socialistes perdues ne sont pas allées aux Communistes. C’est là un phénomène très important et qu’on aurait dû analyser plus tôt.
L’élément le plus important dans la situation d’aujourd’hui, c’est que la classe ouvrière a besoin d’une expression fidèle. Et non pas seulement la classe ouvrière, mais toutes les catégories sociales qui sont paupérisées, qui se trouvent menacées par une crise effroyable et n’ont pas trouvé un moyen d’expression. Et d’immenses masses populaires, non seulement en France, mais dans le monde entier se trouvent dans ce cas. C’est donc la physionomie propre du Parti Socialiste qu’il s’agit de définir. Qu’est-ce que nous sommes ? Comment allons-nous dégager notre véritable tradition pendant toute cette période ? Quelles sont les conditions de ce qu’on appelle un redressement du mouvement Socialiste français ?

Il y a d’abord lieu de dégager une explication qui a déjà été esquissée et qu’il ne faut pas sous-estimer. C’est que nous sommes dans un pays et dans une période où les facultés intellectuelles, les capacités de compréhension des masses elles-mêmes et des élites politiques elles-mêmes sont fortement affectées par leurs misères et par une sorte de reste d’habitude à la dictature, à l’obéissance servile.

Mais il serait peut-être imprudent d’affirmer que cet état passager puisse devenir définitif. En tout cas, s’il devait le devenir, ce serait à désespérer quand on voit des pays qui ont eu la chance de n’être pas envahis comme l’Angleterre et la Suède rester fidèles à un Socialisme qui, sans doute est encore très fermé, mais qui, pas à pas, est en train de découvrir – notamment l’Angleterre – la nécessité absolue de la solidarité internationale.

Je pense en effet que le premier point à dégager d’une analyse sérieuse, c’est de ne pas considérer comme définitif un état d’immoralité, de corruption et de laisser aller qui donne à la propagande obsessionnelle du Parti Communiste une si large base de succès. D’autres mouvements révolutionnaires ont eu ce même succès. Mais cela ne voulait pas dire que le Parti Socialiste était fini, que nous avions définitivement liquidé toutes les vieilles valeurs de notre philosophie ni de notre méthode.

Or, précisément, en examinant le problème parlementaire et gouvernemental, aujourd’hui, il semble que l’on ait trop tendance – c’est en tout cas ce qui domine l’exposé de Gouin – à considérer que tout se passe exclusivement sur le plan parlementaire et gouvernemental, or on néglige les forces profondes qui n’ont pas encore trouvé leur expression parce qu’elles ne se traduisent pas par un rapport de voix électoral. Parce qu’il n’y a pas eu une véritable offensive de la classe ouvrière, on en déduit qu’il est actuellement prouvé, démontré, qu’elle est en recul et incapable désormais de combattre et qu’il faut adapter la tactique à cette période de retraite. Et voilà ce qu’exploite le Parti Communiste. Or, qu’est-ce qu’il est ce Parti Communiste ? Une machine destinée, en vertu de ses origines et de ses liens à contrôler le mouvement ouvrier ? Non pas, camarade Gouin, dans l’intérêt de la classe ouvrière, mais exclusivement dans l’intérêt d’une diplomatie internationale dont les objectifs ne correspondent plus avec la volonté de la partie.

(Applaudissements)

A partir du moment où on a compris cela, on doit considérer le Parti Communiste comme contrôlant, hélas, une partie importante de la classe ouvrière, comme ayant l’habileté et les moyens matériels de contrôler la paysannerie et les classes moyennes désespérées ainsi que les gens qui ont suivi les clans les uns après les autres. Et on doit se rendre compte que l’effort à faire consiste à retrouver la véritable confiance des travailleurs et de restaurer en eux la volonté de libre détermination. Mais – et c’est en cela que je ne suis pas d’accord avec une grande partie de l’exposé de Le Bail – tous les moyens ne sont pas bons pour lutter contre le Communisme. Il faut lutter contre le Communisme en restant solidaire de la classe ouvrière dans son ensemble, qui est malheureuse, actuellement désarmée et paralysée, il faut l’aider à se débarrasser de toutes les idéologies apportées de l’extérieur qui ne correspondent en rien aux aspirations profondes de l’homme, à ce besoin permanent de justice, de liberté et d’autodétermination qui caractérise le mouvement ouvrier dans toute l’Europe occidentale.

Dans la salle – Très bien !

Marceau Pivert – Oui, il faut lutter contre cette tendance des sociétés contemporaines qu’est la limitation de l’autodétermination des travailleurs. Nous sommes tous d’accord pour dire que le libéralisme économique ne peut actuellement que conduire au règne de ceux qui ont le plus d’argent au détriment de ceux qui n’ont pas les moyens de consommation. Mais il y a une autre tendance et c’est là précisément où le Communisme joue sa carte. C’est déjà indiqué dans le programme, je le souligne en passant pour indiquer les points sur lesquels on doit différencier notre doctrine et notre méthode de celle des Communistes. Ainsi le contrôle économique par l’Etat. Nous sommes encore en état capitaliste, mais le Communisme n’est pas du tout gêné par cela, il nous apporte le sous-produit de la dégénérescence d’une révolution qui a été prolétarienne et internationaliste à son origine et qui se trouve appliquée dans un pays immense où elle a pris la forme d’une dictature totalitaire. On a ainsi substitué à la doctrine qui veut que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes la conception du Parti état-major fortement exprimé, monolithique et totalitaire. Certes les hommes d’octobre se considéraient comme les pionniers de la révolution européenne internationale, mais leurs successeurs ont été des bureaux dégénérés qui ont assassiné les meilleurs militants dans le monde et ont ensuite introduit dans la classe ouvrière ces conceptions totalitaires et bureaucratiques qui stérilisant la démocratie prolétarienne. Et c’est parce que le Parti Communiste ne peut pas représenter pour le prolétariat de l’Europe occidentale le véritable guide qui connaisse les besoins et les aspirations profondes de ces pays industriels qui ont un siècle et demi de vie et de coutumes politiques derrière eux que nous devons lutter pour reprendre à l’influence du Parti Communiste les couches décisives du prolétariat.

Aussi, vous comprenez bien qu’on ne peut le faire qu’en se plaçant sur le plan même du prolétariat, c’est-à-dire qu’en ayant une attitude qui soit Socialiste révolutionnaire, une attitude qui n’oublie pas – comme les Communistes semblent le faire – qu’il n’y a pas de solution possible en dehors de la solidarité des travailleurs. Gouin a posé des problèmes concrets, des problèmes immédiats, il les a posés sous l’angle de l’intérêt national. Quand il parle du charbon de la Ruhr, par exemple, a-t-il donc oublié qu’il y a des Socialistes en Allemagne, en Italie, a-t-il donc oublié ces alliés pour ne se concentrer que sur l’alliance avec le Parti Communiste ? A-t-il donc oublié qu’il y a d’autres objectifs, d’autres méthodes ? Voilà encore, par conséquent, un point sur lequel notre tactique nous permettra de nous déranger, non pas pour nous éloigner de la bataille, mais, au contraire, pour y entrer avec les mains libres, Est-ce que Gouin a lu l’article de Pierre Courtade sur la social-démocratie qui offre ses services à Bevin ? On peut essayer de faire un effort international au point de vue Socialisme. On peut réunir les Partis Socialistes d’Europe pour examiner du point de vue commun du prolétariat européen les solutions à imposer. Car il y a des millions de

Socialistes qui ont tout de mène des intérêts communs. Or, que disent les Communistes ? Ils disent qu’ils se réjouissent que le Quai d’Orsay et les autorités françaises aient refusé à un représentant de la social-démocratie l’autorisation de se rendre de la zone française à Londres. Voilà, camarades, des hommes qui ont lutté contre le fascisme pas seulement en 1941, mais en 1933, des hommes qui ont été torturés dans des camps de concentration et qu’on traite ainsi. Mais sur qui compte-t-on pour faire une Europe nouvelle sinon sur ces hommes !

Précisément, les Communistes ne veulent pas que l’on compte sur ces hommes parce qu’ils sont naturellement destinés à refuser toute chance de dictature. Ils veulent faire l’expérience d’une nouvelle organisation Socialiste, mais qui serait l’expression des grands trusts, ils veulent faire travailler les ouvriers allemands comme des esclaves à leurs machines, sur des bleus fabriqués à Moscou. Nous devons rendre hommage à nos camarades Socialistes allemands qui, dans les ruines de Berlin, défendent, même contre les armées occupantes, le point de vue du Socialisme international. Le Parti Communiste a essayé de les faire fusionner de force, il a envoyé dans des camps de concentration des hommes qui y avaient déjà, été jetés par Hitler, mais ils n’ont pas cédé. Le Parti Communiste se rend compte qu’il a échoué et il vient de faire voter pour notre camarade Socialiste à la mairie de Berlin. Ainsi, l’indépendance Socialiste est un point de première importance.

En 89 et 93, au moment où la bourgeoisie était révolutionnaire, nous avons vu l’effort qu’elle a fait pour créer le cadre de son économie, son unité nationale.

Eh bien, aujourd’hui, nous sentons que cet effort doit être fait par la classe ouvrière elle-même, non plus dans le pays, mais dans l’Europe entière. L’économie européenne doit être planifiée et tous les prolétariats d’Europe doivent prendre la direction de ce mouvement. C’est vers cet horizon que nous pouvons maintenant diriger les aspirations des travailleurs, des Socialistes pour commencer. Et dans cette direction, nous trouvons naturellement le Parti Communiste comme adversaire. Cela ne veut pas dira qu’il faut le considérer comme ennemi de classe, nous sommes sur le même terrain de classe. Mais il faut lui disputer cette classe et nous l’obligerons à démasquer ses batteries. Et cela est si vrai, qu’on a vu un certain nombre de positions prises par le Parti Communiste – et c’est un point particulier que notre camarade Philip a eu le mérite de poser quand il a demandé la réduction des crédits militaires. Nous comprenons parfaitement que c’est un argument non seulement économique, mais international. Songez que les États-Unis qui ont des armées partout et des flottes dans tous les océans du monde a un million de soldats et la France 650 000. Votre pays, qui représente 5% du potentiel du monde, est actuellement victime d’une illusion terrible. Or, qui entretient cette illusion ? Les Socialistes ? Ce sont au contraire eux qui ont le mérite de dire : ou bien vous ferez une politique de puissance et c’est le peuple qui paiera pour nourrir un état-major de francisquards qui prépare directement son coup d’Etat, ou bien il faudra faire la politique différente, il faudra reconvertir tous les arsenaux, toutes les pyrotechnies pour qu’ils fabriquent des tracteurs ou des objets de consommation. Or, le Parti Communiste n’est pas du tout sur cette position.

Qu’est-ce qui vient nous parler de participation pour fabriquer des tanks et de la poudre ? Nous avons donc dans ce domaine comme dans le domaine économique une position propre. Les Communistes sont actuellement an progrès parcs qu’il n’y a pas eu un véritable pôle d’attraction pour se substituer à cette sorte de rassemblement de la peur. La démocratie des Communistes ne peut pas préparer la classe ouvrière à des événements révolutionnaires et c’est ce qui est précisément dangereux dans la période où nous sommes, car cela ne peut que nourrir la psychologie chauvine de la Droite rétrograde. Il y a un immense travail de redressement doctrinal pratique et tactique à entreprendre pour le Parti Socialiste. Nous sommes persuadés qu’il est possible de le faire, que l’occasion se présente de passer d’une étape qui est révolue à une nouvelle étape qui commence. Une force indépendante doit s’organiser et combattre sans rien négliger de la défense des intérêts du prolétariat, et nous pensons qu’il serait catastrophique de continuer à maintenir la participation Socialiste à des gouvernements qui ne peuvent actuellement être prévus que pour faire passer les charges de la crise qui s’aggrave sur les épaules des travailleurs eux-mêmes.

Si l’on veut préparer les conditions d’une sorte de soulèvement de l’opinion, il faut que nous reprenions la totalité de notre liberté de manœuvre. Et c’est seulement dans le cas où le Parti Socialiste paraîtra interprète des méthodes de lutte de classes ouvrières et défenseur des valeurs qui leurs sont propres, de justice sociale et de liberté, qu’il retrouvera ce qu’il semble avoir perdu devant l’opinion.

Ce qu’il y a de très grave, c’est qu’on identifie le marxisme au stalinisme. En réalité, quand on sait ce qu’il y avait de démocratisme, d’humanisme dans la pensée de Marx, on est étonné que des gens qui devraient être au courant confondent le marxisme et le stalinisme, qui n’en est que la sinistre caricature.

(Applaudissements)

Camarades, il y a une crise profonde des besoins fondamentaux de la société auxquels il faut faire face. Ces besoins fondamentaux seront satisfaits de gré ou de force. De gré si la classe ouvrière se remet à penser. Et le Parti Socialiste l’y aidera dans ses organisations syndicales et corporatives dans la résistance qu’elle opposera au progrès de la bureaucratie stalinienne. Si le Parti Socialiste entreprend cette tâche avec ses conseils d’entreprise et au sein même de la lutte ouvrière quotidienne, alors, on ne doit pas désespérer.

Je me résume. La situation est extrêmement sérieuse. On ne pourra vraiment donner à la classe ouvrière qui attend nos décisions le sentiment d’une volonté de les défendre que si on lui parle clairement, franchement, et surtout si on ne continue pas à participer à une politique qui n’est pas conforme aux intérêts profonds du prolétariat. L’histoire de ces deux dernières années nous prouve qu’en réalité nous n’avons pas été compris. Il faut expliquer au pays les raisons pour lesquelles nous ne pouvons plus longtemps nous associer à la situation politique dans laquelle les intérêts du prolétariat ne sont pas défendus et nous tourner résolument vers le grand problème, celui de cette révolution internationale qui est en train de se développer dans un sens que personne ne peut sous-estimer. C’est sur la vie politique française que retentit actuellement la grande polarisation entre l’Union soviétique et les États-Unis. C’est l’occasion, pour la France et les travailleurs du monde entier de jouer un rôle qui ne soit pas celui d’un pion qu’on manœuvre.

Il est donc de première importance de reconquérir l’indépendance politique. Ceux qui ne profitent pas des leçons de l’histoire sont malheureusement destinés à en être les victimes. Je pense que dans une période où la crise capitaliste continue, où la contre-révolution est toujours menaçante, où les forces prolétariennes sont endormies parce qu’elles n’ont pas trouvé leur expression, le Parti Socialiste a quelque chose à dire, non seulement à ce pays, mais à l’ensemble des travailleurs de tous les pays. Nous souhaitons donc, à la fédération de la Seine, qu’on adopte à la fois une attitude de loyauté à l’égard du suffrage universel et de non-participation.

***

(4 décembre 1946)

Je pense que dans la mesure où nous voudrions donner une certaine tenue aux discussions, je crois que l’intérêt même du Parti exigerait que l’on essaie d’apprécier les tactiques et les méthodes sans descendre à un niveau où des hommes ayant les mêmes responsabilités, se critiquent mutuellement ce qui ne profiterait pas au Parti.

Pour le moment, on nous invite à prendre des responsabilités et nous sommes tout à fait soucieux, en effet, de les prendre, mandatés que nous sommes par des militants, qui ont  actuellement au moins sur les épaules la charge des destinées du Parti. Mais la question est de savoir si les responsabilités qu’on nous propose d’endosser seront celles du Socialisme et même plus largement, celles de la démocratie et de la paix ou d’autres responsabilités ?

Je veux très sincèrement faire appel aux camarades qui, devant les problèmes extrêmement complexes comme ceux devant lesquels se trouve une Assemblée Nationale au sein de laquelle en effet, l’affaiblissement du Parti Socialiste rend très difficile aujourd’hui la formation d’un gouvernement, je veux demander à ces camarades de considérer que les militants ne sont tout de même pas indifférents à certains aspects de cette complexité et qu’il ne s’agit pas pour eux de retirer tel ou tel camarade dont ils savent qu’ils ont été les meilleurs serviteurs dans leur département ministériel, c’est-à-dire de faire un sacrifice évident mais plutôt de savoir si, en sachant décider à temps une politique générale qui permettra le redressement du Parti on ne préparera pas mieux le retour de ces camarades dans les départements ministériels qu’ils ont illustrés.

C’est en effet le problème qui est posé devant vous et je suis un peu surpris de sentir à quel point on semble disposé à négliger la solidarité, que vous le vouliez ou non, qui vous lis avec les militants du rang. On a l’air de sous-estimer le mandat impératif, mais alors, camarades, il fallait le dire plus tôt, ce n’est pas sérieux de consulter les fédérations, de réunir un Conseil national sur des questions précises, pour ou contre la participation et présenter une situation qui force les camarades à émettre un avis qu’ils n’ont pas été mandatés pour donner.

En ce qui me concerne, je ne me sens pas du tout l’autorité voulue pour cela. Est-ce qu’on est démocrate dans le Parti ou est-ce qu’on ne l’est pas ? Qui est-ce qui doit commander dans le Parti ? C’est là la véritable question. Si vous pensez que les militants ne sont pas capables de juger les problèmes politiques, déléguez alors une fois pour toutes à un Comité directeur et à un groupe parlementaire la direction du Parti.

Est-ce que ce n’est pas parce qu’on a trop pratiqué cette politique depuis deux ans que nous sommes arrivés où nous en sommes ? Mais oui camarades…

Daniel Mayer – Quand nous étions dans la clandestinité tu n’étais pas là… Alors , ne donne pas de leçons! Tu es un de ceux qui ont fait le plus de mal au Parti avant la guerre.

Marceau Pivert – Camarades, je n’en attendais pas moins de Daniel qui m’a paru perdre beaucoup du contrôle de lui-même et qui, dans les séances auxquelles j’ai assisté, n’a certainement pas gagné beaucoup de prestige.

Daniel Mayer – La vie illégale, en effet…

Marceau Pivert – Je ne veux pas suivre Daniel sur ce terrain et je pense, camarades, qu’en tout cas, c’est précisément sur la manière dont on est capable d’aborder certains problèmes qu’on peut juger aujourd’hui si l’on veut ou si l’on ne veut pas servir un certain redressement démocratique du Parti dans lequel on tiendra compte, qu’ils se trompent ou non, de la volonté des militants. C’est pour moi, en tout cas, un cas de conscience et je crois pouvoir dire que c’est précisément en vertu de cette conception de la démocratie qu’il ne me paraît pas possible qu’on ne transpose pas ici les votes qui ont été demandés aux sections et aux fédérations.

On fera ce qu’on voudra : les camarades qui pensent qu’ils peuvent changer leur mandat ont parfaitement le droit de le faire, les camarades qui pensent qu’ils doivent rester fidèles à leurs militants et à leurs décisions le feront également et la décision sortira. C’est cela la démocratie. Or, nous sommes justement à une période où les seules forces que vous puissiez trouver pour reprendre votre élan, c’est précisément dans le dévouement et dans la libre discussion des militants de la base que vous les trouverez. Cela est si vrai que nous souhaiterions que cette période particulièrement trouble dans laquelle nous nous engageons, cette période de décembre et d’échéance de janvier, soit particulièrement étudié par tous les militants et peut-être même qu’un Congrès spécial soit réuni pour entendre précisément les exposés, les solutions des camarades qui sont sur un certain plan de l’activité politique et les délégués d’un Congrès national auraient alors plus d’autorité pour réviser telle ou telle position qui, actuellement, que cela plaise ou que cela ne plaise pas, correspond à la volonté des militants.

Pourquoi sommes-nous disposés à demander au Parti de ne pas participer ? Pourquoi sommes-nous disposés à demander au groupe parlementaire et au Parti lui-même de faire immédiatement l’effort de publication du programme qui est à ses yeux et à nos yeux la condition du relèvement du pays ? Pourquoi sentons-nous tourner autour de nous, rôder autour de nous les intentions malveillantes qui veulent précisément paralyser les partis ? Parce que précisément tant qu’il n’y aura plus cette force indépendante, tant qu’il n’y aura plus cette position devant le pays, le régime qui est à l’origine de toutes nos misères, pourra continuer à se replâtrer après avoir empêché le prolétariat de jouer sa carte. Car, c’est là précisément ce qu’il ne faut pas oublier : nous sommes actuellement dans une crise générale : les problèmes qui se posent ici se posent en Belgique, en Hollande, en Italie, et se posent partout dans les mêmes termes. Et quel peut être, et quel devrait être l’effet du retour offensif du Parti Socialiste ? Alors que ses adversaires les plus proches, comme le Parti Communiste d’un côté, comme le MRP de l’autre ont des liens internationaux puissants, appartiennent à des organismes puissants, et c’est justement dans la mesure où le Parti Socialiste les étendra lui aussi, ses liaisons internationales, pour présenter des solutions qui ne soient plus seulement la formation d’un gouvernement de salut public pour entériner les mesures provisoires, c’est dans la mesure où le Parti Socialiste voudra s’engager dans cette direction qu’il pourra jouer sa carte, même avec une politique de soutien conditionné.

C’est, camarades, en tout cas, notre décision, c’est le mandat que nous avons ici, et nous demandons de ne pas dramatiser le fait que des militants soient décidés aujourd’hui à empêcher que le Parti ne continue à se compromettre dans des combinaisons ministérielles où de l’avis de tous, il est bien évident qu’il ne peut pas s’agir de faire passer les solutions Socialistes ni même les solutions en direction du Socialisme. Il s’agit d’une crise qui touche le régime lui-même on vous demande tout simplement camarades de compromettre encore le Parti en essayant de sauver le régime. Nous vous demandons tout simplement de dire à la face du pays et de dire aux travailleurs qu’il y a d’autres solutions et de faire appel du verdict électoral évidemment regrettable à un jugement plus sain qui ne sera révisé que dans la mesure où vous le voudrez vous-mêmes. Voilà les responsabilités que nous vous demandons de prendre. Ce sont les responsabilités d’un parti indépendant où l’on s’adressait aux travailleurs de France ayant quelque chose à leur dire sur les missions profondes de leur misère et sur les moyens de parvenir à les corriger.

Camarades, dans l’intérêt même du Parti, je vous demande de mettre à la fin de cette discussion aux voix comme on l’avait annoncé les différents choix de participation ou soutien pour lesquels nous sommes mandatés et nous irons ensuite demander avec quel mandat, notre camarade Daniel Mayer pour la fédération de la Seine est venu ici proposer que les militants après s’être réunis, ne soient pas…

Daniel Mayer – Jusqu’à ce que tu m’exclues du parti, je suis encore membre du Comité directeur et je crois me rappeler que j’ai été Secrétaire général du Parti clandestin.
(Applaudissements)

Marceau Pivert – Actuellement, ce qui est en cause, c’est tout simplement une fédération qui a une position et qui aujourd’hui voit se dresser contre cette position un élu de cette fédération qui demande de ne pas tenir compte de l’avis de la fédération. C’est tout ce que j’avais à dire.


 

 

Le stalinisme se réclame du marxisme en le piétinant, par Marceau Pivert

Avril 1945


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Extraits cités par Joubert d’une lettre de Marceau Pivert à Michel Lissansky, responsable FTP dans le Limousin, qui vient d’adhérer au PCF et sera plus tard président de l’ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants et Victimes de Guerre) à Paris.

Crois-tu vraiment que ces organisations (le PC et le Front national) désirent et peuvent organiser une Europe socialiste? (…) Les discours de Thorez, qui commencent à couillonner les pauvres bougres comme en 36, montrent bien que ce n’est pas le socialisme qui l’intéresse… Et toi? qu’est-ce qui t’intéresse? Je pense que tu as tout de même un autre idéal que d’être un fonctionnaire important dans un immense appareil (ça c’est facile) au prix de la liberté de penser, au prix de ta complicité muette avec tous les crimes contre la révolution; ce genre de nouveaux privilégiés qui confondent l’émancipation des travailleurs avec une promotion de grade dans une bureaucratie quelconque est malheureusement assez répandue, hélas, on l’a bien vu avec les plats de lentille offerts par la « race élue »…

(…) Et cela seul (le partage de la Pologne) suffirait à marquer la frontière entre la vraie révolution socialiste et la caricature sanglante qu’on nous propose; après tout, les nazis aussi ont fait cela, le transfert des populations, la manipulation territoriale, la terreur et la destruction systématique de tout ce qui s’oppose à la volonté du maître, au talon de fer de l’armée. Mais s’ils s’appelaient cyniquement socialistes, c’est du moins en antimarxistes qu’ils se présentaient aux foules ignorantes. La démagogie stalinienne a ceci de particulier qu’elle se réclame du marxisme en le piétinant aussi lourdement que les bottes nazies.

(…) Ce qui dicte la ligne politique du PC et de son satellite Front national, ce n’est pas l’intérêt collectif du prolétariat international, la volonté du peuple français, les aspirations de la résistance révolutionnaire. C’est Staline, les intérêts de sa bureaucratie et il est trop clair qu’il ne veut pas entendre parler de révolution.