Hugo et la Commune

"…Marat, c'est le vieux spectre immense. Si vous voulez savoir son vrai nom, criez dans l'abîme le mot Marrât, l'écho du fond de l'infini vous répondra «misère»— Marat n'est pas mort... il renaît dans l'homme qui n'a pas de travail, dans la femme qui n'a pas de pain, dans la fille qui se prostitue, dans l'enfant qui n'apprend pas à lire, il renaît dans les greniers de Rouen, il renaît dans les caves de Lille, il renaît dans le grenier sans feu, dans le grabat sans couverture, dans le chômage, dans le prolétariat, dans le lupanar, dans le bagne, dans vos codes qui sont sans pitié, dans vos écoles sans horizon... Que la société humaine y prenne garde, on ne tuera Marat qu'en tuant la misère..."

Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX, Reliquat de 93


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par Robert Duguet

 

« L'obscure question sociale se dresse et grandit sur l'horizon avec des épaississements croissant d'heure en heure. Toutes nos lumières ne seraient pas de trop devant ces ténèbres. »
(Lettre à Vacquerie et Meurice du 28 avril 1871)

Sommaire :

 

Sources:

Titre Laffont 1985 Date Chapitre

Pour Charles Hugo, la peine de mort: 11 juin 1851 309 1851 Actes et paroles 1 avant l’exil 1841-1851
Sur la tombe de Jean Bousquet Jersey 31 octobre 443 1853 Actes et paroles 2 pendant l'exil 1852-1870
1853. Calomnies impériales. Lettre de Charles Hugo 663 1853 Actes et paroles 2 pendant l'exil 1852-1870
A Charles Hugo 633 1869 Actes et paroles 2 pendant l'exil 1852-1870
Paris et la France 23 mai 1871 944 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Fin de l'incident belge 933 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Démission de Victor Hugo 928 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
L'incident belge. La protestation. L'attaque nocturne L'expulsion 795 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
A MM. Meurice et Vacquerie 787 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Les deux trophées 782 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Pas de représailles 779 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Un cri 777 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Mort et obsèques de Charles Hugo 18 mars 1871 771 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
La question de Paris 762 1871 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Aide aux familles des détenus politiques 23 avril 1872 945 1872 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
L'Amnistie au Sénat — 22 mai 1876 917 1876 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Comité d'aide aux amnistiés janvier septembre 1878 1055 1878 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Discours pour l'amnistie Séance du Sénat du 28 février 1879 1007 1879 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Sur l'incident belge novembre 1879 1063 1879 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Troisième discours pour l'amnistie Séance du Sénat du 3 juillet 1017 1880 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885
Don au comité d'aide aux amnistiés janvier 1881 1067 1881 Actes et paroles 3 depuis l'exil 1870-1885

 


(texte disponible au format .docx)

 

 

 

Charles Hugo (1826-13 mars 1871)

Charles Hugo, le militant abolitionniste

 

A l’heure où éclate la Commune, un nouveau deuil familial frappe le poète. Charles le fils ainé meurt brutalement. Hugo avait été durement éprouvé par l’accident qui avait frappé en 1843 sa fille chérie Léopoldine, qui se noie à Villequier avec son fiancé. En 1868, c’est sa femme Adèle, qui meurt.
Charles fut fondateur le 31 juillet 1848 du journal républicain l’Evénement avec son père, son frère François-Victor, Paul Meurice et Auguste Vacquerie. Il était devenu un moment le secrétaire particulier de Lamartine. Puis contre Cavaignac, le bourreau de juin, il avait soutenu comme son père le prince Louis Napoléon Bonaparte. Ce qu’il regrettera dès 1849. Militant abolitionniste, il devait rédiger un article dans l’Evénement qui lui valut un an de prison. Lors du procès du journal, c’est le député Victor Hugo qui défendit son fils le 11 juin 1851.

Hugo souligna à la tribune de l’Assemblée que la France République reculait devant la nécessité d’abolir la loi du talion, et pourtant même le roi Louis Philippe la regardait avec horreur, M. de Broglie et Guizot écrivirent contre elle. La Chambre des députés en octobre 1830 réclama son abrogation. L’Assemblée constituante de la République romaine la déclara abolie à jamais. La Toscane et la Russie n’en voulaient plus. La Constituante de 1848 ne la maintenait « qu’avec le plus douloureuse indécision et la plus poignante répugnance.»

Quel crime Charles Hugo avait-il commis dans l’Evénement pour comparaitre devant un jury d’assises. Il décrivit dans les colonnes de son journal les faits suivants : un braconnier de la Nièvre, Montcharmont, condamné à mort est conduit à la guillotine dans le village où il avait commis un crime. Doué d’une force physique considérable, il résiste durant 35 longues minutes, devant une foule qui assiste à la scène, à ceux qui veulent le coucher sur la planche de la guillotine. Ils n’y parviennent pas. On renonce à poursuivre l’exécution de la sentence. On va chercher de l’aide et le soir même il est exécuté cette fois sans public.

Se portant inconditionnellement aux côtés de son fils, Hugo déclare (1):

« Oui, ce reste des pénalités sauvages, cette vieille et inintelligente loi du talion [la peine de mort], cette loi du sang pour le sang, je l’ai combattue toute ma vie, – toute ma vie, messieurs les jurés ! – et, tant qu’il me restera un souffle dans la poitrine, je la combattrai de tous mes efforts comme écrivain, de tous mes actes et de tous mes votes comme législateur, je le déclare (M. Victor Hugo étend le bras et montre le christ qui est au fond de la salle, au-dessus du tribunal) devant cette victime de la peine de mort qui est là, qui nous regarde et qui nous entend ! Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille ans, pour l’éternel enseignement des générations, la loi humaine a cloué la loi divine ! (Profonde et inexprimable émotion.)
Ce que mon fils a écrit, il l’a écrit, je le répète, parce que je le lui ai inspiré dès l’enfance, parce qu’en même temps qu’il est mon fils selon le sang, il est mon fils selon l’esprit, parce qu’il veut continuer la tradition de son père. Continuer la tradition de son père ! Voilà un étrange délit, et pour lequel j’admire qu’on soit poursuivi ! Il était réservé aux défenseurs exclusifs de la famille de nous faire voir cette nouveauté ! (On rit.) »

En 1853, alors que le père est en exil à Jersey, l’Empereur qui ne se relève pas d’avoir été affublé du sobriquet de Napoléon le petit – le recueil les Châtiments vient de paraître – monte une provocation. Le quotidien conservateur La Patrie publie ces lignes (2) :

« Il vient de se passer à Jersey un fait qui mérite d’être rapporté à titre d’enseignement. Un Français, interné dans l’île, étant mort, M. Victor Hugo a prononcé sur sa tombe un discours qui a été imprimé dans le journal du pays, et dans lequel il a représenté la France comme étant en ce moment couverte d’échafauds politiques. On nous écrit que ce mensonge grossier, d’après lequel il n’y a plus à réclamer pour son auteur que le séjour d’une maison d’aliénés, a produit une si grande indignation parmi les habitants de Jersey, toujours si calmes, qu’une pétition a été rédigée et couverte de signatures pour demander qu’on interdise les manifestations de ce genre que font sans cesse les réfugiés français, et qui inspirent à la population entière le plus profond dégoût. »

Jean Bousquet n’est pas « un Français, interné dans l’île » mais un militant socialiste révolutionnaire, patron d’un café à Moissac qu’il a baptisé la Montagne après la révolution de 1848, et qui, au moment du coup d’Etat bonapartiste, a tenté avec ses amis politiques de prendre la mairie de Moissac et la sous-préfecture du Tarn et Garonne. En raison de ces faits, il est exilé à Jersey où, selon Hugo, il meurt de chagrin en juin 1853. Saisi par une demande des exilés de l’Ile, Hugo accepte de prononcer l’hommage funèbre. Bousquet était Franc- Maçon lié au courant blanquiste. Souvent dans ses prises de position, Hugo se porte en défense ou rend hommage à des hommes dont il est loin de partager toutes les convictions. Il y a chez lui une fraternité qui va bien au-delà du jugement porté sur des faits circonstanciels. A Jersey, Il s’adresse à des proscrits de plusieurs nationalités et sa pensée politique s’élève toujours à hauteur d’une république qui ne peut être qu’universelle, au moins européenne. A l’heure où le vieux principe absolutiste triomphe par le glaive à l’échelle de l’Europe, son discours sur le cercueil d’un révolutionnaire restitue toujours la perspective : la France imposera l’idée démocratique comme celle de l’idée sociale. Dans sa péroraison il ajoute (3):

« Les coupables seront châtiés, certes, tous les coupables, et châtiés sévèrement, il le faut ; mais pas une tête ne tombera ; pas une goutte de sang, pas une éclaboussure d’échafaud ne tachera la robe immaculée de la République de Février. La tête même du brigand de décembre sera respectée avec horreur par le progrès. La révolution fera de cet homme un plus grand exemple en remplaçant sa pourpre d’empereur par la casaque de forçat. »

Charles Hugo fera un patient travail en direction de la presse pour que soit rétablie la vérité sur les positions de son père. De plus les quatre journaux de l’Ile rendront un hommage vibrant au poète, Jersey étant honorée de sa présence sur son sol. l’Impartial en se situant sur le terrain du persiflage, se demandait si la presse napoléonienne n’allait pas écrire que les pouvoirs publics allaient être « …obligés d’appeler des bataillons pour réprimer l’émeute excitée par les chaleureuses paroles du grand orateur, par cette voix si puissante et si émouvante (04)».

L’année 1869 est marquée par une montée en puissance des grèves ouvrières : à plusieurs reprises l’armée tire sur la foule. En juin la grève du bassin houiller de la Loire entraine dans le mouvement toute la région : 15000 ouvriers réclament des augmentations de salaire, la réduction du temps de travail et une caisse de secours gérée par les mineurs. Les 15 et 16 juin la troupe tire à La Ricamarie et tue 16 grévistes, 72 sont poursuivis en justice. La chambre proteste contre le régime impérial. Du 25 juin au 29 juillet les travailleurs de la soie à Lyon entrent dans la danse. Le 26 juin, une grève générale éclate dans le bassin houiller de Carmaux. Elle cesse du fait d’une victoire le 2 août : les ouvriers obtiennent la démission du directeur et des augmentations de salaire. Dans son activité de journaliste, au cours de ces mois qui précèdent la Commune, Charles Hugo a commis « un crime » de lèse-Bonaparte. Il a rappelé le soldat à sa qualité de citoyen sous l’uniforme, donc au devoir de fraternité. Son père lui écrit le 18 décembre de l’exil (05):

« Tu commets ce crime de préférer comme moi à la société qui tue la société qui éclaire et qui enseigne, et aux peuples s'entr'égorgeant les peuples s'entraidant ; tu combats ces sombres obéissances passives, le bourreau et le soldat ; tu ne veux pas pour l'ordre social de ces deux cariatides : à une extrémité l'homme-guillotine, à l'autre extrémité l'homme-chassepot… »

Charles écope de quatre mois de prison et de mille francs d’amende.

Pacifiste Victor Hugo, comme les premières sectes socialistes, non ! Il y a des guerres justes : Washington, John Brown, Barbès… Aux basses utilisations de l’armée contre un peuple qui lutte, Hugo rappelle avec une certaine nostalgie, la fonction qu’a rempli la grande armée napoléonienne (06):

« Cette armée-là, dans sa course à travers les capitales, vidait sur son passage toutes les geôles, encore pleines de victimes, en Allemagne les chambres de torture des landgraves, à Rome les cachots du château Saint-Ange, en Espagne les caves de l'Inquisition. De 1792 à 1800, elle avait éventré à coups de sabre la vieille carcasse du despotisme européen. »

Certes les souvenirs d’une enfance baignée dans la légende napoléonienne l’idéalisent quelque peu, mais ils ont contribué à forger une culture politique… Charles a repris ce flambeau. Il faut saluer le souffle de la grande révolution partout où il se trouve, chez Jules Favre ou Louis Blanc, Gambetta ou Barbès, Bancel ou Félix Pyat, dans l’éloquence de Pelletan comme dans le polémiste Rochefort.

 


 

 

 

 

Le 18 mars, dans Paris insurgé l’enterrement de Charles Hugo

 

Aux fins de mettre un terme à la guerre franco-prussienne, une Assemblée nationale est élue le 8 février 1871 : composée majoritairement de monarchistes et d’une minorité dite « républicaine », un accord se fait pour négocier la paix sur le nom d’Adolphe Thiers qui devient chef du pouvoir exécutif le 17 février 1871.

Victor Hugo se rend à Bordeaux où siège cette assemblée réactionnaire le 18 février. Le poète écrit à ses amis Meurice et Vacquerie qu’une manifestation chaleureuse de 50 000 personnes l’accueille. Au cri du tribun « Vive la République ! » toutes les poitrines s’en font l’écho puissant. Se déclarant insultée, l’Assemblée fait garder la grand-place par des unités d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie. « Je suis populaire dans la rue, écrit-il, et impopulaire dans l’assemblée. C’est bon. » On appréciera le « c’est bon !»  Louis Blanc, Schoelcher, Joigneaux, Martin-Bernard, Langlois, Lockroy, Gent, Brisson, et d’autres moins connus, chargent Victor Hugo de présider les réunions de ce qui fait figure d’une petite gauche républicaine radicalisée. La majorité refusant toute discussion avec sa gauche sur les négociations de paix, la coupe est pleine lorsque l’assemblée invalide l’élection de Garibaldi, élu en Côte d’Or, Paris, Alger et Nice sans s’être présenté au suffrage. A Alger ce sont 10,600  voix que Garibaldi obtient alors que le candidat qui  avait  après lui le plus  de voix n’obtient que  4,973 suffrages. Celui qui vaincu à Mentana en 1867 à la tête des chemises rouges, déclarait « Je viens donner à la France ce qui reste de moi » est spontanément reconnu par le peuple français. Hugo, défendant Garibaldi, dans un effroyable climat de haine, démissionne. Garibaldi lui rendra l’hommage émouvant suivant (07): « Le brevet que vous m’avez signé à Bordeaux suffit à toute une existence dévouée à la cause sainte de l’humanité, dont vous êtes le premier apôtre. Je suis pour la vie, votre dévoué, Garibaldi ».

Dans les délibérations du 11ème bureau de l’Assemblée de Bordeaux auquel il participe, il centre son propos sur le fait que ce sont les « barbares de la civilisation » qui ont défendu Paris jusqu’au bout. Cette formule est utilisée dans les chapitres des Misérables décrivant le prolétariat dans la révolution de 1830 : barbares, oui mais défendant la civilisation. Dans la description de Paris durant le siège, il y a sans doute quelques exagérations de tribune, mais les faits sont là :

Il déclare :

« …Nous sommes plusieurs ici qui avons été enfermés dans Paris et qui avons assisté à toutes les phases de ce siège, le plus extraordinaire qu'il y ait dans l'histoire. Ce peuple a été admirable. Je l'ai dit déjà et je le dirai encore. Chaque jour la souffrance augmentait et l'héroïsme croissait. Rien de plus émouvant que cette transformation ; la ville de luxe était devenue ville de misère, la ville de mollesse était devenue ville de combat ; la ville de joie était devenue ville de terreur et de sépulcre. La nuit, les rues étaient toutes noires, pas un délit. Moi qui parle, toutes les nuits, je traversais, seul, et presque d'un bout à l'autre, Paris ténébreux et désert ; il y avait là bien des souffrants et bien des affamés, tout manquait, le feu et le pain ; eh bien, la sécurité était absolue. Paris avait la bravoure au dehors et la vertu au dedans. Deux millions d'hommes donnaient ce mémorable exemple. C'était l'inattendu dans la grandeur. Ceux qui l'ont vu ne l'oublieront pas. Les femmes étaient aussi intrépides devant la famine que les hommes devant la bataille. Jamais plus superbe combat n'a été livré de toutes parts à toutes les calamités à la fois. Oui, l'on souffrait, mais savez-vous comment ? on souffrait avec joie, parce qu'on se disait : Nous souffrons pour la patrie. »

Entre le prolétariat qui a été la force vive pour défendre Paris contre l’occupation prussienne, et l’Assemblée de Bordeaux à majorité monarchiste, il y a incompatibilité, ce que Victor Hugo ne peut pas accepter. A Paris de la question de la défense nationale, le mot d’ordre d’une république qui soit cette fois sociale fleurit. En 1848, le prolétariat le sait, on lui a volé sa révolution. Jusqu’à la Révolution de 1848, les ouvriers votaient pour l’aile gauche du républicanisme. En juin 1848, les républicains ont couvert l’écrasement de la révolution. Désormais l’effort prolétarien portera sur l’organisation de sa propre force. Le tribun veut faire rentrer l’Assemblée à Paris et réconcilier Paris avec l’Assemblée. Que chacun rentre dans le sein du bien sacré, la République. Bien évidemment les choses prennent une autre direction : le onzième bureau de l’Assemblée auquel participe Hugo discute de cette question. Certains proposent Bourges comme siège du gouvernement, d’autres Fontainebleau, ou Versailles. La proposition de rentrer à Paris est combattue et la position du tribun mise en minorité. C’est Versailles qui est choisi. Comprend-il à ce moment-là qu’il s’agit de préparer l’écrasement de Paris ?
Ce 14 mars 1871 donc Charles avait rendez-vous pour déjeuner avec son père et le socialiste Louis Blanc. Il meurt frappé par une congestion foudroyante dans le fiacre qui le conduit au restaurant.

La sépulture de la famille Hugo se trouvant dans le cimetière du Père Lachaise à Paris, à proximité de celle des généraux d’Empire, les obsèques sont fixées le 18 mars dans la matinée. Or ce jour-là, suite à la tentative de Thiers de récupération des canons de Montmartre, Paris s’insurge. Le cortège doit remonter la rue de la Roquette jusqu’à la porte centrale du cimetière. Déjà, à proximité de la prison, une femme a crié : « A bas la peine de mort ! ». Le père Hugo conduit le deuil. Spontanément quelques fédérés en armes commencent à faire une haie d’honneur au cortège, puis bientôt il y a en aura une centaine. On parvient à la barricade qui ferme la rue de la Roquette : alors les fédérés et les insurgés ouvrent la barricade. Les drapeaux rouges s’inclinent au passage du cortège.

Image saisissante que ce cortège qui ferait la première scène d’un film ou d’un roman sur Hugo et la Commune ! Le peuple insurgé ouvre ses bras généreux à celui qui inventa Jean Valjean. Pourtant celui-ci n’approuve pas la Commune. Démissionner d’une assemblée monarchiste et « républicaine » qui vient de confier les rênes du pouvoir à Thiers, il l’a fait. Mais il est impensable d’appeler à l’insurrection contre la République qui est le bien sacré et qui est au-dessus des majorités de circonstance.  Il va maintenant s’en expliquer dans une longue lettre adressée le 28 avril auprès de ses amis et plus proches collaborateurs politiques Auguste Vacquerie et Paul Meurice.

 


 

 

 

 

La fraternisation entre les soldats et les classe ouvrière insurgée

Pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l'application ?

 

La mort de Charles va contraindre Victor Hugo à profondément modifier durant plusieurs mois son mode de vie. Il devra rester à Bruxelles en raison de ses devoirs d’aïeul et de tuteur des deux jeunes enfants de son fils. Il suit avec attention les événements révolutionnaires et défend comme ses deux amis Vacquerie et Meurice dans les colonnes du Rappel, une ligne de concessions mutuelles entre Versailles et le Commune : l’issue, dit-il, pourrait alors être pacifique.

« Comme vous, écrit-il, je suis pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l'application. » ou encore « Paris commune est la résultante de la France république ». Paris n’est pas une ville ordinaire, capitale alors des Lumières pour la France et pour l’Europe ; elle est un aiguillon puissant, une cellule municipale de base d’une République, certes turbulente, mais qui doit rester, pour lui, dans les cadres de la démocratie bourgeoise.

Ce 28 avril sa ligne de recherche d’un point d’union l’empêche d’apprécier à sa juste mesure l’énormité de ce que prépare Thiers et sa majorité monarchiste. Pourtant il y a des signes évidents : lorsque le 3 avril le peuple décide de marcher sur Versailles, dans l’insouciance la plus complète, Thiers fait tirer sur la Garde nationale. Après la semaine sanglante, Hugo protègera un communard et sera atterré par les informations que ce dernier lui relatera sur la semaine sanglante.

Qui est responsable du 18 mars pour lui ? C’est incontestablement la majorité monarchiste et « républicaine » qui a confié les rênes à Thiers : la tentative de récupération des canons de la Butte Montmartre, que le peuple a payé par une souscription, est le fait qui met le feu aux poudres. Toutefois il tourne sa critique contre la Commune essentiellement sur deux points : la destruction de la colonne Vendôme et le décret des otages.

Il écrit (08):

« Une révolution commence…
… Depuis le 18 mars, Paris est mené par des inconnus, ce qui n'est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. A part quelques chefs, qui suivent la foule plutôt qu'ils ne guident le peuple, la Commune, c'est l'ignorance. Je n'en veux pas d'autre preuve que les motifs donnés pour la destruction de la Colonne ; ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. S'il faut détruire un monument à cause des souvenirs qu'il rappelle, jetons bas le Parthénon qui rappelle la superstition païenne, jetons bas l'Alhambra qui rappelle la superstition mahométane, jetons bas le Colisée qui rappelle ces fêtes atroces où les bêtes mangeaient les hommes, jetons bas les Pyramides qui rappellent et éternisent d'affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux ; jetons bas tous les temples à commencer par le Rhamseïon, toutes les mosquées à commencer par Sainte-Sophie, toutes les cathédrales à commencer par Notre-Dame. En un mot, détruisons tout ; car jusqu'à ce jour tous les monuments ont été faits par la royauté et sous la royauté, et le peuple n'a pas encore commencé les siens. Détruire tout, est-ce là ce qu'on veut ? Évidemment non. On fait donc ce qu'on ne veut pas faire. Faire le mal en le voulant faire, c'est la scélératesse ; faire le mal sans le vouloir faire, c'est l'ignorance. »

La colonne Vendôme était détestée du prolétariat parisien. La génération précédente a vu les pères, les fils ou les frères constituer l’infanterie et mourir sur les champs de bataille napoléoniens, laissant mères et enfants dans la misère. Or la Commune a veillé très scrupuleusement à la défense du patrimoine. Sur ce point, Hugo est pris dans une contradiction entre les préjugés de sa classe sociale et une Révolution qui reste pour lui fondée en droit.
A ce sujet l’édition Laffont de 1985 des textes d’Actes et Paroles mérite une mise au point : elle reprend stricto sensu celle de l’édition posthume d’Hetzel et Quantin de 1889. Les vingt années et quelquefois plus qui ont suivies la Commune ont été celles d’attaques violentes du milieu littéraire contre les communards. Si l’appareil critique de l’édition de 1889 fournit des références historiques objectives sur lesquelles on peut encore s’appuyer, l’ambiance de l’époque conduisait à écrire en présentation du poème Pas de représailles des choses de ce type (09) :

« Cependant les hommes qui dominaient la Commune, la précipitent, sous prétexte de talion, dans l'arbitraire et dans la tyrannie. Tous les principes sont violés. Victor Hugo s'indigne, et sa protestation est reproduite par toute la presse libre de l'Europe »

L’éditeur Laffont précise qu’il a modifié certaines notices de Hetzel et Quantin, mais certainement pas celle-là qui n’est absolument pas une présentation honnête de la position du poète sur la Commune.

Dans le poème Les deux Trophées publié le 6 mai, on lit ces vers (10) :

…Soit. De ces deux pouvoirs, dont la colère croît,
L'un a pour lui la loi, l'autre a pour lui le droit ;
Versailles a la paroisse et Paris la commune ;
Mais sur eux, au-dessus de tous, la France est une ! …

Le droit, c’est l'inviolabilité de la vie humaine et l’abolition de la peine de mort, la liberté, la paix, l’instruction : la construction d’une école qui ferme une prison, le travail pour tous qui permet l’abolition de la misère sociale, le droit des peuples à décider de leur destin… Si la loi se nourrit à la source du droit, elle est tributaire dans le cas qui nous occupe d’une majorité politique qui défend des privilèges d’avant 1789. Du conflit entre le droit et la loi se développent les catastrophes. La Révolution éclate quand la majorité s’oppose au droit qui fonde la République. La Révolution est-elle fondée en droit ? Dans les Misérables il y a une longue discussion de Valjean avec un ex-militant jacobin. Hugo écrira aussi le roman Quatre Vingt Treize. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 ne stipule t’elle pas en son article 35 ?

« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

Voilà donc notre poète écrivant que la Commune est faite par des inconnus et ces ignorants.

L’ « inconnu » Gustave Courbet, alors président de la société des peintres, ordonne de « déboulonner la colonne Vendôme et tous les symboles napoléoniens ». Il sera après l’écrasement militaire assigné à résidence dans sa ville d’Ornans et condamné à peintre au profit de l’Etat pour payer les frais de sa rénovation. Courbet s’exilera alors en Suisse où il continuera à peintre jusqu’à la fin de sa vie. Si Hugo regarde avec nostalgie Napoléon comme celui qui a imposé aux puissances aristocratique le soleil de 1789, le peuple français lui est sorti saigné des guerres très meurtrières de l’empire. L’intention du délégué de la commune aux affaires culturelles était d’ériger une colonne à la fraternité et l’union des peuples. La Commune gouverne : pour reprendre la citation du poète, « jusqu'à ce jour tous les monuments ont été faits par la royauté et sous la royauté, et le peuple n'a pas encore commencé les siens. » Elle entend commencer les siens.Victor Hugo sait-il à cette heure que durant ses 72 jours d’existence, la Commune aura à cœur de protéger le patrimoine national et de remettre en service les musées et bibliothèques. Courbet recevra mandat de rétablir dans les plus brefs délais en leur état normal les musées de la ville de Paris, ouvrir les galeries au public et y favoriser le travail qui s’y fait habituellement. Ce dont il s’acquittera avec soin. Il prend même l’initiative de créer une fédération des arts plastiques lors d’une réunion fondatrice de 400 artistes participant, où il y dira en particulier ceci :   

Ah ! Paris, Paris, la grande ville, vient de secouer la poussière de toute féodalité. Les prussiens les plus cruels, les exploiteurs du pauvre, étaient à Versailles. Sa révolution est d'autant plus équitable qu'elle part du peuple. Ses apôtres sont ouvriers, son Christ a été Proudhon. Depuis 1800 ans, les hommes de cœur mouraient en soupirant, mais le peuple héroïque de Paris vaincra les mystagogues et les tourmenteurs de Versailles. L'homme se gouvernera lui-même, la fédération sera comprise et Paris aura la plus grande part de gloire que jamais l'histoire ait enregistrée… »

Sur l’école primaire, si l’on étudie la politique des différents gouvernements de la France bourgeoise de 1815 à 1875, ils n’ont pas cessé de reculer sur les principes de la grande révolution de 1789, voire de se renier en recourant au bonapartisme contre la montée prolétarienne après 1848. Jusqu’à mettre les instituteurs laïques sous la botte du clergé par la loi du comte de Falloux. Comment Victor Hugo qui a défendu l’enseignement public et la laïcité, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, avec quelle éloquence, dans son discours de janvier 1850 contre Falloux, peut-il ne rien dire sur la politique scolaire de la Commune ?

Un « inconnu » et un « ignorant » le délégué à l’enseignement Edouard Vaillant ? Avec des moyens de fortune, en s’appuyant sur l’appareil des mairies d’arrondissement, il applique d’emblée les mesures de laïcisation des écoles primaires, interdit l’enseignement congréganiste et les signes religieux dans les locaux scolaires alors que la Commune va décider la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Marx écrira qu’elle rend les prêtres « à la solitude de la prière, à l’instar de leurs prédécesseurs les apôtres ». Vaillant est un militant de la 1ère Internationale, il applique sur mandat de la Commune des décisions qui ont par ailleurs été votées par les congrès de Lausanne (1867) et de Bruxelles (1868). Les résolutions liaient l’enseignement laïcisé, séparé de la religion à la nécessité de l’enseignement professionnel. La condition première pour que le prolétaire se reconnaisse comme appartenant à une classe spécifique, donc à un corps politique, c’est d’abord le développement des qualifications professionnelles. Les marxistes dans la 1ère Internationale ont déjà en tête une maitrise par la puissance publique de la formation professionnelle, donc une volonté de protéger le jeune travailleur du système de l’apprentissage à l’atelier. Vaste programme que la Commune n’a pas eu le temps de mettre en œuvre, bien sûr. Toutefois elle prend des initiatives : l’ancien local des jésuites, rue Lhomond dans le 5ème arrondissement, fut aménagé en école professionnelle et devait recevoir les enfants à partir de 12 ans. L’ancienne école de dessin de la rue Dupuytren fut transformée en école professionnelle d’art industriel pour jeunes filles.

« L’Inconnu » Rama dans le 17ème arrondissement, où fleurira au début de la 3ème république le renouveau pédagogique avec l’influence saint-simonienne puis la nationalisation laïque, codifie quasiment une méthode d’enseignement : celle-ci doit partir de l’observation scientifique des faits, donc dégagée de tout principe religieux ou dogmatique. Il ajoute la disparition de tous les manuels qui ne seraient pas inspirés de ces principes, en rejetant l’esprit chauvin ou nationaliste. Ce qui est déjà une critique du républicanisme à la Jules Ferry : ce dernier inclura dans sa politique scolaire l’horizon de la revanche pour reconquérir l’Alsace-Lorraine.

C’est « l’Inconnu » Eugène Pottier qui prend l’initiative de fonder une fédération artistique des arts plastiques ; il n’est pas seulement le futur auteur du chant de l’Internationale, mais un dessinateur industriel de talent. Le 13 avril ce sont 400 artistes de toutes les disciplines qui participent à cette création. Le programme :

« La libre expansion de l'art, dégagée de toute tutelle gouvernementale et de tout privilège ; L’égalité des droits entre tous les membres de la fédération. L'indépendance et la dignité de chaque artiste mise sous le la sauvegarde de tous par la création d'un comité élu au suffrage universel des artistes. »
Protéger les œuvres du passé, faciliter l’émergence des tendances du présent, garantir l’avenir encore et toujours et répandre les lumières dans le peuple : enseigner !

Le Comité Central fait occuper Le Louvre et les Tuileries (C11) « dans le but de mettre à l'abri et de faire respecter des chefs-d'œuvre et les objets précieux qui le contiennent ». L’académie des sciences se remet au travail le 17 avril. Le communard Molié engage les citoyens à prêter main forte aux gardiens du Museum d’Histoire Naturelle, pour que ce dernier fonctionne correctement. Le Collège de France, l’école des Beaux-Arts fonctionnent et les élèves sont encouragés à présenter les concours de 1871. Le directeur de l’Opéra qui avait empêché une représentation au profit des victimes de la guerre civile est révoqué par le délégué Cournet et remplacé par Eugène Garnier le 9 mai. Alors que les troupes versaillaises progressent vers Paris, il se met au travail pour lancer un programme de défense de l’art musical et d’organisation des artistes. A la Bibliothèque Nationale le délégué Vincent définit la ligne de conduite : « sauvegarder l'intégrité et la conservation des collections ». Les responsables de la BN soutenaient Versailles ; il leur demanda de respecter leur déontologie professionnelle. La gabegie vint de ces personnes qui partirent soutenir Versailles. Vaillant révoqua 25 fonctionnaires et nomma Elisée Reclus à la direction pour mettre en œuvre un plan de réorganisation. Le délégué Gastineau est nommé inspecteur aux bibliothèques communales publiques pour mettre un terme au pillage par les privilégiés qui empruntent les livres et ne les rendent pas. On note la création d’une fédération d’art lyrique et dramatique, qui demande à la Commune la libre disposition des salles municipales pour y représenter des spectacles au profit des veuves, des orphelins de la guerre civile.
Il faut ajouter à ces points dictés par la Commune des initiatives prises spontanément. Un peuple, avec ses éléments éclairés, se remettait à vivre et apprenait à se gouverner lui-même (C12).

La deuxième critique de Victor Hugo contre la Commune concerne l’exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte et le décret des otages.
Précisons les faits : le général Lecomte, au moment de la dernière tentative de récupération des canons de la Butte à 3 heures du matin, ordonne à ses soldats par trois fois d’ouvrir le feu sur la population, au sein de laquelle se trouvent des femmes et des enfants. Les soldats mettent crosse en l’air et fraternisent avec la foule. Il était question d’emmener Lecomte à 4 heures du matin pour qu’il soit emprisonné et puisse être jugé régulièrement. L’arrivée du général Clément Thomas – la population présente reconnait immédiatement le massacreur de juin 1848 - met le feu aux poudres. Ce dernier pousse à nouveau les soldats à ouvrir le feu. Des officiers tentent de s’interposer et un capitaine, un homme à Garibaldi, essaient d’éviter l’exécution sommaire. Ils défendent la mise en jugement régulier. Les deux généraux sont alors exécutés sommairement. Le Comité Central de la Garde National, dans l’Officiel du 21 mars, « repousse toute part de responsabilité dans cette exécution ». Jules Vallès écrira : « Je n’aurais pas voulu ces taches de sang sur nos mains, dès l’aube de notre victoire. »(C13)

Quant au décret des otages du 5 avril qui stipulait que l'exécution d'un fédéré par les Versaillais devait entrainer celle d'otages en nombre triple, il ne sera appliqué que dans les derniers jours de la Commune, alors que les versaillais fusillaient en masse. De plus la résistance de la Commune étant écrasée, le massacre de 30 000 personnes ne sera dicté par aucun objectif proprement militaire.

Victor Hugo n’est pas d’accord avec la Commune en pratique: soit ! mais quelle alternative propose t’il ? Il écrit (C14):

« Supposons un temps normal ; pas de majorité législative royaliste en présence d'un peuple souverain républicain, pas de complication financière, pas d'ennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse. La Commune fait la loi parisienne qui sert d'éclaireur et de précurseur à la loi française faite par l'Assemblée. Paris, je l'ai dit déjà plus d'une fois, a un rôle européen à remplir. Paris est un propulseur. Paris est l'initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique à son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l'enfant, appeler la femme au vote, décréter l'instruction gratuite et obligatoire, doter l'enseignement laïque, supprimer les procès de presse, pratiquer la liberté absolue de publicité, d'affichage et de colportage, d'association et de meeting, se refuser à la juridiction de la magistrature impériale, installer la magistrature élective, prendre le tribunal de commerce et l'institution des prud'hommes comme expérience faite devant servir de base à la réforme judiciaire, étendre le jury aux causes civiles, mettre en location les églises, n'adopter, ne salarier et ne persécuter aucun culte, proclamer la liberté des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme l'atelier communal et le magasin communal, reliés l'un à l'autre par la monnaie fiduciaire à rente, supprimer l'octroi, constituer l'impôt unique qui est l'impôt sur le revenu ; en un mot abolir l'ignorance, abolir la misère, et en fondant la cité, créer le citoyen. »

Ce catalogue résume le programme libéral du républicain radicalisé, qui lui sert de boussole depuis les révolutions de février et juin 1848. Il le jette depuis constamment au visage de sa classe sociale : si vous n’appliquez pas, dit-il, ce programme, qui est pourtant le vôtre, alors vous aurez les révolutions. Nous y sommes !

En 1874, encore bouleversé par l’écrasement de la Commune, il décrit dans Quatre-vingt-treize un processus révolutionnaire qui se radicalise par la Terreur et qui contraint la bourgeoisie à aller plus loin sur la question sociale. Il écrit (C15) :

« Robespierre et Danton, chacun à leur façon, veulent ; Marat hait. Marat n’appartient pas spécialement à la révolution française ; Marat est un type antérieur ; profond et terrible…
…Marat, c'est le vieux spectre immense. Si vous voulez savoir son vrai nom, criez dans l'abîme le mot Marrât, l'écho du fond de l'infini vous répondra «misère»— Marat n'est pas mort... il renaît dans l'homme qui n'a pas de travail, dans la femme qui n'a pas de pain, dans la fille qui se prostitue, dans l'enfant qui n'apprend pas à lire, il renaît dans les greniers de Rouen, il renaît dans les caves de Lille, il renaît dans le grenier sans feu, dans le grabat sans couverture, dans le chômage, dans le prolétariat, dans le lupanar, dans le bagne, dans vos codes qui sont sans pitié, dans vos écoles sans horizon... Que la société humaine y prenne garde, on ne tuera Marat qu'en tuant la misère ».

C’est la voix de Marat qu’Hugo a entendu dans la Commune. Celle de la révolte aveugle, sans programme contre l’Etat. Pas celle du prolétariat qui commence à se constituer en corps politique pour prendre en main le gouvernement de la société : la Commune réquisitionne les entreprises abandonnées par leurs patrons et elle les remet en fonctionnement dans un mode de coopératives ouvrières de production. Forme léguée du proudhonisme, certes, mais de fait elle touche à la propriété privée des moyens de production et met un pied dans la collectivisation. Cette prise en charge d’une partie de l’appareil de production par le prolétariat fera écrire à Marx qu’elle est « la forme enfin découverte de l’émancipation du travail. » Elle substitue à l’armée régulière et aux corps de répression de l’Etat, les milices armées contrôlées par les citoyens eux-mêmes. Elle institue un système de fonctionnaires d’autorité, élus et révocables, alignés sur le salaire d’un ouvrier qualifié. Elle donne des réponses immédiates pour l’instruction du peuple, sépare l’Eglise et l’Etat, interdit l’enseignement congréganiste. Par l’ensemble de ces mesures, elle entame le processus de destruction de l’Etat bonapartiste. Aux yeux du républicain radicalisé qu’est Victor Hugo c’est une ligne jaune que, pour sa part, il ne peut pas franchir : il croit que par un développement harmonieux des forces productives, la République bourgeoise peut abolir la misère, développer le travail qualifié, engendrer une civilisation nouvelle. Il parle pour les misérables, « les barbares de la civilisation » certes, mais il ne croit pas que le prolétariat puisse se constituer en corps politique spécifique pour libérer la société humaine de l’exploitation et de l’aliénation. Il ne peut dénouer l’écheveau de « l’obscure question sociale », comme nous l’indiquions dans la citation présentant sa position sur la Commune.


 

 

 

 

 

L’incident belge

 

La Belgique est alors gouvernée par une majorité cléricale en parfait accord avec le gouvernement monarchiste de Versailles. Le 25 mai, alors que les versaillais, sur ordre du « nabot monstrueux »(C16), fusillent à tour de bras dans Paris, le ministre de affaires étrangères, d’Anethan déclare qu’il mettra tout en œuvre pour interdire l’accès du territoire belge aux communards vaincus à qui il n’est pas question d’accorder le statut de réfugiés politiques. Le poète répliquera à l’encontre de ces bons chrétiens que, même l’Eglise au Moyen Âge, accordait le droit d’asile à des assassins.
Le 27 mai, Victor Hugo fait parvenir au journal belge l’Indépendant la lettre suivante, qui signifie pour lui un risque certain et le début d’un long combat pour l’amnistie. Alors que dans les trois poèmes écrits durant le séjour belge Pas de représailles, Un Cri et Les deux Trophées, il cherche à établir une égale responsabilité des deux camps dans les violences de la guerre civile, là le libre combattant des droits de l’homme prend le dessus (C17) :

« Qu’un vaincu de Paris, qu’un homme de la réunion dite Commune, que Paris a fort peu élue et que, pour ma part, je n’ai jamais approuvée, qu’un de ces hommes, fût-il mon ennemi personnel, surtout s’il est mon ennemi personnel, frappe à ma porte, j’ouvre. Il est dans ma maison ; il est inviolable…
…Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit ; le vaincu d’aujourd’hui chez le proscrit d’hier…
…Si un homme est hors la loi, qu’il entre dans ma maison. Je défie qui que ce soit de l’en arracher.
Je parle ici des hommes politiques.
Si l’on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la défense du droit, on verra, à côté de l’homme de la Commune, qui est le vaincu de l’Assemblée de Versailles, l’homme de la République, qui a été le proscrit de Bonaparte. »

Dans la nuit du 27 au 28 mai vers minuit le poète travaillait. Dans sa maison se trouvaient les deux enfants, âgés l’un de deux ans et demi, l’autre de vingt mois, madame veuve Charles Hugo et la servante. On frappe bruyamment à la porte. Hugo s’y déplace et demande l’identité du visiteur. On lui répond : Dombrowski ! Selon la presse le général polonais qui avait dirigé les fédérés contre Versailles avait été fusillé. Hugo crut un moment que ce dernier était encore vivant et qu’il demandait asile. La maison fut alors caillassée aux cris de « A mort Victor Hugo ! A bas Jean Valjean ! » Assaut qui n’eut rien de symbolique, puisqu’il dura plus de deux heures : la dernière charge de cette vingtaine d’individus chercha à arracher les grilles en fer des fenêtres. Deux hommes en blouse avaient été interceptés par une ronde de police à proximité, alors que rue des Barricades retentissaient le cri « enfonçons la porte ! » Ce n’est qu’aux premières lueurs du jour que deux jeunes ouvriers qui partaient embaucher donnèrent l’alerte. Dans la journée la police ne marqua aucune volonté de faire une enquête sérieuse. Par contre le 30 mai le roi Léopold enjoignait « le sieur Victor Hugo » de quitter immédiatement le royaume, avec défense d’y rentrer à l’avenir.

Le gouvernement belge ajouta une tentative de salir son fils François Victor en montant un scénario de tableaux soi-disant volés au Louvre par la Commune et François Victor. C’était en fait de vieilles toiles achetées en Flandre et en Hollande. Le juge nommé sur cette affaire abandonna l’instruction au bout de quelques semaines faute de preuves.

Victor Hugo subira un revers aux élections du 2 juillet 1871 : l’état de siège, impliquant l’interdiction des réunions et de la liberté de la presse, les arrestations qui seront suivies de déportations, les radiations arbitraires lui feront perdre environ 140 000 voix. Il ne totalisera que 57854 voix. Alors qu’au scrutin du 8 février 1871, précédant la Commune, il fut élu avec 214,169 voix.

 


 

 

 

 

VH intervenant au sénat pour l'amnistie...

Le combat pour l'amnistie

 

En avril 1872, la Gauche républicaine publie un appel à souscription en faveur des familles des détenus et condamnés. Dans le Rappel du 25 avril 1872, Hugo informe qu’il a été parlementaire de l’Assemblée à majorité monarchiste, dont il a démissionné avec fracas au bout de trois semaines. A ce titre l’indemnité parlementaire qui lui fut versée s’élevait à 675 francs. A ce titre, considérant qu’il a reçu un mandat du peuple contre une majorité monarchiste, Il verse cet argent dans la caisse de solidarité.

La question de l’amnistie est posée sur son initiative au sénat le 22 mai 1876. En s’appuyant sur le fait que la guerre civile a entrainé des violences des deux côtés, il déclare que le temps de l’oubli s’impose, en politique l’oubli s’appelle l’amnistie. Puisque dans la droite du sénat, on défend une amnistie partielle, Hugo répond (C18) :

« Je la demande pleine et entière. Sans conditions. Sans restriction. Il n'y a d'amnistie que l'amnistie… L'amnistie ne se dose pas. Demander : Quelle quantité d'amnistie faut-il ? c'est comme si l'on demandait : Quelle quantité de guérison faut-il ? Nous répondons : il la faut toute. »
Sa première argumentation porte sur l’état misérable des familles ouvrières, lorsque le mari, ou le frère, voire le fils devenu chef de famille, est en exil. Ce n’est plus seulement l’amnistie qu’il faut revendiquer mais la clémence. Au titre de ses mandats de parlementaire, il explique comment il a toujours essayé d’agir, depuis les visites des caves de Lille (C19) :

« Oui, depuis cinq ans, j'ai souvent monté de tristes escaliers ; je suis entré dans des logis où il n'y a pas d'air l'été, où il n'y a pas de feu l'hiver, où il n'y a pas de pain ni l'hiver ni l'été. J'ai vu, en 1872, une mère dont l'enfant, un enfant de deux ans, était mort d'un rétrécissement d'intestins causé par le manque d'aliments. J'ai vu des chambres pleines de fièvre et de douleur ; j'ai vu se joindre des mains suppliantes ; j'ai vu se tordre des bras désespérés ; j'ai entendu des râles et des gémissements, là des vieillards, là des femmes, là des enfants ; j'ai vu des souffrances, des désolations, des indigences sans nom, tous les haillons du dénuement, toutes les pâleurs de la famine, et, quand j'ai demandé la cause de toute cette misère, on m'a répondu : C'est que l'homme est absent ! L'homme, c'est le point d'appui, c'est le travailleur, c'est le centre vivant et fort, c'est le pilier de la famille. L'homme n'y est pas, c'est pourquoi la misère y est. Alors j'ai dit : Il faudrait que l'homme revînt. »

De plus cette absence appauvrit le travail national : pour que le travailleur puisse vivre correctement et entretenir son foyer, il faut des relations apaisées à l’atelier. Hugo raisonne toujours doublement en libéral et en républicain radicalisé : instaurer un fonctionnement normal de l’usine tout en améliorant les conditions matérielles de vie des travailleurs. La richesse oui ! mais aussi la répartition juste des fruits de la croissance.
Il s’adresse à ses collègues et leur dit : c’est vous parlementaires qui avez dans vos mains la puissance de la nation. Exercez-la ! La Révolution de 1830, la Convention, 1789 ont eu leur amnistie. Henri IV a amnistié la Ligue catholique et Hoche la Vendée. Vous seriez donc incapables d’être à la hauteur de ces grandeurs de notre histoire ?

Habilité manœuvrière du tribun pour mettre ses adversaires en face de leurs propres contradictions ?  Au début de son intervention il met un signe égal entre les deux camps, La Commune et Versailles, au demeurant fort contestable, et à la fin la balance penche vers le prolétariat. Entre sa classe sociale et lui-même il y aura toujours le fait que celle-ci s’en est remise au bonapartisme. Il s’y s’ajoute les 19 ans d’exil (20):

« Il y a vingt-cinq ans, un homme s'insurgeait contre une nation. Un jour de décembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, chargé de défendre et de garder la République, la prenait au collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de l'histoire. (Très bien ! à l'extrême gauche.) Autour de cet attentat, car tout crime a pour points d'appui d'autres crimes, cet homme et ses complices commettaient d'innombrables délits de droit commun. Laissez parler l'histoire ! Vol : vingt-cinq millions étaient empruntés de force à la Banque ; subornation de fonctionnaires : les commissaires de police, devenus des malfaiteurs, arrêtaient des représentants inviolables ; embauchage militaire, corruption de l'armée : les soldats gorgés d'or étaient poussés à la révolte contre le gouvernement régulier ; offenses à la magistrature : les juges étaient chassés de leurs sièges par des caporaux ; destruction d'édifices : le palais de l'Assemblée était démoli, l'hôtel Sallandrouze était canonné et mitraillé ; assassinats : Baudin était tué, Dussoubs était tué, un enfant de sept ans était tué rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre était jonché de cadavres ; plus tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidauré était fusillé, fusillé deux fois ; Charlet, Cirasse et Cuisinier étaient assassinés par la guillotine en place publique. Du reste, l'auteur de ces attentats était un récidiviste ; et, pour me borner aux délits de droit commun, il avait déjà tenté de commettre un meurtre, il avait, à Boulogne, tiré un coup de pistolet à un officier de l'armée, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs, le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Décembre, ne fut pas seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun ; sous le regard de l'histoire, il se décompose ainsi : vol à main armée, subornation, voies de fait aux magistrats, embauchage militaire, démolition d'édifices, assassinats. Et j'ajoute : contre qui fut commis ce crime ? Contre un peuple. Et au profit de qui ? Au profit d'un homme. (Très bien ! Très bien ! à l'extrême gauche.) »

Comment a été châtiée la révolution du 18 mars ? Ce furent les fusillades de Satory, près de 19000 déportés. Face à l’imposteur du 2 décembre 1851, les représentants du peuple, après avoir reçu des coups de crosse, se sont couchés devant lui ; les prêtres l‘ont encensés. Bonaparte a capitulé devant le militarisme prussien à Sedan, abandonnant la capitale au prolétariat qui par sa propre détermination organisa sa défense. Pour finir Badinguet mourut dans son lit. Le tribun ajoute :

« Contre le peuple, toutes les rigueurs ; devant l'empereur, toutes les bassesses. » 

La proposition pour l’amnistie est mise aux voix : une petite extrême gauche républicaine vote pour : Victor Hugo, Peyrat, Schoelcher, Laurent-Pichat, Scheurer-Kestner, Corbon.

La discussion reprend le 28 février 1879. Le gouvernement impose une partition des rôles : il s’arroge le droit de promulguer qui doit être gracié, laissant aux assemblées celui d’amnistier. Ce qui revient à laisser mourir en exil ceux et celles qui ont été les cadres politique de la Commune. Hugo dépose avec le soutien cette fois de 18 de ses amis politiques, une motion stipulant (21) :
« Les soussignés,
Voulant effacer toutes les traces de la guerre civile, ont l'honneur de présenter la proposition suivante :
Article premier. – Sont amnistiés tous les condamnés pour actes relatifs aux événements de mars, avril et mai 1871. Les poursuites, pour faits se rapportant aux dits événements, sont et demeurent non avenues.

Art. 2. – Cette amnistie pleine et entière est étendue à toutes condamnations politiques prononcées depuis la dernière amnistie de 1870. »

Il termine son intervention de la manière suivante :

« Quel mal y aurait-il à ce qu'on pût dire : La France a eu un moment terrible ; il y avait d'un côté la Commune, menaçant la magnifique fondation de 93, l'unité nationale ; il y avait de l'autre côté trois monarchies et le pouvoir clérical ; ces forces obscures se sont livré bataille. Vous êtes alors intervenus ; vous avez saisi les deux forces et les avez brisées l'une sur l'autre, et vous en avez extrait la clémence, la vraie clémence, – l'oubli. Et c'est ainsi que, dans l'ombre et dans la nuit, la République, la République souveraine, la République toute-puissante, a su, du choc de deux blocs de ténèbres, faire jaillir la lumière. (Applaudissements à gauche.) »

La motion est rejetée.
La situation bloquée dans la représentation parlementaire, il faut continuer le combat en associant les citoyens et leurs représentants locaux.
Entre janvier et septembre 1879 Hugo fonde avec le socialiste Louis Blanc un comité d’aide aux amnistiés, car il faut secourir ceux et celles qui commencent à revenir de l’exil : beaucoup sont épuisés par les conditions de détention loin de leur pays et de leur famille, certains arrivent malades, d’autres meurent de mauvais traitements, de plus ils ont perdu leur emploi. Dès février le poète avait versé 1000 francs au comité. Une campagne est menée en direction des élus de base de la République : maires de petites ou grandes communes, élus municipaux et conseillers généraux. Un mouvement d’opinion et de solidarité se développe dans le pays : à la date du 22 avril ce sont 88 députés, 9 sénateurs et 76 conseillers municipaux qui prennent position en faveur du comité. C’est la ville de Paris qui met 100 000 francs à disposition. Puis le gouvernement, 300 000 francs pour le rapatriement, car il faut accueillir 3500 amnistiés et 1500 contumaces. Les mairies d’arrondissements à Paris forment des comités de répartition pour pousser à l’embauche et placer dans les entreprises. Le comité central d’aide aux amnistiés organise le 14 juillet une fête populaire au pré Catelan présidée par Victor Hugo et Louis Blanc. Elle est placée sous le signe de la prise de la Bastille.

Le 1er septembre c’est le retour des premiers déportés de la Nouvelle Calédonie à Port Vendres, d’autres bateaux suivront. Hugo fait un deuxième versement de 1000 francs pour le comité. On peut dire qu’à ce moment-là, et malgré les réticences d’une majorité républicaine, le combat pour l’amnistie totale est gagné. Le poète écrit ;

« La tendresse auguste des nations sait effacer les longs exils. Il n'y a plus là de nuance politique ; ceux qui sont rendus sont rendus à tous. Ils sentent l'ouverture des bras de la patrie. »

 


 

 

 

 

Voici un dessin de Pilottel à propos des élections de février 1871. Le père Hugo est enrôlé derrière Tolain et Malon, militants de l’AIT, sous le drapeau de la République sociale.

« C’est ici le combat du jour et de la nuit » (22)

 

 

Hugo a souvent défendu l’idée dans ses écrits politiques, qu’avant d’être révolutionnaire dans la cité, il l’avait été dans le domaine de l’art littéraire. Durant le second empire (1851-1870), ce qui correspond très exactement à la période d’opposition absolue au bonapartisme chez lui, le prolétariat est absent de la représentation littéraire. Les écrivains ont pour univers le monde de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Certes Balzac décrit de manière impitoyable les rouages d’une société dominée par les relations du profit et de la froideur de l’expansion du capitalisme, mais il n’y a pas d’ouverture vers un autre possible : tout relève chez lui de « la comédie humaine ». Si Zola décrit le prolétariat de Germinal, c’est à son propre insu ; cela s’inscrit dans son histoire d’une famille sous le second empire déterminée par une tare originelle, qui, in fine, détermine le comportement social de l’individu. Les prolétaires dépassent rarement chez les écrivains le profil des Thénardier des Misérables, la canaille, les déclassés, l’ivrognerie de l’ouvrier Copeau dans l’Assommoir. Cette génération d’écrivains s’était installée dans les commodités de la vie sous l’empire, où la masse pauvre accomplit les tâches du travail servile, tandis qu’ils s’adonnent, grands esprits, à la création littéraire ou artistique. La Commune est venue secouer ce calme de la vie bourgeoise dont ils avaient besoin pour écrire.

Les vingt années qui suivront l’écrasement de la Commune seront celles où règnera dans l’intelligentsia intellectuelle une production littéraire anti-communaliste virulente, voire parfois hystérique. C’est vrai bien sûr chez les valets de plume de la bourgeoisie, dont la postérité a oublié le nom, mais aussi chez de grands écrivains comme Zola, Alexandre Dumas, Anatole France Leconte de l’Isle, les frères de Gourmont et bien d’autres… Il faut relire sur ce point « les Ecrivains contre la Commune », où, s’appuyant sur la correspondance ou les articles de journaux des intéressés, Paul Lidsky,(23) l’auteur décrit avec rigueur ce climat des années de régression intellectuelle.

La Commune et Victor Hugo, ont mis au centre du programme d’amélioration de la condition prolétarienne la question de l’instruction publique, laïque et obligatoire. Renan défendra que la masse aspire naturellement à rester ignorante : lorsque celle-ci aura reçu l’instruction primaire, elle n’acceptera plus de se sacrifier pour ceux qui ont droit de par leur naissance d’élaborer une culture plus élevée. Bien des écrivains dans les années qui ont suivies l’écrasement de la Commune peuvent se reconnaitre dans la philosophie de Renan.

Chateaubriand écrivait (23):

« A mesure que l'instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous. Essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous faudra le tuer. »

Lamartine après sa défaite de mai 1849 contre Bonaparte s’en prend aux instituteurs (C24) :

« …les instituteurs communaux sont devenus dans plusieurs départements des fomentateurs de haine, de division, d'envie, de discordes, d'exécrables passions de stupides doctrines antisociales entre les classes de citoyens.. , Ils se sont affiliés à ces clubs, conspirations en plein vent, attroupements à domicile, volcans ambulants, pour entasser et pour allume: au souffle des plus abjectes paroles tous les éléments incendiaires que des Catilinas de chefs-lieu:,: ou des Gracchus de village peuvent soufrer de leur haleine pour mettre le feu aux populations… Ils se sont faits les missionnaires de cette nouvelle religion qui consiste à nier Dieu, à diviniser la nature, à adorer le plus brutal sensualisme, renverser les autels, à arracher les bornes des champs, à convier le genre humain à une gamelle universelle… »

Le dernier mot appartient à Thiers : dans les débats destinés à préparer la présentation de la loi Falloux, se tiennent deux commissions extra-parlementaires dont ce dernier prend la présidence. Il y explique que l’instruction publique primaire signifierait pour les classes pauvres « un début d’aisance ». Les 37000 instituteurs publics en 1850, moins rétribués que les curés régis par le Concordat, ont la haine de la société et de la religion. Il veut confier l’enseignement primaire au clergé.

Victor Hugo, va bien au-delà de l’horizon étriqué de ses frères en littérature, ou d’un Renan. Il avait fixé le cap, dans son discours parlementaire contre la loi Falloux (25) :

« L’instruction gratuite et obligatoire, obligatoire seulement au premier degré, gratuite à tous les degrés. (Nouvel assentiment à gauche.)
L’enseignement primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré encore que le droit du père, et qui se confond avec le droit de l’État.
Voici donc, selon moi, le but auquel il faut tendre dans un temps donné : instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer ; un immense enseignement public donné et réglé par l’État, partant de l’école de village, et montant de degré en degré jusqu’au collège de France, plus haut encore, jusqu’à l’Institut de France ; les portes de la science toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences. (Vive approbation à gauche.) »
Partout où il y a un esprit, partout où il y a un champ, qu’il y ait un livre ! Pas une commune sans une école ! pas une ville sans un collège ! pas un chef-lieu sans une faculté ! Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau d’ateliers intellectuels, gymnases, lycées, collèges, chaires, bibliothèques… (Rires à droite et au centre. — Approbation à gauche), gymnases, lycées, collèges, chaires, bibliothèques… »

L’aspiration à l’unité de l’écrivain et de l’homme - être un révolutionnaire en art et dans l’engagement social - Victor Hugo l’avait traduite dans un poème des Rayons et des Ombres dès mars 1839 (C26) :

« Dieu le veut dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et, s’en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité ! »

Il n’a pas démérité de cette recherche constante de l’unité : que l’écrivain se détourne de traduire les aspirations profondes d’une époque, ses craintes, ses espérances et voilà que son art se dessèche, devient un jeu sur le langage, une recherche de l’art pour l’art, comme l’arbre privé d’eau qui ne produit plus de feuilles.

La vie de Victor Hugo est marquée par trois révolutions, 1830 et février 1848 visaient l’instauration de la République contre le retour de la monarchie. Mais 1848 annonçait déjà l’entrée en scène du prolétariat, cherchant à se constituer en parti politique distinct et indépendant du grand frère républicain. La Commune posait un jalon pour les temps futurs : le prolétariat apprenait à gouverner. Toute l’œuvre de Victor Hugo est aux prises avec cette dialectique puissante qui traverse le XIXème siècle. En fait le prolétariat est l’acteur principal de son œuvre. Il le comprend, l’affronte, décrit toute l’horreur de la misère prolétarienne d’alors, mais il voudrait le limiter à l’horizon d’une république universelle qui est en quelque sorte une république bourgeoise idéalisée. Ce qui va fondamentalement l’opposer à sa classe sociale c’est que celle-ci allait abandonner son programme pour s’en remettre au bonapartisme.

Le 3 août 1879, il assure la présidence d’honneur du parti ouvrier à Marseille aux côtés du réformiste Louis Blanc. L’année précédente le congrès n’avait pu se tenir en raison de l’interdiction gouvernementale : le vieux tribun engage son nom pour que le congrès puisse avoir lieu. C’est au moment précis où les guesdistes prennent la direction de l’organisation. Hugo, bien sûr, n’est pas un intellectuel organique du prolétariat. Toutefois 25 ans plus tard Jean Jaurès menait un combat acharné pour constituer le parti de l’unité socialiste : selon une formule célèbre du grand tribun « le prolétariat entre dans la définition de la République », dépassant l’horizon bourgeois et lui conférant une dimension socialiste et universelle.

Le père Hugo se serait-il reconnu dans cette manière de situer le prolétariat dans la République ?

 


Notes:

 

(1)Pour Charles Hugo, la peine de mort: 11 juin 1851, Actes et Paroles, Avant l’exil, page 309, Laffont, 1985.

(2)Ibidem.

(3)Sur la tombe de Jean Bousquet Jersey 31 octobre 1853, Actes et Paroles pendant l’exil, Laffont, 1985.

(4) Ibidem

(5)Ibidem

(6)Ibidem.

(7)Ibidem

(8)Démission de VH à Bordeaux, Actes et Paroles, depuis l’exil, page 928, Laffont, 1985.

(9)A MM Meurice et Vacquerie, Actes et paroles 3 depuis l'exil, page 787, Laffont, 1985.

(10)Pas de représailles, ibidem, page 779.

(11)Les deux Trophées, Actes et paroles 3 depuis l'exil, page 782, Laffont, 1985.

(12)Note de l’Officiel, citée par Maurice Dommanget, L'Instruction publique, les Sciences et les Arts sous la Commune, L’école émancipée, 1928.

(13)Les faits cités sur la politique culturelle de la Commune sont relevés dans la brochure citée en note n°12 .

(14)Cité par M.Dommanget.

(15)A MM Meurice et Vacquerie, Actes et paroles 3 depuis l'exil, page 787, Laffont, 1985.

(15) Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX, Reliquat de 93

(16)Caractérisation de Karl Marx tirée de l’Adresse du Conseil général de l’AIT rédigée quelques jours après la semaine sanglante.

(17)L'incident belge. La protestation. L'attaque nocturne L'expulsion, Actes et Paroles depuis l’exil, page 795, Laffont.

(18)L'Amnistie au Sénat, 22 mai 1876 ; Actes et paroles 3 depuis l'exil, Laffont, page 917.

(19)Ibidem.

(20)Ibidem.

(21)Discours pour l'amnistie Séance du Sénat du 28 février 1879, Actes et paroles 3 depuis l'exil, page 1007, Laffont, 1985.

(22) Avant de nous quitter, Victor Hugo aurait éructé son dernier alexandrin : « c’est ici le combat du jour et de la nuit » . Légende ou réalité, Goethe serait mort aussi en disant « Mehr Licht » (Plus de lumière !). En tout cas le vers de Hugo par son contenu résume bien le faisceau de ses interrogations profondes, ici sur la question sociale.

(23)Editions de la Découverte, 1999.

(24)Chapitre 10 des Mémoires d’Outre Tombe.

(25)Conseiller du peuple, journal mensuel, 7e numéro, 1849.

(26)La liberté d'enseignement: 15 janvier 1850 dit Discours contre la loi Falloux, Actes et Paroles avant l’exil, page 217, Laffont, 1985.

(27)Fonction du Poète.