Les Visages de Solitude. Tirage : 205 exemplaires numérotés dont 5 sur vélin bibliophile. Les Amis de Rochefort. 1947.
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Un seul jour suffirait
Un seul jour suffirait une belle journée
Facile à vivre avec de grands yeux étonnés
Paissant tranquillement dans les fossés du ciel
Un seul grand jour de vérité avant la chute
Mais moi multiple moi blessé moi partagé
Entre toutes ces nuits venues à ma rencontre
Vivrai-je assez longtemps pour vous aimer enfin
Vous qui me tourmentez visages de moi-même
Il en est un au clair regard épouvanté
Qui tourne sans répit dans la fumée des chambres
Et se pose parfois sur un regard éteint
D'autres que j'ai usés dans des salles d'attente
Alors que tous les trains étaient déjà passés
D'autres encore mais parlerai-je des coupables
Du beau visage aventurier qui se cachait
Dans les plis d'un menton d'enfant et d'un sourire
Visages de ma solitude je vous vois
Et c'est toujours ainsi que je vous ai voulus
Penchés toujours penchés sur l'ombre et regardant
Tout au fond de la vie cet homme qui remue
Accueillez-moi du moins comme on accueille un pauvre.
Personne au monde
Je vivrai là
Dans la maison sans toit qui ferme mon enfance
Sous la coupe des mains fumeuses de l'ennui
Dressé mais toujours seul sur la margelle noire
Buveur d'ombre attardé en face de la nuit
Je vivrai d'une seule et belle solitude
Infatigable comme la langue des chiens
Bâtie tel un repos de chasse sous la lune
D'octobre, en un pays qui ne respecte rien
Pas même la douleur de l'homme son veuvage
Ni ce temps de mourir mille fois mérité
Pour avoir osé dire aux oiseaux de passage
« Nous sommes les enfants du ciel que vous portez »
Toute ma vie fera un silence d'étoffes
A peu près comme su fond des quiètes merceries
A l'heure où des enfants qui sortent de l'école
Balancent vers les cieux leurs bras comme des lis
Loin de vous je serai plus présent que moi-même
Dans cet immense amour qui me fait chanceler
Mais surtout n'allez point me persuader que j'aime
Quand c'est à mon insu que je veux tout aimer.
Cavalier seul
Voleur, mais dira-t-on voleur quand il s'agit
D'un homme abandonné sous la lampe qui crie
Je ne porte sur moi que les forêts d'automne
Mettez-moi nu si vous voulez, mais que personne
Ne cherche à soupeser ce coeur qui n'en peut plus
Si je tiens dans mes bras des oiseaux de passage
C'est qu'il a bien fallu réchauffer ce visage
Et ce corps tout entier que le gel a mordu
Voleur de grands chemins ! si l'on vole l'écume
Des soirs, si la première étoile qui s'allume
Est promise à des yeux qui ne sont pas les miens
J'ai toujours cru que la lumière était mon bien
Que je pouvais puiser dans le vent ma colère
Et m'allonger près de mon ombre sur la terre
Comme un berger s'endort à côté de son chien
Certes j'ai possédé le ciel plus que les femmes
J'ai fait du grelot noir des nuits une belle âme
Qui tinte ; est-ce voler que de prendre en ses mains
Des fleurs et de crier : ceci est le levain
De toute vie ; est-ce voler que de confondre
Amour avec amour ; est-ce voler encor
Que de coucher son nom sur le livre du port
Lorsque le voyageur ne partira jamais ?
Voler ! Mais si j'avais des ailes que serait-ce ?
La fuite éperdue
Sans cesse à reculons
Dans cette éternité dont je touche le fond
La main frôlant les murs
Et lâchant le cordage
Plus seul d'être à la fois lui-même
Et son ouvrage
Absent toujours présent au procès de sa vie
C'est moi
C'est encor lui
Vogueur sans océan qui n'est jamais parti
Et l'homme inquiet qui me regarde
Et celui qui me fait sourire
Me ressemblent si bien que j'aime
A les confondre A les berner
A les dresser l'un contre l'autre
Qu'ils me délivrent de moi-même.
A la lumière des mains
Tous ces pays dispersés dans le vent
Les champs de blé dans la poche du paysan
Et l'océan qui n'a plus pour frontière
Que la graine emportée par une main d'enfant
La lampe au bord de la fontaine
Une robe couleur du jour
Le pommier la vigne et toujours
Ce chien fidèle qui m'entraîne
A tâtons vers mon amour
J'ai tout repris à mon compte
Je ne dois plus rien à personne
Pas même à celle qui disait
Ceci est le sang que j'avais
Le noyau tendre de mon ventre
Car j'ai roulé dans tant de glaises
Et touché tant de fonds marins
Qu'à la lumière de mes mains
Je ne sais plus me reconnaître
Seulement je dis que l'oiseau
Doit se tromper quand il abrite
Sa descendance dans mes bras
Qu'une fleur est toujours promise
A d'autres yeux qu'à ces yeux-là
Qui n'ont jamais connu le somme
Parce que je ne suis pas autre chose qu'un homme
Comme les autres
Dans ses épaules de craie
Dans sa poignante vérité de sable
Avec ses deux mains mortes sur la table.
Vingt ans de réclusion
La réclusion n'est rien mais la chaude poussière
Des roses et la lèpre ensoleillée du pain
Dans l'ombre des celliers les pichets de lumière
Le corsage des servantes à pleines mains
Abandonné pour un seul geste de prière
Encor si quelque fleur sanglotait sur le mur
Si des oiseaux passaient leurs ailes sous la porte
Et l'enfant du geôlier des romans d'aventure
On pourrait vivre là mais le matin n'apporte
Qu'un oeil aveugle et noir au fond de la serrure
J'ai beau prier Dieu n'entend pas de cette oreille
Les noms d'amour et les appels prémédités
C'est en moi qu'il était le pays des merveilles
Dans cette enfance désormais inhabitée
Là où mon coeur mettait des tâches de soleil
Du temps que j'étais blond je donnais mon visage
A ceux qui n'avaient pas de lampe à la maison
Et quand il s'agissait de faire le partage
Du blé des fruits de l'eau du ciel et des gazons
Je leur offrais mon sang pour qu'ils aient davantage
Maintenant je n'ai plus l'espoir de retrouver
La tiède migration des froments sur mes lèvres
Ni cette épaule secourable qui avait
Coutume de rôder nuit et jour dans mon rêve
Tranquillement comme une bête des forêts.
Refuge pour les oiseaux
Entrez n'hésitez pas c'est ici ma poitrine
Beaux oiseaux vous êtes la verroterie fine
De mon sang je vous veux sur mes mains
Logés dans mes poumons parmi l'odeur du thym
Dressés sur le perchoir délicat de mes lèvres
Ou bien encor pris dans la glu d'un rêve
Ainsi qu'une araignée dans les fils du matin
La douleur et la chaux ont blanchi mon épaule
Vous dormirez contre ma joue les têtes folles
Pourront bien s'enivrer des raisins de mon coeur
Maintenant que vous êtes là je n'ai plus peur
De manquer au devoir sacré de la parole
C'est à travers vos chants que je parle de moi
Vous me glissez des bouts de ciel entre les doigts
Le soleil le grand vent la neige me pénètrent
Je suis debout dans l'air ainsi qu'une fenêtre
Ouverte et je vois loin
Le Christ est devenu mon plus proche voisin
Je remue des printemps en ramassant vos ailes
Vous savez qu'il y a du bleu dans mes prunelles
Et vous le gaspillez un peu dans tous les yeux
Refermez les forêts sur moi c'est merveilleux
Cet astre qui ressemble tant à mon visage
Un jour vous écrirez mon nom en pleine page
D'un vol très simple et doux
Et vous direz alors c'est René Guy Cadou
Qui monte au ciel avec pour unique équipage
La caille la perdrix et le canard sauvage.
L'aventure de nuit
Il existe un pays semblable à ma mémoire
Où l'approche d'un pas fait un doux bruit de clés
Et parfois dans la nuit lorsqu'une porte s'ouvre
On se sent le besoin de poser les genoux
Et d'aller à genoux vers cette forme humaine
Qui respire et qui bat sans qu'on sache comment
- Car saura-t-on jamais quelle main voyageuse
Fait chanter tristement le coeur hanté du bois
Afin que cette nuit un homme se demande
La raison de ce chant qui monte jusqu'à lui.
Aussitôt que j'entends s'épouvanter ton aile
Lourde porte du temps qui m'auras vu passer
Alors que jeune encor je croyais en des routes
Douces à la fatigue épaisse du marcheur
C'est un peu comme si un vent des hautes sphères
Ecornait le front blanc du monde et me lançait
Pomme de pin rongée par des dents de colère
Sur l'océan où nul vaisseau ne hanterait
Rien de moi n'est plus moi ni mes genoux dans l'herbe
Ni cette obscure main qui cherche à dérober
Un vil morceau de plomb au sommeil de la terre
Ni ce coeur de vingt ans dont les bords sont brisés
Je marche loin de moi sur des routes sans nombre
Une porte d'azur ouverte à mes Côtés.
De quel bois je me chauffe
Quand il n'y aura plus que toi et moi
Tu m'entends
Quand il n'y aura plus que toi et moi
Dans cette chambre
Et que même les murs auront déménagé
Moi seul dans la colère de mes membres
Et toi debout comme une épée
Quand le ciel posera son museau de soie fraîche
Sur la vitre lointaine et sur mes horizons
Quand rien ne restera dans l'air que quelques bulles
Tièdes et blanches comme une gorge de pigeon
Quand je pourrai enfin m'asseoir à cette table
Et croire que je suis installé sous les pins
Dans la scierie du vent près de la mer étale
Serrant mon coeur comme un coquillage marin
Quand basculé dans les cordages de la lyre
J'entonnerai ce chant d'orgueil dont chaque cri
Eveillera sur l'eau les meneurs de navire
Quand l’âme d'un seul coup fera sauter l'esprit
Tu sortiras de cette chambre.
Visages de la terre...
Visages de la terre dont je sais le poids
De suie de cire molle et de feuilles séchées
L’envie me prend de vous saisir moi taciturne
De vous aimer profondément comme on se lie
A la bête perdue au fond d’une rue triste
Qui vous suit sans jamais oser vous dépasser
La pomme et le couteau qui dorment sur la table
Sans qu’il y ait la moindre équivoque entre eux deux
Se prolongent plus loin que les couchants d’usine
Dans le regard d’un homme habitué à sa faim
Ma mémoire est pavée de ces belles faïences
Qu’on trouve dans les fermes noires où se lit
Le temps de s’épouser dans des violettes doubles
Et des coqs maladroits dessinés à la main
Seuls vous m’épouvantez visages de la terre
Comme un ciel de juillet et comme une eau trop claire
Vous me sortez de mes épaules vous avez
De ces rudes façons d’auberge qui me plaisent
Et c’est toute ma vie que vous me rappelez.
Fin de bail
Quand tous les merles tous les voyous et toutes les femmes se seront tus
Quand on ramassera les carcasses des chevaux à pleines pelles dans les rues
Quand les campagnes s'embraseront comme un chaudron immense
Quand toute la vie sera comme un dernier jour de vacances
Il restera sous terre assez de pages blanches.
Paris du souvenir
Paris comme un enfant qu'une hirondelle occupe
Dans le ciel de Paris tresse des brins d'osier
Saluez Notre-Dame et le Palais du Louvre
Ses vitres roses comme une joue de pommier
Je n'ai vu de Paris que sa métamorphose
Pain blond sorti du four des métros et des quais
Paris boitant plus bas que ses colonnes grises
Et dans le même temps comme un chapeau fleuri
Emporté sous les ponts songeurs de caravelles
Vers les persiennes bleues qui se ferment sur lui
Comme la Seine fait son lit Paris se couche
Paris sous quatre roues fait chavirer Paris
Et l'enquête aboutit à des portes cochères
A de petites rues sans nom à des logis
Où dans la société d'une fille de chambre
Ariel devenu vieux trompe la poésie.
J'ai toujours habité...
J'ai toujours habité de grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier
Des gens s'y reposaient au hasard des voyages
Et moi je m'arrêtais tremblant dans l'escalier
Hésitant à chercher dans leurs maigres bagages
Peut-être le secret de mon identité
Je préférais laisser planer sur moi comme une eau froide
Le doute d'être un homme Je m'aimais
Dans la splendeur imaginée d'un végétal
D'essence blonde avec des boucles de soleil
Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
Ebruitée doucement par un vol de vanneaux
Je m'entendais dans les grelots d'un matin blême
Et c'était toujours les mêmes murs à la chaux
La chambre désolée dans sa coquille vide
Le lit-cage toujours privé de chants d'oiseau
Mais je m'aimais ah ! je m'aimais comme on élève
Au-dessus de ses yeux un enfant de clarté
Et loin de moi je savais bien me retrouver
Ensoleillé dans les cordages d'un poème.
Les hauts murs de ma vie
Les hauts murs de ma vie ne sont pas des visages
Que le premier venu peut flatter de la main
Croyez-vous que je puisse habiter une cage
Où l'on vienne en pitié me jeter quelques grains
Quelques déchets d'un ciel dont la plus grosse part
Ne pourrait contenter mon appétit humain
Ceux qui frôlent ma vie ne se demandent guère
La vivante raison que j'aurais d'exister
Si coupé pour toujours du reste de la terre
Il m'arrivait entre ces murs de demeurer
Je saurais vous trouver la place insupportable
Que depuis si longtemps vous occupez en moi
Vivants plus indécis que des châteaux de sable
Que le seul bruit du sang dans la poitrine effraie
Et je vous parlerais comme si de vous-mêmes
Rien ne subsistait plus qu'un feuillage discret.
Procession des incurables à la Devèze Cantal
La première ne chante pas
La deuxième pourrait chanter
Mais la dernière ne chante pas
Et de tous ces silences naît une voix
Comme un vieux chapeau fané
Comme une lampe allumée
Dans la chapelle du collège
On voudrait s'en aller derrière elles longtemps
On suivrait pas à pas son propre enterrement
On ne se perdrait pas en longs gémissements
On en saurait assez pour mener boire
Les bêtes de l'Hospice
On en saurait assez pour laisser croire
A Dieu qu'on fait bien son office
On s'assoirait sur un vieux banc
Durant des heures
Les bras tombés le coeur ballant
Sans souci et sans heurt
On parlerait sans dire mot
Qui vaille peine
On apprivoiserait les oiseaux
De son haleine
Et seuls pourraient nous attrister
Les beaux visages
Trop sûrs de conserver toujours
Leurs avantages.
La barrière de l'octroi
Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi
Que le petit bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère
Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre
Et dans cette grande journée
Je ne passerai pas pour un vieil abonné
Si les miracles font qu'une image demeure
La mienne tremblera dans les vitres gelées
Comme le chant lointain d'un enfant colporteur
Le temps qui m'est donné que l'amour le prolonge
Et dans ma solitude un instant habitée
J'accrocherai des panoplies de bout du monde
De grands pays couverts d'oiseaux effarouchés
L'amour et moi paresserons dans ces campagnes
Aux joues roses et pâles ainsi qu'un vaisselier
Le soir nous nous asseoirons à la bonne table
De la diseuse d'aventure et du roulier
Notre nom flottera à la maîtresse poutre
Parmi les numéros victorieux des conscrits
Nous saignerons le coq et le sang noir du doute
Ajoutera par son énigme au manuscrit
Manuscrit qui n'est rien qu'une page navrante
Où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés
Comme au fond d'un grenier éclairé par les pommes
Les six ans d'un enfant et son jouet mutilé.
La saison de Sainte Reine
Je n’ai pas oublié cette maison d’école
Où je naquis en février mil neuf cent vingt
Les vieux murs à la chaux ni l’odeur du pétrole
Dans la classe étouffée par le poids du jardin
Mon père s’y plaisait en costume de chasse
Tous deux nous y avions de tendres rendez-vous
Lorsqu’il me revenait d’un monde de ténèbres
D’une Amérique à trois cent mètres de chez nous
Je l’attendais couché sur les pieds de ma mère
Comme un bon chien un peu fautif d’avoir couru
Du jardin au grenier des pistes de lumière
Et le poil tout fumant d’univers parcourus
La porte à peine ouverte il sortait de ses manches
Des jeux de cartes des sous belges ou des noix
Et je le regardais confiant dans son silence
Pour ma mère tirer de l’amour de ses doigts
Il me parlait souvent de son temps de souffrance
Quand il était sergent-major et qu’il montait
Du côté de Tracy-le-Mont ou de la France
La garde avec une mitrailleuse rouillée
Et je riais et je pensais aux pommes mûres
A la fraîcheur avoisinante du cellier
A ce parfum d’encre violette et de souillure
Qui demeure longtemps dans les sarraus mouillés
Mais ce soir où je suis assis près de ma femme
Dans une maison d’école comme autrefois
Je ne sais rien que toi Je t’aime comme on aime
Sa vie dans la chaleur d’un regard d’avant soi