« [La laïcité]…En elle se réfugie le véritable optimisme
humain, réaliste et scientifique, diamétralement opposé au pessimisme
chrétien qui ne peut pas imaginer l'homme en dehors d'un gendarme pour le
punir ou d'un prêtre pour l'absoudre. En face d'une société corrompue, d'une
classe bourgeoise qui revient à la religiosité et au mysticisme, qui n'a plus
confiance dans la valeur de l'intelligence humaine et qui se blottit
peureusement, abdiquant toute dignité, à l'ombre des églises et des
hiérarchies ecclésiastiques, oui, la classe ouvrière demeure le seul support
de la laïcité, la seule sauvegarde du libre examen. »
L’église
et l’école, Perspectives prolétariennes, Editions Figuière (1932)
Sommaire :
Marceau Pivert est né le 2 octobre 1895
à Montmachoux en Brie, dans une famille pauvre qui s’élèvera socialement en
ouvrant un commerce d’épicerie, de mercerie, de graineterie, de café et de
bazar. On est anticlérical, hostiles aussi bien au « château » qu’au curé, mais on respecte la propriété privée. Les grands pères côté
maternel et paternel, d’origine paysanne, sont libres penseurs et militants
radicaux-socialistes. Son père Maximin est aussi militant de la Libre Pensée,
puis évoluera vers la SFIO en 1914. Dans la formation de la conscience laïque
la question de la Libre Pensée a son importance.
Brillant élève de l’école primaire, le
système scolaire de l’époque n’offre aucune passerelle entre le lycée, réservé
aux enfants de la bourgeoisie, et les écoles primaires supérieures : les
enfants du peuple sont bloqués au niveau du certificat d’études primaire. La
seule manière de tourner la difficulté c’est l’école normale d’instituteurs.
Malgré un concours très sélectif, Marceau est admis à l’école normale de la
Seine à 17 ans.
Issu d’un milieu laïque mais
social-chauvin, élève d’une institution qui nourrit elle aussi depuis Jules
Ferry la nostalgie de la revanche, Marceau, comme beaucoup d’instituteurs de sa
génération, partira en guerre la fleur au fusil. Il dira lui-même : « … le
crâne encore bourré de chauvinisme par un professeur d'histoire qui ne rêvait
que de reprendre l'Alsace-Lorraine »
[1]
.
La première lettre à sa mère se termine par : « Ton fils, soldat des armées
de la République. »
[2]
Blessé au front et hospitalisé plusieurs mois, il garde alors sur son
engagement de soldat un point de vue social-chauvin.
Après l’armistice on le retrouve à
l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, où commence son militantisme : il
crée avec un collègue mutilé, Blanchin, un «
Groupe d'action des instituteurs anciens combattants de la Seine »,
l’objectif étant d’œuvrer à la réinsertion professionnelle des mutilés, puis
plus largement se consacrer à la défense des instituteurs anciens combattants.
Il crée à cette fin l’AGIFAC (Association de défense des instituteurs anciens
combattants). Bientôt il s’agira de regrouper l’ensemble des enseignants
victimes de guerre. Le contact avec « les compagnons de l’université
nouvelle », qui organise les anciens combattants du secondaire et du
supérieur, donne la Fédération des anciens combattants de l’enseignement, dont
Emile Borel sera le président et Marceau le secrétaire général. La défense
corporative débouchera bientôt sur un questionnement sur la première guerre
mondiale : dans le milieu des instituteurs se développe un fort courant
pacifiste. Mais les conséquences de la guerre à l’échelle internationale pour
l’instant le touchent peu : la révolution d’octobre 1917 en Russie et
l’évolution antiguerre de la majorité de la SFIO autour de Longuet. Toutefois
il discute avec son ami Louis Caput, qui vient
d’adhérer à la section du 14ème de la SFIO ? Marceau dira : « Je lui
opposais des objections médiocres, celle du petit bourgeois individualiste,
encore mal nettoyé de ses croyances patriotiques. »
[3]
Comme de nombreux instituteurs, Marceau
qui était parti en 1914 la fleur au fusil devient résolument pacifiste et
antimilitariste. Il entre en maçonnerie en 1919 : les racines familiales,
l’influence de ses amis anciens combattants instituteurs l’inclinent vers ce
choix. Ainsi que la Libre Pensée comme force organisée représentative à
l’époque : rappelons que cette dernière est née d’un rapprochement sur la
question laïque entre plusieurs courants politiques issus de la 1ère
Internationale ouvrière et des loges maçonniques. A l’époque il est fréquent
qu’un instituteur souscrive à la fois au syndicat unitaire, au parti socialiste
et à la Libre Pensée. Cette dernière a souvent été une passerelle entre le
mouvement ouvrier et la maçonnerie, en l’occurrence le Grand Orient de France.
Marceau est particulièrement attaché à la connaissance rationnelle et
scientifique, donc à l’organisation qui se donne pour objectif de faire
rayonner ce cheminement intellectuel, d’apporter la lumière de la vérité. Il
rejoint « l’Etoile polaire », loge qui est par ailleurs en avance dans
l’obédience sur les questions sociales. Il rencontre un vieux syndicaliste,
Henri, grâce auquel il est initié à Marx, Lafargue, et les ouvrages de Gabriel
Deville de vulgarisation du marxisme. Il dira à propos de ce militant : «
cet ouvrier terrassier à pantalon de velours, plus cultivé que bien des
professionnels de la politique ».
[4]
Il rencontre Germaine Boulleau, qui se destine au métier d’institutrice, et qui
deviendra la compagne de sa vie. Il est affecté, ainsi que son épouse, dans
l’Yonne à l’école primaire supérieure de Sens.
Marceau, de par ses origines et ses
premiers engagements se définit comme un républicain radicalisé. Ce qui
explique son adhésion à un courant social-chauvin se dégageant à la droite du
parti socialiste, l’éphémère PSF (Parti Socialiste Français). Les réseaux
francs-maçons jouent un rôle prépondérant dans l’apparition de cette formation
: André Lebey, haut dignitaire du Grand Orient de
France, socialiste connu, quitte la SFIO en 1919 et fondent le PSF. A Sens, le
PSF est représenté par un franc-maçon, Aristide Jobert, personnalité locale de
gauche. Stratégiquement il s’agit de promouvoir des candidatures de
rassemblement soutenant le « cartel des gauches », mais en rupture
naturellement avec le nouveau courant communiste, mais aussi avec les
socialistes qui viennent de voter la « motion Bracke » radicalisant le
parti sur une orientation de rupture avec le parti radical.
Dès la création d’une section senonaise
de la « Ligue de la République », Marceau en devient le secrétaire. Il
rédige la « chronique du père Charles » dans le journal radical «
l’avenir de l’Yonne ». Elles sont teintées de laïcisme et
d’anticléricalisme ; il s’en prend violemment aux jésuites ; on est en
pleine bataille des laïques contre le retour de l’enseignement congréganiste. «
Le Père Charles » fait une propagande favorable au « cartel des gauches
», tout en dénonçant les « diviseurs », ceux qui veulent rompre avec
le bloc radical.
Communisme et franc maçonnerie :
[5]
Aux lendemains du congrès de Tours,
l’impact de la révolution russe est considérable dans le mouvement ouvrier
français. Trotsky est d’ailleurs le dirigeant international le plus apprécié dans la SFIC
(Section Française de l’Internationale Communiste). Marceau est sur la ligne du
cartel des gauches. Pourquoi, selon lui, ne pas étendre l’unité aux
responsables communistes, qu’il juge plus proche du républicanisme que du
bolchévisme russe. Pour lui la 3ème Internationale naissante insuffle au parti
français une ligne « sectaire ».
Dans son rapport au communisme et à Trotsky arrive une question qui va le poursuivre jusqu’à la
fin de sa vie politique, celle de l’appartenance à la franc-maçonnerie. Deux
des principaux dirigeants du parti français, Frossard et Cachin, sont
francs-maçons. Marceau s’en prend à Trotsky qui a
joué un rôle décisif à la direction de l’Internationale dans la rédaction des
21 conditions d’adhésion à l’Internationale Communiste. A ces conditions
publiques s’ajoute une 22ème condition secrète, concernant l’appartenance à la
franc-maçonnerie. L’Internationale, et au sein de sa direction Trotsky et Lénine, manœuvrent pour interdire aux cadres
politiques venus de la SFIO, qui apportent dans leurs bagages à la fois leur
carriérisme social-démocrate et leur appartenance à la franc-maçonnerie, de
jouer un rôle dirigeant dans le nouveau parti. Dans une « chronique du père
Charles » Marceau écrira à un ami communiste : « Nous nous retrouverons
autour d'un verre, à moins encore que cet animal de Trotsky ne t'interdise de trinquer avec moi. »
[6]
La position de ce dernier sur
l’appartenance de militants du mouvement ouvrier à la franc-maçonnerie est-elle
conjoncturelle ? Est-elle liée seulement au fait que le nouveau parti, né
après la scission de Tours, risquait d’emporter en quittant la vieille maison
SFIO des cadres politiques formés dans la routine sociale-démocrate ?
L’origine de la franc-maçonnerie ne vient pas de la légende d’Hiram mais des
formes précapitalistes, où le compagnon et le patron, sont associés dans le
même procès de production. Le développement des loges maçonniques que l’on peut
situer dans les premières années du 18ème siècle pour l’Angleterre
accompagne le processus de sécularisation des Etats, la prise de distance
vis-à-vis du pouvoir religieux. Associations bourgeoises bien entendu, dans une
période où la classe dominante a besoin, face à ses ennemis féodaux et
religieux, de développer les formes parlementaires et la gestion démocratique
de la cité. Pour asseoir sa domination de classe, elle a besoin de la présenter
d’une solidité inébranlable : face à la religion catholique qui enseigne
que nous sommes tous « membres du corps mystique du Christ »,
la bourgeoisie a besoin d’un rituel « laïque » reposant sur
l’idée d’une fraternité universelle. Là où la bourgeoisie a été incapable,
écrit Trotsky, de construire ce maillage culturel
social, les relations modernes entre le capital et le travail apparaissent
crûment. Ainsi écrit-il à propos de son pays :
[7]
« C'est la bourgeoisie russe,
primitive et mal douée, qui a le moins réussi dans ce domaine, et elle a été
cruellement punie. La poigne tsariste mise à nu, en dehors de tout système
compliqué de camouflage, de mensonge, de duperie, et d'illusions, se trouva
insuffisante. La classe ouvrière russe s'empara du pouvoir. »
Mais la situation des vieux pays
capitalistes, l’Angleterre et la France, rend la position du prolétariat plus
difficile, du fait de ce tissu de rapports « politiques, juridiques,
moraux, religieux, esthétiques ». Une des missions de la
maçonnerie consistera à intégrer en son sein les chefs du mouvement ouvrier, faire
en sorte qu’ils se mêlent aux cercles dominants de la bourgeoisie. A travers la
social-démocratie en France ce fut une grande réussite. Trotsky ajoute :
« La franc-maçonnerie joue dans la
vie politique française un rôle qui n'est pas mince. Elle n'est en somme qu'une
contrefaçon petite bourgeoise du catholicisme féodal par ses racines
historiques. La République bourgeoise de France avançant tantôt son aile
gauche, tantôt son aile droite, tantôt les deux à la fois, emploie dans un seul
et même but soit le catholicisme authentique, ecclésiastique, déclaré, soit sa
contrefaçon petite-bourgeoise, la franc-maçonnerie, où le rôle des cardinaux et
des abbés est joué par des avocats, par des tripoteurs parlementaires, par des
journalistes véreux, par des financiers juifs déjà bedonnants ou en passe de le
devenir. La franc-maçonnerie, ayant baptisé le vin fort du catholicisme, et réduit,
par économie petite-bourgeoise, la hiérarchie céleste au seul « Grand
Architecte de l'Univers », a adapté en même temps à ses besoins quotidiens la
terminologie démocratique : Fraternité, Humanité, Vérité, Equité, Vertu. La
franc-maçonnerie est une partie non officielle, mais extrêmement importante, du
régime bourgeois. Extérieurement, elle est apolitique, comme l'Eglise ; au
fond, elle est contre-révolutionnaire comme elle. A l'exaspération des
antagonismes de classes, elle oppose des formules mystiques sentimentales et
morales, et les accompagne, comme l'Eglise, d'un rituel de Mi-Carême.
Contrepoison impuissant, de par ses sources petites-bourgeoises contre la lutte
de classe qui divise les hommes, la maçonnerie, comme tous les mouvements et
organisations du même genre, devient elle-même un instrument incomparable de
lutte de classe, entre les mains de la classe dominante contre les
opprimés. »
Il conclut :
« La franc-maçonnerie est une
plaie mauvaise sur le corps du communisme français. Il faut la brûler au fer
rouge. »
[8]
Léon Trotsky en exil à Mexico (1939)
|
Toutefois le combat des opprimés contre
les oppresseurs s’invite aussi dans les représentations démocratiques bourgeoises.
Il se trouve que, dans le mouvement de liquidation des formes féodales, la
bourgeoisie française, sous la pression d’une révolution jacobine des
faubourgs, est allée beaucoup plus loin qu’elle ne le voulait elle-même. Le
plan Condorcet de 1792 pose les bases : instruire le peuple c’est former
des citoyens libres et capables de trouver par eux-mêmes leur place dans la
société. Le Pelletier de Saint Fargeau prendra les premières dispositions
pratiques. Il faut souligner que c’est plutôt au sein du Grand Orient de France
que vont se retrouver des militants ou des cadres appartenant au mouvement
ouvrier. Contre la référence de la bourgeoisie voltairienne au « grand
architecte de l’univers » qu’avance Trotsky,
Il faut souligner que la constitution du Grand Orient est fondée sur la laïcité et le triptyque « liberté, égalité, fraternité »,
ce qui explique son profil particulier.
Face aux reniements de la classe
capitaliste, l’Empire puis le retour des bourbons, la monarchie « républicaine », le prolétariat se saisit de la revendication laïque. Si la bourgeoisie
abandonne son propre programme libéral, alors il reviendra au prolétariat de le
mener à bien. Et plus tard, un Jules Ferry, franc-maçon, portant l’instruction
primaire, gratuite, laïque et obligatoire dans le peuple, n’existe pas sans la
poussée prolétarienne de la Commune. Il la reconnait, même s’il en limite les
effets. Marceau va se trouver au cœur de cette dialectique sociale.
La direction de l’Internationale à
Moscou découvre et est très étonnée du fait qu’un nombre important de militants,
non seulement chez les sociaux-démocrates, mais aussi dans le mouvement
communiste naissant appartiennent à la franc-maçonnerie, ce qui signifie que
pour ces derniers la question des conquêtes laïques, héritée d’une révolution
bourgeoisie qui est allée plus loin que la bourgeoisie elle-même le voulait,
fait partie de leur ADN. Il y a le rôle important joué par les instituteurs sur
le plan syndical et politique dans le mouvement ouvrier. Ainsi la résolution du
4e Congrès de l’Internationale Communiste de novembre 1922 relève :
« …l’appartenance d’un nombre
considérable de communistes français aux loges maçonniques est, aux yeux de
l’Internationale Communiste, le témoignage le plus manifeste et en même temps
le plus pitoyable que notre Parti français a conservé, non seulement l’héritage
psychologique de l’époque du réformisme, du parlementarisme et du patriotisme,
mais aussi des liaisons tout à fait concrètes, extrêmement compromettantes pour
la tête du Parti, avec les institutions secrètes, politiques et carriéristes de
la bourgeoisie radicale. »
La direction a choisi la pire des
méthodes pour régler ce problème, celle de l’interdiction. Pourquoi ne pas
considérer qu’une branche conséquente de la maçonnerie, le Grand Orient de
France, est un des lieux où se mène la bataille laïque : le courant
radical est en fait majoritaire dans l’obédience, c’est par lui que passent les
tractations dans les institutions de la 3ème République
parlementaire. Sa ligne c’est l’utilisation d’un certain anticléricalisme
opposant les masses de la petite et moyenne paysannerie, largement influencée
par l’Eglise romaine et ses œuvres contre le prolétariat. Le mouvement
communiste lui, est pour le front unique ouvrier. Il s’agit d’unir le travailleur
des champs à celui des villes sous la direction du prolétariat. Appliqué à la
question laïque, les positions de Marceau rejettent l’anticléricalisme des
radicaux, à la limite de la persécution sectaire contre les idées religieuses,
pour un retour à la définition originelle de l’anticléricalisme reprise par le
mouvement socialiste : pour lui, le mouvement ouvrier se déclarera opposé
aux empiétements de l’Eglise sur tout ce qui n’est pas du domaine de la
conscience. L’anticléricalisme protège donc la liberté de tous, y compris celle
des croyants.
Le contexte des années 1930 et la bataille laïque :
Les activités de Marceau commencent à
gêner les ambitions électorales de la droite locale, celle-ci fait pression
pour une sanction administrative. Manœuvres difficiles à faire aboutir car
Marceau est apprécié pour ses qualités professionnelles et pour ses engagements
de républicain intègre. Après une campagne contre ses adversaires, la
proposition diplomatique de la part de sa hiérarchie d’un déplacement dans la
Seine en fait va lui convenir. Le 22
avril 1924 il adhère à la SFIO. C’est comme républicain radicalisé qu’il
débarque dans un parti qui évolue à gauche et il se retrouve dans la sensibilité
pro-cartel de Renaudel.
Très vite il prend ses distances compte
tenu de la politique du cartel : il constate que rien n’est fait pour
répondre à la revendication de l’école unique. Il refuse la capitulation sur la
question du Vatican. C’est le régime fasciste de Mussolini qui était à l’avant-garde
pourrait-on dire de la reconnaissance du Vatican comme un Etat, avec lequel
l’Etat italien parlait d’égal à égal. Les républicains et le mouvement laïque
en France avaient toujours refusé de considérer le Vatican comme un Etat ; aux
yeux des laïques le pape est le représentant d’une religion, à ce titre il n’a
aucun statut public. Les catholiques français sont d’abord des citoyens à
égalité de droit et de devoir avec les autres citoyens. La religion est une
affaire privée. La république est indifférente vis-à-vis des opinions et des
engagements privés de ses citoyens. Mais après la première guerre mondiale, la
bourgeoisie commence un long cheminement de reniement de son propre passé
révolutionnaire.
S’il est membre de la SFIO, c’est
d’abord la question de la bataille laïque qui requiert toute son énergie. Il
milite pour l’école unique qui abolit les filières de sélection sociale et
permet le même cheminement pour tous de la maternelle à l’université. II est
ainsi membre du Comité directeur des Compagnons de l'Université nouvelle, du
Bureau national du syndicat national des instituteurs, de la Ligue des droits
de l'homme, de la Fédération Nationale de la Libre Pensée, qui publiera un
certain nombre de ses écrits, du conseil général de la Ligue de l'enseignement
et c'est à ce dernier titre qu'il crée aussi dès 1925, le « Comité pour
l'école unique » qui regroupe 43 organisations démocratiques. Il est pour
la nationalisation laïque de l’enseignement et c’est au congrès du SNI en 1927
qu’il défend avec succès son point de vue. Il pense que la nationalisation
n’est pas le contrôle de la classe capitaliste sur la classe ouvrière, en cela
il est opposé au point de vue guesdiste, mais l’enseignement public et laïque
que la nation garantit à tous les enfants du peuple.
Il a une morale militante
intransigeante : élu premier secrétaire de cette Fédération turbulente de Paris
de la SFIO, il ne sera pas question d’être un permanent. Il continuera
d’exercer son métier d’enseignant, le soir il dirige la fédération de son
parti. De plus il s’investit toujours dans son métier ; il s’intéresse aux
nouvelles méthodes pédagogiques et son travail est salué par son administration
de tutelle. Ses élèves aussi. Un de ses anciens élèves, Lucien Weitz, qui sera
par ailleurs militant de la Gauche Révolutionnaire puis du PSOS, écrira :
[9]
La classe de mathématiques de Marceau au lycée Jean Baptiste Say en 1952-1953…
|
«
Marceau était entré dans notre classe d'adolescents d'un cours complémentaire
d'un pas décidé, le regard sévère, le geste large et péremptoire, mais
souriant à pleines dents. (...) Vite, nous devions découvrir que, chez ce
maître, ce qui dominait, c'était le sourire, expression de sa bonté, de son
équité, de son souci profond de nous connaître, de nous comprendre, de nous
aider. Sévère et exigeant pour le travail, Marceau était le frère aîné de ses
élèves : il aimait avec passion son métier, c'était un grand pédagogue. »
|
Pivert monte une enquête sur une
entreprise de noyautage de l’enseignement primaire public par une association
catholique secrète les Davidées. Au congrès de la
Ligue de l'enseignement, qui se tient le 5 juin 1930 à Clermont-Ferrand, il
présente ainsi un long rapport intitulé : « Le noyautage de l'enseignement
par les Davidées ». Ce rapport fera l’objet d’une
publication de la Libre Pensée. Davidée Birot est un
personnage de René Bazin. Institutrice dans l’école publique, elle s’insurge
contre les idées de son père franc maçon. Elle devient une fervente prosélyte
cléricale. Elle monte une association secrète locale avec quatre affidées, puis
l’initiative se répand dans plusieurs départements. Marceau détaille comment la
hiérarchie catholique défend à l’époque le développement dans l’enseignement
primaire public d’un réseau d’institutrices exerçant une activité de
prosélytisme religieux en violation de leur obligation de réserve, comme
fonctionnaires de l’enseignement public. Toutefois il appelle au discernement,
notamment vis-à-vis du radical-socialisme : ce n’est pas parce qu’une
institutrice se rend à la messe le dimanche, qu’elle est une Davidée. Marceau
se montrer respectueux de la liberté de pensée, qui inclut la liberté de
pratiquer un culte.
La question des congrégations enseignantes et la liberté de
l’enseignement
Marceau reprend l’historique des
relations entre les congrégations enseignantes et l’Etat, y compris sous les
régimes de monarchie de droit divin : l’Etat pour se centraliser prend vis
à vis de l’Eglise romaine une certaine indépendance et est amené à entrer en conflit,
se soldant parfois par des interdictions, avec l’ordre enseignant des jésuites.
La bourgeoisie révolutionnaire les
abolit, y compris avec l’appui de son aile droite. Un dirigeant comme Barnave
était plutôt favorable à une monarchie constitutionnelle, ce qui lui valut de
perdre sa tête. Marceau cite : « Les ordres religieux, dira Barnave, sont
contraires à la société » et Garat « Les établissements religieux sont
la violation la plus scandaleuse des droits de l'homme. » La révolution
interdit les vœux monastiques solennels le 13 février 1790 et les congrégations
séculaires et confréries sont supprimées le 18 août 1792.
Avec la réaction thermidorienne,
puis le retour de la monarchie, enfin l’Empire, les congrégations reviennent…
La réaction bourgeoise contre le mouvement prolétarien en 1848 les appelle au
secours. En 1850, Thiers veut donner l’enseignement primaire aux congrégations
alors qu’en 1845 le bourgeois voltairien qu’il était s’opposait aux jésuites.
La loi Falloux dresse « le rempart de la religion d’Etat et du monopole
clérical ».
Après le coup d’Etat de Napoléon le
petit, les congrégations sont reconnues d'utilité publique et sont assignées au
rôle, dirait Marx, de « gendarmerie spirituelle » de l’Empire.
Avec les lois laïques, les libertés de
constituer des organisations syndicales, puis la loi de 1901, Marceau souligne
un point important
[10]
: « Aux associations elle
donne la liberté, aux congrégations elle la refuse, dit clairement le sénateur Vallé, rapporteur du projet »
Au moment où la discussion s’engage au
sein de la social-démocratie sur cette question, les bourgeois libéraux
demandent le régime de « droit commun » et l’abandon de toute
espèce de droit d’exception frappant la religion. Le subtil « jésuite » Léon Blum se déclare prêt à reconnaître le « droit commun » à condition que l’Eglise, dit-il, nous accorde le monopole de l’Enseignement.
C’est demander à celle-ci quelque chose qui est totalement incompatible avec sa
nature d’appareil théocratique. Autrement dit, il prépare la capitulation de la
social-démocratie, et remet déjà en cause l’orientation du congrès unanime de
Nancy en 1929.
Marceau reprend à son compte la
position qui était celle de Marx sur la défense par le prolétariat des
revendications libérales que la bourgeoisie ne veut plus appliquer. Il
écrit :
[11]
« Nous sommes donc contre le droit
commun aux Congrégations ; contre la liberté de l’Enseignement ; contre tout ce
qui, sous prétexte d'égalité ou de liberté, sert nos adversaires de classe et
n'améliore aucunement les conditions de notre action révolutionnaire. »
Cette polémique sur les congrégations
est intéressante pour comprendre les capitulations futures des organisations
politiques ou syndicales, celle du CNAL (Comité National d’Action Laïque) en
1972, sur la question de la liberté de l’enseignement. La laïcité bourgeoise
repose en fait sur un compromis avec l’Eglise : c’est par l’attachement
proclamé à la liberté de l’enseignement que passeront en force les
revendications cléricales, particulièrement lors du retour au pouvoir du PS en
1981 et l’affaire de la bataille des années 1982-1984 qui se termine par la
défaite puis l’implosion du mouvement laïque. Il conclut
[12]
:
« Le Socialisme exprime un état de
fait : la revendication en faveur d'une appropriation collective des
instruments de travail, revendication non pas conçue dans un esprit, mais
inscrite dans les exigences des choses. Il tend à accélérer le rythme des
transformations économiques inéluctables. Par là même, il est en lutte contre
les forces de coercition et les institutions « connectives » dont le
capitalisme s'est entouré. »
Le dernier segment de sa lutte portera
sur la nécessité de convaincre son parti d’intégrer la ligne de la nationalisation
laïque. On peut dire que sa politique sur la laïcité et la question scolaire va
influencer l’orientations de la SFIO, d’autant que de 1929 à l’exclusion des néos, il reçoit le soutien de Léon Blum. La motion du
congrès de Nancy les 9-12 juin 1929 recueille l’unanimité. Elle stipule :
[13]
« … Le PS est anticlérical,
c'est-à-dire au sens propre du terme, résolument opposé aux empiétements de
l’Eglise sur tout ce qui n’est pas du domaine de la conscience. Le PS est
anticlérical en tant qu’il rencontre l’Eglise dans toutes les entreprises de
réaction politique et de conservatisme social. L’anticléricalisme pour lui,
loin d’être raillerie mesquine ou persécution sectaire, signifie au contraire
défense de la liberté pour tous, protection assurée de tous, contre toutes les
forces coalisées de contrainte et devient une forme de sa lutte de
classe. »
Marceau a définitivement quitté le
point de vue radical-socialiste : son expérience militante sur divers
fronts, notamment dans le syndicalisme enseignant l’amène sur des positions
révolutionnaires. Le 27 décembre 1931, il a été en effet élu membre du Bureau
national du SNI (syndicat national des instituteurs). Il participe à la
commission « d'éducation nationale », ainsi qu'à la commission de rédaction
de L'École libératrice, organe du syndicat. En 1932 il publie un ouvrage
intitulé « L’Eglise et l’Ecole, perspectives prolétariennes ».
Ce travail théorique est mené à bien en pleine bataille politique contre les néo-socialistes : la direction blumiste de la SFIO
fait face à une double offensive, celle de Déat qui publie en 1931 « Perspectives
socialistes », soutenu par Marquet, le maire de Bordeaux, et
Montagnon, et celle du parti stalinien qui renvoie dos à dos la droite et la
social-démocratie. La direction sociale-démocrate tombe à gauche : Blum se
déclarera « épouvanté » par l’énoncé des principes de Déat
lors du congrès de Juillet 1933. C’est dans ce contexte des années 1930-1933, que
Blum préface le livre de Marceau Pivert et fait de ce dirigeant de l’aile
gauche du parti le chantre du combat laïque dans une perspective socialiste.
Ainsi Blum écrit
[14]
:
« Pour l'Eglise, l'école n'est
qu'un des moyens d'asseoir son ordre, de perpétuer la hiérarchie sociale, avec
Laquelle elle se confond, de préserver la structure capitaliste contre toute
possibilité de subversion. Pour l'anticléricalisme prolétarien qui prend ici
son vrai nom de laïcité, l'Ecole a pour objet de transposer la science dans le
domaine de l'éducation, elle tend par conséquent à l'affranchissement entier de
l’esprit ; elle doit engendrer une complète liberté de négation, même vis-à-vis
du système social. Et Marceau Pivert nous montre, en passant, comment la
politique bourgeoise s'est déplacée entre ces deux pôles, selon ses propres
intérêts de classe, se jetant furieusement avec Thiers du côté clérical au
temps de la loi Falloux, se jetant timidement avec Ferry du côté laïque, au
temps des lois scolaires. Démonstration critique fondée sur le rapprochement et
l'exégèse des textes pontificaux qui invoquent dans leurs campagnes les «
socialistes chrétiens » et les « démocrates populaires ». Démonstration
psychologique enfin, la plus neuve et la plus hardie de toutes où Marceau
Pivert ne craint pas de s'attaquer à la formule classique « Religion, affaire
privée », d'en analyser le véritable sens et d'en mesurer la véritable
portée. »
Et il conclut :
« Je pense, comme lui, et
d'ailleurs comme tout le Parti, si `je me réfère à la résolution unanime de
Nancy, que le socialisme peut seul concevoir et créer un système d'éducation
intégralement laïque, c'est à dire intégralement fondé sur la culture rationnelle
de l'esprit, c'est-à-dire intégralement épuré de toute tradition religieuse
comme de tout préjugé de classe. Je pense que la collectivité étant seule
capable de dispenser un enseignement ainsi défini, l'argument serait suffisant,
même s'il n'en existait pas d'autres aussi forts, pour revendiquer en sa faveur
une vocation exclusive au droit d'enseigner, et que l'idée de laïcité conduit
ainsi par une déduction inéluctable à l'idée de la nationalisation de
l'enseignement. »
En se radicalisant à gauche du parti,
Marceau souligne les limites de la laïcité à la Jules Ferry. Elle laisse une
porte ouverte à la hiérarchie catholique en reconnaissant les devoirs envers
Dieu. Ferry n’observe aucune neutralité philosophique et impose les préjugés de
sa classe sociale. La représentation politique cléricale s’en empare et Marceau
consacre un chapitre à « la laïcité de l’abbé Desgranges », député du Morbihan. Celui-ci déclare à la tribune de la chambre :
[15]
« L'éducation étant la tâche la plus noble de
la vie terrestre de l'homme, il est nécessaire de fonder cette éducation sur le
principe suprême de l'existence. Dieu gouverne le monde ; Dieu doit donc aussi
gouverner l'éducation ; Toute éducation qui nie Dieu est objectivement un
mensonge, une duperie de l'humanité... »
Son « républicanisme » réclame « l’utile compromis » entre la religion et l’Etat, qui
n’est pour lui que le moyen de défendre les revendications cléricales et de les
faire accepter par l’Etat laïque.
Marceau s’inspire alors de l’héritage
de la Commune, et de ce qu’il appelle « l’effort
prolétarien » : le gouvernement ouvrier commence à achever les
réformes « libérales » (Marx), nous dirions aujourd’hui
démocratiques, que la classe bourgeoise s’avère incapable de défendre jusqu’au
bout. Marceau cite :
[16]
« Article
1 : L’Eglise est séparée de l’Etat ;
Article 2
: Le budget des cultes est supprimé ;
Article 3
: Les biens dits de mainmorte appartenant aux congrégations religieuses,
meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales ;
Article
4. - Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la
nature et les mettre à la disposition de la Nation.
Signé :
La Commune de Paris. »
« Pour
l'Eglise, l'école n'est qu'un des moyens d'asseoir son ordre, de perpétuer la
hiérarchie sociale, avec Laquelle elle se confond, de préserver la structure
capitaliste contre toute possibilité de subversion. Pour l'anticléricalisme
prolétarien qui prend ici son vrai nom de laïcité, l'Ecole a pour objet de
transposer la science dans le domaine de l'éducation, elle tend par conséquent
à l'affranchissement entier de l’esprit ; elle doit engendrer une complète
liberté de négation, même vis-à-vis du système social. Et Marceau Pivert nous
montre, en passant, comment la politique bourgeoise s'est déplacée :
« On a dit que la République n'aurait pas été possible si l'héroïque
sacrifice de la Commune n'en avait avancé l'heure. On peut dire que la laïcité
de l'enseignement, elle aussi, a été préparée et rapprochée par les initiatives
vigoureuses de la première révolution ouvrière. »
« Je
pense, comme lui, et d'ailleurs comme tout le Parti, si `je me réfère à la
résolution unanime de Nancy, que le socialisme peut seul concevoir et créer un
système d'éducation intégralement laïque, c'est à dire intégralement fondé sur
la culture rationnelle de l'esprit, c'est-à-dire intégralement épuré de toute
tradition religieuse comme de tout préjugé de classe. Je pense que la collectivité
étant seule capable de dispenser un enseignement ainsi défini, l'argument
serait suffisant, même s'il n'en existait pas d'autres aussi forts, pour
revendiquer en sa faveur une vocation exclusive au droit d'enseigner, et que
l'idée de laïcité conduit ainsi par une déduction inéluctable à l'idée de la
nationalisation de l'enseignement. »
Non sans ajouter que l’expansion
capitaliste rendait nécessaire la formation d’un prolétariat qualifié, donc la
nécessité pour le courant républicain de développer l’enseignement primaire
obligatoire.
La pensée politique de Marceau est
portée à la fois par la montée prolétarienne qui va culminer avec la grève
générale de juin 1936 et son combat pour mettre en œuvre l’esprit des Lumières
par une éducation scientifique et rationnelle. La pensée laïque de Pivert
réalise la synthèse entre « les perspectives prolétariennes » données par le combat de classe et ce qu’il a par ailleurs appris dans
l’héritage maçonnique de la grande révolution bourgeoise et dans son
cheminement de pédagogue rigoureux :
[18]
« La laïcité n'est pas seulement
une morale, un principe d'action, c'est une règle fondamentale de la pensée
elle-même. C'est la science transposée dans le domaine de l'éducation. Comment
penser sainement lorsqu'on se refuse à voir une parcelle quelconque du monde ou
de la société dont on n'est qu'une infime partie ? Par quel orgueil ou par
quelle mutilation volontaire croit-on limiter l'exercice de la raison à
certains objets inoffensifs pour l'équilibre social ?
L'enfant a le droit de connaître, le
droit d'apprendre à observer, le droit de tirer, pour lui-même les conséquences
qui lui conviendront de son éducation laïque.
Aucune hiérarchie sociale, aucun
système de valeurs préétabli, aucun dogme ne doit déflorer la fraîcheur de son
éveil et de son entrée dans la société. S'il accepte telle ou telle règle de
vie, tel ou tel mode de pensée, parmi ceux qui lui seront également proposés,
c'est par une inclination naturelle, ou mieux encore, à la suite de ses propres
réflexions sur les choses qui l'entourent.
Ces principes de la laïcité
prolétarienne impliquent l'emploi de méthodes d'éducation appropriées aux
objectifs à atteindre. Nous ne faisons qu'indiquer au passage la nécessité de
développer la pédagogie nouvelle, favorisant le libre épanouissement de la
personnalité enfantine ; les méthodes actives, favorisant l'éducation par l'action
de l'enfant sur les choses qui l’entourent ; les communautés scolaires,
organisant la vie collective des enfants. »
La bourgeoisie n’a nul besoin de
l’égalité scolaire, en revanche la classe ouvrière a besoin de l’école unique
et de la laïcité pour s’approprier le savoir et se renforcer comme classe
politique opposée à l’exploitation capitaliste. Le SNI adoptera la
revendication de la nationalisation de l'enseignement, en y ajoutant la gestion « tripartite » ; à côté du ministère de l'Éducation nationale, il y
aurait un « conseil central d'éducation », composé par tiers de
représentants de l'État, de professionnels de l’enseignement et d'usagers.
Ferdinand Buisson, républicain dans la tradition de Jules Ferry et protestant,
s’opposera à la nationalisation. Il rencontre dans cette discussion, non
seulement des oppositions qui viennent du centre réformiste du parti, mais
aussi au sein de La Bataille socialiste, celle de Zyromski qui remet sur l’ouvrage le vieux sectarisme guesdiste. En fait Pivert reprend le
souci qui était celui de Condorcet dans son plan d’instruction publique élaboré
sous l’Assemblée Législative de 1792 et que Jaurès saluera comme l’acte le plus
avancé d’un bourgeois révolutionnaire en matière d’instruction publique :
l’école ne devant enseigner que des vérités scientifiques, elle doit être
garantie des incursions en son sein aussi bien des religions que de l’Etat. Ce
sont seulement des maîtres qui peuvent juger de l’action pédagogique d’autres
maîtres, en ce sens Marceau écrit :
[19]
« L'organisme d'exécution que nous
entendons créer, quelle que soit la forme de la gestion, c'est le conseil des
maîtres (...) seul qualifié pour régler le fonctionnement pédagogique de
l'école, fixer les méthodes, coordonner les effectifs, introduire dans la communauté
scolaire le ferment des initiatives individuelles et le ciment des disciplines
collectives ».
Il oppose, tant à la laïcité de Jules
Ferry, qu’aux prétentions cléricales de l’abbé Desgranges, la laïcité
prolétarienne :
[20]
« Dans la société où le capitalisme se
révèle pourvoyeur de guerre et de chômage, à une époque où des millions et des
millions d'êtres humains sont jetés dans la misère ou massacrés sur les champs
de bataille par le seul jeu d'un monstrueux régime d'exploitation, les
principes essentiels d'une laïcité telle que nous l'avons définie apparaissent
bien comme une sorte de « catégorie mentale » du prolétariat révolutionnaire.
En elle se retrouve l'esprit d'indépendance, la réaction contre l'autorité, le
besoin de justice et de raison de la vieille civilisation grecque. En elle se
symbolise tout l'effort des travailleurs en lutte continuelle contre les forces
de la nature et les iniquités sociales. En elle se réfugie le véritable
optimisme humain, réaliste et scientifique, diamétralement opposé au pessimisme
chrétien qui ne peut pas imaginer l'homme en dehors d'un gendarme pour le punir
ou d'un prêtre pour l'absoudre. En face d'une société corrompue, d'une classe
bourgeoise qui revient à la religiosité et au mysticisme, qui n'a plus
confiance dans la valeur de l'intelligence humaine et qui se blottit
peureusement, abdiquant toute dignité, à l'ombre des églises et des hiérarchies
ecclésiastiques, oui, la classe ouvrière demeure le seul support de la laïcité,
la seule sauvegarde du libre examen. »
Prise de distance avec le guesdisme :
Allié à Zyromski dans la Bataille Socialiste contre les néos, Marceau
avait un moment pensé reprendre à son compte l’idée guesdiste d’une unification
prolétarienne, effaçant la scission de Tours. Après l’exclusion des néos, il s’aperçoit que la position de Zyromski fait la part belle à la stratégie ultra-gauche de la IIIème Internationale. Sur
la victoire de Hitler la Bataille Socialiste
[21]
désigne les capitulations de la social-démocratie allemande comme l’élément
central expliquant cette défaite mondiale du mouvement ouvrier. Cela Marceau ne
peut l’accepter, d’autant qu’après les émeutes du 6 février 1934, une
génération de jeunes militants gonfle les rangs du parti socialiste. Marceau
prendra appui sur ce mouvement pour construire la Gauche révolutionnaire…
Jean Zyromski (1890-1975) fondateur du courant guesdiste La Bataille Socialiste.
|
Zyromski, dans la
continuité de Jules Guesdes, est loin d’avoir sur la
question laïque les positions de Marceau. Rappelons qu’en 1884, Guesdes avait écrit une brochure de formation intitulée « Services publics et socialisme » où il opère des raccourcis saisissant sur l’histoire de l’enseignement en
France, qui dans leur énoncé caricatural s’avèrent être des contre-vérités :
[22]
« A
l'origine de l'Université nous trouvons le même intérêt dynastique, et le même
intérêt de classe à l'origine de l'Instruction publique. C'est pour marquer les
esprits à son chiffre impérial, pour napoléoniser la jeunesse, que le premier
Bonaparte organise l'enseignement d'Etat. De même que c'est pour en finir avec
l'ennemi d'avant 89 - que perpétuent et recrutent les écoles congréganistes, que
la bourgeoisie républicaine confisque définitivement en 1881 la liberté de
l'enseignement, et, d'industrie privée qu'elle était jusqu'alors, fait de
l'instruction publique le monopole de l'Etat. »
En fait, la
loi du 1er mai 1802 (11 floréal an X) créant les
lycées stipulait ceci :
[23]
« L’instruction sera donnée,
1° Dans des écoles primaires établies par les communes ;
2° Dans des écoles secondaires établies par des communes ou
tenues par des maîtres particuliers ;
3° Dans des lycées et des écoles spéciales entretenus aux
frais du trésor public. »
L’Etat napoléonien ne prend en charge
que 45 lycées destinés à former les élites de l’Armée et de l’administration
bonapartiste. La loi de 1802 abandonne
un pouvoir important aux communes. Elles sont encouragées à faire appel à des
congrégations religieuses pour le primaire. Sous l’Empire la création d’écoles
secondaires catholiques, appelées petits séminaires, assurent un enseignement
de milieux pauvres soit pour la robe soit pour l’épée, c’est à dire devenir
membre du clergé ou épouser une carrière militaire ou administrative.
Guesdes considère que le statut de fonctionnaire de l’Etat-patron, ce qu’est pour lui
l’instituteur, n’offre pas un quelconque intérêt pour l’émancipation
prolétarienne. Il ne lui vient pas à l’idée que le fonctionnaire puisse
conquérir ses droits de citoyens, obtenir les libertés syndicales et politiques
et faire évoluer l’institution scolaire dans le sens des intérêts du peuple et
des enfants de prolétaires. Ce que la corporation des instituteurs a su gagner
de haute lutte dans la période de développement du capitalisme et participer en
première ligne à la construction du mouvement ouvrier moderne. La dialectique,
Jules Guesde, il ne connait pas : les services publics en économie
capitaliste sont donc à rejeter, ils sont inutiles au prolétariat dans la lutte
pour son émancipation :
[24]
« Inutiles
dans leurs conséquences, comme nous les avons trouvés étrangers dans leur
source ou origine, au devenir collectiviste ou communiste, les services publics
ne présentent, pour le Parti ouvrier et son objectif, que des dangers. Ils
sont, dans une certaine mesure, l'ennemi, parce qu'ils fortifient l’ennemi : la
bourgeoisie ou la classe capitaliste ; et qu'ils affaiblissent la classe
ouvrière dont ils paralysent les mouvements. »
Jules Guesdes (1845-1922)
|
Dans un article intitulé « Laïcisation à faire », publié dans le journal « Le
Socialiste » le 22 octobre 1887, il écrit :
« La
laïcisation de l'instruction primaire, dont ne veut pas notre République
bourgeoise, n'est que la substitution d'une religion à une autre. C'est la foi
capitaliste qu'il s'agit de mettre, dans le cerveau en formation de la France
ouvrière, au lieu et place de la foi chrétienne, pour la plus grande sécurité
et pour le plus grand profit de ses exploiteurs économiques et
politiques. »
En s’appuyant sur les limites de la
laïcité bourgeoise à la Jules Ferry, par exemple le contenu des manuels
officiels imposés aux instituteurs, ou la formation nationaliste des esprits
dans la perspective de la revanche de 1870, il demande qu’on mette à la porte
de l’école la pire des religions, celle du capital. Mais dans la période
transitoire où le prolétariat n’a pas aboli la propriété privée que fait-on de
l’école ? Au-delà de la condamnation sectaire, silence absolu du
guesdisme.
Dans le courant anarcho-syndicaliste à
l’époque on essaie de donner un contenu concret à la question de l’indépendance
de l’école par rapport à l’Etat. La gestion proprement administrative de
l’école pourrait être contrôlée par le syndicalisme ouvrier et les bourses du
travail. Sous quel régime ? Peut-on imaginer que l’école soit administrée
par le mouvement ouvrier organisé dans une situation générale où les moyens de
production sont toujours aux mains de la bourgeoisie ?
PCF, du sectarisme guesdiste à la main tendue.
Thorez dans la période ultra gauche
de l’Internationale, renvoyant dos à dos l’école catholique et l’école
républicaine…
|
Sur la question laïque et de
l’enseignement en général la direction du PCF ne sera pas regardante sur les
tournants à 180°. Nous avons fait un développement sur l’attitude du guesdisme
sur la question scolaire et la laïcité, car dans la période de refus du Front
Unique Ouvrier qui fait porter à la social-démocratie la responsabilité de la
victoire du fascisme, Maurice Thorez qui applique la ligne de Moscou, fera
reprendre par son parti les dérives sectaires du guesdisme : l’école
congréganiste catholique et l’école laïque bourgeoisie sont toutes deux
accusées de formater intellectuellement les enfants du peuple. Toutefois le
chemin est difficile pour faire passer cette ligne et la direction Thorez va se
heurter à l’unité syndicale dans la profession enseignante qui est alors une
réalité concrète.
L’estafette de Thorez Georges Fournial va rencontrer chez les instituteurs communistes de
vraies résistances. Déjà ils sont attachés à leur unité de corps et une poignée
de cadres syndicalistes-révolutionnaires de la CGTU ont construit une
Fédération Unitaire de l’Enseignement née en 1919 qui reconnait le droit de
tendance. Le parti stalinien veut maintenir la scission confédérale avec la CGT
réformiste et une fédération unitaire qui reconnait aux réformistes ou à d’autres
courants le droit de s’organiser en son sein et d’y défendre leurs points de
vue sur l’enseignement, cela fait désordre dans la « bolchévisation ». Ils constituent une tendance, les MOR (Minorités Oppositionnels
Révolutionnaires) qui restera minoritaires même chez les instituteurs
communistes. Et aux congrès de 1926 et 1927, les instituteurs communistes
préfèreront confier la direction de la Fédération au syndicaliste
révolutionnaire et laïque Maurice Dommanget, garant
de son unité et de ses principes contre la position de leur parti. Il quittera
d’ailleurs le PCF en 1929.
Les émeutes
du 6 février 1934 changent la donne : l’Internationale à la botte de
Staline doit changer de position ; au sein des partis ouvriers la pression
prolétarienne est forte pour aller vers un gouvernement d’Alliance
SFIO-PCF : la Gauche Révolutionnaire créée par les pivertistes au congrès de Mulhouse de 1935 en exprime la nécessité. La direction
Thorez-Duclos mène un combat acharné pour ouvrir la politique des partis
ouvriers en direction du parti radical-socialiste, et de ce fait lier les
aspirations prolétariennes à la politique de collaboration de classe du Front
Populaire. La célèbre tribune du 27 mai 1936 de Marceau Pivert « Tout est possible », rencontre l’opposition de la direction stalinienne
qui lui répond dans l’éditorial signé Marcel Gitton le 29 juin dans l’Humanité : non !
tout n’est pas possible !
Juin 1936 : « Tout est
possible ! »
|
Le 17 avril 1936, Maurice Thorez, fait
à la radio un appel à la collaboration « entre travailleurs communistes et
catholiques », troublant le romancier catholique François Mauriac dans sa
paisible retraite littéraire de Bordeaux et qui trouve la proposition pour le
moins incongrue. Le 27 octobre 1937, dans une assemblée d'information de cadres
communistes de la Région parisienne, il développe ce thème et annonce la
résolution du Parti Communiste de « persévérer dans cette politique de la
main tendue aux catholiques ». Marceau met le doigt sur une évolution du
PCF sur la question laïque, qu'il va dans une brochure SFIO démonter point par
point. Dans la polémique contre Thorez, Marceau démontre que la position du
secrétaire général est totalement étrangère à la conception du matérialisme
historique, qu'il s'agit non pas d'une ouverture aux travailleurs chrétiens,
qui s'étend du reste jusqu'aux « frères » Croix de Feu, mais
d'une ouverture à l'Eglise et aux organisations qu'elle promeut dans le
mouvement ouvrier, les tenants de sa doctrine sociale s'inspirant du pape Léon
XIII et de "rerum novarum". Nous sommes en face d'une évolution du PCF qui va bien au-delà de la stricte
question laïque, il s'agit d'un glissement qui va concerner toute la politique
stalinienne dans la période de la guerre ("Celui qui croyait au ciel et
celui qui n'y croyait pas")
[25]
et ensuite des débuts de
la IVème République avec les accords avec le MRP.
Le PCF brouille les cartes : il
parle de la main tendue aux travailleurs chrétiens alors qu’il s’agit de passer
accord avec les organisations que le catholicisme romain a construit dans le
prolétariat. Marceau reprend point par point les positions qui étaient celles
de Lénine, dans l’héritage du reste des 1ère et 2ème Internationale sur la question de la religion. Un parti prolétarien défend la
neutralité de l’Etat vis-à-vis des croyances ou convictions des citoyens, parce
qu’il ne permet pas à l’Etat d’agir en gendarme des consciences. En revanche,
un parti ouvrier se fonde sur la conception matérialiste du monde et de
l’histoire, il se bat pour gagner dans la lutte des classes, les travailleurs,
y compris ceux pratiquant une religion, pour les convaincre que l’émancipation est
dans ce monde. Thorez lui, établit un signe égal entre le Manifeste Communiste
et l’encyclique « Rerum novarum » du pape réformateur Léon XIII. Marceau écrit :
[26]
« ...L'existence de masses
prolétariennes encore soumises à l'influence cléricale pose un problème
tactique qui n'est pas nouveau dans le mouvement ouvrier. On ne peut le
résoudre qu'en étant guidé par les principes suivants :
1° D'abord, aucun compromis avec
l'adversaire, particulièrement dans le domaine scolaire, périscolaire et
postscolaire où toutes les œuvres laïques doivent être développées autant pour
arracher l'enfance à l'influence cléricale que pour préparer des générations
capables de se défendre contre toutes les menaces d'oppression ;
2° Ensuite, aborder les travailleurs
catholiques à l'occasion de leurs revendications de classe et en les entraînant
dans la lutte aux côtés de leurs frères plus éclairés. Cela est possible sans
qu'il soit nécessaire de blesser leurs convictions religieuses, mais en leurs
ouvrant les yeux sur la véritable exploitation dont ils sont victimes sur le
plan intellectuel comme sur le plan économique
3° Enfin dénoncer impitoyablement le
rôle de conservation et de servilité des dignitaires de l'Eglise et de toute
son armature par rapport à l'ordre social capitaliste dont ils constituent une
indispensable « gendarmerie spirituelle » ...
L’exclusion de 1938 et la constitution du PSOP
Marceau, lors du congrès constitutif
du PSOP.
|
La dissolution de la fédération de
Paris dont Marceau est le premier secrétaire, conduit à l’exclusion du congrès
de Royan en 1938. Marceau étant interdit de parole, de plus blessé dans un
accident d’automobile, c’est l’institutrice Berthe Fouchère,
syndicaliste et militante de la Gauche Révolutionnaire qui intervient contre la
direction. Trois points dans son intervention : Le combat contre l’union
sacrée, le soutien à l’Espagne républicaine : rappelons que les pivertistes organisaient des filières clandestines pour
passer des armes en Espagne. Le troisième point que l’on oublie quelque
peu : c’est la continuité de la bataille laïque. Nous sommes loin alors
des mesures prises en faveur de la laïcité après la grève générale de juin 36
par le ministre Jean Zay.
Le Parti socialiste n’a pas appliqué
les mesures prévues pour mettre un terme aux campagnes de calomnie que
l’enseignement privé catholique organise contre l’école laïque. De même rien
n’a été fait pour abroger le statut d’exception Alsace-Moselle, revendication
historique des associations laïques et syndicats. Conformément aux positions
antérieures du parti, Berthe Fouchère exige
l’application du mandat, un plan de nationalisation : après le congrès de Marseille de 1937, le
groupe parlementaire devait entrer en relation avec la Fédération Générale de
l’Enseignement et la CGT pour mettre au point ce projet. De plus rien n’est
fait pour appliquer une autre loi, celui de l’interdiction des congrégations
enseignantes. Ces dernières ouvrent des écoles où elles veulent, l’Eglise
romaine est autorisée à violer la loi. Dans les zones de forte implantation
cléricale, comme la Bretagne, elle fait pression pour fermer les portes des
écoles communales laïques. Rien n’est fait pour défendre la liberté de choix
des pères et mères de famille.
Dans cette période de course à l’abîme,
les conquêtes laïques qui sont les fondements du parti ouvrier, sont sacrifiées
sur l’autel de l’union sacrée. Le 29 mai, c'est la manifestation des pivertistes au Mur des Fédérés contre l'Union sacrée, dont
l'appel précise :
[27]
« Il s'agit de savoir
si les descendants des communards vont conclure une alliance monstrueuse avec
ceux des Versaillais, la Fédération de la Seine a choisi. » La Gauche
Révolutionnaire est divisée sur l’opportunité d’un nouveau parti. Les militants
membres de la franc maçonnerie conjurent Marceau de rester au PS. Des laïques
comme Maurice Deixonne ou Berthe Fouchère choisissent
de rester à la SFIO, malgré tout, et de reconstituer un réseau.
Daniel Guérin pousse à la rupture. Marceau
choisit alors de se ranger à la détermination des jeunes et il est maintenant
convaincu que les mesures prises contre la GR faisaient partie d’un plan plus
général visant à amener le parti à l’Union sacrée. Le soir du congrès de Royan,
l’annonce est faite de la constitution du PSOP.
On peut dire que la question laïque va
resurgir dans les premiers mois d’existence du PSOP lors d’une polémique
introduite par Trotsky et le POI (Parti Ouvrier
Internationaliste) à propos de la franc-maçonnerie. Le sillage tracé par
Marceau Pivert à travers ses engagements passés, associatifs, syndicaux puis
politique dans la SFIO confère un profil à la Gauche Révolutionnaire. Sa
direction est laïque et anticléricale, elle a mené le combat laïque sur
plusieurs fronts, notamment aussi au sein du Grand Orient de France. Les
trotskystes proposent la fusion des deux courants : compte tenu de ce que
représente le courant pivertiste par rapport au petit
groupe trotskyste, cela reviendrait à donner la direction au POI. Les pivertistes proposent l’entrée individuelle des trotskystes
dans le PSOP. Trotsky, à la veille du conflit
mondial, est sur la ligne de sauver l’héritage du bolchévisme, il brule les
étapes pour constituer la IVème Internationale. La conférence de fondation se
tiendra à Périgny sur Yerres dans la ferme d’Alfred Rosmer en septembre 1938, soit quatre mois après la constitution du PSOP. Alors que le
PSOP est une organisation fragile, à la composition hétéroclite, elle comprend
un courant pacifiste révolutionnaire, une direction laïque qui a rompu à gauche
de la social-démocratie, la dénonciation de l’appartenance à la
franc-maçonnerie resurgit. Même les amis de Léon Trotsky sont divisés sur l’opportunité de mettre l’accent sur cette question, ce qui
revient, compte tenu du profil de sa direction, à faire exploser le PSOP et
porter les coups contre Pivert.
Au congrès du PSOP de mai 1939, Marceau
défend le point de vue qui résume sa vie militante, de l’idéal maçonnique,
de la laïcité républicaine à la République sociale, au drapeau de la
Commune :
« Faire comprendre aux
francs-maçons que leur idéal de fraternité universelle ne peut prendre une
forme concrète, à notre époque, qu’à travers le processus d’une révolution
prolétarienne internationale à laquelle ils doivent participer pour détruire le
système capitaliste et construire le socialisme.
Faire comprendre aux travailleurs
organisés que leurs aspirations révolutionnaires ne peuvent atteindre
définitivement leur but qu’à la faveur d’un effort permanent d’observation
scientifique des faits, d’autocritique, c'est-à-dire de laïcité philosophique
ou de libre examen. Aux uns, je veux contribuer à faire découvrir, par l’étude
objective des réalités la nécessité historique de la révolution internationale.
Aux autres je veux contribuer à faire admettre qu’ils doivent se considérer
comme les dépositaires et les héritiers de toutes les méthodes de libre
investigation, qui sont à l’origine des grandes conquêtes de l’humanité. »
La façon dont le PCF, après l’invasion
de l’URSS, est entré dans la résistance politique et armée contre le nazisme
fait de lui une force incontournable à la Libération. L’accord passé au sein du
CNR, sous la houlette du préfet radical Jean Moulin, entre « celui qui
croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas »
[28]
, prolonge la stratégie de la main tendue, imposé par l’axe Staline-Thorez en
1937. La question laïque ne figure pas dans le programme du CNR : et pour
cause les appareils qui le composent ont des positions opposées. Il s’agit de
taire ce qui divise le rassemblement national derrière De Gaulle. La
composition du PCF est ouvrière et laïque, mais l’appareil du parti ne
reviendra jamais sur l’orientation du compromis historique avec l’Eglise. Le
PCF offre ainsi un cadre à la démocratie chrétienne. Les Libres penseurs à la
Libération publient des revues et des brochures sur le complot clérical, mais
se perdent en conjectures et ne voient pas comment un parti comme le MRP ait pu
connaître une telle ascension dans les années 1946 et suivantes. L’accord
tripartite PCF-SFIO-MRP, faisceau de forces qui donne naissance à la IVème
République, non seulement ne développera pas les conquêtes laïques, mais à
l’initiative du parti clérical, le mouvement ouvrier subira les premières
attaques contre la législation laïque. Le MRP français jouera un rôle de centre
politique regroupant des organisations dans plusieurs pays européens fondées
sur le corporatisme chrétien, l’Italie du compromis historique de Togliatti et
l’Espagne franquiste en particulier.
Marceau a réintégré la vieille maison.
Un petit groupe de fidèles le poussent à reprendre cette Fédération de la
Seine : il la dirige à nouveau. Son action politique va se déployer autour
de trois axes : la construction européenne, les guerres coloniales et la
laïcité.
Les 21 et 22 juin 1947 à Montrouge, sur
initiative de la Fédération pivertiste, un vaste
réseau international se constitue où l’on compte les représentants du PSI de
Nenni, d’Angelina Balabanoff de l’Espagne, de Solano du POUM, des militants de Grèce, de Yougoslavie, de
Grande Bretagne, des éléments extérieurs au courant socialiste, Charles Hernu,
Maurice Joyeux, les trotskystes, Emmanuel Mounier. Ainsi nait le Mouvement pour
les États Unis socialistes d'Europe (MEUSE), dont Marceau est le président. En
réponse à cette initiative Guy Mollet, qui pour l’instant tombe à gauche,
annonce la couleur : « Notre solution est de faire les États Unis d'Europe,
avec l'espoir de faire les États Unis socialistes d'Europe ». Et Marceau
écrira :
[29]
« Si (...) l'économie européenne reste
dans le cadre capitaliste, il est évident que les classes européennes
revitalisées se mettront au service du grand capitalisme américain (...) un
complexe américain d'Europe sera créé. »
Dès son exil à Mexico Marceau avait été
favorable à une troisième force, qu’il voulait orienter dans le sens d’une
Europe socialiste. Il pensait que cette ligne pouvait se concrétiser après
l’effondrement du fascisme et la renaissance de la démocratie. Il est alors en
relation épistolaire avec la revue clandestine l’Insurgé à Lyon, dirigée
par un ancien du PSOP.
Après la guerre, le MRP trouve ses
appuis électoraux dans le refus conjoint de l’expansionnisme américain et du
bloc soviétique. Les partis ouvriers sont dans la majorité gouvernementale.
Marceau oppose la nécessité de structurer la troisième force en comités locaux.
Deux appels qu’il cosigne sont lancés, l’un avec une centaine de politiques, de
syndicalistes et d’intellectuel pour une troisième force, l’autre avec Sartre,
Camus, Bourdet et Merleau-Ponty qui fixe l’objectif d’ « une révolution socialiste et le remplacement de la propriété privée des moyens
de production et d'échange par la propriété collective réelle ». Mais la
politique menée par les majorités, tant sur la question coloniale que sur la
question laïque, nous sommes au début de l’offensive visant à financer l’école
catholique, vont donner à cette troisième force des contours inacceptables :
l’ouverture au RPF de De Gaulle, soutenue par le MRP, va mettre fin à
l’initiative.
Sur le plan français, Marceau est vent
debout contre les premières mesures d’aide à l’enseignement privé
confessionnel. Le député socialiste Paul-Boncour qui préside une commission
d’étude suggère une aide éventuelle à l’enseignement catholique. Pivert demande
la dissolution de cette commission mais personne au sein du comité directeur ne
le soutient. Le 21 septembre, les lois Marie-Barangé sont votées : elles concèdent des bourses aux élèves de l’enseignement privé et
des allocations d’études aux élèves que l’école soit publique ou privée. Du
côté des laïques la riposte est faible : alors que les APEL (Associations de
Parents d’Elèves de l’Enseignement Libre) mobilisent, la politique des partis
ouvriers ne va pas permettre de donner une réponse au début d’une offensive qui
sera un point d’appui pour la politique scolaire qui sera imposée par la 5ème
République et la loi Debré. La SFIO est engluée dans ses accords avec le MRP
tandis que le PCF est sur l’orientation initiée en 1937.
En mai 1955, Marceau consacre une
longue réflexion intitulée « Signification internationale de la
Bataille laïque »
[30]
où il pense les conquêtes laïques
comme points d’appuis du mouvement ouvrier international contre cette Europe
capitaliste génératrice d’autres guerres entre les peuples. Il n’y a nulle
référence chez Marceau à « la laïcité à la Française » ou « laïcité
exception française », points de vue quelques décennies plus tard des
courants souverainistes. Le drapeau reste rouge : Marceau voit se mettre
en place cette Europe capitaliste qui trouve dans la religion romaine son plus
sûr allié. Mieux il s’inquiète, dans plusieurs pays de voir que se forme au
sein des partis travaillistes, des courants directement fondés sur le
corporatisme chrétien. La vieille social-démocratie capitule. Le Christianisme
social a-t-il gagné ?
C’est en 1955, ajouterons-nous, que le
fonctionnaire européen Arsène Heitz, fervent clérical dessine le drapeau :
douze étoiles d’or sur fond bleu, symbole du culte marial dans le rite
catholique. Le conseil des ministres acceptera d’en faire l’emblème de
l’Europe.
Lamennais, « ce bonnet rouge planté sur la
croix »
Félicité Robert de
Lamennais (1782-1854)
« J’ai abandonné le
christianisme pontifical pour le christianisme de la race humaine »(Paroles d’un croyant).
|
On se souvient de l’admonestation célèbre de Lacordaire depuis la chaire de Notre Dame :« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». [31] . Le chrétien ne peut être indifférent à la misère sociale et face au capital qui détient la liberté d’opprimer, entend revendiquer des droits pour les travailleurs et donc des lois qui protègent. Ainsi nait, après la révolution de février 1830, le catholicisme social à l’initiative de Lacordaire, Montalembert et Lamennais. Le 7 décembre 1830, les rédacteurs de l'Avenir résumaient ainsi leurs revendications : [32]
« Nous demandons premièrement
la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans
distinction comme sans privilège ; et par conséquent, en ce qui nous
touche, nous catholiques, la totale séparation de l’Église et de l’État […]
Cette séparation nécessaire, et sans laquelle il n’existerait pour les
catholiques nulle liberté religieuse, implique, d’une part, la suppression du
budget ecclésiastique, et nous l’avons hautement reconnu ; d’une autre
part, l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre spirituel […] De même qu’il
ne peut y avoir aujourd’hui rien de religieux dans la politique, il ne doit y
avoir rien de politique dans la religion…
…Nous demandons, en second
lieu, la liberté d'enseignement, parce qu'elle est de droit naturel et, pour
ainsi dire, la première liberté de la famille ; parce qu’il n'existe sans elle
ni de liberté religieuse, ni de liberté d'opinions… »
Le 15 août 1832 le pape Grégoire XVI condamne par l’encyclique Mirari Vos les positions du journal l’Avenir et le ralliement de ses rédacteurs au libéralisme, les revendications de séparation complète de l’Eglise et de l’Etat, et le fait que la religion doit rester une affaire privée. Montalembert et Lacordaire renoncent devant la condamnation papale. Lamennais continuera le combat, on le verra même au moment de l’offensive contre l’enseignement public en 1850, rejoindre les positions de Victor Hugo contre la loi Falloux.
Marceau écrit :
« La peur du « spectre
rouge », la menace du « socialisme » va bientôt différencier les classes
sociales selon un dispositif nouveau: une fois encore, l’Église catholique va
se porter au secours de la classe dominante contre la classe révolutionnaire;
mais une fois encore, comme on l’a vu au cours de la Révolution française
lorsque le petit clergé bénissait les arbres de la liberté, les contagions et
les élans vers l’avenir se manifestent jusque dans les rangs des croyants sincères,
qui ouvrent les yeux sur le rôle de leurs supérieurs de l’Église romaine, et
osent le dire. L’un des exemplaires les plus admirables de ce genre de
chrétiens c’est Lamennais, ce « bonnet rouge planté sur la croix » ainsi que le
décrivait notre bon maître Bouglé. Lamennais, comme Flora Tristan, répétera que
le peuple, pour se libérer, doit s’unir (Flora Tristan appelait cette condition
indispensable l’union ouvrière). Et du premier coup, l’ardent orateur
catholique posera la question cruciale que les travailleurs catholiques auront
à résoudre de notre temps, et aussi les travailleurs staliniens : s’unir en
tant que classe et non plus en fonction des croyances et des frontières
confessionnelles et des Eglises… Lamennais ira même jusqu’à souhaiter, au même
titre que Babeuf, en face des iniquités monstrueuses qui révoltaient sa
conscience de chrétien, l’avènement d’un nouveau Spartacus pour diriger le
combat libérateur des classes opprimées… En contrepartie de cette attitude solidaire des exploités et opprimés,
la grande bourgeoisie va se précipiter dans les bras du Vatican dès les
premiers combats entre la classe ouvrière et le patronat capitaliste. »
Surveillé par la police de Bonaparte, condamné par les autorités ecclésiastiques, Lamennais meurt en 1854 dans le dénuement le plus extrême. Son enterrement civil fit l’objet d’une manifestation populaire réprimée par le pouvoir impérial.
Nous rappelons cette prise de position, mais qui pour Marceau résonne dans l’actualité. Le dernier texte [33] qu’il écrit quelques semaines avant de mourir est une position anticolonialiste claire pour l’indépendance de l’Algérie. Toutefois, comme pour les trotskystes, ses sympathies vont plutôt à un dirigeant issu du mouvement ouvrier algérien, Messali Hadj, plutôt qu’au FLN. A l’époque une partie de la hiérarchie catholique, des militants chrétiens issus de l’ACO (Association Catholique Ouvrières) et du syndicalisme confessionnel s’engage dans l’activité du réseau Jeanson-Sartre des porteurs de valises en soutien au FLN.
La politique de Guy Mollet développe une crise dans la SFIO qui ne pourra déboucher que sur une nouvelle scission. Ce sera pour Marceau le second départ de la « vieille maison ». Il a pu observer, dans la question coloniale, ce mouvement des chrétiens sociaux combattant pour le droit des algériens à décider eux-mêmes de leur propre destin. Lamennais a des fils… Les courants politiques à gauche de la SFIO, les chrétiens sociaux, le réseau Sartre-Jeanson auront beau jeu de dénoncer le molletisme, le laïcisme prétexte de la direction de la SFIO.
Il écrit :
« Ils ont décidé, ces
catholiques ou ces communistes, de faire comme Lamennais : « J’ai abandonné le
christianisme pontifical pour le christianisme de la race humaine ». Alors,
nous sommes avec eux comme ils sont avec nous et certains portent encore plus
douloureusement que nous « la blessure de leur temps », car ils ont eu plus de
peine que nous à quitter leur Église, cette « sauvegarde », mais aussi cette
étouffante protection… »
Marceau comprend, même s’il y a des aspirations saines dans ce mouvement des chrétiens sociaux, qu’il y aura derrière une politique à plus long terme de l’Eglise romaine. Le catholicisme social est-il en train de gagner la bataille contre la laïcité ? C’est une question en suspens lorsqu’il meurt le 2 juin 1958.
Pivert au temps des faussaires et des dérives néo-socialistes…
Dans les
années 1982 j’avais retrouvé dans la bibliothèque d’un militant trotskyste un
exemplaire de 1932 du livre « L’église et l’école, perspectives
prolétarienne ». La politique du gouvernement d’Union de la Gauche
suscitait alors une résistance laïque au sein du PS. J’avais fait connaître ce
texte assez largement dans les associations laïques et syndicats. Quelques
années plus tard, le développement de l’informatique me permit d’en faire une
édition électronique. Remarqué par une petite maison d’édition, Démopolis, ce texte a été réédité en 2010.
C’est
bien de rééditer Pivert, moins de le trahir par le titre et la préface. Le
titre a été édulcoré : l’édition de 1932 s’intitule « l’église et l’école,
perspectives prolétariennes », Démopolis titre «
l’église et l’école ». Pour vendre le papier l’éditeur enlève les « perspectives
prolétariennes ». Par ailleurs celui qui en a écrit la préface, Eddy
Khaldi, était partisan, comme ancien savaryste actif
des années 1982-1984, de l’unification « laïque » de l’éducation
nationale, inspiré du projet de la défunte FEN (Fédération de l’Education
Nationale), très exactement l’inverse des positions qui ont été celles de
Marceau Pivert. Dans la tradition de la bourgeoisie, lorsque celle-ci était une
classe révolutionnaire, dans celle de « l’effort prolétarien » de la
Commune, non seulement le socialisme à l’époque et Pivert en particulier était
contre l’octroi de subventions aux écoles privées, mais de plus il s’agissait
de maintenir l’interdiction des congrégations enseignantes. Il ne s’agissait
donc pas de donner un statut public aux écoles confessionnelles, qui pour la
plupart sont dirigées aujourd’hui encore par des congrégations religieuses
enseignantes, et de les faire entrer dans le système d’Education Nationale. La
pensée d’Eddy Khaldi s’inspire de l’héritage du mitterandisme et de ce que en tant que militant il a fait dans les allées du pouvoir, au cœur
du processus de négociation entre le gouvernement Mitterand-Mauroy
et la hiérarchie catholique. Mêlé ce point de vue aux positions de Pivert et de
la Gauche Révolutionnaire ce n’est guère acceptable.
Beaucoup
dans la gauche française dissertent sur les valeurs laïques, situant
volontairement le débat sur le plan philosophique, mais peu sur ce qui fâche, à
savoir le subventionnement public des écoles privées confessionnelles, mesures
bonapartistes rétablissant de fait un concordat. Lors d’un débat télévisé entre
Jean Luc Mélenchon et Marine Le Pen, alors que ce dernier, en tant que
porte-parole du Front de Gauche en 2013, se posait comme défenseur de la
laïcité, la représentante du Front National rétorquait : « voulez-vous
dire, Monsieur Mélenchon, qu’il faut revenir sur ce qui a été entériné en
1984 ? » Silence de Mélenchon.
On relève
aussi dans l’extrême gauche française, en particulier dans les écrits
d’intellectuels qui appartiennent au NPA ou dans d’autres courants des
positions pour le moins troublantes : ainsi Michaël Löwy a écrit dans la revue « Contretemps » un article intitulé « Opium du
peuple ? Marxisme critique et religion ». Cet universitaire est lié au
courant LCR qui donnera naissance au NPA et le livre paru sur Che Guevara a été
rédigé en collaboration avec Olivier Besancenot, ex-candidat présidentiel de la
LCR. Il est membre de l’association ATTAC, de la Fondation Copernic et
d'Espaces Marx. Dans cet article il tente de démontrer en tordant dans le sens
qui lui convient les écrits de Marx et d’Engels que, dans la religion, le cri
de la créature opprimée contre « cette
vallée de larmes » rejoint le combat pour l’émancipation socialiste. C’est
marrant, Thorez le thuriféraire du petit père Staline, pensait la même
chose ! La fonction de la religion, qu’elle soit catholique ou musulmane,
détourne l’individu de la lutte réelle contre l’oppression en lui promettant un
monde meilleur dans l’au-delà. Tout l’effort des marxistes de la 1ère Internationale - Marx et Engels écriront beaucoup sur la religion - portait sur la
nécessité de débarrasser les premières sectes socialistes de l’influence du
corporatisme chrétien. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la
gauche et de l’extrême gauche, notamment depuis les mouvements anticoloniaux de
la fin de la IVème république, qu’on trouve cette compromission réactionnaire
avec les principes sociaux du Christianisme. Michaël Löwy se permet d’écrire :
« Il est apparu en France, entre 1936 et 1938, un mouvement
de chrétiens révolutionnaires qui rassemblait plusieurs milliers de militants
qui soutenaient activement le mouvement ouvrier, en particulier son aile plus
radicale (les socialistes de gauche de Marceau Pivert). Leur mot d’ordre
principal était : « Nous sommes socialistes parce que nous sommes chrétiens »... »
Si on se
réfère à ce que je viens de développer sur l’itinéraire de Pivert, sa place
dans la social-démocratie et les positions du courant La Gauche
Révolutionnaire qu’il a impulsé et au-delà le combat mené jusqu’à la fin de
sa vie, on se demande où Michaël Löwy a trouvé ces « milliers de chrétiens révolutionnaires » qui
auraient rejoints le pivertisme. La mise au point de
Pivert dans la brochure SFIO contre le PCF est très claire, nous y renvoyons
nos lecteurs.
Kergoat écrit :
après 1945 Pivert n’est plus un révolutionnaire. C’est l’avis d’un dirigeant
historique de la LCR, comme ce sera l’avis du courant lambertiste. Les frères
ennemis se retrouveront sur ce point. Pivert a choisi de se battre au sein de
la social-démocratie, quand celle-ci était encore une social-démocratie et d’en
constituer son aile classiste. C’est un choix. Par ailleurs, chassé avec ses
compagnons de la SFIO, il n’est pas en accord avec Léon Trotsky sur la logique du parti-fraction. Il est sur la ligne en 1938 du parti-creuset
qui était celle des fondateurs de la SFIC.
[34]
C’est un choix plus
honorable que celui qui consiste à livrer bataille d’abord contre ceux qui vous
sont le plus proche dans le mouvement ouvrier. Cela c’est la logique du
parti-fraction. On peut discuter jusqu’à l’infini pour savoir si, Pivert et la
Gauche Révolutionnaire se prononçant pour une nouvelle Internationale aux côtés
des trotskystes, aurait changé quelque chose à un rapport de forces mondiales
qui conduisait à l’abîme de la seconde guerre mondiale. La polémique brutale
entretenue par Trotsky contre Pivert était-elle liée
aux conditions difficiles de l’exilé et à la volonté acharné de sauver
l’héritage du bolchévisme avant le conflit mondial, de bruler les étapes en
quelque sorte. Jean Claude Joubert, alors militant de l’OCI et travaillant avec
l’historien Pierre Broué, pose honnêtement cette
question à la fin de son livre « Révolutionnaires de la SFIO »
[35]
:
« [Trotsky]…par
son expérience inégalée, il demeurait le seul qui pouvait transmettre aux
générations ouvrières hors de Russie, à la jeunesse qui cherchait à tâtons une
voie révolutionnaire, l’expérience capitale du premier tiers du siècle. Marceau
Pivert, Daniel Guérin, d’autres proches d’eux, l’ont rencontré, ont discuté
avec lui, ont lu et médité ses écrits, ont correspondu, polémiqué avec lui. Ils
reconnaissaient son expérience, admiraient l’homme et sa vaste culture,
redoutaient le combattant, subissaient tout de même, au bout du compte, son
emprise. Mais il n’a jamais réussi à les convaincre. Etouffé par l’exil qui lui
était imposé, contraint à une défensive désespérée, traqué de pays en pays,
frappé dans ses affections les plus chères, amputé de la meilleure partie de
ses compagnons d’armes demeurés en Russie, submergé par l’ampleur d’un combat
qu’il menait presque seul dans des conditions matérielles et morales parfois
inimaginables, il n’ a jamais disposé du temps et sans doute de la liberté
d’esprit, de la disponibilité nécessaire, pour mener, avec des hommes comme
Marceau Pivert, la patiente discussion pour qu’ils puissent faire eux-mêmes
leur expérience. Les conditions qui étaient les siennes l’obligeaient à la
précipitation, à la hâte, parfois à l’improvisations… »
Sur la question laïque Pivert est resté
jusqu’au bout un révolutionnaire : il a très justement démontré que
l’acquis de civilisation que représente la sécularisation de l’Etat,
l’extension de la laïcité aux services publics et d’abord à l’école, ne peuvent
être défendus et prolongés que par l’action du prolétariat révolutionnaire. On
retrouve sur ce point fondamental le drapeau de la Commune et l’hommage rendu à
Lénine et au parti bolchevik de 1917 dans la polémique contre Thorez et la
stratégie de la main tendue. Les éléments historiques du livre de 1932 « L’Eglise
et l’Ecole, perspectives prolétariennes », de l’empire romain jusqu’à
la période moderne, un peu succincts il est vrai, trouveraient un heureux
complément dans le travail encyclopédique assez étonnant de Benoit Mély intitulé : « De la Séparation des Eglises
et de l’Ecole, mise en perspective historique »
[36]
Ce travail fourmille d’éléments de réponse face à tous les faussaires
actuels de la laïcité, et enrichissent le fil conducteur du livre de Pivert.
Les inquiétudes de ce dernier portant
sur la question ébauchée à la fin de son activité : « Le
Christianisme social a-t-il gagné ? » ont hélas été confirmées.
La scission intervenue lors du 50ème congrès de la SFIO à Issy les
Moulineaux en septembre 1958 a pour conséquence la création du PSA (Parti
Socialiste Autonome). Ses trois fondateurs Alain Savary, Robert Verdier et
Edouard Depreux sont des laïques. La mutation en PSU (Parti Socialiste Unifié)
en avril 1960 verra se développer une modification de la composition politique
du parti : la question coloniale amène des chrétiens sociaux en nombre dans
les structures. François Mitterand posera le cadre du
nouveau parti socialiste en 1971 à Epinay-sur-Seine dans un discours de
fondation qui unit les tenants de « rerum novarum » avec ceux qui se réclament de Marx. Thorez
en 1937 mettait un signe égal entre le pape Léon XIII et le Manifeste
Communiste. Beaucoup de cadres syndicaux issus de la CFDT sont là, la nouvelle centrale
faisant beaucoup de démagogie à l’époque en direction des courants gauchistes issus
de la grève générale de 1968. C’est en 1974 que, lors des assises pour le socialisme,
une grosse partie du PSU sous la direction de Michel Rocard se fond dans le
nouveau PS.
« Nous faisons le serment solennel de manifester en toutes circonstances et en tous lieux notre irréductible opposition à cette loi contraire à l’évolution historique de la Nation ; de lutter sans trêve et sans défaillance jusqu’à son abrogation ; et d’obtenir que l’effort scolaire de la République soit uniquement réservé à l’École de la Nation, espoir de notre jeunesse. » |
Le Serment de Vincennes des
500 000 demandait l’abrogation des lois antilaïques d’aide à l’enseignement privé catholique, soutenu par une pétition majoritaire
dans le pays : le nouveau pouvoir gaulliste
rétablissait ainsi l’union du trône et de l’autel. Bonaparte a besoin du
goupillon. On en revenait à la discussion abordée par Marceau Pivert en
direction de Léon Blum en 1931 à propos de la liberté de l’enseignement et du
droit d’enseigner des congrégations religieuses : ce dernier voulait troquer la
liberté de l’enseignement en faveur de l’Eglise contre la nationalisation
laïque. Compromis « réformiste » impossible à mettre en œuvre.
La loi Savary de 1982 proposait d’intégrer l’école confessionnelle dans le
service public avec reconnaissance de son caractère propre. Autre compromis « réformiste » impossible à appliquer ! Elle a juste réussi à mettre le mouvement laïque
de ce pays en grande difficulté face aux manifestations massives des parents
d’élèves de l’enseignement confessionnel, soutenues par les évêques et tous les
revanchards de droite et d’extrême droite contre le pouvoir socialiste. La
politique mitterandiste n’a pas mis un terme à
l’offensive antilaïque : s’adaptant totalement
aux institutions que son leader dénonçait comme un régime du « coup
d’Etat permanent », elle a fait de celles-ci une institution pérenne
de la Vème République.
La cathédrale d’Evry sera construite
sous le deuxième septennat de François Mitterand.
C’est la première fois depuis la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de
1905 qu’un gouvernement finance partiellement ce type d’édifice, siège d’un évêché.
C’est le ministre de la culture Jack Lang qui suit de près l’accomplissement de
ce projet en 1995. Conçu par l’architecte suisse Mario Botta, issu du
catholicisme social, l’édifice se présente sous la forme d’une colonne tronquée
surmontée d’une croix. La colonne tronquée, symbole de l’œuvre humaine toujours
inachevée, était adoptée par les libres penseurs pour leurs stèles
funéraires ; pour les maçons sont ajoutés des branches d’acacia, des
compas et des équerres. L’unité architecturale de l’édifice se fonde sur
l’alliance des deux cultures laïque et chrétienne. Une copie conforme sur le
plan de l’art architectural du mitterrandisme.
Le symbole maçonnique associé à la
croix catholique…
|
Lorsque Marceau disparait en juin 1958, il vient de rompre pour la deuxième fois avec la « vieille maison ». En 1972 le CNAL tient un important colloque sur la nationalisation de l’enseignement. C’est à ce moment de son histoire qu’entre dans le cartel d’organisations soutenant son action, l’ACO (Action Catholique Ouvrière), la CFDT, les groupes Vie Nouvelle de chrétiens sociaux qui joueront un rôle très important dans les structures du nouveau PS. En quelque sorte la stratégie de la main tendue au parti clérical. On peut imaginer facilement que Marceau n’aurait jamais accepté cette dérive de la FEN et du SNI, qui portait en elle l’éclatement du syndicalisme unitaire. Il n’y aura pas de gauche révolutionnaire au sein du nouveau PS. Il y aura une gauche socialiste construite sur le respect du contrat mitterandiste rappelé solennellement lors de l’offensive de Michel Rocard et de ses affidés de la CFDT au congrès de Metz : Mitterand rappelle alors qu’il a tracé le « sillon » [37] d’Epinay, l’union des héritiers de Marc Sangnier, Emmanuel Mounier et de la culture laïque. La Gauche socialiste de Mélenchon-Dray-Lienemann sera fondée sur « la main tendue ». Si Mélenchon s’entoure de militants venant du combat laïque, Lienneman vient de la gauche chrétienne et du courant rocardien. On imagine mal un dirigeant de l’étoffe de Marceau Pivert se retrouver dans un tel salmigondis, voire même être membre du nouveau PS. [38]
La
plaque commémorative au colombarium du Père Lachaise.
|
Révolutionnaires de la SFIO, Jean Paul Joubert, presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1977.
Marceau Pivert, socialiste de gauche, Jacques Kergoat, Éditions de l'Atelier, 1994.
Articles, brochures et un livre
numérisés sur le site Marceau Pivert à la rubrique Laïcité : http://marceau-pivert.com/
· Services publics et socialisme, Guesdes, Jules, H. Oriol (Paris), 1884.
· Laïcisation à faire, Guesdes, Jules, Le Socialiste, 1887, 22 octobre.
· Communisme et franc maçonnerie, Trotsky, Léon, Œuvres EDI, 1922, novembre
· Extrait principal de la résolution unanime du congrès de Nancy de la SFIO sur la question de la laïcité, Congrès SFIO de Nancy, 1929, juin.
· Les Davidées, une entreprise de noyautage de l'enseignement public, Pivert, Marceau, Brochure publiée par la fédération de la Libre Pensée, 1930.
· Le Parti socialiste et les Congrégations, Pivert, Marceau, La Nouvelle Revue Socialiste , 1931.
· La commune et l'effort prolétarien, Pivert, Marceau, Editions Figuières, 1932
· Notre laïcité, Pivert, Marceau, Editions Figuières, 1932
· Anticléricalisme prolétarien, Pivert, Marceau, Le Populaire, 1932, 15 mars
· L'église et l'école, perspectives prolétariennes Pivert, Marceau, Editions Figuières, 1932, réédité en 2010 Démopolis
· Interview de Marceau Pivert sur le catholicisme, par le journaliste Michel.P.Hamelet, Revue Sept, 1936, 29 mai
· Tendre la main aux catholiques ? Réponse et réflexion d’un socialiste, Pivert, Marceau, 1937.
· Intervention sur le Rapport moral, Fouchère, Berthe au Congrès de Royan SFIO, 1938, 5 juin
· Arguments sur l’appartenance à la franc maçonnerie, Pivert, Marceau auCongrès du PSOP, 1938, mai.
· Intervention au Congrès SFIO, Pivert, Marceau, 1948, 1er juillet.
· Signification internationale de la bataille laïque, Pivert, Marceau, Revue socialiste, 1955, mai
Notes:
[1] Mémoires d’un survivant.
[2] Cité par J.Kergoat, chapitre 2 La guerre.
[3] Mémoires d’un survivant.
[4] Ibidem.
[6] Lettre citée par J.Kergoat « Gédéon me fait de la peine », id., 4 janvier 1923.
[7] Œuvres, 25 novembre 1922
[8] Ibidem.
[9] « Il y a un an mourait Marceau Pivert », 1959
[10] Le Parti Socialiste et les Congrégations enseignantes, La Nouvelle Revue Socialiste, 1931.
[11] Ibidem.
[12] Ibidem
[14] Préface de « L’Eglise te l’Ecole, perspectives prolétariennes », L.Figuères, 1932.
[15]
Ibidem,
Chapitre 3, La laïcité de l’abbé Desgranges
[16]
Ibidem,
Chapitre 2, La Commune et l’Effort prolétarien.
[17] Préface de « L’Eglise te l’Ecole, perspectives prolétariennes », L.Figuères, 1932.
[18] Ibidem, Chapitre 3, Notre Laïcité
[19] La Bataille socialiste, Avril 1929.
[20] Ibidem, Chapitre 3, Notre Laïcité
[21] La Bataille socialiste, courant de la SFIO, fondé en 1926 par Jean Zyromski qui reprend l’héritage de Jules Guesdes.
[22] Services publics et socialisme, Editeur H.Oriol, Paris, 1884.
[23] Extraits du JO cité par Wikipedia.
[24]
Ibidem, Services publics et socialisme
[25] Titre du poème de Louis Aragon La Rose et le Réséda, qui donne le véritable sens de la main tendue : la rose rouge emblème du socialisme et le Réséda, fleur qui représente la droite, plus précisément la couleur blanche de la monarchie française et des catholiques.
[26] Tendre la main aux catholiques ? Réponse et réflexion d’un socialiste, Edition SFIO, 1937
[27] Tract d’appel du PSOP.
[28] Le poème d’Aragon de 1943 dont est extrait ce vers s’intitule La Rose et le Réséda : la Rose c’est le ouge du socialisme, et le réséda dont le blanc fait référence à la monarchie française et au catholicisme.
[29] USA, Europe, URSS, la position socialiste. Revue socialiste, n° 16. décembre 1947.
[30] Revue Socialiste, mai 1955.
[31] Conférence N°52 prononcée à Notre Dame de Paris.
[32] L’Avenir, article du 7 décembre 1830.
[33] Révolution et contre-révolution en Afrique du Nord, La Revue Socialiste, Juin 1958.
[34] Voir sur ce point l’ouvrage de l’historien Julien Chuzeville Un court moment révolutionnaire (Libertalia,2017) sur les trois premières années de constitution du PCF.
[35] Page 267, Joubert, page 267.
[36] Benoit Mély (1951-2003), militant trotskyste exclu du PCI lambertiste avec le groupe de Stéphane Just en 1983. Décédé brutalement durant les grandes grèves de 2003 pour la défense des retraites, son livre remarquable publié aux éditions Cahiers libres, éditions Page deux en 2004, fut exceptionnellement présenté dans le cadre universitaire à titre posthume. C’est un livre de référence précieux mais hélas peu diffusé et lu.
[37]
Le
Sillon mouvement politique fondé par Marc Sangnier en 1894 et s’inspirant des
principes de Rerum novarum.
[38] Soulignons que la fiche du dictionnaire numérique Le Maitron n’accordent que 4 lignes à l’engagement de Marceau Pivert dans le domaine de l’école et de la laïcité.