Les trotskystes face à la 2ème guerre mondiale : défaitisme révolutionnaire ou Politique Militaire Prolétarienne ?

 

 


Marcel Hic, prendra l'initiative de construire en 1943 le bureau européen de la IVème Internationale, partisan de combattre au sein de la résistance ouvrière sur une orientation internationaliste... déporté et mort à Dora...


D'avtian, dit Tarov ou Manoukian, trotskyste arménien, combattant des FTP-MOI, fusilllé le 21 février 1944 avec son ami Missak Manouchian et le groupe de l'Affiche rouge.


 

Le numéro spécial de la Vérité, organe théorique du PCI, publié en 1982 ou 1983, défendant le Défaitisme révolutionnaire...


 

 

par Robert Duguet

Avertissement 

Je publie sur le site mettant à disposition aux formats .docx ou .pdf les articles rassemblés par Pierre Broué et ses collaborateurs en 1985 sur la IVème Internationale et la Guerre. L’extrême intérêt que j’ai porté à cette relecture m’a conduit à écrire cette brochure numérique. J’y ai ajouté la mise en parallèle du supplément à la revue théorique de l’OCI-PCI, la Vérité, qui fut publiée en 1982-1983 sous le titre : « Les Trotskystes en France pendant la deuxième Guerre mondiale ». A chacun de pouvoir confronter les faits et les prises de positions de jeunes militants d’une organisation internationale éclatée en plusieurs courants au début de la guerre. Pour la vérité sur cette période dramatique, Pierre Broué y a beaucoup contribué, alors que les organisations se réclamant de l’héritage de Trotsky – le fil de la continuité ayant été coupé par son assassinat -  n’ont pas su ou n’ont pas voulu discuter le bilan de cette période jusqu’au bout.

"Ceux qui ne peuvent rien apprendre de l'Histoire sont voués à la répéter." (PB)

 



 

Les Cahiers Léon Trotsky font une place importante, tout à fait originale voire contradictoire avec la production théorique des courants se réclamant du trotskysme, aux positions de Trotsky face à la seconde guerre mondiale. De la part de l’historien et du dirigeant politique Pierre Broué, sa part prise dans la construction de l’OCI (Organisation Communiste Internationaliste) en Isère dans les années 1968-1981, il y a une volonté manifeste d’analyser lucidement, de « chercher la vérité et la dire » dirait Jaurès, de comprendre les erreurs commises par ceux et celles qui se réclamaient de l’héritage de Trotsky face à ce conflit inter-impérialiste mondial sans précédent qui avait commencé à détruire les bases culturelles de la civilisation. L’introduction du « programme de transition » posait la question d’urgence à laquelle nos générations doivent toujours répondre :

« Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine toute entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. »

Sommaire :


 

 

 

 

Question de méthode…


Dans un article de fond intitulé « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode » (1) , que nous recommandons d’abord de lire, Pierre Broué et ses collaborateurs de l’Institut Léon Trotsky expliquent qu’il est de leur devoir en 1985 d’ouvrir cette discussion.  L’historien écrit :

« … l'occultation d'un fragment du passé, l'oblitération de la politique de guerre, l'absence d'intérêt pour le hiatus inavoué entre la pratique des trotskystes et les prévisions de Trotsky, pourrait être une maladie grave si elle était délibérément maintenue un demi-siècle plus tard. Aucune organisation révolutionnaire ne peut grandir avec un cadavre dans le placard, la dissimulation d'une partie de sa vérité, surtout quand il s'agit de la politique qu'elle a menée dans un moment historique d'une si grande importance. Et c'est entre autres pourquoi j'insiste pour la poursuite ou l'engagement de cette discussion qui n'a rien d'académique et que nous avons pourtant la chance de pouvoir mener dans le calme et avec toutes les garanties de libre expression puisqu'elle peut l'être sans que chaque organisation s'y implique ès-qualités, toutes pouvant se réserver pourtant la possibilité de tirer profit de la lumière faite… »

Cet appel n’a pas été entendu et le travail des Cahiers (1979-2002), surtout après l’ouverture des archives de Harward de Léon Trotsky en 1980, a été traité par les organisations se réclamant de Trotsky, comme accessoire. Alors même que ces documents apportaient des éléments nouveaux, contraignant la paresse de la pensée établie, à modifier le bilan, voire à le regarder vraiment en face. C’est le cas pour le thème traité ici : Trotsky et les trotskystes face à la seconde guerre mondiale. Cette question du cadavre dans le placard non-discutée contribue t’elle à expliquer la crise de la IVème Internationale des années 1950, qui a vu le mouvement éclater en plusieurs segments ?

En fait seule la tendance spartaciste internationale polémiquera contre Pierre Broué, dans le silence assourdissant de l’internationale du SU (Secrétariat Unifié), du courant lambertiste et de Lutte Ouvrière. La critique ultra-gauche est intéressante car elle fait sortir le cadavre du placard. Que disent les spartacistes ?

« Pour Broué, l'appel de Trotsky en 1940 à la « militarisation » des masses prolétariennes antifascistes équivaut à la liquidation du parti révolutionnaire d'avant-garde dans le « mouvement de masses », une politique développée réellement et appliquée par Michel Pablo. » (2)

Quant aux mouvements de résistance, ils ajoutent :

« …là où leur direction n'était pas simplement nationaliste bourgeoise, elle était stalinienne et les staliniens avaient subordonné leurs forces à l'alliance militaire avec les impérialistes démocratiques ».

Pour ce courant, la PMP (Politique Militaire Prolétarienne), que Trotsky a ébauchée dans les dernières semaines de sa vie, état une capitulation devant le nationalisme bourgeois et le stalinisme. Trotsky était donc le premier pabliste ! Face à l’affrontement de deux impérialismes les spartacistes défendent le défaitisme révolutionnaire. A la limite l’appartenance à un mouvement de résistance est incompatible avec le combat pour la révolution socialiste. Personne ne l’a écrit, mais un certain nombre l’ont pensé ! A commencer par Pierre Lambert et Stéphane Just, partisans tous les deux du défaitisme révolutionnaire pendant la guerre.

C’est en reprenant l’ébauche des positions de Trotsky que l’équipe des Cahiers pensaient en 1985 qu’ils avaient la responsabilité, comme chercheurs, historiens et militants engagés dans la IVème Internationale, d’ouvrir ce débat. L’absence de discussion, le fait de laisser le cadavre dans le placard a pesé lourd dans la crise du trotskysme. L’éclatement de 1952 va chercher son explication dans les problèmes que les jeunes camarades, en quelque sorte laissés orphelin après l’assassinat de Trotsky, n’ont pas été en capacité de traiter.


 

 

 

Quelles étaient les positions de Trotsky dans les dernières semaines de sa vie ?

La période qui s’ouvre est celle de la militarisation des sociétés, le prolétariat doit entrer dans la guerre en s’armant, d’affronter le fascisme avec ses propres méthodes. Ce n’est pas une position surprenante quand on connait un peu les textes de Trotsky sur la révolution espagnole : face à la montée du franquisme le prolétariat, ses syndicats, ses partis se sont militarisés, tandis que les staliniens l’ont fait aussi, notamment à travers les Brigades Internationales, mais pour frapper la révolution dans le dos. Aux Etats Unis en 1939, 70% des travailleurs sont favorables à la conscription. Et Trotsky ajoute : les ouvriers prennent l’affaire au sérieux. Conforter les tendances pacifistes dans le mouvement ouvrier, par exemple en France, c’est conforter la position de la bourgeoisie française qui a capitulé devant Hitler derrière Pétain. La position défaitiste, celle de Lénine, dans la 1ère guerre, se félicite de l’effondrement militaire du tzarisme, parce qu’elle permet l’ouverture d’une situation révolutionnaire, elle ne peut être appliquée à la situation française ou italienne : peut-on prétendre que l’effondrement politique et militaire de la bourgeoisie française devant Hitler renforce le prolétariat dans sa lutte révolutionnaire ? La capitulation de Pétain crée une situation de désespérance et de recul du mouvement ouvrier. Que signifie alors une position défaitiste ? Sinon de s’accommoder de la collaboration !

Dans une lettre du 17 août 1940 (3) adressée à un camarade du SWP, Trotsky se félicite des positions anti-pacifistes prises par la section américaine. Il dénonce le réformisme du Labor Action qui s’est prononcé contre la conscription. « Service militaire ? Oui. Mais fait par nous ! » ajoute t’il !

Le 12 août 1940, il écrit à un correspondant :

« La méthode la meilleure, la plus économique et la plus favorable pour les masses serait que la transformation de cette société puisse se faire par des moyens démocratiques. La démocratie est aussi nécessaire pour l'organisation et l'éducation des masses. C'est pourquoi nous sommes toujours prêts à défendre les droits démocratiques du peuple par nos propres moyens. Cependant, nous savons, sur la base d'une expérience historique considérable, que les soixante familles ne permettront jamais la réalisation démocratique des principes socialistes. A un moment donné, les soixante familles renverseront inévitablement, ou tenteront de renverser, les institutions démocratiques pour les remplacer par une dictature réactionnaire. C'est ce qui se produisit en Italie, en Allemagne et en France — sans parler de pays moins importants. Nous disons à l'avance que nous sommes prêts à repousser une telle tentative les armes à la main, et à écraser la dictature fasciste par une dictature prolétarienne. »

Et il ajoute le 20 août sur la question de la révolution prolétarienne en France qui, pour lui, est centrale depuis 1934-1936 (4) :

« En France il n'y a pas de fascisme au sens véritable du terme. Le régime du sénile maréchal Pétain représente une forme sénile du bonapartisme à l'époque de déclin de l'impérialisme. Mais ce régime lui-même ne fut possible qu'après que la radicalisation prolongée de la classe ouvrière française qui conduisit à l'explosion de juin 1936, ne parvint pas à trouver une issue révolutionnaire. La deuxième et la troisième Internationales, le charlatanisme réactionnaire du « Front Populaire » ont déçu et démoralisé la classe ouvrière. Après cinq ans de propagande en faveur d'une alliance des démocraties et de la sécurité collective, après le passage soudain de Staline dans le camp de Hitler, la classe ouvrière française se trouva prise au dépourvu. La guerre provoqua une désorientation terrible et un état d'esprit de défaitisme passif ou, pour s'exprimer plus justement, d'indifférence devant une impasse. De ce tissu de circonstances surgirent d'abord une catastrophe militaire sans précédent, puis le méprisable régime de Pétain.

Précisément parce que le régime de Pétain est du bonapartisme sénile, il ne contient aucun élément de stabilité et peut être renversé par un soulèvement révolutionnaire des masses bien plus vite qu'un régime fasciste. »

Trotsky avait donné un pronostic sur la situation mondial dont l’un s’est avéré juste : le régime d’Hitler allait s’effondrer en quelques années et dans les pays sous domination militaire et policière fasciste, la résistance à l’oppression nationale allait mobiliser les plus larges masses et se charger pas là même d’un contenu révolutionnaire. L’autre a été démenti par l’histoire : il pensait, qu’au moins à l’échelle de plusieurs pays européens, la révolution prolétarienne serait victorieuse sous la direction de la IVème Internationale.

Quand le libertaire Daniel Guérin reproduit dans les années 1960 des documents de la période de la guerre présentant Trotsky comme un social-patriote, il déclenche un tir de barrage des organisations trotskystes, Pierre Broué rétablit les faits suivants :

« …L'ouverture des « papiers d'exil », à Harvard, nous a donné accès à bien des documents qui, tous ensemble, permettent aujourd'hui de présenter une interprétation de la pensée de Trotsky qui n'est conforme ni à la version de Guérin ni à celle des militants qui ont défendu contre lui une « orthodoxie » calquée sur l'attitude des bolcheviks pendant la première guerre - avec un retard d'une guerre et très en retrait de la pensée de Trotsky telle qu'elle s'élançait après les premiers succès hitlériens de 1940… » (5)

Dans ses ultimes écrits Trotsky pose donc le problème de la « militarisation » du parti, et réclame une organisation militaire spécifique sous la direction d’officiers « ouvriers », cadres syndicaux ou militants des partis ouvriers. Cette position ne se situe pas sur le terrain du défaitisme révolutionnaire. Non qu’il refuse dans l’absolu la tactique du défaitisme révolutionnaire, mais il considère que le caractère de la guerre, l’offensive du fascisme modifie la situation dans le sens suivant :

« Dans les pays vaincus, la position des masses va être immédiatement aggravée. A l'oppression sociale s'ajoute l'oppression nationale, dont le fardeau principal est supporté par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d'un conquérant étranger est la plus intolérable »


 

 

 

La discussion empêchée dans le SWP américain et le rôle joué dans l’opposition par Jan van Heijenoort : (6)

Le SWP était alors la section de la IVème internationale la plus importante : ils publient le journal « The Militant ». Jan van Heijenoort avait travaillé sept ans auprès de Léon Trotsky d’octobre 1932 à novembre 1939, en qualité de secrétaire, de traducteur et de garde du corps. Après son assassinat il fera tout son possible pour défendre dans la IVème Internationale et d’abord dans le SWP ce qu’il avait appris aux côtés du « Vieux ».

Le texte du SWP commence par le prédicat suivant :

« A la veille de la deuxième guerre mondiale, Trotsky prenait sur la question nationale une position analogue à celle de Lénine pendant l'autre guerre et qui devait nous servir de guide général pour notre attitude envers les problèmes soulevés par l'occupation allemande de l'Europe... »

Ce qui est manifestement faux : la position de Trotsky, concernant la 2ème guerre mondiale, nous venons d’en résumer la méthode. Ce texte est daté de novembre 1943, alors que la bataille de Stalingrad se termine le 2 février par la première grande défaite des nazis. La résistance intérieure en France était encore largement sous l’emprise d’organisations bourgeoises autour de la reconstruction de l’appareil de l’armée et ne concevait son action que comme supplétif secondaire des Forces Françaises Libres (FFL) de Charles De Gaulle. La victoire de Stalingrad voit un mouvement de résistance au STO se développer dans le prolétariat qui va alimenter les maquis et les groupes francs-tireurs (FTP) sous-direction stalinienne, ainsi que d’autres mouvements qui sont loin de tolérer la tutelle de Charles De Gaulle par l’ex-préfet Jean Moulin. André Philip, ex-député socialiste qui a fait partie des 87 parlementaires à avoir refusé d’accorder les pleins pouvoirs à Pétain, va rejoindre pour un an De Gaulle en 1942 et il explique :

« La grande masse de la résistance est constituée par les ouvriers. Les paysans sont hostiles à Vichy, mais encore dispersés. Les traîtres et les collaborateurs n’ont été recrutés que dans les hommes d’affaires et la classe la plus riche. La classe moyenne et les représentants des industries petites et moyennes nous sont généralement favorables : ils font ce qu’ils peuvent, aux prises avec d’énormes difficultés ». (7)

Jan van Heijenoort va rédiger une série d’articles consacrés à la question de l’Italie et surtout de la France et, ceci en direction des lecteurs et des militants américains. Il aborde le problème de la manière suivante :

« L’Europe n'est pas à la veille d'une nouvelle vague de révolutions bourgeoises nationales, mais de la révolution socialiste prolétarienne. Mais la dialectique de l'histoire est ainsi faite que le système capitaliste est en train de refléter sa faillite à beaucoup de pays sous la forme d'une nouvelle oppression nationale. Trois attitudes sont possibles à l'égard de l'actuel mouvement de résistance. La première consiste à y voir une sorte de Vendée réactionnaire, menaçant l'œuvre nazie d’« unification » de l'Europe. Seuls des laquais de Hitler peuvent avoir une telle position qui revient à trouver au fascisme des traits progressistes. La seconde attitude est l'indifférence — l'actuelle situation est « temporaire » et en plus très complexe, attendons des temps meilleurs. Inutile de dire qu'elle n'a rien de commun avec le bolchevisme. La troisième consiste à reconnaître le caractère explosif d'un mouvement national populaire dans l'Europe d'aujourd'hui. Indépendamment de sa conscience actuelle, il ouvre la voie à la révolution prolétarienne. « La dialectique de l'histoire, disait Lénine en 1916, est ainsi faite que de petites nations, impuissantes en tant que facteurs indépendants dans la lutte contre l'impérialisme, jouent un rôle comme ferment, comme bacille, aidant le véritable pouvoir à arriver en scène, à savoir le prolétariat socialiste »…

« … Mais après tout, le cri de liberté nationale ne peut-il pas être utilisé comme un instrument dans les mains de l'impérialisme anglo-saxon et de ses satellites pour enchaîner les peuples à la guerre impérialiste ? Sans aucun doute ! Mais existe-t-il une seule revendication démocratique qui n'ait jamais été utilisée par la bourgeoisie pour camoufler ses objectifs et tromper les masses ? Pas une seule ! La tâche des marxistes ne consiste pas à abandonner les revendications démocratiques parce que la bourgeoisie cherche à dissimuler son hideux visage derrière elles, mais à la défendre par des moyens révolutionnaires et à les intégrer dans la reconstruction socialiste de la société, tant que ces revendications correspondent aux aspirations et aux intérêts révolutionnaires de la grande masse du peuple… »

De là l’auteur va aborder toute une série de problèmes concernant la bourgeoisie française et le mouvement ouvrier.

Le procès de Riom, (8) organisé par le gouvernement Pétain en fait sera le procès du Front Populaire. Avec une grande lucidité l’auteur dresse le portrait et le rôle perfide et contre-révolutionnaire joué par Léon Blum :

« …La défense de Léon Blum   est aussi simple qu’explicite : « M. Blum revendique le crédit d’avoir sauvé la France de la guerre civile dont il dit qu’à l’époque elle était une menace plus imminente que la guerre avec l’Allemagne ». Ce qui est vrai. Blum ne fait rien d’autre maintenant que répéter les accusations lancées par les trotskystes dès 1936. On dit aussi que Blum aurait dit que, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, la situation n’était « pas prérévolutionnaire » mais « pratiquement révolutionnaire ». Cette phrase semble prise mot pour mot dans les documents de 1936 de la IVème Internationale sur la France. Les déclarations de Blum confirment aussi l’évaluation que les trotskystes donnaient de lui à ceux qui voyaient en lui un homme de bonne volonté comprenant mal les besoins de la révolution, et s’efforçaient de l’éclairer et de le convaincre : Blum était un perfide agent de l’ennemi, parfaitement conscient de son rôle, et doit être dénoncé comme tel. C’est Blum lui-même qui a justement réglé cette controverse. À Riom, Blum a dénoncé l’hypocrisie de la bourgeoisie française. Il a rappelé qu’en juin 36 « il avait été considéré par les patrons français et la bourgeoisie en général comme un sauveur » et a nié que quiconque n’ait jamais fait appel à lui pour réprimer les grèves sur le tas. En juin 36, la bourgeoisie française, au même titre que Blum, jugeait que la situation n’était pas « prérévolutionnaire mais pratiquement révolutionnaire ». Les patrons s’empressèrent de signer les conventions collectives, en fait sans même une invitation du gouvernement, l’invitation des ouvriers étant suffisante. Les lois sociales furent adoptées à la hâte par les députés et les sénateurs les approuvèrent avec une célérité inhabituelle. La moindre résistance de leur part aurait provoqué une explosion. Mais au lieu de cela, le mouvement fut vaincu par la politique conciliatrice de Blum. Sans conciliation, on allait à une lutte armée ouverte. La bourgeoisie avait raison de considérer Blum comme un sauveur. Et Blum a raison quand il dénonce aujourd’hui l’hypocrisie de cette bourgeoisie qui prétend aujourd’hui le condamner… »

Les accusateurs de Riom reprochaient au Front Populaire de baisser la garde devant Hitler en refusant de renforcer la défense et de moderniser les armes. On apprend en 1942, Blum organisant lui-même sa propre défense, que la grande bourgeoisie a empêché la production, que Daladier n’avait aucun pouvoir sur les chefs militaires. Sur pression des nazis, la mascarade de Riom est ajournée.

Jan van Heijenoort s’intéresse à tous les aspects de la crise de la bourgeoisie française : la question de la défense de l’empire colonial, qui fait l’objet des convoitises aussi bien des nazis que des alliés. La mise en place par les alliés du général Giraud, prétendant ne pas faire de politique, véritable fantoche dans les mains de l’impérialisme anglo-américain. L’habileté de De Gaulle qui, en s’appuyant sur les appareils du mouvement ouvrier, surtout les staliniens compte tenu de leur capacité à mettre des forces militaires sur le terrain, se forge une image de général « républicain ».

Heijenoort, parti de l’ébauche d’une politique militaire prolétarienne, ébauchée en août 1940 par Léon Trotsky, explique qu’il faut appliquer cette politique aux mouvements de résistance constitués majoritairement d’ouvriers et de paysans en Europe. Les révolutionnaires doivent combattre l’oppression nationale, sous l’angle de la lutte du prolétariat combattant l’oppression sociale.  

Le texte de novembre 1943 du SWP vise à marginaliser une opposition en fait dans la continuité de Trotsky, défendue par des militants comme Felix Morrow (Cassidy), Albert Goldman (Morrison) et Jean van Heijenoort (Marc Loris). La direction rejette la possibilité de résurgence des démocraties bourgeoises et affirme qu’entre le pouvoir conquis par les ouvriers révolutionnaires et les dictatures fascistes produites par le grand capital, il n’y a pas de voie intermédiaire. L’alternative étant la place conférée aux grandes victoires de l’Armée rouge, URSS patrie du socialisme réel qu’il faut défendre envers et contre tout. Position sectaire et gauchiste, voire subissant l’influence du stalinisme, mais qui a été particulièrement nocive pour alimenter une discussion dans la IVème Internationale sur les tâches à accomplir dans les pays sous domination nazie.



 

 

 

Le courant Barta, ancêtre de Lutte Ouvrière

Les Cahiers publient des documents rédigés en novembre 1940 par Barta, pseudonyme de David Korner (1914-1976), militant trotskyste qui sera fondateur après la guerre de l'UCI (Union Communiste Internationalise), courant qui donnera naissance ultérieurement à l'organisation Lutte Ouvrière. Il laissera une trace dans l’histoire du mouvement révolutionnaire principalement par le rôle joué, aux côtés du PCI, dans la grève des usines Renault de 1947 qui a eu pour conséquences l’éviction des ministres communistes du gouvernement d’Union Nationale. En consacrant un numéro à Barta, Pierre Broué écrit  (9):

« Il est anormal qu'il soit occulté même dans l'historiographie trotskyste. Le mouvement ouvrier a trop souffert des ratures et des réécritures intéressées de l'histoire pour que ceux qui souhaitent maintenir sa tradition révolutionnaire ne rétablissent pas la vérité. »

Il condamne les zigzags de la politique de Staline et de la IIIème Internationale, passant du soutien à Laval et à l’impérialisme français en 1935 au pacte germano-soviétique Hitler-Staline en 1938. Il reprend la politique de Lénine pendant la 1ère guerre mondiale, à savoir que les révolutionnaires n’ont pas à choisir un camp impérialiste contre un autre et doivent préparer la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Il défend donc le défaitisme Révolutionnaire. Il écrit (10) :

« Le rôle réactionnaire et antinational de la bourgeoisie, complètement dévoilé par la guerre, s'exprime actuellement sans équivoque dans l'action de ses deux sauveurs : Pétain et de Gaulle. Par l'un elle se jette dans l'étreinte mortelle de Hitler, par l'autre, elle lutte pour la revanche, pour un nouveau Versailles dicté par l'impérialisme anglais. Mais dans un cas comme dans l'autre, son rôle ne peut plus être que celui d'exécutant docile. Plus que jamais la domination de la bourgeoisie signifie pour la France bassesse et servilité. »

Pétain et De Gaulle sont renvoyés dos à dos :

« Les mots d'ordre dits nationaux qui, sous une forme démagogique, exaspèrent les sentiments nationaux, nous les repoussons énergiquement. La force doctrinale de la Quatrième Internationale provient précisément de son intransigeance vis-à-vis des déviations petites-bourgeoises. »


 

 

 

Le rôle des staliniens dans la résistance

Les staliniens ont fait la même analyse que des militants comme ces oppositionnels à la direction de Cannon du SWP, mais ils ont dévoyé cette remontée en puissance de la révolution sociale vers le chauvinisme et donné les clés à Charles De Gaulle. La question de la constitution du CNR (Conseil National de la Résistance) le 27 mai 1943, soit après Stalingrad et dans une période de remontée de la vague prolétarienne n’est pas abordée par Jan von Heijenoort, ni d’ailleurs dans les articles de fond de Pierre Broué. C’est pourtant capital : la légitimité de De Gaulle vis-à-vis de l’impérialisme anglo-américain ne peut être reconnu que si, ce dernier est reconnu par « les forces vives de la nation ». De Gaulle a besoin d’un accord politique avec le mouvement ouvrier, celui qui compte sur le terrain de la résistance intérieure, c’est-à-dire le PCF, la CGT, les mouvements de résistance dirigés par le PC (Front National, FTP, Mouvements des femmes françaises…). Il y aura la rencontre avec Staline en décembre 1944. C’est un préfet du Front Populaire, Jean Moulin et non un élu ou un dirigeant de parti ou de mouvement qui dirigera la résistance intérieure : nous sommes dans la logique du bonapartisme. L’autre aspect de la politique du CNR, défini par le programme « les jours heureux », c’est le prix que la bourgeoisie française devra payer pour faits de collaboration avec le fascisme hitlérien : les mesures « socialistes » devront être appliquées à la Libération.

Le PCF doit assurer le contrôle par lui des formations armées, des groupes FTP et des maquis ; c’est la seule garantie contre la Révolution. En France, en Italie, en Tchécoslovaquie et en Grèce, il faut pour les staliniens « mettre la camisole de force aux unités de partisans », qui sont formées majoritairement d’ouvriers et de paysans et qui représentent des potentialités révolutionnaires, lorsque la machine de guerre nazie s’effondrera. Jan von Heijenoort condamne la stratégie du terrorisme individuel, dont le PCF joue en poussant de jeunes militants à faire des coups, qui, outre qu’ils ne représentent aucun intérêt sur le plan militaire, se termine par l’exécution d’otages. L’autre conséquence de cette stratégie c’est qu’elle compromet, dans le processus de dislocation de la machine de guerre, la fraternisation avec les ouvriers allemands sous l’uniforme de la Wehrmacht. La défense d’ailleurs de la fraternisation qui est défendue par les trotskystes partisans du défaitisme révolutionnaire est difficilement applicable partout et à tout moment de la guerre. Pierre Broué a écrit aussi des articles sur Georges Guingouin dans un autre cadre que celui des cahiers, l’hebdomadaire de l’OCI Informations Ouvrières, qui a été l’organisateur des maquis du Limousin, d’une résistance ouvrière de masse et qui s’est toujours opposé à la ligne que voulait lui imposer la direction du PCF. S’il l’avait fait, cela se serait terminé comme à Tulle, où les nazis ont pendu 99 personnes aux balcons de la ville et déporté 150. En revanche la stratégie de son maquis, fondé sur un harcèlement intelligent d’une armée de métier et qui s’appuie sur le soutien des populations, organisant des sabotages ciblés, a porté naturellement les unités combattantes à prendre le pouvoir régional lorsque ce fut l’heure. Guingouin n’a jamais été trotskyste, il appartient à une génération de cadres communistes formés par l’appareil stalinien, et pourtant comment peut-on appeler la politique militaire qu’il a mis en œuvre ? PMP ? La direction du PCF lui a fait payer cher après la Libération cette mise en cause de la ligne militaire du parti, puisqu’il sera lâché et mis en cause par d’anciens fonctionnaires de Vichy.


 

 

 

L’affaire de l’affiche rouge et des 23 du groupe Manouchian : comment les staliniens ont dévoyé le combat de résistants internationalistes.

C’est à l’article rigoureusement documenté de René Revol, collaborateur de Pierre Broué et des Cahiers (11) en 1985 que nous renvoyons nos lecteurs. Il souligne le caractère éminemment internationaliste de ces militants qui, en se mettant sous la protection du mouvement ouvrier en France, ont combattu les armes à la main contre le nazisme en prenant tous les risques. Depuis les années 1920 les militants ouvriers juifs viennent de Pologne, fuyant la misère et les persécutions. Ils rejoignent le PCF, plus que le Bund ; en 1940, selon le témoignage de Trepper, ils soutiennent eux aussi la chasse aux trotskystes. C’est le pacte germano-soviétique qui va leur porter un rude coup. Quand le 22 juin 1941 tombe la nouvelle de l’attaque de la Wehrmacht contre l’URSS, ils sont les premiers à prendre des initiatives, bien avant le PCF. C’est au début de 1942 que Charles Tillon commence à centraliser les groupes FTP qui étaient en grande majorité des groupes MOI (Main d’œuvre Immigrée), prenant désormais l’appellation FTP-MOI. Maurice Rajsfus souligne qu’ils s’étaient organisés « avant même que la moindre instruction ne leur parvienne de la direction du PCF, qui hésitait encore sur les formes de l’action à entreprendre ». D’emblée ils seront considérés comme des supplétifs par la direction du PCF, à qui on demande prendre des risques et qui seront ensuite écartés de la mémoire « communiste ». C’est en raison de la politique chauvine que l’on fait disparaitre les particularités des groupes immigrés. Ainsi le F (Français) est ajouté à FTP après la Libération. Toutefois j’ajoute que les contradictions existent aussi au sein de l’appareil stalinien : Tillon a toujours refusé de confier le fichier des FTP à la requête de Duclos, parce qu’il considérait qu’il était l’homme de Staline dans le parti français. Ce que l’on apprendra plus tard dans la disgrâce de Tillon.

Le PCF se préparant à gouverner avec De Gaulle, il fallait liquider la MOI : en juin 1944, une directive de Duclos prescrit de minimiser l’influence des militants juifs, Léon Mauvais, futur dirigeant de la CGT, leur conseille de s’effacer. La mémoire gaullo-stalinienne ne mettra en valeur que des noms de résistants français. J’ajoute que Pierre Juquin le reconnaitra dans sa biographie d’Aragon et il soulignera, qu’au moment de la constitution du Mouvement de la Paix, Elsa Triolet qui était candidate à sa direction, se verra répondre que cela n’était pas possible en raison de ses origines juives. Concernant les 23 de l’Affiche rouge, il faudra attendre les années 1955, soit après la mort de Staline en 1953, pour que le voile commence à être levé.

Pierre Broué complètera le travail de René Revol en publiant une contribution sur Arben Abramowicz Dav’tian, militant bolchévik arménien qui fit toute la guerre civile sur le front caucasien, écarté des responsabilités en raison de ses liens avec l’opposition de gauche. Pour échapper à la répression stalinienne il va gagner l’Europe occidentale et prendre contact avec Trotsky et Sedov. En France il prend le nom de Manoukian, mais, s’il a des liens fraternels avec Sedov, il ne s’entend pas avec les jeunes militants français. Broué rétablit la vérité, sur les éventuels soupçons concernant l’assassinat de Sedov désignant Dav’tian comme un agent du Guépéou. Concernant sa participation à la résistance immigrée, rien n’indique que cet infléchissement vers la résistance armée se serait accompagné de révision de son combat dans l’opposition de gauche. Il a rompu avec ses camarades français pour les protéger car il savait qu’il entrait dans une activité qui se terminerait mal. Broué écrit :

« …Il a réagi en patriote soviétique qu'il était et que c'était l’Union soviétique et la révolution d'octobre qu'il voulait défendre les armes à la main au risque au prix de sa vie contre les hitlériens abhorrés. »

Il rejoint l’immigration arménienne et deviendra un ami et un fidèle lieutenant de Misak Manouchian. J’ajoute que cela fournit une indication sur l’internationalisme de ce chef de réseau très éloignée des derniers vers du poème d’Aragon chanté par Léo Ferré sous le titre l’Affiche rouge :

Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant (12)

En fait la lettre à sa femme Mélinée ne reprend nullement la ligne cocardière « A chacun son boche » et fait porter à l’appareil du PCF la responsabilité de les avoir lâchés ou peut être fait tomber :

« …Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense… Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. »

Le trotskyste Dav’tian sera fusillé avec le groupe au mont Valérien le 21 février 1944.


 

 

 

Le combat pour les libertés démocratiques et la question des Constituantes :

En 1942 Jean van Heijenoort écrit (13) :

« Devant la violence et le pillage des nazis grandit de mois en mois une haine sauvage de l’oppresseur dans toutes les autres couches de la population. Sous peine de se suicider, le parti révolutionnaire ne peut pas négliger ce fait fondamental qui domine maintenant la vie de l’Europe entière. Nous reconnaissons pleinement le droit à l’auto-détermination nationale et sommes prêts à le défendre comme un droit démocratique élémentaire… 

… Si le prolétariat prend en mains les tâches de l’émancipation nationale, comme il doit le faire à présent dans nombre de pays d’Europe, c’est seulement afin de les résoudre par ses propres méthodes, les seules capables d’assurer le succès, et d’intégrer la résistance nationale dans sa perspective générale du renversement complet de la société bourgeoise…»

C’est précisément sur les 3 pays auquel Trotsky pensait quand il pronostiquait que la révolution prolétarienne pourrait vaincre dans plusieurs pays européens, que la IVème Internationale rate la marche. Au moment de l’effondrement du fascisme, c’est là que la question des Constituantes se pose.

La question italienne : ce sont les oppositionnels dans le SWP qui posent la question de l’attitude qui doit être celle des marxistes vis-à-vis de la question nationale. Jean van Heijenoort voit dans la résistance et les unités de partisans le chemin où passera en Europe la résistance ouvrière, pouvant ouvrir des situations de nature révolutionnaires. Son camarade Albert Goldman, s’il est d’accord avec Heijenoort sur le fond, est préoccupé par les forces nationalistes qui sont à l’œuvre dans ces mouvements. Les staliniens surtout qui dévoient la lutte au sein de la résistance armée. Pour lui, il faut ouvrir la perspective des Etats Unis socialistes d’Europe. Marcel Hic écrit seul le manifeste du secrétariat européen qu’il dirige sur la même ligne que les oppositionnels du SWP. Félix Morrow après Jean et Albert annonce dans Fourth International les trois coups de la Révolution italienne. Des centaines de milliers d’ouvriers manifestent, la dictature s’effondre. Face à la montée prolétarienne, Staline reconnait le gouvernement réactionnaire du maréchal Badoglio. Marcel Hic qui avançait la perspective d’une Convention ou d’une Assemblée nationale Constituante est interdit de publication dans la presse du SWP. La ligne ultragauche se confirme : « Nous voulons le socialisme, pas la république ! », « nous sommes pour une république ouvrière, pas une république bourgeoise » . L’opposition gauchiste de la République ouvrière à la République bourgeoise laisse le champ aux organisations traditionnelles, donc à leur recomposition sur une échelle de masse. Marcel Hic est taxé d’opportunisme et de soumission au nationalisme bourgeois. Il échappe une première fois à la gestapo puis est arrêté en octobre 1943. Déporté à Buchenwald en janvier 1944, puis à Dora en mars, il meurt en décembre.

Pierre Broué souligne la dégénérescence du SWP en citant l’extrait suivant d’une lettre de Cannon en date du 14 janvier 1945 :

« Toute direction appointée est une bureaucratie […I. Dans toute mesure de centralisation il y a un danger de développement du bureaucratisme […I. La concentration des finances aux mains d’une direction comporte le danger de corruption aux deux bouts — excès bureaucratique et soumission de l’autre. Mais quelle est l’alternative à la centralisation […] ? C’est la question. Dans le domaine de l’organisation du parti, de façon générale, l’alternative est l’amateurisme dans le domaine de la direction qui caractérisait le mouvement radical précommuniste aux EU. C’est un programme pour la futilité. Les dirigeants amateurs ne font que jouer à la révolution. ? Les dirigeants professionnels (permanents) y travaillent. A la fois lucides et bornés. »

Broué ajoute :

« Une page est tournée, pour presque toute une génération qui, aux Etats-Unis, à la différence de ce qui s'est passé en Europe, n'a pas été décimée par la guerre ni fauchée par la répression… »

Jan von Heijenoort, qui a été sept ans aux côtés de Trotsky, a bien assimilé la place importante que Trotsky donnait à la situation française depuis les événements du 6 février 1934 et qui culmineront dans la grève générale de 1936. C’est avec une grande lucidité que ce « trotskyste à New York », comme le nomme Pierre Broué, dont les positions seront combattues par ses camarades de la majorité du SWP, écrit (14)  :

« La cause de ce développement spécial en France doit avant tout être cherchée dans son histoire politique pendant les années d’avant-guerre. Février 1934 avait marqué la rupture de la stabilité politique en France, la polarisation du pays entre deux camps opposés et annoncé la fin du régime démocratique. L’offensive révolutionnaire de 1936 fut incapable d’obtenir une conclusion victorieuse, du fait de l’échec de la direction ouvrière (Blum, Jouhaux, Thorez). Après la défaite du tournant à gauche, le centre de gravité politique commença à se déplacer peu à peu vers la droite. Daladier, la veille encore héros du Front populaire, gouvernait de plus en plus par décrets-lois. On avait évité la crise révolutionnaire, mais aucun problème fondamental n’était résolu. Chaque classe de la société était dressée contre les autres…

…Ce mouvement, du fait de la difficulté des circonstances et aussi d’une politique délibérée des staliniens, resta à un niveau politique plutôt bas, car le fait que l’oppression avait sa source dans une puissance étrangère rendait facile pour les staliniens et les groupes petits-bourgeois de l’orienter dans les canaux du nationalisme. Néanmoins le soutien à ce mouvement provint essentiellement des masses ouvrières et plus de celles des villes. On peut dire que le gros des forces qui soutinrent la résistance est le même qui a soutenu le Front populaire avec en plus certains cercles de jeunes bourgeois et de cadres moyens de l’Armée. A strictement parler, l’organisation gaulliste est plutôt limitée, mais sa popularité s’étend bien au-delà de ses frontières… »

Toutefois il faut souligner les limites de l’analyse de Heijenoort sur De Gaulle : « Le mouvement gaulliste, écrit-il, prétendit au départ être indifférent à la politique, son but unique étant de continuer la guerre du côté anglais » Le développement ultérieur démontrera que De Gaulle était d’abord un politique, la lecture des Mémoires de guerre suffira plus tard à nous en convaincre. Il y a des pages savoureuses, puis plus tard dans les entretiens avec Alain Peyrefitte, où il explique que le Parti Communiste n’a jamais cherché à prendre le pouvoir pour son propre compte. Le problème sera celui de sa base ouvrière qui a pris de mauvaises habitudes dans la lutte contre l’oppression nationale. Thorez, qui pour lui méritait le poteau pour fait de désertion, était l’allié indispensable pour canaliser le mouvement révolutionnaire. De Gaulle reconstitue l’appareil de l’armée, l’AS (Armée Secrète) et le BCRA (police politique) en s’appuyant sur le corps des sous-officiers, la caste des officiers supérieurs à quelques exceptions près est à Vichy. Ces derniers participeront à l’encadrement militaire des mouvements de résistance, y compris les maquis. Pour la direction politique de la résistance intérieure, il s’appuie sur Jean Moulin, ex préfet du Front Populaire, c’est-à-dire sur un homme qui appartient au corps préfectoral. Le choix n’est pas hasardeux : la continuité de l’Etat c’est le corps des préfets. Mais le feu allumé par la situation révolutionnaire de 1936, trahi par le gouvernement de Front Populaire et par les staliniens, ne s’était pas éteint. La résistance est d’emblée ouvrière.

D’où l’importance que revêt le combat dans les unités de partisans, sachant le rôle particulièrement nocif qu’y joue la direction stalinienne. Celle-ci n’est pas aussi souveraine que cela : les unités de partisans traduisent spontanément une volonté de se débarrasser de l’oppression nationale et sociale. Le PCF a su surfer sur un mouvement et en prendre la direction, tout en prenant des initiatives de type terrorisme individuel parfaitement condamnables. Les Cahiers Léon Trotsky publient une étude de Gerd Rainer Horn (15), étudiant allemand aux Etats Unis, le trotskysme et l'Europe pendant la deuxième guerre mondiale, où il explique en particulier ceci :

« … Yvan Craipeau, l'un des dirigeants qui fut au centre du mouvement trotskyste pendant toutes les années de guerre, précise que, mise à part une tentative malheureuse pour former un maquis trotskyste en Haute-Savoie, les trotskystes s'engagèrent peu en fait dans le mouvement des partisans ... Une résolution de décembre 1943 émanant du secrétariat européen provisoire, [donc sous la plume de Marcel Hic] qui s'adressait à toutes les sections européennes, appelait à une active participation à ces luttes et préconisait la formation de fractions militaires semi-clandestines au sein des grandes organisations de résistance. Mais, de nouveau, les trotskystes européens dans leur ensemble semblent s'être tenus à l'écart de la lutte militaire contre l'occupant…

… La plupart des trotskystes européens ont accordé infiniment moins d'importance aux mouvements de résistance nationale et même lorsqu'ils leur ont rendu hommage du bout des lèvres, cela n'a pas débouché sur des efforts concrets pour le maquis…

… II est bien entendu indéniable que les forces de la IVe Internationale avaient à faire face à des obstacles puissants et apparemment insurmontables. Non seulement les adhérents furent persécutés dans l'un et l'autre des camps impérialistes, mais ils devaient aussi tenir compte de leur plus grand rival à gauche : les partis communistes staliniens. L'élimination physique des trotskystes par ces derniers prit des proportions particulièrement effrayantes en Grèce où les cadres du parti communiste se félicitèrent ouvertement de ces meurtres. Et si l'exclusion d'oppositionnels de gauche ne fut absolument pas une caractéristique générale de la politique stalinienne pendant la deuxième guerre mondiale, la haine profonde à l'égard des opposants trotskystes en vint parfois à affecter la vie même à l'intérieur des camps de concentration nazis où certains groupes de détenus recevaient souvent, des autorités dirigeantes des camps, le droit d'exercer un contrôle limité sur le régime interne… »

Si le SWP a empêché cette discussion dans la section américaine, toutefois la IVème Internationale a posé le problème sans avoir les moyens se de s’y engager vraiment : jeunesse des cadres après l’assassinat de Trotsky, montée en puissance, malgré le honteux pacte germano-soviétique, du PCF en capacité de répondre sur le plan militaire, règlements de compte dans les maquis et aussi dans la déportation contre des trotskystes (16)… Malgré ce rôle entièrement contre-révolutionnaire joué par les staliniens, la puissance de la montée prolétarienne à la Libération pose concrètement la question de la restauration des libertés démocratiques et du pouvoir à mettre en place, donc la Constituante. Nous avons dit au début de notre article que si Trotsky pensait au début de la guerre que le régime hitlérien allait s’effondrer en quelques années, que les masses se mobiliseraient en Europe contre l’oppression nationale et sociale, il ajoutait que la IVème internationale serait à la tête de la révolution prolétarienne au moins dans plusieurs pays européens, dont la France. Peut-on dire seulement qu’il s’est lourdement trompé sur ce point ? c’est vrai que le prolétariat se tourne à nouveau vers les organisations traditionnelles, surtout en France et en Italie par la montée spectaculaire des partis communistes. Mais les staliniens n’ont pas eu de vraie opposition dans la clandestinité. Toutefois la situation sera compliquée pour les appareils du mouvement ouvrier à la Libération en raison du fait qu’ils sont confrontés à une montée révolutionnaire : Jan von Heijenoort avance la perspective d’une Constituante dans la situation italienne. De la même manière que la politique du défaitisme révolutionnaire ne peut être appliquée à n’importe quelle situation de guerre entre états impérialistes, il y a constituante et constituante. Elle est un enjeu de la lutte des classes. En 1945 et 1946 De Gaulle veut imposer ses positions bonapartistes, fort de son combat contre l’Allemagne hitlérienne : il ne veut pas d’une Assemblée nationale constituante et soumet la question par un referendum. Celui-ci intègre le vote des femmes. Or le vote plébiscitaire se prononce pour une Assemblée constituante souveraine. Le PCF maintient sa présence dans un gouvernement d’Union Nationale, soutient toujours De Gaulle, mais réclame une démocratie parlementaire. En 1947, sous la pression prolétarienne – la grande grève Renault – les ministres du PCF sont contraints de quitter le gouvernement. Dans cette lutte sociale, les trotskystes jouent un rôle qu’il faut saluer. Mais les appareils du mouvement ouvrier, principalement le PCF ainsi que le parti démocrate-chrétien qui a occupé une place importante dans la résistance, réussiront à endiguer la situation révolutionnaire. D’importantes revendications sociales et démocratiques seront octroyées, mais les nationalisations ne porteront que sur certains secteurs qui avaient travaillés pour la machine de guerre nazie ; pas question de toucher à l’appropriation privée des moyens de production.

S’il y a un texte de Pierre Broué important et excellent sur la question de la résistance ouvrière, du combat pour les libertés démocratiques et de la Constituante, c’est bien « Trotsky et les Trotskystes face à la deuxième guerre mondiale ».(17) Les dirigeants du PC grec en matière de stalinisme étaient tout à fait dans la ligne : ils se livreront à la chasse aux trotskystes ; sur le terrain de la guerre civile à la fin de la guerre, il y a eu de nombreux assassinats. La Grèce était depuis 1936 sous la domination du « régime du 4 août », la sanglante dictature militaro-fasciste du général Métaxas et du roi Georges II. Les militants du PC, par ailleurs bons staliniens, ne comprendront pas qu’après la mort de Métaxas, le centre de Moscou leur enjoignent de se prononcer pour la restauration de la royauté. Le PC lance spontanément le mot d’ordre d’Assemblée Constituante, ce qui signifiait la disparition de la royauté : d’emblée c’est une position qui prend de front la politique de Churchill et de Staline. De plus, à partir de 1942, l’appareil du PC est contraint de surfer sur les unités de partisans qui se développent quasi-spontanément. Néanmoins ses militants appliquent dans la résistance armée la consigne de Moscou, l’équivalent de ce que fut la constitution du CNR en France, c’est-à-dire un Front National. Le problème c’est qu’ils ont commis un gros péché vis-à-vis du petit père des peuples : ils se sont prononcés pour une constituante. Les partis bourgeois ne sont pas favorables à ce front en raison de la position prise contre la royauté. Le Front National de Libération constitué en 1941 à l’initiative des staliniens ferme la porte aux revendications sociales ; malgré cela, les travailleurs et les couches les plus pauvres se saisissent du cadre. On ne veut pas d’eux, mais ils sont là ! C’est une résistance de masse qui organise les réquisitions dans les campagnes, des sabotages importants des voies de communications et qui met en place des instances locales contrôlées démocratiquement. L’ambassadeur britannique télégraphie à Churchill :

« Ce qui se passe ici parmi les Grecs n’est ni plus ni moins qu’une révolution »…

Churchill mettra les moyens militaires, non pour rétablir la démocratie, mais pour écraser cette révolution avec la complicité de Staline. Pour cet esprit politiquement très éclairé de l’impérialisme britannique qu’est Churchill, le mouvement de la révolution prolétarienne en Grèce c’est un « trotskysme nu et triomphant » : lors d’une intervention aux Communes le 19 décembre 1944 il justifia l’emploi qui peut paraître surprenant dans sa pensée de « trotskysme », il déclare :

« Je crois que « trotskysme » est une bien meilleure définition du communisme grec et de certaines autres sectes que le terme habituel. Il a l'avantage d'être également haï en Russie ».

A partir de l’analyse de l’expérience grecque Pierre Broué revient sur la PMP (Politique Militaire Prolétarienne) que Trotsky avait ébauchée dans les dernières semaines de sa vie. L’historien écrit :

« Les remarques de Trotsky sur la guerre en 1940 prennent ici tout leur relief : les soldats grecs du Moyen-Orient aspirent à se battre, les armes à la main, contre le fascisme et refusent de le faire sous les ordres de fascistes, ils exigent des officiers en qui ils aient confiance, nouent une alliance avec le mouvement ouvrier, constituent leurs propres organismes de type soviétique. C'est sur la ligne même définie par Trotsky : « Se battre, oui, mais pas à la Pétain ou sous les Pétain » que s'exprime le mouvement de masses né de la guerre. Et c'est dans l'importante fraction de la « société militarisée » qu'est l'armée — non moins importante que les entreprises — qu'il s'exprime, comme l'avait prévu Trotsky. »

En conclusion sur cette partie de la situation en Europe, l'article du vétéran britannique Sam Levy (18) reprend de Trotsky, sur la base de l’expérience de la guerre, l’idée du Programme de Transition suivante : la lutte pour la destruction du contrôle capitaliste sur les forces armées est l’essence de la lutte pour le pouvoir en temps de guerre. Le SWP américain a en fait utilisé le défaitisme révolutionnaire contre la Politique Militaire Prolétarienne et ceux qui la défendait dans la IVème Internationale. Le reste en découle finalement : lorsque la machine de guerre nazie s’effondre, la résistance armée se trouve de facto en position d’orienter la prise du pouvoir. L’opposition entre république bourgeoise et république ouvrière, telle que posée par les partisans du défaitisme révolutionnaire, relève d’un sectarisme inopérant. Le combat pour le rétablissement de la démocratie et celui pour une constituante souveraine dans laquelle le prolétariat combat par ses propres méthodes ne font qu’un. C’est parce que les staliniens ont eux bien compris la nécessité de la politique militaire prolétarienne qu’ils l’ont dévoyée, soutenu la prise de pouvoir par De Gaulle, désarmé les milices patriotiques et donnés à la 3ème Constituante le cadre politique d’une république bourgeoise parlementaire, reposant sur un accord avec la Démocratie chrétienne.



 

 

 

« Les trotskystes en France pendant la deuxième guerre mondiale (1939-1944) », thème revu et corrigé par la direction lambertiste en 1982.

L’OCI devenue en décembre 1981 le PCI (Parti Communiste Internationaliste) a publié une brochure en supplément à la Vérité intitulée « Les Trotskystes en France pendant la deuxième Guerre mondiale (1939-1944) ». Ce document fut rédigé par Jean Pierre Cassard. La présentation du document est placée sous l’égide du chef historique : il reproduit en guise de préface l’exposé de Pierre Lambert au Cercle d’Etudes Marxistes du 24 janvier 1969. Dans les années qui ont suivi 1968, l’OCI tint d’importantes journées de formation, durant lesquelles toute une génération de cadres sortant de l’expérience de la grève générale se forma.

Le document n’est pas daté. Toutefois par deux fois l’auteur fait référence à des Cahiers Léon Trotsky qui eux sont datés de 1982. On peut donc en déduire qu’il a été publié en 1982 ou 1983, soit au début de la crise du PCI face à un gouvernement de Front Populaire, le premier secrétaire du PS étant un certain Lionel Jospin. Précisons ces choses, car le travail de Pierre Broué, dans le cadre des Cahiers Léon Trotsky sur le trotskysme et la guerre est rendu public en 1985. Globalement les articles ou documents d’époque regroupés par Broué et son équipe posent la question centrale de la politique de la PMP (Politique Militaire Prolétarienne) de Trotsky face à la seconde guerre mondiale. C’est donc en 1982-1983 que la direction historique de l’OCI revient sur la période de la guerre.

Lambert souligne les erreurs faites par les jeunes militants sans expérience, dont lui-même, qu’étaient les trotskystes en Europe occidentale après l’assassinat de Léon Trotsky. C’est juste. Staline avait fait son œuvre : l’ouverture des archives de Trotsky en 1980 et le travail de Broué et des Cahiers, boudé par les organisations se réclamant du trotskysme, montre comment l’opposition de gauche en URSS était une vraie organisation ouvrière avec des cadres politiques trempé par l’expérience de la révolution, de la guerre civile et de l’opposition à la machine à broyer de la dictature. Une génération qui aurait pu jouer un rôle international dans la guerre et surtout après, si elle n’avait été fauchée par le stalinisme. Cela a pesé très lourd sur ces jeunes militants en Europe occidentale qui, dans la foulée de 1936, s’étaient ralliés à Trotsky. Lambert parle des erreurs, c’est juste de le dire : mais ces erreurs elles commencent à peser sur la IVème Internationale quand ? « La principale, dit-il, nous l’avons commise à la fin de la guerre ».(19) Les trotskystes n’ont pas compris, ajoute-t-il, que dans le contexte de la domination du stalinisme sur le mouvement ouvrier organisé, les masses allaient se tourner, dans une situation qui était prérévolutionnaire, vers les organisations traditionnelles et les charger de leurs aspirations. Le cadre est posé : c’est après la guerre et au début de la guerre froide que le problème de la crise du trotskysme se pose à partir des positions de Pablo.

Dans l’exposé de Cassard, à aucun moment, il ne sera question de la PMP (Politique Militaire Prolétarienne) ébauchée par Trotsky dans les dernières semaines de sa vie, et que nous avons largement développé dans cette présentation. D’emblée l’auteur soutient la ligne, qui pour lui est celle de la IVème Internationale, du défaitisme révolutionnaire, avec référence à la position de Lénine, face au premier conflit mondial. Autrement dit Trotsky continue le Lénine de la première guerre mondiale. Il cite la revue Correspondance Internationaliste après septembre 1939 (20)  :

« Le défaitisme c’est la lutte des classes que l’on ranime au travers de la guerre. IL faut donc exprimer les revendications des couches exploitées du front et de l’arrière avec l’objectif de la fraternisation »

Ou encore (21)  :

« Si les trotskystes français, isolés de laide inappréciable de Léon Trotsky, commirent des erreurs politiques graves, il reste qu’ils furent les seuls à défendre les mots d’ordre : « défaitisme révolutionnaire » et « fraternisation des travailleurs »…

Leitmotiv qui revient tout au long de ce travail… Or le défaitisme révolutionnaire était précisément la vraie faute politique.
Trotsky est appelé à confirmer cette position comme si cela était la sienne : l’auteur cite un passage du Manifeste d’alarme du 26 mai 1940 rédigé pat le Vieux (22) :

« L’avant-garde prolétarienne est l’ennemi irréconciliable de la guerre impérialiste. Mais elle ne craint pas cette guerre. Elle accepte le combat sur l’arène choisie par la classe ennemie. La IVème internationale est la seule organisation qui ait prédit correctement le courts général des événements mondiaux, qui ait prévu l’inévitabilité d’une nouvelle catastrophe impérialiste, dénoncé les impostures pacifistes des démocrates bourgeois et des aventuriers petits bourgeois ; la seule qui ait combattu la politique de collaboration des classes menée sous le nom de « front populaire », mis au piloris le rôle de traitre du Komintern, des anarchistes en Espagne, critiqué irréconciliablement les illusions centristes du POUM, continué sans cesse à endurcir ses cadres dans l’esprit de la lutte de classe révolutionnaire. Notre politique en temps de guerre ne fait que continuer en la renforçant notre politique en temps de paix. La IVème Internationale édifie son programme sur les fondements de granit de la théorie marxiste. »

Deux points à mettre en évidence : « [la IVème Internationale] …accepte le combat sur l’arène choisie par la classe ennemie…  Notre politique en temps de guerre ne fait que continuer en la renforçant notre politique en temps de paix. »

L’acceptation du combat « sur l’arène choisie par la classe ennemie » c’est précisément la (PMP) Politique Militaire Prolétarienne que Trotsky ébauche concrètement dans la conclusion de ce même Manifeste d’alarme de mai 1940 auquel Cassard fait référence :

« La militarisation des masses s'intensifie chaque jour davantage. Nous rejetons la grotesque prétention d'en finir avec la militarisation par des protestations pacifiques creuses. Toutes les grandes questions seront tranchées les armes à la main au cours de la prochaine période. Les ouvriers ne doivent pas avoir peur des armes ; au contraire, ils doivent apprendre à s'en servir. Les révolutionnaires ne se séparent pas plus du peuple pendant la guerre qu'en période de paix. Un bolchevik s'efforce de devenir non seulement le meilleur syndicaliste, mais aussi le meilleur soldat.

Nous ne voulons pas permettre à la bourgeoisie de mener des soldats qui n'ont pas été entraînés ou l'ont été à moitié à la dernière heure sur le champ de bataille. Nous réclamons que l'Etat fournisse tout de suite aux ouvriers et aux chômeurs la possibilité d'apprendre à manipuler le fusil, la grenade à main, la mitrailleuse, le canon, l'avion, le sous‑marin et les autres instruments de guerre. Des écoles militaires spéciales sont nécessaires en relation étroite avec les syndicats de sorte que les ouvriers puissent devenir des spécialistes qualifiés de l'art militaire, capables d'occuper des postes de commandement. »

L’enjeu de la guerre pour le prolétariat, précisera t’il dans les derniers textes de l’été 1940, c’est que les révolutionnaires avec leur classe sous l’uniforme arrachent à la bourgeoisie la direction militaire, en l’occurrence contre le fascisme hitlérien. Alors oui, c’est dans ce cadre, à un moment où le rapport des forces s’inverse en 1943, que la fraternisation devient possible. Les staliniens ont eux aussi pris des positions importantes dans l’appareil de l’armée en recomposition, mais ce sera pour rendre les clés à De Gaulle… :  « Une seule police, la police républicaine ; une seule armée, l’armée républicaine… » (Thorez) Quand le prolétariat armé prendra la direction des forces armées, alors il sera en position de force non seulement pour écraser le fascisme, mais aussi pour reconstruire la société sur des bases socialistes, donc il devient le pouvoir « constituant ». C’était tout à fait possible dans plusieurs pays européens, notamment Italie, France et Grèce. De ce point de vue le pronostic de Trotsky n’avait rien d’absurde. La politique du stalinisme majoritaire dans les unités de partisans a permis de bloquer la vague révolutionnaire : toutefois dans la situation française la bourgeoisie française a dû payer cher sa collaboration avec les nazis (programme du CNR, mesures prises à la Libération en faveur des revendications ouvrières…)

Cassard prend rétrospectivement de Trotsky ce qui l’arrange.

En fait un développement va être consacré au MNR (Mouvement National Révolutionnaire) et aux positions de Testu (alias Molinier, un enfant terrible de la IVème internationale, quelque peu aventurier sur les bords, qui avait donné des cheveux blancs à Trotsky et qui devait entrainer la démission d’Alfred Rosmer de la section française et sa rupture provisoire avec le Vieux). Toute l’argumentation consiste à démontrer l’impossibilité d’unir dans une même détermination l’oppression nationale et l’oppression sociale. Ce mouvement dans lequel on retrouve des éléments issus de l’extrême gauche du mouvement ouvrier d’avant-guerre, par exemple Fred Zeller ou Maurice Jaquier du PSOP, prend position pour un mouvement populaire rassemblant prolétaires, paysans, petits et moyens bourgeois, chefs d’entreprise en rupture avec Pétain. Evidemment il y a un glissement sur le terrain du nationalisme, même si la composition a vocation à être prolétarienne. Ceci dans le cadre totalement éclaté du mouvement ouvrier dans l’année 1940 : on verra des choses surprenantes qui ne concernent pas seulement les positions éclatées des trotskystes en plusieurs segments. On verra des militants au demeurant réagissant en fonction de la conscience qu’ils peuvent avoir de la compréhension des événements, aller chercher à intervenir dans les partis collaborationnistes de Marcel Déat ou de Jacques Doriot. Testu (alias Molinier) pense que le fascisme est là pour des décennies et qu’il sera obligé d’infléchir une certaine planification économique progressiste, donc en faveur des classes produisant la valeur. Donc il faut combattre au sein des organisations fascistes qui ont une base populaire large… C’est une critique à l’encontre du MNR et de Testu au sein de l’Internationale qui permet de ne pas traiter la question de la PMP, donc de la résistance et de comment y intervenir. Il est tout de même étonnant que sur 150 pages d’exposé théorique, cette question n’est pas abordée : la résistance c’est une affaire montée par une fraction de la bourgeoisie, soutenant De Gaulle. On concèdera que, à partir de Stalingrad, le refus du STO conduira de nombreux travailleurs ou petits bourgeois à rejoindre les maquis : mais ajoutera t’on la guerre de partisans est un mouvement petit-bourgeois. Rien n’est dit sur les trotskystes qui se sont engagés dans la résistance sans connaître d’ailleurs les ultimes positions de Trotsky sur la PMP. Ils faisaient de la PMP sans le savoir ! Rien n’est dit, au sein du combat fractionnel dans le SWP, section la plus importante de l’Internationale, des positions de Jan von Heijenoort et de ses camarades. Si Cassard parle de Marcel Hic, il ne développe pas les positions que ce dernier a pris en constituant dans la clandestinité un secrétariat européen sur la ligne qui était la sienne d’intervenir dans la résistance sur des bases ouvrières et révolutionnaires. Lui aussi ne connaissait pas la PMP et pourtant il en retrouvait le chemin par lui-même. Et le trotskyste D’avtian, dont la rudesse de la pensée politique s’est forgée dans la lutte de l’opposition de gauche, ami de Sedov, se fâche avec les jeunes militants de la section française,  qui rejoint la MOI et les internationalistes du groupe de Missak Manouchian et qui sera fusillé avec les 23 de l’Affiche rouge le 21 février 1944.

Alors que l’enquête minutieuse de Pierre Broué, à partir des sources à sa disposition et des témoignages recueillis, met en lumière toutes les contradictions d’une jeune génération de cadres politiques sans boussole après la disparition de Trotsky, le travail de Cassard, avec l’aval de Pierre Lambert, ajoute de l’obscurité à l’obscurité. En fait, c’est une ligne idéologique plus qu’un travail d’historien, justifiant la ligne du défaitisme révolutionnaire dans la seconde guerre mondiale, imposée comme celle de la continuité de Trotsky. La présentation que nous avons fait précédemment infirme totalement ce point de vue : nos lecteurs peuvent se référer aux textes regroupés dans le dossier : Trotsky et les trotskystes face à la 2ème guerre mondiale. La crise de la IVème Internationale est-elle seulement explicable par les positions du dirigeant Michel Pablo qui conduisent en 1953 à l’éclatement ? Ou procèdent-elles des inconstances et des contradictions dans une période où il aurait fallu tenir les deux bouts ? La crise de 1953 n’étant que la conséquence de la période de la guerre. La réunification dans le PCI des courants se réclamant du trotskysme ne sera qu’une courte embellie.

Dans un des derniers Cahiers en avril 2002, Pierre Broué, qui disparaitra en juillet 2005, revient une dernière fois sur la période de la guerre à propos de la politique militaire du PCF, en intégrant dans sa réflexion des éléments de sa propre vie militante. Voici ce qu’il écrit (23)  :

« J’appartiens à une génération pour laquelle la question de la lutte armée s’est posée très tôt et très fort : j’avais 18 ans en 1944 et j’étais entré à la fin de 1942 dans une organisation de « Résistance ».

Mais c’est aussi en 1944 que j’ai rejoint le PCI qui venait de réaliser son unification. J’étais une espèce rare. On avait plutôt vu l’évolution interne. A vrai dire, bien des camarades étaient surpris que je considère ma participation à la Résistance comme la préface à mon entrée dans la IVe Internationale, que j’y voie progrès et non contradiction.

Mon camarade Stéphane Just me traita à ce sujet de « conard » et de « patriotard ». Il avait un profond mépris pour ceux qui avaient choisi la lutte armée et était assez représentatif des trotskystes et trotskysants qui, sans se préoccuper de ce que Trotsky avait proposé « une politique militaire du prolétariat », avaient adopté dans le conflit mondial une position véritablement neutraliste.

J’étais dans le maquis quand il était au STO dans une ferme allemande. En 1946 nous fumes dans la même organisation. C’est un peu plus tard que nous eûmes une violente algarade à propos d’un livre de Georges Guingouin dont je venais de rendre compte dans notre presse. Je me sentais proche de ce communiste que les staliniens ont cherché à déshonorer et à tuer, et que Stéphane traitait de « social-patriote ».

On a là résumé en quelques phrases ce qui séparait l’historien et le militant Pierre Broué de la direction historique de l’OCI représentée par ses deux principales figures de 1968 à 1982, Pierre Lambert et Stéphane Just. Ce numéro spécial de la Vérité sur la période de la guerre vise strictement, derrière le paravent du défaitisme révolutionnaire érigé en dogme léniniste, à défendre « une position véritablement neutraliste » condamnable. Outre que des militants trotskystes se sont engagés dans la résistance sur des bases internationalistes et que certains l’on payés de leur vie, la Vérité historique, à laquelle contribue le travail de Pierre Broué, mérite réflexion sur notre histoire.


Notes: 

1-Les Cahiers Léon Trotsky, Numéro 39, septembre 1989.

2-Cité par Pierre Broué.

3-https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/08/lt19400817.htm

4-https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/08/lt19400820.htm

5-Question de méthode…

6-Perspectives et tâches de la Révolution européenne. Résolution adoptée lors du Plénum du Comité Politique du SWP de novembre 1943. Numéro 67, octobre 1999.

7-Jan van Heijenoort, La question nationale pendant la guerre, (1942) sous le pseudonyme de Marc Loris

8-Le procès de Riom : la vérité sur la « démocratie » française, par Marc Loris, 8 avril 1942. CLT, numéro 65, mars 1999.

9-CLT, numéro 49, janvier 1993, Présentation, PB.

10- Ibidem, documents écrits par Barta en 1940.

11-René Revol

12-L’Affiche rouge, Louis Aragon, Le Roman inachevé, la Guerre et ce qui s’en suivit.

13-Perspectives pour l’Europe (1942)

14- Mésaventures politiques de la bourgeoisie française, Marc Loris

15-CLT n°23, septembre 1985.

16-Voir le livre de Pierre Broué et Raymond Vacheron ; Meurtres au Maquis, 1997, où sur l’injonction de Jacques Duclos, en octobre 1943, 4 militants trotskystes évadés avec leurs camarades FTP des prisons de Puy en Velay et Saint Etienne, sont fusillés par leurs propres « camarades ». Parmi eux Pietro Tresso, un des fondateurs du Parti communiste italien, passé à l’opposition de gauche.

17-CLT, numéro 23, septembre 1985.

18-Il a paru dans Revolutionary History, 3, 1988, sous le titre « The Proletarian Military Policy Revisited ». Il est reproduit partiellement par Pierre Broué dans le numéro 43 des Cahiers de septembre 1990.

19-page 28.

20-page 53.

21-La politique militaire du PCF, CLT 77, avril 2002.

22-page 59

23-CLT, numéro 77, avril 2002.