L'église et l'école, perpectives prolétariennes

 

Toute Eglise tend à devenir une institution de classe, et par suite un instrument de classe, puisque, dès que la lutte des classes pénètre dans l'histoire, l'autorité spirituelle de l'Eglise est forcément utilisée par la classe dominante comme moyen de conservation et de coercition.
S'il en est ainsi, il existerait entre l'Eglise incarnant un système social et le mouvement révolutionnaire tendant à détruire ce même système, une opposition fatale et totale, se manifestant à la fois dans les domaines de la pensée et de l'action, entre leurs idéologies antinomiques, entre leurs politiques contradictoires aucune conciliation ne serait concevable, aucune conjonction, même partielle ou temporaire, ne pourrait être envisagée. Ce que Marceau Pivert appelle l'anticléricalisme prolétarien apparaîtrait comme une conséquence inéluctable et définitive. Marceau Pivert pousse en effet jusqu'à cette conclusion ou plutôt c'est à -cette conclusion qu'il tend. Conservatisme de I’ Eglise et anticléricalisme prolétarien lui apparaissent comme l'expression de l'antagonisme des classes. A l'appui de ce principe simple et catégorique, son livre fournit la démonstration la plus complexe et la plus subtile.

Léon Blum

Sommaire

PREFACE

par Léon Blum (1RD)

L'étude de Marceau Pivert présente deux caractères qui se trouvent rarement réunis, fût-ce dans notre littérature socialiste : elle est un ouvrage de science ; elle est un ouvrage de propagande.

Le lecteur pourrait même s'imaginer au départ qu'il n'a sous les yeux qu'un essai de sociologie  primitive et d'histoire des religions. Mais, dès les premiers chapitres, le véritable dessein s'éclaire. Marceau Pivert (2RD) s'est efforcé, en réalité, par une audacieuse initiative d'esprit, d'appliquer les méthodes du matérialisme historique à l'évolution des voyances et du sentiment religieux. Sans dissimuler le moins du monde son intention de propagandiste mais sans jamais, en retour, lui sacrifier son scrupule scientifique, il tente d'intégrer l'histoire des Eglises dans celle des sociétés. S'attachant plus spécialement à l'Eglise catholique il l'étudie en tant qu'institution issue d'un système social donné et tendant fatalement à conserver une hiérarchie sociale.

On aperçoit aussitôt l'importance d'une telle démonstration. Dans les documents originels de l'Église catholique, il n'est pas malaisé de découvrir des textes à caractère, à direction révolutionnaire. A l'époque du socialisme utopique, beaucoup de penseurs français se réclamaient volontiers du christianisme primitif et se plaisaient à l'opposer à la politique contemporaine de l'Eglise. Suivant eux, l'Eglise avait, au cours des âges, dévié et perverti l'authentique pensée chrétienne. Si la démonstration de Marceau Pivert est exacte, cette déviation, cette perversion ne seraient pas l'effet du hasard des contingences, elles présenteraient au contraire un caractère de nécessité. L'histoire de la pensée religieuse, telle qu'il la retrace, montre en effet au fond de toute croyance un contenu social, ou même l'expression d'une fonction sociale. Tout système de croyances se relie ainsi à une structure économique dont elle dépend. Toute Eglise tend à devenir une institution de classe, et par suite un instrument de classe, puisque, dès que la lutte des classes pénètre dans l'histoire, l'autorité spirituelle de l'Eglise est forcément utilisée par la classe dominante comme moyen de conservation et de coercition.
S'il en est ainsi, il existerait entre l'Eglise incarnant un système social et le mouvement révolutionnaire tendant à détruire ce même système, une opposition fatale et totale, se manifestant à la fois dans les domaines de la pensée et de l'action, entre leurs idéologies antinomiques, entre leurs politiques contradictoires aucune conciliation ne serait concevable, aucune conjonction, même partielle ou temporaire, ne pourrait être envisagée. Ce que Marceau Pivert appelle l'anticléricalisme prolétarien apparaîtrait comme une conséquence inéluctable et définitive. Marceau Pivert pousse en effet jusqu'à cette conclusion ou plutôt c'est à -cette conclusion qu'il tend. Conservatisme de I’ Eglise et anticléricalisme prolétarien lui apparaissent comme l'expression de l'antagonisme des classes. A l'appui de ce principe simple et catégorique, son livre fournit la démonstration la plus complexe et la plus subtile.

Démonstration directe, d'abord, qui consiste _essentiellement dans le rappel des luttes sur l'Enseignement public au cours du XIXème siècle. Pour l'Eglise, l'école n'est qu'un des moyens d'asseoir son ordre, de perpétuer la hiérarchie sociale, avec Laquelle elle se confond, de préserver la structure capitaliste contre toute possibilité de subversion. Pour l'anticléricalisme prolétarien qui prend ici son vrai nom de laïcité, l'Ecole a pour objet de transposer la science dans le domaine de l'éducation, elle tend par conséquent à l'affranchissement entier de l'esprit; elle doit engendrer une complète liberté de négation, même vis-à-vis du système social. Et Marceau Pivert nous montre, en passant, comment la politique bourgeoise s'est déplacée entre ces deux pôles, selon ses propres intérêts de classe, se jetant furieusement avec Thiers du côté clérical au temps de la loi Falloux, se jetant timidement avec Ferry du côté laïque, au temps des lois scolaires. Démonstration critique fondée sur le rapprochement et l'exégèse des textes pontificaux qui invoquent dans leurs campagnes les « socialistes chrétiens » et les « démocrates populaires ». Démonstration psychologique enfin, la plus neuve et la plus hardie de toutes où Marceau Pivert ne craint pas de s'attaquer à la formule classique « Religion, affaire privée », d'en analyser le véritable sens et d'en mesurer la véritable portée.

Je m'excuse d'un si sec dépouillement. Mais peut-être aura-t-il suffi pour permettre au lecteur de pressentir toute la richesse, toute la densité intellectuelle de l'ouvrage. Dirai-je maintenant sur quels points je me sens en accord parfait avec Marceau Pivert, sur quel point il subsiste entre nous des divergences ou des nuances de pensée ? Il me faudrait pour cela écrire un livre à mon tour... un livre dont je m'empresserais naturellement de lui demander la préface. Je me bornerai donc à une courte confrontation. Marceau Pivert pense comme moi que la coexistence dans une même conscience de la foi religieuse et de la conviction socialiste est un phénomène possible, et il faut bien qu'il soit possible puisqu'il est, et qu'on peut le vérifier expérimentalement sans nulle peine. Il pense que des socialistes, ou pour parler plus précisément, des prolétaires encadrés dans leur parti de classe peuvent échapper et échappent en `fait au « risque » qu'il a analysé avec tant de finesse et de loyauté: le risque de voir se dissoudre peu à peu, sous l'influence du milieu, et de l'idéologie et de l'action socialistes, leur fidélité à des croyances ou à des rites religieux. Je pense, comme lui, et d'ailleurs comme tout le Parti, si `je me réfère à la résolution unanime de Nancy (3RD), que le socialisme peut seul concevoir et créer un système d'éducation intégralement laïque, c'est à dire intégralement fondé sur la culture rationnelle de l'esprit, c'est-à-dire intégralement épuré de toute tradition religieuse comme de tout préjugé de classe. Je pense que la collectivité étant seule capable de dispenser un enseignement ainsi défini, l'argument serait suffisant, même s'il n'en existait pas d'autres aussi forts, pour revendiquer en sa faveur une vocation exclusive au droit d'enseigner, et que l'idée de laïcité conduit ainsi par une déduction inéluctable à l'idée de la nationalisation de l'enseignement. Je pense enfin, et Marceau Pivert m'accordera sans doute ce point, qu'une fois réalisée la nationalisation de l'enseignement, l'opposition logique qu'il a dressée entre le conservatisme nécessaire de l'Eglise et l'anticléricalisme nécessaire au prolétariat, aurait reçu sa solution sur le terrain de l'action et n'aurait plus à peser pratiquement sur la tactique révolutionnaire.

Telles sont les réflexions essentielles que m'inspire le livre de Marceau Pivert, Mais chez un autre lecteur il pourra, j'en conviens, en susciter de toutes différentes, ce qui est tout à la fois la marque de sa richesse et la preuve de sa probité. Il honore l'homme qui l'a écrit. J'ose dire qu'il honore le parti au service duquel cet homme a mis toute la curiosité, toute l'ardeur, toute la loyauté de son intelligence.


Notes


(1RD) La préface de Blum est écrite en pleine bataille contre les dirigeants néo-socialistes (Marcel Déat, Adrien Marquet) qui avait vu la majorité réformiste de la SFIO, et Blum lui-même, faire cause commune avec la gauche du parti représentée par le bloc Zyromski-Pivert. Ce courant organisait dès 1930 la rébellion d’une partie du groupe parlementaire contre la direction du parti, votant pour les lois radical-socialistes, même lorsque ceux-ci amputaient le salaire des fonctionnaires. Lors du congrès de Paris en 1933, la gauche de Ziromsky-Pivert organise la contre-offensive. Montagnon, Marquet et Déat stigmatisent l’attachement de la SFIO à un marxisme poussiéreux. Le fascisme italien l’a emporté en Italie et Hitler menace en Allemagne. Face à la référence formelle de la direction de la SFIO au marxisme, les tentatives néos hier comme aujourd’hui se sont toujours arrimées à une dénonciation de l’archéo-marxisme. Marquet, responsable de la fédération de Gironde, va le plus loin dans le sens d’un socialisme national ou d’un national-socialisme avec le triptyque : ordre, autorité, nation. Face à l’offensive des néos Blum se déclare épouvanté. Persistant dans leur indiscipline, les parlementaires néos seront exclus en novembre 1933. Marcel Déat et ses amis termineront leur carrière dans le régime de Vichy. Adrien Marquet sera sous-secrétaire à Vichy où il se spécialisera dans la répression antimaçonnique.


(2RD) Cet essai philosophique et politique sur l’Eglise et l’Ecole est rendu public au moment où la SFIO tombe à gauche et s’approche de l’exercice du pouvoir. Ce travail de Marceau Pivert est le produit d’une longue période de militantisme pour la cause la laïcité et de l’instruction publique qui s’amorce en 1924. Ancien combattant de la grande guerre, comme beaucoup de militants de sa génération il est pacifiste. Ses engagements sont d’abord ceux d’un syndicaliste et d’un républicain radicalisé. Son combat est d’emblée celui de la défense et de la promotion de l’enseignement public et de la laïcité. Franc maçon et libre penseur, il devient dès 1925 président du « groupe fraternel de l’enseignement ». Précisons que cette structure maçonnique créée en 1895 et qui existe aujourd’hui sous la dénomination de « fraternelle de l’éducation nationale » regroupe les « frères » sur la base de leur profession. Les loges et ateliers regroupant sans distinction de métier sur la base de l’unité géographique. Son combat est celui de l’école unique de la maternelle à l’université comme service public géré par l’Etat. C’est la nationalisation laïque de l’enseignement. Sa conception à l’origine humaniste et républicaine suivra la même évolution que la pensée de Jaurès : la bataille laïque pour un enseignement public de qualité pour tous est un élément fondamental du combat de la classe opprimée. La bourgeoisie n’a pas besoin de l’égalité scolaire, c’est au prolétariat qu’est nécessaire l’école unique, comme moment de son émancipation sociale. C’est au SNI (Syndicat National des Instituteur) en 1927 qu’il fait mettre à l’ordre du jour cette question. Le syndicat adoptera le point de vue de Pivert en l’assortissant d’une gestion tripartite : les représentants du ministère de l’instruction publique, les spécialistes de l’enseignement et les usagers.

Dans cette bataille politique il va rencontrer deux écueils :

D’abord celle de Ferdinand Buisson, qui se situe dans la filiation du républicanisme radical et de Jules Ferry, qui met en garde le congrès de SNI et le somme d’abandonner le monopole et de revenir sur la position de l’année précédente. Il demande le respect de « la liberté d’enseigner », ce qui n’est pas autre chose qu’un compromis avec les églises (Buisson est protestant) et l’église catholique en particulier. Je rappelle que « la liberté d’enseignement » est à l’origine une revendication cléricale, justifiant l’existence des congrégations enseignantes. Le congrès suivra Pivert qui se retrouvera élu à la direction nationale du syndicat. La position sera reprise quelques mois après par le congrès de la Ligue de l’Enseignement.


Celle des guesdistes dans le Parti Socialiste et de la tradition anarcho-syndicaliste qui sera celle du courant « Ecole Emancipée ». C’est Ziromsky qui, assumant la continuité de Guesdes, explique que la nationalisation reviendrait « à mettre entre les mains de la classe possédante qui domine, un formidable instrument d’oppression ». Les staliniens par la voix de Maurice Thorez diront, dans la période ultra-gauche de la 3ème Internationale que l’école public bourgeoise et l’école confessionnelle sont deux formes de l’oppression de la classe ouvrière. Vieille discussion que Jaurès pose déjà de manière pertinente dans le tome 2 La Législative de son Histoire socialiste de la Révolution Française à propos du plan Condorcet pour une instruction publique : le problème n’est pas d’écarter l’enseignement public de l’Etat et de le placer à côté de l’Etat, mais de faire entrer la liberté dans l’Etat. Pivert précise sa position, d’ailleurs dans le même sens que Jaurès à propos de Condorcet, en disant que l’Etat, même bourgeois et in fine instrument de la domination du capitalisme peut et doit assurer la gestion d’un service public pour le bien de tous. En ce qui le travail spécifique des enseignants, il précise :
« L’organisme d’exécution que nous entendons créer, quelle que soit la forme de la gestion, c’est le conseil des maîtres(…) seul qualifié pour régler le fonctionnement pédagogique de l’école, fixer les méthodes, coordonner les effectifs, introduire dans la communauté scolaire le ferment des initiatives individuelles et le ciment des disciplines collectives » (Le populaire, 27 juin 1929)
Il critique la position formellement marxiste de Ziromsky qui sous-estime ce que représente pour les travailleurs un service public d’enseignement organisé par la puissance publique dans la formation d’une pensée de l’émancipation. C’est à l’unanimité que le congrès de Nancy de 1929 vote la nationalisation de l’enseignement.


(3RD) Voici l’extrait principal de la résolution unanime du congrès de Nancy de la SFIO  sur la question de la laïcité (9-12 juin 1929)


« …Dans sa bataille quotidienne, le socialisme trouve devant lui l’Eglise, hostile de même qu’à partir de la révolution française, l’Eglise s’est alliée aux adversaires des droits de l’homme, de la République te de la démocratie, que la papauté n’ a pas cessé de les condamner en principe et le clergé de les combattre en fait, de même elle a fait un pacte dès la naissance du socialisme avec le grand capitalisme.
Le capitalisme a mis sa puissance au service des prétentions cléricales; l’Eglise a mis son pouvoir au service du privilège capitaliste. Tels ils se trouvent toujours étroitement associés dans la commune résistance aux aspirations populaires, tels ils s’unissent en Italie pour asservir le peuple à la double contrainte de l’oppression dictatoriale et de la tutelle cléricale, tels on les voit en France s’appuyant l’un sur l’autre, poursuivre ensemble la conquête du pouvoir politique, peser ensemble sur leurs communs intérêts sur les gouvernements, les assemblées, la presse et le corps électoral, enfin s’assurer ensemble, par la pression et la menace, la soumission des individus et des familles qu’ils tiennent à leur merci.
Pour toutes ces raisons tant doctrinales que politiques, le PS est anticlérical, c'est-à-dire au sens propre du terme, résolument opposé aux empiétements de l’Eglise sur tout ce qui n’est pas du domaine de la conscience. Le PS est anticlérical en tant qu’il rencontre l’Eglise dans toutes les entreprises de réaction politique et de conservatisme social. L’anticléricalisme pour lui, loin d’être raillerie mesquine ou persécution sectaire, signifie au contraire défense de la liberté pour tous, protection assurée de tous, contre toutes les forces coalisées de contrainte et devient une forme de sa lutte de classe. »


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Sommaire

CHAPITRE 1
CONSIDERATIONS SUR LA METHODE


« Le socialisme tel le comprenait Marx et Engels est une doctrine non seulement économique, mais universelle. »
Engels : Economie politique.
(Edition italienne. Introduction et notes de F. Turati. V. Adler et K. Kautsky, Milan, 1895.)


L'étude des rapports entre la notion de laïcité, les institutions religieuses et la lutte de classe repose nécessairement sur une certaine méthode d'investigation ; ce sont d'abord les règles de cette méthode qu'il nous faut présenter brièvement.
Nous admettons pour commencer que ces rapports existent, c'est-à-dire qu'on ne peut pas comprendre la laïcité, ni le rôle des institutions religieuses sans les rattacher à des exigences de la structure sociale.


Nous admettons ensuite qu'ils sont relatifs à l'évolution de cette structure dans le temps, c'est à-dire qu'on ne peut pas prétendre les définir sans tenir compte des modifications des rapports entre les classes à travers les âges.


Nous admettons enfin une certaine hiérarchie des causes dans le devenir social : toutes les manifestations de la vie en société sont sans doute interdépendantes, et leur examen superficiel peut laisser croire à la puissance créatrice de telle ou telle idéologie. Mais, en réalité, les actions et réactions élémentaires, d'individu à individu, les variations infiniment petites psychologiques ou sociologiques, sont un peu comme les arbres qui empêchent de voir la forêt. Il faut les « intégrer » (comme disent les mathématiciens), pour découvrir les lois profondes qui régissent les sociétés.


Ainsi, les besoins d'ordre biologique, d'une part, les exigences de l'équilibre social d'autre part, déterminent expressément la conduite des hommes et leurs institutions.


En lutte contre les forces de la nature, pétrie, modelée par le milieu cosmique, enregistrant et classant, « sous peine de mort », les résultats de son expérience, la lignée humaine s'adapte, invente des outils, maîtrise des forces hostiles, aménage sa planète, différencie ses activités, crée des moyens de production et par suite des rapports de classe.


Entraînée dans ce processus, divisée contre elle-même par sa propre différenciation, elle ajoute bientôt à la brutalité des forces naturelles, la violence des puissants contre les faibles. C'est ce qui fait dire que l'activité économique est à la fois le « but » et la « condition » de la vie sociale. C'est ce qui nous permettra de déceler, parmi toutes les causes complexes, le déterminisme essentiel. Ce n'est pas ce que l'homme croit, ce qu'il sent, ce qu'il désire, qui fait l'histoire. C'est ce qu'il fait. Et ce qu'il fait n'est bien souvent que la conséquence d'un grand nombre de liaisons physicochimiques ou sociologiques dont « ce qu'il pense » n'est que le reflet. Tel geste, tel sentiment, telle institution paraissent absolument spontanés, nés d'une sorte de « commencement absolu » le salut au drapeau, le culte d'un dieu, le mariage, la propriété privée...


Cependant, la science, dans sa souveraine sérénité, découvre à chacun d'eux des origines troublantes, au delà d'innombrables générations remontant jusque « dans la sauvagerie» (1RD). Et l'esprit scientifique exige « qu'on examine les coutumes et les croyances de l'humanité avec l'impartialité rigoureuse dont fait preuve l'entomologiste, car les coutumes et les superstitions des sauvages, même les plus arriérés, nous touchent de bien plus près que les habitudes des animaux, même supérieurs » (2RD).


Dès la présentation de notre méthode, nous nous trouvons donc en opposition absolue avec toutes les interprétations théologiques ou métaphysiques de l'histoire. Nous regarderons le phénomène religieux comme une « donnée », comme un fait d'expérience. Et cette seule attitude définit déjà ce que nous entendrons, dans un sens très large, par « laïcité ». Mieux encore loin de nous paraître inquiétante et de nous inviter à la modestie, à l'humilité, cette opposition nous confirme que nous sommes dans la bonne direction. Le reflet, dans la pensée, de certains intérêts de classe très précis conduit naturellement à des idéologies d'autant plus distinctes que les classes sont plus antagonistes. Il n'est pas surprenant que la manière de penser l'univers... ou la société soit très différente, dans le cerveau d'un seigneur ou dans celui d'un serf, dans celui d'un milliardaire ou dans celui d'un prolétaire. Ce qui serait surprenant, au contraire, ce serait, jeté sur l'âpre bataille quotidienne des classes adverses, le voile menteur d'une idéologie commune, ce serait, sous prétexte d'objectivité, une explication uniforme des valeurs sociales et des enchaînements qui en découlent.


Ceux-là même qui se laissent prendre à cette sorte de neutralisme philosophique dédaigneux des heurts, des déchirements et des passions de la mêlée, ceux qui refusent de rattacher à l'état naturel de la vie humaine, c'est-à-dire au social, leurs doctrines transcendantes, sont, en réalité, les complices, plus ou moins conscients, de l'ordre des choses établi. Trop de « clercs » se proposent, en dernière analyse, la justification des plus révoltantes iniquités ; ceux qui n'en parlent pas, trahissent aussi par-là même qu'ils détournent l'attention des victimes et les empêchent de travailler résolument à leur salut. Nous nous refusons à les suivre.


Pour nous, aucun fait, aucun problème ne doit échapper à la pleine investigation de la pensée. Et pour commencer, nous essayons de prouver le mouvement en marchant, entendez par là que nous définissons notre conception de la laïcité en portant notre regard sur le fait religieux, devant lequel hésitent, respectueux et timides, tant de grands esprits.


Nous essayons de comprendre cet épiphénomène de la vie sociale dans la conscience individuelle.


Certes, nous sentons bien toute la force de certaines « représentations collectives », toute la vitalité de certaines aspirations à la communion grégaire. Nous ne nions pas qu'un cortège socialiste, une manifestation syndicaliste, une fête laïque ne comportent, dans une certaine mesure, des rites, des sentiments, des enthousiasmes à caractère religieux. De même dans la vie de tous les jours, les réflexes et les actes « volontaires.» déterminés par des tendances profondes du subconscient sont bien plus nombreux que les actes rationnels.


Mais nous nous efforçons, là encore, de contrôler, de choisir, de comprendre. Du moins c'est dans la mesure où nous le pouvons que notre conduite est plus évoluée, c'est-à-dire plus pleinement docile aux leçons de l'expérience. Un nombre incalculable de vieilles superstitions ont disparu de l'esprit des hommes, comme des ombres chassées par la lumière. Des superstitions, pour la plupart, utiles, au moment où elles avaient cours, car l'humanité n'avance qu'en utilisant une représentation des choses qui se modifie perpétuellement, qui s'enrichit, à chaque génération, d'événements nouveaux. D'autres superstitions sont encore profondément enracinées dans nos habitudes de pensée. Elles font partie, plus ou moins directement, du « lien social ». Les unes sont sans conséquence, sans portée, par elles-mêmes : croire qu'une vierge peut concevoir et devenir mère est un vestige frappant mais inoffensif de la sauvagerie primitive (3RD) (du temps où les mystères de la reproduction de l'espèce n'avaient pas été dévoilés par la science). Mais croire que « tout, dans l'Univers, est admirablement réglé en vue de l'homme, que Dieu établi Roi de la Création »(4MP). Croire que la guerre est d'essence divine. Croire que le régime (scolaire) qui répondrait à l'état normal de la société, ce serait que l'Eglise possédât seule, en fait comme en droit, la direction de tout l'enseignement, et à tous les degrés  (5MP), voilà des croyances qui semblent comporter « une teinte » sociale d'un puissant intérêt.


Ce sont précisément ces différences de tonalité et de valeur actuelle des croyances collectives qui nous permettront de distinguer entre celles qui peuvent demeurer en dehors de nos préoccupations et celles que nous ne pourrons pas laisser s'épanouir sans les combattre par une propagande incessante. Et ici qu'on entende bien, une fois pour toutes, qu'il ne s'agit en aucune manière d'imiter nos adversaires : de dresser des bûchers, de persécuter quiconque... il faut, sur le terrain de la libre discussion, dénoncer le péril que les servitudes religieuses utilisées pour des fins politiques, font courir au prolétariat comme à la pensée indépendante. Nos seules armes sont celles de la raison et de la science. D'autre part, en déblayant le domaine des superstructures de certains échafaudages surannés et dangereux, nous ne perdons pas de vue que le principal effort d'émancipation demeure sur le plan économique ; mais nous voulons attaquer l'édifice sur tous les plans et sur toutes les faces.


Au surplus, le rôle des croyances, même à notre époque, est énorme. Sous le vernis transparent de la « civilisation », la moindre petite secousse fait réapparaître les formes les plus frustes de la sauvagerie. L'expérience effroyable de la guerre le prouve surabondamment.


Bornons-nous, en nous réfugiant derrière la compétence universellement reconnue du grand sociologue anglais Frazer à en citer un exemple savoureux :
« A la fin de l'année 1893, la Sicile fut dans la détresse à la suite d'une sécheresse de six mois. Chaque jour le soleil se levait dans un azur sans nuages. Dans les jardins de la Conca d'Oro, qui d'ordinaire, enchâssent Palerme d'un merveilleux écrin de verdure, tout se fanait, tout se mourait. La disette se faisait sentir, et le peuple était dans l'angoisse. Vainement, on avait usé de tous les moyens classiques pour faire pleuvoir. Des processions avaient parcouru les champs et les rues ; hommes, femmes et enfants avaient égrené rosaires sur rosaires, des nuits durant, devant les saintes images. Des cierges bénits avaient brûlé sans discontinuer au pied des autels. Aux arbres, pendaient les palmes qui avaient été consacrées le jour des Rameaux. A Solaparuta, suivant une très ancienne coutume, on avait répandu dans les prés la poussière balayée dans les églises le dimanche d'avant Pâques. En d'autres temps, ces saintes raclures ne manquaient jamais de préserver la moisson, mais cette année, vous me croirez si vous voulez, tout échouait. A Nicosia, les habitants, tête nue, pieds nus, avaient promené un crucifix dans tous les quartiers de la cité, tout en se flagellant les uns les autres avec des verges de fer. Rien n'y faisait, le grand saint François de Paule lui-même, qui, annuellement, accomplit le miracle de la pluie et que l'on porte chaque printemps dans les jarclins des maraîchers, cette fois ne put ou ne voulut pas se montrer secourable. Messes, vêpres, concerts, illuminations, feux d'artifice, rien ne l'émouvait. A la longue, les paysans commencèrent à perdre patience. Ils exilèrent presque tous les saints. A Palerme, on fourra saint joseph dans un jardin, afin qu'il se rendît compte à son propre dam de la situation, et l'on jura de l'y laisser se griller au soleil ardent jusqu'à ce qu'il fit pleuvoir. D'autres saints furent tournés le nez au mur, comme des enfants en pénitence. D'autres encore furent dépouillés de leurs beaux vêtements et bannis bien loin de leurs paroisses, menacés, accablés de grossières injures, condamnés au plongeon dans l'abreuvoir. A Caltanisetta, on arracha à l'archange -saint Michel ses ailes dorées, et on les remplaça par des ailes de carton ; on lui enleva son manteau de pourpre et, à la place, on lui ceignit -les reins d'un torchon ; à Licata, pire encore fut le sort de saint Angelo, patron du pays : on le trouva nu comme un ver ; il fut outragé, enchaîné, menacé de noyade ou de pendaison. « La pluie ou la potence » hurlait la foule courroucée en lui montrant le poing. »(6MP)


Il y a de cela à peine 40 ans. Mais ceux qui souriront de ces pratiques rituelles pourront s'interroger, en conscience, et analyser un certain nombre de moyens d'influence utilisés couramment auprès des puissances temporelles, pour obtenir leurs faveurs... Il en est qui n'ont guère plus d'efficacité ni de sérieux. Ah ! si les hommes, si les travailleurs commençaient par faire leur besogne eux-mêmes, au lieu d'invoquer les saints en carton... ou de compter sur des maîtres qu'ils se donnent trop complaisamment ! Mais, pour le moment, nous voulons dégager le lien qui unit telle structure sociale et telle condition d'existence (7MP) à tel groupe de croyances. C'est relativement à leur fonction que nous examinerons celles-ci. Il n'est pas exagéré de dire que la religion a été longtemps, et demeure encore une sorte de ciment des sociétés. Toutes les superstructures, d'ailleurs, jouent ce rôle stabilisateur et conservateur. La division du travail social ayant créé des classes exploitées et des classes exploiteuses, c'est par voie de conséquence naturelle que les activités spirituelles et les institutions « connectives » sont orientées dans le sens de la conservation par les classes dominantes. Il faut bien contenir, entre certaines limites, la conduite des individus qui pourraient être tentés de manquer de patience.
« Le pauvre aurait intérêt à voler, à renverser l'ordre social, mais le prêtre vient et lui dit pense donc que si tu voles, si tu te soulèves contre l'ordre institué, des Peines éternelles t'attendent dans la vie à venir. Et pour échapper à la terrible condamnation, le pauvre s'apaise et se résigne au système social qui l'écrase »(Achille Loria). (8RD)

Derrière les prétextes métaphysiques, un des éléments essentiels de la pensée religieuse réside dans cette fonction sociale justificative d'un ordre établi, et support d'une éthique appropriée. Par antithèse, le caractère essentiel de la pensée laïque, qui ne peut pas avoir la prétention d'échapper au déterminisme sociologique, c'est « l'insurrection permanente » contre les idéologies et les systèmes régnants (8MP et RD). L'une se porte tout naturellement au service de la forme cristallisée de l'édifice social. L'autre surgit du besoin profond de transformation qui ébranle les bases de cet édifice. A certains moments, les forces vives de l'humanité opprimée secouent violemment la charpente condamnée par le déroulement de l'histoire ; parmi les résistances, on trouve l'esprit religieux et les institutions cléricales; parmi les puissances destructives, on trouve l'esprit scientifique et les institutions laïques. C'est cette thèse que nous voudrions établir grâce à la méthode que nous venons de caractériser.



Notes


1-2-3RD Frazer : Les origines magiques de la royauté. Frazer, Sir James George : (1854-1941) est un anthropologue écossais, issu d’un milieu de la haute bourgeoisie de son pays, qui a fait pour la première fois un travail d’inventaire mondial sur les mythes et les rites religieux. L’œuvre de cet auteur est aujourd’hui un peu oublié, du fait que les anthropologues contemporains, en particulier Claude Lévi-Strauss, l’ont beaucoup critiqué sur deux points : la théorie évolutionniste des anthropologues contemporains de Frazer, à laquelle il a entièrement souscrit, à savoir que l’humanité progresse à travers trois stades successifs, la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. D’autre part le point de vue induit dans l’évolutionnisme selon lequel la civilisation occidentale est supérieure aux autres cultures. On sait que Claude Lévi Straus adoptera le point de vue exactement inverse. Le reproche qui lui est le plus souvent adressé par les anthropologues contemporains concerne le fait qu’il ne met jamais en relations les faits religieux, mythes ou rites avec la culture sociale dont ils sont issus. La mise au purgatoire de Frazer viendra de la critique de nos contemporains contre l’idéologie colonialiste de la supériorité occidentale. Toutefois il faut reconnaître qu’il est le premier anthropologue à avoir défendu l’idée que les représentations religieuses ne sont pas à considérer comme des systèmes vrais ou faux, mais qu’ils sont des phénomènes sociaux dans l’histoire de la civilisation. On comprend que Marceau Pivert, militant et évoluant dans des milieux intellectuels rationalistes, dans le début de son premier chapitre, concernant la religion des primitifs, fasse référence plusieurs fois à l’œuvre principale de Frazer, « Le Rameau d’Or ». C’est ce qu’il dit en présentant sa méthode d’investigation :
« …nous nous trouvons donc en opposition absolue avec toutes les interprétations théologiques ou métaphysiques de l'histoire. Nous regarderons le phénomène religieux comme une « donnée », comme un fait d'expérience. Et cette seule attitude définit déjà ce que nous entendrons, dans un sens très large, par « laïcité ». »


4MP Fénelon

5MP Le P.Marquigny, 1879, confirmé par l’Encyclique de Pie XI, 30 décembre 1929.


6MP Frazer, Le Rameau d'or, l'Art magique, vol. I, pp. 299-300.


7MP Par exemple, Brickle établit une relation entre cette tendance à la disparition et la fréquence des tremblements de terre.


8RD Achille Loria (1857-1941)
Economiste italien, originaire de Bologne, qui introduisit au sein du mouvement socialiste de son pays, la méthode de Marx, mais de manière tout à fait superficielle. Ce qui lui valut l’inquiétude, puis l’hostilité d’Engels. Dans le milieu intellectuel provincial de l’Italie, il put librement imposer ses thèses sur les « insuffisances de Marx » et la critique d’Engels ne parvint pas à s’imposer. Ce n’est que dans les années 1890 qu’un jeune intellectuel Antonio Labriola fait appel à Engels et Croce qui met en cause Loria dans une présentation de l’article III du Capital pour l’édition italienne. Loria s’éloigne alors du mouvement socialiste, tout en gardant une certaine influence dans le milieu intellectuel.


8MP « Le doute c'est la dignité de la pensée. Il faut donc chasser de nous-mêmes le respect aveugle pour certains principes, pour certaines croyances; il faut pouvoir mettre tout en question, scruter, pénétrer tout : l'intelligence ne doit pas baisser les yeux, même devant ce qu'elle adore. » Guyau, Irréligion de l'Avenir, p. 74.


8RD Jean Marie Guyau (1854-1888), philosophe et poète. Son ouvrage le plus important « L’Irreligion de l’avenir », salué par Emile Durkheim, est une tentative pour comprendre la genèse des religions et leur évolution propre comparativement aux grandes lois d’évolution de la vie, afin de déterminer quelle peut être l’avenir de la religion. L’approche est résolument sociologique : c’est l’homme qui fait la religion, mais selon des modalités propres à la pensée religieuse.


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CHAPITRE 2 : Les faits : le sentiment religieux, l’Eglise et la laïcité dans l’histoire des luttes sociales


« En agissant sur la nature, en dehors de lui, l’homme modifie en même temps sa propre nature » Karl Marx.

1. - LES PRIMITIFS


La vie religieuse des primitifs se confond étroitement avec leur activité de tous les instants. Ils réagissent en face des forces naturelles d'une manière incompréhensible pour notre raison, notre logique. Ils ont en effet leur logique, leur raison, leur représentation du monde. Et le mode descriptif seul convient en face de ces ancêtres lointains -dont nous portons en nous les traces indélébiles. .On ferait des réflexions analogues en étudiant les civilisations orientales, si différentes de nous. La relativité des idées et des croyances apparaît dans toute sa netteté dès qu'on scrute les problèmes des origines. Les climats, les conditions géographiques de toutes sortes, les activités nécessaires, chasse, pêche, échanges, guerres, culture, élevage, les fortes impressions, les instincts naturels, tous ces facteurs multiples façonnent à la fois les corps et les esprits. Mais dans sa variété, dans son cadre, dans ses rites, dans son symbolisme, dans ses pratiques courantes ou ses solennités, le phénomène religieux conserve, à travers les âges les mêmes caractères, la même nature, les mêmes fonctions sociales, adaptés à toutes les circonstances.


Le primitif n'est qu'une parcelle du groupe auquel il appartient. Sa vie est sévèrement réglée par le groupe. Il confond des objets distincts et plus souvent perçoit comme des êtres distincts les différentes qualités d'un même objet. Il croit à l'existence, dans ceux-ci d'une substance correspondante aux propriétés observées : manger du bison procure de la bravoure (1MP) ; les sacrifices sont, à l'origine, la consommation du dieu lui-même ; témoin ces Arabes, adorateurs de chameaux, sacrifiant, une fois par an, sur la place du village, un de ces animaux destinés à fournir aux membres de la tribu les forces divines dont il était le siège : la foule dévore fébrilement le malheureux chameau (2MP) avant que la vie ne quitte ses membres et ses entrailles ! A force de vénérer les vertus supposées à certains objets, animaux, plantes ou hommes, les primitifs en arrivent à créer des dieux. En même temps, les rapports entre eux se modifient pour des raisons économiques. Les tribus se groupent, les hiérarchies s'établissent, la voyante s'installe, les religions monothéistes apparaissent. Mais il a fallu pour cela des siècles et des siècles, au cours desquels la religion prend d'abord la forme de la magie (3MP).
La magie correspond à une époque assez précise dans la vie des croyances : c'est l'époque où le primitif, prenant conscience d'un certain ordre naturel, cherche à le diriger à son profit. Alors, des pratiques extraordinaires, inimaginables, sont inventées, pour commander à la nature. Ces pratiques découlent d'un certain nombre de « prétendues lois » le semblable appelle le semblable; le contact détermine une action continue, etc. Et l'on voit agiter la crécelle ou verser de l'eau sur le sol, pour faire pleuvoir, organiser des combats fictifs, manger de vénérables vieillards, pour les honorer, isoler les femmes en couches dans une cabane éloignée du village, etc.


Mais la stérilité, l'inefficacité des rites magiques finissent par s'imposer aux hommes les plus crédules. D'autant mieux d'ailleurs que des structures nouvelles s'instaurent et que des chefs, des rois, des pharaons, des dieux vivants et agissants démontrent leur supériorité. Le sorcier ne disparaît pas tout à fait de la personnalité du monarque puisque le sang royal rappelle, par ses vertus, les propriétés héréditaires du « mana » (4MP) ; puisque les rois du Moyen-âge guérissaient encore les maladies... !


Mais déjà, les pratiques religieuses ont une autre allure, une autre orientation : c'est par l'adoration, la prière, la flatterie, l'humilité que l'homme essaye d'obtenir des dieux la satisfaction de ses désirs. Il y a d'ailleurs une quantité innombrable de dieux; chaque cité, chaque corporation, chaque époque à ses dieux. Le dieu unique apparaît vers le milieu du XIVème siècle avant J.-C. avec Amenhotep IV et « pour des motifs essentiellement politiques» (5MP)


La religion, jusqu'ici fait social complexe, commence à être utilisée, par le moyen d'institutions cléricales, pour des fins politiques et sociales. Quelle que soit la région de l'Univers considérée, quelle que soit la croyance centrale, dieu cosmique des Egyptiens, Dieu d'Israël, culte impérial des Romains, Dieu des chrétiens ou Dieu de Mahomet, la fonction monothéiste a ses racines dans la structure sociale. Elle exprime une sorte de rassemblement des formes sporadiques de l'économie, la constitution des grands groupes humains : à la monarchie absolue, à l'empire dans le domaine temporel correspond une sorte de monarchie absolue, d'empire, dans le domaine spirituel. Et toujours, l'élite dirigeante et pensante a parfaitement conscience du rôle nécessaire que doit jouer la religion. «  Le monde entier tombe en morceaux si la foi disparaît, tout ordre moral et politique reposant sur les dieux», écrit Sophocle (6MP). Le moindre doute émis sur l'existence des dieux est puni de mort. En même temps que la lutte des classes entre dans l'histoire, la religion est domestiquée comme une puissance formidable de coercition. Nous observerons ce phénomène avec le christianisme, religion dominante en Europe occidentale (7MP).


Notes :


(1MP) Evolution religieuse de l'humanité : Richard Keeglinger Rieder.


(2MP) Smith : The religion of die Semitee.


(3MP) « ... La magie est apparue avant la religion, dans l'évolution de notre race…l'homme a essayé de plier la nature à ses désirs par la simple force de ses charmes et de ses enchantements, avant de tâcher de cajoler et d'adoucir une divinité réservée, capricieuse et irascible par la suave insinuation de la prière et du sacrifice. » Frazer : Le rameau d'or, vol. I, pp. 233-234.


(4MP) Pouvoir ou influence qui n'est pas physique mais qui ne se manifeste que dans les corps matériels.


(5MP) Kreglinger, loc. cil., p. 84.


(6MP) Meyer : Hist. de l'Antiquité, t. IV, p. 140.


(7MP) La statistique donne : Catholiques, 304 millions; dissidents, 157 millions; protestants, 212 millions, juifs, 15 millions ; mahométans, 227 millions ; brahmo-hindouistes, 210 millions; bouddhistes, 120 millions; autres cultes asiatiques, 279 millions.

 


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2. – CHRISTIANISME


Le christianisme, religion de salut individuel, correspond à des changements profonds dans le mode d'existence et le régime d'appropriation ; il naît de besoins nouveaux, se développe d'abord comme puissance antagoniste, triomphe, puis se modifie par adaptation aux nouveaux rapports sociaux et à l'héritage spirituel du paganisme.


Au temps de Rome, la religion s'immobilise, intéresse toute la vie sociale, toute l'activité de l'esprit, mais les fluctuations de l'Empire romain retentissent bientôt sur le développement du christianisme, mouvement d'une prodigieuse intensité, exprimant à ses débuts les aspirations révolutionnaires des paysans galiléens (1MP). L'adaptation de cette religion universelle aux mille religions locales qu'elle doit remplacer, s'opère sans solution de continuité : les cultes païens se prolongent insensiblement et convergent dans un immense rassemblement de rites et de symboles : le culte de la Vierge mère, qui vient de l'Orient, les fêtes païennes célébrant le soleil, comme la Noël, sont maintenues ou légèrement décalées; on leur trouve peu à peu une autre explication; les prédications pauliniennes (2RD), la philosophie de Philon d'Alexandrie(3RD), s'intègrent sans difficulté dans le grand courant de pensée et de croyance catholique. Le culte impérial de la Rome triomphante a d'ailleurs bien préparé le terrain. Au temps de sa puissance, c'est en effet par le lien religieux que s'exprime la solidarité économique des différentes parties de l'Empire : « Chacun vit joyeux sur ses collines, élève la vigne grimpant aux arbres et puis remplit gaiement sa coupe et chante César comme un dieu, lui adresse ses prières ferventes, lui voue des libations, et honore parmi les Lares la divinité de l'Empereur » (4MP) . « L'univers tout entier révère en lui l'auteur des fruits qui y poussent, le maître des saisons, le dominateur souverain des mers » (5MP).


En fait l'empereur est considéré comme un véritable dieu et la notion de religion universelle, « catholique » naît de la splendeur de l'empire.


Mais cet ordre social apparemment inébranlable écrase, en réalité des masses innombrables. Une religion de masses, une religion révolutionnaire, égalitaire, se développe, Elle se nourrit des besoins sociaux des classes opprimées et des images, des interprétations, des fabulations fournies par l'époque. Comme l'ère du monothéisme est définitivement installée sur une économie nouvelle, il y a bientôt lutte entre les deux divinités : l'Empereur et Jésus. Il faut choisir. La légende du Christ incarnant le vrai Dieu a pour elle une poussée instinctive des masses aspirant à une amélioration de leur sort. On leur promet d'ailleurs une transformation radicale  «. La fin de toutes choses est proche », dit l'épître attribuée à saint Pierre. «  Petits enfants, c'est la dernière heure », disent les épîtres attribuées à saint jean et le plus ancien des écrits du Nouveau Testament, l'Apocalypse, traduit avec exaltation l'attente de la « Parousie » (6RD). On saisit sans peine le lien logique qui donnera au christianisme son caractère le plus dangereux par la suite : puisque la fin du monde est proche ; puisque « la crise qui dénouera tout est imminente, à quoi bon tenter par soi-même un effort quelconque de libération? » « Esclaves, soyez soumis à vos maîtres en toute crainte, non seulement aux bons et modérés mais même aux méchants... Que chacun demeure dans la condition où il a été appelé : as-tu été appelé esclave? Ne t'en soucie ! Quand même tu pourrais recouvrer ta liberté, garde plutôt la servitude » .


Au contraire, l'idée de l'Empereur-Dieu n'a pas le même substratum, son sort est lié à celui de l'Empire. Et l'Empire se décompose bientôt.


Mais le christianisme triomphant est adopté par le pouvoir temporel. Avec Constantin (306.337) il devient religion officielle. Cette fois, ce ne sont plus les chrétiens qu'on persécute, ce sont les païens. On, détruit leurs temples, on interdit les sacrifices, on les oblige à adopter la religion nouvelle. Des solidarités d'intérêt se créent entre l'armature ecclésiastique et l'armature impériale, si bien que lorsque les barbares païens se ruent sur l'Empire et l'envahissent, une sorte de transfert des pouvoirs s'opère insensiblement : les fonctionnaires romains cèdent le pas aux clercs et aux évêques (6MP). Une certaine hiérarchie s'institue d'ailleurs entre ceux-ci : l'évêque de Rome, bénéficiant du prestige de l'Ancien Empire décomposé gagne en autorité sur les autres évêques de la chrétienté. La papauté , s'organise. Elle est encouragée dans cette voie par sa fonction de force policière à laquelle elle s'applique bientôt : les rois victorieux s'allient aux évêques. Les Wisigoths en Espagne, les Francs en Gaule installent leur autorité sur la puissance de l'Eglise. Pépin le Bref est oint à Saint-Denis et paie son salaire en fondant, contre les Lombards, le pouvoir temporel des papes. Non seulement comme force spirituelle mais désormais comme puissance matérielle, l'Eglise s'avance au premier plan de l'histoire. Par les conquêtes à main armée, par l'héritage, les acquisitions, l'entrée des seigneurs dans le clergé, les donations habilement suggérées, sa richesse mobilière, son domaine foncier, s'accroissent considérablement (7MP). Quant au contenu des croyances, il a fort peu varié depuis les primitifs (8MP). La magie se donne encore libre cours. «  Dans une ville où passe saint Amand, l'évêque fait conserver l'eau où le saint s'est lavé les mains, elle rend la vue aux aveugles ». L'aversion des premiers chrétiens pour le sang versé fait place à une fureur de massacre, dont l'Eglise triomphante garde la flétrissure ineffaçable « Quand Phocas (9RD)entré vainqueur à Constantinople (602) eut massacré l'empereur et sa famille, le pape Grégoire le Grand (10RD) écrivit au meurtrier pour le féliciter « Gloire à Dieu qui règne au haut des cieux . »


Ce même Grégoire ne se lasse pas de répéter « qu'il suffit d'être hérétique pour être criminel ». Nos évêques modernes atténuent à peine la formule.


Même les initiatives portées par une légende bienveillante à l'actif de l'Eglise, comme « la trêve de Dieu » trouvent leur explication dans les circonstances plus que dans le désintéressement spontané : les guerres de seigneurs à seigneurs portaient la déprédation sur les terres d'Eglise mal défendues par leurs propriétaires. Pour des raisons prosaïques et toutes matérielles, on fit donc intervenir la volonté divine afin de suspendre temporairement l'humeur belliqueuse des féodaux. En résumé, par un concours de facteurs à la fois sociologiques et historiques, l'Eglise catholique se trouve être au début du Moyen-âge, une formidable puissance de coercition spirituelle en même temps qu'une force économique (11MP) jouant un rôle de premier plan dans toute l'Europe occidentale et méridionale.


Quant à l'esprit humain, il est encore fortement imprégné de mysticisme, il mêle indistinctement le subjectif et l'objectif, le désiré et le réel, il confond les objets et leurs représentations, les choses et les signes. Les exigences intellectuelles de l'effort critique naissant apparaissent cependant, en dépit du conformisme général, mais elles sont violemment comprimées par une société qui se stabilise pendant de longs siècles et dont les « élites », les théologiens et philosophes en soutane, passent leur temps à des discussions interminables sur la « substance de l'être » ou l'interprétation des œuvres d'Aristote.
A partir de ce moment, le rôle de la religion apparaît bien, aux yeux de l'individu, comme un «  ensemble de scrupules qui font obstacle au libre exercice de ses facultés » (12MP).


Notes :


(1MP) Kreglinger, p. 162 : « Ce fut l'accomplissement de l'espérance nationale d'Israël. » Cf. A. Loisy : Mystères païens et Mystère chrétien.


(2RD) : les prédications de l’apôtre Paul


(3RD), Philon d’Alexandrie : philosophe et notable de la communauté israélite d'Alexandrie. En 39-40, il fut envoyé par ses coreligionnaires auprès de Caligula à la tête d'une délégation ; il s'agissait d'intervenir auprès de ce dernier sur la question de la présence des effigies impériales dans les synagogues et de négocier un statut politique pour les Juifs au sein de l’Empire. Sa philosophie s’inscrit dans la tradition d’une philosophie qui commença à se développer dans le climat social de décadence de l’Empire romain, jusqu’à produire un empereur lui-même stoïcien, Marc Aurèle :  que le sage apprenne aux hommes à renoncer à leurs désirs, plutôt qu’à se révolter contre l’ordre du monde. Philon insiste sur le devoir de prévoyance et de solidarité du gouvernant vis-à-vis des gouvernés.


(4MP) Horace, Odes, IV, 5, 25-35.


(5MP)Virgile, Géorgiques, 1, 24.


(6RD) On employait ce mot pour la visite officielle d’un haut personnage, d’un grand Roi, il signifie venue, présence. Dans l’eschatologie chrétienne (le terme d’eschatologie signifiant « ces temps qui sont les derniers », il s’agit du retour du Christ en gloire pour le jugement dernier.


(4MP) A Dide : La fin des religions, .p. 230.


(5MP) A. Dide, pp. I34-I35.
Additif RD :
Auguste Scipion Dide, membre de la commission de publication des documents relatifs à l'histoire de l'Instruction publique. On lui doit : Jules Barni, sa vie et ses oeuvres, 1892 / Hérétiques et révolutionnaires, 1886/ La légende chrétienne, 1912/.J-J. Rousseau : le protestantisme et la Révolution française, 1910/ La séparation de l'Église et de l'État : discours prononcé le 18 septembre, au Convent maçonnique, 1896/ La Fin des religions, 1902/ Michel Servet et Calvin, 1907/ Histoire de la Révolution française dans le département du Gard,/ 1907, préf. Extrait du « Dictionnaire des Parlementaires français », Robert et Cougny (1889)
DIDE (AUGUSTE-SCIPION), sénateur, né à Vézenobres (Gard) le 4 avril 1839, vint faire son droit à Paris, et émit dans les petits journaux de la rive gauche des opinions républicaines, qui lui valurent quelques semaines d'emprisonnement à Nîmes après l'attentat d'Orsini (janvier 1858). Il alla se fixer à Nice, et envoya au National de Bruxelles des correspondances assez hostiles au gouvernement impérial, pour celui-ci demandât son expulsion au gouvernement sarde. Reconduit militairement à la frontière suisse, M. Dide se rendit à Genève, suivit les cours de la faculté de théologie protestante, et alla se faire recevoir pasteur à la Faculté de Strasbourg, avec une thèse assez hardie sur la Conversion de Saint-Paul, thèse dans laquelle il niait tous les miracles. De retour à Paris, il dirigea le journal le Protestant libéral, et fut nommé pasteur en 1868 par la fraction libérale dirigée par M. Athanase Coquerel. Au synode de 1872, il réclama sans succès la séparation immédiate des Eglises et de l'Etat; il collabora à la Revue du protestantisme, au Bien public, au XIXe Siècle, et entra dans la vie politique, le 25 janvier 1885, ayant été élu sénateur du Gard, le 3e de la liste, avec 554 voix sur 824 votants, Au Sénat, il fit partie du petit groupe de l'extrême gauche, parla (avril 1885) sur la loi de réforme électorale, intervint dans la discussion de la loi d'organisation de l'enseignement primaire en faveur de la laïcisation, et insista en vain pour que la nomination des instituteurs fût enlevée aux préfets et rendue aux recteurs. Il s'est prononcé contre l'expulsion des princes (juin 1886). En dernier lieu, il a voté pour le rétablissement du scrutin d'arrondissement, pour le projet de loi Lisbonne restrictif de la liberté de la presse; il était absent par congé lors de la discussion sur la procédure à suivre devant le Sénat pour juger les attentats contre la sûreté de l'Etat (affaire du général Boulanger).


(6MP) Les plus beaux équipages à Rome sont ceux des cardinaux.


(7MP) Cf. F. Sartiaux : Foi et Science au Moyen Age.
Additif :  RD Archéologue chargé de missions littéraires et scientifiques en Grèce et en Asie Mineure dans les années 1913-1920.


(8MP) La croyance à la dualité « âme-corps » résulte de la division du travail : il y a une dualité dans les choses « entre les esclaves occupés au travail physique et observant la nature et les maîtres qui philosophent sans la connaître » Cf. Mach : La connaissance et l'erreur, p. 38.
Additif RD : Ernst Mach : physicien et militant du parti social-démocrate, né à Brno, actuellement République Tchèque. Dans les années qui ont suivi la révolution manquée de 1905 contre le régime du Tzar, l’intelligentsia d’Europe centrale se replia sur un retour à Kant, le néo-criticisme. Lénine en exil écrit un ouvrage intitulé « Matérialisme et Empirio-criticisme », dans lequel il décortique dans le détail ce retour au mode de pensée métaphysique, en particulier il met en cause les principes philosophiques de la pensée du physicien Mach, comme une forme de l’idéalisme moderne, donc une régression sur le terrain de la pensée.


(9RD) Nous sommes à la fin de l’empire byzantin, Phocas est un centurion proclamé empereur par l’armée ; il ne sut répondre à la crise de l’Empire que par la terreur et favorisa de ce fait l'invasion des Perses par la Cappadoce, des Slaves et des Avars par le Danube.


(10RD)Grégoire 1er, dit le Grand (né vers 540, mort le 12 mars 604), dans le climat de décomposition de l’Empire romain d’Occident, a construit le pouvoir temporel de l’Eglise catholique et a codifié les rapports entre l’institution cléricale et le pouvoir civil. Bien que sa trace dans l’histoire vienne après la période de la philosophie patristique,  il est considéré par les catholiques, avec Ambroise, Jérôme et Augustin, comme un des « quatre » docteurs de l’Eglise latine.


(11MP) Constantin Pecqueur évalue en 1840 les biens du clergé espagnol au quart des terres. Le revenu par tête pour chaque membre du clergé est évalué à : 11 .000 fr. en Angleterre; 5.500 francs en Ecosse; 19.000 fr. en Irlande.
La Bourse de Moscou était la propriété d'un couvent.


(12MP) Salomon Reinach, Orphus, p. 4, 1909, Paris.


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3 – REGIME FEODAL ET MOYEN AGE – REFORME


Pour le véritable chrétien, la loi suprême du monde réside dans le respect du Décalogue. Chaque fois qu’un peuple est prospère, les « sociologues » catholiques (par exemple Le Play) (1RD) expliquent sa prospérité par sa fidélité à la constitution éternelle de Dieu. Dieu n’a-t-il pas fait pour les hommes, comme pour les fourmis et les abeilles, des règles de vie génératrices de « paix sociale » et de « stabilité du bien être » (1MP), le Décalogue résume ces règles de vie, l’autorité paternelle (« Tes père et mère honoreras »), la religion (« Un seul Dieu adoreras ») ; la propriété (« Le bien d'autrui tu ne prendras ») etc... Au contraire, toutes les fois que des maux frappent une nation, cela tient à l'abandon général des principes de la « Constitution éternelle » Invasions, révolutions, luttes intestines, instabilité, guerres, tout cela vient de ce qu'on avait la prétention de réaliser l'ordre et la paix sociale sans tenir compte des lois divines : « Par une étonnante vanité, les hommes prétendent tirer d'eux-mêmes leur bonheur; mais la divine sagesse se rit d'eux » (2MP). C'est ainsi qu'on entend parfois de pieux personnages regretter ouvertement le Moyen-âge, époque bénie entre toutes où la constitution éternelle de Dieu fut le plus respectée par les pouvoirs publics (3MP) ., quand on sait que le « sentiment religieux » des classes dominantes se résumait en une haine farouche du païen, du juif, de l'hérétique, et se conciliait avec les pires débauches, les vols, les rapines, les violences, les déprédations, l'emportement des luttes et des instincts les plus vils (4MP), on sent bien que les regrets de nos noblaillons et la nostalgie des castes découronnées concernent les privilèges dont ils jouissaient alors avec sécurité plus encore que les moyens de coercition spirituelle qui les sauvegardaient. Ce qui est sûr, c'est qu'on trouve en cette époque «  merveilleuse » les aveux les plus candides des intentions et des objectifs de la puissance cléricale. Aux mœurs dissolvantes des papes et des moines de tous calibres, pendant la période décadente de la société féodale succède en effet une réorganisation ecclésiastique, une renaissance de l'autorité rendue nécessaire par la fermentation sociale : villes et bourgeoisies qui s'émancipent, artisans qui s'organisent en corporations, négociants qui commencent à créer le capital mobilier, ruraux qui secouent déjà le joug de leurs seigneurs...


C'est à la fin du XIème siècle que le fameux Dictalus papae (5MP) définit l'idéal de la papauté : « avoir l'autorité absolue sur tous, le clergé aussi bien que les princes. »


Puis Innocent III (6RD) proclame le pape « vicaire de J.C. successeur du Seigneur, Dieu du Pharaon, en deçà de Dieu et au delà des hommes  » Enfin, Boniface VIII, à la fin du XIIIème siècle édifie la théorie célèbre des deux glaives (Bulle Unam sanctam) (7MP) : « Le pape, vicaire du Christ, » Christ lui-même, a deux glaives, le spirituel et le temporel ; le glaive spirituel est dans sa main, le glaive temporel dans la main des rois, mais les rois ne peuvent s'en servir qu'en faveur de l'Eglise » (8MP). Par ce moyen, certes, l'ordre règne, si l'on peut dire. L'ordre règne grâce aux bûchers, à la torture, à la délation organisée, à l'activité ignoble des commissions extraordinaires, et des tribunaux de l'Inquisition. L'ordre règne parce que l'Église impose aux princes de jurer solennellement d'exterminer les hérétiques, promet des indulgences aux dénonciateurs, prêche des croisades et interdit aux médecins de soigner les infidèles.. L'ordre règne par le fer et par le feu, en même temps que des garnisons entières de moines travaillent à falsifier grossièrement les textes et documents historiques (9MP) comme si l'orgueilleux appareil d'autorité prétendait étendre son pouvoir sur l'avenir...


Il faut l'inconscience ou l'hypocrisie supérieure du pudique sénateur de Lamarzelle pour regretter cette époque si riche, en effet, en enseignements de toutes sortes. Nous en retiendrons la confirmation éclatante de l'interprétation marxiste des superstructures. Les idéologies imposées par la force à un monde en état de fermentation révolutionnaire, .les institutions qui tendent à consolide? Un état d'équilibre social rendu instable par les transformations profondes de l'économie, tout cela se calque exactement sur les besoins des classes dirigeantes. Contre le mouvement des Communes, pas d'ennemi plus violent, plus systématique, plus acharné que l'Eglise : « Commune, nom nouveau, nom détestable », dit l'abbé Guibert de Nogent (10MP). L'évêque de Beauvais est bien contraint d'accorder une charte aux bourgeois de la ville. Mais l'éminent Yves de Chartres considère que «  de tels pactes sont nuls de plein droit et contraires aux canons ci aux doctrines des Saints-Pères ». Comme une véritable révolution économique s'opère avec l'extension des échanges et la naissance du capitalisme commercial, l'Eglise comprime de toutes ses forces les aspirations nouvelles pendant plusieurs siècles. « Serfs, s'écrie l'archevêque de Reims, soyez soumis en tout temps à vos maîtres et ne venez pas prendre comme prétexte leur dureté et leur avarice; restez soumis, a dit l'Apôtre, non seulement à ceux qui sont bons et modérés mais à ceux qui ne le sont pas » (11MP).
Mais la décadence féodale s'accentue si bien que l'Eglise voit s'ébranler ses propres fondations. Pendant plus de cent cinquante ans, les convulsions les plus formidables vont secouer les différentes régions de l'Europe. Des sectes innombrables, des mouvements religieux dissidents, des insurrections, des répressions sanglantes, des persécutions renouvelées et impitoyables, des alliances des classes révolutionnaires suivies de trahisons, des fanatismes mystiques et d'admirables héroïsmes de conducteurs d'hommes (12MP), tout cela concourt à l'établissement de la monarchie nationale, forme d'absolutisme rendue nécessaire par la révolution économique. Il faut en effet briser politiquement la noblesse féodale, devenue un obstacle au mouvement de l'histoire pour favoriser l'établissement d'une nouvelle économie qui s'étend au cadre de la nation. Le pouvoir royal traduit cette nécessité et c'est pourquoi le roi a souvent pour lui les classes qui montent, petite noblesse et bourgeoisie, bas clergé et paysannerie.


Quant aux dignitaires ecclésiastiques, ils sont obligés de céder à la plupart des cités un certain nombre de prérogatives. Les monastères ont à souffrir des jacqueries et l’idée d’une sécularisation des biens énormes rassemblés par l’Eglise prend corps dans la paysannerie exaspérée. Suivant le degré de développement des forces de la production, ce sont des classes dominantes différentes qui opéreront ce transfert à leur profit, les princes en Allemagne, la monarchie absolue en France, tandis que le clergé résistera et tiendra sous sa domination l’Espagne, l’Italie et l’Autriche. Dès lors les formes de suprématie politique et les formes de suprématie spirituelles s’associent sur de nouvelles bases.
Dans son discours sur l’Histoire Universelle, Bossuet montre au dauphin de France l’accord entre son devoir de souverain et de chrétien. Il lui rappelle Clovis, Charlemagne, Saint Louis et de quel père Dieu l'a fait naître; il évoque le souvenir des services rendus de tout temps par sa maison à l'Eglise dont les ancêtres ont mérité d'être appelés les fils aînés « qui est sans doute le plus glorieux de leurs titres ».

 « Employez toutes vos .forces à ramener dans l’unité tout ce qui s'en est dévoyé, et à faire écouter l'Eglise par laquelle le Saint-Esprit prononce ses oracles » (13MP).


 En même temps, le même Bossuet dicte aux manants leurs devoirs :
 « Aucun excès de pouvoir, pour démesuré qu'il soit, ne justifie le recours du peuple à la force. L’unique remède offert aux maux des citoyens en quelque’ nombre qu’ils soient, c’est le devoir de patience contre la puissance publique. »


De leur côté les protestants d’Allemagne imposent à leurs sujets leurs conceptions religieuses, et condamnent avec une rigueur inexorable les conceptions adverses. Au bûcher de Giordano Bruno ou au procès de Galilée correspond la condamnation de Copernic ou le bûcher de Michel Servet, brûlé à Genève par Calvin. Mais le catholicisme déchiré par la Réforme fait un nouvel effort d'unité et de discipline. C'est vers la concentration des moyens d'actions qu'il s'oriente : De cette époque datent les ordres de combat comme les jésuites, les institutions comme l'Index, et les diverses Congrégations (Sixte-Quint), l'unité de commandement et son corollaire l'infaillibilité du pape (proclamée bien plus tard sous Pie IX) (14MP).
Certes, ce rétablissement assure à l'Eglise une nouvelle période de prospérité et de splendeur. Étroitement associée à la puissance temporelle, elle partage avec la monarchie les avantages d'une domination prestigieuse. C'est le règne des rois très chrétiens dans la France, « fille aînée de l'Eglise ». Cela ne va pas sans tiraillements entre Rome et Versailles. Gallicanisme et ultramontanisme représentent les deux courants, national et, papiste, qui agitent la vie du haut clergé. Jusqu'à la veille de la Révolution, les intérêts communs entre l'Eglise et l'Etat sont suffisamment nombreux pour favoriser une collaboration profitable. Les biens de l'Eglise s'accumulent grâce à l'exemption d'impôts, aux captations d'héritage, aux droits de mainmorte, aux offrandes et aux aumônes des fidèles et aussi à cet impôt légal qui lui est réservé exclusivement la dîme.


Rabaut Saint-Etienne (15RD) évaluera la richesse foncière de l'Eglise à un cinquième du sol.
Mais déjà un certain divorce s'opère entre le pouvoir monarchique inquiet, menacé, et les rigoureux commandements des papes. Le protestantisme, plus tolérant, reparaît ; la liberté de conscience, la liberté de discussion, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, sont plus ou moins ouvertement revendiquées dans les cercles les plus hardis d'une classe nouvelle. Encore timidement cependant. Dans les textes et les manifestations officielles, la subordination de la religion aux intérêts de l'Etat est plutôt généralement demandée. On tolère bien, quelques minorités non-conformistes, mais on éprouve le besoin de justifier l'existence « d'une religion dominante » dans l'intérêt de « l'ordre public ».


Et nous voici à la veille d'une nouvelle secousse révolutionnaire qui ébranle toute la structure sociale. Non pas, comme l'affirment les écrivains catholiques superficiels ou intéressés, par la faute des idées subversives qui se sont substituées aux idées religieuses. («  La Révolution française a été le dernier tome de l'Encyclopédie », a écrit de Bonald.)(16RD) Mais parce que le mode de production, les transformations techniques et les modifications corrélatives de structure sociale rendaient impossibles le maintien de la dictature monarchique et du régime féodal de propriété.


Notes :


(1MP) Le Play : le programme des unions de la paix sociale, p.59


(1RD)Le Play (1806-1882), haut fonctionnaire et sociologue issu d’un milieu maritime catholique, se félicitant de ce milieu « à l'abri des opinions délétères qui, depuis 1789, étaient propagées dans la majeure partie de la France ». Longtemps conseiller de Napoléon III pour les questions sociales, après 1871 il abandonne le travail de « conseiller du Prince » pour créer un réseau d’Unions pour la paix sociale qui, à sa mort en 1882 compteront 3000 membres. Sa pensée sociale est foncièrement réactionnaire ; il est hanté par l’idée de recherche de la stabilité sociale. La fin de l’Ancien Régime et surtout la révolution de 1789 ont profondément affecté le corps social. Il rejette les Lumières et en particulier la philosophie de Rousseau.


(2MP) Saint Augustin : De civ. Dei, I, XIX, C, IV et X.


(3MP) Lamarzelle : L'anarchie dans le monde moderne, P. XVII.


Additif RD : Gustave de Lamarzelle est un homme politique né le 4 août 1852 à Vannes et décédé le 16 mars 1929 à Paris. Il sera député du Morbihan de 1885 à 1893 puis sénateur de cette région de 1894 à 1924. Il siège à droite, parmi les conservateurs. Boulangiste, il fut un ardent défenseur de l'enseignement libre. Il a aussi été avocat, professeur à la Faculté de droit de l'Institut catholique.


(4MP) «  Grégoire de Tours mentionne des évêques ivrognes, grossiers, brigands, qui en temps de paix exerçaient le métier de coupeurs de bourses; les documents abondent en prêtres assassins, adultères, en évêques batailleurs, cupides et dissolus. La simonie, le mariage et le concubinage des prêtres étaient des pratiques courantes. L'exemple venait de haut. Le Latran, écrit Mgr. Duchesne, était devenu un mauvais lieu... on parle d'un diacre ordonné dans une écurie, de dignitaires aveuglés ou transformés en eunuques. La cruauté complétait l'orgie. On racontait qu'il arrivait au Pape de boire à la santé du diable. » F. Sartiaux : Foi et Science au Moyen Age, p. 40.


(5MP) Dû à Hildebrand devenu pape sous le nom de Grégoire VII.


(6RD)Innocent III, né en 1160, pape de 1198 à 1216 considéré par l’église comme le plus grand pontife de la période médiévale, il joue un rôle essentiel dans l’affirmation du pouvoir spirituel vis-à-vis du pouvoir temporel : il considère que l'empereur et les rois tiennent directement de Dieu leur pouvoir et l’accomplissent comme ils l'entendent, de même que le pontife dans le sien. Toutefois ce dernier, parce qu'il est le vicaire du Christ, peut exceptionnellement (en l'absence de toute juridiction compétente ici-bas pour arrêter une décision ou en cas de péché grave) se substituer à eux et prendre des mesures à leur encontre


(7MP) C'est au lendemain de cette proclamation que Guillaume de Nogaret humilie le pape et révèle ainsi la fragilité de son pouvoir vis-à-vis des rois.


(8MP) F. Sartiaux, toc. cit., pp. 77-78.


(9MP) Guignebert : Le christianisme médiéval et moderne, pp. 60-61.


(10MP). F. Sartiaux, loc. cit., pp. 98-99.


(11MP) F. Sartiaux. loc. cil., pp. 98-99.


(12MP) Cf. Engels : «  La guerre des paysans en Allemagne ».


(13MP) Quatre ans  après la publication du discours sur l’Histoire Universelle, l’Edit de Nantes était révoqué.


(14MP)Cf. Richard Kreglinger : L'évolution religieuse de l'humanité, p. 178.


(15RD)Rabaut Saint-Etienne (1743-1793): Issu de milieu protestant, il se consacre à la fin du règne de Louis XVI au combat pour la liberté de culte au profit de ses coreligionnaires. Rappelons que la justice royale est toujours fondée sur l’abrogation de l’édit de Nantes. Il obtient l’Édit des non-catholiques, dit Édit de Tolérance, signé par le Roi Louis XVI le 7 novembre 1787. Il est toutefois limité à l’état civil. Tout en regrettant ses limites, Rabaut Saint-Étienne se réjouit de la signature du texte. Député du Tiers de la sénéchaussée de Nîmes et participe à l’élaboration de la constitution de 1791. Président de l’assemblée conventionnelle de janvier à février 1793, il engage la lutte contre la commune et l’aile gauche des Hébert-Marat. Mis en état d’arrestation avec le girondins, il est guillotiné le 5 décembre 1793.


(16RD) Louis, Gabriel Ambroise de Bonald : (1754-1840) Monarchiste et catholique, ce gentilhomme rouergat issu d'un milieu de juristes, soutint la révolution et la constituante, mais rentra très vite dans l’opposition royaliste, il fut la grande voix des légitimistes. Dans ses nombreux ouvrages, il s’attaque à la Déclaration des Droits de l'Homme, au Contrat social de Rousseau et aux innovations sociales et politiques de la Révolution pour prôner le retour à la royauté et aux principes de l'Église catholique.
Il est considéré depuis Émile Durkheim comme un des fondateurs de la sociologie.


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4.  LA REVOLUTION ET L'EMPIRE


Il devient particulièrement intéressant de suivre au cours des événements prodigieux qui illustrent la fin du XVIIème siècle l'évolution des idées et des institutions dans le domaine religieux; on y trouve, pour une histoire assez près de nous et par suite assez bien connue, la trace évidente des liens qui rattachent les systèmes de croyances aux structures sociales.
A chaque transformation profonde du régime économique correspond en effet une sorte d'enthousiasme religieux qui déborde violemment du cadre des habitudes religieuses antérieures sans s'affranchir complètement de ce passé. En même temps, les institutions, par exemple, l'Eglise catholique, son armature, ses rites, ses cadres, ses impératifs catégoriques, son pouvoir spirituel, réagissent en sens inverse et consolident de toute leur discipline les classes dirigeantes menacées. Si celles-ci sont cependant vaincues, alors c'est vers les couches supérieures de la nouvelle classe dominante que se portent les services spirituels et temporels de l'Eglise. Un libre penseur militant, l'abbé Raynal (1RD), écrit en 1780 : « L'Etat, ce me semble, n'est pas fait pour la religion, mais la religion est faite pour l'Elat »(Cahiers du Tiers; Paris).


La conscience « nationale » de la société nouvelle qui va naître se traduit donc par un besoin d'utilisation des institutions ecclésiastiques plutôt que par un besoin de libération totale.


Sur le plan philosophique, néanmoins, les Encyclopédistes traduisent les aspirations d'une nouvelle classe dirigeante et forgent un matérialisme révolutionnaire extrêmement audacieux.


Toutes les constructions théologiques sont impitoyablement combattues. Le sensualisme de Locke, le rationalisme de d'Holbach, la confiance absolue dans tout ce qui vient de l'homme, de sa raison, de son intuition, de ses sens; la défiance au contraire de ce qui lui est imposé artificiellement du dehors, toute cette floraison magnifique d'idées nouvelles est destructive des idéologies féodales et reflète bien des besoins nouveaux: ces besoins sont ceux de la production industrielle, conditionnée par les progrès de la science. Celle-ci ne peut pas demeurer enfermée dans les catégories étroites fixées par la théologie (2MP). Elle a besoin de prendre librement contact avec la nature, d'en étudier les phénomènes, d'en utiliser les énergies. Elle se révolte contre les prétentions de l'Eglise. La bourgeoisie est tout naturellement le support de cette révolte de l'esprit contre le dogme. Cependant on observe une certaine prudence dans la plupart des doctrines du XVIIIème siècle. Si la religion n'a aucun caractère de nécessité logique, comment s'en passer pour contenir le peuple dans le cadre d'une certaine moralité ? D'où le déisme de Voltaire, son aristocratisme, et son histoire de « l'horloger » comme créateur de l'Univers. D'où l'intuitionnisme religieux de J.-J. Rousseau... Ainsi, le dispositif des classes en lutte se retrouve par l'analyse de leurs philosophies particulières.


Mais le mouvement de marée de la Révolution va découvrir de nouveaux aspects de ces problèmes politiques, philosophiques et sociaux. Au début, le bas clergé et le haut clergé se trouvent placés de part et d'autre de la barricade dans la bataille qui s'engage. Les classes sont généralement subdivisées et les oppositions fondamentales ne se traduisent pas toujours sur le plan de la conscience collective. Les mesures prises dès le 4 août par la Constituante sont bien hostiles au Pape ; mais elles favorisent le petit clergé. Pourtant la revendication des travailleurs est portée à la tribune par Malouet. « C'est la classe indigente et salariée, celle qui ne vit que de ses services et de son industrie qui mérite toute votre sollicitude. C'est pour elle qu'il faut assurer des subsistances et du travail » (3RD). Mais le clergé est compris parmi les « salariés ». C'est même par un hommage éclatant à la religion catholique et la demande d'un Te Deum national que se couronne le fameux décret d'abolition des privilèges.(4RD)


Cependant, le 2 novembre 1789 le processus logique des évènements suit son cours : l'Assemblée se charge des frais du culte et du soulagement des pauvres (elle fixe un salaire minimum de 1.200 livres, très large, pour les curés). Mais elle décide que les biens ecclésiastiques sont dès lors à la disposition de la Nation.
Jusque-là, le haut clergé était simplement hostile; mais on touchait à son luxe, à son prestige, à ses coffres, à ses titres, à ses richesses, alors il devient enragé.


Les congrégations sont supprimées le 18 février 1790, les Etats du pape (Avignon et Comtat) demandent leur rattachement à la France. A son tour, le pape, touché dans ses oeuvres vives, condamne (mars 1790) la Révolution. Alors la Constituante met sur pied une « Constitution civile du clergé » sans s'occuper du Concordat. « Le culte est un service public, dit Chasset. Les ministres des autels composent la milice spirituelle qui, comme l'armée, donne des secours à tous » (5RD).


En fait, c'est la subordination de l'Eglise à l'Etat qui tend à se réaliser et que fait échouer l'obligation du serment (les ecclésiastiques devaient prêter serment de fidélité à la Constitution civile). Le pape ordonne de refuser le serment. Une partie du clergé lui obéit. Une autre suit le sort de la Révolution. Déjà, au Palais Royal, les Parisiens brûlent le pape en effigie ; des désordres se multiplient entre papistes et constitutionnels. Finalement, par décret du 7 mai 1791, l'Assemblée est obligée de reconnaître la liberté des cultes. Théoriquement, tout au moins. La fermentation révolutionnaire dicte obscurément ses exigences : les prêtres insermentés personnalisent trop la contre-révolution pour pouvoir exercer en paix leur sacerdoce. Mais dans certaines régions, ils ont encore une grosse influence. L'idée de laïcité naît des événements eux-mêmes ; elle fournit la solution de ces conflits. En même temps le contenu de la religion se modifie considérablement c'est l'amour de la nation menacée par les rois étrangers qui forme l'essentiel d'une nouvelle mystique puissante. C'est au nom de cette mystique, au nom de la Patrie menacée que la Législative, le 27 mai 1792, décréta la déportation et la détention des insermentés dénoncés par vingt citoyens. Le 20 juin, pour la première fois, on dispense de l'obligation de décorer les maisons à l'occasion de la Fête Dieu et l'Assemblée n'assiste pas en corps à la procession.


Puis l'on supprime les Congrégations régulières et séculières comme refuges de contre-révolutionnaires et l'on décide la laïcisation de l'état civil (et l'institution du divorce) (20 septembre 1792).


La Convention est à son tour entraînée par le processus inéluctable des événements. Elle non plus ne voudrait pas porter atteinte à la religion, ni à la Constitution civile du clergé.


Mais le pape est nettement contre la France. Un diplomate français à Rome est tué pour avoir arboré le drapeau tricolore. Et les Vendéens se soulèvent. Il faut s'imaginer ces heures dramatiques les armées ennemies envahissant le pays; les royalistes et les cléricaux de l'Ouest poignardant la Révolution, pour se rendre compte de l'identification absolue qui se réalise bientôt dans l'esprit des sans-culottes entre la religion et la contre-révolution. Bientôt les décrets punissant de mort les prêtres dénoncés comme ayant servi contre la Patrie ne distinguent plus entre les sermentés et les insermentés. Le culte catholique lui-même, puis bientôt tous les cultes sont combattus comme solidaires des oppressions à supprimer. C'est l'époque de la grande déchristianisation : les délégations se succèdent à la barre de la Convention qui annoncent la suppression des cultes. Prêtres de tous ordres se marient. La religion de la Patrie, de la Raison, de la Liberté, remplace la religion catholique bafouée, ridiculisée, détruite sans contrainte, spontanément, comme un attribut du vieux monde qui s'écroule. Interdiction aux prêtres d'être instituteurs ; création du calendrier républicain, institution des fêtes nationales, des fêtes civiques, toutes laïques. Jamais on n'a mieux senti la fragilité de ces grands appareils de coercition, créés par le jeu de la vie sociale, qu'en ces périodes troublées où celle-ci cherche un autre équilibre et renverse toutes les valeurs traditionnelles. De nouvelles couches révolutionnaires s'élèvent des fonds de la population, la Montagne succède à la Gironde. L'ère de la modération est dépassée. La déchristianisation, qui était spontanée, qui surgissait des événements, dans les campagnes, est systématisée. Et pour bien détruire les traces de l'ancien régime, on crée une nouvelle religion. Les églises sont fermées, puis rouvertes pour la célébration du culte de la Raison. Robespierre tient à cimenter le mouvement révolutionnaire par une foi commune : d'où le culte nouveau. Il réagit contre les déchristianisateurs. Il est déiste et affirme que « l'athéisme est aristocratique ». Il fait rétablir la liberté des cultes. D'ailleurs, le reflux religieux reparaît dans certaines régions avec quelques émeutes paysannes. Alors, reprenant les idées de J.-J. Rousseau, Robespierre tente de créer la religion d'Etat du « Contrat social » : Dieu, la Providence, l'Immortalité de l'âme, non pas dogmes de religion, mais sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être un bon citoyen et sujet fidèle... Sans pouvoir obliger personne à les croire, il faut bannir de la République quiconque ne les croit pas, il faut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Mais J.-J. Rousseau ajoutait contre les fanatiques cléricaux : « Quiconque ose dire : hors de l'Eglise pas de salut, doit être chassé de l'Etat. »
Robespierre s'inspire du même besoin d'un lien moral puissant entre les éléments des classes révolutionnaires. Il fait adopter son projet sur l'Etre suprême « rappel continuel à la justice, donc idée sociale et républicaine ». Cela ne va pas sans résistances de la part des Jacobins. Mais chacun met ce qu'il veut derrière les mots ; et le sentiment commun qui exprime cette tentative réside dans l'inquiétude générale de la « Patrie en danger ». En province, on ne distingue guère, dans les fêtes officielles, le culte de la Raison du culte de l'Etre suprême, qui aurait voulu être une réaction contre le premier, Ces manifestations spirituelles sont tellement l'expression d'une vie collective nouvelle qu'on les voit palpiter avec le rythme de la vie de la Nation elle-même, comme une fièvre traduit les crises, les sommeils et les reprises d'un mal intérieur. Ainsi Fleurus dissipe peu à peu les pratiques du nouveau culte, mais la République bourgeoise, le Directoire, pris entre les royalistes et les « exclusifs », favorisera de ses fonds secrets les « théophilanthropes » qui prolongent, vers 1797, les adorateurs de l'Etre suprême.


Et voici Thermidor ; la classe victorieuse de cette perturbation révolutionnaire s'installe au pouvoir. On devine son objectif : la stabilisation. « Ni royalistes, ni terroristes » (ni réaction, ni révolution, dirait-on aujourd'hui) ; en fait, c'est surtout contre les derniers montagnards, contre le peuple affamé des faubourgs, contre ceux qui réclament « la Constitution de 1793 et du pain » que sévit la « terreur blanche ». Quant à l'Eglise catholique, la voici placée dans une situation singulière, écartelée entre le papisme et le gallicanisme, mais bien négligée par le budget des cultes et c'est ce qui donne à Cambon l'occasion d'un règlement héroïque de la situation : « On accepte de verser les pensions arriérées, mais dorénavant, la République ne paiera plus les frais ni les salaires d'aucun culte » (2 sans-culottide an II, 18 septembre 1794).


C'est dans un esprit d'hostilité très marquée à la religion catholique « intolérante, dominatrice, sanguinaire, puérile, absurde, funeste » (Boissy d'Anglas) que ces dispositions et un peu plus tard, la liberté des cultes, sont votées. Naturellement, les prêtres doivent tout de même prêter un serment s'ils veulent disposer de leurs églises. Ce serment reconnaît la forme républicaine du gouvernement. Et si la propagande en faveur du Roy ou au sujet des biens nationaux se manifeste dans les prêches, la sanction ne se fait pas attendre : il s'agit au moins de deux ans de prison. Malgré cela, chacun reprend des positions nouvelles d'équilibre social jusqu'au moment où la dictature militariste de Bonaparte utilise à nouveau la puissance du Vatican pour la domination des consciences.


Auparavant, le parti clérical relève la tête. Il conspire ouvertement pour le retour à l'ancien régime. Le pape l'encourage à résister. Par opposition, le Directoire accentue son rationalisme. Il encourage le culte décadaire et les théophilanthropes. Il inspecte rigoureusement les écoles libres et ferme celles qui ne donnent pas un enseignement conforme aux principes de 89. Cette politique s'accentue après l'extermination de Babeuf et des velléités socialistes de 1797. Mais lorsque Bonaparte incarne la suprématie de la nouvelle classe dominante, le phénomène historique habituel apparaît dans toute sa pureté. Le dictateur, lui aussi, est affranchi de tout sentiment religieux. Il vivra toute sa vie sans jamais pratiquer. Marié civilement, il n'accepte le mariage religieux qu'à la veille du sacre, mais il ne communie pas, il ne prie pas, il méprise les simulacres de la croyance qu'il n'a pas, mais il comprend admirablement leur valeur sociale et il l'utilise.


Il disait devant Pelet, de l'Isère (6RD) :
« Quant à moi, je ne vois pas dans la religion le mystère de l'incarnation, mais le mystère de l'ordre social; elle rattache au ciel une idée d'égalité qui empêche que le riche ne soit massacré par le pauvre. La religion est encore une sorte d'inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers : les prêtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rêveurs d'Allemagne » (7MP).
Il disait à Roederer :
« La société ne peut exister sans l'inégalité des fortunes, et l'inégalité des fortunes ne peut subsister sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d'un autre qui regorge, il lui est impossible d'accéder à cette différence s'il n'y a pas une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi : il faut qu'il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais ensuite et pendant l'éternité, le partage se fera autrement » (8MP) .
Il a même prononcé cette phrase odieuse :
« L'homme sans Dieu, on ne le gouverne pas, on le mitraille. De cet homme, j'en ai assez »(9MP)


Lors des conversations relatives au Concordat, Grégoire est scandalisé de constater que Bonaparte veut une religion non pour lui, mais pour le peuple... « les servantes, les cordonniers » (10MP).

Bientôt, l'Université impériale est fondée pour traduire dans les institutions ces principes d'utilité sociale cyniquement énoncés :
« Tant qu'on n'apprendra point dès l'enfance s'il faut être républicain ou monarchiste, catholique ou irréligieux, l'Etat ne formera point une Nation.
...Dans l'établissement d'un corps enseignant, mon but est d'avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales.
...L'enseignement aura pour but de former des sujets vertueux par principe de religion, utiles à l'Etat par leurs talents, attachés au gouvernement et à son auguste chef par amour et par devoir » (11MP).


La loi du 10-20 mai 1806 établit le monopole de l'enseignement dont le décret du 17 mars 1808 précise les dispositions en 144 articles. « L'enseignement public, dans tout l'Empire, est confié exclusivement à l'Université (Art. 1 ) » (12MP).
Désormais, la stabilisation va se faire par le sabre et le goupillon. L'Eglise catholique abandonne provisoirement les espérances royalistes de son prétendant Louis XVIII et se jette dans les bras du César séducteur qui lui offre, avec le Concordat, la fin du schisme des prêtres constitutionnels. La religion catholique est presque officiellement la religion d'Etat ; la libre-pensée est traquée ; tous les vestiges des cultes décadaires ou théophilanthropiques disparaissent. L'enseignement prend pour première base, dans l'Université impériale, « les principes de la religion catholique ». L'enseignement primaire est abandonné aux frères des écoles chrétiennes. Les ministres du culte sont exemptés du service militaire ; le mariage des prêtres est interdit par circulaires ministérielles ; les citoyens sont obligés de tapisser le devant de leurs maisons sur le passage de la procession de la Fête-Dieu. La classe des « sciences morales et politiques » de l'Institut, refuge de la pensée libre de ces « idéologues » détestés par le dictateur, est supprimée. On comprend l'apostrophe du général Delmas (rapportée par Thibaudeau) à cette cérémonie de Pâques de 1802 qui célèbre le Concordat à Notre-Dame, en présence de Bonaparte et de ses généraux : « Belle capucinade, dit-il au premier consul, il n'y manque qu'un million d'hommes qui ont été tués pour détruire ce que vous rétablissez. »


En effet, la signature du Concordat, c'est le triomphe de la contre-révolution bourgeoise. Pour les prébendes offertes largement par le pouvoir, le pape et ses évêques oublient volontiers les anathèmes contre le pouvoir usurpateur. On verra se reproduire la même scène écœurante un siècle plus tard, lorsqu'un autre César aux mains sanglantes, signe les accords du Latran avec le pape Pie XI.


Notes :


(1RD) Raynal, Guillaume-Thomas François,1713-1796 : devient prêtre par volonté de promotion sociale, c’est un écrivain influencé par le combat des Lumières, il fréquente les salons littéraires ainsi que la cour de Catherine 2 de Russie et de Frédéric 2 de Prusse. Favorable à la Constituante, il prendra ses distances sous la Législative et condamnera le cours violent pris par la Révolution. Il dut à son grand âge le fait de ne pas subir le même sort que Condorcet.


(2MP) On sait qu'il faut faire remonter à François Bacon (1561-1626) l'initiative de la méthode expérimentale dans l'étude des sciences de la nature. K. Marx et F.Engels ont souligné le rôle de ce précurseur du matérialisme anglais dans « Die heilige Familie » (1845). F. Bacon est à ce titre le père de la pensée laïque.


(3RD) Malouet, Pierre Victor (1740-1814) planteur de sucre esclavagiste de Saint Domingue, fut un des chefs royalistes durant la Constituante. Il est élu député du Tiers à Riom et s’oppose à l’émancipation des Noirs. Il s’exile en Angleterre de 1792 à 1801 et négocie le Traité de Whitehall en 1794 entre les anglais et les colons de Saint Domingue, la Martinique et la Guadeloupe, qui permet à ces dernier de lutter contre la révolution et l’émancipation des noirs. Il rentre en France après le coup d’Etat du 18 brumaire et devient en 1803 après l’expédition de Saint Domingue commissaire général à la Marine. Il lâche Napoléon lors de la campagne de Russie et deviendra ministre de la marine au début de la Restauration.


(4RD)L’existence de contradictions entre le bas et le haut clergé, au début de la révolution française est une vieille histoire récurrente y compris sous la monarchie. Elle recoupe des conditions matérielles d’existence entre le simple curé de campagne et les prélats évidentes. Elle recoupe aussi des oppositions politiques entre deux courants de l’église de France : le gallicanisme et l’utramontanisme. Les ultramontains se prononçant pour la soumission entière du clergé à l’autorité papale, les gallicans étant pour une certaine indépendance nationale du clergé et une ouverture aux idées nouvelles.


(5RD) Aulard, Alphonse (1849-1928) historien titulaire de la première chaire d’histoire de la révolution française à la Sorbonne de 1885 à 1922. Il est le premier historien sérieux de la Révolution Française. Militant radical-socialiste, il cofonde la Ligue des droits de l’homme. Déçu par la république bourgeoise qui s’installe après 1880, c’est à lui que l’on doit la formule célèbre « que la République était belle sous l’Empire ».


(6RD) petite erreur de Marceau, Jean Pelet, dit « Pelet de la Lozère », 1759-1842, est issu d'une vieille famille de souche protestante qui accueillit avec faveur la Révolution. Elu député à la Convention, il s’opposera à Robespierre et deviendra préfet après le 18 brumaire puis conseiller de Napoléon. Il découvre les ramifications de la conspiration de Malet de 1812 dans le sud de la France. Il passe à la Restauration, ministre de la police par intérim en juillet 1815 et pair de France en 1819.


(7MP) Opinions de Napoléon, p. 223.


(9MP) Oeuvres, tome III, p. 335.


(10MP) Cf. Taine : Le régime moderne, tome II.


(11MP) Cité par A. Aulard : Histoire de la Révolution française, p. 734.


(12MP) En 1811 même les écoles secondaires ecclésiastiques, les petits séminaires sont « gouvernés par l’Université ».


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5. – RESTAURATION LOUIS-PHILIPPE


Napoléon utilise l'Eglise ; mais en même temps, celle-ci perd une de ses prérogatives essentielles le pouvoir absolu lui échappe. C'est la loi de l'histoire. Il y aura désormais. deux puissances dont les liens de collaboration seront imposés par la communauté des intérêts. Mais la suprématie de l'Eglise catholique est atteinte. D'ailleurs, par ses « articles organiques » Napoléon consacre, malgré les protestations du pape, des dispositions contraires au droit canon. Tel est le résultat des perturbations économiques et sociales du XVIIIème siècle. Celles-ci retentissent également sur le système d'éducation : aux idées hardies de la Convention, succède l'enseignement dogmatique d'une université constituée en véritable congrégation laïque.


Sur ce rétablissement provisoire, les forces obscures de l'industrialisme vont travailler au cours du XIXème siècle. Machines à vapeur, locomotives, machines à filer, télégraphe, électrodynamique, moulins, laminoirs, industries chimiques, papier, caoutchouc, chaux hydraulique, explosifs, machines à composer et à imprimer... etc., toutes les inventions de cette époque, multipliées par l'accumulation des capitaux d'origine commerciale, déterminent une formidable fermentation sociale dont nous suivrons rapidement les répercussions sur les questions d'enseignement et de religion.


Les frères prennent la direction de l'enseignement primaire. Mais dès cette époque, les besoins du capitalisme se font sentir et la contradiction apparaît entre le régime d'éducation morale exigé par la stabilité de l'ordre social et celui que réclame la production. Au besoin de conservation correspond un système d'abrutissement auquel les frères des écoles chrétiennes s'entendent fort bien. Au besoin de main-d’œuvre « sachant lire, écrire et compter » (rien de plus, pour cette période), correspond au contraire un enseignement populaire obligatoire. Dès 1814, Carnot prend la direction d'une société d'éducation comprenant J.-B. Say-Mérimée, La Rochefoucauld-Liancourt, qui avait pour but « d'assembler et de répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d'éducation intellectuelle et morale le plus approprié à ses besoins ». Mais gardons-nous d'identifier ces efforts intéressants aux aspirations profondes du prolétariat en formation. C'est d'un savoir technique qu'il s'agit. Le vrai savoir devient « un instrument qui peut se séparer du travail et même lui être opposé » (2MP), et Marx montre bien la différence qu'il y e entre les intentions de certains hommes politiques et les revendications du monde du travail sur ce plan de l'éducation :


« La manufacture estropie l'ouvrier et fait de lui une espèce de monstre, en favorisant, à la manière d'une serre, le développement de son habileté de détail par la suppression de tout un monde d'instincts et de capacités. C'est ainsi que dans les Etats de La Plata, l'on tue un animal pour la seule peau ou la seule graisse » (1MP).
« ... La division manufacturière du travail oppose aux ouvriers les puissances intellectuelles du procès matériel de production comme une propriété étrangère, une puissance qui les domine. Cette scission commence dans la coopération simple, où le capitaliste représente, vis-à-vis de chaque ouvrier particulier, l'unité et la volonté du corps de travail social. Elle se développe dans la manufacture qui fait de l'ouvrier un ouvrier estropié, parcellaire. Elle s'achève dans la grande industrie qui fait de la science une puissance productive indépendante du travail et l'affecte au service du capital » (3MP).


Il y aura donc, au cours de ce tumultueux XIXème siècle, trois courants d'opinion, trois idéologies essentielles, en lutte les unes contre les autres, parfois coalisées contre l'une d'entre elles, toujours en liaison avec les rapports de structure qu'elles révèlent : l'idéologie conservatrice, dont le cléricalisme sera la forme la plus militante. L'idéologie du capitalisme industriel, dont les classes moyennes, la bourgeoisie républicaine et les Jacobins, restés fidèles à leurs principes, traduiront les différents aspects. L'idéologie prolétarienne, le plus souvent inscrite « au verso de l'histoire », comme toujours, explosant, en poussées violentes, dans la trame du siècle, mais combattue, en fait, comme la plus dangereuse alors que, seule, elle donne un sens profond aux concepts d'éducation, de science et de laïcité...


Dès la chute de l'Empire, la continuité des structures sociales s'observe derrière la façade des modifications politiques. La monarchie relève l'Eglise de sa déchéance apparente et rétablit un certain nombre de ses attributions : elle ouvre les couvents et restaure la société de Jésus (avril 1814). Néanmoins, elle ne revient pas sur la législation impériale concernant le Concordat. Donc, ni l'indépendance de l'Eglise (encore moins sa suprématie), ni l'unité de la foi, ni la propriété des domaines confisqués par la Révolution ne peuvent être obtenus par le Pape de cet effort de  « Restauration » toute relative. Mieux, l'Eglise elle-même est sourdement travaillée par le mal du siècle. Les économies nationales qui se renforcent créent une une sorte d'esprit nouveau, opposé à la volonté de suprématie pontificale : en France, le vieux conflit de l'Eglise gallicane et de l'Eglise romaine s'alimente de nouveaux apports : l'utilisation, par le pouvoir monarchique, de l'Eglise nationale, ainsi que l'esprit d'indépendance et d'autorité du haut clergé aristocratique. C'est l'époque où les courants d'échange s'étendent sur toute l'Europe, où les classes laborieuses exploitées commencent à prendre conscience, obscurément, silencieusement, de leur solidarité. La politique pontificale utilise cette transformation. Rome redevient peu à peu le centre d'une communauté puissante, avec laquelle les gouvernements devront de nouveau compter, parce qu'elle a su remplacer peu à peu ses dignitaires nationaux, « d'origine aristocratique, par des évêques et cardinaux issus des masses populaires et fidèles à l'ultramontanisme (4MP) ».


Mais si l'Eglise se divise en gallicans et ultramontains, tous sont néanmoins d'accord au point de vue de l'éducation à imposer aux masses. Avec Mgr Frayssinous (5RD), ministre de Charles X, les moindres velléités d'indépendance intellectuelle sont châtiées, Guizot et Bautain (6RD), professeurs d'Université sont destitués. Des étudiants sont condamnés. L'Ecole Normale et certains cours de la Faculté de médecine sont supprimés. Le personnel enseignant universitaire est, surveillé, puis   « épuré ». La nomination des professeurs et des principaux des collèges secondaires allait être (votée quand tombe enfin la fameuse «  Chambre introuvable » (7MP) . Notons que tout cela paraît insuffisant aux ultras. Il leur faut le monopole ! Mais la Révolution de 1830 fait passer la direction politique du pays entre les mains de la bourgeoisie capitaliste. Cette révolution est violemment anticléricale. L'Archevêché de Paris est démoli pierre à pierre. Saint-Germain-L’auxerrois est saccagée. Les curés qui circulent dans les rues sont molestés. Les croix de mission dans les villages sont renversées. Les ultras ont semé le vent, ils récoltent la tempête. Mais la bourgeoisie n'est pas de taille à maintenir le monopole. Sa composition et son rôle économique et social l'inclinent vers la liberté de l'enseignement. Les besoins de la production l'y obligent.


Alors, l'initiative privée se préoccupe de l'enseignement mutuel; puis Guizot et Cousin (8RD) songent à organiser l'instruction populaire qui n'existe pas. On se tromperait lourdement si l'on imaginait Guizot obéissant à des considérations désintéressées et organisant l'enseignement populaire par amour des travailleurs. Cet aristocrate hautain considère le peuple comme un « chaos d'hommes, des milliers d'inconnus, sans foi, sans cœur, sans pain » (9MP). Et quand il se défend d'avoir jamais dit au peuple « qu'il a droit à tous les pouvoirs de la société et à toutes les jouissances de la vie », on le croit sans peine. Il fonde en 1833 les Ecoles normales, et son ami Cousin, philosophe officiel, trace de l'instituteur un portrait modèle, savoureux,  « ...donnant à tous l'exemple, servant à tous de conseiller, sur tout ne cherchant point à sortir de son état, content de sa situation parce qu'il y fait du bien, décidé à vivre et à mourir dans le sein de Dieu et des hommes. »
C'est dans les directives données par un pouvoir politique à ses éducateurs qu'on trouve les aveux les plus clairs sur ses intentions vraies.


La bourgeoisie capitaliste qui règne avec Louis Philippe est à ce sujet parfaitement consciente de ses besoins et définit, par la plume de Guizot, son idéal éducatif, qui est encore d'actualité :
« L'action de l'Etat et de l'Eglise est indispensable pour que l'instruction populaire se répande et s'établisse solidement; il faut aussi, pour que cette instruction soit vraiment bonne et socialement utile, qu'elle soit profondément religieuse. C'est dire que, dans les écoles primaires, l'influence religieuse doit être habituellement présente; si le prêtre se méfie ou s'isole de l'instituteur, si l'instituteur se regarde comme le rival indépendant, non comme l'auxiliaire fidèle du prêtre, la valeur morale de l'école est perdue, et elle est près de devenir un danger » (10MP).


Et le Statut du 25 avril 1834 détaille complaisamment les articles du programme concernant les exercices religieux
« Dans toutes les divisions, l'instruction morale et religieuse tiendra le premier rang. Des prières commenceront et termineront toutes les classes. Des versets de l'Ecriture Sainte seront appris tous les jours. Tous les samedis, l'Evangile du dimanche suivant sera récité. Les dimanches et fêtes consacrés, les élèves seront conduits aux offices divins. Les livres de lecture courante, les exemples d'écriture, les discours et les exhortations de l'instituteur tendront constamment à faire pénétrer dans l'âme des élèves les sentiments et les principes qui sont la sauvegarde des bonnes mœurs et qui sont propres à inspirer la crainte et l’amour de Dieu. »


Malgré cela, les cléricaux ne désarment pas. Ils ne peuvent admettre qu'un enseignement autre que le leur soit toléré. Et comme le gouvernement cède peu à peu à leurs injonctions, comme l'alliance se fait de plus en plus étroite entre les classes dirigeantes, gorgées de richesses, et le clergé, ivre de prétention à l'hégémonie, le mot d'ordre des orateurs catholiques est alors : «  La liberté de l'enseignement ». Montalembert (11RD), pair de France, est l'orateur le plus ardent de cette campagne. Il s'agit, en fait, derrière ce prétexte de « liberté » de conquérir la jeunesse, de développer les institutions cléricales, de concurrencer victorieusement les Etablissements de l'Etat, en un mot de créer un monopole de fait résultant de la puissance incontestable de l'Eglise; Guizot reconnaît bientôt (le 31 janvier 1846) qu'en effet, le droit qui prime tout c'est le « droit des croyances religieuses », c'est-à-dire que «  les droits, en matière d'instruction, n'appartiennent pas à l'Etat ». D'autre part, les évêques acceptent d'enthousiasme les perspectives qui leur sont offertes :                
« L'affranchissement ne viendra que des catholiques eux-mêmes ; ils n'ont rien à espérer des Chambres ni de la Couronne. NOMBREUX ET RICHES, il ne leur manque que le courage... La liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert » (12MP).

Cependant, des résistances surgissent. De la part de l'opposition de gauche, sans doute, et c'est ici que les manifestations de Michelet, de Quinet, de Mignet, traduisent sur le plan intellectuel, la révolte qui gronde dans les masses opprimées.
Mais surtout de la part de la bourgeoisie dirigeante, qui ne veut pas se laisser tomber dans les bras des Jésuites. Pour le peuple, soit, l'enseignement clérical est une nécessité d'ordre social. Mais, pour nos enfants, pour notre enseignement secondaire, non ! Contre Montalembert et Dupanloup. Villemain et Thiers, traduisant cet état d'esprit, font refuser aux Jésuites le droit d'enseigner. Guizot obtient même du pape l'ordre de dispersion de cette congrégation turbulente... Mais la dispersion demeure toute théorique...
L'explosion révolutionnaire de 1848 va remettre tous ces messieurs d'accord, contre le prolétariat vaincu, pour un monopole clérical intégral.


Notes :


(1MP) W. Thompson (1824).


(2MP) K. Marx : Le capital, t. II. (Le procès de la production du capital), p. 263.


(3MP) K. Marx : Le capital, t. II. (Le procès de la production du capital), p. 264.


(4MP) Cf. Seignolos : Histoire politique de l’Europe contemporaine page 991.


(5RD) Grand maître de l'Université (1822), ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique (1824-1827) sous Villèle et membre de l'Académie française (élu en 1822). Il institue l'agrégation spéciale de philosophie en 1825. Il fut également aumônier et prédicateur du roi et précepteur du duc de Bordeaux.


(6RD) Louis Eugène Marie Bautain, 1796-1867, philosophe et théologien français. En 1816, il est professeur de philosophie au collège royal de Strasbourg (actuel Lycée Fustel de Coulanges) et, en 1817 dans la faculté de lettres de cette ville. De 1822 à 1824, ses cours sont suspendus, parce que trop orientés sur une conception fidéïste et antirationaliste. C’est un catholique formé l'école idéaliste allemande. Il est ordonné prêtre en 1828 et prend la direction d’un petit séminaire. De 1853 à 1863 il enseignera la philosophie morale à la Sorbonne.


(7MP) A titre documentaire voici le montant du budget des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique de 1827 : Administration centrale, 340.000 francs Clergé, 32.845.000 francs ; Instruction publique 1.725.000 francs. Total : 35 millions dont 50.000 pour l'instruction primaire. Cf. L'Instituteur (Glay et Chainpaux), p. 194.


(8RD) Victor Cousin, 1792-1867 : philosophe spiritualiste gagné aux idées libérales, il sera exilé par la Restauration. Il retrouve sa place de professeur après la Révolution de 1830 et se consacrera aux problèmes de développement de l’instruction publique avec Guizot. Il sera ministre de l’Instruction publique dans le second ministère Thiers en 1840. Il attacha son nom au nouveau programme de philosophie et prit quelquefois la parole à la Chambre des pairs sur des questions d'éducation. Sous le Second Empire, il se consacra exclusivement aux lettres et fut nommé professeur honoraire à la Sorbonne en novembre 1855 et se retira à Cannes. Il se plongea dans l'étude de l'histoire des femmes célèbres du XVIIe siècle.


(9MP) Glay et Champaux, p. 216.


(10MP) Glay et Champaux, p. 230.


(11RD) Charles de Montalembert, 1810-1870 : journaliste puis pair de France en 1831, parlementaire des assemblées constituantes de la seconde république. Après 1848 il soutient le Second Empire et sera membre du Corps Législatif. Il était favorable à un régime de Monarchie Constitutionnelle Il fut un des principaux théoriciens du catholicisme libéral, à ce titre il défendra la liberté de la presse, la liberté d’association et les droits des nationalités opprimées ; ce qui ne l’empêchera pas d’être un des principaux auteurs de la loi de 1850 sur la liberté de l’enseignement (dite loi Falloux) qui fera passer l’enseignement primaire public sous la houlette du clergé.


(12MP) Montalembert. Pourtant, Cousin déclare à la tribune de la Chambre des  pairs, en 1843 : « Je vous affirme qu'à l'heure où je parle, il ne s'enseigne, dans aucun cours du royaume, une seule proposition qui puisse porter atteinte, soit directement soit indirectement, aux principes de la religion catholique, sur laquelle est fondé non seulement l'enseignement philosophique, mais tout l'enseignement de l'Université. » Cela ne suffit pas encore ! Les cléricaux ont toujours eu bon appétit.


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Sommaire

6. - LE CLERICALISME EN ACTION 1848-1850 LA LOI FALLOUX


Le 1er juin 1848, Hippolyte Carnot, fils du Grand Carnot, (1RD) dépose un projet de loi proclamant l'instruction gratuite, laïque et obligatoire. Le courant prolétarien jaillit sur le devant de la scène ; il renverse l'ordre des valeurs dans les programmes d'enseignement : plus de prêtre; plus de religion à l'école. Non seulement l'école doit apprendre à lire, à écrire, à compter, mais tous les enfants doivent être élevés «de manière à devenir véritablement dignes du grand nom de citoyens qui les attend … « Une plus grande somme de connaissances est nécessaire ». L'enseignement doit concourir à la consécration du grand principe de la fraternité. «Je prie les instituteurs de contribuer pour leur part à fonder la République. Il ne s'agit pas, comme au temps de nos pères, de la défendre contre les dangers de la frontière, il faut la défendre contre l'ignorance et le mensonge, et c'est à eux qu'appartient cette tâche », écrivait Carnot.


Mais quelques jours plus tard, la bourgeoisie républicaine creusait entre le prolétariat et la République le fossé sanglant des journées de juin. La peur et l'impuissance réformatrice se conjuguent. Le projet Carnot est défiguré après que le ministre lui-même est renversé le 5 juillet sur l'incident Renouvier (2MP); plus de gratuité, plus de laïcité l'instruction religieuse reparaît « à l'unanimité et sans discussion » dans les programmes. Seule, subsiste l'obligation. Mais c'est une autre législation que va sanctionner l'arrivée au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte, dictateur attendu impatiemment par une société ébranlée sur ses bases.


Une fois de plus, et avec une clarté aveuglante, le rôle de l'Eglise dans la lutte des classes apparaît aux yeux des moins avertis. La secousse des journées de juin provoque une réaction féroce. Le spectre rouge, le socialisme, fait frissonner les bourgeois haineux, menacés dans leurs privilèges. Comment la classe dirigeante reforme son unité idéologique et tactique, comment elle apprécie les revendications prolétariennes, comment elle livre l'éducation de ses enfants après avoir livré l'éducation des enfants du peuple, à l'armée noire des congrégations et des prêtres, c'est une page d'histoire qui mériterait à elle seule une analyse détaillée, des documents nombreuse, une synthèse puissante.


Bornons-nous à rassembler quelques souvenirs, quelques preuves à l'appui de la thèse proposée.
Voici d'abord comment on décrit les « partageux » ou les «  rouges » :
« ...Un rouge n'est pas un homme; c'est un rouge; il ne raisonne pas, il ne pense pas. Il n'a plus ni le sens du vrai, ni le sens du juste, ni celui du beau et du bien. Ça n'est pas un être moral, intelligent et libre comme vous et moi. Sans dignité, sans moralité, sans intelligence, il fait sacrifice de sa liberté, de ses instincts et de ses idées au triomphe des passions les plus brutales et les plus grossières; c'est un être déchu et dégénéré. Il porte bien, du reste, sur sa figure, le signe de cette déchéance. Une physionomie abattue, abrutie, sans expression, des yeux ternes, mobiles, n'osant jamais regarder en face et fuyants comme ceux du cochon; les traits grossiers, sans harmonie entre eux; le front bas, froid, comprimé, et déprimé ; la bouche muette et insignifiante comme celle de l'âne ; les lèvres fortes, proéminentes, indice de passions basses; le nez sans finesse, sans mobilité, gros, large et fortement attaché au visage; voilà les caractères généraux de ressemblance que vous trouverez chez la plupart des partageux. Ils portent gravée sur toute leur figure la stupidité des doctrines et des idées avec lesquelles ils vivent » (H. Wallon).(3 RD)


Et dans une étude sur les réformateurs datant de cette époque, un autre sinistre imbécile affirme péremptoirement
« Le socialisme est fini, il faut en effacer les derniers vestiges ». Le socialisme, produit social, création du propre développement des forces productives, le socialisme « reflet, dans la pensée, du conflit qui existe dans les faits entre ces forces productives et la forme de la production » (4MP), le socialisme est heureusement plus sûr de son destin que ces élucubrations stupides.


Mais leur seul rappel indique bien le caractère de la législation scolaire qui va faire peser sur notre pays pendant plus de trente années (5MP) la plus intolérable et la plus révoltante des dictatures spirituelles.


L'enseignement supérieur est brimé. Les cours de Michelet et de Quinet (6RD) au Collège de France sont suspendus. Deschanel est traduit devant le Conseil de l'Université pour ses idées « socialistes ». Sarcey (7RD) est enquêté à Grenoble. Taine est refusé à l'agrégation à cause des tendances de sa thèse sur les sensations. Mais ce sont surtout les instituteurs qui sont traqués dès qu'ils manifestent le moindre esprit d'insubordination vis-à-vis du curé. Bientôt l'enseignement primaire placé sous la surveillance du clergé sera mis sous la tutelle administrative du préfet (8MP). L'exposé des motifs indique les raisons de cette tutelle (qui dure encore !) : « Pour un enseignement d'où peut sortir le salut ou la ruine de la société, la moralité de l'éducation, la bonne direction de l'instruction, l'activité de la surveillance, la vigueur et la promptitude de la répression ont certainement PLUS D'IMPORTANCE que les considérations purement scolaires. Or, l'expérience a démontré que les améliorations, incontestables d'ailleurs, obtenues dans cette partie de l'instruction publique depuis la loi du 15 mars 1850, l'eussent été plus complètement et plus facilement si, au lieu de dépendre de deux supérieurs différents, le maire et l'instituteur se fussent trouvés placés sous l'autorité unique et plus vigoureuse du représentant le plus élevé du pouvoir dans le département. »


C'est en effet l'enseignement primaire, c'est le corps des instituteurs qui inquiètent le plus la dictature capitaliste et bonapartiste. « La société périra, dit Montalembert, si l'on ne restaure l'autorité et le respect. Qui donc défend l'ordre et la propriété dans nos campagnes ? Est-ce l'instituteur ? Non ! c'est le curé. Je dis qu'aujourd'hui... les prêtres représentent l'ordre, même pour ceux qui ne croient pas » (9MP additif RD).


Ce mouvement, tenté par Montalembert avant 1848 reprend de plus belle, cette fois avec l'appui des bourgeois libéraux. Thiers est parmi les plus acharnés. «  Il n'y a pas de milieu, il faut choisir entre le catholicisme et le socialisme » (10MP). La discussion de la loi du 15 mars 1850, commencée en juin 1849, met en évidence les tractations entre le Pape et les évêques tout puissants qui travaillent en commission (11MP).


Elle est agrémentée de nombreux articles de presse interprétatifs, qui soulignent bien le caractère social de l'intervention cléricale.


Non seulement c'est la société elle-même qui se substitue à l'Université, à l'Etat, pour le gouvernement et la surveillance de l'instruction publique,

Mais, de plus :

C'est le clergé de France tout entier, représenté dans le Conseil supérieur par les trois évêques, élus de tous leurs collègues,

Représenté dans les conseils départementaux par les 81 évêques et par les 86 ecclésiastiques de leur choix,
Représenté dans toutes les paroisses par les 40.000 curés exerçant sur l'instruction primaire l'action la plus immédiate, la plus constante, la plus salutaire;

Aidé, d'ailleurs, de tous les ecclésiastiques et de tous les laïques fidèles, qui entreront dans l'enseignement libre autant qu'ils le voudront ;

Aidé aussi de toutes les congrégations religieuses reconnues et non reconnues par l'Etat, et qui entreront également autant qu'il conviendra à leur zèle, dans l'enseignement primaire et secondaire.

C'est le clergé de France, avec toutes ses forces les plus élevées, les plus belles, les plus puissantes, qui est invité par l'Etat lui-même, par les grands pouvoirs de la nation, à venir au secours de la société menacée, en demeurant d'ailleurs dans toute la plénitude de ses droits. (12MP additif RD).

Et Falloux explique lui-même le rôle de l'Eglise:
« L'Eglise n'est point une secte, c'est une famille et une patrie : quand on peut la servir à son exemple et selon ses vues, c'est l'expansion qu'on ambitionne pour elle. »

Quant à Thiers, avec sa férocité de petit bourgeois contre révolutionnaire, il préside la commission et pousse à l'extrême les rigueurs de la loi.
« Je dis et je soutiens que l'enseignement primaire ne doit pas être forcément à la portée de tous, j'irai même jusqu'à dire que l'instruction est un commencement d'aisance et que l'aisance n'est pas réservée à tous. »
« Instruire qui n'a rien c'est mettre du feu sous une marmite vide. »

Sa haine contre les instituteurs est légendaire.
Par contre « je suis prêt, dit-il, à donner au clergé tout l'enseignement primaire... je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé. Je demande que l'action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu'elle ne l'est, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici pour souffrir » (13MP)  (14RD)

Tout ceci est parfaitement clair. Par tous les moyens, par la prière, par l'abêtissement, et, si l'occasion se présente, par le plomb, la classe dirigeante, dont les meilleurs serviteurs sont généralement des parvenus issus du peuple et honteux de leurs origines, entend maintenir, coûte que coûte, ses privilèges. Avec une suffisance incommensurable, ces artisans de l'histoire, attachés à leurs prérogatives et à leur supériorité provisoire, décrètent solennellement que la misère humaine n'aura pas de fin ici-bas, que l'ignorance est un bienfait pour les pauvres, que la résignation est le devoir sacré. Suivant l'expression de Georges Renard, ils prétendent «  murer la classe pauvre dans sa condition et apposer sur l'issue interdite le sceau de la religion ».

Lisons maintenant le règlement type du 27 août 1851 pour comprendre ce qu'ils entendent par éducation :
« Art. I. - Le principal devoir de l'instituteur est de donner aux enfants une éducation religieuse et de graver profondément dans leurs âmes le sentiment de leurs devoirs envers Dieu, envers leurs parents, envers les autres hommes et envers eux-mêmes.
Art. II. - Il doit instruire par ses exemples comme par ses leçons. Il ne se bornera donc pas à recommander et à faire accomplir les devoirs que la religion prescrit, il ne manquera pas de les accomplir lui-même... »
Et les articles nombreux de ce règlement-type prévoient minutieusement le détail des prières, au début et à la fin de chaque classe, des offices du dimanche, des fêtes religieuses, des premières communions, de l'enseignement du catéchisme et de l'histoire sainte.
« Un Christ sera placé dans la classe, en vue des enfants. »

C'est au nom de cette législation que l'enseignement fut donné entre 1850 et 1880. Sauf la courte période de la Commune, les textes et l'inspiration demeurèrent, à travers les changements de régime, le Coup d'Etat et la guerre, comme le symbole de la volonté de domination de la classe capitaliste. Il y a là un phénomène suffisamment caractérisé pour étayer notre thèse sur des faits et des documents irréfutables. L'Eglise n'effacera jamais à nos yeux cette volonté systématique de servir le puissant contre le faible, le riche contre le pauvre, le régime économique dont elle profite, contre la classe opprimée qui en souffre.

Pour remettre sous les yeux de nos modernes tartufes quelques-uns des souvenirs inoubliables du temps de leur puissance dictatoriale, relisons entre autres, des extraits du règlement imposé aux élèves de l'Ecole Normale de jeunes filles de Lons-le Saulnier en usage en 1880, (Chaque année les élèves sortantes devaient le savoir par cœur et jurer de l'appliquer intégralement au cours de leur carrière). (Notez bien qu'il s'agit d'une Ecole Normale de l'Etat).

« Article 11. A chaque heure de la journée je ferai une courte prière avec mes enfants, je prierai le Sacré-Cœur de jésus de me conserver toujours en grande pureté d'intention.
Article 16. - Je réciterai chaque jour une dizaine de chapelets avec mes enfants; deux fois la semaine il se dira en entier. Je le réciterai moi-même chaque jour. Tous les premiers samedis du mois, je ferai avec mes enfants une petite consécration au Cœur de Marie.
Article 23. - Chaque année je ferai le mois de Saint joseph, de la Sainte Vierge et du Sacré-Cœur avec mes enfants afin de leur inspirer une grande dévotion pour ces saintes pratiques.
Je me préparerai avec mes enfants à la fête de Sainte Anne par une neuvaine et, le jour de la fête ou dans l'octave, je ferai dire une messe à leur intention.
Chapitre II. - Article premier. - Je verrai toujours dans M. le Curé le représentant de Notre Seigneur. J'aurai en lui une grande confiance et je suivrai docilement ses avis.
Article 3. – «  Je ne ferai aucune démarche, aucune visite, je ne sortirai pas au village sans la permission de M. le Curé... »

Relisons aussi la page de Flaubert, dramatique dans son laconisme : Bernard et Pécuchet, deux comptables, vont rendre visite à l'instituteur du village, Petit. 

« Sur le seuil, la robe noire du curé parut. Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l'instituteur et lui dit presque à voix basse :
- Notre affaire de saint joseph, où est-elle ?
- Ils n'ont rien donné, reprit le maître d'école.
- C'est de votre faute !
- J'ai fait ce que j'ai pu.
- Ah ! vraiment ?»
Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se rasseoir, et s'adressant au curé
«  - Est-ce tout ? »
L'abbé Jeufrey hésita ; puis avec un sourire qui tempérait la réprimande
 « On trouve que vous négligez un peu l'histoire sainte.
- Oh ! l'histoire sainte ! reprit Bouvard.
- Que lui reprochez-vous, Monsieur ?
- Moi, rien. Seulement il y a peut-être des choses plus utiles que l'aventure de Jonas et les rois d'Israël !
- Libre à vous, répliqua sèchement le prêtre. Et sans souci des étrangers, ou à cause d'eux :
L'heure du catéchisme est trop courte ! »
Petit leva les épaules.
« Faites attention, vous perdrez vos pensionnaires. »
 Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place.. Mais la soutane l'exaspérait.
« Tant pis ! Vengez-vous !
- Un homme de mon caractère ne se venge pas, dit le prêtre sans s'émouvoir. Seulement je vous rappelle que la loi du 15 mars nous attribue la surveillance de l'instruction primaire.
- Eh ! je le sais bien, s'écria l'instituteur. Elle appartient aussi aux colonels de gendarmerie ! Pourquoi pas au garde champêtre ? Ce serait complet. »
Et il s'affaissa sur lui-même, mordant son poing, retenant sa colère, suffoqué par le sentiment de son impuissance. L'ecclésiastique le toucha légèrement sur l'épaule.
« - Je n'ai pas voulu vous affliger, mon ami, calmez-vous, un peu de raison ! Voilà Pâques bientôt. J'espère que vous donnerez l'exemple en communiant avec les autres.
- Ah ! c'est trop fort ! moi, moi, me soumettre à de pareilles bêtises. »
Devant ce blasphème, le curé pâlit. Ses prunelles fulgurèrent, sa mâchoire tremblait.
« - Taisez-vous, malheureux ! Taisez-vous ! Et c'est sa femme qui soigne les linges d'église !
- Eh bien ! quoi ? Qu'a-t-elle fait ?
- Elle manque toujours la messe, comme vous, d'ailleurs !
- Eh ! on ne renvoie pas un instituteur pour ça.
- On peut le déplacer. »

Le prêtre ne parla plus, il était au fond de la pièce, dans l'ombre. Petit, la tête sur la poitrine, songeait.
Ils arriveraient à l'autre bout de la France, leur dernier sou mangé par le voyage, et ils retrouveraient là-bas, sous des noms différents, le même curé, le même recteur, le même préfet : tous, jusqu’au ministre, étaient comme des anneaux de sa chaîne accablante ! Il avait reçu déjà un avertissement ; d'autres viendraient. Ensuite ? et dans une sorte d'hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux qu'il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de Poste
A ce moment-là sa femme, dans la cuisine, fut prise d'une quinte de toux ; le nouveau-né se mit à vagir et le marmot pleurait : « Pauvres enfants » dit le prêtre d'une voix douce.
Le père alors éclata en sanglots.
« - Oui, oui, tout ce qu'on voudra !
- J'y compte a, reprit le curé.
Et ayant fait la révérence
Messieurs, bien le bonsoir... »

Enfin constatons qu'à la même époque, la même classe capitaliste installée dans un pays voisin, conçoit l'éducation sur le même type et avec les mêmes bases :

Voici le plan suivi par la Thomasschule (une des plus anciennes écoles secondaires de Leipzig).
« Dans les trois classes inférieures on développe la foi, on s'adresse à la crédulité naïve, on forme des habitudes avant de les justifier : la morale ne se distingue pas des histoires bibliques, des légendes chrétiennes, des images où elle est comme sensible ; les préceptes sont des exemples, le devoir se ramène à l'amour et à l'initiation de Jésus. Durant les cinq années suivantes, on étudie l'histoire du christianisme; dans l'ancien Testament, ce qui le prépare et l'annonce ; dans le nouveau, ses origines, ses débuts, ses progrès, puis la formation du dogme, la constitution de l'Eglise et, par là, on substitue à la foi naïve une croyance raisonnée déjà puisqu'elle cherche sa justification dans les faits. C'est là quelque chose d'extérieur encore : pendant la dernière année que l'écolier passe au gymnase, on l'initie à la théorie de la foi dans l'Eglise chrétienne »... L'enseignement religieux n'est pas un semblant, une concession à des préjugés qu'on ménage, il n'est pas libre, il EST OBLIGATOIRE, il est l'éducation morale que l'Etat se reconnaît le droit et le devoir de donner. L'enfant non baptisé est instruit d'office dans la religion de ses parents (15MP).


Ainsi, lorsque la classe dirigeante confie aux cléricaux le soin de défendre l'ordre social, c'est au cri de «  liberté de l'enseignement » que l'adversaire de toutes les libertés s'introduit dans la maison universitaire. Mais cette duplicité ne trompe que ceux qui le veulent bien puisque derrière le masque de cette « liberté » quel que soit le lieu et quelle que soit l'époque, l'Eglise organise en fait son monopole, son hégémonie, sa dictature sur les jeunes générations.
Survienne un changement dans la législation qui oblige à desserrer son étreinte... alors on l'entend crier à la persécution, revendiquer sa chère « liberté de l'enseignement » et rappeler à la classe bourgeoise oublieuse, les services rendus à la conservation sociale ; tel est le sens de cette déclaration entre tant d'autres:

 « Si nous avons un jour arraché aux mains d'une assemblée surprise de sa propre audace les suffrages qui consacraient une de ces libertés essentielles, primordiales, dont la défense nous réunit en ce moment, c'est que ses mains tremblaient encore au poignant souvenir des périls courus la veille par la société française ébranlée dans ses assises fondamentales »  (16MP).
Nous allons voir maintenant comment en dépit de ses sauveteurs cléricaux « la société française » est de nouveau «  ébranlée », c'est-à-dire comment en dernière analyse, alors que la classe dominante croit avoir, par la terreur ou l'habileté, supprimé la lutte de classes, celle-ci jaillit violemment, avec une force irrésistible des profondeurs de cette société.

Notes :


(1RD)Lazare Hippolyte Carnot, né à Saint-Omer (Pas-de-Calais) le 6 avril 1801 et mort à Paris le 16 mars 1888.
Ministre de l'Instruction publique en 1848, Carnot fonda l'École d'administration destinée à préparer les administrateurs gouvernementaux ; elle fut de courte durée mais l'idée en fut reprise pour l'École nationale d'administration. Il accrut les salaires des professeurs des écoles, auxquels il demandait « d'enseigner aux enfants les vertus de la République démocratique. » Il était par ailleurs franc-maçon et avait été initié dans la loge Les Incorruptibles en 1840. Son projet de loi le plus célèbre fut soumis à l'Assemblée le 30 juin 1848. Le bonapartisme et la loi Falloux de 1850 l’emportant sur la République, plusieurs de ses propositions furent néanmoins reprises postérieurement, notamment par Ferry en 1880. Le premier, il rendait obligatoire et gratuite l'instruction primaire pour les deux sexes « de sorte que les citoyens puissent correctement exercer le suffrage universel et supprimer les distinctions entre riches et dans les établissements publics. » Les professeurs recevraient trois ans de formation dans une école normale gratuite mais, en contrepartie, seraient obligés d'enseigner pendant dix ans, avec un salaire minimum garanti de 600 à 1 200 francs pour les hommes et de 500 à 1 000 francs pour des femmes.
En dépit des revendications du corps enseignant décidé « à dispenser un catéchisme républicain », le projet de Carnot refusait d'étendre le monopole d'État et incluait même une disposition garantissant la revendication cléricale de liberté de l'enseignement. Défait aux sénatoriales de 1849, Carnot regagna son siège dans une élection partielle en 1850 et fut l'un des députés qui s'opposa au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. Il démissionna après avoir refusé le serment de fidélité à Louis-Napoléon. De nouveau sénateur en 1875, il fut élu membre de l'Académie des sciences morales et politiques en 1881.


(2MP) Le philosophe Ch.Renouvier avait rédigé pour le ministère un Manuel républicain de l'homme et du citoyen imprégné d'idées socialiste.


(3RD) Henri Alexandre Wallon, né à Valenciennes le 23 décembre 1812 et mort à Paris le 13 novembre 1904, est un historien et homme politique français. Ne pas le confondre avec Henri Wallon, son petit-fils, militant SFIO puis du PCF en 1942, co-auteur du célèbre plan Langevin-Wallon pour l’éducation. Le grand père était député monarchiste et fut rendu célèbre pour avoir été à l'origine des lois constitutionnelles de 1875, qui marquent la fondation de la Troisième République, mais aussi pour son antisocialisme virulent, dont Marceau nous donne ici un aperçu. Devenu ministre de l’Instruction publique en 1876, ses conceptions étant en la matière très en retrait par rapport à la majorité républicaine de la chambre, il dut se retirer.


(4MP) F. Engels.


(5MP) Et sur l'Alsace pendant soixante-dix ans, puis qu’elle n'est pas encore abrogée dans les provinces recouvrées!

(6RD) Edgar Quinet (1803-1875) écrivain et républicain radicalisé. Participe à la campagne des banquets mais n'approuve pas l'insurrection. Exilé, il combattra aux côtés de Victor Hugo contre le bonapartisme et Jules Michelet (1798- 1874)

(7RD) Francisque Sarcey, né à Dourdan le 8 octobre 1827 et mort à Paris le 16 mai 1899, est un critique dramatique et journaliste français. Pendant la Commune, il publie une brochure hebdomadaire, Le Drapeau tricolore. Il y écrit une série d'articles anti-communards dans lesquels il se résout à ce qu'on doive fusiller « 80 000 gredins » pour sauver l'ordre bourgeois et républicain, s'en prend violemment à Jules Vallès, « rongé de ce double cancer de la haine et de la fainéantise », et même à Victor Hugo, « le manitou de la Commune ».

(8MP) Loi du 15 juin 1854.

(9MP) CL Seignolus, Histoire de France contemporaine, t. VI, p. 148. Additif RD Voir Sarkozy au Latran

(10MP) Cette phrase de Montalembert souligne bien l'état d'esprit régnant. On en trouve plusieurs fois la contrepartie dans Proudhon : «  Entre l'Eglise et la société moderne, c'est une guerre à mort… Il faut que l'Eglise s'y résigne, l'oeuvre suprême de la législation au XIXème siècle, c'est de l'abroger. » (De la Justice...)

(11MP) Cf. le Mémoire sur le projet de loi relatif à la liberté de l'enseignement soumis à N. T. S. P. le Pape et à Mgrs les évêques.

(12MP) Mgr Dupanloup, article du 13 novembre 1849 dans l'Ami de la Religion. (Il explique les avantages de la loi à certains ultramontains qui 1a trouvaient encore trop modérée à leur gré!)

additif RD : Monseigneur Félix Antoine Philibert Dupanloup était un théologien enseignant, journaliste, prélat et homme politique français (1802-1878). A partir de 1844, il est l'un des plus actifs défenseurs de la liberté de l'enseignement aux côtés de Charles de Montalembert. Pour mener ce combat, il quitte ses fonctions au séminaire en 1845 et l'archevêque de Paris, Mgr Affre, le nomme chanoine de Notre-Dame. En 1848, il fait partie de la commission extra-parlementaire présidée par Adolphe Thiers qui élabore le texte qui deviendra la loi Falloux du 15 mars 1850.

(13MP) Les travaux de la commission ne devaient pas être publiés. Thiers s'y était opposé, «  chacun s'étant exprimé avec la plus entière franchise ». Mais on les connaît en partie par Maître René Houssez, notaire à Provins, fils du secrétaire de la commission. Soulignons une fois encore que la lutte entre la bourgeoisie et les cléricaux était très ardente quelques années plus tôt. Cf. : la violence de Montalembert, de Veuillot, de Dupanloup, de Mgr Parisis, du P. de Pavignon, les condamnations de l'abbé Combrelot, de l'Univers, etc... (1843-45).

(14RD) Ajouter une référence à la grande voix de Victor Hugo qui dans un discours parlementaire de haute tenue épingle la réaction cléricale "Ah! nous vous connaissons! nous connaissons le parti clérical. C'est un vieux parti qui a des états de service.. C'est lui qui monte la garde à la porte de l'orthodoxie… C'est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l'ignorance et l'erreur. C'est lui qui fait défense à la science et au génie d'aller au delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l'histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso… Il s'est opposé à tout… C'est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C'est lui qui a appliqué Campanella vingt-sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C'est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. … Découvrir la loi du ciel, c'était une impiété ; trouver un monde, c'était une hérésie. C'est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. Oh ! oui, certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti clérical, nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : Qu'est-ce que vous me voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l'esprit humain. (Acclamations à gauche.)
Et vous voulez être les maîtres de l'enseignement ! Et il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez! Si le cerveau de l'humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures! (Oui ! oui !) Convenez-en! (Mouvement prolongé.)"

 

(15MP) Enquête de 1881 sur la propédeutique philosophique. Conférence des directeurs de gymnase (lycées) de la province du Rhin. Cf. Séailles, Conf. Fac. Lettres Paris.

(16MP) Henri Beaune, Congrès de la liberté de l'enseignement. Lyon, 1899. Cf. également le Dictionnaire pédagogique de F. Buisson, art. Liberté : « Il est donc non seulement légitime mais nécessaire que l'Etat intervienne pour s'assurer que celui qui réclame la liberté de l'enseignement n'a pas tout simplement l'intention d'exploiter l'enfant avec le concours de l'indifférence ou de l'ignorance des familles.
Sous les apparences de la liberté, il s'agissait essentiellement du pouvoir. Ce qu'on se disputait, ce n'était pas le droit d'enseigner, c'était une forte organisation permettant de s'emparer à peu près entièrement de l'instruction de la jeunesse à tous les degrés. »


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7. - LA COMMUNE ET L'EFFORT PROLETARIEN


Pour supprimer la lutte de classes, il faudrait commencer par supprimer les classes ! Le capitalisme, prisonnier de ses contradictions, ne peut songer à cette solution héroïque. Il identifie ses besoins de classe avec ceux de la société dans son ensemble. Mais il arrive que les exigences de la production différencient la classe dirigeante en sous-classes dont les intérêts s'opposent au moins temporairement. La production industrielle et la production agricole, par exemple, ne se développent pas suivant le même processus. La noblesse terrienne et la féodalité financière n'ont pas les mêmes objectifs, ni la même optique sociale. Enfin les aspirations du prolétariat peuvent coïncider, dans une certaine mesure, et, au moins en apparence avec celles de la bourgeoisie la plus avancée, en période ascendante; mais celle-ci obéit au rythme de la production pour augmenter son profit, tandis que celui-là l'utilise pour hâter sa propre libération économique, dont il connaît le processus.


Ces quelques indications générales vont être vérifiées par l'expérience de la Commune et la naissance des lois laïques.
En ce qui concerne le contenu de l'éducation, on trouve au journal Officiel de la Commune (n° du 20 avril 1871), les textes suivants :


« Les délégués de la société « L'Education Nouvelle » ont été reçus hier par les membres de la Commune, auxquels ils ont remis une requête :
« A la Commune de Paris,
Considérant la nécessité qu'il y a dans une République à préparer la jeunesse au gouvernement d'elle-même par une éducation républicaine qui est à créer ;
Considérant que la question d'éducation, laquelle n'est exclusive d'aucune autre, est la question mère, qui embrasse toutes les questions politiques et agricoles, et sans la solution de laquelle il ne sera jamais fait de réformes sérieuses et durables ;
Considérant que les maisons d'instruction et d'éducation entretenues par la commune ou par le département ou par l'Etat doivent être ouvertes aux enfants de la collectivité, quelles que soient les croyances intimes de chacun d'eux ;
Les soussignés demandent d'urgence, au nom de la liberté de conscience, au nom de la justice :
Que l'instruction religieuse ou dogmatique soit laissée tout entière à l'initiative et à la discrétion libre des familles, et qu'elle soit immédiatement et radicalement supprimée, pour les deux sexes, dans toutes les écoles, dans tous les établissements dont les frais sont payés par l'impôt ;
Que ces maisons d'instruction et d'éducation ne contiennent, aux places exposées aux regards des élèves ou du public, aucun objet de culte, aucune image religieuse ;
Qu'il n'y soit enseigné ou pratiqué en commun ni prières, ni dogmes, ni rien de ce qui est réservé à la conscience individuelle ;
Qu'on n'y emploie exclusivement que la méthode expérimentale ou scientifique, celle qui part toujours de l'observation des faits, quelle qu'en soit la nature, physiques, moraux, intellectuels ;
Que toutes les questions du domaine religieux soient complètement supprimées dans tous les examens publics et principalement dans les examens pour brevets de capacité ;
Qu'enfin les corporations enseignantes ne puissent plus exister que comme établissements privés ou libres.
La qualité de l'enseignement étant déterminée tout d'abord par l'instruction rationnelle, intégrale, qui deviendra le meilleur apprentissage possible de la vie privée, de la vie professionnelle, de la vie politique et sociale - la société l'Education nouvelle émet, en outre, le vœu que l'instruction soit considérée comme un service public de premier ordre - qu'en conséquence elle soit gratuite et complète pour tous les enfants des deux sexes, à la seule condition du concours pour les spécialités professionnelles.
Enfin, elle demande que l'instruction soit obligatoire, en ce sens qu'elle devienne un droit à la portée de tout enfant, quelle que soit sa position sociale et un devoir pour les parents ou pour les tuteurs ou pour la société.
Au nom de la société « l'Education Nouvelle a, les délégués nommés à la séance du 26 mars 1871 à l'Ecole Turgot : Henriette Garotte, J. Manier, J. Rama, Rheimo, Maria Verdure, »


Le Journal Officiel ajoute :


« Il a été répondu aux délégués que la Commune était entièrement favorable à une réforme radicale de l'éducation dans le sens qu'ils indiquaient; qu'elle comprenait l'importance capitale de cette réforme et qu'elle considérait la présente demande comme un encouragement à entrer dans la voie où elle était résolue à marcher. »
Les dispositions prises par certains maires, membres de la Commune, soulignent nettement l'état d'esprit du moment :
Voici par exemple, la décision de Régère, maire du Vème arrondissement (24 avril 1874) :
« Au nom de la liberté de conscience..., il est interdit à l’instituteur de mener ou de faire conduire les enfants à l’église, au temple ou à la synagogue ; il lui est interdit de faire ou de faire faire des répétitions de catéchisme ou de donner des dispenses pour aller aux enterrements religieux.

»
Quant au régime juridique institué par la Commune en ce qui concerne les cultes, c’est celui de la séparation complète (dès le 3 avril).
« La Commune de Paris,
Considérant que le premier des principes de la Révolution française est la liberté, que la liberté de conscience est la première des libertés, que « le budget des cultes » est contraire à ce principe, puisqu’il impose les citoyens  contre leur propre foi ; en fait que le clergé a été complice des crimes de la monarchie contre la liberté.
Décrète :
Article 1 : L’Eglise est séparée de l’Etat ;
Article 2 : Le budget des cultes est supprimé ;
Article 3 : Les biens dits de mainmorte appartenant aux congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales ;
Article 4. - Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la nature et les mettre à la disposition de la Nation.
Signé : La Commune de Paris. »


Enfin, le 12 mai 1871, la délégation de l'Enseignement de la Commune observe : « Bientôt l'enseignement religieux aura disparu des écoles de Paris. Cependant, dans beaucoup d'écoles reste sous forme de crucifix, de madones, le souvenir de cet enseignement. Les instituteurs et institutrices devront faire disparaître ces objets dont la présence offense la liberté de conscience. Tous les objets de cet ordre qui seraient en métal précieux seront inventoriés et envoyés à la Monnaie. »
Ainsi, pendant cette courte période si chargée d'événements, la Révolution prolétarienne triomphante se débarrasse résolument des vestiges de la religion d'Etat, des influences religieuses dans l'éducation, des prérogatives économiques de la classe cléricale. Cette indication confirme, par, sa netteté, les tendances véritables de la classe ouvrière. Ces tendances, même lorsque l'histoire officielle ne les enregistre pas, ont joué un rôle essentiel dans l'élaboration des lois laïques. On a dit que la République n'aurait pas été possible si l'héroïque sacrifice de la Commune n'en avait avancé l'heure. On peut dire que la laïcité de l'enseignement, elle aussi, a été préparée et rapprochée par les initiatives vigoureuses de la première révolution ouvrière.


Le rappel des initiatives et des tendances de la Commune en matière d'éducation est déjà une première rectification à l'opinion courante suivant laquelle c'est à la bourgeoisie libérale exclusivement, ou mieux encore à quelques hommes qu'on doit la législation de 1880-87. En vérité cette législation résulte d'un triple effet : les besoins économiques de la production industrielle, qui exigent une main d'œuvre instruite.


L'idéologie jacobine, prolongeant, à travers les vicissitudes du XIXème siècle le libéralisme d'une classe révolutionnaire en qui la masse des opprimés reconnut longtemps l'initiatrice. L'effort propre du prolétariat en faveur d'une éducation intégrale.
Sur ce dernier point, mal connu, il n'est pas inutile d'apporter quelques documents. Tout le mouvement socialiste antérieur à Karl Marx fait à l'éducation une confiance absolue pour la résolution de la question sociale. Celui que Benoît Malon (1RD) appelle le doyen du collectivisme, Constantin Pecqueur, devine l'importance de ce facteur de transformation sociale et trace même les grandes lignes de ce qu'on appelle aujourd'hui « l'Ecole Unique ».

« Rendre les degrés inférieurs gratuitement accessibles à tous, et les degrés secondaires accessibles à l'élite des élèves des degrés inférieurs et de même les degrés supérieurs à l'élite des degrés secondaires. »


Et en même temps, le caractère de classe des institutions scolaires est nettement dénoncé par ce précurseur.
« ...Cependant, vous, pauvres, vous avez déjà moins en lumières et en bien-être; c'est pourquoi voici des écoles primaires où vous n'apprendrez pas grand'chose,... entrez... Vous, enfants bien né, vous avez déjà plus de bonheur et de développement ; c’est pourquoi voici des collèges royaux, de hautes écoles de science, de lettres, d’art, entrez. » (2MP)


Auguste Blanqui, l’admirable figure révolutionnaire, dont on imagine l’existence partagée entre les barricades et la prison, était d’un idéalisme romantique lorsqu’il parlait de l’instruction du peuple :


« Les communistes n’ont à espérer l’approximation de leur idéal que de la diffusion de l’instruction. Il y a eu à toute époque des théories communistes. Cela se conçoit. De grandes intelligences peuvent y deviner l’idéal de l’organisation sociale. L’application a toujours échoué contre l’ignorance, les Lumières sont la condition « sine qua non » du communisme. Il ne devient possible que par elles, il en est la conclusion obligée ». (3MP)


A la fin de l’Empire, les objectifs qu’il propose sont aussi précis que limités :
« Les travailleurs n’ont donc en ce moment qu’une marche à suivre : réunir leurs efforts pour se garantir contre l'autocratie du capital, puis pour obtenir
1- La liberté complète de la presse, sans entraves fiscales, sans répression draconienne; la liberté de  réunion et d'association ; la liberté du colportage ;
2- L'affectation annuelle d'une somme de 500 millions à l'instruction publique » (4MP).
Dans les congrès ouvriers de cette période de réorganisation prolétarienne, la même revendication tient une place éminente.


On sait que les expositions internationales, nées de l'extension de la production industrielle, ont favorisé la naissance et le développement des organisations ouvrières : en 1862, Napoléon III envoie à Londres 750 délégués ouvriers et c'est à la suite de cette rencontre que l'Internationale est créée. En 1867, l'Exposition a lieu à Paris, il y a encore des délégués officiels mais déjà, des délégués libres, dont Eugène Varlin (5RD), participent aux travaux. En 1873, 105 délégués participent à l'exposition ouvrière de Vienne et voici les conclusions concernant l'instruction professionnelle, et générale
« Organiser :
1- l'instruction et l'éducation professionnelle pour assurer l'enfant arrivant à l'âge d'homme, sa liberté d'abord, et ensuite les moyens de rendre à la société les services qu'il en a reçus ;
2- L'Instruction et l'Education générales indispensables au développement de ses facultés morales et intellectuelles, et à la connaissance de ses droits et de ses devoirs envers la société.
Aidé de ces deux leviers, le prolétariat pourra bientôt, nous en avons le ferme espoir, prendre la place qui lui appartient, dans l'ordre social, et, soulevant les obstacles qui s'opposent à son entier développement, s'épanouir libre et digne, à la surface de la civilisation » (6MP).

Au Congrès ouvrier de Paris (2-10 octobre 1876), c'est le professeur Auguste Desmoulins (7RD) qui rapporte sur la 4ème question et qui fait adopter ses conclusions en faveur d’une « éducation nationale laïque, obligatoire et gratuite, à tous les degrés».


Nous pourrions multiplier les exemples et justifier plus fortement encore notre affirmation : la classe ouvrière, prenant conscience d'elle-même, aspire de toutes ses forces à une éducation professionnelle et générale aussi complètes que possible (8MP).


Notes :

(1RD) Benoît Malon est un militant ouvrier, communard, journaliste et écrivain (1841-1893) En février 1871, Benoît Malon fut élu député, socialiste révolutionnaire, de la Seine mais démissionna, avec Victor Hugo et d'autres députés républicains, pour protester contre la cession de l'Alsace-Lorraine.
Le 26 mars il est élu au Conseil de la Commune et maire de l'arrondissement des Batignolles dont il organisa la défense pendant la Semaine sanglante. Il siège à la commission du Travail et de l'Échange, et vote contre la création du Comité de Salut public. Après la Semaine sanglante, il s'exila à Lugano, en Suisse, puis en Italie où il participa au mouvement ouvrier. En décembre 1871, il adhère à la Fédération jurassienne de tendance bakouniniste. Il publie La Troisième défaite du Prolétariat français.
Rentré en France après l'amnistie de 1880, Benoît Malon présida le congrès socialiste de Saint-Etienne (1882)qui vit la rupture entre réformistes (possibilistes) menés par Paul Brousse, dont il faisait désormais partie, et guesdistes (marxistes). Socialiste indépendant, il fut le fondateur, avec Elie Peyron et le premier directeur, de 1885 à sa mort, de La Revue socialiste qui fut ouverte à toutes les tendances du socialisme français. Il publia de nombreux ouvrages, dont Le Socialisme intégral (1891) qui influença toute une génération de militants et dans lequel il défend la création d'un Ministère de l'Assurance sociale.


(2MP) Constantin Pecqueur, 1839 Additif RD Pecqueur

(3MP) Blanqui, Critique Sociale, t II, p.70


(4MP) Id. (1869).


(5RD) Eugène Varlin ( 1839 -1871) est un militant socialiste, membre de la Commune de Paris et de la Première Internationale. Lors du 18 mars 1871, il participe à la prise de la place Vendôme. Le 24 mars, il participe à la rédaction du manifeste-programme des sections parisiennes de l'AIT. Il est élu triomphalement le 26 mars au conseil de la Commune par les VIe, XIIe et XVIIe arrondissements, et nommé à sa commission des finances. Il assure la liaison entre la Commune et les sociétés ouvrières. Le 1er mai, Varlin comme la majorité des internationalistes s'opposent à la création du Comité de Salut public et signent le manifeste de la minorité. Pendant la Semaine sanglante, il tente en vain de s'opposer à une exécution d'otages rue Haxo et participe aux combats à Belleville. Le 28 mai, au dernier jour de la Semaine sanglante, terrible répression menée par l'armée des Versaillais, Eugène Varlin reconnu par un prêtre rue Lafayette est arrêté et amené à Montmartre où il est fusillé.


(6MP) Cf. Rapport d'ensemble publié chez Mme veuve Motel. 83, rue Bonaparte, Paria.


(7RD) Desmoulins, Auguste, professeur, militant républicain et franc-maçon, procrit par Napoléon III en 1863.


(8MP) Quelques-uns, comme les « collectivistes rationnels », réunis dans le « Cercle d'études philosophiques et sociales » (1876-1886), demandant «l'éducation physique et le développement intellectuel intégral, avec un égal soin, de tous les enfants, jusqu'à leur majorité ».
Voir la question de l’enseignement professionnel : ce qui est posé comme premier ce n’est pas l’enseignement du savoir-faire mais l’enseignement général, lié au savoir-faire.


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8. - LES LOIS LAIQUES. INTERPRETATION


 C'est avec des réserves non dissimulées, au contraire, que la plupart des bourgeois libéraux demandent l'instruction pour le peuple. A. Smith voulait bien éviter le rabougrissement de la classe ouvrière résultant de la spécialisation à outrance. Mais s'il recommandait pour cela « l'instruction populaire obligatoire », c'était « à doses restreintes, homéopathiques ». Et son traducteur, C. Carnier, sénateur du Premier Empire, n'hésitait pas à s'élever contre cette concession : « L'instruction populaire est contraire à la division du travail, disait-il, en l'introduisant, on proscrirait tout notre système social » (1MP). Au début de l'ère industrielle, cette prétention à maintenir le peuple dans l'ignorance pouvait paraître raisonnable. Mais à la fin du XIXème siècle, son absurdité apparaît à tous les capitalistes conscients des besoins de leur production. Aussi, les discussions qui vont se poursuivre pendant plusieurs années, vont opposer désormais les réactionnaires, cléricaux et hobereaux de province, adversaires de la laïcité et même de l'obligation aux bourgeois démocrates, soutenus par la classe ouvrière.


A vrai dire, c'est par le biais de l'obligation qu'on arrive à la laïcité.
L'obligation correspond directement à la mise en valeur de ce capital intellectuel que la production capitaliste découvre dans l'enfance populaire. Elle est portée au premier plan des préoccupations par l'ardente campagne de Jean Macé (2RD) et de la Ligue de l'Enseignement, dans les dernières années de l'Empire. Elle est traduite en propositions de loi en 1871 par Jules Simon, en 1872, par Beauvoire et Ferrouillat(3RD), en 1876, sous MacMahon, par Bardoux (4RD), en 1877, par Barodet (5RD). C'est cette dernière proposition qui fut reprise par Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique (6MP), Paul Bert (7RD), rapportant sur la proposition Barodet avait déposé un texte comprenant 109 articles. Mais Jules Ferry divisa la difficulté et fit adopter d'abord la gratuité, puis l'obligation, et enfin la laïcité.


Sur la gratuité, l'opposition cléricale prend la même forme et la même violence que de nos jours (pour l'enseignement secondaire). Mgr Freppel (8RD) trouve injuste de faire cadeau aux riches de la rétribution scolaire qu'ils peuvent payer. Il défend les pauvres ! Et Beaussire trouve qu'il n'est pas bon de ne pas faire payer les parents, car le devoir d'instruire leurs enfants comporte un sacrifice... L'instruction n'est pas un droit pour les pauvres. Elle est un prétexte à l'exercice de la charité chrétienne par les riches. Contre l'idéologie jacobine « l'instruction est une dette de la société envers tous », les orateurs de l'ancien régime tirent à boulets rouges et menacent la bourgeoisie du danger socialiste ou communiste. Ils essaient vainement d'obtenir des subventions de l'Etat pour leurs écoles libres : l'énergie de Paul Bert, en particulier, assure le vote de la gratuité le 11 juin 1881. La lutte pour l'obligation et son corollaire la laïcité est plus âpre. Il faudra une consultation électorale pour imposer au Sénat la volonté de la majorité du pays.


Jules Ferry distingue l'obligation de l'instruction, de l'obligation de l'école. Pour pouvoir imposer cette obligation, il faut que l'enseignement religieux soit exclu des matières du programme. Mais Jules Ferry proposait de consulter les parents et de faire donner dans l'Ecole, par les ministres du culte, l'instruction religieuse; tandis que Paul Bert, soutenu par la Commission, considérait cette concession comme très dangereuse.

Contre la droite déchaînée, la gauche doit soutenir une bataille homérique de traquenards, de contre-projets, d'amendements insidieux.


Comme il arrive en ces circonstances, on voit les cléricaux battus changer de position et démontrer l'impossibilité de la neutralité scolaire « qui ne produirait que des sceptiques et des indifférents». Après avoir adopté l'obligation, le Parlement fixe les matières du programme et l'opposition cherche à introduire dans ceux-ci les devoirs envers Dieu. Sur ce point, Jules Ferry n'est pas intransigeant, comme nous le verrons plus loin. « L'instituteur, dit-il, peut fort bien faire répéter le catéchisme en dehors des heures de classe ». Il insère seulement l'effort de laïcité scolaire dans le processus de sécularisation générale des pouvoirs que domine l'histoire : sécularisation du savoir, philosophique avec Descartes et Bacon, sécularisation du pouvoir civil avec la Révolution, sécularisation de l'Ecole enfin, en attendant la sécularisation de l'Etat... A ce moment, Jules Ferry interprète exactement la marche des idées et des institutions et il est le porte-parole de la bourgeoisie révolutionnaire contre le cléricalisme conservateur. Il s'appuie sur l'autorité de Guizot et reproduit l'interprétation de ce grand homme de la bourgeoisie. Il ne craint pas de souligner la justification profonde de la neutralité confessionnelle : c'est au pouvoir politique de l'Eglise, à sa fonction de conservation sociale qu'il s'attaque bien plus qu'à son pouvoir spirituel. « Il importe à la sécurité de l'avenir que la surintendance des écoles et la déclaration des doctrines qui s'y enseignent n'appartiennent pas aux prélats qui ont déclaré que la Révolution française est un déicide... ou que les principes de 89 sont la négation du péché originel ». Mais l'homme d'Etat bourgeois n'oublie pas qu'il y a une classe mécontente de l'ordre social et pour calmer les impatiences du prolétariat il admet, il préconise même une métaphysique destinée, contre les perturbateurs possibles, à préserver son propre pouvoir. Neutralité confessionnelle et laïcité prennent ici leur véritable sens. Au dogmatisme clérical se substitue tout naturellement un autre dogmatisme, qu'il nous faudra serrer de près. «  Il faut se garder de deux sortes de dangers, car l'esprit sectaire pourrait, dans celle question prendre une double forme », avoue Jules Ferry. Ainsi se révèle bien l'existence des trois courants qui traversent le siècle du capitalisme épanoui. Mais Paul Bert a un autre langage et répondant à Ribot, qui veut faire des «  lament légitimes », il exprime énergiquement avec ce franc-parler si cher aux paysans de l'Yonne, la poussée populaire vers une véritable laïcité. « On ne supprime pas la guerre parce qu'on n'en parle pas... nous voyons le conflit... le prêtre veut, avant tout, exercer une action politique : voilà pourquoi je trouve extrêmement dangereux d'introduire le prêtre dans l'école».


Au Sénat, par la bouche de Tolain (9RD), l'accent de révolte du prolétariat opprimé soulève des tempêtes de la droite ; «  La liberté que vous venez défendre ici, ce c'est pas la liberté pour tout le monde ; c'est une liberté d'une nature particulière, spéciale, c'est la liberté des catholiques. En dehors de la Liberté des catholiques, il n'existe plus rien; partout où le prêtre catholique n'est pas le maître d’imposer ce qu'il appelle des vérités révélées, vous déclarez que vous n'êtes plus libres, vous déclarez qu'on vous offense. Quant â ceux qui professent une autre religion, quant aux libres-penseurs, pour vous ils ne comptent pas. » Et après un réquisitoire énergique contre l'Eglise Tolain traduit la conception des travailleurs : l’enfant qui vient au monde n'est pas celui à qui:
« …il faut prêter aide et secours;... il se présente comme créancier de la société ; non seulement il a le droit d'exiger l'enseignement primaire, mais le jour où nous le pourrons, nous transformerons l'instruction primaire en instruction intégrale de manière que, progressivement, les lettres, les sciences, les arts, toutes les branches des connaissances humaines deviennent le domaine commun de tous les citoyens. »


Naturellement, Jules Ferry se désolidarise de ce langage, et ses déclarations permettent à l'opposition cléricale de reprendre une partie du terrain perdu d'abord au sujet de l'article 2 : Lucien Brun fait voter par 139 voix contre 134 un amendement concernant l'enseignement religieux dans l'école (en dehors des heures de classe), puis Jules Simon fait introduire dans la loi les devoirs envers Dieu (139 voix contre 126).


La Chambre maintient son texte mais il faut attendre les élections législatives et le renouvellement partiel du Sénat pour mettre d'accord les deux Assemblées. Le pays se prononce pour les lois laïques à une écrasante majorité : au Sénat, la droite perd 24 sièges ; à la Chambre 475 députés sont favorables à la réforme contre 90 réactionnaires. L'amendement Jules Simon est repoussé par le Sénat La loi est promulguée le 28 mars 1882.


Mais les craintes exprimées par Jules Simon :
« La société se trouve sur la pente de l'athéisme public», n'ont pas été sans influencer la bourgeoisie: dans le programme des leçons de morale, Jules Ferry, le 27 juillet suivant, donne satisfaction aux aspirations conservatrices en réservant un chapitre aux Devoirs envers Dieu...


Comment expliquer un tel enthousiasme en faveur de l'obligation scolaire et par suite, de la neutralité confessionnelle ? Par les exigences de la production, avons-nous affirmé; par la mystique nationaliste très forte, au lendemain d'une défaite, doit-on ajouter :


« Autrefois, l’instruction primaire pouvait être considérée comme une affaire de luxe. Aujourd'hui la science est tellement nécessaire dans toutes les fonctions, dans toutes les occupations que celui qui ne sait ni lire ni écrire est une sorte de déshérité dans la société. Ce qui est vrai des particuliers est aussi vrai des nations et il sera de plus en plus exact de dire que les premières entre les nation seront celles ou l’enseignement primaire sera le plus répandu » (10MP).


A quoi répondent les représentants de la noblesse terrienne :
« Un cultivateur honnête n'ignore pas que la géographie et l'histoire que l'on enseigne à ses enfants ne leur serviront pas à grand ‘chose pour labourer la terre ou pour élever le bétail »(11RD). On ne peut pas mettre en évidence plus clairement les raisons profondes de la législation laïque. Ces raisons, d'ailleurs, déterminent à leur tour les conceptions essentielles de l'éducation morale. Avec la droite, « une nation ne peut vivre sans la connaissance de l'origine et de la fin de l'homme, d'un Dieu créateur et rémunérateur » (12MP). C'est surtout pour la masse que cette absence de religion parait pernicieuse et dissolvante, « Vous acculez l'enfant de l'ouvrier, du laboureur, l'école publique laïcisée, à l'école sans culte et sans Dieu... à cette école qui deviendra fatalement une école contre Dieu... Vous ne connaissez pas ce peuple qui estime encore que le respect de la loi de Dieu est la condition du respect du fils pour le chef de famille. Vous ne montrez pas le respect des petits et des pauvres que l'on est en droit d'attendre de vos opinions et surtout de vos proclamations. Ces petits, ces pauvres, ils sont timides. Il faut bien qu'ils croient en la Providence pour que, voyant passer tant de régimes qui ne leur donnent pas ce qu'ils leur ont promis, et tant de politiciens qui manquent effrontément aux serments qu'ils ont faits, ils se résignent au pain quotidien.»


« ... Les socialistes ne sont pas d'accord avec vous sur le précepte de morale dont l'enseignement est peut-être le plus nécessaire pour les masses ; le respect du bien d'autrui ; ils veulent la propriété collective et vous interdirez cette morale, qui peut contrarier celle dont les progrès alarment et la France et l'Europe ? »


« Vous faites une loi pour des enfants qui demeureront, pour la plupart, attachés à la glèbe ou à l'atelier. Que seraient les masses sans morale certaine et immuable : leur raison ne saura pas s'élever fort au-dessus des misères matérielles avec lesquelles ils sont condamnés à lutter jusqu'à la fin... Or, il n'y a de morale certaine et immuable que dans la religion. L'Eglise catholique, avec sa constitution unitaire, possède une efficacité admirable. Gouvernement, législateur, connaissez-vous un plus puissant et un plus sûr auxiliaire? » (13MP)


Le rôle social de l'Eglise n'est donc pas une invention de « sectaire ». De l'aveu de ses porte-paroles les plus qualifiés, il est incontestablement conservateur d'une certaine hiérarchie sociale. Les nobles, les propriétaires terriens, installés confortablement sur leur position dominante, ne peuvent pas concevoir d'autre hiérarchie sociale que celle qui les place au sommet, d'autre éducation morale que celle qui admet l'éternité de ces rapports de classes dont ils sont les bénéficiaires naturels.


L'Eglise est pour eux un auxiliaire admirable d' « efficacité ». Et l'éducation en découle. Mgr Freppel admet comme un devoir essentiel des parents « de procurer à leurs enfants une éducation convenable, proportionnée à leurs ressources, en rapport avec leur position dans la société ». Mais rien de plus. Sinon, dans quelle voie s’engage-t-on ? Les inégalités sociales seront encore bien plus sensibles au sortir de l'école. Veut-on admettre les enfants du peuple dans les grandes écoles ? Pourvoir à leur entretien ? En un mot réaliser l'égalité sociale ? Non ! n'est-ce pas ? Alors conservons cette division de la société en classes ! Justifions-là aux yeux des humbles ! Aidons-les à patienter dans cette vallée de larmes par l'espérance des compensations éternelles du Ciel... Rien n’est plus clair que cette métaphysique naïve se portant au secours des puissants pour maintenir par tous les moyens, un ordre social déterminé.


Mais l'appel des forces productives ne peut se contenter de cette stabilité dans le néant. Les couches sociales entraînées dans l'industrialisme, le mouvement même des échanges, des perfectionnements techniques, des besoins intellectuels nouveaux s'opposent violemment à cette prétention des repus. Lockroy, Hippolyte Maze, Chalamet, Corbon, Tolain, Clémenceau, Paul Bert (14RD), etc.... traduisent clairement l'antagonisme entre la théologie et les forces productives. Ils ne sont pas qualifiés pour enseigner le travail, ceux qui se réfèrent à Saint Paul. « Fuyez ceux qui étudient toujours et ne pensent jamais à parvenir à la connaissance de la vérité ; comme Jonès et Membris ont résisté à Moïse, ceux-ci de même résistent à la vérité, étant des gens qui ont l'esprit corrompu et qui sont réprouvés quant à la foi », ou bien ceux qui définissent ainsi l'objet principal de l'éducation : «  Les frères apprendront aux écoliers à lire le français, le latin, les lettres écrites à la main, à écrire. Ils mettront cependant leur premier et principal soin à apprendre à leurs écoliers les prières du matin et du soir, le Pater, l'Ave Maria, le Credo, le Confiteor, et ces mêmes prières en français, les commandements de Dieu et de l'Eglise, les réponses de la Sainte Messe, le catéchisme, les devoirs du chrétien et les maximes pratiques que Notre Seigneur nous a laissées dans le Saint Evangile ». Leur obscurantisme volontaire les porte à enseigner des monstruosités scientifiques (15MP).


« Pourquoi l'air est-il invisible ?
  - L'air est invisible parce que s'il était visible, la vue des objets ne serait pas distincte !
«  Quelle est l'utilité de l'air ?
  - L'air est un messager qui nous apporte les odeurs et nous fait connaître les bonnes et les mauvaises qualités des viandes. »
«  ... Chaque jour Dieu marque au soleil le point d'où il doit sortir et celui où il doit s'arrêter afin qu'il répande sa chaleur et sa lumière sur tous les hommes, les méchants comme les bons » (17RD).

Le caractère de cet enseignement révolte les hommes conscients des bienfaits de la science dans le domaine de la production. C'est un orateur de droite, le baron Lafond de Saint-Mür qui apporte sur ce point son appui aux républicains : son utilitarisme social prévaut sur son conservatisme :


«  Qui sait si parmi ces 600.000 enfants du peuple qui courent nu-pieds dans la rue, condamnés par le fait du père, à demeurer dénués, incultes, à ne rien savoir, qui sait s'il n'en est pas parmi eux quelques-uns qui auraient un jour ajouté une découverte au catalogue de l'humanité ou s'ils ne portaient pas dans leur cerveau la destinée d'un monde ? Mon vote serait acquis à l'instruction obligatoire à cette seule pensée de laisser dormir ce capital improductif dans tant de milliers de jeunes têtes... »


Et Corbon (16RD) démontre que l'Eglise n'a jamais honoré le travail : « Dans la longue série des saints envoyés au Paradis, on n'en aurait pas trouvé un seul qui ait été canonisé pour s'être montré un grand travailleur, pour avoir élargi le domaine, l'activité humaine, pour avoir été , par ses découvertes, un bienfaiteur de l'humanité. »


En face du Panthéon catholique, le « Palais de l'Industrie » rappelle, lui, « trois ou quatre cents noms de mathématiciens, d'artistes, de constructeurs, d'inventeurs, de travailleurs de tout genre… et pas un seul homme n'y figure pour sa piété ». Cette simple comparaison oppose la société catholique « humanité qui ne pense qu'au ciel et se laisse conduire au ciel par la main de l'Eglise » à la société moderne, « humanité qui ne songe plus à la béatitude éternelle, mais songe aux intérêts de ce monde et cherche à prendre possession de la terre par la science et par le travail ».


On pourrait multiplier les preuves de ce divorce croissant entre les thèses catholiques, conservatrices d'un ordre social déterminé, et les thèses « républicaines », inspirées par le mouvement même de l'histoire. Dans cette lutte apparait bien le caractère dynamique du capitalisme, destructeur des valeurs et des hiérarchies qui ne viennent pas de lui; et aussi la relativité de ses concepts révolutionnaires, de sa laïcité. Car c'est en vue de substituer son ordre à l'ordre économique qu'il doit détruire intégralement, c'est en vue d'installer ses valeurs, sa hiérarchie, ses dogmes à la place des valeurs, de la hiérarchie, des dogmes féodaux qu'il lutte pour la laïcité. Placé à la pointe du combat social, il entraine derrière lui, contre l'immobilisme des cléricaux, contre le conservatisme des seigneurs ruraux les masses ouvrières à peine conscientes de leurs intérêts spécifiques.


Mais il crée un certain nombre d'idéologies propres qui donnent bien à sa laïcité son caractère relatif. Ainsi, il fait sienne la mystique nationale extrêmement vivace dans l'Europe du XIX° siècle et plus encore dans la France mutilée par la guerre de 1870. Cette mystique nationale est une des causes, elle aussi, du mouvement en faveur de l'instruction populaire obligatoire, gratuite et laïque. Dès le lendemain de la guerre, le « relèvement du pays » exige cet effort général d'instruction. « Aucune autre question n'offre plus d'intérêt pour le relèvement de la France. » Laïques et cléricaux se disputeront l'honneur d'être les meilleurs patriotes, les meilleurs serviteurs de la grandeur de la patrie.


La mystique nationale se manifeste sur tous les bancs du Parlement. Elle est si forte que les écoles socialistes, diverses de cette époque n'en sont pas toutes débarrassées. Benoît Malon va jusqu'à demander en même temps que « les repas scolaires et les fournitures gratuites, les bataillons scolaires ouverts à tous » (18MP).


Paul Bert regrette la séparation des enfants dès l’école parce que « c'est une mauvaise préparation à l’union, à la concorde et à la fraternité qui doivent exister entre les enfants de la Mère Patrie ».


« En votant cette loi vous aurez bien mérité de la Patrie » affirment plusieurs orateurs républicains.
Et la droite ajoute : «  Il n'y a pas de patriotisme sans religion » (19MP).
« Nous le demandons (l'enseignement religieux) pour nos soldats et nous croyons que, quand nous disons à un homme : « Marche au-devant de la a mitraille », il est bon de lui dire que Dieu le voit ; que, quand le soldat dit : « En avant pour Dieu et pour la Patrie », il dit une chose dont personne n'a le droit de rire ; que le sentiment qu'il porte dans son cœur, le sentiment qui fait le sacrifice, qui fait les héros, est un grand sentiment et qu'on ne devrait jamais le rappeler au milieu des hommes sans exciter parmi eux tous une sympathie respectueuse » (20MP).
Quant à Jules Ferry, il défend ainsi le « point de vue démocratique » : « Il importe à une société comme la nôtre, à la France d'aujourd'hui, de mêler, sur les bancs de l'école, les enfants qui se trouvent une peu plus tard mêlés sous le drapeau de la Patrie » (21MP).


Voici donc instituée, dans des conditions bien déterminées, une école publique écartant de sa gestion le catholicisme, confessionnelle ment neutre, mais nullement dégagée de certains dogmes « laïques » utilitaires. Le cléricalisme est écarté de l'école. Tout son zèle désormais va consister à convaincre la bourgeoisie elle-même qu'il n'est pas sans danger d'écarter l'Église du pouvoir. Par son adaptation remarquable au dispositif des classes en lutte, dispositif qui souligne le rôle croissant du prolétariat, l'Eglise va essayer de reconquérir les bonnes grâces du capitalisme. Elle n'hésitera pas, si cela est nécessaire, à trahir les intérêts de la hiérarchie féodale vétuste et des castes nobiliaires submergées. Elle se portera résolument avec son appareil coercitif et ses doctrines conservatrices, contre le socialisme menaçant.


Notes :


(1MP) Cf. K. Marx, trad. Molitor. p. 266.


(2RD) Jean Macé et la Ligue de l’enseignement.


(3RD) Beauvoire et Fenouillat.


(4RD) Bardoux


(5RD)Barodet


(6MP) Pour le détail des discussions des lois laïques au Parlement, cf. L'Ecole de la République, par Alexandre Israël.


(7RD) Bert, Paul


(8RD) Freppel Mgr


(9RD) Tolain


(10MP) Paul Jozon, discours du 14 décembre 1880, J. O., p. 297.


(11RD) De Villiers, id. J. O., p. 305.


(12MP) De la Bassetière, discours du 4 décembre 1880. 1.0., p. 78.


(13MP) De Villiers. discours du 14 décembre 1880. J. O., p. 307.308.


(14RD) Lockroy, Hippolyte Maze, Chalamet, Corbon, Tolain, Clémenceau, Paul Bert


(15MP) Discours de Lockroy, 17 décembre 1880. J. O., p. 25. (Le texte cité est tiré des statuts de la Congrégation des frères des écoles chrétiennes.)


(16RD) Corbon


(17MP) Discours de Chalamet, 16 décembre 1880. J. O., 336. (Textes extraits du catéchisme de Mgr Caume, approuvé par le pape et enseigné alors dans toutes les Ecoles du diocèse de Paris.)


(18MP).Revue socialiste, 1885, p. 904.


(19MP).Baron de Lareinty, Sénat, 21 décembre 1880.


(20MP) Jules Simon, Sénat, 11 mars 1882.


(21MP) Remarquons que c'est ce même sentiment qui prévaut encore dans les discours des démocrates d'aujourd'hui. « Les écoles, petits temples de la concorde nationale, » (M. Herriot, Chambre. J. 0., 4 juillet 1930.)


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Sommaire

9 LE NOUVEAU RALLIEMENT D'APRES-GUERRE


Dès le lendemain de la guerre, l'Union sacrée porte ses fruits (1MP) : les partis de conservation sociale et la bourgeoisie même « avancée » scellent un accord : on considèrera comme admis le fait de la laïcité de l'Etat..., mais on rétablira une ambassade auprès du Vatican. Les lois de 1901 et 1904 seront « mises en sommeil ». Cet armistice d'un nouveau type permet à l'Eglise un certain nombre d'infiltrations : l'Administration des Finances consent la location à l'archevêque de Paris de l'ancien séminaire de Saint-Sulpice (29 novembre 1922)-. Puis c'est la création des « prêts d'honneur » pour les étudiants de tous les établissements publics ou privés. La thèse cléricale de la répartition proportionnelle scolaire, le système d'Office National des Bourses proposé par Maurice Barrès (2RD) triomphe pour l'enseignement supérieur. L'Eglise aurait tort de ne pas donner quelques preuves de bonne volonté : elle accepte les diocésaines le 15 juin 1923, malgré la résistance de quelques évêques plus « papistes » que le Pape. Après des négociations laborieuses, l'épiscopat français unanime accepte les directives très sages et très habiles du Saint Père et sacrifie les revendications d'ordre théorique à de substantielles dispositions légales, « dispositions ingénieuses éludant les textes inacceptables et procurant à la hiérarchie ecclésiastique les sauvegardes nécessaires que lui avait retirées le législateur en 1905 » (3MP).

Toutes les congrégations se réinstallent et l'on songe à légaliser cet état de fait. C'est le gouvernement du Bloc national qui propose en février 1923 l'autorisation en faveur de la « Société Missionnaire du Levant », de la « Société des Missions d'Afrique », des « Franciscains français pour les missions à l'étranger », de la Société des Missionnaires d'Afrique (Pères blancs), enfin de «  l'Institut missionnaire des Frères des Ecoles chrétiennes ».

En novembre 1923, la Congrégation des Sœurs de Sainte-Marie de la Présentation, de Broons (C.-du-N.), et en mars 1924, la Congrégation des Bénédictines de N.-D. du Calvaire à Orléans, sont réinstallées par décret. On comprend la répercussion de ces mesures sur les appétits insatisfaits « Les catholiques sont les remparts de l'ordre », dit Mgr Guérard, évêque de Coutances, « conviés par leurs adversaires à l'union... Celle-ci est impossible sur le terrain de la laïcité. » M. de Baudry d'Asson, et 60 signataires, demandent la répartition proportionnelle scolaire. On proteste contre les cours d'éducation physique du jeudi dans les écoles (cela gêne les exercices religieux !) , contre les « spoliations sacrilèges » des biens du clergé attribués aux hôpitaux, contre la suppression des devoirs envers Dieu des programmes de l'enseignement primaire (4MP).
Le Président de la République lui-même, dans son discours d'Evreux (14 octobre 1923), « assure l'enseignement libre et les congrégations de la gratitude des pouvoirs publics ».

Mais le réveil du cléricalisme extrémiste, l'arrogance des ultramontains, leur prétention à l'attaque violente et dérisoire contre toute la législation républicaine trouve dans le pays un écho profond. Le Pape s'en rend compte dès cette époque et par l'intermédiaire d'un certain abbé F. Renaud, il donne des conseils de modération dans une brochure intitulée « La politique religieuse en France et les élections ».

Il était trop tard. Pour des raisons multiples, l'impopularité du Bloc national, écrasant au profit des banques les facultés contributives du pays et pratiquant une politique internationale catastrophique, a pour résultat les élections du 11 mai et un renversement de majorité.

C'est alors qu'on peut apprécier le véritable caractère des intentions « cartellistes ». Herriot (5RD) a une très grande popularité dans le pays et tout au moins en apparence, une belle majorité à la Chambre. Le soutien socialiste, fidèle jusqu'à l'abnégation, lui permet de « réaliser ». La presse de gauche exulte. C'en est fini avec le « gouvernement des curés » (Ere Nouvelle, 15 mai). La presse de droite est atterrée, mais, en général, elle connaît beaucoup mieux le mécanisme de la bataille des classes. « Une majorité est entrée à la Chambre nourrissant les pires intentions contre l'Eglise », écrit le Figaro (19 mai). Mais J. Guiraud ajoute (Croix, 16 mai) : « On est vraiment vaincu que si on accepte de l'être ». La résistance, même insurrectionnelle, se prépare : « Nous nous battrons », clame l'abbé Bergey. Cependant, Herriot annonce, dans sa déclaration ministérielle (17 juin) la suppression de l'ambassade au Vatican et l'introduction en Alsace de  « l’ensemble de la législation républicaine ». 

La réplique ne se fait pas attendre. Mgr Ruch , mobilise toutes les forces du clergé alsacien. Des manifestations monstres se multiplient ; 485 conseils municipaux protestent. Malgré cela, les grandes cités sont avec le gouvernement. A mesure que l'audace cléricale croît, la timidité gouvernementale s'affirme. Le R. P. Doncoeur écrit : « Nous ne partirons pas », au nom des religieux anciens combattants. La Fédération nationale catholique est fondée. Mais du côté du Cartel, tout se passe en gestes symboliques ou déclarations : discours de Camille Chautemps (Tours), interview de Bénazet au Petit Parisien, discours de F. Albert à Valence. La propagande cléricale gagne tout le territoire. Les manifestations se multiplient : à La Roche-sur-Yon (15.000 hommes), à Cholet (10.000), à Montauban (10.000), à Saint-Brieuc (30.000), à Rennes (45.000), à Nantes (100.000), au Folgouët (50.000), à Toulouse (35.000). Dans chaque village, tous ceux qu'un lien traditionnel rattache à la religion catholique, sont mobilisés, conduits sous la direction du curé aux manifestations organisées pour «  la défense des libertés religieuses ». Malheur au travailleur qui voudrait résister ou s'abstenir ! En fait, les grandes villes de l'Ouest, Nantes, Rennes, Angers, qui voient défiler les masses catholiques fanatisées et trompées, se donnent en 1925 des municipalités cartellistes !

Mais l'explication de cette agitation prend toute sa valeur et tout son sens lorsqu'on embrasse d'un seul regard l'ampleur du conflit social, dont l'exaspération cléricale n'est qu'un aspect.

Défense des liberté religieuses?
Où donc les libertés religieuses sont-elles menacées ? Par l'introduction des lois laïques en Alsace ? N'est-ce pas avouer une fois de plus que les cléricaux n'admettent la liberté de conscience que lorsqu'ils n'ont pas le monopole de l'éducation ? S'il y a au contraire une liberté à protéger, c'est celle de l'enfant, c'est celle des pères de famille sans confession religieuse. Les arguments de Paul Bert et les conséquences révoltantes de la loi Falloux n'ont-elles donc plus aucune valeur en 1924 ?
Indignation des prêtres anciens combattants ? La qualité d'ancien combattant permet-elle donc la subversion des lois ? En se battant, n'était-ce donc pas, au moins en apparence, cet ensemble de lois républicaines parmi lesquelles la Séparation et la laïcité, que le prolétariat ouvrier et paysan croyait défendre ? Hypocrisie ! Chaque jour, pour d'autres opinions, pour d'autres manifestations, des dizaines de militants ouvriers sont jetés en prison, les anciens combattants comme les autres. Et les R. P. Doncœur et les abbés Bergey trouvent cela tout naturel.

La vérité, c'est que les problèmes politiques et sociaux à résoudre au cours de ces années 1924 et 1925 touchent le régime dans ses profondeurs : il s'agit de payer les frais de la guerre et le capitalisme menacé par les timides tentatives fiscales du Cartel réagit de toutes ses forces, sur tous les plans, utilisant toutes ses ressources. Branle-bas de combat ! Les banques, par les remboursements massifs des Bons de la Défense nationale ; les militaires, par les criminelles provocations du Maroc et de la Syrie ; les cléricaux, par les excitations multipliées, utilisant le sentiment religieux de certaines couches populaires.
La dernière phase de cette bataille sociale se déroule en février-mars 1925 : grèves scolaires en Alsace, rixes à Marseille, violents incidents à la Faculté de Droit de Paris. Enfin, déclaration de guerre des cardinaux, « acte le plus considérable de l'histoire de l'Eglise de France depuis 50 ans » (M. Franc, in La Croix, 12-13 mars). La conjonction des offensives se réalise admirablement. Le ministère Herriot tombe le 9 avril 1925 devant le Sénat. Aussitôt la bourgeoisie radicale se résigne, sous les auspices de Painlevé (pour commencer), à des mesures de «  concorde nationale »; en particulier elle déclare vouloir appliquer la législation laïque « avec mesure ». Une fois de plus, la classe dirigeante a vaincu, le radicalisme a capitulé, le cléricalisme a fourni la preuve de son efficacité merveilleuse comme auxiliaire du pouvoir économique, du véritable pouvoir. Et l'on verra sans surprise, quelques années plus tard, un ministère Steeg (6RD)de concentration à gauche (?) décorer solennellement Mgr Ruch, évêque de Strasbourg, général en chef des armées de la résistance alsacienne et responsable des grèves scolaires contre la « peste laïque ».

Désormais, les cléricaux vont organiser le terrain conquis. La crise de 1924-25 leur a donné le sentiment de leur rôle, de leurs possibilités et de leurs moyens d'action dans une société profondément tourmentée par les antagonismes de classe. Ils vont s'adapter admirablement une fois encore au nouveau dispositif des forces. Le pouvoir politique n'est plus menaçant pour eux ! Pourquoi s'obstineraient-ils dans une intransigeance doctrinale qui rend impossible toute collaboration avec lui ? Et cette collaboration est tellement nécessaire! On la désire de part et d'autre ! Du côté du vieux personnel gouvernemental qui occupe par équipes successives, mais avec les mêmes desseins essentiels, le devant de la scène parlementaire, on s'est rendu compte de l'influence énorme du catholicisme, même au point de vue international ; on veut composer avec lui, s'en faire si possible un allié, à condition de ne pas trop heurter les masses paysannes encore fidèles aux vieux principes républicains. Du côté du Vatican, on devine, avec une perspicacité remarquable, le dessin général des événements sociaux qui ont bouleversé le monde depuis 1914. Il faut conserver l'ordre social ; il faut aider les classes dirigeantes à comprendre certains besoins criants des classes opprimées. Il faut lutter contre la menace du socialisme international. Et pour cela, tout en s'organisant solidement, suivre au besoin, pour les canaliser, les instincts profonds du prolétariat catholique. C'est l'heure où toute l'armature des classes dirigeantes se teinte de « social », radicalisme « social », parti républicain national et social...

Cette « inflation » du vocabulaire est tout un symptôme de la poussée prolétarienne, de l'influence des idées socialistes montantes. Cependant, le Credo, bulletin de la nouvelle fédération présidée par le général de Castelnau, résume l'objectif à atteindre (7MP) : « Restaurer l'ordre chrétien dans l'individu, dans la famille, dans la société, dans la Nation. » Les effectifs embrigadés dans les associations paroissiales, cantonales, diocésaines, s'élèvent en 1927 à 2.700.000 adhérents, La puissante Ligue reçoit sa consécration solennelle au Sacré-Cœur le 4 juin 1929. Revues et périodiques alimentent 800 journaux (8MP). 17.700 conférences sont données en une seule saison. Il y a cependant des tiraillements entre Rome, qui voit loin, et qui favorise puissamment toutes les mesures capables d'enrôler les ouvriers sous les bannières, catholiques et les réactionnaires bornés qui dirigent la Fédération. Une tendance nouvelle : le christianisme social traduit mieux la nouvelle politique papale (Une N E P. !) par le truchement du Parti Démocrate Populaire, qui est en liaison étroite avec les jésuites.
Pour faciliter ce que René Gillouin appelle le « nouveau ralliement », le Vatican n'hésite pas à se séparer de ces hurluberlus d'Action française dont les violences et les anachronismes déconcertent un peu trop fréquemment la bonne et solide bourgeoisie bien-pensante. (Le général de Castelnau lui-même a été blâmé par le Pape pour avoir refusé de recevoir en 1928 le chancelier allemand Wirth.)

Il n'en faudrait pas conclure que ce «  ralliement » va fournir une atténuation quelconque des positions de l'Eglise en ce qui concerne la laïcité de l'école. L'Encyclique du 31 décembre 1929 sur l'éducation chrétienne de la jeunesse ne laisse aucun doute à ce sujet : l'école neutre ou laïque y est impitoyablement condamnée. Le colonel Keller, de la Société d'Education et d'Enseignement, et le général de Castelnau, sont félicités par le cardinal Gasparri et le cardinal Pacelli (9RD) pour leur zèle à combattre l'Ecole Unique, dangereux système égalitaire d'éducation dont on parle beaucoup trop.
D'ailleurs, les élections de 1928 consolident le poincarisme clérical. Deux cent soixante-dix-sept députés sont élus grâce à l'appui de la Fédération Castelnau, et après avoir pris des engagements précis. On devine la nature de ces engagements lorsque le gouvernement tente insidieusement, à la faveur des fameux articles 70 et 71 de la loi de finance du budget 1929, de légaliser ouvertement le retour des congrégations. I1 faut la révolte des militants radicaux au congrès d'Angers pour empêcher leurs chefs d'être ouvertement complices de cette opération. Malgré cela, neuf congrégations sont autorisées officiellement. En fait, 500 congrégations sont rentrées. Les gouvernements ont favorisé cette élégante solution de la difficulté.

Après tout, pourquoi se gêner ? Pourquoi ce respect « religieux » des textes de loi? « Les congrégations françaises sont rentrées, conformément au principe qui veut que toute liberté légitime se prenne et ne réclame pas; si elles n'ont pas de statut légal, elle ont un statut de fait garanti pur la présence de l'organisation catholique elle-même » (Viance, La F. N. C. Flammarion 1930, p. 127). Excellente leçon de choses ! Admirable illustration de ces « vacances de la légalité » qu'on nous impute à crime. Nous la retiendrons !

On peut d'ailleurs rassembler un beau palmarès des complicités ouvertes entre la classe dirigeante et l'Eglise, au cours de ces dernières années. On y verra que les adversaires du prolétariat n'ont pas perdu leur temps pendant que celui-ci s'épuisait en déchirements fratricides.

Ce sont les fêtes du cinquième centenaire de Jeanne d'Arc au cours desquelles le cardinal Lépicier, légat du pape, et le président de la République ont mis en évidence la nouvelle formation de combat de la bourgeoisie.
C'est la subvention et la participation officielle des autorités et des troupes au Congrès Eucharistique de Carthage et aux convois des grands chefs militaires Foch et Joffre.

C'est la réponse du ministre de l'Intérieur du 23 mai 1930 à M. Trousseau, déclarant légale et opportune la location des presbytères par l'association diocésaine... (du presbytère, propriété communale depuis 1905).
C'est la marche invisible et sûre vers la répartition proportionnelle scolaire : fonds publics distribués aux pupilles des écoles laïques et des écoles privées ; subventions du budget des Affaires étrangères distribuées aux collèges de jésuites et aux missions plus largement qu'à la mission laïque.

Une récente décision du Conseil d'Etat montre jusqu'à quel point la R. P. S. fait du progrès dans la jurisprudence.
A Villeneuve-d'Aveyron existe une école privée. La commune y a créé un cours de coupe et d'enseignement ménager depuis 1925 (400 fr., Mlle V..., professeur). Ces matières étant du domaine de l'enseignement technique, tout est, paraît-il, parfaitement licite.

Comme le préfet, invoquant l'article 2 de la loi du 30 octobre 1886, avait cassé les décisions du conseil municipal comme subventions aux écoles privées, le Conseil d'Etat (29 octobre 1930) rétablit la subvention, car le cours est professionnel et c'est la loi du 25 juillet 1919 qu'il faut appliquer.

Les écoles privées d'enseignement technique peuvent être reconnues par l'Etat et  « l'Etat peut participer, soit sous forme de bourses, soit sous forme de subventions, aux dépenses de fonctionnement des écoles reconnues ».
Mais, de plus, les départements et les communes peuvent subventionner les écoles même non reconnues et les cours professionnels.

Ainsi les cléricaux ne manquent pas de logique lorsqu'ils soulignent l'absurdité de la situation : «  pour l'enseignement de la couture vous acceptez de me subventionner, mais si j'enseigne l'arithmétique ou la rédaction vous ne le voulez plus. »
…Ce qui prouve qu'on ne fait pas au cléricalisme sa part et qu'il faut se résigner, soit à le laisser s'installer en maître dans la maison commune, soit à l'en chasser impitoyablement et sans retour possible.

Ce sont les attaques révoltantes contre les instituteurs laïques « appointés sur le pied de confortables rentiers pour apprendre la paresse, le désordre, l'ignorance, la prostitution, le cambriolage et l'assassinat politique aux petites filles et aux petits garçons » (10MP) ;

Contre la gémination, qui réunit les petits garçons et les petites filles sur les mêmes bancs, dans certaines communes rurales et à propos de quoi les moralistes catholiques écrivent ces horreurs :
« La promiscuité se pratique en classe et en récréation et cela suffit pour que plus d'une élève soit allée déjà se faire soigner aux maternités.

Que sera-ce lorsque, à l'exemple des soviets, abominables apôtres de la coéducation, on aurait donné, à filles et garçons réunis, l'enseignement sexuel avec exercices pratiques de pièces anatomiques articulées ?... » (11MP)

Ce sont les pressions exercées sur les travailleurs dans l'Ouest, pour qu'ils envoient leurs enfants à l'école libre. Expulsions de fermiers et de locataires, renvoi d'ouvriers et de domestiques, boycottage de commerçants sympathiques à l'école laïque, refus de denrées (lait pour les enfants) aux instituteurs et institutrices.

Ce sont les nouvelles techniques offensives : noyautage de l'enseignement public par des maitres soumis aux directives de l'Action catholique (12MP) ; organisation des jeunes ; jeunes ouvriers (J. 0. C.) ; jeunes élèves des E. P. S. et lycées de garçons et de filles, et grandes écoles de l'Etat. Le « communiqué » publié par l'U. S. I. C. (Union Sociale des Ingénieurs Catholiques) en avril 1931, indique la présence de plus de 1.000 polytechniciens à Saint-Etienne-du-Mont et de plus de 1.000 centraux à Notre-Dame de Paris pour les messes pascales. De 11.845 signatures en 1930 (sur la lettre d'invitation à la messe pascale) le nombre passe à 13.200 signatures en 1931. Quant aux « pratiquants », on donne les chiffres suivants : Polytechnique : 66 % ; Centrale : 69 % (sur 750 élèves, 518 sont inscrits stagiaires à l'U. S. I. C.) Mines de Paris : 64 % ; Arts et Métiers : 31 % (13MP).

Ces « élites » sont utilisées par l'Eglise pour sa propagande : chaque dimanche, par exemple, 48 polytechniciens et 51 centraux vont catéchiser la banlieue rouge. Dans toutes les écoles, le cardinal Verdier, interprète de la politique sociale hardie de Pie XI, conseille de créer des « groupes catholiques » et des « retraites fermées ». Auprès des jeunes filles, c'est l'Association des Etudiantes catholiques (Véritas), fondée en 1913, et la jeunesse Etudiante chrétienne féminine (J. E. C. F.), fondée en 1930, qui sont chargées de l'organisation en vue de « rechristianiser » tous les milieux scolaires. Dans les E. P. S. de garçons, la J. E. C. fonctionne depuis 1927. Elle appelle les jeunes gens à réfléchir d'une certaine manière sur les problèmes sociaux. Le bulletin Messager du 15 mars 1931 étudie le socialisme et conclut : «  Le socialisme renferme à la fois une philosophie foncièrement incompatible avec le christianisme, une technique économique indifférente au point de vue chrétien, des aspirations très proches du christianisme, mais qu'il entend ne pas réaliser chrétiennement. Il en résulte qu'un catholique sincère ne saurait être socialiste, à moins que l'on ne fasse consister le socialisme dans la lutte CONTRE L'ABUS DU CAPITALISME... »

Les jeunesses paysannes sont également prospectées : La J. A. C. (Jeunesse Agricole Catholique) fait appel « aux intérêts des ouvriers agricoles dont les intérêts sont différents de ceux des propriétaires exploitants » (14MP) De sorte que sur tous les plans, dans tous les domaines, par les « jacistes », par les    « jocistes », par les « jécistes », le mouvement clérical, utilisant les aspirations particulières des jeunes paysans, des jeunes ouvriers, des jeunes étudiants, fait un effort énorme de propagande coordonnée pour les conquérir.

« Il y a des moments où la sève catholique jaillit de toutes parts », observait récemment le cardinal Verdier, et La Croix signalait que 20 élèves de l'Ecole Normale Supérieure, « futurs professeurs de lycées et de Facultés », auraient demain une influence prépondérante. « Quel chemin parcouru ! » (15MP), ajoute l'auteur.

Oui ! si l'on considère la résistance opposée, il y a cinquante ans par la classe dirigeante aux prétentions, à l'hégémonie du cléricalisme militant.

Oui, si l'on compare la doctrine « laïque » de Clemenceau, répondant en juin 1918 à la demande de prières « publiques » formulées par le haut clergé : « La participation officielle du gouvernement civil à des actes cultuels rencontre l'obstacle décisif de la loi » (la loi de Séparation) ; à la complaisance continuelle du gouvernement depuis 1920.

Oui, si l'on entend, après cette déclaration officielle celle de M. Doumergue  « appréciant hautement le dévouement du clergé et s'efforçant de maintenir la paix dans le pays et d'augmenter l'union entre tous les Français » (16MP).

Oui, le chemin parcouru s'apprécie encore mieux grâce à certains rapprochements symboliques comme celui-ci : en décembre 1907, le cardinal Luçon est expulsé de l'archevêché de Reims sans que la population manifeste la moindre réaction. Le 3 juin 1930, le même cardinal Luçon, évêque batailleur, célèbre par le procès contre les manuels scolaires, adversaire acharné de la neutralité scolaire; «  principe faux en lui-même et désastreux dans ses conséquences » (17MP), est conduit en grande pompe au cimetière de Reims; le cortège comprend 40 cardinaux, archevêques, évêques, les représentants du gouvernement (Maginot), du département, de la municipalité, les chefs de l'armée, les délégués de tous les corps constitués et de toutes les sociétés régionales.

Sur l'autel de la Patrie, toutes les classes dirigeantes se réconcilient. Il y a donc des conflits plus profonds et plus permanents que les luttes religieuses ?

Oui, le rapprochement dû à la guerre et aussi à la poussée socialiste est indiscutable entre la bourgeoisie et l'Eglise.
Mais on aurait tort de croire que le conflit s'apaise parce que des intérêts momentanément opposés convergent. Il y a une classe qui, elle, n'est pas décidée à passer sous les fourches caudines du cléricalisme pour des missions de stabilité sociale, c'est le prolétariat.

S'il était tenté d'oublier l'obstacle que l'Eglise dresse sur sa route, il lui suffirait de constater les efforts de propagande cléricale développés sur son propre terrain de classe.

Non seulement l'Eglise s'attaque à la jeunesse, mais elle n'abandonne pas l'espoir de conquérir la classe ouvrière elle-même. « C'est grâce à la génération des étudiants catholiques de 1880 que nous avons conquis l'élite ; celle de 1930 se promet bien de ramener au Christ la masse des travailleurs ». (18MP) C'est pour cette raison qu'elle porte son effort dans le même sens que le prolétariat. Mais naturellement pour mieux maîtriser son mouvement de classe.

Ainsi, la Fédération Nationale Catholique s'est préoccupée (les 4 et 5 décembre 1928) de la question des Assurances sociales.

En février, une circulaire explicative avait été envoyée à tous les comités diocésains.
En juin, on adopte un plan d'organisation avec le mot d'ordre : «  S'installer dans la nouvelle législation et plus tard la redresser. »

Toutes les associations contrôlées par l'Action catholique sont mobilisées. 81 diocèses sur 84 sont organisés immédiatement ; 78 caisses d'assurances sont créées. Des permanences après la messe ; des dizainières de la Ligue patriotique des femmes françaises ; des visiteurs bénévoles ; tous les moyens de recrutement sont employés ; près de 600.000 assurés sont ainsi embrigadés.

Le pape conseille « la collaboration des sociétés catholiques unies entre elles au moyen de ce pacte, heureusement imaginé, qu'on appelle un Cartel », Ces caisses seront, pensent les organisateurs, d'un « bénéfice certain pour nos Unions catholiques », car il n'y a pas à pourvoir seulement à des «  nécessités matérielles », mais aussi à des « besoins moraux » (19MP)Dans leurs instructions, les évêques n'oublient pas le grand principe directeur de cette action concertée : «  Par la collaboration qu'ils ont envisagée entre patrons et ouvriers dans la gestion de la caisse, les groupements catholiques ont montré le désir de faire servir les assurances à la pacification sociale » (20MP).   

Et Mgr Durand, évêque d'Oran, s'écrie, avec attendrissement : « N'est-ce pas un moyen, que nous ne saurions négliger, de contribuer à replacer sur son trône le Christ Roi contre lequel le laïcisme s'est indignement élevé ? »
Les directives pontificales de Léon XIII adaptées aux besoins de l'heure présente sont suivies avec zèle par un clergé prêt à toutes les acrobaties intellectuelles.

Voici, par exemple, l'appel adressé par l'abbé H..., curé de P..., à une population de prolétaires en grande majorité socialistes ou communistes :

« Ne pouvant vous atteindre tous comme je le désirerais dans mon église - votre église - qui est la maison du bon Dieu, c'est entendu, mais qui est aussi la véritable Maison du Peuple, je me permets de venir vous trouver chez vous pour causer un peu en amis.
Qui que vous soyez, quelques (sic) soient vos opinions, recevez le petit message que je vous envoie comme une preuve de sympathie. Je suis venu parmi vous, pour tous, sans distinction et à tous je désire le plus grand bien, le plus de bonheur possible. En voyant se dresser les locaux de la nouvelle cité paroissiale : dispensaire, salle de patronage, cinéma, atelier de tricotage, vous avez dit - on me l'a répété – «  nous avons un chic curé qui a s'occupe bien de nos gosses et de nos femmes. »
« Je voudrais que vous trouviez ce curé aussi a chic en le voyant s'occuper de vos intérêts les plus sacrés : ceux de vos âmes de chrétiens, de chrétiennes. Donc si vous ne craignez pas la vérité, instruisez-vous, lisez attentivement la petite feuille que je vous adresse ; c'est le porte-parole de votre curé qui vous aime bien. Accueillez-là gentiment, soyez, vous aussi... des gens chics. »
Nous sommes loin du mépris hautain et des représailles sanglantes contre les «rouges ». Le prolétariat devient une force avec laquelle il va falloir compter ; alors, on essaie de parler son langage, de satisfaire à ses besoins immédiats, de s'introduire dans ses rangs pour orienter son action vers la collaboration des classes, ou tout au moins de neutraliser l'influence croissante du socialisme.

Un tract récent (1930) de « l'Action Populaire » cherche à faire cette besogne en utilisant des arguments inqualifiables.
N'hésitons pas à mettre en lumière la méthode jésuitique grâce à laquelle les directives des papes sont présentées aux ouvriers.
« Travailleur, à qui feras-lu confiance ?
Les 5.970 syndicats patronaux comptent plus de membres que tous ceux de la C. G. T. au grand complet (384.700 adhérents) (1er mensonge).
Te voilà inscrit au « syndical socialiste » (2ème mensonge).        t
... Etre socialiste c'est
1° Admettre le régime-caserne, etc...
2° Nier la morale humaine.
3° Prendre parti contre la France.
4° Déclencher la guerre civile.
5° ... Et la guerre tout court.
Au fond, que veux-tu... un syndicat vraiment professionnel,
vraiment honnête,
vraiment artisan de la paix.
c'est-à-dire un syndical chrétien...
N'hésite plus à marcher à la lumière d'un phare qui, sans avoir besoin du pétrole de Moscou ni de celui de l'Allemand Karl Marx, éclaire admirablement la roule qui monte vers les réalisations sociales (16)
« N'hésite plus à marcher avec les 140.000 syndiqués chrétiens »

Voilà le genre de littérature lamentable au moyen duquel on essaye de traduire l'Encyclique « Rerum Novarum ». 
Commencer par abêtir l'enfant dans les écoles libres ; continuer par endormir les travailleurs, dans les jeunesses ouvrières ; enfin, dresser les prolétaires les uns contre les autres, voilà ce que la «  lumière du phare » permet de lire dans les intentions cléricales. Il suffit de penser à l'ampleur des antagonismes qui dressent, malgré les volontés individuelles impuissantes, la classe salariée contre la classe capitaliste, pour hausser les épaules à la lecture de telles pauvretés. D'ailleurs, si les nouveaux « démocrates populaires » se laissaient entraîner par leur propre démagogie, il serait facile de leur rappeler les directives permanentes de leurs maîtres (des maîtres avec lesquels on ne discute pas, mais que l'on obéit servilement)

« Les catholiques sociaux doivent tous affirmer la légitimité du régime capitaliste , ils doivent même habituellement respecter le régime économique établi comme la forme de gouvernement existante, se souvenant que l'Eglise accepte toutes les formes de gouvernement et tous les régimes économiques qui ne portent pas de principes faux et qui respectent la Patrie, et qu'elle a une défiance fondée de toutes les révolutions » (21MP)

Il suffirait d'ailleurs de leur lire la récente Encyclique « Quadrasegina Anno. »
Nous en savons assez désormais sur le sens du « nouveau ralliement » : en même temps que le pouvoir donne des gages aux cléricaux, ceux-ci cherchent à utiliser leurs talents spéciaux pour démontrer l'efficacité de leur intervention dans la bataille des classes.

Ces conclusions nous imposent un certain nombre de règles d'action.
Celles-ci seront d'autant plus efficaces que nous aurons vu plus clair dans la réalité et que nous saurons éviter les positions équivoques.


Notes :


(1MP) Voir Politica, août-septembre-octobre 1930.


(2RD) Maurice Barrès, (1862- 1923) est un écrivain et homme politique français, figure de proue du nationalisme français. Rallié aux positions de Maurras, il devient antidreyfusard et commet un certain nombre d’articles antisémites : « Que Dreyfus ait trahi, je le conclus de sa race. » En 1908, un vif duel oratoire l'oppose à Jean Jaurès au Parlement, Barrès refusant la panthéonisation d'Émile Zola défendue par Jaurès. Après 1914 il fut un acteur important de la propagande de guerre et du « bourrage de crâne ». Il influencera toute une génération d’auteurs dont Montherlant, Bernanos, Maritain et… Aragon. Revenu à la foi catholique à la fin de sa vie, on lui doit des positions contre la laïcité, qui sont d’ailleurs soulignées dans ce livre de Marceau.


(3MP) R. PR de la Brière, Etudes. 5 décembre 1925.


(4MP) Cf pages 207 et suivantes.


(5RD) Herriot, Edouard


(6RD) Steeg


(7MP) « Il s'agit de reconquérir à la foi de ses pères la nation française. C'est la France que nous voulons christianiser. » (Général de Castelnau, 4 juin 1925.)
Additif de Castelnau


(8MP) Revues catholiques :
L'Assistance éducative
Les Dossiers de l'Action populaire
Le Peuple de France ;
La Chronique sociale de France ;
Les Nouvelles religieuses ;
La Vie catholique, mensuelle, 24 pages très illustrées (la matière d'un volume de 12 fr. pour 1 fr.) ;
Les Etudes, revue catholique d'intérêt général;
Les Etudes franciscaines
La Revue des Jeunes ;
Revivre ; directeur : le père Sanson (médecins, professeurs). Hygiène, soins aux malades.
Oeuvres catholiques :
Semaines sociales
Ecoles normales sociales ;
Cercles d'études des jeunes gens ;
Semaines rurales (cinquante sessions chaque année) ; abbé Bérian, à Galapian (Lot-Garonne).
Secrétariats sociaux ;
Jeunesse agricole catholique (Congrès 3-4 mai 1930) ;
Confédération française des Travailleurs chrétiens (Ilème Congrès. 8-9 juin 1930) : 708 syndicats (contre 665) ; 21 unions régionales (contre 19). (Dossiers de l'A. P., 10 novembre 1930) ;
Mutualité catholique : 12.000 sociétés ; 600.000 membres ;
Union catholique du personnel des P. T. T. (VIIème Congrès le 16 novembre 1930). Etc.


(9RD) par le cardinal Gasparri et le cardinal Pacelli : Pacelli n’est autre que le futur Pie XII, le futur ami de Hitler et qui à l’hiver 1943 refusera d’intervenir sur la base de ce qu’il connaissait de la solution finale et du génocide du peuple juif.


(10MP) L'Express du Midi (Maurice Talmeyr), 16 août 1923.


(11MP) Tract édité par l'Union des associations catholiques de chefs de famille (1 bis, rue d'Assas).


(12MP) Cf. Les Davidées (Marceau Pivert), 250 bis, rue Saint-Jacques. Prix : 2 francs.
Additif RD : siège social de la fédération des Libres penseurs, sa brochure sur les Davidées sera publiée par cette organisation laïque.


(13MP) Documentation catholique, p. 862, n, 560.


(14MP) Cf. docteur Jean Yole : La J. A. C. Pourquoi? Continent?


(15MP) Croix, 15 octobre 1930. Réponse de M. Doumergue à l'évèque de Quimper.


(16MP) Auffray, Le blé qui lève, in La Croix, 18 mars 1931. La même expression se retrouve sous la plume de Bertrand de Mun, Le Correspondant, 25 juin 1930.


(17MP) «  Il n'y a pas d'éducation sans morale et pas de morale uns religion. Seule la religion peut offrir à la morale une base solide, une sanction suffisante... Dieu a droit partout à sa place, à l'école comme ailleurs, et cette place, c’est la première... » Mgr Luçon, 1901 (Belley).


(18MP) Le P. Merklen, La Croix. Cité par Documentation catholique, n- 557, p. 662.


(19MP)Documentation catholique, n° 464, p. 588.


(20MP) Cardinal Charost, Rennes.


(21MP) Documentation catholique, p. 1303.


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Sommaire

CHAPITRE 3

I. - LE CATHOLICISME SOCIAL L’EGLISE CONTRE LE PROLETARIAT


La montée prolétarienne est sensible en cette fin du XIXème siècle, Malgré la répression, l'exploitation meurtrière, la servitude intellectuelle maintenue par le cléricalisme, les besoins de la production obligent la classe dirigeante à « soulever un peu le couvercle », à introduire quelques rayons de lumière dans les masses, à laisser s'éveiller une conscience d'autant plus sûre qu'elle est repliée sur elle-même. Pour la première fois, l'Eglise est amenée à se préoccuper de la « troisième puissance » autrement que pour l'assurer de sa charité et lui recommander patience. Sur la fermentation sociale de l'Europe industrielle, le Vatican jette le coup de sonde de son diagnostic et forge une interprétation des faits, prescrit une série de remèdes qui ont pour objet de consolider habilement un équilibre instable. Comme il faut s'attendre à voir évoluer la thérapeutique cléricale parallèlement à la virulence du mal, étudions ses principes initiaux.


L'Eglise commence par légitimer les inégalités sociales.
« L'Eglise reconnaît beaucoup plus utilement et sagement (que les socialistes) que l'inégalité existe entre les hommes naturellement dissemblables des forces du corps et de l'esprit et que cette inégalité existe même dans la possession des biens» (1MP)
« La société humaine, telle que Dieu l'a établie, est composée d'éléments inégaux, de même que sont inégaux les membres du corps humain: les rendre tous égaux est impossible et serait la destruction de la société humaine » (2MP).
« En conséquence, il est conforme à l'ordre établi par Dieu qu'il y ait dans la société humaine des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens qui, tous unis par un lien d'amour, doivent s'aider réciproquement à atteindre leur fin dernière dans le ciel, et sur la terre, leur bien-être matériel et moral » (3MP)
« … La société des hommes est l'œuvre de Dieu ; Dieu lui-même a voulu la diversité des conditions et Jésus n'est pas venu pour changer cet ordre en appelant seulement les pauvres ; mais il ne né pour tous. Cela est si vrai que, pour marquer le caractère d'universalité, il a voulu naître dus un lieu public dont l'accès ne pouvait être interdit à personne (1) ; il a voulu descendre d'un sang royal pour n'être pas dédaigné par les prince; il a voulu naître pauvre, pour que chacun sans exception pût aller à lui et pour se faire tout à tous...» (4MP).
« Non seulement la différenciation des classes est légitime et voulue par Dieu, mais encore elle est un bienfait pour tous, car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses ».
Quant au travail, il est une expiation. « La terre sera maudite à cause de toi; c'est par le travail que tu tireras ta subsistance tous les jours de ta vie. »
« Il en est de même de toutes les autres calamités qui ont fondu sur l'homme ; ici-bas, elles n'auront pas de fin, ni de trêve, parce que les funestes fruits du péché sont amers, âpres, acerbes et qu'ils accompagnent nécessairement l'homme jusqu'à son dernier soupir. Oui, la douleur et la souffrance sont l'apanage de l'humanité et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils ne réussiront jamais, quelque ressource qu'ils déploient et quelques forces qu'ils mettent en jeu... » 

Ainsi s'exprime Léon XIII dans cette fameuse encyclique «  Rerum novarum » que d'importantes manifestations ont célébré cette année à Rome.
« Il faut considérer comme absolument contraire au véritable esprit de charité et par suite même, de la démocratie chrétienne, un langage qui pourrait inspirer au peuple de l'aversion pour les classes supérieures de la société. Jésus-Christ a voulu unir tous les hommes par le lien de la charité qui est la perfection de la justice pour que, animés d'un amour réciproque, ils travaillent. à se faire du bien les uns les autres ».

Lorsqu'elle s'adresse aux aristocrates, l'Eglise n'hésite pas à rappeler presque indiscrètement qu’elle maintient la populace dans le respect du «  juge équilibre » et l'oblige à « reconnaitre comme une condition providentielle de la société humaine la distinction des classes ».

Et elle ajoute : « Pour vous, chers fils, qui avez reçu de vos aïeux, en héritage, avec la noblesse du sang, l'obéissance la plus illimitée aux enseignements de l'Eglise et aux directions de son chef, vous ferez œuvre de civilisation vraiment utile et non moins à l'honneur de votre maison, si, par tous les moyens que vous donnent l'autorité, l’instruction, la fortune, surtout par l'efficacité d'exemples vertueux, vous secondez nos sollicitudes, en vue de sauver les classes populaires en les ramenant aux principes et à la doctrine catholiques. »

Ainsi donc le fait de la division de la société en classe, est trop évident pour être contesté. Mais on cherche à le considérer comme une fatalité naturelle irrémédiable ou comme le résultat de la volonté divine. Depuis des siècles, il en est ainsi ; le catholicisme trouve cela normal. De plus en plus misérable à mesure que le capitalisme développe la puissance de production et multiplie ses machines, les classes opprimées ne demeurent pas toutes dans la même attitude de résignation hébétée, D'ailleurs, personne encore n'est revenu témoigner des félicités d'en Haut, qui sont la compensation des misères d'ici-bas. Les remèdes religieux ne sont peut-être pas, après tout, les plus sûrs ! Au cours du XIXème siècle, des accents plus véridiques, plus réconfortants se font entendre ; et le prolétariat martyrisé lève le front vers les premières grandes voix socialistes. Il faut savoir comment l'Eglise joue alors son rôle de « gardienne de la civilisations ».  

« Quant à cette doctrine de dépravation et à ces systèmes, tout le inonde sait déjà qu'ils ont pour but principal de répandre dans le peuple, en abusant des mots de liberté et d'égalité, les pernicieuses inventions du communisme et du socialisme. Il est constant que les chefs, soit du communisme, soit du socialisme... ont le dessein commun de tenir en agitation continuelle et d'habituer peu à peu à des actes criminels les ouvriers et les hommes de condition inférieure, trompés par leur langage artificieux et séduits par les promesses d'un état de vie plus heureux. Ils comptent ensuite se servir de leur secours pour attaquer le pouvoir de toute autorité supérieure, pour piller, dilapider, envahir les propriétés de l'Eglise d'abord et ensuite celles de tous autres particuliers, pour violer enfin tous les droits, les droits divins et humains, amener la destruction du culte de Dieu et le bouleversement de tout ordre dans les sociétés civiles » (Pie IX, Nolis et vobiscum, p. 160).

Heureusement le refuge est là :
« l'Eglise du Dieu vivant, qui est la colonne et le soutien de la vérité enseigne les doctrines, les préceptes par lesquels on pourvoit au salut et au repos de la société, en même temps qu'on arrête la funeste propagande du socialisme » (Léon XIII, Quod Apostolici, t. 1, p. 32).
« Ceux qui sont vraiment pénétrés de la religion chrétienne savent, de source certaine, que c'est un devoir de conscience d'obéir aux autorités légitimes, et de ne léser qui que ce soit, en aucune porte. Rien n'est plus efficace que cette disposition d'esprit pour extirper tout genre de vice à sa racine et la violence, et l'injustice, et l'esprit de révolution et l'envie entre les diverses classes de la société toutes choses qui constituent les principes et les éléments du socialisme » (Léon XIII, Auspicato, t. 1, p. 176).
Par dizaines, on pourrait citer les textes les plus impérieux ordonnant, pour combattre le socialisme, de « s'appuyer sur la religion », dénonçant les hérésies horribles qu'il contient et distinguant sans erreur possible la « démocratie socialiste » de la  « démocratie chrétienne ». C'est même très précisément, pour combattre la première que la seconde est mise en évidence.
« Maintenant, l'action populaire chrétienne est... une force rivale qui s'oppose au succès de l'autre et très souvent la prévient. Si elle ne réussissait qu'à circonscrire les pernicieuses influences, elle rendrait, par cela seul, un grand service à la société et à la civilisation chrétienne » (Léon XIII, Allocution en réponse au cardinal Oreglia, t. VII, p. 168).

C'est bien Léon XIII le principal législateur à ce sujet. Ses successeurs se réfèrent constamment à ses directives pour les rappeler et les confirmer. Examinons donc ce que l'Eglise oppose aux explications socialistes

Le salaire.


« Que le patron et l'ouvrier fassent tant et de telles conventions qu'il leur plaira; qu'ils tombent d’accord notamment, sur le chiffre du salaire; au dessus de leur libre volonté (!) il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête » (Léon XIII, Rerum Novarum, t. III, p. 54).

Devoirs de l'ouvrier : la solution de la question sociale
«  L'ouvrier, qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, suivra, s'il est sage, le conseil que semble lui donner la nature elle-même ; il s'appliquera à être parcimonieux et fera en sorte, par de prudentes épargnes, de se ménager un petit superflu, qui lui permettra de parvenir un jour à l'acquisition d’un modeste patrimoine.
... Il importe que les lois favorisent l'esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires... source de précieux avantages.
La violence des révolutions politiques a divisé le corps social en deux classes et a creusé entre elles un immense abîme. D'une part, la toute-puissance dans l'opulence : une faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources; faction d'ailleurs qui tient dans les mains plus d'un ressort de l'administration publique. De l'autre, la faiblesse dans l'indigence; une multitude, l'âme ulcérée toujours prête au désordre. Eh ! bien que l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective d'une participation à la propriété du sol et l'on verra se combler, peu à peu, l'abîme qui sépare l'opulence de la misère et s'opérer le rapprochement des deux classes, En outre, la terre produira toutes choses en plus grande abondance. Un troisième avantage sera l'arrêt dans le mouvement d'émigration. »
(Léon XIII, Rerum Novarum, t. III, p. 56)

Arrêtons-nous un instant pour apprécier cette vue un peu simpliste des choses. Minimum de salaire ? Certes, le jeu même des lois économiques fixe celui-ci au prix d'entretien de la machine humaine. Il y a un degré d'exploitation au-dessous duquel le capitaliste ne peut pas descendre sans porter atteinte à son capital, à son matériel humain. Pour une machine donnée, il faut une certaine ration d'énergie quotidienne, un taux d'amortissement, un budget d'entretien. Ainsi de la machine humaine; ajoutons le coefficient nécessaire à sa propre reproduction, la marge convenable pour 1'existence de la famille ouvrière. Rien de plus. Aux revendications prolétariennes essentielles, qui ne se limitent pas au droit de ne point mourir de faim, mais qui s'élèvent à la part de richesse créée par le travailleur, et volée par le propriétaire des instruments de travail, l'Eglise reste sourde. Elle n’entend pas les clameurs des dépouillés, bien au contraire, elle tente de rendre supportable l'iniquité fondamentale de la société capitaliste. Aux mauvais patrons, qui compromettent leurs intérêts, jusqu’au point de faire crever de misère la bête à profit, elle rappelle sagement la mesure... pour une meilleure administration de leur matériel. Et sa science économique se borne à répéter le théorème de Ricardo, comme si le Capital, de Marx, n’était pas publié depuis 1867 !

Quant à cette candide assurance qui place la solution de l'antagonisme des classes dans l'épargne des travailleurs et leur accession à la petite propriété, on reconnaît là l'utopie de tous ceux qui rêvent à une amélioration progressive et sans secousse de notre société capitaliste : Léon XIII rejoint et devance même les programmes radicaux. La question reste cependant entière, après cette fantaisie comme avant. Car loin de pouvoir épargner, l'ouvrier voit diminuer en valeur relative le pouvoir d'achat de son salaire. Ses besoins d'ailleurs augmentent à mesure que s'élève le niveau de la civilisation. Et le jeu de la concurrence internationale l'oblige à défendre le taux de son salaire par rapport aux conditions inférieures dans lesquelles la production exploite la main-d’œuvre des travailleurs coloniaux ou des Asiatiques. En même temps, les trusts et cartels élèvent les prix de vente, prélèvent une dîme sur la consommation et renforcent le pouvoir énorme de la féodalité économique. Enfin, si la faculté de produire a été centuplée, ce n'est pas par le développement de la petite propriété, mais bien par la concentration des grandes entreprises. Même dans l'agriculture. Ce sont les pays neufs, Argentine, Canada, qui font les prix.

Or, on cite, au Canada, certaines exploitations data lesquelles le tracteur part, le matin, en ligne droite, et traîne ses charrues jusqu'à midi sans faire demi-tour ! Où sont dès lors les paysages bucoliques devant lesquels Léon XIII s'attendrissait complaisamment. Et cette abondance des produits dus, répétons-le, au développement capitaliste, à quoi aboutit-elle, en fait, à un redoublement de misère pour les producteurs ! Vingt millions de chômeurs en 1931 ! La machine à produire complètement bloquée... Elle ne pourra repartir qu’après avoir sacrifié des milliers et des milliers de misérables sur tout le globe...

Non ! la question sociale a une autre ampleur que les analyses superficielles du pape ne le laissent croire aux catholiques ! Et l'on est bien obligé de conclure : soit que l'Eglise veut, consciemment, pomper les ouvriers en les endormant par des espérances fallacieuses; soit qu'elle est décidément inférieure à la mission qu’elle se propose de remplir et incapable, par sa nature même, d'en soupçonner l'étendue.

D'autres thèses complémentaires vont nous permettre d'apprécier ce dilemme.
Par exemple, EN CAS DE GRÈVE, ce sont évidemment les « meneurs » qu'il faut frapper. La sainte colère de l’ Eglise appelle sur eux la répression en ces termes non équivoques :
« En premier lieu, il faut que les lois publiques soient pour les propriétés privées une protection et une sauvegarde ; et ce qui importe par-dessus tout, au milieu de tant de cupidités en effervescence (!), c'est de contenir les masses dans le devoir; combien n'en compte-t-on pas qui, imbus de fausses doctrines et ambitieux de nouveautés, mettent tout en œuvre, pour exciter des tumultes et entraîner les autres à la violence ! Que l'autorité publique intervienne alors et que, mettant un frein aux excitations des meneurs, elle protège les mœurs des ouvriers contre les artifices de la corruption, et les légitimes propriétés contre le péril de la rapine. »
(Léon XIII, Rerum Novarum, t. III, p. 50.)

Voici donc un arbitre qui ne dissimule pas sa préférence pour un certain genre de solution ! la conciliation et contre tout ce qui peut ressembler à la violence. (Comme si tout l'édifice social n'était pas construit sur la violence et comme si
l’Eglise elle-même - nous l'avons vu - n'avait maintes fois sanctionné de sa bénédiction la violence triomphante dont elle partageait les profits !)

C'est sous le masque de la charité que le Saint Père distribue aux patrons et aux ouvriers les conseils que voici :
« Ce que nous demandons, c'est que, par un retour sincère aux principes chrétiens, on rétablisse et on consolide entre patrons et ouvriers, entre le captal et le travail, cette harmonie et celte union, qui sont l'unique sauvegarde de leurs intérêts réciproques et d'où dépendent à la fois le bien-être privé, la paix et la tranquillité publique. » (Léon XIII Discours aux ouvriers français, 20 octobre 1889.)

« Le pauvre et l'ouvrier doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s'est engagé par contrat libre et conforme à l'équité; il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa personne; ses revendications mêmes doivent être exemptes de violence et ne jamais revêtir la forme de sédition; il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours artificieux, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses, qui n'aboutissent qu'à de stériles regrets et à la ruine des fortunes.
Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l'ouvrier en esclave; il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme relevée encore par celle du chrétien. Le travail du corps... loin d'être un sujet de honte, fait honneur à l'homme parce qu'il lui fournit un moyen de sustenter sa vie. Ce qui est honteux et inhumain, c'est d'user de l'homme comme d'un vil instrument de lucre et de ne l'estimer qu'en proportion de la vigueur de ses bras. Le christianisme, en outre, prescrit qu'il soit tenu compte des intérêts spirituels de l'ouvrier et du bien de son âme. Aux maîtres il revient de veiller qu'il y soit donné pleine satisfaction ; que l'ouvrier ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptives ; que rien ne vienne affaiblir en lui l'esprit de famille ni les habitudes d'économie. »
(Léon XIII, Rerum Novarum, t. III, p. 32.)

Si après ce «  tir de barrage » le socialisme se montre effrontément dans les rapports entre le capital et le travail, comment expliquer la puissance des « meneurs » et de leurs « sollicitations corruptives »? Ce n'est pourtant pas par défaut de vigilance épiscopale:

« La pauvreté ne manque pas de dignité ! (Que) le riche doit être miséricordieux et généreux ; le pauvre content de son sort et de son travail, puisque ni l'un ni l'autre n'est né pour ces biens périssables et (que) celui-ci doit aller au ciel par sa patience, celui-là par sa libéralité» (Léon XIII, Auspicato, t. 1er, p. 176).
« La raison et la justice leur défendent (aux pauvres) de renverser l'ordre établi par la Providence de Dieu. Bien plus, le recours à la force et les tentatives par voie de sédition et de violence sont des moyens insensés qui aggravent, la plupart du temps, les maux pour la suppression desquels on les entreprend. Que les pauvres donc, S'ILS VEULENT ÊTRE SAGES, ne se fient pas aux promesses hommes de désordre, mais à l'exemple et au patronage du bienheureux joseph, et aussi à la maternelle charité de l'Eglise, qui prend chaque jour PLUS EN PLUS souci de leur sort. » (Léon XIII, Quanquam pluries, t. II, p. 258.)

Bref : rien de nouveau sous le soleil: c'est la doctrine de la résignation que propose l'Eglise aux exploités, non seulement individuellement, mais collectivement.
« Si la démocratie s'inspire aux enseignements de la raison éclairée par la foi; si, se tenant en garde contre de fallacieuses et subversives théories, elle accepte avec une religieuse résignation et comme un fait nécessaire la diversité des classes et des conditions; si, dans la recherche des solutions possibles aux multiples problèmes sociaux qui surgissent journellement, elle ne perd pas un instant de vue les règles de la charité surhumaine que Jésus Christ déclara être la note caractéristique des siens, si, en un mot, la démocratie veut être chrétienne, elle donnera à votre patrie un avenir de paix, de prospérité et de bonheur. Si, au contraire, elle s'abandonne à la révolution et au socialisme; si trompée par de folles illusions, elle se livre à des revendications destructives des lois fondamentales sur lesquelles repose tout l'ordre civil, l'effet immédiat sera, pour la classe ouvrière elle-même, la servitude, la misère et la ruine. » (Léon XIII, Discours aux ouvriers français, t. V, p. 282.)

Cependant, le socialisme, mouvement idéologique du prolétariat, développe au sein des masses ouvrières le sens de l'organisation. Il faut donc combattre, autant que possible sur le même terrain, les progrès du redoutable adversaire.  De là, la politique du « christianisme social », qui est loin d'avoir épuisé toutes ses vertus en tant qu'obstacle à l'émancipation ouvrière.

Les corporations (celles-là même que le régime fasciste a rendu obligatoires) « offrent de précieuses ressources pour combattre avec succès et pour écraser la puissance des sectes... Ceux qui n'échappent à la misère qu'au prix du labeur de leurs mains.., sont aussi les plus exposés à être trompés pat les séductions et les ruses des apôtres du mensonge. Il faut donc leur venir en aide, avec une grande habileté et leur ouvrir les rangs d'associations honnêtes pour les empêcher d'être enrôlés par les mauvais. »
(Léon XIII, Humanum Cemus, t. 1er, p. 272).

Parmi les œuvres propres à « soulager efficacement l'indigence et à opérer un rapprochement entre les deux classes », il faut citer :
« Les sociétés de secours mutuels, les institutions  diverses qui ont pour but de secourir les ouvriers ainsi que leurs veuves et leurs orphelins en cas de mort, d'accidents ou d'infirmités ;
Les patronages, qui exercent une protection bienfaisante sur les enfants des deux sexes, sur les adolescents et sur les hommes faits ;
Les corporations ouvrières qui, en soi, embrassent à peu près toutes les œuvres.
C'est avec plaisir que nous voyons se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, ou mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. »
(Léon XIII, Rerum novarum; t. III, p. 58).

Mais entendons nous ! que ces corporations n'aient pas pour objet exclusif les revendications matérielles !
« Il est bien évident qu'il faut viser avant tout, à l'objet principal qui est le perfectionnement moral et religieux ; c'est surtout cette fin qui doit régler toute l'économie des sociétés. »
(Léon XIII, Rerum novarum, t. III, p. 64).

Et pour plus de sûreté on devra veiller aux points suivants :
« 1 ° Les règlements, programmes, manuels et autres documents auront une rédaction et un esprit nettement chrétiens ;
2e -  Les bannières et autres insignes n'auront rien de commun avec les insignes d'origine socialiste ;
3e - Les statuts et règlements seront préalablement examinés et approuvés par l'Ordinaire.
Enfin : que les laïques catholiques ne précèdent pas mais suivent leurs pasteurs. »
(Instruction de la Sacrée Congrégation des Affaires ecclésiastiques, t. VI, p. 265).

Toutes les œuvres, toute la propagande, toute l’action sociale et éducative de l'Eglise, en dépit de ses formes diverses appropriées aux circonstances s'inspirent de la même philosophie de la peur, des mêmes sentiments de discipline extérieure, de la même morale avec sanctions éternelles que nous avons vu s’exprimer au cours des discussions sur les lois laïques :
« Si l'on supprime la sanction divine du bien et du mal, les lois perdent totalement l'autorité qui en est le principe, et la justice s'écroule. Or ce sont là les deux liens les plus solides et les plus nécessaires de la société civile. De même, si l'on supprime l'espérance et l'attente des biens immortels, l'homme se tournera avec avidité vers les jouissances mortelles, et chacun travaillera, selon sa forces, pour se les attirer le plus possible. De là les rivalités, l'envie, la haine; de là les plus noirs projets, la prétention de renverser tout pouvoir et des plans insensés de ruine générale. Ni paix à l'extérieur ni sécurité à l'intérieur : c'est le bouleversement de la vie sociale par tous les crimes. » (Léon XIII, Tanctsi futura propicientibus, t. VI, p. 166).

Notes :

(1MP) Léon XIII, Quod apostolici, t. I, p. 36.


(2MP) Pie X, Motu proprio, t. I. p. 109.


(3 et 4MP) Pie X. Motu proprio, t. I, p. 109.


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Sommaire

2) SOCIALISME

ET RELIGION : RELIGION, AFFAIRE PRIVEE ? L'ANTICLÉRICALISME PROLÉTARIEN

Sous prétexte que « la religion est affaire privée », le socialisme va-t-il, après cela, refuser le combat contre les formes les plus insidieuses de la défense de classe de ses adversaires ?

Nous n'hésitons pas à dire qu'il y aurait là une véritable trahison des intérêts prolétariens.

Entendons-nous bien : aux idées, opposons des idées ! A la propagande, opposons la propagande ! Aux calomnies, aux déformations systématiques, aux caricatures grotesques de nos doctrines, opposons la simple vérité, les faits, les réalités, l'expérience sociale que nous vivons. C'est en ce sens que la classe ouvrière a besoin de la laïcité comme on a besoin d'air pour respirer.

Chaque fois que l'ouvrier syndicaliste ou socialiste aborde un travailleur non organisé et cherche à le persuader que son devoir est d'entrer dans son syndicat ou son parti de classe, il modifie dans une petite mesure un certain mode de pensée, un ensemble de concepts produits par l'éducation et le milieu. Le propagandiste réussira d'autant mieux que la nécessité de s'organiser aura déjà été dictée par l'épreuve même de la vie professionnelle ou politique courante. Et sans doute, le syndicaliste ou le socialiste dépasserait singulièrement son objectif, sa mission, ses obligations strictes, s'il mettait à l'adhésion du profane une autre condition que celle-ci : être décidé à participer, internationalement, à l'action de classe du prolétariat en lutte pour son émancipation. L'ouvrier entre, avec toutes ses idées, toutes ses croyances, cependant un peu modifiées (puisqu'il était inorganisé et qu'il devient organisé). Il participe à la vie des groupes; il apporte son originalité personnelle à l'élaboration des décisions. Qui donc oserait affirmer qu’au bout de quelques années de cette vie sociale intense, il conservera exactement la même vue sur les choses, le même système du monde, les mêmes appréciations des valeurs... Et s'il avait en lui, déposée par l'hérédité, cultivée par son enfance, une religion, qui donc oserait assurer que les actions entreprises, les lectures faites, les discours entendus, les arguments pesés et repesés n'auront pu modifié dans une certaine mesure cet ensemble pourtant placé volontairement hors de toute controverse ?

Allons donc ! Nous avons tous, nous, militants, une philosophie propre, un certain système de pierres de touches, une attitude mentale, si l'on préfère, qui nous permet de projeter sur les problèmes les plus variés et les plus délicats des instruments d’investigation renforcés chaque jour par l'action. Certes, il n'est pas possible d'imaginer, pour tous, et pour tous les problèmes, un langage commun, comme une sorte de mathématique supérieure, éliminant tout élément subjectif, et déterminant pour l’un quelconque d'entre nous, la règle précise d'action qui convient. Certes, il suffit qu'on jette dans le débat un de ces concepts Dieu, Esprit, Matière ! pour qu'aussitôt nos petits univers de conscience s'agitent dans tous les sens...

Mais de quel droit voudrait-on nous interdire de faire passer ces concepts, ces « représentations collectives », ces sortes de reflets, dans notre conscience des impératifs de la vie sociale, sous le même critérium que toutes les autres réalités? Une création de l'esprit n'est jamais qu'une création de la vie en société et par suite la plus pure des abstractions n'est pas sans lien avec une structure déterminée. Et si les méthodes de recherche et d'analyse que l'humanité s'est forgée nous paraissent efficaces, - méthode scientifique pour la maîtrise des forces naturelles, méthode marxiste pour la maîtrise des forces sociales, - pourquoi, de propos délibéré, ne les appliquerions-nous pas à tout ce qui nous entoure ? En d'autres termes, il y a bien, certes, une métaphysique, si l'on entend par là tout ce qui semble situé en dehors de notre univers. Mais pourquoi vouloir que la classe prolétarienne, qui est ou qui doit être tendue vers l'action, perde des minutes précieuses à des problèmes sans aucun rapport avec son destin. Dieu?

Camarades, nous travaillons ensemble, dans nos syndicats et nos sections, en dépit de nos divergences de vue. Mais n'ai-je pas le droit de dénoncer la transcendance et la spiritualité factice de ce grand nom, qui n'est qu'un prétexte, ou qui en admettant qu'il ait une signification, n'apporte rien d’efficace à la besogne que nous avons entreprise en commun.
Quant à ceux des travailleurs qui demeurent en dehors de leur mouvement de classe, ceux qui restent la proie facile du cléricalisme social, je me refuse à jouer avec eux le rôle indigne d'un recruteur sans probité. Il faut qu'ils sachent qu'en venant à nous, ils risquent de perdre la foi de leurs pères. Ils risquent, seulement, car nous connaissons d'excellents socialistes qui se sont construits un univers à eux, avec des interprétations religieuses solides, au moins de leur point de vue. Et ce qui prouve bien qu'il ne faut pas se méprendre sur la formule « religion, affaire privée », c'est qu'ils cherchent à nous faire admettre eux aussi, leur néo-christianisme socialiste. Mais nous ne pouvons pas éviter de démonter le mécanisme des institutions cléricales, exploitant odieusement le sentiment religieux pour les besoins de la classe dirigeante. Et il est également incontestable que le mouvement socialiste porte en lui ses propres idéologies, que la société socialiste créera de toutes pièces ses propres superstructures, par suite, que si quelque chose correspond, dans la société socialiste aux aspirations religieuses, rien ne permet d'affirmer qu'on y reconnaîtra les traits du christianisme vieillissant ou de tout autre confession. Je ne puis donc pas laisser ignorer aux ouvriers chrétiens que la douloureuse situation dans laquelle les place l'évolution sociale n'est pas le fait du socialisme : ils doivent, appelés par l'action de classe, rompre des liens traditionnels avec leur Eglise. Sinon, leur Eglise les force à nous combattre... et avec quelles armes empoisonnées ! Leur Eglise leur prêche la résignation... et ils sentent bien que c'est un moyen pour elle de consolider l'ordre social actuel. Leur Eglise place la solution du conflit social en dehors des deux classes antagonistes, dans le règne du Christ. Mais nous ne pouvons pas taire notre certitude : ce sont les travailleurs eux-mêmes qui accompliront leur libération.

Leur Eglise organise un mouvement syndical, mais nous avons vu que c'était dans un esprit de collaboration. Un récent texte, tiré du fameux procès entre l'abbé Bouët et l'Ouest-Eclair en donne une nouvelle preuve décisive :
 « L'Eglise veut que ces associations syndicales soient établies et régies selon les principes de la foi et de la morale chrétienne, qu'elles soient des instruments de concorde et de paix, des moyens d'action dans le bien de la charité chrétienne et pour cela, elle suggère, elle préconise l'institution de commissions mixtes pour faire la liaison entre patrons et ouvriers.
Les associations catholiques, dit le cardinal Guaparri, doivent non seulement éviter mais combattre la lutte de classes comme essentiellement contraire aux principes du christianisme... »(1MP) .

Leur Eglise organise, sous nos yeux, une force politique de premier ordre, qui fait et défait les gouvernements, jette sa masse de manœuvre dans les élections, sur tel ou tel candidat qui lui donne des garanties.
Le document ci-dessus est à ce sujet rempli de prétentions révélatrices concernant le domaine politique. L'hypocrisie pontificale, qui affirme que l'Eglise est « en dehors et au-dessus des partis », y éclate à chaque ligne : « Le devoir d'union se traduit par l'obligation de voter pour le candidat officiellement désigné par l'autorité ecclésiastique... C'est un droit pour elle d'imposer un candidat d'union... Ce serait une erreur de croire que, dans ce cas où l'Eglise exerce son pouvoir indirect sur le temporel, il s'agit d'un simple conseil ; c'est au contraire un prétexte formel qui oblige en conscience, sur ce point les catholiques doivent faire preuve d'une parfaite obéissance à l'autorité ecclésiastiques on à ses mandataires... » (2MP).
Leur Eglise se sert d'eux pour maintenir un régime d'exploitation qui les écrase et les révolte. Comment peuvent-ils l'admettre ?

Et voici peut-être où se dresse clairement la meilleure ligne de démarcation entre eux et nous c'est dans la politique scolaire.

L'Eglise affirme qu'il n'est pas de vie morale sans religion. Elle revendique la direction de l'éducation à tous les degrés.
La classe ouvrière au contraire, bénéficiaire naturelle d'une longue évolution qui a sécularisé successivement la pensée, l'état civil, l'Etat, l'Ecole, me conçoit pas d'autre éducation possible que laïque
Pense-t-on sérieusement qu'il pourrait être indifférent aux prolétaires de subir l'éducation cléricale ou de recevoir l'éducation laïque ?

Que l'on songe au degré de servitude auquel peut tomber un travailleur lorsqu'à l'exploitation économique dont il est l'objet se superpose une spoliation plus révoltante, si possible, de son esprit !
Voici par exemple une anecdote authentique : un militant socialiste a réuni dans un village, une trentaine d'hommes et commence son exposé habituel. Soudain, un grand gaillard en soutane fait irruption dans la salle, tenant dans ses bras un énorme Christ : « Comment ? malheureux ! crie-t-il en dialecte. Vous osez écouter cet homme ! Ignorez-vous donc qu'il a crucifié celui-ci ? (et il montre le christ) Rentrez chez vous ! Fuyez le !» La réunion socialiste est immédiatement terminée, la salle se vide en un clin d'oeil.

Certes, le jeu serait facile, mais il serait cruel, d'ironiser sur de tels esclaves. Nous ne verserons pas dans certain anticléricalisme jacobin qui n'a de saveur qu'à l'adresse des puissants, figés dans la croyance à des sorciers ou pratiquant des rites de magie pour des raisons de prestige et d'amour-propre. Mais les travailleurs courbés sous la discipline cléricale ne peuvent pas s'évader de leur misère. Ce n'est pas une attaque de front (véritable guerre de religion entre prolétaires, la plus absurde et la plus révoltante des guerres), c'est par d'autres méthodes qu'il faut aider à leur libération.

On devine comment : par la laïcisation totale de l'éducation à tous les degrés. Les progrès de Ia conscience prolétarienne dans son ensemble doivent aider à triompher, dans les régions déshéritées, du fanatisme encore vivace des cléricaux.
Tout ce qui sera, dans le mouvement ouvrier, favorable à cette laïcisation sera vraiment gagné par l'action de classe. Tout ce qui résistera demeurera en marge du mouvement ouvrier. Il ne s'agit plus désormais d'affirmer la puissance d'une explication théologique des choses ou de contester tout lien logique entre le matérialisme économique et le matérialisme philosophique. Il faut agir et agir en fonction d'une certaine appréciation des institutions. Le travailleur chrétien va-t-il exiger me école chrétienne ? Et alors il accepte de livrer son enfant à la servitude. Car l'enseignement clérical est nettement tendancieux et il se dispose, par ses organisations « connectives » à enrégimenter l'enfant contre sa propre classe.
Mais le prolétariat ne pourra cesser de revendiquer la laïcisation de l'enseignement, comme moyen d'armer les jeunes générations contre tous les dogmatismes. Sans doute, l'Eglise criera au scandale. L'ordre social sera menacé. La morale sera ruinée. Pourtant tous les jours, répétons-le, les militants donnent la preuve, par leur abnégation, leur esprit de sacrifice, d'une supériorité morale incontestable sur certains milieux dirigeants et bien-pensants. Quant à l'ordre social, il est menacé par le propre mouvement de l'histoire et il importe que la classe révolutionnaire qui en traduira les nécessités soit cultivée et préparée à tous les changements possibles dans la manière de voir. Cette mobilité intellectuelle, cette relativité permanente des idées, cette culture de l'esprit critique, seule l'Ecole laïque peut les fournir aux générations à venir.
A condition naturellement qu'elle soit laïque, elle aussi, sans aucune réserve ni réticence, c'est-à-dire inspirée par le souci constant de la vérité scientifique et des exigences de la vie sociale.

Si des catholiques croient sincèrement à la possibilité de concilier leurs croyances et les exigences de l'action socialiste, ils seront amenés tôt ou tard à rompre le cercle de servitude où l'Eglise les avait enfermés. Ils iront alors rejoindre les groupes divers de chrétiens socialistes partiellement libérés dont la position philosophique, très respectable, n'a aucune chance d'être jamais généralisée. Pour eux, on peut admettre que la religion demeure une «  affaire privée » car leur évolution naturelle n'a pas une importance considérable dans la libre détermination de l'action collective. Mais pour les systèmes de croyance rattachés à l'institution cléricale. Limitant, par suite, la liberté d'action des fidèles, non, le socialisme ne peut pas admettre que la religion est affaire privée.

Marx a d'ailleurs vivement critiqué cette formule de Görter. On pourrait sans doute la comprendre, bien logiquement, comme un réflexe de défense des prolétaires à qui un régime politique oppressif voulait imposer une autre religion que la leur. En ce cas, elle signifie : «  Laissez-moi libre de choisir ma religion ». Elle n'a plus le même sens si, au sein du mouvement socialiste, elle permet de contrarier plus ou moins directement l'effort d'éducation nécessaire, la rupture de solidarité avec tout l’appareil idéologique utilisé par la bourgeoisie.

Donc, une éducation laïque, une philosophie matérialiste, une conception de la liberté qui signifie une conscience claire des déterminismes mis en jeu, telles sont les directions vers lesquelles semble s’orienter le mouvement socialiste. Non pas antireligieux mais areligieux. Non pas « laïciste », mais intégralement laïque. Non pas persécuteur, mais décidément persuasif, propagandiste et militant.

Sur tous ces points, l'effort socialiste rencontre la volonté obstinée de l'Eglise qui veut lui barrer la route. Conséquence du phénomène fondamental qui oppose des forces de perturbation et de transformations sociales à des forces de conservation de l'ordre social. Ni en théorie, puisque la religion exprime un besoin de conservation des valeurs, ni en fait puisque la lutte se déroule sous nos yeux, on ne peut donc nier l'existence d'un véritable anticléricalisme prolétarien, on ne peut admettre, comme règle générale, que la religion soit une affaire privée.


Notes :

(1MP) Documentation catholique, p. 674, 14 mars 1931. Extrait du jugement de l'officialité de Rennes, confirmé par la Rote romaine (Cour d'appel au Vatican).


(2MP) Id., p. 684.


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3-  LA LAICITE DE JULES FERRY


On a vu que la neutralité philosophique n'était pas le fait de Jules Ferry. Au cours de la discussion des lois laïques, le grand homme d'Etat de la bourgeoisie affirma plusieurs fois le respect des valeurs de sa classe : « La société a un avantage manifeste à ce que les notions de philosophie morale, soit au degré primaire, soit au degré secondaire de l'enseignement public ne puissent être séparées des notions métaphysiques sur l'origine des choses et leur fin». Il s'applique à rassurer ses collègues : « J'ai dit aux âmes inquiètes, aux âmes religieuses dans lesquelles les attaques virulentes de nos adversaires pouvaient avoir jeté certain trouble : il y a un fait qui doit vous rassurer, c'est que l'immense majorité des professeurs de l'Université se rattache à la philosophie spiritualiste.
- Tant pis ! s'écrie M. Vernhes. »

Tant pis, en effet, pour les successeurs, qui devront sortir, un jour ou l'autre de cette confusion.
Cette position philosophique a été suffisamment expliquée plus haut, mais comme on rencontre, aujourd'hui, des instituteurs et surtout des institutrices puisant dans les instructions de Ferry la justification de leur prosélytisme religieux, il n'est pas mauvais de rappeler intégralement les instructions ministérielles. D'abord les programmes du 27 juillet 1882 d'instruction morale comprenant au cours moyen (9 à 11 ans) « L'âme » et les « devoirs envers Dieu ».

« L'immense majorité des enfants lui arrive ayant déjà reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu auteur de l'Univers et père des hommes , avec les traditions, les croyances, les pratiques d'un culte chrétien ou israélite; au moyen de ce culte et sous les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle, mais ces notions sont encore chez eux à l'état de germe naissant et fragile ; elles n'ont pas pénétré profondément en eux-mêmes ; elles sont fugitives et confuses, plutôt entrevues que possédées, confiées à la mémoire bien plus qu'à la conscience, à peine exercée encore. Elles attendent d'être mûries et développées par une culture convenable. C'est cette culture que l'instituteur public va leur donner.
La mission est donc bien délimitée ; elle consiste à fortifier, à enraciner dans l'âme de ses élèves pour toute leur vie, en les faisant passer dans la pratique quotidienne, ces notions essentielles de moralité humaine communes à toutes les doctrines et nécessaires à tous les hommes cultivés. Il peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement, ni adhésion, ni opposition à aucune des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale.
Il prend les enfants tels qu'il lui viennent avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de leur famille et il n'a d'autre souci que de leur apprendre à en tirer ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de vue social, c'est-à-dire les préceptes d'une haute moralité.
L'enseignement moral laïque se distingue donc de l'enseignement religieux sans le contredire. L'instituteur ne se substitue ni au prêtre ni au père de famille ; il joint ses effets aux leurs pour faire de chaque enfant un honnête homme... »
D'autre part.., «  le maître devra éviter comme une mauvaise action tout ce qui, dans son langage ou dans son attitude, blesserait les croyances religieuses des enfants confiés à ses soins, tout ce qui porterait le trouble dans leur esprit, tout ce qui trahirait de sa part envers une OPINION quelconque un manque de respect ou de réserve. »

Voici maintenant le texte exact du programme :
« L'instituteur n'est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et les attributs de Dieu ; conséquemment ce qu'il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points :
D'abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu, il associe étroitement dans leur esprit à l'idée de Cause première et de l'Etre parfait un sentiment de respect et de vénération et il habituera chacun d'eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors qu'elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion.
Ensuite et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions, l'instituteur s'attache à faire comprendre et sentir à l'enfant que le premier hommage qu'il doit à la Divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa  conscience et sa raison. »

Sous prétexte de laïcité, voici bien des dogmes inquiétants et les entités laïques, auréolées de majuscules : Dieu, Cause, Etre parfait, Divinité, ne nous disent rien qui vaille. Quelles que soient les intentions de son auteur, et les mobiles politiques ou sociaux qui ont déterminé ses instructions, nous ne pouvons accepter cette conception de l'éducation laïque comme complémentaire de l'éducation religieuse, cette collaboration entre le prêtre et l'instituteur, qui en est le corollaire. On ne voit nulle part, dans les instructions de Jules Ferry, le souci de protéger, contre tous les dogmes dont les origines sociales et les liaisons sont suffisamment claires, les enfants des libres penseurs, les fils du peuple, libérés de toute « vénération » pour les puissances transcendantales. De quel droit, imposer un « hommage » quelconque à la Divinité, aux enfants des familles qui font descendre sur la terre derrière le coffre-fort ou le pouvoir, les divinités fallacieuses qui symbolisent, tout simplement la force de coercition d'une classe? Est-ce de la « laïcité » cette croyance admise, et généralisée, à un Dieu auteur de l'univers et père des hommes ? Et Ferry ne semble-t-il pas postuler implicitement, que toutes les confessions sont bonnes et respectables, mais qu'il n'y a aucune morale possible, aucune éducation acceptable en dehors de ce minimum commun à toutes les confessions l'idée de Dieu et l'obéissance à ses lois?

Ailleurs, le « culte général du bien, du beau, du vrai », est défini comme une forme « non la moins pure » du sentiment religieux.

N'est-ce pas admettre que, là encore, les pauvres mécréants déshérités par la nature, qui n'éprouvent pas le besoin d'élever leur conscience dans un élan de foi et de mysticisme vers la trinité cousinienne, ne peuvent espérer atteindre à aucune moralité ?
Ne soyons pas trop cruels. Et considérons la position transitoire que Ferry fut obligé de prendre, pour faire admettre la neutralité confessionnelle même relative, à l'origine de l'Ecole laïque.

Mais ces instructions ont été renouvelées en 1923 et par un directeur de l'Enseignement rationaliste, Lapie, sous la responsabilité, il est vrai, d'un des plus remarquables élèves des jésuites, M. Léon Bérard, ministre de l'Instruction publique du Bloc national. La collaboration de ces deux esprits si différents nous vaut un texte modèle ; chacun reconnaîtra les siens ! Comme rigueur, cela n'est peut-être pas très géométrique, mais il s'agit-là plutôt de l'esprit de finesse et l'élégance des tournures est incontestable ;

« On pourra se demander si, en négligeant de mentionner expressément les devoirs envers Dieu, les auteurs du nouveau programme n'ont pas abandonné l'attitude prise sur la question par les fondateurs de l'Ecole laïque. »
Oui ! au fait ! on peut se le demander puisque le programme de morale, considérablement simplifié (et à juste titre) comporte (cours moyen) « Lectures et entretiens sur les principales vertus individuelles (tempérance, amour du travail, sincérité, modestie, courage, tolérance, bonté, etc.) et sur les principaux devoirs de la vie sociale (la famille, la patrie) ».
Mais cherchez vous-même la réponse !
« Quelle était cette attitude ? » Ici les instructions de 1923 reproduisent celles de 1882 et ajoutent :
« Ces Conseils n'ont rien perdu de leur sagesse. Eu les suivant, nos instituteurs et nos institutrices prendront soin d'éviter tout ce qui risquerait d'apparaître comme une violation de la neutralité. Et ils n'oublieront pas qu'en ces matières la conscience publique est devenue, depuis quarante ans, de plus en plus scrupuleuse. » (1MP).

Qu'est-ce à dire ?Pour les rationalistes et matérialistes, cela signifie que le respect de la neutralité doit aller jusqu'à l'abstention de toute allusion à toute Divinité, Etre parfait, Cause première, ou autre concept métaphysique manifestement hors de la portée de l'enfant dans une éducation laïque. Etre plus scrupuleux cela signifie donc qu'il faut appliquer les directives avec une telle prudence qu'on ne les applique plus du tout. Et c'est ce qui se passe pour la plupart de nos camarades de l'enseignement, capables de faire sentir sans artifice à leurs élèves comme à leurs enfants, les exigences d'une conscience droite et les devoirs sociaux les plus évidents.

Mais pour les Davidées cela signifie que la doctrine suivant laquelle il n'est point de morale en dehors de la religion est la base de l'enseignement officiel. De là les questions et la tournure spéciale de l'enseignement :« Qui a fait la pluie ? C'est le nuage ! Et qui a fait le nuage ? C'est Dieu ». Chaque leçon de sciences permet ainsi, ô ironie ! de faire descendre de son tabernacle le Dieu cause-première, qu'on éprouvera ensuite le besoin de connaître mieux par l'intermédiaire de son pasteur en soutane.

Regardons courageusement, par ailleurs, les directives de « neutralité » formulées dans la fameuse lettre de Ferry aux instituteurs :
« Au moment de proposer à vos élèves une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à voire connaissance, un seul honnête homme qui puisse en être froissé. »

Dans le seul domaine de la morale, à quoi l'observation stricte de cet honorable scrupule nous conduit-elle ?
Prenons quelques exemples :

Leçon sur le bien : Comment reconnaître qu'un acte est moral ? « Le jugement porté sur un acte est un phénomène de mémoire. Ce bébé n'entend pas ce que l'on appelle la « voix de la conscience ». Mais à 12 ans, vous avez déjà appris à juger comme vos parents, vos amis, vos maîtres ». Telle sera l'explication d'un maître laïque (2MP).
Non ! Non ! dira un père de famille catholique ! Je conteste formellement cette explication, qui engendre l'immoralité.
Et si au lieu d'un maître laïque, c'est un catholique qui fait la leçon dans une école publique, tout en demeurant fidèle aux instructions de Jules Ferry, voici ce qu'il proposera « A n'observer que la nature, on ne rencontre que des biens relatifs inférieurs.!.. D'où la nécessité de s'élever par la raison dans une région supérieure à l'homme, et de demander à l'Etre absolu ou Dieu quel est le souverain bien que l'homme doit s'efforcer d'exprimer dans sa vie ». (3MP)
Et si ce maître, convaincu de son droit et de la vérité de sa doctrine ajoute « La vie morale ne prend de caractère véritablement obligatoire que pour celui qui croit en Dieu. La vie morale n'est donc logiquement possible qu'à celui qui croit en Dieu » (1), combien de parents (même catholiques peut-être ! ) vont se dresser contre cette doctrine injurieuse ?

Ce n'est pas tout.
L'instituteur laïque continue par une conversation sur la raison. Il met en garde l'insuffisance de justification auquel un premier examen l'a conduit : « Si de père en fils, les hommes avaient toujours jugé comme leurs éducateurs, nous concevrions le bien comme le feraient les hommes primitifs ». Or, la conception du bien a fortement évolué au cours de l'histoire (Montrez-le : sacrifices humains, esclavage, guerres de religion, etc.).
C'est qu'un autre guide a parlé : la raison. La raison n'accepte sans contrôle aucune autorité… C’est l'esprit critique appliqué

aux mœurs.... « il arrive assez souvent que la raison condamne et révise les jugements hâtifs de l'opinion publique, que les fils brûlent ce que les parents ont adoré, et c'est pour cela que l'idéal moral évolue et progresse... » (4MP).
Horribles blasphèmes s'écrieront les parents catholiques !
Et la Davidée expliquera : «  Pour élever le niveau de la conscience sociale,... on doit avoir recours à la diffusion de la religion, de la vraie religion, qui, dans son commerce avec Dieu, par le culte, cherche et demande le secours d'en haut pour réaliser, dans l'individu et dans la société le bien suprême » (5MP).

J'entends bien que nous avons transgressé, d'un côté comme de l'autre, les indications tant de fois vantées de Jules Ferry. Mais alors, sur ce problème essentiel, faut-il nous résigner au silence ? C'est malheureusement trop souvent la règle. Les devoirs envers ceci ou envers cela, appris par cœur comme un catéchisme, qu'il soit laïque ou confessionnel, constituent la pâture quotidienne.

A qui la faute ? Il serait véritablement inadmissible d'en accuser les instituteurs! Pour se conformer à la lettre et à l'esprit de la « laïcité » ainsi comprise, pour éviter   « des histoires », les éducateurs sont bien obligés de décolorer leur enseignement. Mais alors ils ne sont pas de véritables éducateurs et nous avons le droit d'exiger autre chose, ne serait-ce que cette précieuse liberté dans les méthodes et dans les principes, qui aurait tant d'importance pour les jeunes élèves de 12 à 15 ans (auxquels nous songeons surtout) ! La vérité - nous oblige à constater que même en ce qui concerne la morale (et que dire de l'histoire et de l'instruction civique ! ) l'enseignement public ne peut pas être neutre. S'il l'est, il se réduit à une sorte de dressage, à l'introduction, dans la personnalité enfantine d'un certain nombre de reflexes, de réactions instinctives contrôlées, inhibées. Et il ne diffère pas sensiblement de l'enseignement confessionnel . Mais s'il veut être vraiment une éducation, il doit ménager avec soin la formation de la personnalité de l'enfant, ce passage entre l'âge où l'autorité extérieure, la contrainte du milieu social est une nécessité et l'âge, (plus précoce que l'on ne pense, si l'on surveille bien l'émergence du jeune « moi », prenant conscience de lui) où l'autorité, la maîtrise de la conduite sera intérieure et autonome. A ce moment commence, au point de vue moral, l'éducation laïque et elle n'est pas neutre, puisqu'elle a pour objet d'armer l'enfant contre toute contrainte dogmatique qu'il ne comprend pas.

Notre conclusion sera nette : la laïcité de J. Ferry, n'est qu'une neutralité apparente entre les philosophies qui flottent sur les classes et sur les époques. Elle est impraticable (6MP). Elle a été, certes, un «  moment » nécessaire dans l'élaboration de la laïcité strictement formative et éducative ; mais elle heurte de front la tendance profonde de l'institutrice ou de l'instituteur qui considère l'éducation comme un don de soi-même, (et qu'on le veuille ou non ! l'enthousiasme qui règne dans les communautés scolaires de Vienne ou de Berlin, créées par le mouvement prolétarien réalisé à ce sujet une expérience magnifique (7MP). Dans l’intérêt de l'enfant, par fidélité aux principes de la laïcité que nous allons définir, il faut la dépasser, faut la remplacer, il faut, dans un système d'institutions scolaires complètement renouvelé, avec un personnel laïque bien préparé à sa tâche et par suite, libre de ses méthodes, installer à tous les degrés de l'Université une laïcité permettant aux maitres d'enseigner suivant le mot de Jaurès, non pas ce qu'ils savent, non pas ce qu'ils veulent, mais qu'ils sont, c'est-à-dire des esprits libres : G. …ailles n'a pas hésité, lui, à le dire et à l'écrire : «  l'idéal social de l'école laïque s'oppose à l'idéal divin des religions ».


Notes :


(1MP) A vrai dire, un ministre « laïque » aurait pu donner des directives bien plus précises s'il avait voulu tenir compte d'un vote du Sénat rejetant par 192 voix contre 63, le 2 avril 1914, l'amendement de La Merzelle, ainsi rédigé : « Le cours de morale à l'école primaire publique enseignera obligatoirement les devoirs envers Dieu, ainsi que l'obligation et les sanctions divines du droit et du devoir. Sera remis en vigueur dans les écoles publiques le programme annexé à l'arrêté ministériel du 27 juillet 1882, en tant que ce programme impose l'enseignement des devoirs envers Dieu et précise la distinction entre la loi écrite et la loi morale. »
Un tel vote est clair et décisif. Mais la guerre est passée là-dessus et le ministre de l'Instruction publique du Bloc national s'est bien gardé d'en respecter l'esprit!


(2MP) Exemple pris dans le litre de morale A la recherche du bien, de Pons et Franchet, p. 55 (Bibliothèque d'éducation) .


(3MP) Exemple pris dans le chapitre « A la recherche du bien », Cours de morale de J. Guibert, p. 13. (De Gigord. éd.)


(4MP) Pons et Franchet, p. 56.


(5MP) J. Guibert, p. 56.


(6MP) Ainsi se confirment et s'éclairent ces paroles de Jaurès : « Que voulez-vous que fassent vos maîtres aujourd'hui, pris entre les mots et les choses? S'ils prennent les mots au sérieux, ils ne sont que des badauds, proie facile pour l'Eglise, et s'ils prennent les choses au sérieux, ils deviennent des révolutionnaires, ils échappent à votre discipline étroite. » (J. 0., 12 février 1895.)


(7MP) Cf. Amédée Vulliod, Aux sources de la vitalité allemande.


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4 – LA LAICITE DE L’ABBE DESGRANGES


La « laïcité » de l’Abbé Desgranges exprime la volonté de résistance contre la montée socialiste. Bloc anti-marxiste, comme on dit en Autriche, et comme on dira bientôt en France. Voilà ce que dissimule un masque de libéralisme menteur facile à déchirer.

L'un des plus audacieux parmi les « ralliés » à une certaine laïcité est incontestablement l'abbé Desgranges. Ecoutons-le dans un développement significatif sur « l'équivoque laïque … Il est possible de ranger les « laïcs » en trois grandes catégories :
 «  1 ° Ceux qui se proposent de détruire la religion ; 2° Ceux qui cherchent à nous en imposer une nouvelle ; 3° Ceux qui entendent sincèrement respecter les croyances auxquelles sont attachées les diverses familles spirituelles qui vivent côte à côte sur notre territoire français. »

Il est des laïcs dont l'hostilité « est agressive et militante », comme disait Viviani au temps où il n'avait pas encore «  rallié ». M. Paul Faure a bien voulu me répondre vendredi que tel n'était pas son cas. Je l’en remercie. Trop de nos contemporains restent cependant les parangons de ce laïcisme persécuteur.

Nous en connaissons d'autres plus subtils qui s'efforcent de substituer à la foi un esprit critique dont l'indépendance soi-disant souveraine en prend à son aise avec la vérité sur les questions morales et religieuses. Ce qui est grave, c'est qu'ils prétendent imposer cette philosophie de la libre-pensée à l'aide de tous les moyens de pression de la puissance publique. Par une sorte de cléricalisme à rebours, ils font de cette opinion particulière, si pauvre d'ailleurs et si contestable, une doctrine d'Etat.

Il y a enfin ceux qui entendent par laïcité un sincère respect des convictions religieuses et des opinions philosophiques de tous les Français, c'est-à-dire exactement le contraire des sens précédents. Ce qui met le comble à la confusion c'est que ces derniers se divisent eux-mêmes en deux groupes : ceux qui tiennent ce langage sans arrière-pensée, et ceux trop nombreux hélas ! pour lesquels il n'est qu'une formule officielle, une clause de style destinée à camoufler, sous les dehors de la tolérance, leur sournoise tentative de déchristianisation des consciences.
Comment sortir de cet imbroglio néfaste, si contraire à la loyauté française, et dont la malfaisance porte, à n'en point douter, la marque de fabrique des Sociétés secrètes ? En brisant avec patience toutes ces équivoques, en réclamant de tous des définitions claires, en donnant nous-mêmes l'exemple de la précision qui s'impose en matière aussi grave.
Puisque ce mot populaire, officiellement admis, et d'ailleurs d'origine chrétienne - comporte une signification légitime, pourquoi le laisser retourner contre nous ?
Je n'oublie pas nos grands principes.

J'entends bien que nous devons travailler sans relâche à partager avec nos frères le bienfait incomparable de la vérité. Notre vœu le plus ardent doit être même de les convertir tous, et, alors, en vertu de la logique même de leurs convictions religieuses reconquises l'unité morale se trouvant rétablie comme jadis, ils réclameront un gouvernement et un enseignement catholiques.

Si nous n'avions pas ce désir obstiné, ce serait la preuve désolante que nous n'aimons ni la vérité, ni nos frères. Et qui pourrait nous le reprocher ? Est-il un militant sincère qui ne poursuive le dessein de faire l'unanimité autour de l'idéal qu'il estime le meilleur ?

Mais l'idéal reste souvent loin du réel et même du possible. La persuasion chemine avec lenteur à travers les âmes. Nous demeurerons divisés, profondément divisés, longtemps encore sans doute. Cependant, il faut vivre, il faut agir, pour cela découvrir des formules d'accord.

La laïcité ainsi comprise, l'impartialité déférente de l'Etat n'est-elle pas la solution opportune, l'utile compromis qui sauvegarde la dignité de nos sincérités individuelles et nous permet de collaborer les uns avec les autres dans un respect mutuel.

Toutes les fois que la laïcité apparaît comme une liberté, une impartialité, une sauvegarde de la légitime autonomie des consciences, ne permettons pas qu'on nous dénonce comme ses ennemis.

Lorsqu'elle est le masque de la persécution et du sectarisme, arrachons le masque et obligeons nos adversaires à montrer au pays leur véritable visage (1MP)

L'abbé Desgranges n'hésite pas à réclamer des définitions claires, mais donne-t-il bien l'exemple de la précision ?
Qu'est-ce que cet « utile compromis » auquel il fait allusion ?

Et qu'entend-il exactement par « laïcisme persécuteur » ?

Lui-même peut-iI raisonnablement se classer parmi « ceux qui entendent sincèrement respecter les croyances auxquelles sont attachées les diverses familles spirituelles qui vivent côte à côte sur notre territoire français ? » (3ème groupe).
Non ! puisqu'il rêve de « les convertir tous ».
Peut-on rêver de « convertir » et cependant demeurer respectueux des croyances ?
Si non, il reste à l'abbé le soin de se classer dans l'un des deux premiers groupes ! (ceux qui cherchent à détruire la religion et ceux qui cherchent à en imposer une nouvelle) ?

Si oui... eh bien! mais c'est exactement l'attitude que nous prétendons prendre en face des convictions religieuses ou philosophiques. Nous les respectons en ce sens que nous les comprenons comme un donné social et historique, comme un épiphénomène. Et l'idée d'une persécution quelconque d'une « guerre religieuse » nous est non seulement étrangère mais insupportable. Nous ne nous associerons jamais à une brimade destinée à comprimer une aspiration religieuse, à violenter une conscience d'abord parce que ce serait un geste inutile.... ensuite parce que ce serait un geste maladroit. Nous entendons lutter, par les moyens habituels de la propagande pour disputer aux croyances ancestrales néfastes la conscience des travailleurs, pour les appeler à une intelligence plus adéquate de leurs positions de classe. Mais cette confrontation loyale des idées, cet appel à la raison, cette liberté souveraine de la discussion, n'est-ce pas cela que l'on appelle « sectarisme » et « laïcisme persécuteur » ?

L'abbé Desgranges ne sortira pas du dilemme : ou bien il n'est pas sectaire lorsqu'il rêve de convertir tout le monde à sa religion... et alors.... nous non plus, n'est-ce pas ? (sans même faire intervenir la question des « moyens » de conversion) .
- Ou bien nous sommes sectaires lorsque notre propagande appelle chaque individu à penser par lui-même et non par ordre.... et alors l'abbé et ses collègues le sont bien plus que nous !

Mais jouons franc jeu ! Il s'agit, en réalité, de deux conceptions de l’éducation qui se heurtent violemment et les habiletés démagogiques de l'abbé Desgranges ne changeront rien à leur antagonisme fondamental.
Il suffit d'ouvrir n'importe quelle revue catholique pour trouver la véritable définition de l'éducation «  L'éducation étant la tâche la plus noble de la vie terrestre de l'homme, il est nécessaire de fonder cette éducation sur le principe suprême de l'existence. Dieu gouverne le monde ; Dieu doit donc aussi gouverner l'éducation ; Toute éducation qui nie Dieu est objectivement un mensonge, une duperie de l'humanité... » (2MP).

Au fond, c'est là ce que pensent les catholiques. Mais pour des raisons politiques, pour opérer le mouvement tournant expliqué plus haut, les démocrates populaires sont prêts à faire toutes les concessions verbales que l'on désirera. L'abbé Desgranges n'est pas sans audace qui parle d' « arracher le masque pour obliger les adversaires à montrer leur visage » !
- Ou bien il accepte un certain nombre de nos postulats et il se met en marge des instructions pontificales les plus précises contre la laïcité (3MP) ou bien il joue un rôle peu reluisant que nous préférons ne pas qualifier mais qu'un observateur impartial comprendra sans peine. Dans les deux cas nous ne sommes pas dupes. La laïcité de l'abbé Desgranges n'est qu'un mauvais cheval de Troie qui laisse passer par des ouvertures mal déguisées des pans de soutane et des relents d'intolérance cléricale. L'artifice est vraiment trop grossier.


Notes :


(1MP) Jean Desgranges, député du Morbihan (Mémorial de la Loire du 24 février 1931).

(2MP) Julius Langbehn, Der Gest der Gangen, p. 180. cité par la Documentation catholique, 28 mars 1931.

(3MP) « L'école dite neutre ou laïque est contraire aux premiers principes de l'éducation…la fréquentation des écoles non catholiques doit être interdite aux enfants catholiques. » (Encyclique de Pie XI, 31 décembre 1929.)


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5) NOTRE LAICITE


En face des artifices plus ou moins habiles des nouveaux ralliés, en face des timidités républicaines déterminées par des intérêts de classe, dressons maintenant notre laïcité prolétarienne.

Si l'enfance pouvait avoir conscience des attentions que lui portent les réactionnaires, avec leur prétention de baser toute l'éducation sur la religion et le respect des hiérarchies sociales…, ou les bourgeois démocrates, avec leur souci de dogmatisme métaphysique, elle résumerait assez bien la situation qu'on veut lui faire par cette boutade: « En somme il s'agit de savoir à quelle sauce je serai mangée ». Plus exactement, « quel est le conformisme social auquel on prétend me soumettre ». La laïcité véritable nait précisément à partir du moment où une société déterminée abandonne cette prétention de peser sur la destinée de la génération montante pour lui imposer une certaine manière de comprendre les choses et de classer les valeurs.

Seul, le prolétariat peut admettre cette sorte de désintéressement supérieur, cette confiance en l'avenir.
La laïcité dans l'éducation consistera donc à former les enfants, non plus en fonction d'un ordre social déterminé, mais pour eux-mêmes, Elle se connaîtra au souci constant exprimé par l'éducateur de se libérer de tous les dogmes nés de besoins sociaux non permanents. Par exemple, le respect des engagements contractés de plein gré, la sincérité, la droiture, la probité sous toutes ses formes sont naturellement des exigences permanentes de la vie en société. Quelles que soient les perturbations sociales passées ou à venir, on n'imagine pas des relations entre les hommes qui ne seraient pas basées sur ce minimum de sécurité. Mais les prétendus devoirs envers une prétendue divinité ont des origines trop transparentes dans la lutte des classes pour qu'un éducateur laïque consente à les enseigner. Sans doute, les croyants habitués à faire le bien sous la menace d'une punition ou en vue d'une récompense ne peuvent imaginer que la morale laïque se suffise à elle-même. Du moment que leur Dieu législateur et rémunérateur disparaît de l'horizon, la morale s'écroule avec lui, la vie animale reprend ses droits. Faut-il invoquer pour leur répondre le martyrologe des innombrables victimes de l'intolérance religieuse, inventeurs, savants, ou simples travailleurs aux prises avec la matière et affranchis par le jeu de leur propre expérience, des fantasmagories intéressées? Faut-il rappeler que leur désir de savoir, leur besoin de comprendre, leur courage, leur moralité en un mot, ont su porter jusqu'au sacrifice de leur vie la lutte héroïque pour la défense de leurs idées ? La conscience de participer à un immense effort collectif, pour libérer l'humanité de ses servitudes, pour maîtriser peu à peu les forces de la nature ne suffit-elle pas à des milliers et des milliers de militants pour marcher allègrement à travers un monde hostile ? La preuve est faite qu'un homme sans croyances religieuses peut vivre honnêtement de même que la preuve est faite que des fripons authentiques, pillards des deniers publics, faussaires et criminels de tous calibres s'abritent volontiers derrière le paravent de la religion, Il n'y a pas nécessairement relation entre la morale d'un individu, c'est-à-dire sa conduite dans la vie de tous les jours et ses affirmations métaphysiques ou théologiques. Cette simple observation nous suffit pour justifier notre conception de la laïcité dans l'éducation. Celle-ci consistera avant tout à faire des hommes, c'est-à-dire des êtres pensant par eux-mêmes, armés des principaux enseignements qui résultent de l'expérience humaine : langage, raisonnement, science, histoire, connaissance du milieu et du temps, mais armés aussi contre les déterminismes déformants de la vie en société. Des hommes à l'esprit mobile, et non des vieillards fossilisés, pensant par ordre ou incapables de sortir du cycle de leurs idées routinières. Des hommes d'action, ayant l'amour de l'action, et décidés à pétrir, dans la mesure de leurs forces, la société et le monde où ils sont jetés. Et pour commencer, des hommes habitués à regarder en face toute la réalité sociale : non pas celle qu'on se complaît à décrire dans les livres; non pas celle qu'une imagination fertile aurait tendance à dessiner mais celle qui existe vraiment, faite de la chair et de la misère de millions d'hommes travaillant, s'épuisant, mourant pour que d'autres jouissent et se reposent.

Ah ! comme la « neutralité » dans laquelle certains voudraient enfermer le concept   « laïcité » hurle et vibre sous la bourrasque de ces vérités sociales pudiquement dissimulées

La laïcité n'est pas seulement une morale, un principe d'action, c'est une règle fondamentale de la pensée elle-même. C'est la science transposée dans le domaine de l'éducation. Comment penser sainement lorsqu'on se refuse à voir une parcelle quelconque du monde ou de la société dont on n'est qu'une infime partie ? Par quel orgueil ou par quelle mutilation volontaire croit-on limiter l'exercice de la raison à certains objets inoffensifs pour l'équilibre social ?
L'enfant a le droit de connaître, le droit d'apprendre à observer, le droit de tirer, pour lui-même les conséquences qui lui conviendront de son éducation laïque.

Aucune hiérarchie sociale, aucun système de valeurs préétabli, aucun dogme ne doit déflorer la fraîcheur de son éveil et de son entrée dans la société. S'il accepte telle ou telle règle de vie, tel ou tel mode de pensée, parmi ceux qui lui seront également proposés, c'est par une inclination naturelle, ou mieux encore, à la suite de ses propres réflexions sur les choses qui l'entourent.

Ces principes de la laïcité prolétarienne impliquent l'emploi de méthodes d'éducation appropriées aux objectifs à atteindre. Nous ne faisons qu'indiquer au passage la nécessité de développer la pédagogie nouvelle, favorisant le libre épanouissement de la personnalité enfantine; les méthodes actives, favorisant l'éducation par l'action de l'enfant sur les choses qui l'entourent; les communautés scolaires, organisant la vie collective des enfants.

Certes, ce genre de «  laïcité » n'est pratiqué qu'imparfaitement, parce que tout l'appareil capitaliste pèse sur la spontanéité de l'instituteur et de l'élève ; on comprend mal une leçon d'histoire faisant au prolétariat sa place plus importante après tout que celle des rois ou des empereurs du 19ème siècle. On admet difficilement une leçon d'arithmétique commerciale sur « les actions » analysant le mécanisme du profit capitaliste. Et l'idée paraîtrait étrange d'enseigner à des apprentis ajusteurs la monographie économique du fer... ou les conditions de fonctionnement du Cartel de l'Acier. Une leçon sur « la patrie » illustrée par des documents authentiques relatifs à l'internationale sanglante des industries de guerre ferait dresser les cheveux sur la tête de bien des inspecteurs. Et si un professeur s'avisait d'expliquer la théorie des crises économiques au cours d'une leçon de géographie ou d'économie politique, il s'attirerait peut-être des observations sévères. Quant aux leçons d'instruction civique sur le syndicalisme ou sur le mouvement socialiste comment donc, à l'école, décrire sans péril les phases de l'expérience prolétarienne aux jeunes travailleurs ? Cependant, en dépit des instructions officielles, la laïcité perce chaque jour un peu la carapace d'indifférence et de neutralité que la société capitaliste dispose autour de ses écoles.
Ce sont les adversaires eux-mêmes qui violent cyniquement cette neutralité. L'expectative, le silence, le néant sont impossibles à observer, nous l'avons montré, sur chaque problème, sur chaque matière prêtant à discussion, l'instituteur s'enhardit souvent jusqu'à présenter les thèses adverses ; il fait discuter les élèves, il habitue leurs oreilles à entendre plusieurs affirmations contradictoires. Parfois, même, il répond à leurs questions; il fournit des documents, indique des lectures, encourage les recherches, sollicite les controverses, fortifié par tous les moyens, la formation de l'esprit critique, la pratique du doute méthodique. Son rôle est plutôt de protéger contre le milieu, contre l'époque, contre lui-même, la jeune personnalité en voie de formation. Aucun dogmatisme ne doit transparaitre dans son enseignement. Les vérités mathématiques les plus abstraites devraient être découvertes, par un effort permanent d'initiation concrète ; mais non pas imposées comme autant de vérités révélées.

Cette laïcité protectrice de l'enfance et génératrice des libérations les plus décisives ne peut d'ailleurs s'épanouir largement que dans l'enseignement prolongé jusqu'à 15 ou 16 ans.

Bien loin de manquer son but sous prétexte qu'elle ne fait pas appel au sentiment religieux. elle formera des esprits rebelles aux croyances imposées, libres de toute contrainte, entièrement orientés vers l'action sociale, c'est-à-dire des esprits heureux de la correspondance entre leur formation et les exigences de leur époque, prêts à accueillir toutes les transformations dues à la science et à la technique, prêts à les favoriser, prêts à les faire fructifier dans le domaine de la peine des hommes. (1MP)

Notre, laïcité, protestation permanente d'une classe en mouvement contre toutes les forces qui tendent à la paralyser, mérite vraiment de concentrer toutes les fureurs des conservateurs sociaux. Le temps n'est pas éloigné où les neutralistes et les cléricaux réconciliés la dénonceront comme un péril social, c'est-à-dire un péril pour leurs privilèges. Juste retour des choses ! Notre laïcité est cependant sûre de vaincre, car elle exprime la tendance instinctive d'une classe vers sa libération économique, et cette tendance coïncide avec le besoin incoercible de connaissance, la soif de savoir et de comprendre qui caractérisent la science.


Notes :


(1MP) Cf. la Lettre à un ouvrier sur la culture et la révolution de Jean Guéhenno dans Europe, 15 février 1931. On y trouvera des tendances d'esprit renforçant singulièrement cette thèse.


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CHAPITRE IV CONCLUSIONS PERSPECTIVES PROLETARIENNES


Nous avons essayé de découvrir, pour quelques époques particulièrement instructives, le lien qui rattache d'une part le phénomène religieux, les institutions cléricales, les besoins des classes dirigeantes et d'autre part, le phénomène laïque, le mouvement scientifique et les aspirations des classes révolutionnaires. Le problème de l'éducation s'est trouvé si intimement mêlé aux considérations relatives à la lutte des classes qu'il semble difficile de nier cette tendance naturelle d'une société à former la génération qui va la remplacer en fonction d'un certain « continu » social. En plus des acquisitions permanentes de l'expérience, l'enseignement transmet un certain nombre de valeurs provisoires qui seront souvent des obstacles au progrès de l'humanité. La laïcité, l'enseignement laïque digne de ce nom est d'abord un choix entre le permanent et le provisoire, une résistance spontanée aux idéologies qui ne s'imposent pas nécessairement. Pour ce choix, pour l'orientation de cette résistance, une base, un système de références s'imposent : c'est le prolétariat qui doit le fournir. Laissons à d'autres la croyance en un idéal qui aurait une valeur absolue, éternelle, immuable. Notre méthode nous permet d'affirmer que toute idéologie a une origine sociale, la nôtre comme les autres. Mais la nôtre prétend traduire aussi exactement que possible une évolution profonde. C'est l'histoire de toutes les grandes hypothèses que le prolétariat vit, dans sa doctrine socialiste. Partir des faits scrupuleusement observés, construire un système interprétatif qui les relie, découvrir, grâce à lui, de nouveaux faits inaperçus tout d'abord, et compléter ensuite, à mesure que s'enrichit l'investigation, le système d'explication primitif. Des lignes simples peuvent, à ce régime, apparaître, vues de plus près, singulièrement plus complexes qu'on ne l'imaginait, des pans vétustes du système primitif s'écroulent soudain sous la poussée d'une expérience ou d'une observation ; mais c'est pour laisser surgir quelque chose de plus vaste, de plus hardi, de plus conforme aux progrès de la pensée et à la richesse de l'expérience.

Ainsi de la méthode socialiste. C'est par l'efficacité des résultats que la science justifie ses méthodes et ses postulats. C'est par l'efficacité de sa prise directe sur la réalité sociale que le marxisme justifie les siens.

Car si les événements historiques ont été vus sous un angle suffisamment grand, si leur processus a laissé découvrir une sorte de loi générale d'interprétation, alors, dans l'action individuelle et collective, l'efficacité de nos efforts sera maximum. Et nous démontrerons par là même aux antimarxistes qui s'obstinent à ne pas vouloir comprendre, qu'il nous est possible de faire l'histoire dans la mesure où nous avons su insérer notre influence dans la direction où l'histoire s'engage.
Dans la société où le capitalisme se révèle pourvoyeur de guerre et de chômage, à une époque où des millions et des millions d'êtres humains sont jetés dans la misère ou massacrés sur les champs de bataille par le seul jeu d'un monstrueux régime d'exploitation, les principes essentiels d'une laïcité telle que nous l'avons définie apparaissent bien comme une sorte de « catégorie mentale » du prolétariat révolutionnaire. En elle se retrouve l'esprit d'indépendance, la réaction contre l'autorité, le besoin de justice et de raison de la vieille civilisation grecque. En elle se symbolise tout l'effort des travailleurs en lutte continuelle contre les forces de la nature et les iniquités sociales. En elle se réfugie le véritable optimisme humain, réaliste et scientifique, diamétralement opposé au pessimisme chrétien qui ne peut pas imaginer l'homme en dehors d'un gendarme pour le punir ou d'un prêtre pour l'absoudre. En face d'une société corrompue, d'une classe bourgeoise qui revient à la religiosité et au mysticisme, qui n'a plus confiance dans la valeur de l'intelligence humaine et qui se blottit peureusement, abdiquant toute dignité, à l'ombre des églises et des hiérarchies ecclésiastiques, oui, la classe ouvrière demeure le seul support de la laïcité, la seule sauvegarde du libre examen.

Elle sera d'autant plus fidèle à ce rôle historique qu'elle appliquera plus rigoureusement, à l'extérieur comme à l'intérieur, les règles chaque jour plus impérieuses de la méthode marxiste.

A l'extérieur, c'est-à-dire qu'elle prendra conscience de sa constitution en classe international, en lutte permanente contre un monde qu'elle doit renverser. La laïcité étendue à cette échelle consistera pour le prolétariat à cribler scrupuleusement tous les apports de l'histoire ou du milieu. La notion de patrie sera soigneusement subordonnée à celle de classe, comme la notion de province l'a été un jour à celle de Nation.

Les influences religieuses resteront à la porte, comme reflets des besoins sociaux des classes ennemies. L'attitude socialiste en face de la religion peut se comparer à l'attitude socialiste en face de la petite propriété : La lutte directe, l'expropriation de celle-ci ou la persécution de celle-là sont en marge de toute la doctrine socialiste. Mais l'indifférence n'est pas non plus absolument conforme aux perspectives prolétariennes. Le socialisme a le dessein d'interpréter une certaine courbe des événements; de l'analyse du passé et du présent, il croit pouvoir déduire, par extrapolation, des formes d'avenir. Ainsi, viendra sans doute l'heure où le petit paysan propriétaire lui-même éprouvera le besoin de rejoindre spontanément la production collective, meilleure utilisatrice de son travail. Ainsi viendra aussi l'heure où les représentations religieuses imposées à son enfance feront place, spontanément, dans l'esprit du travailleur, à des aspirations plus élevées, plus adéquates, plus riches d'expérience personnelle ou collective.

Et si, ce qui est possible, quelque chose dans le mouvement ouvrier doit ressembler un jour à une sorte de phénomène religieux, on peut affirmer dès maintenant que rien ne permettra de reconnaître en lui le dessein des religions primitives, féodales ou capitalistes. Le prolétariat, en tant que classe, doit se nourrir, comme une cellule vivante, dans le milieu où il évolue et des matériaux historiques dont il hérite mais comme la cellule, il doit commencer par démolir tous les éléments dont il fait sa substance pour reconstruire un édifice protoplasmique absolument original.
A l'intérieur, c'est-à-dire que cette classe ouvrière n'atteindra vraiment la pleine conscience de son rôle, la pleine connaissance de ses devoirs que si elle est unifiée et si, conformément aux exigences de «  la laïcité » elle institue une libre circulation des idées et des conceptions entre tous les travailleurs qui la composent. « Démocratie intérieure », telle est l'expression synonyme de cet aspect de la laïcité. On ne sera pas surpris de constater que là encore, les mots ne prennent leur sens profond qu'appliqués au donné prolétarien.

Nous ne nous dissimulons pas que la notion de laïcité n'est pas habituellement entendue dans un sens aussi large, aussi osé, peut-être.

Mais c'est parce que nous croyons en deviner les liaisons sociales, c'est parce que nous pressentons l'importance des luttes prochaines, autour de ce sujet, et en liaison avec la lutte menée par le prolétariat, que nous n'hésitons pas à faire cette extension.

Les années qui viennent seront l'occasion d'un conflit de plus en plus aigu entre ceux qui souhaitent un enseignement neutre, c'est-à-dire, en réalité, conservateur, et ceux qui souhaitent un enseignement laïque, c'est-à-dire, nécessairement, libérateur.

Nous n'avons pas examiné un seul instant l'hypothèse d'une prise du pouvoir par le prolétariat. En ce cas, le système d'éducation serait nécessairement déterminé par les circonstances. Nous nous bornons à exprimer le résultat de nos observations dans l'état actuel de la lutte des classes. C'est relativement à ces données que nous avons formulé des conclusions précises en faveur d'une laïcité intégrale.

Nous voulons qu'on nous rende ce témoignage qui en aucun cas nous n'acceptons d'imposer à l'enfant un dogmatisme quelconque, même le nôtre. Il nous suffit d'obtenir un enseignement impartial, scientifique, respectueux de l'enfant. Il nous suffit d'obtenir un enseignement prolongé jusqu'à 16 ans; notre confiance est telle en la vertu d'une véritable éducation laïque que nous n'aurons ensuite en tant que militants, qu'à tourner les yeux, que nous aurons largement ouverts à l'école, vers les réalités de notre société détraquée pour éveiller la flamme socialiste dans les consciences ouvrières.

Nos adversaires, même lorsqu'ils tentent de le dissimuler, ont un objectif très clair. Le nôtre ne l'est pas moins... Ce seront les jeunes, les jeunes vers qui, la propagande catholique s'oriente systématiquement, les jeunes vers qui nous allons, nous aussi, avec allégresse; ce seront les jeunes qui nous départageront ! Soyons sans inquiétude ! Les jeunes iront de plus en plus vers le socialisme, celte jeunesse de l'Humanité libérée.


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