La plaque commémorative de Jean Fréour sur la Maison d'école à Louisfert.
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Les Visages de Solitude
Comme une auberge...
Comme une auberge où patiemment un vieux cheval
Attend son maître qui a soif
Comme une seule maison au loin perdue
Tu m'apparais ma vie
Tu ne t'éloignes guère de l'entrée
Tu es là tranquille qui m'attends
Comme si j'avais pu t'avertir à l'avance
D'une nuit ou d'un jour à passer avec toi
Mais je t'arriverai toujours à l'improviste
Comme on pose une main brutale sur un cou
Pas méchamment
Pour le plaisir de sentir battre
Sous son pouce un rouleau de sang un peu durci
Je ne serai pour toi qu'un ami de passage
Une rencontre pas très sûre à qui l'on cèle
Le poids de sa vaisselle et son argenterie.
Petites rues
Il est d'anciennes rues douces comme des jupes
Qu'on aime à retrouver dans le fond de sa vie
Ainsi le miséreux en retournant ses poches
Y découvre une parcelle de tabac gris
Et c'est une émotion toujours plus merveilleuse
Comme une amicale bourrade qu'on reçoit
D'un vieux copain qu'on croyait mort et que ranime
Une odeur ou un pas qui flotte dans la rue
Il m'arrive souvent d'accueillir ma jeunesse
Au moment de ma vie où j'y pense le moins
Parce que tout à coup se glisse entre mes jambes
Une ruelle crottée et triste comme un chien
Elle venait m'attendre au sortir du collège
Et nous passions tous deux parmi les chiffonniers
Evitant d'éveiller par nos bruits de galoches
Les vieilles qui dormaient pesamment sur les seuils
Nous ne nous parlions pas mais pour nous bien comprendre
Nous allions regarder jusques au fond des cours
Il y avait toujours une forme bizarre
De monstre ou bien d'enfant accroupi près d'un mur.
Le goût du malheur
La gentiane et l'œillet ne sont pas pour les foules
Qui croisent jour et nuit en bordure du sort
On ne les retrouve pas dans les mains des fleuristes
La prunelle vidée comme des poissons morts
Mais dans l'air où la bulle éclate, sur la cible
Où se fiche en tremblant le doigt bleu du matin.
Légère comme un cri prolongé de tendresse
Un bruit de pas dans la poussière du chemin
Parfois un homme inquiet qui demande à la marche
Le sûr éloignement qui convient à son coeur
Découvre à ses côtés un bouquet de lumière
Et craint de demeurer longtemps sur les hauteurs
Il voit au fond du ciel comme une maison basse
L'humble toit de sa vie où l'espoir est couché
Tandis que sur le marchepied splendide de l'espace
Une main inconnue agite des œillets
Mais la main peut chanter il suffit à cet homme
De savoir que sa vie est demeurée plus bas
Pour d'un bond se trouver sur le pas de sa porte
Comme un ami qui vient pour la première fois.
Le temps des villas vides
Autour de la maison il n'y a que du sable
Des paupières de sable un silence de sable
Le souvenir d'un pas qui traîne dans l'allée
Un pas tremblant comme une anémone de mer
Et malgré les sapins c'est comme au bord des villes
La nuit venue un cimetière d'automobiles
Le coeur monte une carrosserie démodée
C'est aujourd'hui et c'est une autre année
Un temps trop court un temps mouillé de brumes douces
Une horloge qui bat à petites secousses
Comme un chat maigre boit une tasse de lait
Une vague soudain fait sauter les volets
Les jette sur les flots; gonflés comme des barques
Dans chacune il y a un enfant qui me nargue.
Miroir comme une eau froide
Au détour du chemin forestier qui ne mène nulle part
Dans la petite maison du hasard
Près du canal
Entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans
Il n'y a plus place pour moi
Je suis trop encombrant
Trop lourd d'un poids têtu de racines et de souches
Trop tenté de savoir
Trop veule de gagner
Il n'y a plus assez d'herbe dans mes allées
Il n'y a plus d'âme en peine dans l'escalier
Autrefois j'avais peur comme un petit enfant
Je me terrais le jour parmi les feuilles mortes
Je ne répondais pas aux appels de ma mère
Le soir je n'attendais jamais jusqu'au dessert
Et m'enfuyais tremblant au fond du corridor
Vers les chères, les redoutables figures de ma mort
Que je faisais surgir d'un pas lourd sur la route
D'un aboi de mon chien dans le jardin perdu
On aurait pu m'oublier là que j'aurais cru
En un bonheur plus grand que toutes les présences
Plus doux que la raison si douce de mon père
Je m'occupais moi-même de changer l'air
Habitant à la fois les greniers et les branches
J'étais patient dans mes ennuis comme un dimanche De Toussaint
Et je venais souvent me prendre par la main
Pour m'aller voir dans un miroir comme une eau froide
Entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans
Il n'y a plus place pour moi
Il n'y a plus place pour ce roi vacillant
Terrorisé par ses sujets
Il n'y a plus de Bernadette
Il n'y a plus de Marie
Il n'y a plus de pommes dans l'armoire
Il n'y a plus de pétrole
Il n'y a plus qu'une vie et qu'une enfance brisées.
Bonjour Federico
Federico je n'ai vu qu'une fois ton visage
Dans un journal à trente centimes d'avant la guerre
De celui-là je ne me souviens guère
Mais ta face éternelle est partout chez moi
Dans le geste obstiné de l'homme qui regarde
Sans cesse vers la mer le même galop blanc
Et sourit en voyant les portes de Grenade
S'ouvrir sur les haillons lumineux d'un enfant
Dans l'éventail de fleurs qui cache dans ses rides
La route et la misère bleue des posadas
Dans les bobines du chemin qui se dévident
Pour tromper la fatigue et la faim du soldat
Dans le ciel mesuré par un chant d'alouette
Dans l'herbe encore humide où demeure le cri
Du premier voyageur du triste véhicule
Qui roule vers le soir sa grossesse d'ennui
Dans l'homme abandonné de l'homme par la crainte
Quand douze fois honteux l'oeil mauvais l'étoila
Dans la grande étendue de plaines et de plaintes
Bonjour Federico Garcia Lorca.
La conscience
Est-ce toi dans cette petite vie
Dans l'intérieur si mal tenu de ma poitrine
Tu fais si peu de bruit que je crains de te perdre
Et tu passes sur moi comme une main mouillée
Je peux t'abandonner comme au cours d'un voyage
On oublie dans un lit d'hôtel ou d'un meublé
Une fatigue de dix ans un corps maussade
Malgré moi je saurai bien te retrouver
Au détour d'un jour creux et doux comme une ruine
Dans l'avenue trop courte où mes jours sont comptés
Car j'ai besoin de toi comme l'enfant prodige
Ballotté dans les draps brûlants de la pensée
Se réveille en criant c'en est trop du vertige
Un peu d'eau douce
Dans cette grande solitude salée
Je saurai te donner toujours la préférence
Ce peu de moi si loin de moi qui me revient
Epousé par tant d'angles durs de murs atroces
Cette balle sanglante et triste comme un poing.
Ariane au fil bossu
Lorsque je songe à l'univers de mon enfance
A cette porte mal fermée qui bat toujours
Comme une aile arrachée comme une tempe avide
Comme un cri de guitare au fin fond d'une cour
Il m'arrive d'aimer tendrement un vieux disque
Un vieux rouleau de phonographe abandonné
Pour le trésor plus immédiat d'une chenille
Qu'on élève en tremblant sous le toit d'un plumier
Longtemps j'ai poursuivi dans les rides de cire
L'Ariane au fil bossu qui marque une pensée
Dans ce cercle d'enfer que n'ai-je alors su lire
Les erreurs et les manques d'une destinée
J'aurais pu dès sept ans vers ces embarcadères
Où le seul bâtiment est un homme enchaîné
M'en aller dans des prémices de colère
Afin de me savoir et de me libérer
Mais la cire était molle et j'y laissais l'empreinte
D'un pouce maladroit et fier de sa chaleur
O mon passé où t'ont conduit ces demi-teintes
Quand nous aurions été si grand dans le malheur.
Sept poèmes non-intégrés dans Hélène,
sous le titre Les Visages de Solitude
1946-1947.
Le prisonnier céleste
Enlevez-moi les coqs les femmes et les fleurs
Mon Dieu mais laissez-moi une heure
Parmi ces enfants égorgés
J'arrive d'un pays perdu Loin de la terre
D'un pays noir sous les gouttières
Du ciel
Un ciel de sang
Et j'ai vécu me demandant
Quel échafaud m'emporterait dans sa lumière
Hélas j'ai dû souffrir longtemps devant ma table seul
Parce que je ne suis pas assez coupable
Parce que j'ai gâché tous mes dons d'assassin
Il y a encore trop de soleil sur mes mains
Je pense à des ciguës très douces à des râles
Au cours de promenades matinales
Avec agents
Bons anges qui me conduiraient au jugement
Seigneur je vous demande une place sur terre
Mettez-moi n'importe où mais que je puisse faire
Signe à ceux qui attendent de moi
Autre chose que des larmes et qu'une fois
Au moins je puisse dire
« L'oiseau ne monte pas aussi haut que mon rire
Je suis bien avant dans la joie ».
4 mai 1944.
La bonne fortune
Arbres vous m'habillez bien mieux que les cotons
O sang de mon amour j'ai tes riches étoffes
Le soleil les coteaux de la mer sur mon front
Et je m'en vais dans le ciel clair car je suis sauf
Depuis que l'homme a mis le feu à ma maison
Il ne me reste rien des vanités terrestres
Pas même un livre ouvert un verre à moitié plein
Dans la chambre du fond le portrait de mon père
Ces vitres où l'oiseau venait offrir naguère
En tentation son aile et son pouvoir marin
Je suis dans le printemps comme au premier automne
Espérant les blondeurs venimeuses du blé
N'accordant d'attention qu'aux guêpes qui bourdonnent
Doucement dans mon cœur à ces pas dans l'allée
Toujours en marche vers l'Admirable Personne
Les glaises sont à moi j'ai aussi les bergers
Pour les conversations nocturnes sous la lampe
Je vogue sur les toits La rame des vergers
Me soulève déjà bien au-dessus des rampes
Théâtrales du monde orgueilleux naufragé
Et je partage avec le vent la graine folle
La bonne soupe avec les chiens
Avec l'enfant Le calme bercement végétal d'une épaule
Tout ce qui fait la joie de vivre et son tourment
Par-delà l'étendue nacrée de la parole
La Forêt, 11 juin 1944.
Portrait d'art
Visage inquiétant comme les roses
Visage blanc
Lumière enveloppée dans le mouchoir sanglant
Aperçu d'un matin noyé de tourterelles
Photographie de la royauté éternelle
Flamme de l'églantier qui lèche la maison
Le ciel et les tarots t'avaient donné raison
Puisqu'on te retrouvait couché sur chaque carte
Et jusque dans les plis mouillés de l'horizon
Tu étais la lanterne pâle des rouliers
Le bocal plein d’oiseaux qui tourne dans le phare
Et le poisson d'argent dans le quinquet des gares
L'étoile blanche des greniers
Maintenant la douleur a fermé tes paupières
Ton front est lourd comme les pierres
Comme les tables de la nuit
Mais que le vent du soir fasse rire tes lèvres
Tu t'éveilles tu sors des roseaux d'or du rêve
Tu nous parles encor comme si rien n'était
Une femme est passée qui dans son coeur savait
Trouver aux choses bleues des vertus magnifiques
Toutes les fleurs avaient réponse à Véronique
Elle a porté ses mains à son coeur en disant
Voilà ce que l'on fait de l'amour maintenant
Et ceux qui étaient là n'ont pu cacher leurs larmes
Au fond du ciel il y a des hommes en armes
Dans le soleil monte la croix
Visage tourne entre les doigts.
28 juin 1944.
L'auberge des quatre routes
Arrêtez-moi dans ma mémoire
Juste avant ma vingtième année
Dans cette auberge où j'allais boire
De lourdes chopes de vin noir
Sans jamais me désaltérer
Venu trop tôt parmi les hommes
Ne sachant pas ce qu'ils valaient
Innocemment je les saluai
L'un d'eux me répondit « Nous sommes
Les meneurs du monde à grands fouets »
Lors je vis leurs faces de pierre
Sorties du mur me regarder
La chouette s'envola
Les dés Marquèrent le nombre
Et la bière Eclaboussa d'or le foyer
Et puis tout à coup dans la flamme
Leurs mains qui n'avaient pu guérir
De tant de lèpres s'épanouirent
Pour s'en aller comme des âmes
Que n'atteint pas le repentir
Ne sentaient guère les brûlures
Ces hommes n'ayant pas aimé
Moi de voir ces mains malmenées
J'avais le coeur à la torture
Et je criais dans la fumée
« Mon Dieu est-ce déjà l'automne
Que les liens du sang se défont
Que j'ai beau choisir la saison
Je ne rencontre plus personne
Capable d'apaiser mon front
Dans les jardins de mon enfance
On m'avait dit qu'il reviendrait
L'oiseau gaspilleur de duvet
Le compagnon des bonnes chances
Cet homme qui me ressemblait
Mais sur la branche ma soeur Anne
Appelle en vain le cavalier
Et les roses de l'espalier
Comme une triste joue se fanent
Il ne reste plus qu'à prier »
A l'auberge des quatre routes
La mort visite bien souvent
Le patron n'est pas engageant
Mais on y boit quand même toutes
Les liqueurs fortes de l'Avent.
1er juillet 1944.
Les secrets de l'écriture
Je n'écris pas pour quelques-uns retirés sous la lampe
Ni pour les habitués d'une cité lacustre
Pour l'écolier attentif à son coeur
Non plus pour cet enfant paresseux qui sommeille
Entre mes bras depuis cent ans
Mais pour cet homme qui dépassé par l'orage
N'entend pas la rumeur terrestre de son sang
Ni l'herbe le flatter doucement au visage
J'écris pour divulguer ce qui vient des saisons
La neige pure ainsi qu'une main féminine
Et le pollen éparpillé sur les gazons
Aussi l'agneau qui fait le calme des montagnes
J'écris pour dépasser la crue noire du temps
Tandis que les oiseaux et les fleurs me précèdent
A cette auberge au bord du ciel où les passants
Trouvent des couches étoilées et des vaisselles
Pleines de fruits et des soleils encourageants
Mais reste au fond de moi le plus clair de ma vie
Qui ne supporte pas le poids de la parole
Ces mots d'amour qui ne seront jamais écrits
Et la lumière de mon cœur toujours plus haute
Aveuglante comme une poignée de sel gris.
9 août 1944.
Prière d'insérer
Si je suis né c'est à la vague
A la molle et blanche vague
A la chanson de la mort lente
A la douceur des terrains vagues
Au grand soleil qui sue sa peine
A celui qui sait et se tait
A toutes les portes qui s'ouvrent
Sur des enfants abandonnés
Et ce monde pour moi commence
A la minute où je prédis
Que toutes mains toutes paroles
Trouvent en elles récompense.
Hiver 1944.
Chaleur du sang
Tu ne peux pas savoir
Tu ne sauras jamais
Ce qui fut moi
Cet homme épouvantable
Ainsi disait-il au miroir
Et pendant ce temps-là
La mer montait
La mer atteignait le plafond
Et refermait la bouche
On entendait au loin un piano
Des enfants
Revenus pour mourir de campagnes féroces
Jetaient négligemment leurs poings noirs
Dans les vitres
Il demeurait
Songeant peut-être à des étés
A des feux de Saint-Jean nourris de jeunes filles
A des pas sur la neige
Car cet homme était bon malgré ses mains velues
Malgré ce brin de feu qui courait dans sa barbe
Et lorsqu'il étranglait les oiseaux il pleurait
Disant levant les mains « Mon Dieu est-ce ma faute
S'il n'est d'autre chaleur que la chaleur du sang. »
La Forêt 3 janvier 1945
Tu peux me couvrir de ta haine...
Tu peux me couvrir de ta haine
Devant moi dresser tes poings nus
Chaque jour chaque nuit défaire
Ma patiente ma belle vie
S'il te plaît d'élever des murs
Qui me feront plus grand encore
Je suis prêt j'arrive prends-moi
Fais-toi complice de tes chiens
Tu n'épouvantes que toi-même.
Printemps 1945.
Sauver les meubles
Il est un homme au bord du monde
Qui chancelle
Un pauvre corps sans étincelles
Tout au fond de la vie
Un grand remous à la surface
Et puis des cris
Un doigt crispé qui me fait signe
Dans le courant un cœur qui saigne
Et cependant je n'ose aller
Vers cet homme qui me ressemble
Qui bat des mains
Qui me supplie
De l'achever d'un seul regard
Nous ne pouvons mourir ensemble.
3 août 1945.
Sous le soleil...
Sous le soleil et sous les pierres
Sous la main qui tremble et se tait
C'est la mort qui roucoule
Le silence de craie
A peine si tu vis que déjà tu t'égares
Parmi l'ombre le gel et les racines nues
Rien ne peut t'arrêter dans ta marche profonde
Pas même cette femme un instant dévêtue
Tu portes loin de toi ton poids de terre et d'eau.
1946.
Paroles du matin
Douces lampes du toit, couple amoureux qui veille
Nuit et jour sur la couche enchantée des saisons
Echarpe dénouée sur des destins d'abeilles
Voix blanche qui fait chavirer ma maison
O ramiers menez-moi vers des vallées d'automne
Vers des villas du bord des mers et des brouillards
Au fond de ces pays mouillés où l'air atone
Ne retient que le cri étranglé du renard
Car j'aime en vérité toutes choses faciles
Comme la pluie qui va doucement sur mes mains
Et je repeuple ainsi que les oiseaux des îles
Infiniment dans la lumière du matin
Je porte en moi des dieux vulgaires, des images
Taillées dans le bois neuf des chênes au couteau
Tous les regards d'enfants qui cernent mon visage
Ne valent point le vent du large sur ma peau
Je te sais maintenant éternité, pareille
A cette épaule de plongeur qui resurgit
Tranquillement entre deux touffes de sommeil
Et vous n'y pouvez rien frontières de ma vie.
1946.
La peau du personnage
Il est une cloison douce comme l'oreille
Qui laisse tous les bruits de la terre approcher
Ceux qui viennent de loin et se savent capables
De mener l'homme à sa tourmente de l'aider
A franchir d'un seul bond cette conscience humaine
Qui le nie et l'envoie sans cesse par le fond.
Car l'homme que je suis plus proche de la bête
Des yeux doux de la bête et de son front de bête
S'identifie à l'os intact de la ramure
A la gorge de craie qui chante sans savoir
Que les anses du blé se referment sur elle
Transparente et moulée à la forme illusoire
D'un homme encor lui-même et qui se croit sauvé
Ma poitrine tu bats tu me donnes le temps
De me choisir de me situer de me connaître
De n'être plus pour toi qu'un doux filet de sang.
1946.
La main dénouée
Entre les murs chauffés à blanc comme une plèvre
Qui n'en a pas fini de suppurer
Entre le corridor à pas lents de la fièvre
Et la coupe plus sombre d'une destinée
Entre ce qui est en moi et tout ce que j'assume
De poids morts de ténèbres et de lauriers coupés
Quand j'écris de travers
Quand je vais à la ligne
Quand tout mon corps à vif est un vaisseau penché
Il y a cette Main dénouée qui se révèle
Au signe le plus clair d'une belle journée
Et j'apprends à aimer comme un enfant malade
Dans le temps d'un lit blanc et d'un membre plâtré
De ses dix doigts tremblants s'essaie à l'escalade
Du lustre ou du perchoir à coq de la croisée.
30 avril 1947
Peinture
Au-devant de la toile
Il n'y a pas que cette main qui va
Comme une bête vers l'abattoir du couchant
Il y a même autre chose qu'un mouvement,
Le coeur définitif en proie à sa conquête,
Têtu
Et plus encore à même de juger
Au fond de lui, les grands courants d'éternité.
Au-devant de la toile
Il y a tant de main qui se pressent,
Tant de beautés qui se confessent
Qu'on ne sait plus,
Mais on voit bien,
Fenêtre ouverte,
La lueur mauvaise du destin.
Il y a tant de désespoir
Entre la cigarette allumée du peintre
Et son regard
Que c'est comme si toute la vie
D'avant les hommes
Comme si l'unique somme
De tendresse à partager
S'étalait là entre la poutre et le plancher
Aux yeux de tous
L'amour la vérité l'étendue du malheur.
Adresse à Dieu
Ce n'est pas au moment d'abandonner les guides
De basculer par-dessus bord comme un litre se vide
Sans bruit dans la lumière atroce de quinze heures
- Car je sais ce que c'est que de traîner son coeur
Sur les chemins pareils à des dalles de cloître
Drapé de linges blancs et de vérités moites -
Ah! Ce n'est pas en la minute impérissable
Du dernier rendez-vous et de la bousculade
Qu'il me prendra l'envie mon Dieu de malmener
La crémone d'azur de tes portes fermées
Accueille-moi si tu le veux comme on respecte
Le combat terminé un blessé de la tête
Je t'ai trouvé je t'ai perdu je t'ai caché
Comme un billet galant à un autre adressé
Qu'on déchiffre en tremblant dans le gel de la chambre
Et qu'on relit avant de le réduire en cendres
Tu ne peux rien pour moi maintenant que je suis
Fané par ton soleil comme une fine pluie
Venue d'un nuage bas qui mettait sur la terre
Quelques larmes de trop au bord de tes paupières
Tu peux bien m'accueillir et m'ouvrir tes palais
Tu ne me rendras point cet amour que j'avais
De la vie ni ce doute inné de Ta Personne
Qui fait que je suis là et que tu me pardonnes.
26 juin 1948.
Entre le soleil et la terre...
Entre le soleil et la terre
Il y a des petites places de marché
Toutes pleines de coquillages frais
Et de femmes
Il y a aussi de longues routes blanches
Et le chèvrefeuille s'enroule à la bricole du vieux rémouleur
Il y a des maisons riches avec des tuiles
Et vers quatre heures on y joue du piano
Il y a peu de gens hostiles
Mais on y voit de drôles de numéros
Des bandes d'oiseaux plats venus des pays d'ouest
S'assemblent pour mourir au-dessus de midi
L'odeur des fruits mouillés excuse la paresse
Dans les cuisines de l'ennui
Et l'on vit sans penser à mal
Sans rire et sans bouger
D'un pied
D'une main
Et l'on songe à des arrivées à jeun
Dans un village endormi
Où tourne un vieux cheval
Eperdu
Fou
En proie à la dernière étoile
Et le flanc ruisselant des perles de la nuit.
10 novembre 1948.
Dans la nuit du dix-sept novembre
La nuit dans une automobile arrêtée
Toute seule dans une automobile
Sur une longue route la nuit
Sous les arbres
Il y avait une femme
Dans la fourrure et dans la nuit
Une femme
Et la seule lanterne éteinte
Soudain quelqu'un qu'on n'avait pas vu
Se mit à chanter doucement
Et des enfants sur la route passèrent
Avec un chien
Une feuille tomba sur le siège avant
Un bonheur nouveau se fit jour
Avec des feux de boiseries
Avec une table de chêne
Et dans le cadre rajeuni
Le visage d'un homme qu'elle aime
Au jour levant
Elle arriva en vue d'un parc
Sans ses fourrures elle arriva
Mouillée de feuilles en vue d'un parc
Dans l'aube seule
Elle arriva
« Je reconnais l'orangerie
Le perron les dahlias brûlés
Tu vis là-haut dans une chambre
Au bord d'un lit où je mourrai
Tes mains sont blanches comme marbre
Tu écris des mots défendus
Et la branche haute d'un arbre
Relance au ciel ton front têtu
Tu m'arrives de mon enfance
Sans ne m'avoir jamais quittée
Il pleut des siècles je te cherche
Dans les corridors du passé
Jusqu'au fond de l'orangerie
Dans les greniers dans la resserre
Tu me sais faible et tu te sers
De mon amour à l'infini
Et tu me jettes dans les feuilles
Dans la nuit longue dans les feuilles
Dans une vieille automobile
Cependant que sur la route noire des enfants passent
Et qu'on entend dans la nuit seule un cor de chasse. »
17 novembre 1948.
Où vous-croyez-vous donc...
- Où vous croyez-vous donc ?
- Dans une maison au bord du monde!
- Il n'y a pas de maison au bord du monde
Mais un fossé sans croix ni tombe !
- C'est donc que j'habite un hôtel
Près d'une gare providentielle
- Il n'y a pas de Providence
Mais de longues distances de très longues distances !
- Me situez-vous dans un chariot
Traîné par boeufs ou par chevaux ?
Sur le plancher d'une ambulance ?
Vraiment ce serait trop de chance !
Dans la guérite d'un douanier
Un soir où la mer a neigé ?
Blessé aux mains et à la face
Dans le repos d'un garde-chasse ?
- A la fin je perds votre trace !
27 novembre 1948
Continuez
Allez ! Continuez sans moi le voyage
Abandonnez-moi comme un excédent de bagages
Dans le hall d'une grande gare
Ou sur une plage
Sans couverture ni vivres
A quoi bon!
En ce moment vous traversez peut-être une forêt
A mi-chemin de la montagne
Et vous vous arrêtez soudain pour regarder
Le bleu des arbres et le fond des vallées
Pas de danger qu'on m'aperçoive
Derrière la dernière maison
Après le presbytère
Plus loin
Où l’on relègue les wagons
Là-bas
Dans l'herbe
Comme une chaussure qui boit
Le soleil rit
Et je me sens moi-même porté
En cet après-midi du début de l'année
A des excès de langage
30 novembre 1948.
Mon Dieu ce n'est pas...
Mon Dieu ce n'est pas parce que tu as coupé ta barbe
Rouge et verte comme des côtes de rhubarbe
Ni parce que tu ne te vêts plus à l'antique
Comme les jeunes gens dans les sociétés de gymnastique
Que je ne suis plus capable de te reconnaître
Pauvre rouge-gorge à la croisée de la fenêtre
Tu m'arrives au moment où je t'attends le moins
Tu entres tu ne sais plus aucun mot de latin
Tu te heurtes au mur de la bibliothèque
Avec cet à quoi bon tenace de l'insecte
Qui grille dans le four obscur du radiateur
Les ailes de la nuit et le miel de son coeur
Tu es là je ne sais comment Tu te réchauffes
Au feu de bois Tu te tâtes les côtes
Pour t'assurer qu'il n'y a rien de déplacé
Dans l'horlogerie délicate de l'éternité
Et je te parle à mots très humbles
De la souffrance intraduisible et des coloquintes
Qui sont en bas dans le jardin et qui éclatent
Dans l'air avec un bruit de savates
Qui fait songer au pas de l'homme en son cachot
Innocent comme un oeuf et le ciel sur le dos.
20 décembre 1948.
Poème pour l'an 1950
Or la beauté n'est pas unique ! Et quel orage
Comme un décor de funambules qui s'abat
D'un seul coup sur un parterre de corsages
Suscitant un espoir chez les gens à sabbat !
Mais l’eau tel un oiseau dans la gorge des rives
Roucoule un songe d'herbe et le fil du pêcheur
Délimite d'un trait l'odieux bonheur de vivre
D'avec le Styx aux exigences de passeur
Cinquante ans ont sonné depuis que les prophètes
Barbouillés de vin vieux et de coeur altérés
Nous ont prédit des Chandeleurs et de ces Fêtes
Qui ne figurent point sur les Calendriers
Que dire maintenant qu'on entend dans les fermes
Bramer de l'aube au soir le concierge et l'acteur
Quand le blanc nénuphar dans un berceau de sperme
Descend un Nil aux eaux bourbeuses de liqueurs
Je chante pour l'enfant arrêté par l'hospice
Dans sa marche au-devant de l'homme et du printemps
L'imbécile Odyssée de cet idiot d'Ulysse
Qui se mire dans l'ongle écarlate du temps
Car le chant seul me plaît qui célèbre les plaintes
D'un voisin de ma vie dépouillé de ses biens
Qui remue là dans un couchant en demi-teintes
Sans jamais parvenir à défaire ses liens
J'ai trop parlé de Meaulne et des routes d'enfance
Des Bohémiens et du Domaine Mystérieux
Poète que fais-tu de cette pestilence
Qui embaume Paris son faubourg et les cieux ?
J'aime qui m'attendrit à l'étage du doute
L'analphabète enfant par lui-même étourdi
Qui grimpe l'esca1ier de l'enfer et s'arc-boute
Un soir à la passerelle du Paradis
Celui qui a raison contre l'homme qui chante
L'obtus recueillement d'un arbre dans l'été
Mérite qu'on le serve et qu'on fasse guirlande
De ses cheveux de chef ainsi que d'une idée
Qui flottera demain sous ce ciel dérisoire
Balisé de chevaux de tonnerre et d'épis
Date approximative et faste dans l'Histoire
Où l'Orgueilleux manant a rejoint Jésus-Christ.
Louisfert, 6 juillet 1949