Lilas du Soir

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Titre

Aveugle
Lilas du Soir
Liens de la Terre

 

 

 

 

 

Aveugle

 


 


Personnages :

L’aveugle
La table
Les voix
Le mur
La main
La fenêtre

(Le décor représente une chambre de province meublée sobrement d'une table, d'une chaise, d'un lit et d'une armoire. Les murs sont entièrement nus. Sur la table traîne une main semble-t-il arrachée à un mannequin. La fenêtre est ouverte. Au lever du rideau, le personnage vivant du drame, un aveugle de naissance, est debout contre le mur.)

L’aveugle

Ma mère disait souvent : « Dans la forêt était un arbre qui a tué ton père, j'en ai fait cette table. » Table, parle-moi de mon père.

La table

Connais-tu les sources, le vent, le large, la colline et l'ombre du figuier ? C'est ça ton père. L'épaule qui se fait branche et broute a bord du ciel.
Ton père avait vingt ans et se mêlait aux biches : bûcheron. L'humus couvrait ses mains et son noble visage. Il parlait; des ramiers s'envolaient de sa bouche.

L’aveugle

Il est au fond de mes yeux morts, étoile, et je le vois. Face de nuit et d'ombre arrachée à son socle, lourde glaise penchée sur le versant du soir.

La table

Ah ! comme il te ressemble

L’aveugle

Peut-être, mais j'ignore jusqu'à la forme de mes mains.

La table

Ta main est un ruisseau épais qui s'enfle sur ma gorge.

L’aveugle

Je n'ai jamais vu de ruisseau.

La table

C'est vrai.

L’aveugle

Je suis fait pour les couches profondes, pour une architecture de racines et de flammes, tendre germe oublié dans les carènes de la terre. La lumière est en moi. Nuit et jour mon sang dévide son écheveau.

La voix

Tu ne connais pas le visage de ta mère.

L’aveugle

Aveugle, voix aveugle, comme si son visage n'était plus soie, sa bouche pulpe fraîche et sa lourde poitrine au niveau de mes mains. Ma mère.
Je te regarde.
Tu es devant moi comme un lys, comme une épée flamboyante. L'éclat de ton regard traverse mes prunelles, chaud rayon maternel plus doux que la vue.
Je te regarde.
Quelle tendresse est en moi, pour toujours.

La voix

Ta mère est morte.

L’aveugle

Il n'y a de morts que mes yeux. Ma mère vit puisque je vis. Elle croise ses mains sur mon front. Elle m'embrasse. Maman, maman.

Une autre voix

Mon petit.

L’aveugle

Ah tu vois.
Je sens ses yeux qui se posent sur moi comme une fleur. Si j'allais ne pas la reconnaître.
(Quelques secondes de silence, puis l'aveugle tâte le mur de ses mains et parle.)

L’aveugle

Epaule contre épaule, plus fidèle qu'un chien, conduis-moi par les rues paniques de la peur.

Le mur

Il fait nuit.

L’aveugle

Que m'importe la nuit quand un charbon ardent veille au fond de mon âme. Il fait clair sous les arceaux limpides de mon front. Viens Conduis-moi. Je suis las de cet air aussi clos qu'un poison.

Le mur

Les hommes te déposséderont.

L’aveugle

Crois-tu ?

Le mur

Leurs villes sont pièges et trappes, jungle où ils promènent leurs
lèpres. Tu ne les connais pas.
Il y a une mine de soleil qui sautera sous tes pas, si tu avances. Tu es fait pour la table ronde qui prend la forme de ton bras, pour
le sommeil, le sable fin du sommeil.
Ne te risque jamais dans ces lianes qui chantent.

L’aveugle

Je souffre.

Le mur

Non, tu comprends.

L’aveugle

Mais je ne comprends pas.

Le mur

Tu comprends l'eau, le vent, le feu, le grain léger de ton visage, l'obscur.
Ne soulève pas la dalle froide de tes paupières. Sous la peau de ton œil, il n'y a rien.
L’aveugle

Tu mens.

Le mur

Rien, il n'y a rien.

Le mur

Fausses fleurs et fausses couleurs. Retranche-toi derrière ton sang.

L’aveugle

C'est bien.
(A tâtons, l'aveugle se dirige vers la table, s'assied, et d'un geste machinal caresse la table.)

La table

L'homme cherche des étoiles dans le ciel comme des truffes. Mais il n'y a pas de beauté.

L’aveugle

Ma gorge est belle comme une rivière souterraine, je le sais.
Je sais aussi la tempe avide où s'abreuvent les ans. Cirque de chair et d'ombre, ô mon corps.

La table

Pourriture fleurie.

L’aveugle

Ne blasphème pas. Je sais les territoires insoumis de ma peau, les lourdes grappes de mes poumons et ces tuiles rouges sur le cœur. Ma beauté.

Une voix

Aveugle.
(L'aveugle, caressant toujours la table, atteint la main et la tient fortement serrée.)

L’aveugle

O main de tous les hommes, main coupante comme le fiel, je t'aime.

La main

Est-ce bien vrai ?

L’aveugle

Je t'aime et te déteste aussi fort que la vie, pont jeté entre ton cœur et moi, ô mon ami. Tu es seul dans la mansarde de ton sang, mais ta main retrouvée soupèse mon visage.

La main

Visage, tu es lourd comme les roses.
(Un silence)

Une voix

A la fraîche, à la fraîche.

L’aveugle

Qu'est-ce que c'est ?

La main

C'est la vie.

L’aveugle

La vie ?

La main

Oui. A la fraîche. La mer prise dans les filets et jetée là. Les poulpes et les ors ruissellent des façades. Une sirène se baigne dans la devanture du bijoutier. La mer. Entends le pas rapide des chevaux, l'éclatement des vagues sur ton âme.

L’aveugle

Je ne comprends pas.

La main

C'est vrai, tu ne sais pas la mer.

L’aveugle

Alors, raconte-moi la mer.

La main

Non.

L’aveugle

Pourquoi ?

La main

Ah ! Veux-tu donc mourir. Alors que la mer soit sur ton dos comme une panthère. Que ses griffes dessinent sur ta gorge des entrelacs de feu. Elle est habile, tu sais. Son haleine est déjà sur ta bouche et t'endort. C'est maintenant qu'elle te crache au visage, lourds goémons sur le cœur.
Apprends à la connaître.

L’aveugle

J'ai peur.

La main

Attention. C'est le commencement de l'amour.
(Peu à peu la main se dégage de celle de l'aveugle et retombe.)

L’aveugle

Seul, je suis seul.

Une voix

Tous les hommes sont seuls.
Ah voir ! Me voir. Mon visage est fuyant comme la truite des gaves.
Je ne saisis que l'angle dur de mon front, la pierre, l'os.
O mes joues pommelées, mes lèvres, mes oreilles, vous tenir dans
mes yeux, une heure.

La voix

A quoi bon.

L’aveugle

Je suis un étranger pour moi, je me heurte à ma forme d'homme, à ma paroi.
Laissez faire les couleurs que je respire.

Le mur

Tu ne connais pas ton bonheur.

L’aveugle

Il y a des femmes qui passent et dont la voix est douce comme les fruits. On dit même que leurs seins hennissent vers le ciel. Il y a aussi les fûts énormes de la ville, le vrombissement des arbres dans le soir. Les arbres. Voir un arbre à genoux dans sa prière du soir.

La voix

Et puis.

L’aveugle

Et puis. Les marches où tinte la rosée, la porte ouverte et l'escalier qui sent le sapin et le miel. Les rideaux blancs où sommeille une enfance. Voir l'enfant. Mesurer mon élan à ses gestes dociles. Confronter mon regard bleu au bleu de ses prunelles. Voir. Voir. Voir.
(L'aveugle prend sa tête à pleines mains et s'écroule sur la table.)

La table

Tu pleures.

L’aveugle

Je suis risible, n'est-ce pas ? C'est le fiel.

La table

Mon petit.

L’aveugle

Tu parles comme ma mère. Ah! si tu savais l'odieux de ces bras délabrés. J'ai besoin de tendresse, d'une tendresse chaude comme les yeux, comme les yeux de ma mère.

La main

Ne suis-je pas là?

L’aveugle

Tu es là, mais je voudrais que tu fusses rivière, carrefour, place publique, ô main morte, ô borne de tous mes élans.
(L'aveugle se lève lentement, redresse sa haute taille ; ses yeux morts semblent fixer le ciel. Il se rapproche de la fenêtre ouverte. Sa main fait le geste de soulever un rideau.)

L’aveugle

De l'air. De l'air.

La fenêtre
Cette bonne touffe-là, dans ta poitrine. Saoule-toi, ô gorge plus avide que les merles.

L’aveugle

Tous les alcools du ciel.
(L'aveugle a la moitié du corps qui barre la fenêtre. On ne sait si c'est le ciel ou la rue qui l'attire.)

L’aveugle

Chemins creux, pays d'eau où s'attisent les voiles, hangars gonflés de fruits, de fers et de goudrons, vous descendez en moi.

La fenêtre

Ah.

L’aveugle

Toute ma vie.
(Emporté par cet élan d'amour, l'aveugle a perdu l'équilibre. Il saigne sur le pavé.
Pour la première fois, un peu de sang colore ses prunelles.)

 


 

 

 

 

Lilas du Soir

 

Personnages :

Le poète
Le sang du poète
Jésus
La femme du poète
Les moissonneurs

 

I

 

Le poète

Seigneur, prends mes mains et sèche ton visage. Voilà. O soleil sur mes mains. Ton pied maintenant sur mon épaule. Plus bas, encore plus bas. C'est la terre.

Le sang du poète

Moi-même étendu sur le visage de mon père.

Le poète

Me reconnaîtras-tu, Seigneur ? Viens. Ne résiste pas. Tu es dans la prairie verte de mes yeux et je t'emporte. Non. Laisse ta croix.
Jésus
Homme, tu es la première ombre sur la terre, mais je te suis.

Le poète

Aie confiance en moi. C'est une bête peureuse qui te parle et qui t'aime. Viens.

Jésus

Mais qui me rendra mon royaume ?

Le poète

Aie confiance en moi, te dis-je. Voilà la table et les fruits mûrs, l'eau et la lumière qui sont celles d'où tu viens. Ma femme te servira.

Jésus

J'ai perdu l'usage de mes mains, qui m'habillera ? car je suis nu.

Le sang du poète

Moi-même.

Le poète

Le ciel cache ta nudité, Seigneur. Tu es beau.

Jésus

Merci.

Le poète

C'est ici ma maison, la forge où s'épaissit le souffle de ma gorge. Je parle beaucoup, seigneur. Tu connaîtras vite mon langage.

Jésus

Hélas.

Le poète

Tu souffres, mon Dieu, la plaie s'est rouverte. Garde ma main, garde-la. Elle est douce comme les feuilles de figuier.

Jésus

Sois sans crainte. C'est la vie qui coule en moi. Toutes les routes, les bourgeons, les premières pluies. Lilas du soir.

Le poète

Ma femme te servira le miel et le froment.

Jésus

Tant de bonté en toi, homme.

Le sang du poète

Je suis perché dans ta poitrine comme un oiseau.

Le poète

Je ne suis pas bon, Seigneur, je t'aime. Tout est amour pour toi, pour ta bouche, pour l'écume de ta bouche. Tu es une aube nouvelle en moi, un bloc de ciel qui m'écrase. Comme tu tiens bien entre mes deux épaules ! Toi ou moi, je ne sais plus.

Jésus

Ne cherche pas à savoir puisque tu m'aimes.

Le POETE

Toi ou moi.

Jésus

Je marche sur des roses et je n'ai plus de poids. Ah quel est cet ami qui s'avance ? Son regard traverse des siècles à ma rencontre, Comme il a l'air timide !

Le poète

Seigneur, c'est l'âne.

Jésus

Ah oui. L'âne.
Je me rappelle. L'hôtellerie à Bethléem. On m'a tout raconté. Le bœuf et l'âne. Ma mère comme une fée nordique avec ses guirlandes de cheveux blonds. Les bergers, les mages, visiteurs du soir.
Je pleurais.
Et y avait une étoile dans le ciel.

Le sang du poète

On entend les jurons de ceux qui sont à table. Mais la Vierge à tâtons accouche dans l'étable.

Jésus

La petite cour d'école à Nazareth. Et ce camarade qui te ressemblait, ô mon poète. Nos jeux dans le coin le plus sombre.

Le poète

Parle, Seigneur, parle.

Jésus

Plus tard.

Le sang du poète

Plus tard.

Jésus

Le désert, la soif, l'arbre très haut avec les fruits qui retombent dans le ciel. Quarante jours avec ces mains avides qui ne peuvent plus se lever, ces lèvres qui ne peuvent même plus appeler. Sauvé.

Le poète

Mon Dieu

Jésus

Ah ! Cette croix devant mes yeux, sur mon dos, devant mes yeux, ici, très loin et pour toujours.

Le sang du poète

L'odeur du petit jour.

Le poète

Laisse-moi te porter, Seigneur, tu n'en peux plus. Couche-toi dans mes bras.

La femme du poète(voix proche)

Est-ce toi ? Comme il est tard !
Laisse les rivières, les bois sur le seuil. Entre vite. Il fait froid dans ma chair.

Le poète

Tu ne pèses pas dans mes bras, Seigneur.

Jésus

C'est ton amour qui me porte.

 

II

 

Jésus

Salut, femme. Et sois bénie.

LA FEMME DU POETE

Toi ici. Non Jésus. Non. Mais ces mains ? Tu lui as volé ses mains. Voleur. Voleur.

Jésus
Ce sont les miennes.

LA FEMME DU POETE

Tu mens. Tu mens. Ah je suis folle. Jésus, tu mens. Toi ?

Jésus

Oui.

LA FEMME DU POETE

Tu as dormi dans les buissons. Il y a des épines dans tes cheveux. Ton cœur est une grosse mûre qui saigne. Jésus.

Le poète

Marie, tu donneras l'eau de lavande pour les plaies

LA FEMME DU POETE

Jésus, Jésus.

Jésus

Mais oui, puisque tu m'attendais.

LA FEMME DU POETE

Seigneur, ayez pitié de moi.

Jésus

Tu es ma fille et davantage.

Le sang du poète

Tous les ruisseaux d'avril en moi.

Jésus

J'ai faim.

Le poète

Voici le pain, les fruits. L'eau pure est dans mes yeux.

Jésus

Merci.

Le poète

Nous ne sommes pas riches, Seigneur, il n'y a pas de nappe.

Jésus

Aucune nappe ne serait aussi blanche que ton âme.

Le poète

Mais la table est souillée, Seigneur, c'est mon sang.

Jésus

Ton sang est beau comme les lis. Mais toi ne manges-tu pas ?

Le poète

Seigneur, c'est fait.

Jésus

Comment?

Le poète

J'ai ramassé les miettes échappées de tes doigts.

Jésus

Viens près de moi.

Le poète

Seigneur, mon ombre suffirait à noircir ta blancheur.

Jésus

Poète.

Le poète

Marie. Et la lavande?

La femme du poète(qui apparaît)

Jésus, j'ai réchauffé ton lit avec mes seins.

Jésus

Ah cœurs purs, cœurs fondus en neige de douceur, amis si pauvres et rares que je vous reconnaisse. Vous êtes là : chaleur. Et j'ai envie de mêler mes larmes aux vôtres et de sourire.

Mes bras déjà s'étendent au loin. Je marche, vous serrant tous deux sur ma poitrine. Mes plaies sont couvertes de fleurs qui chantent : c'est la saison.

Le poète

Mais peut-être es-tu las, Seigneur ? Il faut dormir.

Jésus

Je me repose dans tes yeux. Parle-moi de toi, mon ami.

Le poète

Seigneur, te parler de moi, c'est te dire les collines, la houle, le frai, les biches, la vigne, l'étang, les blés, les perles, les hauts plateaux de ma mémoire.
Je ne suis pas un, mais tout ce qui rampe, qui danse, qui dort.
Je suis le chèvrefeuille brûlant de la lampe, la parole des ramiers, le pas des sources. Je suis présences.
Entends ma vie qui grimpe les étages de la peur. Je suis à des kilomètres d'ici dans une hutte de charbonnier, en même temps à Paris au bord de la Seine, et déjà mon amour se signale aux frontières.

Jésus

Je comprends.

Le poète

Comprends les routes où rien ne passe, les cubes de ciel éventrés, les maisons vides. Je suis une solitude épaisse et remuante, un feuillage bruissant.

Jésus

Tu parles bien, poète.

LA FEMME DU POÈTE

C'est son démon qui parle, Seigneur.

Jésus

Son ange.
Le poète

C'est vrai. Et je sais bien pleurer. Marie, dis à Jésus comme je sais bien pleurer.

LA FEMME DU POÈTE

Il pleure comme un homme, Seigneur.

Jésus

C'est ce qui m'a sauvé.

Le sang du poète

Minuit.

Le poète

Il faut te reposer, Seigneur. Nous bordons ton sommeil.

Jésus

Mais qui me réveillera ?

Le sang du poète

Moi.

 

III

 

Le poète

Il dort toujours. Marie, vois ses mains qui se sont faites colombes, sa barbe où vont déjà des ablettes d'argent.

Les moissonneurs (voix très proches)

Holà, poète. Viens avec nous. C'est pour les blés.

Le poète

Parlez bas, mes amis. Il dort. Il y a une étoile descendue dans sa bouche.

Les moissonneurs

Mais de qui parles-tu ?

LA FEMME DU POÈTE

Ah quelle douceur est en nous, aveugle.
Je ne vous vois pas, ô mes amis.
Je courbe mon front bien bas dans sa lumière.
Je me traîne à ses pieds baignés de pleurs de joie.

Les moissonneurs

Folle, elle est folle.

Le poète

Dieu nous garde.

Les moissonneurs

Mais t'expliqueras-tu ?

Le poète

Venez. Et n'effarouchez pas les anges de son sommeil. Qu'il dorme en paix chez moi.

Les moissonneurs (tombant à genoux)

Seigneur.

Le poète

C'est le printemps sur terre.

Le sang du poète

Le premier printemps sur terre

Les moissonneurs

Les montagnes se sont écroulées, le ciel a bien fini de nous brûler. C'est en nous que nous marchons, dans les hautes herbes de notre sang, dans la verdure épaisse de notre sang.

Le poète

Mes yeux respirent.

Jésus (qui s'éveille)

Bonjour.

Le sang du poète

Cocorico.

Jésus

Poète, quelles sont ces gens ? J'ai peur, j'ai peur. Ah la croix. Ils apportent la croix.

Le poète
Seigneur.

Jésus

Mais j'ai déjà payé avec mon sang.

Les moissonneurs

Nous sommes la première honte sur la terre.

Le poète

Ce sont des hommes, Seigneur.

Jésus

Je m'éveille.
Je vous reconnais maintenant.
C'est la faux que tu portes, ami, tu sens le blé.
Il y avait beaucoup de paille dans l'étable où je suis né.
Les bergers avaient aussi un visage comme le vôtre avec un bon
sourire et des larmes cachées.

Les moissonneurs

Seigneur, il faut nous croire.

Jésus

Je vous pardonne.

Les moissonneurs

Lilas du soir, clarté et clarté sur nous-mêmes.

Jésus

Je pense à vous, au sang épais que vous cueillez. C'est le blé qui ruisselle sur vos faces de pierre. Vous êtes debout. Et chacun de vos gestes est une prière.

Le poète

On marche dans le ciel.

Jésus

Retournez à vos champs. Vous suivrez la route à la trace de mon sang. Mêlez vos germes blonds au miel noir de la terre. Allez. Mes paroles sont moins douces que vos mains.

La femme du poète

Veux-tu des fruits, Seigneur ?

Jésus

Je n'ai besoin de rien. Poète.   

Le poète

Jésus.     

Jésus

Rassemble tes amis.    L

Le poète

Ils sont tous là, Seigneur.

Jésus

C'est bien. Conduis-nous à la croix.

Le poète

Mais.

Jésus

Je vais mourir une seconde fois.

 


 

 

 

 

Liens de la Terre

 

Personnages :

L'homme
La terre
Les vers
L'arbre
La source

(La scène est souterraine. Dans un cercueil éventré un cadavre pourrissant. La terre épaisse et charnue comme un sein. Tout un flot de racines. Par instants on entend la clochette d'argent d'un filet d'eau et comme un immonde grouillement qui sort de la boîte mortuaire. C'est en pleine campagne, au printemps. Et c'est le cadavre d'un jeune homme.)

 

L'homme

Etends tes griffes. C'est bien. Tu fermes mon visage. Puise dans ces yeux maintenant.
Creuse cette prunelle plus tendre que noisette. Creuse. Tu atteins déjà l'amande verte de mes yeux.

L'arbre

C'est l'odeur de ton sang qui flotte dans mes feuilles.

L'homme

Puise au fond de cet œil les humeurs et les sèves, arbre, et dans ce fiel nouveau aiguise tes gazons.

L'arbre

Ta bouche est taillée pour l'amour.

L'HOMME

Envole-toi de ma bouche colombe végétale.

L'arbre

Mais c'est sous ta bouche ton cœur.

L'homme

Alors, que tes racines soient flammes ou la plus douce main. Faufile-toi entre mes côtes, c'est là.
Mon cœur t'attend. Il est lourd et gonflé par les pierres, suspendu comme un plomb au fil noir de la terre. Tourne avec les saisons.

L'arbre

Ton cœur ruissellera dans mes branches comme le frai du matin.

L'homme

Arrache-le à la terre, beau parleur. Couvre-le de duvet. Et qu'avec toi il roule les pentes des collines. Gonfle-le de ton souffle épais comme un sillon. Fais-en ton bien. Autrefois boule de feu au niveau des prunelles, respiration divine, il allait.
Je l'ai connu traversant les étapes paniques du couchant, émerveillant les tiges écarlates de mon sang, brûlant les ports.
Désormais, il est là sur l'enclume de glaise, étincelle pâlie détachée de son corps.

L'arbre

Tu sens la terre fraîche.

L'homme

C'est que je suis déjà la terre fraîche.
J'aime ce gel, vois-tu. L'averse de silex qui me trempe les reins et
la clarté du schiste où je confonds mes mains, c'est ma pâture.
De ma peau se détachent des lanières de craie.

L'arbre

Homme, es-tu prêt pour le voyage ?

L'homme

Lequel ?

L'arbre

Celui des sources et des épis. Juillet déjà. Et la grande aventure de cuivre.
Entends les pas à la surface de la terre.
Entends l'homme qui gratte à des kilomètres avec ses pieds.
Il y a toute une armée en marche. Et tandis que les blés se casquent de crins bonds, une nappe de faux s'abat sur l'aire. Soldat mort, tu commences ta guerre. Défends-toi.

L'homme

Je n'ai pas à me défendre.

La terre

Tu crois. Et ton sang part à l'assaut des grains d'or. Ton front ruisselle au loin et fait partie du soir. Tu es l'âme du blé.
Celui qui coupe son pain à midi sous les branches partage ton cœur en deux.

L'homme

Je suis là pourtant.

L'arbre

Certes.

L'homme

Alors.

L'arbre

Alors. Tu es ici et là. Sous le poids de mon ombre, sous le pavé brûlant, blessé par les chevaux.

L'homme

Mais qui suis-je ?

L'arbre

Tu l'as dit toi-même : la terre.

L’homme

Grand Dieu, qui me sauvera ?

La terre

Moi.

L'homme

O terre, puisque c'est toi, il est une maison là-bas contre le ciel, le flot secoue les portes. Nuit et jour une femme interroge le sang. Rassure-la. Dis-lui que je suis source et le premier bourgeon.

La terre

A quoi bon ?

L'homme

Je veux qu'elle sache.
La terre

Elle sait déjà. Le chant qui monte est comme un coquelicot. Etends tes mains au ras des plaines et dors.

L'homme

Je ne veux pas.

La terre

Dors.

L'homme

Non.

La terre

Il faut dormir, c'est l'heure. Les pierres elles-mêmes se sont tues.

L'homme

Et les vers qui grésillent en moi comme des étoiles, les oublies-tu ?

La terre

Je n'oublie rien. Tu n'es que mouvements, révolutions secrètes. Ton
poids te fait pencher tout entier vers mon cœur, je sais. Un jour viendra où tu glisseras sur tes propres claies. Cela, je ne l'oublie pas non plus.

L'homme

Que veux-tu dire ?

La terre

Quelque part est un pays tout pavoisé de laves. C'est là.
Près du ruisseau les fougères, les prêles et des oiseaux figés dans un songe de feu.
Tu viendras. Les perles des glaciers sont moins pures que la houille. Dans mille ans nous cueillerons tes mains.

L'homme

Mon destin est ailleurs.

La terre

Ton épaule accompagne mes gestes, tu t'enfonces déjà.

L'homme

Ailleurs est aussi un pays.
Je le vois. Ta peau est transparente comme l'ongle.
Beau pays si je lève les yeux je nomme tes chevaux, tes fleurs, tes naufragés. Je te nomme l'amour, ô campagne des hommes où le ciel s'est couché.

La terre

Mort, tu es mort.

L'homme

Je vis.

Les vers

Il vit. Et sa chair est douce comme les pommes.
{La terre s'est tue, le mort aussi. On entend toujours le grouillement des vers. La voix d'une source se lève.)

La source

Caillot qui roule algues du cou
Couleuvres liées aux lourds cailloux
Lilas bergers liens de la terre
Je coule au loin source de tout.

L'homme

Sept, huit, neuf, les marches. La porte est là. Bonjour.

La source

Il rêve.

L'homme

Marie, tu es suspendue à la lampe. Mais le paravent cache le ciel. Lève plus haut tes jambes. Lève-les plus haut que ma mémoire. A quinze ans tu trompes ta mère, Marie.

La source

Il faut fuir.

L'homme

Marie.

La source

Fuir.

L'homme

Sept, huit, neuf, les marches. Je pars. Tes mains étaient tissées d'épines. Marie, mets tes gants pour m'aimer.

La source

Ecoute-moi.

L'homme

J'ai mal.

La source

C'est le rêve. Laisse-toi aller. Ta tête se vide. Déjà tu as passé l'écluse de mes seins.

L’homme

Tu sens le buis neuf et les biches. O toi qui parles aussi bleu que le soir, qui es-tu ?

La source

Miel et palme.

L'homme

Belle énigme vivante, qui es-tu ?

La source

Ecoute mes anneaux qui tintent à ton poignet, le clapotis léger qui borde encore ton cœur. Me reconnais-tu désormais ?

L'homme

Tu es née un matin à l'orée des collines, cavale, et ton galop distança les rayons.

La source

C'est vrai.

L'homme

Tu es source. Et la paume du vent a gardé ton sillage.

La source

Alors, suis-moi.
Nous traversons les hectares luisants du sommeil, les prairies où comme un germe dort le pied des statues, les hautes futaies du soir où veille l'étincelle.
Entends craquer les poumons de la terre.

L’homme

Tu m'enveloppes plus sûrement que le jour.

La source

Peut-être. Mais ne te laisse pas prendre à ce jeu de clarté.
Je suis autre chose qu'un flambeau.
(Une sourde rumeur s'abat : cris, plaintes, rires et craquements de charpente.)

L’homme

J'ai peur.

La source

Tu connais ton enfer.

L’homme

Mon enfer.

La source

Bien sûr : la ville. Elle est là, elle tend sa toile.

L’homme

Je me souviens.
La petite rue au bord du monde, à la fenêtre. Sept heures et sur le mur un profil féminin.

La source

Pas de regrets pour qui n'est pas l'éternel. Poussière sur poussière, ô ville, épave détachée des limons pour un soir.

L’homme

Hélas.

La source

Encore. Allons. Viens. Ne t'attarde pas sous tes épaules.

L’homme

Il est là. Son visage est un vaisseau qui flambe à l'ouest.
Celui-ci est suspendu à l'horloge pour mieux courir. L'autre s'étend dans l'air et dort : amis perdus.

La source

Viens.

L'homme

Mais où me conduis-tu ?

La source

Regarde.

L’homme

Seigneur, je comprends tout. C'est l'allure natale, l'inclinaison jour sur les houles fanées, le seuil noirci de pas où s'écoule une fance.

La source

Terre de joie.
(Ces voix se taisent. Un nouveau silence. Puis la terre entière se déchire et parle.)

La terre

Je te retrouve enfin. Tu descends lentement. Ton front heurte en criant les sondes et les pierres. Mais mon cœur retenu dans les branchages noirs est encore plus profond.

L'arbre

Tais-toi, la naufrageuse.

La terre

Comment.

L'arbre

O mort, tu es le feu, le regard de la plaine, les deux versants du phare jetés sur le sillon. Je sens ton souffle en moi qui cherche son passage. Mon écorce n'est plus qu'un vaste rougeoiement.

La terre

Je veux ton corps.

L'arbre

Arrache-le aux larves, je te le donne.

Les vers

Nous le conduirons nous-mêmes vers toi, terre capitale.

L’homme

Merci.
Et maintenant, libéré de ce faix plus pesant que la vie, je monte
en vous soleils, arbres, nichées d'étoiles.
Je penche doucement vers la joue du matin. Le monde entier me berce.