« Qu’un vaincu de Paris, qu’un homme de la réunion dite Commune, que Paris a fort peu élue et que, pour ma part, je n’ai jamais approuvée, qu’un de ces hommes, fût-il mon ennemi personnel, surtout s’il est mon ennemi personnel, frappe à ma porte, j’ouvre. Il est dans ma maison ; il est inviolable…
…Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit ; le vaincu d’aujourd’hui chez le proscrit d’hier…
…Si un homme est hors la loi, qu’il entre dans ma maison. Je défie qui que ce soit de l’en arracher.
Je parle ici des hommes politiques.
Si l’on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la défense du droit, on verra, à côté de l’homme de la Commune, qui est le vaincu de l’Assemblée de Versailles, l’homme de la République, qui a été le proscrit de Bonaparte. »
Article paru le 24 mai dans le Journal belge l'Indépendant.
A MM. Meurice et Vacquerie.
Bruxelles, 28 avril 1871.
Chers amis,
Nous traversons une crise.
Vous me demandez toute ma pensée. Je pourrais me borner à ce seul mot : c'est la vôtre.
Ce qui me frappe, c'est à quel point nous sommes d'accord. Le public m'attribue dans le Rappel une participation que je n'ai pas, et m'en croit, sinon le rédacteur, du moins l'inspirateur ; vous savez mieux que personne à quel point j'ai dit la vérité quand j'ai écrit dans vos colonnes mêmes que j'étais un simple lecteur du Rappel. Rien de plus. Eh bien, cette erreur du public a sa raison d'être. Il y a, au fond, entre votre pensée et la mienne, entre votre appréciation et la mienne, entre votre conscience et la mienne, identité presque absolue. Permettez-moi de le constater et de m'en applaudir. Ainsi, dans l'heure décisive où nous sommes, heure qui, si elle finit mal, pourrait être irréparable, vous avez une pensée dominante que vous dites chaque matin dans le Rappel, la conciliation. Or, ce que vous écrivez à Paris, je le pense à Bruxelles. La fin de la crise serait dans ce simple accès de sagesse : concessions mutuelles. Alors le dénouement serait pacifique. Autrement il y aura guerre à outrance. On n'est pas quitte avec un problème parce qu'on a sabré la solution.
J'écrivais en avril 1869 ces deux mots qui résoudraient les complications d'avril 1871, et j'ajoute toutes les complications. Ces deux mots, vous vous en souvenez, sont : Conciliation et Réconciliation. Le premier pour les idées, le second pour les hommes.
Le salut serait là.
Comme vous, je suis pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l'application.
Certes le droit de Paris est patent. Paris est une commune, la plus nécessaire de toutes, comme la plus illustre. Paris commune est la résultante de la France république. Comment ! Londres est une commune, et Paris n'en serait pas une ! Londres, sous l'oligarchie, existe, et Paris, sous la démocratie, n'existerait pas ! La cité de Londres a de tels droits qu'elle arrête tout net devant sa porte le roi d'Angleterre. À Temple-Bar le roi finit et le peuple commence. La porte se ferme, et le roi n'entre qu'en payant l'amende. La monarchie respecte Londres, et la république violerait Paris ! Énoncer de telles choses suffit ; n'insistons pas. Paris est de droit Commune, comme la France est de droit République, comme je suis de droit citoyen. La vraie définition de la République, la voici : moi souverain de moi. C'est ce qui fait qu'elle ne dépend pas d'un vote. Elle est de droit naturel, et le droit naturel ne se met pas aux voix. Or une ville a un moi comme un individu ; et Paris, parmi toutes les villes, a un moi suprême. C'est ce moi suprême qui s'affirme par la Commune. L'Assemblée n'a pas plus la faculté d'ôter à Paris la Commune que la Commune n'a la faculté d'ôter à la France l'Assemblée.
Donc aucun des deux termes ne pouvant exclure l'autre, il s'ensuit cette nécessité rigoureuse, absolue, logique : s'entendre.
Le moi national prend cette forme, la République, le moi local prend cette forme, la Commune ; le moi individuel prend cette forme, la Liberté.
Mon moi n'est complet et je ne suis citoyen qu'à cette triple condition : la liberté dans ma personne, la commune dans mon domicile, la République dans ma patrie.
Est-ce clair ?
Le droit de Paris de se déclarer Commune est incontestable.
Mais à côté du droit, il y a l'opportunité.
Ici apparaît la vraie question.
Faire éclater un conflit à une pareille heure ! la guerre civile après la guerre étrangère ! Ne pas même attendre que les ennemis soient partis ! amuser la nation victorieuse du suicide de la nation vaincue ! donner à la Prusse, à cet empire, à cet empereur, ce spectacle, un cirque de bêtes s'entre-dévorant, et que ce cirque soit la France !
En dehors de toute appréciation politique, et avant d'examiner qui a tort et qui a raison, c'est là le crime du 18 mars.
Le moment choisi est épouvantable.
Mais ce moment a-t-il été choisi ?
Choisi par qui ?
Examinons.
Qui a fait le 18 mars ?
Est-ce la Commune ?
Non. Elle n'existait pas.
Est-ce le comité central ?
Non. Il a saisi l'occasion, il ne l'a pas créée.
Qui donc a fait le 18 mars ?
C'est l'Assemblée ; ou pour mieux dire la majorité.
Circonstance atténuante : elle ne l'a pas fait exprès.
La majorité et son gouvernement voulaient simplement enlever les canons de Montmartre. Petit motif pour un si grand risque.
Soit. Enlever les canons de Montmartre.
C'était l'idée ; comment s'y est-on pris ?
Adroitement.
Montmartre dort. On envoie la nuit des soldats saisir les canons. Les canons pris, on s'aperçoit qu'il faut les emmener. Pour cela il faut des chevaux. Combien ? Mille. Mille chevaux ! où les trouver ? On n'a pas songé à cela. Que faire ? On les envoie chercher. Le temps passe, le jour vient, Montmartre se réveille ; le peuple accourt et veut ses canons ; il commençait à n'y plus songer, mais puisqu'on les lui prend il les réclame ; les soldats cèdent, les canons sont repris, une insurrection éclate, une révolution commence.
Qui a fait cela ?
Le gouvernement, sans le vouloir et sans le savoir.
Cet innocent est bien coupable.
Si l'Assemblée eût laissé Montmartre tranquille, Montmartre n'eût pas soulevé Paris. Il n'y aurait pas eu de 18 mars.
Ajoutons ceci : les généraux Clément Thomas et Lecomte vivraient.
J'énonce les faits simplement, avec la froideur historique.
Quant à la Commune, comme elle contient un principe, elle se fût produite plus tard, à son heure, les prussiens partis. Au lieu de mal venir, elle fût bien venue.
Au lieu d'être une catastrophe, elle eût été un bienfait.
Dans tout ceci à qui la faute ? au gouvernement de la majorité.
Etre le coupable, cela devrait rendre indulgent.
Eh bien non.
Si l'Assemblée de Bordeaux eût écouté ceux qui lui conseillaient de rentrer à Paris, et notamment la haute et intègre éloquence de Louis Blanc, rien de ce que nous voyons ne serait arrivé, il n'y eût pas eu de 18 mars.
Du reste, je ne veux pas aggraver le tort de la majorité royaliste.
On pourrait presque dire : c'est sa faute, et ce n'est pas sa faute.
Qu'est-ce que la situation actuelle ? un effrayant malentendu.
Il est presque impossible de s'entendre.
Cette impossibilité, qui n'est, selon moi, qu'une difficulté, vient de ceci :
La guerre, en murant Paris, a isolé la France. La France, sans Paris, n'est plus la France. De là l'Assemblée, de là aussi la Commune. Deux fantômes. La Commune n'est pas plus Paris que l'Assemblée n'est la France. Toutes deux, sans que ce soit leur faute, sont sorties d'un fait violent, et c'est ce fait violent qu'elles représentent. J'y insiste, l'Assemblée a été nommée par la France séparée de Paris, la Commune a été nommée par Paris séparé de la France. Deux élections viciées dans leur origine. Pour que la France fasse une bonne élection, il faut qu'elle consulte Paris ; et pour que Paris s'incarne vraiment dans ses élus, il faut que ceux qui représentent Paris représentent aussi la France. Or évidemment l'Assemblée actuelle ne représente pas Paris qu'elle fuit, non parce qu'elle le hait, mais, ce qui est plus triste, parce qu'elle l'ignore. Ignorer Paris, c'est curieux, n'est-ce pas ? Eh bien, nous autres, nous ignorons bien le soleil. Nous savons seulement qu'il a des taches. C'est tout ce que l'Assemblée sait de Paris. Je reprends. L'Assemblée ne reflète point Paris, et de son côté la Commune, presque toute composée d'inconnus, ne reflète pas la France. C'est cette pénétration d'une représentation par l'autre qui rendrait la conciliation possible ; il faudrait dans les deux groupes, assemblée et commune, la même âme, France, et le même cœur, Paris. Cela manque. De là le refus de s'entendre.
C'est le phénomène qu'offre la Chine : d'un côté les tartares, de l'autre les chinois.
Et cependant la Commune incarne un principe, la vie municipale, et l'Assemblée en incarne un autre, la vie nationale. Seulement, dans l'Assemblée comme dans la Commune, on peut s'appuyer sur le principe, non sur les hommes. Là est le malheur. Les choix ont été funestes. Les hommes perdent le principe. Raison des deux côtés et tort des deux côtés. Pas de situation plus inextricable.
Cette situation crée la frénésie.
Les journaux belges annoncent que le Rappel va être supprimé par la Commune. C'est probable. Dans tous les cas n'ayez pas peur que la suppression vous manque. Si vous n'êtes pas supprimés par la Commune, vous serez supprimés par l'Assemblée. Le propre de la raison c'est d'encourir la proscription des extrêmes.
Du reste, vous et moi, quel que soit le devoir, nous le ferons.
Cette certitude nous satisfait. La conscience ressemble à la mer. Si violente que soit la tempête de la surface, le fond est tranquille.
Nous ferons le devoir, aussi bien contre la Commune que contre l'Assemblée ; aussi bien pour l'Assemblée que pour la Commune.
Peu importe nous ; ce qui importe, c'est le peuple. Les uns l'exploitent, les autres le trahissent. Et sur toute la situation, il y a on ne sait quel nuage ; en haut stupidité, en bas stupeur.
Depuis le 18 mars, Paris est mené par des inconnus, ce qui n'est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. A part quelques chefs, qui suivent la foule plutôt qu'ils ne guident le peuple, la Commune, c'est l'ignorance. Je n'en veux pas d'autre preuve que les motifs donnés pour la destruction de la Colonne ; ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. S'il faut détruire un monument à cause des souvenirs qu'il rappelle, jetons bas le Parthénon qui rappelle la superstition païenne, jetons bas l'Alhambra qui rappelle la superstition mahométane, jetons bas le Colisée qui rappelle ces fêtes atroces où les bêtes mangeaient les hommes, jetons bas les Pyramides qui rappellent et éternisent d'affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux ; jetons bas tous les temples à commencer par le Rhamseïon, toutes les mosquées à commencer par Sainte-Sophie, toutes les cathédrales à commencer par Notre-Dame. En un mot, détruisons tout ; car jusqu'à ce jour tous les monuments ont été faits par la royauté et sous la royauté, et le peuple n'a pas encore commencé les siens. Détruire tout, est-ce là ce qu'on veut ? Évidemment non. On fait donc ce qu'on ne veut pas faire. Faire le mal en le voulant faire, c'est la scélératesse ; faire le mal sans le vouloir faire, c'est l'ignorance.
La Commune a la même excuse que l'Assemblée : l'ignorance.
L'ignorance, c'est la grande plaie publique. C'est l'explication de tout le contresens actuel.
De l'ignorance naît l'inconscience. Mais quel danger !
Dans la nuit on peut aller à des précipices, et dans l'ignorance on peut aller à des crimes.
Tel acte commence par être imbécile et finit par être féroce.
Tenez, en voici un qui s'ébauche, il est monstrueux ; c'est le décret des otages.
Tous les jours, indignés comme moi, vous dénoncez à la conscience du peuple ce décret hideux, infâme point de départ des catastrophes. Ce décret ricochera contre la République. J'ai le frisson quand je songe à tout ce qui peut en sortir. La Commune, dans laquelle il y a, quoi qu'on en dise, des cœurs droits et honnêtes, a subi ce décret plutôt qu'elle ne l'a voté. C'est l'œuvre de quatre ou cinq despotes, mais c'est abominable. Emprisonner des innocents et les rendre responsables des crimes possibles d'autrui, c'est faire du brigandage un moyen de gouvernement. C'est de la politique de caverne. Quel deuil et quel opprobre s'il arrivait, dans quelque moment suprême, que les misérables qui ont rendu ce décret trouvassent des bandits pour l'exécuter ! Quel contrecoup cela aurait ! Vous verriez les représailles ! Je ne veux rien prédire, mais je me figure la terreur blanche répliquant à la terreur rouge.
Ce que représente la Commune est immense ; elle pourrait faire de grandes choses, elle n'en fait que de petites. Et des choses petites qui sont des choses odieuses, c'est lamentable.
Entendons-nous. Je suis un homme de révolution. J'étais même cet homme-là sans le savoir, dès mon adolescence, du temps où, subissant à la fois mon éducation qui me retenait dans le passé et mon instinct qui me poussait vers l'avenir, j'étais royaliste en politique et révolutionnaire en littératures j'accepte donc les grandes nécessités ; à une seule condition, c'est qu'elles soient la confirmation des principes, et non leur ébranlement.
Toute ma pensée oscille entre ces deux pôles : Civilisation, Révolution. Quand la liberté est en péril, je dis : Civilisation, mais Révolution ; quand c'est l'ordre qui est en danger, je dis : Révolution, mais Civilisation.
Ce qu'on appelle l'exagération est parfois utile, et peut même, à de certains moments, sembler nécessaire. Quelquefois pour faire marcher un côté arriéré de l'idée, il faut pousser un peu trop en avant l'autre côté. On force la vapeur ; mais il y a possibilité d'explosion, chance de déchirure pour la chaudière et de déraillement pour la locomotive. Un homme d'état est un mécanicien. La bonne conduite de tous ces périls vers un grand but, la science du succès selon les principes à travers le risque et malgré l'obstacle, c'est la politique.
Mais, dans les actes de la Commune, ce n'est pas à l'exagération des principes qu'on a affaire, c'est à leur négation.
Quelquefois même à leur dérision.
De là, la résistance de toutes les grandes consciences.
Non, la ville de la science ne peut pas être menée par l'ignorance ; non, la ville de l'humanité ne peut pas être gouvernée par le talion ; non, la ville de la clarté ne peut pas être conduite par la cécité ; non, Paris, qui vit d'évidence, ne peut pas vivre de confusion ; non, non, non !
La Commune est une bonne chose mal faite.
Toutes les fautes commises se résument en deux malheurs : mauvais choix du moment, mauvais choix des hommes.
Ne retombons jamais dans ces démences. Se figure-t-on Paris disant de ceux qui le gouvernent : Je ne les connais pas ! Ne compliquons pas une nuit par l'autre ; au problème qui est dans les faits, n'ajoutons pas une énigme dans les hommes. Quoi ! Ce n'est pas assez d'avoir affaire à l'inconnu, il faut aussi avoir affaire aux inconnus !
L'énormité de l'un est redoutable ; la petitesse des autres est plus redoutable encore.
En face du géant il faudrait le titan ; on prend le myrmidon !
L'obscure question sociale se dresse et grandit sur l'horizon avec des épaississements croissant d'heure en heure. Toutes nos lumières ne seraient pas de trop devant ces ténèbres.
Je jette ces lignes rapidement. Je tâche de rester dans le vrai historique.
Je conclus par où j'ai commencé. Finissons-en.
Dans la mesure du possible, concilions les idées et réconcilions les hommes.
Des deux côtés on devrait sentir le besoin de s'entendre, c'est-à-dire de s'absoudre.
L'Angleterre admet des privilèges, la France n'admet que des droits ; là est essentiellement la différence entre la monarchie et la république. C'est pourquoi en regard des privilèges de la cité de Londres, nous ne réclamons que le droit de Paris. En vertu de ce droit, Paris veut, peut et doit offrir à la France, à l'Europe, au monde, le patron communal, la cité exemple.
Paris est la ferme-modèle du progrès.
Supposons un temps normal ; pas de majorité législative royaliste en présence d'un peuple souverain républicain, pas de complication financière, pas d'ennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse. La Commune fait la loi parisienne qui sert d'éclaireur et de précurseur à la loi française faite par l'Assemblée. Paris, je l'ai dit déjà plus d'une fois, a un rôle européen à remplir. Paris est un propulseur. Paris est l'initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique à son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l'enfant, appeler la femme au vote, décréter l'instruction gratuite et obligatoire, doter l'enseignement laïque, supprimer les procès de presse, pratiquer la liberté absolue de publicité, d'affichage et de colportage, d'association et de meeting, se refuser à la juridiction de la magistrature impériale, installer la magistrature élective, prendre le tribunal de commerce et l'institution des prud'hommes comme expérience faite devant servir de base à la réforme judiciaire, étendre le jury aux causes civiles, mettre en location les églises, n'adopter, ne salarier et ne persécuter aucun culte, proclamer la liberté des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme l'atelier communal et le magasin communal, reliés l'un à l'autre par la monnaie fiduciaire à rente, supprimer l'octroi, constituer l'impôt unique qui est l'impôt sur le revenu ; en un mot abolir l'ignorance, abolir la misère, et en fondant la cité, créer le citoyen.
Mais, dira-t-on, ce sera mettre un état dans l'état. Non, ce sera mettre un pilote dans le navire.
Figurons-nous Paris, ce Paris-là, en travail : quel fonctionnement suprême ! quelle majesté dans l'innovation ! Les réformes viennent l'une après l'autre. Paris est l'immense essayeur. L'univers civilisé attentif regarde, observe, profite. La France voit le progrès se construire lentement de toutes pièces sous ses yeux ; et, chaque fois que Paris fait un pas heureux, elle suit ; et ce que suit la France est suivi par l'Europe. L'expérience politique, à mesure qu'elle avance, crée la science politique. Rien n'est plus laissé au hasard. Plus de commotions à craindre, plus de tâtonnements, plus de reculs, plus de réactions ; ni coups de trahison du pouvoir, ni coups de colère du peuple. Ce que Paris dit est dit pour le monde ; ce que Paris fait est fait pour le monde. Aucune autre ville, aucun autre groupe d'hommes, n'a ce privilège. L'income-tax réussit en Angleterre ; que Paris l'adopte, la preuve sera faite. La liberté des banques, qui implique le droit de papier-monnaie, est en plein exercice dans les îles de la Manche ; que Paris le pratique, le progrès sera admis. Paris en mouvement, c'est la vie universelle en activité. Plus de force stagnante ou perdue. La roue motrice travaille, l'engrenage obéit. La vaste machine humaine marche désormais pacifiquement, sans temps d'arrêt, sans secousse, sans soubresaut, sans fracture. La révolution française est finie, l'évolution européenne commence.
Nous avons perdu nos frontières ; la guerre, certes, nous les rendra ; mais la paix nous les rendrait mieux encore. J'entends la paix ainsi comprise, ainsi pratiquée, ainsi employée. Cette paix-là nous donnerait plus que la France redevenue France ; elle nous donnerait la France devenue Europe. Par l'évolution européenne, dont Paris est le moteur, nous tournons la situation, et l'Allemagne se réveille brusquement prise et brusquement délivrée par les États-Unis d'Europe.
Que penser de nos gouvernants ? avoir ce prodigieux outil de civilisation et de suprématie, Paris, et ne pas s'en servir !
N'importe, ce qui est dans Paris en sortira. Tôt ou tard, Paris Commune s'imposera. Et l'on sera stupéfait de voir ce mot Commune se transfigurer, et de redoutable devenir pacifique. La Commune fera une œuvre sûre et calme. Le procédé civilisateur définitif que je viens d'indiquer tout à l'heure sommairement n'admet ni effraction ni escalade. La civilisation comme la nature n'a que deux moyens, infiltration et rayonnement. L'un fait la sève, l'autre fait le jour ; par l'un on croît, par l'autre on voit ; et les hommes comme les choses n'ont que ces deux besoins : la croissance et la lumière.
Vaillants et chers amis, je vous serre la main.
V.H.
Annexe III Paris et la France
23 mai 1871
Voulez-vous vous rendre compte de ce qu'est cette ville — Paris ? Mettez-la aux prises avec la France.
Et d'abord éclate une question. Quelle est la fille ? quelle est la mère ? Doute pathétique. Stupéfaction du penseur.
Ces deux géantes en viennent aux mains. De quel côté est la voie de fait Impie ?
Cela s'est-il donc déjà vu ?
Oui.
C'est même presque un fait normal.
Paris s'en va seul, la France suit de force, et irritée ; plus tard elle s'apaise, applaudit ; c'est une des formes de notre vie nationale.
Une diligence passe avec un drapeau ; elle vient de Paris. Le drapeau n'est plus un drapeau, c'est une flamme, et toute la traînée de poudre humaine prend feu derrière lui.
Vouloir toujours ; c'est le fait de Paris. Vous croyez qu'il dort, non, il veut. La volonté de Paris en permanence, c'est là ce dont ne se doutent pas assez les gouvernements de transition. Paris est toujours à l'état de préméditation. Il a une patience d'astre mûrissant lentement un fruit. Les nuages passent sur sa fixité. Un beau jour, c'est fait. Paris décrète un événement. La France, brusquement mise en demeure, obéit.
Cet échange d'effluves entre Paris centre, et la France sphère, [...]
Démission de Victor Hugo
SÉANCE DU 8 MARS 1871
M. VICTOR HUGO.-Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT.-M. Victor Hugo a la parole. ( Mouvements divers. ) M. VICTOR HUGO.-Je ne dirai qu’un mot.
La France vient de traverser une épreuve terrible, d’où elle est sortie sanglante et vaincue. On peut être vaincu et rester grand ; la France le prouve. La France accablée, en présence des nations, a rencontré la lâcheté de l’Europe. ( Mouvement.)
De toutes les puissances européennes, aucune ne s’est levée pour défendre cette France qui, tant de fois, avait pris en main la cause de l’Europe... ( Bravo ! à gauche), pas un roi, pas un état, personne ! un seul homme excepté.... ( Sourires ironiques à droite.-Très bien ! à gauche. )
Ah ! les puissances, comme on dit, n’intervenaient pas ; eh bien, un homme est intervenu, et cet homme est une puissance. ( Exclamations sur plusieurs bancs à droite. )
Cet homme, messieurs, qu’avait-il ? son épée.
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.- Et Bordone ! ( On rit. )
M. VICTOR HUGO.-Son épée, et cette épée avait déjà délivré un peuple ... ( exclamations ) et cette épée pouvait en sauver un autre. ( Nouvelles exclamations.)
Il l’a pensé ; il est venu, il a combattu. A droite. -Non ! non !
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.-Ce sont des réclames qui ont été faites ; il n’a pas combattu.
M. VICTOR HUGO.-Les interruptions ne m’empêcheront pas d’achever ma pensée.
Il a combattu.... ( Nouvelles interruptions. ) Voix nombreuses à droite. -Non ! non !
A gauche. -Si ! si !
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.-Il a fait semblant ! Un membre à droite. -Il n’a pas vaincu en tout cas !
M. VICTOR HUGO.-Je ne veux blesser personne dans cette assemblée, mais je dirai qu’il est le seul des généraux qui ont lutté pour la France, le seul qui n’ait pas été vaincu. ( Bruyantes réclamations à droite.-Applaudissements à gauche. )
Plusieurs membres à droite. -A l’ordre ! à l’ordre !
M. DE JOUVENCEL.-Je prie M. le président d’inviter l’orateur à retirer une pa- role qui est antifrançaise.
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.-C’est un comparse de mélodrame. ( Vives ré- clamations à gauche. ) Il n’a pas été vaincu parce qu’il ne s’est pas battu.
M. LE PRÉSIDENT.-Monsieur de Lorgeril, veuillez garder le silence ; vous aurez la parole ensuite. Mais respectez la liberté de l’orateur. ( Très bien ! )
M. LE GÉNÉRAL DUCROT.-Je demande la parole. ( Mouvement. )
M. LE PRÉSIDENT.-Général, vous aurez la parole après M. Victor Hugo.
( Plusieurs membres se lèvent et interpellent vivement M. Victor Hugo. ) M. LE PRÉSIDENT aux interrupteurs . La parole est à M. Victor Hugo seul.
M. RICHIER.-Un français ne peut pas entendre des paroles semblables à celles qui viennent d’être prononcées. ( Agitation générale. )
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.-L’Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo, parce qu’il ne parle pas français. ( Oh ! oh !-Rumeurs confuses. )
M. LE PRÉSIDENT.-Vous n’avez pas la parole, monsieur de Lorgeril.... Vous l’au- rez à votre tour.
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.-J’ai voulu dire que l’Assemblée ne veut pas écouter parce qu’elle n’entend pas ce français-là. ( Bruit. )
Un membre. -C’est une insulte au pays !
M. LE GÉNÉRAL DUCROT.-J’insiste pour demander la parole.
M. LE PRÉSIDENT.-Vous aurez la parole si M. Victor Hugo y consent.
M. VICTOR HUGO.-Je demande à finir.
Plusieurs membres à M. Victor Hugo. -Expliquez-vous ! ( Assez ! assez ! )
M. LE PRÉSIDENT.-Vous demandez à M. Victor Hugo de s’expliquer ; il va le faire. Veuillez l’écouter et garder le silence.... ( Non ! non !-A l’ordre ! )
M. LE GÉNÉRAL DUCROT.-On ne peut pas rester là-dessus. M. VICTOR HUGO.-Vous y resterez pourtant, général.
M. LE PRÉSIDENT.-Vous aurez la parole après l’orateur.
M. LE GÉNÉRAL DUCROT.-Je proteste contre des paroles qui sont un outrage.... ( A la tribune ! à la tribune ! )
M. VICTOR HUGO.-Il est impossible.... ( Les cris : A l’ordre ! continuent. ) Un membre. -Retirez vos paroles. On ne vous les pardonne pas.
( Un autre membre à droite se lève et adresse à l’orateur des interpellations qui se perdent dans le bruit. )
M. LE PRÉSIDENT.-Veuillez vous asseoir !
Le même membre. -A l’ordre ! Rappelez l’orateur à l’ordre !
M. LE PRÉSIDENT.-Je vous rappellerai vous-même à l’ordre, si vous continuez à le troubler. ( Très bien ! très bien ! ) Je rappellerai à l’ordre ceux qui empêcheront le président d’exercer sa fonction. Je suis le juge du rappel à l’ordre.
Sur plusieurs bancs à droite. -Nous le demandons, le rappel à l’ordre !
M. LE PRÉSIDENT.-Il ne suffit pas que vous le demandiez. ( Très bien !-Interpellations diverses et confuses. )
M. DE CHABAUD-LATOUR.-Paris n’a pas été vaincu, il a été affamé. ( C’est vrai ! c’est vrai !-Assentiment général. )
M. LE PRÉSIDENT.-Je donne la parole à M. Victor Hugo pour s’expliquer, et ceux qui l’interrompront seront rappelés à l’ordre. ( Très bien ! )
M. VICTOR HUGO.-Je vais vous satisfaire, messieurs, et aller plus loin que vous. ( Profond silence. )
Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi.... Un membre. -Il avait donné sa démission !
M. VICTOR HUGO.-Aujourd’hui vous refusez de m’entendre. Cela me suffit. Je donne ma démission. ( Longues rumeurs.-Non ! non !-Applaudissements à gauche.)
Un membre. -L’Assemblée n’accepte pas votre démission !
M. VICTOR HUGO.-Je l’ai donnée et je la maintiens.
( L’honorable membre qui se trouve, en descendant de la tribune, au pied du bureau sténographique situé à l’entrée du couloir de gauche, saisit la plume de l’un des sténographes de l’Assemblée et écrit, debout, sur le rebord extérieur du bureau, sa lettre de démission au président. )
M. LE GÉNÉRAL DUCROT.-Messieurs, avant de juger le général Garibaldi, je demande qu’une enquête sérieuse soit faite sur les faits qui ont amené le désastre de l’armée de l’est. ( Très bien ! très bien ! )
Quand cette enquête sera faite, nous vous produirons des télégrammes éma- nant de M. Gambetta, et prouvant qu’il reprochait au général Garibaldi son inac- tion dans un moment où cette inaction amenait le désastre que vous connaissez. On pourra examiner alors si le général Garibaldi est venu payer une dette de re- connaissance à la France, ou s’il n’est pas venu, plutôt, défendre sa république universelle. ( Applaudissements prolongés sur un grand nombre de bancs. )
M. LOCKROY.-Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT.-M. Victor Hugo est-il présent ?
Voix diverses. -Oui !-Non ! il est parti !
M. LE PRÉSIDENT.-Avant de donner lecture à l’Assemblée de la lettre que vient de me remettre M. Victor Hugo, je voulais le prier de se recueillir et de se demander à lui-même s’il y persiste.
M. VICTOR HUGO, au pied de la tribune .-J’y persiste.
M. LE PRÉSIDENT.-Voici la lettre de M. Victor Hugo ; mais M. Victor Hugo.... ( Rumeurs diverses. )
M. VICTOR HUGO.-J’y persiste. Je le déclare, je ne paraîtrai plus dans cette en- ceinte.
M. LE PRÉSIDENT.-Mais M. Victor Hugo ayant écrit cette lettre dans la viva- cité de l’émotion que ce débat a soulevée, j’ai dû en quelque sorte l’inviter à se recueillir lui-même, et je crois avoir exprimé l’impression de l’Assemblée. ( Oui ! oui ! Très bien ! )
M. VICTOR HUGO.-Monsieur le président, je vous remercie ; mais je déclare que je refuse de rester plus longtemps dans cette Assemblée. ( Non ! non ! )
De toutes parts./i>-A demain ! à demain !
M. VICTOR HUGO.-Non ! non ! j’y persiste. Je ne rentrerai pas dans cette Assem- blée !
( M. Victor Hugo sort de la salle. )
M. LE PRÉSIDENT.-Si l’Assemblée veut me le permettre, je ne lui donnerai connais- sance de cette lettre que dans la séance de demain. ( Oui ! oui !-Assentiment général. )
Cet incident est terminé, et je regrette que les élections de l’Algérie y aient donné lieu....
Un membre à gauche. -C’est la violence de la droite qui y a donné lieu.
SÉANCE DU 9 MARS
M. LE PRÉSIDENT.-Messieurs, je regrette profondément que notre illustre col- lègue, M. Victor Hugo, n’ait pas cru pouvoir se rendre aux instances d’un grand nombre de nos collègues, et, je crois pouvoir le dire, au sentiment général de l’As- semblée. ( Oui ! oui !-Très bien ! ) Il persiste dans la démission qu’il m’a remise hier au soir, et dont il ne me reste, à mon grand regret, qu’à donner connaissance à l’Assemblée :
La voici :
« Il y a trois semaines, l’Assemblée a refusé d’entendre Garibaldi ; aujourd’hui elle refuse de m’entendre. Cela me suffit.
« Je donne ma démission.
« VICTOR HUGO. »
8 mars 1871.
La démission sera transmise à M. le ministre de l’intérieur.
M. LOUIS BLANC.-Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT.-M. Louis Blanc a la parole.
M. LOUIS BLANC.-Messieurs, je n’ai qu’un mot à dire.
A ceux d’entre nous qui sont plus particulièrement en communion de senti- ments et d’idées avec Victor Hugo, il est commandé de dire bien haut de quelle douleur leur âme a été saisie....
Voix à gauche .-Oui ! oui ! c’est vrai !
M. LOUIS BLANC.-En voyant le grand citoyen, l’homme de génie dont la France est fière, réduit à donner sa démission de membre d’une Assemblée française....
Voix à droite .-C’est qu’il l’a bien voulu.
M. LE DUC DE MARMIER.-C’est par sa volonté !
M. LOUIS BLANC.-C’est un malheur ajouté à tant d’autres malheurs ... ( mou- vements divers ) que cette voix puissante ait été étouffée.... ( Réclamations sur un grand nombre de bancs. )
M. DE TILLANCOURT.-La voix de M. Victor Hugo a constamment été étouffée ! Plusieurs membres .-C’est vrai ! c’est vrai !
M. LOUIS BLANC.-Au moment où elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d’éminents services.
Je me borne à ces quelques paroles. Elles expriment des sentiments qui, j’en suis sûr, seront partagés par tous ceux qui chérissent et révèrent le génie combat- tant pour la liberté. ( Vive approbation sur plusieurs bancs à gauche. )
M. SCHŒLCHER.-Louis Blanc, vous avez dignement exprimé nos sentiments à tous.
A gauche .-Oui ! oui !-Très bien !
Caprera, 11 avril 1870.
« Mon cher Victor Hugo,
« J’aurais dû plus tôt vous donner un signe de gratitude pour l’honneur im- mense dont vous m’avez décoré à l’Assemblée de Bordeaux.
« Sans manifestation écrite, nos âmes se sont cependant bien entendues, la vôtre par le bienfait, et la mienne par l’amitié et la reconnaissance que je vous consacre depuis longtemps.
« Le brevet que vous m’avez signé à Bordeaux suffit à toute une existence dé- vouée à la cause sainte de l’humanité, dont vous êtes le premier apôtre.
« Je suis pour la vie,
« Votre dévoué,
« GARIBALDI. »
L’incident belge, la protestation - l’attaque nocturne - L’expulsion.
Les événements se précipitaient.
La pièce Pas de Représailles , publiée à propos des violences de la Commune, avait été reproduite, on l’a vu, par presque tous les journaux, y compris quelques journaux de Versailles ; elle avait été traduite en anglais, en italien, en espagnol, en portugais (pas en allemand). La presse réactionnaire, voyant là un blâme des actes de la Commune, avait applaudi particulièrement à ces vers :
Quoi ! bannir celui-ci ! jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles.
Les barreaux, les geôliers ; et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux !
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne.
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne ;
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots-sinistres, les verrous,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.
Celui qui avait écrit cette déclaration n’attendait qu’une occasion de la mettre en pratique. Elle ne tarda pas à se présenter.
Le 25 mai 1871, interpellé dans la Chambre des représentants de Belgique au sujet de la défaite de la Commune et des événements de Paris, M. d’Anethan, ministre des affaires étrangères, fait, au nom du gouvernement belge, la déclaration qu’on va lire :
M. D’Anethan.-Je puis donner à la Chambre l’assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermeté et avec la plus grande vigilance ; il usera des pouvoirs dont il est armé pour empêcher l’invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui méritent à peine le nom d’hommes et qui devraient être mis au ban de toutes les nations civilisées. ( Vive approbation sur tous les bancs.)
Ce ne sont pas des réfugiés politiques ; nous ne devons pas les considérer comme tels.
Des voix : Non ! non ! M. D’Anethan.-Ce sont des hommes que le crime a souillés et que le châtiment doit atteindre. (Nouvelles marques d’approbation.)
Le 27 mai paraît la lettre suivante :
A M. Le rédacteur L’ Indépendance belge. Bruxelles, 20 mai 1871.
Monsieur,
Je proteste contre la déclaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques.
Je n’étais pas avec eux.
J’accepte le principe de la Commune, je n’accepte pas les hommes.
J’ai protesté contre leurs actes, loi des otages, représailles, arrestations arbitraires, violation des libertés, suppression des journaux, spoliations, confiscations, démolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple.
Leurs violences m’ont indigné comme m’indigneraient aujourd’hui les violences du parti contraire.
La destruction de la Colonne est un acte de lèse-nation. La destruction du Louvre eût été un crime de lèse-civilisation.
Mais des actes sauvages, étant inconscients, ne sont point des actes scélérats. La démence est une maladie et non un forfait. L’ignorance n’est pas le crime des ignorants.
La Colonne détruite a été pour la France une heure triste ; le Louvre détruit eût été pour tous les peuples un deuil éternel.
Mais la Colonne sera relevée, et le Louvre est sauvé.
Aujourd’hui Paris est repris. L’Assemblée a vaincu la Commune : Qui a fait le 18 mars ? De l’Assemblée ou de la Commune, laquelle est la vraie coupable ? L’histoire le dira.
L’incendie de Paris est un fait monstrueux, mais n’y a-t-il pas deux incendiaires ? Attendons pour juger.
Je n’ai jamais compris Billioray, et Rigault m’a étonné jusqu’à l’indignation ; mais fusiller Billioray est un crime, mais fusiller Rigault est un crime.
Ceux de la Commune, Johannard et ses soldats qui font fusiller un enfant de quinze ans sont des criminels ; ceux de l’Assemblée, qui font fusiller Jules Vallès, Bosquet, Parisel, Amouroux, Lefrançais, Brunet et Dombrowski, sont des criminels.
Ne faisons pas verser l’indignation d’un seul côté. Ici le crime est aussi bien dans les agents de l’Assemblée que dans ceux de la Commune, et le crime est évident.
Premièrement, pour tous les hommes civilisés, la peine de mort est abominable ; deuxièmement, l’exécution sans jugement est infâme. L’une n’est plus dans le droit, l’autre n’y a jamais été.
Jugez d’abord, puis condamnez, puis exécutez. Je pourrai blâmer, mais je ne flétrirai pas. Vous êtes dans la loi.
Si vous tuez sans jugement, vous assassinez. Je reviens au gouvernement belge.
Il a tort de refuser l’asile.
La loi lui permet ce refus, le droit le lui défend.
Moi qui vous écris ces lignes, j’ai une maxime : Pro jure contra legem. L’asile est un vieux droit. C’est le droit sacré des malheureux.
Au moyen âge, l’église accordait l’asile même aux parricides. Quant à moi, je déclare ceci :
Cet asile, que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l’offre. Où ? en Belgique.
Je fais à la Belgique cet honneur. J’offre l’asile à Bruxelles.
J’offre l’asile place des Barricades, n° 4.
Qu’un vaincu de Paris, qu’un homme de la réunion dite Commune, que Paris a fort peu élue et que, pour ma part, je n’ai jamais approuvée, qu’un de ces hommes, fût-il mon ennemi personnel, surtout s’il est mon ennemi personnel, frappe à ma porte, j’ouvre. Il est dans ma maison ; il est inviolable.
Est-ce que, par hasard, je serais un étranger en Belgique ? je ne le crois pas. Je me sens le frère de tous les hommes et l’hôte de tous les peuples.
Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit ; le vaincu d’aujourd’hui chez le proscrit d’hier.
Je n’hésite pas à le dire, deux choses vénérables. Une faiblesse protégeant l’autre.
Si un homme est hors la loi, qu’il entre dans ma maison. Je défie qui que ce soit de l’en arracher.
Je parle ici des hommes politiques.
Si l’on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la défense du droit, on verra, à côté de l’homme de la Commune, qui est le vaincu de l’Assemblée de Versailles, l’homme de la République, qui a été le proscrit de Bonaparte.
Je ferai mon devoir. Avant tout les principes. Un mot encore.
Ce qu’on peut affirmer, c’est que l’Angleterre ne livrera pas les réfugiés de la Commune.
Pourquoi mettre la Belgique au-dessous de l’Angleterre ?
La gloire de la Belgique c’est d’être un asile. Ne lui ôtons pas cette gloire.
En défendant la France, je défends la Belgique.
Le gouvernement belge sera contre moi, mais le peuple belge sera avec moi. Dans tous les cas, j’aurai ma conscience.
Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.
Victor Hugo.
A la suite de cette lettre, s’est produit un fait nocturne dont voici les détails, que l’ Indépendance belge a publiés et que la presse a reproduits :
« Monsieur le Rédacteur,
Il a été publié plusieurs récits inexacts des faits qui se sont passés place des
Barricades, n° 4, dans la nuit du 27 au 28 mai.
Je crois nécessaire de préciser ces faits dans leur réalité absolue.
Dans cette nuit de samedi à dimanche, M. Victor Hugo, après avoir travaillé et écrit, venait de se coucher. La chambre qu’il occupe est située au premier étage et sur le devant de la maison. Elle n’a qu’une seule fenêtre, qui donne sur la place. M. Victor Hugo, s’éveillant et travaillant de bonne heure, a pour habitude de ne point baisser les persiennes de la fenêtre.
Il était minuit un quart, il venait de souffler sa bougie et il allait s’endormir. Tout à coup un coup de sonnette se fait entendre. M. Victor Hugo, réveillé à demi, écoute, croit à une erreur d’un passant et se recouche. Nouveau coup de sonnette, plus fort que le premier. M. Victor Hugo se lève, passe une robe de chambre, va à la fenêtre, l’ouvre et demande : Qui est là ? Une voix répond : Dombrowski. M. Victor Hugo, encore presque endormi, et ne distinguant rien dans les ténèbres, songe à l’asile offert par lui le matin même aux fugitifs, pense qu’il est possible que Dombrowski n’ait pas été fusillé et vienne en effet lui demander un asile, et se retourne pour descendre et ouvrir sa porte. En ce moment, une grosse pierre, assez mal dirigée, vient frapper la muraille à côté de la fenêtre. M. Victor Hugo comprend alors, se penche à la fenêtre ouverte, et aperçoit une foule d’hommes, une cinquantaine au moins, rangés devant sa maison et adossés à la grille du square. Il élève la voix et dit à cette foule : Vous êtes des misérables ! Puis il referme la fenêtre. Au moment où il la refermait, un fragment de pavé, qui est encore aujourd’hui dans sa chambre, crève la vitre à un pouce au-dessus de sa tête, y fait un large trou et roule à ses pieds en le couvrant d’éclats de verre, qui, par un hasard étrange, ne l’ont pas blessé. En même temps, dans la bande groupée au-dessous de la fenêtre, ces cris éclatent : A mort Victor Hugo ! A bas Victor Hugo ! A bas Jean Valjean ! A bas lord Clancharlie ! A bas le brigand !
Cette explosion violente avait réveillé la maison. Deux femmes sorties précipitamment de leurs lits, l’une, la maîtresse de la maison, Mme veuve Charles Hugo, l’autre la bonne des deux petits enfants, Mariette Léclanche, entrent dans la chambre.- Père, qu’y a-t-il ? demande Mme Charles Hugo. Qu’est-ce que cela ? M. Victor Hugo répond : Ce n’est rien ; cela me fait l’effet d’être des assassins. Puis il ajoute : Soyez tranquilles, rentrez dans vos chambres, il est impossible que d’ici à quelques instants une ronde de police ne passe pas, et cette bande prendra la fuite. Et il rentre lui-même, accompagné de Mme Charles Hugo, et suivi de Mariette, dans la nursery, chambre d’enfants contiguë à la sienne, mais située sur l’arrière de la maison, et ayant vue sur le jardin.
Mariette, cependant, venait de rentrer dans la chambre de son maître, afin de voir ce qui se passait. Elle s’approcha de la fenêtre, fut aperçue, et immédiatement une troisième pierre, dirigée sur cette femme, creva la vitre et arracha les rideaux.
A partir de ce moment, une grêle de projectiles tomba furieusement sur la fenêtre et sur la façade de la maison. On entendait distinctement les cris : A mort Victor Hugo ! A la potence ! A la lanterne le brigand ! D’autres cris moins intelligibles se faisaient entendre : A Cayenne ! A Mazas ! Toutes ces clameurs étaient dominées par celle-ci : Enfonçons la porte ! M. Victor Hugo, en rentrant chez lui, avait simplement repoussé la porte qui n’était fermée qu’au loquet. On entendait distinctement des efforts pour crocheter ce loquet. Mariette descendit et ferma la porte au verrou.
Ceci avait duré environ vingt-cinq minutes. Tout à coup le silence se fit, les pierres cessèrent de pleuvoir et les clameurs se turent. On se hasarda à regarder dans la place ; on n’y vit plus personne. M. Victor Hugo dit alors à Mme Charles Hugo : C’est fini ; ils auront vu quelque patrouille arriver, et les voilà partis. Couchez- vous tranquillement.
Il alla se recoucher lui-même, quand la vitre brisée éclata de nouveau et vint tomber jusque sur son lit, avec une grosse pierre que l’agent de police venu plus tard y a vue. L’assaut venait de recommencer. Les cris : A mort ! étaient plus furieux que jamais. De l’étage supérieur on regarda dans la place, et l’on vit une quinzaine d’hommes, vingt tout au plus, dont quelques-uns portaient des seaux probablement remplis de pierres. La pluie de pierres sur la façade de la maison ne discontinuait plus, et la fenêtre en était criblée. Nul moyen de rester dans la chambre. Des coups violents retentissaient contre la porte. Il est probable qu’un essai fut tenté pour arracher la grille de fer du soupirail qui est au-dessus de la porte. Un pavé lancé contre cette grille ne réussit qu’à briser la vitre.
Les deux petits enfants, âgés l’un de deux ans et demi, l’autre de vingt mois, venaient de s’éveiller et poussaient des cris. Les deux autres servantes de la maison s’étaient levées et l’on songea au moyen de fuir. Cela était impossible. La maison de M. Victor Hugo n’a qu’une issue, la porte sur la place. Mme Charles Hugo monta, au péril de sa vie, sur le châssis de la serre du jardin, et, tandis que les vitres se cassaient sous ses pieds, parvint, en s’accrochant au mur, à proximité d’une fenêtre de la maison voisine. Elle cria au secours et les trois femmes épouvantées crièrent avec elle : Au secours ! au feu ! M. Victor Hugo gardait le silence. Les enfants pleuraient. La petite fille Jeanne est malade. L’assaut frénétique continuait. Aucune fenêtre ne s’ouvrit, personne dans la place n’entendit ou ne parut entendre ces cris de femmes désespérées. Cela s’est expliqué plus tard par l’épouvante qui, à ce qu’il paraît, était générale. Tout à coup on entendit le cri : Enfonçons la porte ! et, chose qui parut en ce moment singulière, le silence se fit :
M. Victor Hugo pensa de nouveau que tout était fini, engagea Mme Charles Hugo à se calmer, et pendant que deux des servantes se mettaient en prière, il prit sa petite-fille malade dans ses bras. Et comme dix minutes de silence environ s’étaient écoulées, il crut pouvoir rentrer dans sa chambre. En ce moment-là un caillou aigu et tranchant, lancé avec force, s’abattit dans la chambre, et passa près de la tête de l’enfant. L’assaut recommençait pour la troisième fois. Le troisième effort fut le plus forcené de tous. Un essai d’escalade parvint presque à réussir. Des mains s’efforcèrent d’arracher les volets du salon au rez-de-chaussée. Ces volets revêtus de fer à l’extérieur, et barrés de fer à l’intérieur, résistèrent. Les traces de cette escalade sont visibles sur la muraille et ont été constatées par la police. Les cris : A la potence ! A la lanterne Victor Hugo ! étaient poussés avec plus de rage que jamais. Un moment, en voyant la porte battue et les volets escaladés, le vieillard qui était dans la maison avec quatre femmes et deux petits enfants et sans armes, put croire que le danger, si la maison était forcée, pourrait s’étendre jusqu’à eux. Cependant la porte avait résisté, les volets restaient inébranlables, on n’avait pas d’échelles, et le jour parut. Le jour sauva cette maison. La bande comprit sans doute que des actes de ce genre sont essentiellement nocturnes, et, devant la clarté qui allait se faire, elle s’en alla. Il était deux heures un quart du matin. L’assaut, commencé à minuit et demi, interrompu par deux intervalles d’environ dix minutes chacun, avait duré près de deux heures.
Le jour vint et la bande ne revint pas.
Deux ouvriers,-disons deux braves ouvriers, car eux seuls ont secouru cette maison,-qui passaient sur la place, et se rendaient à leur ouvrage vers deux heures et demie, au petit jour, furent appelés par une fenêtre du second étage de la maison attaquée et allèrent chercher la police. Ils revinrent à trois heures un quart avec un inspecteur de police qui constata les faits.
L’absence de tout secours fut expliquée par ce hasard que la ronde de police spécialement chargée de la place des Barricades aurait été cette nuit-là occupée à une arrestation importante. Le garde de ville emporta un fragment de vitre et une pierre, et s’en alla faire son rapport à ses chefs. Le commissaire de police de la quatrième division, M. Cremers, est venu dans la matinée, et l’enquête paraît avoir été commencée.
Cependant, je dois dire qu’aujourd’hui 30 mai, le procureur du roi n’a pas encore paru place des Barricades.
L’enquête, outre les faits que nous venons de raconter, aura à éclaircir l’incident mystérieux d’une poutre portée par deux hommes en blouse, à destination inconnue, et saisie rue Pachéco par deux agents de police, au moment même où le troisième assaut avait lieu et où le cri : Enfonçons la porte ! se faisait entendre devant la maison de M. Victor Hugo ; des deux porteurs de la poutre, l’un avait réussi à s’échapper ; l’autre, arrêté, a été délivré violemment et arraché des mains des agents par sept ou huit hommes apostés au coin d’une rue voisine de la place des Barricades. Cette poutre a été déposée, le dimanche 28 mai, au commissariat de police, 4eme section, rue des Comédiens, 44.
Tels sont les faits.
Je m’abstiens de toute réflexion. Les lecteurs jugeront.
Je pense que la libre presse de Belgique s’empressera de publier cette lettre.
Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.
François-Victor Hugo. Bruxelles, 30 mai 1871.
En présence de ce fait, qui constitue un crime qualifié, attaque à main armée la nuit d’une maison habitée, que fit le gouvernement belge ? Il prit la résolution suivante : (N° 110,555.)
Léopold II, roi des belges,
A tous présents et à venir, salut.
Vu les lois du 7 juillet 1835 et du 30 mai 1868, De l’avis du conseil des ministres,
Et sur la proposition de notre ministre de la justice, Avons arrêté et arrêtons :
Article Unique.
Il est enjoint au sieur Victor Hugo, homme de lettres, âgé de soixante-neuf ans, né à Besançon, résidant à Bruxelles,
De quitter immédiatement le royaume, avec défense d’y rentrer à l’avenir, sous les peines comminées par l’article 6 de la loi du 7 juillet 1865 prérappelée.
Notre ministre de la justice est chargé de l’exécution du présent arrêté. Donné à Bruxelles, le 30 mai 1871.
Signé : Léopold.
Par le roi :
Le ministre de la justice, Signé : Prosper Cornesse. Pour expédition conforme :
Le secrétaire général, Signé : Fitzeys.
Pas de représailles.
Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois :
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c'est ainsi qu'on sert la République ;
Le devoir envers elle est l'équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n'est juste s'il n'est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l'y pousse du pied, Soit.
Mais je ne connais, dans l'ombre qui me sied,
Pas d'autre majesté que toi, ma conscience.
J'ai la foi. Ma candeur sort de l'expérience.
Ceux que j'ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle c'est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu'entre mes ennemis et moi tout s'équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ;
A demander pardon j'userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu'ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : – Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s'accouple avec l'expédient.
– Je n'irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ; Jamais je ne dirai :
– Voilons la vérité ! Jamais je ne dirai : – Ce traître a mérité,
Parce qu'il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d'hier ma vertu d'aujourd'hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime.
– Le talion n'est pas un reflux légitime.
Ce que j'étais hier, je veux l'être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : – Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m'en sers, et je frappe, ayant été frappé.
– Non, l'espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J'entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu'en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n'ai pas besoin, Dieu, que tu m'avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueur, c'est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.
La chimère est aux rois, le peuple a l'idéal.
Quoi ! bannir celui-ci, jeter l'autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l'exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux !
Non, je n'ôterai, moi, la patrie à personne ;
Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne ;
On comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l'honnête un pas ;
J'ai payé de vingt ans d'exil ce droit austère
D'opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verrous,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l'aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu'il est bon d'avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j'étais Jésus Christ.
Je ne prendrai jamais ma part d'une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d'indulgence,
Et je m'attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n'opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
A ma maison d'enfance, à mon nid, à mes tombes,
A ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j'étais moissonneur,
A la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j'entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n'abdiquerai pas mon droit à l'innocence.
Bruxelles, 21 avril.
Les deux trophées.
Peuple, ce siècle a vu tes travaux surhumains,
Il t'a vu repétrir l'Europe dans tes mains.
Tu montras le néant du sceptre et des couronnes
Par ta façon de faire et défaire des trônes ;
A chacun de tes pas tout croissait d'un degré ;
Tu marchais, tu faisais sur le globe effaré
Un ensemencement formidable d'idées ;
Tes légions étaient les vagues débordées
Du progrès s'élevant de sommets en sommets ;
La Révolution te guidait ; tu semais
Danton en Allemagne et Voltaire en Espagne ;
Ta gloire, ô peuple, avait l'aurore pour compagne,
Et le jour se levait partout où tu passais ;
Comme on a dit les grecs on disait les français ;
Tu détruisais le mal, l'enfer, l'erreur, le vice,
Ici le moyen-âge et là le saint-office ;
Superbe, tu luttais contre tout ce qui nuit ;
Ta clarté grandissante engloutissait la nuit ;
Toute la terre était à tes rayons mêlée ;
Tandis que tu montais dans ta voie étoilée,
Les hommes t'admiraient, même dans tes revers ;
Parfois tu t'envolais planant ; et l'univers,
Vingt ans, du Tage à l'Elbe et du Nil à l'Adige,
Fut la face éblouie, et tu fus le prodige ;
Et tout disparaissait, – Histoire, souviens-t'en, –
Même le chef géant, sous le peuple titan.
De là deux monuments élevés à ta gloire,
Le pilier de puissance et l'arche de victoire,
Qui tous deux sont toi-même, ô peuple souverain,
L'un étant de granit et l'autre étant d'airain.
Penser qu'on fut vainqueur autrefois est utile.
Oh ! ces deux monuments, que craint l'Europe hostile,
Comme on va les garder, et comme nuit et jour
On va veiller sur eux avec un sombre amour !
Ah ! c'est presque un vengeur qu'un témoin d'un autre âge !
Nous les attesterons tous deux, nous qu'on outrage ;
Nous puiserons en eux l'ardeur de châtier.
Sur ce hautain métal et sur ce marbre altier,
Oh ! comme on cherchera d'un œil mélancolique
Tous ces fiers vétérans fils de la République !
Car l'heure de la chute est l'heure de l'orgueil ;
Car la défaite augmente, aux yeux du peuple en deuil,
Le resplendissement farouche des trophées ;
Les âmes de leur feu se sentent réchauffées ;
La vision des grands est salubre aux petits.
Nous éterniserons ces monuments, bâtis
Par les morts dont survit l'œuvre extraordinaire ;
Ces morts puissants jadis passaient dans le tonnerre,
Et de leur marche encore on entend les éclats ;
Et les pâles vivants d'à présent sont, hélas !
Moins qu'eux dans la lumière et plus qu'eux dans la tombe.
Écoutez, c'est la pioche ! écoutez, c'est la bombe !
Qui donc fait bombarder ? qui donc fait démolir ? Vous !
Le penseur frémit, pareil au vieux roi Lear
Qui parle à la tempête et lui fait des reproches.
Quels signes effrayants ! d'affreux jours sont-ils proches ?
Est-ce que l'avenir peut être assassiné ?
Est-ce qu'un siècle meurt quand l'autre n'est pas né ?
Vertige ! de qui donc Paris est-il la proie ?
Un pouvoir le mutile, un autre le foudroie.
Ainsi deux ouragans luttent au Sahara.
C'est à qui frappera, c'est à qui détruira.
Peuple, ces deux chaos ont tort ; je blâme ensemble
Le firmament qui tonne et la terre qui tremble.
Soit. De ces deux pouvoirs, dont la colère croît,
L'un a pour lui la loi, l'autre a pour lui le droit ;
Versailles a la paroisse et Paris la commune ;
Mais sur eux, au-dessus de tous, la France est une !
Et d'ailleurs, quand il faut l'un sur l'autre pleurer,
Est-ce bien le moment de s'entre-dévorer,
Et l'heure pour la lutte est-elle bien choisie ?
Ô fratricide ! Ici toute la frénésie
Des canons, des mortiers, des mitrailles ; et là
Le vandalisme ; ici Charybde, et là Scylla.
Peuple, ils sont deux. Broyant tes splendeurs étouffées,
Chacun ôte à ta gloire un de tes deux trophées ;
Nous vivons dans des temps sinistres et nouveaux,
Et de ces deux pouvoirs étrangement rivaux
Par qui le marteau frappe et l'obus tourbillonne,
L'un prend l'Arc de Triomphe et l'autre la Colonne !
Mais c'est la France ! – Quoi, français, nous renversons
Ce qui reste debout sur les noirs horizons !
La grande France est là ! Qu'importe Bonaparte !
Est-ce qu'on voit un roi quand on regarde Sparte ?
Ôtez Napoléon, le peuple reparaît.
Abattez l'arbre, mais respectez la forêt.
Tous ces grands combattants, tournant sur ces spirales,
Peuplant les champs, les tours, les barques amirales,
Franchissant murs et ponts, fossés, fleuves, marais,
C'est la France montant à l'assaut du progrès.
Justice ! ôtez de là César, mettez-y Rome !
Qu'on voie à cette cime un peuple et non un homme ;
Condensez en statue au sommet du pilier
Cette foule en qui vit ce Paris chevalier,
Vengeur des droits, vainqueur du mensonge féroce !
Que le fourmillement aboutisse au colosse !
Faites cette statue en un si pur métal
Qu'on n'y sente plus rien d'obscur ni de fatal ;
Incarnez-y la foule, incarnez-y l'élite ;
Et que ce géant Peuple, et que ce grand stylite
Du lointain idéal éclaire le chemin,
Et qu'il ait au front l'astre et l'épée à la main !
Respect à nos soldats ! Rien n'égalait leurs tailles ;
La Révolution gronde en leurs cent batailles ;
La Marseillaise, effroi du vieux monde obscurci,
S'est faite pierre là, s'est faite bronze ici ;
De ces deux monuments sort un cri : Délivrance !
Quoi ! de nos propres mains nous achevons la France !
Quoi ! c'est nous qui faisons cela ! nous nous jetons
Sur ce double trophée envié des teutons,
Torche et massue aux poings, tous à la fois, en foule !
C'est sous nos propres coups que notre gloire croule !
Nous la brisons, d'en haut, d'en bas, de près, de loin,
Toujours, partout, avec la Prusse pour témoin !
Ils sont là, ceux à qui fut livrée et vendue
Ton invincible épée, ô patrie éperdue !
Ils sont là, ceux par qui tomba l'homme de Ham !
C'est devant Reichshoffen qu'on efface Wagram !
Marengo raturé, c'est Waterloo qui reste.
La page altière meurt sous la page funeste ;
Ce qui souille survit à ce qui rayonna ;
Et, pour garder Forbach, on supprime Iéna !
Mac-Mahon fait de loin pleuvoir une rafale
De feu, de fer, de plomb, sur l'arche triomphale.
Honte ! un drapeau tudesque étend sur nous ses plis,
Et regarde Sedan souffleter Austerlitz !
Où sont les Charentons, France ? où sont les Bicêtres ?
Est-ce qu'ils ne vont pas se lever, les ancêtres,
Ces dompteurs de Brunswick, de Cobourg, de Bouille,
Terribles, secouant leur vieux sabre rouillé,
Cherchant au ciel la grande aurore évanouie !
Est-ce que ce n'est pas une chose inouïe
Qu'ils soient violemment de l'histoire chassés,
Eux qui se prodiguaient sans jamais dire : assez !
Eux qui tinrent le pape et les rois, l'ombre noire
Et le passé, captifs et cernés dans leur gloire,
Eux qui de l'ancien monde avaient fait le blocus,
Eux les pères vainqueurs, par nous les fils vaincus !
Hélas ! ce dernier coup, après tant de misères,
Et la paix incurable où saignent deux ulcères,
Et tous ces vains combats, Avron, Bourget, l'Haÿ !
Après Strasbourg brûlée ! après Paris trahi !
La France n'est donc pas encore assez tuée ?
Si la Prusse, à l'orgueil sauvage habituée,
Voyant ses noirs drapeaux enflés par l'aquilon,
Si la Prusse, tenant Paris sous son talon,
Nous eût crié : – Je veux que vos gloires s'enfuient.
Français, vous avez là deux restes qui m'ennuient,
Ce pilastre d'airain, cet arc de pierre ; il faut
M'en délivrer ; ici, dressez un échafaud,
Là, braquez des canons ; ce soin sera le vôtre.
Vous démolirez l'un, vous mitraillerez l'autre. Je l'ordonne.
– Ô fureur ! comme on eût dit : Souffrons !
Luttons ! c'est trop ! ceci passe tous les affronts !
Plutôt mourir cent fois ! nos morts seront nos fêtes !
Comme on eût dit : Jamais ! Jamais ! – Et vous le faites !
Bruxelles, 6 mai 1871.
Un cri.
Quand finira ceci ? Quoi ! ne sentent-ils pas
Que ce grand pays croule à chacun de leurs pas !
Châtier qui ? Paris ? Paris veut être libre.
Ici le monde, et là Paris ; c'est l'équilibre.
Et Paris est l'abîme où couve l'avenir.
Pas plus que l'océan on ne peut le punir,
Car dans sa profondeur et sous sa transparence
On voit l'immense Europe ayant pour cœur la France.
Combattants ! combattants ! qu'est-ce que vous voulez ?
Vous êtes comme un feu qui dévore les blés,
Et vous tuez l'honneur, la raison, l'espérance !
Quoi ! d'un côté la France et de l'autre la France !
Arrêtez ! c'est le deuil qui sort de vos succès.
Chaque coup de canon de français à français
Jette, – car l'attentat à sa source remonte, –
Devant lui le trépas, derrière lui la honte.
Verser, mêler, après septembre et février,
Le sang du paysan, le sang de l'ouvrier,
Sans plus s'en soucier que de l'eau des fontaines !
Les latins contre Rome et les grecs contre Athènes !
Qui donc a décrété ce sombre égorgement ?
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment !
Mais quel vent souffle donc ? Quoi ! pas d'instants lucides !
Se retrouver héros pour être fratricides ! Horreur !
Mais voyez donc, dans le ciel, sur vos fronts,
Flotter l'abaissement, l'opprobre, les affronts.!
Mais voyez donc là-haut ce drapeau d'ossuaire,
Noir comme le linceul, blanc comme le suaire !
Pour votre propre chute ayez donc un coup d'œil !
C'est le drapeau de Prusse et le drapeau du deuil ! C
e haillon insolent, il vous a sous sa garde.
Vous ne le voyez pas ; lui, sombre, il vous regarde ;
Il est comme l'Égypte au-dessus des hébreux,
Lourd, sinistre, et sa gloire est d'être ténébreux.
Il est chez vous. Il règne. Ah ! la guerre civile,
Triste après Austerlitz, après Sedan est vile !
Aventure hideuse ! Ils se sont décidés
A jouer la patrie et l'avenir aux dés !
Insensés ! n'est-il pas de choses plus instantes
Que d'épaissir autour de ce rempart vos tentes !
Recommencer la guerre ayant encore au flanc,
Ô Paris, ô lion blessé, l'épieu sanglant !
Quoi ! se faire une plaie avant de guérir l'autre !
Mais ce pays meurtri de vos coups, c'est le vôtre !
Cette mère qui saigne est votre mère ! Et puis,
Les misères, la femme et l'enfant sans appuis,
Le travailleur sans pain, tout l'amas des problèmes
Est là terrible, et vous, acharnés sur vous-mêmes,
Vous venez, toi rhéteur, toi soldat, toi tribun,
Les envenimer tous sans en résoudre aucun !
Vous recreusez le gouffre au lieu d'y mettre un phare !
Des deux côtés la même exécrable fanfare,
Le même cri : Mort ! Guerre ! – A qui ? réponds, Caïn !
Qu'est-ce que ces soldats une épée à la main,
Courbés devant la Prusse, altiers contre la France ?
Gardez donc votre sang pour votre délivrance !
Quoi ! pas de remords ! quoi ! le désespoir complet !
Mais qui donc sont-ils ceux à qui la honte plaît ?
Ô cieux profonds ! opprobre aux hommes, quels qu'ils soient,
Qui sur ce pavois d'ombre et de meurtre s'assoient,
Qui du malheur public se font un piédestal,
Qui soufflent, acharnés à ce duel fatal,
Sur le peuple indigné, sur le reître servile,
Et sur les deux tisons de la guerre civile ;
Qui remettent la ville éternelle en prison,
Rebâtissent le mur de haine à l'horizon,
Méditent on ne sait quelle victoire infâme,
Les droits brisés, la France assassinant son âme,
Paris mort, l'astre éteint, et qui n'ont pas frémi
Devant l'éclat de rire affreux de l'ennemi !
Bruxelles, 15 avril 1871.
Mort de Charles Hugo.
(Extraits de la cérémonie et articles)
« Une affreuse nouvelle nous arrive de Bordeaux : notre collaborateur, notre compagnon, notre ami Charles Hugo, y est mort lundi soir.
Lundi matin, il avait déjeuné gaîment avec son père et Louis Blanc. Le soir, Victor Hugo donnait un dîner d'adieu à quelques amis, au restaurant Lanta. A huit heures, Charles Hugo prend un fiacre pour s'y faire conduire, avec ordre de descendre d'abord à un café qu'il indique. Il était seul dans la voiture. Arrivé au café, le cocher ouvre la portière et trouve Charles Hugo mort.
Il avait eu une congestion foudroyante suivie d'hémorragie.
On a rapporté ce pauvre cadavre à son père, qui l'a couvert de baisers et de larmes.
Charles Hugo était souffrant depuis quelques semaines. Il nous écrivait, le samedi 11, samedi dernier :
« Je vous envoie peu d'articles, mais ne m'accusez pas. Un excellent médecin que « j'ai trouvé ici m'a condamné au repos. J'ai, paraît-il, un « emphysème pulmonaire ! » avec un petit point hypertrophié au cœur. Le médecin attribue cette « maladie à mon séjour à Paris pendant le siège.
Je vais mieux pourtant. Mais il faut que je me repose encore. J'irai passer une « semaine à Arcachon. Je pense pouvoir retourner ensuite à Paris et reprendre mon « travail. »
Victor Hugo devait l'accompagner à Arcachon. Charles se faisait une joie de rester là quelques jours en famille avec son père, sa jeune femme et ses deux petits enfants ; le départ était fixé au lendemain matin. Et le voilà mort ! Le voilà mort, ce vaillant et généreux Charles, si fort et si doux, d'un si haut esprit, d'un si puissant talent !
Et Victor Hugo, après ces dix-neuf ans d'exil et de lutte suivis de ces six mois de guerre et de siège, ne sera rentré en France que pour ensevelir son fils à côté de sa fille, et pour mêler à son deuil patriotique son deuil paternel. »
Enterrement de Charles Hugo.
(18 mars.)
« Une foule considérable et profondément émue se pressait hier à la gare d'Orléans, où, comme tous les journaux l'avaient annoncé, le cercueil du collaborateur, de l'ami, que nous pleurons était attendu vers midi.
A l'heure dite, on a vu paraître le corbillard, derrière lequel marchaient, le visage en larmes, Victor Hugo et son dernier fils, François-Victor, puis MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher et quelques amis intimes.
Ceux qui étaient venus témoigner leur sympathie attristée au grand poète si durement frappé et au vaillant journaliste parti si jeune se sont joints à ce douloureux cortège, et le corbillard s'est dirigé vers le cimetière du Père Lachaise.
Il va sans dire qu'il n'a passé par aucune église.
D'instant en instant, le cortège grossissait.
Place de la Bastille, il y a eu une chose touchante. Trois gardes nationaux, reconnaissant Victor Hugo, se sont mis aussitôt aux côtés du corbillard et l'ont escorté, fusil sous le bras. D'autres gardes nationaux ont suivi leur exemple, puis d'autres, et bientôt ils ont été plus d'une centaine, et ils ont formé une haie d'honneur qui a accompagné jusqu'au cimetière notre cher et regretté camarade.
Un moment après, un poste de gardes nationaux, très nombreux à cause des événements de la journée, apprenant qui l'on enterrait, a pris les fusils, s'est mis en rang et a présenté les armes ; les clairons ont sonné, les tambours ont battu aux champs, et le drapeau a salué.
Ç'a été la même chose sur tout le parcours. Rien n'était touchant comme de voir, sur le canal, dans les rues et le long du boulevard, tous les postes accourir, et, spontanément, sans mot d'ordre, rendre hommage à quelqu'un qui n'était ni le chef du pouvoir exécutif ni le président de l'Assemblée et qui n'avait qu'une autorité morale. Cet hommage était aussi intelligent que cordial ; quelques cris de Vive la République ! et de Vive Victor Hugo ! échappés involontairement, étaient vite contenus par le respect de l'immense malheur qui passait.
Çà et là on entrevoyait des barricades. Et ceux qui les gardaient, venaient, eux aussi, présenter les armes à cette gloire désespérée. Et on ne pouvait s'empêcher de se dire que ce peuple de Paris si déférent, si bon, si reconnaissant, était celui dont les calomnies réactionnaires font une bande de pillards !
A la porte du cimetière et autour du tombeau, la foule était tellement compacte qu'il était presque impossible de faire un pas.
Enfin on a pu arriver au caveau où dormaient déjà le général Hugo, la mère de Victor Hugo et son frère Eugène. Le cercueil a pris la quatrième et dernière place, celle que Victor Hugo s'était réservée, ne prévoyant pas que le fils s'en irait avant le père ! »
Deux discours ont été prononcés. Le premier par M. Auguste Vacquerie (Extraits).
« Citoyens,
Dans le groupe de camarades et de frères que nous étions, le plus robuste, le plus solide, le plus vivant était celui qui est mort le premier. Il est vrai que Charles Hugo n'a pas économisé sa vie. Il est vrai qu'il l'a prodiguée. À quoi ? Au devoir, à la lutte pour le vrai, au progrès, à la République.
Et, comme il n'a fait que les choses qui méritent d'être récompensées, il en a été puni.
Il a commencé par la prison. Cette fois-là, son crime était d'avoir attaqué la guillotine. Il faut bien que les républicains soient contre la peine de mort, pour être des buveurs de sang. Alors, les juges l'ont condamné à je ne sais plus quelle amende et à six mois de Conciergerie. Il y était pendant l'abominable crime de Décembre. Il n'en est sorti que pour sortir de France. Après la prison, l'exil.
Jersey, Guernesey et Bruxelles l'ont vu pendant vingt ans, debout entre son père et son frère, exilé volontaire, s'arrachant à sa patrie, mais ne l'oubliant pas, travaillant pour elle. Quel vaillant et éclatant journaliste il a été, tous le savent. Un jour enfin, la cause qu'il avait si bravement servie a été gagnée, l'empire a glissé dans la boue de Sedan, et la République est ressuscitée. Celui qui avait dit :
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là
Il a pu rentrer sans manquer à son serment. Charles est rentré avec son père. On pouvait croire qu'il allait maintenant être heureux ; il avait tout, sa patrie, la République, un nom illustre, un grand talent, la jeunesse, sa femme qu'il adorait, deux petits-enfants ; il voyait s'ouvrir devant lui le long avenir de bonheur, de bien-être et de renommée qu'il avait si noblement gagné. Il est mort.
Il y a des heures où la destinée est aussi lâche et aussi féroce que les hommes, où elle se fait la complice des gouvernements et où elle semble se venger de ceux qui font le bien. Il n'y a pas de plus sombre exemple de ces crimes du sort que le glorieux et douloureux père de notre cher mort. Qu'a-t-il fait toute sa vie, que d'être le meilleur comme le plus grand ? Je ne parle pas seulement de sa bonté intime et privée ; je parle surtout de sa bonté publique, de ses romans, si tendres à tous les misérables, de ses livres penchés sur toutes les plaies, de ses drames dédiés à tous les déshérités. À quelle difformité, à quelle détresse, à quelle infériorité a-t-il jamais refusé de venir en aide ? Tout son génie n'a eu qu'une idée : consoler. Récompense : Charles n'est pas le premier de ses enfants qu'il perd de cette façon tragique. Aujourd'hui, c'est son fils qu'il perd brusquement, en pleine vie, en plein bonheur. Il y a trente ans, c'était sa fille. Ordinairement un coup de foudre suffit. Lui, il aura été foudroyé deux fois.
Qu'importe, citoyens, ces iniquités de la destinée ! Elles se trompent si elles croient qu'elles nous décourageront. Jamais ! Demandez à celui que nous venons d'apporter dans cette fosse. N'est-ce pas, Charles, que tu recommencerais ?
Et nous, nous continuerons. Sois tranquille, frère, nous combattrons comme toi jusqu'à notre dernier souffle. Aucune violence et aucune injustice ne nous fera renoncer à la vérité, au bien, à l'avenir, pas plus celles des événements que celles des gouvernements, pas plus la loi mystérieuse que la loi humaine, pas plus les malheurs que les condamnations, pas plus le tombeau que la prison !
Vive la République universelle, démocratique et sociale ! »
Voici également quelques-unes des paroles prononcées, au nom de la presse de province, par M. Louis Mie :
« Chers concitoyens,
Si ma parole, au lieu d'être celle d'un humble et d'un inconnu, avait l'autorité que donne le génie, qu'assurent d'éclatants services et que consacre un exil de vingt années, j'apporterais à la tombe de Charles Hugo l'expression profondément vraie de la reconnaissance que la province républicaine tout entière doit à cette armée généreuse qu'on nomme dans le monde, la presse républicaine de Paris.
Charles marchait aux premiers rangs de ces intrépides du vrai, que tout frappe, mais que console le devoir accompli.
C'est à l'heure où d'étroites défiances semblent vouloir nous séparer, nous qui habitons les départements, et nous isoler de la ville sœur aînée des autres cités de France, que nous sentons plus ardemment ce que nous lui devons d'amour à ce Paris qui, après nous avoir donné la liberté, nous a conservé l'honneur.
Je n'ai pas besoin de rappeler quelle large part revient à Charles Hugo dans cette infatigable et sainte prédication de la presse parisienne. Je n'ai pas à retracer l'œuvre de cette vie si courte et si pleine. Je n'en veux citer qu'une chose : c'est qu'il est entré dans la lutte en poussant un cri d'indignation contre un attentat à l'inviolabilité de la vie humaine. Il avait tout l'éclat de la jeunesse et toute la solidité de la conviction. Il avait les deux grandes puissances, celle que donne le talent et celle que donne la bonté.
Charles Hugo, vous aviez partout, en province comme à Paris, des amis et des admirateurs. Il y a des fils qui rapetissent le nom de leur père ; ce sera votre éternel honneur à vous d'avoir ajouté quelque chose à un nom auquel il semblait qu'on ne pût ajouter rien. »
On lit dans le Rappel du 21 mars :
« Victor Hugo n'a guère fait que traverser Paris. Il est parti, dès mercredi, pour Bruxelles, où sa présence était exigée par les formalités à remplir dans l'intérêt des deux petits enfants que laisse notre regretté collaborateur.
On sait que c'est à Bruxelles que Charles Hugo a passé les dernières années de l'exil. C'est à Bruxelles qu'il s'est marié et que son petit garçon et sa petite fille sont nés.
Aussitôt que les prescriptions légales vont être remplies, et que l'avenir des mineurs va être réglé, Victor Hugo reviendra immédiatement à Paris. »
La Question de Paris.
L’assemblée monarchiste sous la houlette de Thiers choisit Versailles comme siège du gouvernement. M. Victor Hugo fait partie du onzième bureau. Voici ses paroles, telles qu'elles ont été reproduites par les journaux :
Nous sommes plusieurs ici qui avons été enfermés dans Paris et qui avons assisté à toutes les phases de ce siège, le plus extraordinaire qu'il y ait dans l'histoire. Ce peuple a été admirable. Je l'ai dit déjà et je le dirai encore. Chaque jour la souffrance augmentait et l'héroïsme croissait. Rien de plus émouvant que cette transformation ; la ville de luxe était devenue ville de misère, la ville de mollesse était devenue ville de combat ; la ville de joie était devenue ville de terreur et de sépulcre. La nuit, les rues étaient toutes noires, pas un délit. Moi qui parle, toutes les nuits, je traversais, seul, et presque d'un bout à l'autre, Paris ténébreux et désert ; il y avait là bien des souffrants et bien des affamés, tout manquait, le feu et le pain ; eh bien, la sécurité était absolue. Paris avait la bravoure au dehors et la vertu au dedans. Deux millions d'hommes donnaient ce mémorable exemple. C'était l'inattendu dans la grandeur. Ceux qui l'ont vu ne l'oublieront pas. Les femmes étaient aussi intrépides devant la famine que les hommes devant la bataille. Jamais plus superbe combat n'a été livré de toutes parts à toutes les calamités à la fois. Oui, l'on souffrait, mais savez-vous comment ? on souffrait avec joie, parce qu'on se disait : Nous souffrons pour la patrie.
Et puis, on se disait : Après la guerre finie, après les prussiens partis, ou chassés, – je préfère chassés, – on se disait : comme ce sera beau la récompense !
Et l'on s'attendait à ce spectacle sublime, l'immense embrassement de Paris et de la France.
On s'attendait à quelque chose comme ceci : la mère se jetant éperdue dans les bras de sa fille ! la grande nation remerciant la grande cité !
On se disait : nous sommes isolés de la France ; la Prusse a élevé une muraille entre la France et nous ; mais la Prusse s'en ira, et la muraille tombera.
Eh bien ! non, messieurs. Paris débloqué reste isolé. La Prusse n'y est plus, et la muraille y est encore.
Entre Paris et la France il y avait un obstacle, la Prusse ; maintenant il y en a un autre, l'Assemblée.
Réfléchissez, messieurs.
Paris espérait votre reconnaissance, et il obtient votre suspicion !
Mais qu'est-ce donc qu'il vous a fait ?
Ce qu'il vous a fait, je vais vous le dire :
Dans la défaillance universelle, il a levé la tête ; quand il a vu que la France n'avait plus de soldats, Paris s'est transfiguré en armée ; il a espéré, quand tout désespérait ; après Phalsbourg tombée, après Toul tombée, après Strasbourg tombée, après Metz tombée, Paris est resté debout. Un million de vandales ne l'a pas étonné. Paris s'est dévoué pour tous ; il a été la ville superbe du sacrifice. Voilà ce qu'il vous a fait. Il a plus que sauvé la vie à la France, il lui a sauvé l'honneur.
Et vous vous défiez de Paris ! et vous mettez Paris en suspicion !
Vous mettez en suspicion le courage, l'abnégation, le patriotisme, la magnifique initiative de la résistance dans le désespoir, l'intrépide volonté d'arracher à l'ennemi la France, toute la France ! Vous vous défiez de cette cité qui a fait la philosophie universelle, qui envahit le monde à votre profit par son rayonnement et qui vous le conquiert par ses orateurs, par ses écrivains, par ses penseurs ; de cette cité qui a donné l'exemple de toutes les audaces et aussi de toutes les sagesses ; de ce Paris qui fera l'univers à son image, et d'où est sorti l'exemplaire nouveau de la civilisation ! Vous avez peur de Paris, de Paris qui est la fraternité, la liberté, l'autorité, la puissance, la vie ! Vous mettez en suspicion le progrès ! Vous mettez en surveillance la lumière !
Ah ! songez-y !
Cette ville vous tend les bras ; vous lui dites : Ferme tes portes. Cette ville vient à vous, vous reculez devant elle. Elle vous offre son hospitalité majestueuse où vous pouvez mettre toute la France à l'abri, son hospitalité, gage de concorde et de paix publique, et vous hésitez, et vous refusez, et vous avez peur du port comme d'un piège !
Oui, je le dis, pour vous, pour nous tous, Paris, c'est le port.
Messieurs, voulez-vous être sages, soyez confiants. Voulez-vous être de hommes politiques, soyez des hommes fraternels.
Rentrez dans Paris, et rentrez-y immédiatement.
Paris vous en saura gré et s'apaisera. Et quand Paris s'apaise, tout s'apaise.
Votre absence de Paris inquiétera tous les intérêts et sera pour le pays une cause de fièvre lente.
Vous avez cinq milliards à payer ; pour cela il vous faut le crédit ; pour le crédit, il vous faut la tranquillité, il vous faut Paris. Il vous faut Paris rendu à la France, et la France rendue à Paris.
C'est-à-dire l'Assemblée nationale siégeant dans la ville nationale.
L'intérêt public est ici étroitement d'accord avec le devoir public.
Si le séjour de l'Assemblée en province, qui n'est qu'un accident, devenait un système, c'est-à-dire la négation du droit suprême de Paris, je le déclare, je ne siégerais point hors de Paris. Mais ma résolution particulière n'est qu'un détail sans importance. Je ferais ce que je crois être mon devoir. Cela me regarde et je n'y insiste pas.
Vous, c'est autre chose. Votre résolution est grave. Pesez-la.
On vous dit : – N'entrez pas dans Paris ; les prussiens sont là. – Qu'importe les prussiens ! moi je les dédaigne. Avant peu, ils subiront la domination de ce Paris qu'ils menacent de leurs canons et qui les éclaire de ses idées.
La seule vue de Paris est une propagande. Désormais le séjour des prussiens en France est dangereux surtout pour le roi de Prusse.
Messieurs, en rentrant dans Paris, vous faites de la politique, et de la bonne politique.
Vous êtes un produit momentané. Paris est une formation séculaire. Croyez-moi, ajoutez Paris à l'Assemblée, appuyez votre faiblesse sur cette force, asseyez votre fragilité sur cette solidité.
Tout un côté de cette assemblée, côté fort par le nombre et faible autrement, a la prétention de discuter Paris, d'examiner ce que la France doit faire de Paris, en un mot de mettre Paris aux voix. Cela est étrange.
Est-ce qu'on met Paris en question ?
Paris s'impose.
Une vérité qui peut être contestée en France, à ce qu'il paraît, mais qui ne l'est pas dans le reste du monde, c'est la suprématie de Paris.
Par son initiative, par son cosmopolitisme, par son impartialité, par sa bonne volonté, par ses arts, par sa littérature, par sa langue, par son industrie, par son esprit d'invention, par son instinct de justice et de liberté, par sa lutte de tous les temps, par son héroïsme d'hier et de toujours, par ses révolutions, Paris est l'éblouissant et mystérieux moteur du progrès universel.
Niez cela, vous rencontrez le sourire du genre humain. Le monde n'est peut-être pas français, mais à coup sûr il est parisien.
Nous, consentir à discuter Paris ? Non. Il est puéril de l'attaquer, il serait puéril de le défendre.
Messieurs, n'attentons pas à Paris.
N'allons pas plus loin que la Prusse.
Les prussiens ont démembré la France, ne la décapitons pas.
Et puis, songez-y.
Hors Paris il peut y avoir une Assemblée provinciale ; il n'y a d'Assemblée nationale qu'à Paris.
Pour les législateurs souverains qui ont le devoir de compléter la Révolution française, être hors de Paris, c'est être hors de France. (Interruption.)
On m'interrompt. Alors j'insiste.
Isoler Paris, refaire après l'ennemi le blocus de Paris, tenir Paris à l'écart, succéder dans Versailles, vous assemblée républicaine, au roi de France, et, vous assemblée française, au roi de Prusse, créer à côté de Paris on ne sait quelle fausse capitale politique, croyez-vous en avoir le droit ? Est-ce comme représentants de la France que vous feriez cela ? Entendons-nous. Qui est-ce qui représente la France ? c'est ce qui contient le plus de lumière. Au-dessus de vous, au-dessus de moi, au-dessus de nous tous, qui avons un mandat aujourd'hui et qui n'en aurons pas demain, la France a un immense représentant, un représentant de sa grandeur, de sa puissance, de sa volonté, de son histoire, de son avenir, un représentant permanent, un mandataire irrévocable ; et ce représentant est un héros, et ce mandataire est un géant ; et savez-vous son nom ? Il s'appelle Paris.
Et c'est vous, représentants éphémères, qui voudriez destituer ce représentant éternel !
Ne faites pas ce rêve et ne faites pas cette faute.
Après ces paroles, le onzième bureau, ayant à choisir entre M. Victor Hugo et M. Lucien Brun un commissaire, a choisi M. Lucien Brun.
L'amnistie au sénat. Séance du lundi 22 mai 1876.
M. le Président. – L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collègues, relativement à l'amnistie.
La parole est à M. Victor Hugo.
(M. Victor Hugo monte à la tribune, Profonde attention.)
Discours de Victor Hugo.
Messieurs,
Mes amis politiques et moi, nous avons pensé que, dans une si haute et si difficile question, il fallait, par respect pour la question même, et par respect pour cette assemblée, ne rien laisser au hasard de la parole ; et c'est pourquoi j'ai écrit ce que j'ai à vous dire. Il convient d'ailleurs à mon âge de ne prononcer que des paroles pesées et réfléchies. Le Sénat, je l'espère, approuvera cette prudence.
Du reste, et cela va sans dire, mes paroles n'engagent que moi.
Messieurs, après ces funestes malentendus qu'on appelle crises sociales, après les déchirements et les luttes, après les guerres civiles, qui ont ceci pour châtiment, c'est que souvent le bon droit s'y donne tort, les sociétés humaines, douloureusement ébranlées, se rattachent aux vérités absolues et éprouvent un double besoin, le besoin d'espérer et le besoin d'oublier.
J'y insiste, quand on sort d'un long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain éclaircissement commence à pénétrer dans les profonds problèmes à résoudre, quand l'heure est venue de se remettre au travail, ce qu'on demande de toutes parts, ce qu'on implore, ce qu'on veut, c'est l'apaisement ; et, messieurs, il n'y a qu'un apaisement, c'est l'oubli.
Messieurs, dans la langue politique, l'oubli s'appelle amnistie.
Je demande l'amnistie.
Je la demande pleine et entière. Sans conditions. Sans restrictions. Il n'y a d'amnistie que l'amnistie.
L'oubli seul pardonne.
L'amnistie ne se dose pas. Demander : Quelle quantité d'amnistie faut-il ? c'est comme si l'on demandait : Quelle quantité de guérison faut-il ? Nous répondons : il la faut toute.
Il faut fermer toute la plaie.
Il faut éteindre toute la haine.
Je le déclare, ce qui a été dit depuis cinq jours contre l'amnistie, et ce qui a été voté, n'a modifié en rien ma conviction.
La question se représente entière devant vous, et vous avez le droit de l'examiner dans la plénitude de votre indépendance et de votre autorité.
Par quelle fatalité en est-on venu à ceci que la question qui devrait le plus nous rapprocher soit maintenant celle qui nous divise le plus ?
Messieurs, permettez-moi d'élaguer de cette discussion tout ce qui est arbitraire. Permettez-moi de chercher uniquement la vérité. Chaque parti a ses appréciations, qui sont loin d'être des démonstrations ; on est loyal des deux côtés ; mais il ne suffit pas d'opposer des allégations à des allégations. Quand d'un côté on dit : l'amnistie rassure, de l'autre on répond : l'amnistie inquiète ; à ceux qui disent : l'amnistie est une question française, on répond : l'amnistie n'est qu'une question parisienne ; à ceux qui disent : l'amnistie est demandée par les villes, on réplique : l'amnistie est repoussée par les campagnes. Qu'est-ce que tout cela ? Ce sont des assertions. Et je dis à nos contradicteurs : les nôtres valent les vôtres. Nos affirmations ne prouvent pas plus contre vos négations que vos négations ne prouvent contre nos affirmations. Laissons de côté les mots et voyons les choses. Allons au fait. L'amnistie est-elle juste ? oui ou non.
Si elle est juste, elle est politique.
Là est toute la question.
Examinons.
Messieurs, aux époques de discorde, la justice est invoquée par tous les partis. Elle n'est d'aucun. Elle ne connaît qu'elle-même. Elle est divinement aveugle aux passions humaines. Elle est la gardienne de tout le monde et n'est la servante de personne. La justice ne se mêle point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y intervient. Et savez-vous à quel moment elle y arrive ?
Après.
Elle laisse faire les tribunaux d'exception, et quand ils ont fini, elle commence.
Alors elle change de nom, et elle s'appelle la clémence.
La clémence n'est autre chose que la justice, plus juste. La justice ne voit que la faute, la clémence voit le coupable. À la justice, la faute apparaît dans une sorte d'isolement inexorable ; à la clémence, le coupable apparaît entouré d'innocents ; il a un père, une mère, une femme, des enfants, qui sont condamnés avec lui, et qui subissent sa peine. Lui, il a le bagne ou l'exil ; eux, ils ont la misère. Ont-ils mérité le châtiment ? Non. L'endurent-ils ? Oui. Alors la clémence trouve la justice injuste. Elle s'interpose, et elle fait grâce. La grâce, c'est la rectification sublime que fait à la justice d'en bas la justice d'en haut. (Mouvement.)
Messieurs, la clémence a raison.
Elle a raison dans l'ordre civil et social ; et elle a plus raison encore dans l'ordre politique. Là, devant cette calamité, la guerre entre citoyens, la clémence n'est pas seulement utile, elle est nécessaire ; là, se sentant en présence d'une immense conscience troublée qui est la conscience publique, la clémence dépasse le pardon, et, je viens de le dire, elle va jusqu'à l'oubli. Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commencé ? Tout le monde et personne. De là cette nécessité, l'amnistie. Mot profond qui constate à la fois la défaillance de tous et la magnanimité de tous. Ce que l'amnistie a d'admirable et d'efficace, c'est qu'on y retrouve la solidarité humaine. C'est plus qu'un acte de souveraineté, c'est un acte de fraternité. C'est le démenti à la discorde. L'amnistie est la suprême extinction des colères, elle est la fin des guerres civiles. Pourquoi ? Parce qu'elle contient une sorte de pardon réciproque.
Je demande l'amnistie.
Je la demande dans un but de réconciliation.
Ici les objections se dressent devant moi ; ces objections sont presque des accusations. On me dit : Votre amnistie est immorale et inhumaine. Vous sapez l'ordre social. Vous vous faites l'apologiste des incendiaires et des assassins ! vous plaidez pour des attentats ! vous venez au secours des malfaiteurs !
Je m'arrête. Je m'interroge.
Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces, un douloureux devoir que, du reste, d'autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus fréquemment que je puis, de respectueuses visites à la misère. Oui, depuis cinq ans, j'ai souvent monté de tristes escaliers ; je suis entré dans des logis où il n'y a pas d'air l'été, où il n'y a pas de feu l'hiver, où il n'y a pas de pain ni l'hiver ni l'été. J'ai vu, en 1872, une mère dont l'enfant, un enfant de deux ans, était mort d'un rétrécissement d'intestins causé par le manque d'aliments. J'ai vu des chambres pleines de fièvre et de douleur ; j'ai vu se joindre des mains suppliantes ; j'ai vu se tordre des bras désespérés ; j'ai entendu des râles et des gémissements, là des vieillards, là des femmes, là des enfants ; j'ai vu des souffrances, des désolations, des indigences sans nom, tous les haillons du dénuement, toutes les pâleurs de la famine, et, quand j'ai demandé la cause de toute cette misère, on m'a répondu : C'est que l'homme est absent ! L'homme, c'est le point d'appui, c'est le travailleur, c'est le centre vivant et fort, c'est le pilier de la famille. L'homme n'y est pas, c'est pourquoi la misère y est. Alors j'ai dit : Il faudrait que l'homme revînt. Et parce que je dis cela, j'entends des cris de malédiction, des protestations irritées, et, ce qui est pire, des paroles d'ironie. Cela m'étonne, je l'avoue. Je me demande ce qu'ils ont fait, ces êtres accablés, ces vieillards, ces enfants, ces femmes, ces veuves dont le mari n'est pas mort, ces orphelins dont le père est vivant ! Je me demande s'il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu'ils n'ont pas commises. Je demande qu'on leur rende le père. Je suis stupéfait d'éveiller tant de colère parce que j'ai compassion de tant de détresse, parce que je n'aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m'agenouille devant les vieilles mères inconsolables, et parce que je voudrais réchauffer les pieds nus des petits enfants ! Je ne puis m'expliquer comment il est possible qu'en défendant les familles j'ébranle la société, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l'innocence, je sois l'avocat du crime !
Quoi ! parce que, voyant des infortunes inouïes et imméritées, de lamentables pauvretés, des mères et des épouses qui sanglotent, des vieillards qui n'ont plus même de grabats, des enfants qui n'ont plus même de berceaux, j'ai dit : me voilà ! que puis-je pour vous ? à quoi puis-je vous être bon ? et parce que les mères m'ont dit : rendez-nous nos fils ! et parce que les femmes m'ont dit : rendez-nous notre mari ! et parce que les enfants m'ont dit : rendez-nous notre père ! et parce que j'ai répondu : – j'essaierai ! j'ai mal fait ! j'ai eu tort !
Non ! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous ne le pense ici !
Eh bien ! j'essaie en ce moment.
Messieurs, écoutez-moi avec patience, comme on écoute celui qui plaide ; c'est le droit sacré de défense que j'exerce devant vous ; et si, en songeant à tant de détresses et à tant d'agonies qui m'ont confié leur cause, dans la conviction de ma compassion, il m'arrive de dépasser involontairement les limites que je veux m'imposer, souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clémence, et que, si la clémence est une imprudence, c'est une belle imprudence, et la seule permise à mon âge ; souvenez-vous qu'un excès de pitié, s'il pouvait y avoir excès dans la pitié, serait pardonnable chez celui qui a vécu beaucoup d'années, que celui qui a souffert a droit de protéger ceux qui souffrent, que c'est un vieillard qui vous sollicite pour des femmes et pour des enfants, et que c'est un proscrit qui vous parle pour des vaincus. (Vive émotion sur tous les bancs.)
Messieurs, un profond doute est toujours mêlé aux guerres civiles. J'en atteste qui ? Le rapport officiel. Il avoue, page 2, que l'obscurité du mouvement (du 18 mars) permettait à chacun (je cite) d'entrevoir la réalisation de quelques idées, justes peut-être. C'est ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la poursuite a été illimitée, l'amnistie ne doit pas être moindre. L'amnistie seule, l'amnistie totale, peut effacer ce procès fait à une foule, procès qui débute par trente-huit mille arrestations, dans lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et un enfants de quinze ans, treize ans et sept ans.
Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd'hui passer sans un serrement de cœur dans de certains quartiers de Paris, par exemple, près de ce sinistre soulèvement de pavés encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boulevard ? Qu'y a-t-il sous ces pavés ? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si loin dans l'avenir. Je m'arrête ; je me suis imposé des réserves, et je ne veux pas les franchir, – aujourd'hui du moins, – mais cette clameur fatale, il dépend de vous de l'éteindre. Messieurs, depuis cinq ans l'histoire a les yeux fixés sur ce tragique sous-sol de Paris, et elle en entendra sortir des voix terribles tant que vous n'aurez pas fermé la bouche des morts et décrété l'oubli.
Après la justice, après la pitié, considérez la raison d'état. Songez qu'à cette heure les déportés et les expatriés se comptent par milliers, et qu'il y a de plus les innombrables fuites des innocents effrayés, énorme chiffre inconnu. Cette vaste absence affaiblit le travail national ; on vous l'a dit éloquemment dans l'autre Chambre, rendez les travailleurs aux ateliers ; rendez à nos industries parisiennes ces ouvriers qui sont des artistes ; faites revenir ceux qui nous manquent ; pardonnez et rassurez ; le conseil municipal n'évalue pas à moins de cent mille le nombre des disparus. Les sévérités qui frappent des populations réagissent sur la prospérité publique ; l'expulsion des maures a commencé la ruine de l'Espagne et l'expulsion des juifs l'a consommée ; la révocation de l'édit de Nantes a enrichi l'Angleterre et la Prusse aux dépens de la France. Ne recommencez pas ces irréparables fautes politiques.
Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez l'amnistie. Votez-la virilement. Elevez-vous au-dessus des alarmes factices. Voyez comme la suppression de l'état de siège a été simple. La promulgation de l'amnistie ne le serait pas moins. (Très bien ! à l'extrême gauche.) Faites grâce.
Ici se présente un côté grave de la question ; le pouvoir exécutif intervient et nous dit : Faire grâce, cela me regarde.
Entendons-nous.
Messieurs, il y a deux façons de faire grâce ; une petite et une grande. L'ancienne monarchie pratiquait la clémence de deux manières : par lettres de grâce, ce qui effaçait la peine, et par lettres d'abolition, ce qui effaçait le délit. Le droit de grâce s'exerçait dans l'intérêt individuel, le droit d'abolition s'exerçait dans l'intérêt public. Aujourd'hui, de ces deux prérogatives de la royauté, le droit de grâce et le droit d'abolition, le droit de grâce, qui est le droit limité, est réservé au pouvoir exécutif ; le droit d'abolition, qui est le droit illimité, vous appartient. Vous êtes en effet le pouvoir souverain ; et c'est à vous que revient le droit supérieur. Le droit d'abolition, c'est l'amnistie. Dans cette situation, le pouvoir exécutif vous offre de se substituer à vous ; la petite clémence remplacera la grande ; c'est l'ancien bon plaisir. C'est-à-dire que le pouvoir exécutif vous fait une proposition qui revient à ceci, une des deux commissions parlementaires vous a dit le mot dans toute son ingénuité : Abdiquez !
Ainsi, il y a un grand acte à faire et vous ne le feriez pas ! Ainsi, le premier usage que vous feriez de votre souveraineté, ce serait l'abdication ! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la nation, vous avez en vous la majesté même du peuple, vous tenez de lui ce mandat auguste, éteindre les haines, fermer les plaies, calmer les cœurs, fonder la République sur la justice, fonder la paix sur la clémence ; et ce mandat, vous le déserteriez, et vous descendriez des hauteurs où la confiance publique vous a placés, et votre premier soin, ce serait de subordonner le pouvoir supérieur au pouvoir inférieur ; et, dans cette douloureuse question qui a besoin d'un vaste effort national, vous renonceriez, au nom de la nation, à la toute-puissance de la nation ! Quoi ! dans un moment où l'on attend tout de vous, vous vous annuleriez ! Quoi ! ce suprême droit d'abolition, vous ne l'exerceriez pas contre la guerre civile ! Quoi ! 1830 a eu son amnistie, la Convention a eu son amnistie, l'Assemblée constituante de 1789 a eu son amnistie, et, de même que Henri IV a amnistié la Ligue, Hoche a amnistié la Vendée ; et ces traditions vénérables, vous les démentiriez ! Et c'est par de la petitesse et de la peur que vous couronneriez toutes ces grandeurs de notre histoire ! Quoi ! laissant subsister tous les souvenirs cuisants, toutes les rancunes, toutes les amertumes, vous substitueriez un expédient sans efficacité politique, un long et contestable travail de grâces partielles, la miséricorde assaisonnée de favoritisme, les hypocrisies tenues pour repentirs, une obscure révision de procès périlleuse pour le respect légal dû à la chose jugée, une série de bonnes actions quasi royales, plus ou moins petites, à cette chose immense et superbe, la patrie ouvrant ses bras à ses enfants, et disant : Revenez tous ! j'ai oublié !
Non ! Non ! Non ! n'abdiquez pas ! (Mouvement.)
Messieurs, ayez foi en vous-mêmes. L'intrépidité de la clémence est le plus beau spectacle qu'on puisse donner aux hommes. Mais ici la clémence n'est pas l'imprudence, la clémence est la sagesse ; la clémence est la fin des colères et des haines ; la clémence est le désarmement de l'avenir. Messieurs, ce que vous devez à la France, ce que la France attend de vous, c'est l'avenir apaisé.
La pitié et la douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer au-dessus de la loi politique la loi morale, c'est l'unique moyen de subordonner toujours les révolutions à la civilisation. Dire aux hommes : Soyez bons, c'est leur dire : Soyez justes. Aux grandes épreuves doivent succéder les grands exemples. Une aggravation de catastrophes se rachète et se compense par une augmentation de justice et de sagesse. Profitons des calamités publiques pour ajouter une vérité à l'esprit humain ; et quelle vérité plus haute que celle-ci : Pardonner, c'est guérir !
Votez l'amnistie.
Enfin, songez à ceci :
Les amnisties ne s'éludent point. Si vous votez l'amnistie, la question est close ; si vous rejetez l'amnistie, la question commence.
Je voudrais m'arrêter ici, mais les objections s'opiniâtrent. Je les entends. Quoi ! Tout amnistier ? Oui ! Quoi ! Non seulement les délits politiques, mais les délits ordinaires ? Je dis : Oui ! Et l'on me réplique : Jamais !
Messieurs, ma réponse sera courte et ce sera mon dernier mot.
Je vais simplement mettre sous vos yeux une page d'histoire. Ensuite vous conclurez. (Mouvement. – Profond silence.)
Il y a vingt-cinq ans, un homme s'insurgeait contre une nation. Un jour de décembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, chargé de défendre et de garder la République, la prenait au collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de l'histoire. (Très bien ! à l'extrême gauche.) Autour de cet attentat, car tout crime a pour points d'appui d'autres crimes, cet homme et ses complices commettaient d'innombrables délits de droit commun. Laissez parler l'histoire ! Vol : vingt-cinq millions étaient empruntés de force à la Banque ; subornation de fonctionnaires : les commissaires de police, devenus des malfaiteurs, arrêtaient des représentants inviolables ; embauchage militaire, corruption de l'armée : les soldats gorgés d'or étaient poussés à la révolte contre le gouvernement régulier ; offenses à la magistrature : les juges étaient chassés de leurs sièges par des caporaux ; destruction d'édifices : le palais de l'Assemblée était démoli, l'hôtel Sallandrouze était canonné et mitraillé ; assassinats : Baudin était tué, Dussoubs était tué, un enfant de sept ans était tué rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre était jonché de cadavres ; plus tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidauré était fusillé, fusillé deux fois ; Charlet, Cirasse et Cuisinier étaient assassinés par la guillotine en place publique. Du reste, l'auteur de ces attentats était un récidiviste ; et, pour me borner aux délits de droit commun, il avait déjà tenté de commettre un meurtre, il avait, à Boulogne, tiré un coup de pistolet à un officier de l'armée, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs, le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Décembre, ne fut pas seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun ; sous le regard de l'histoire, il se décompose ainsi : vol à main armée, subornation, voies de fait aux magistrats, embauchage militaire, démolition d'édifices, assassinats. Et j'ajoute : contre qui fut commis ce crime ? Contre un peuple. Et au profit de qui ? Au profit d'un homme. (Très bien ! Très bien ! à l'extrême gauche.)
Vingt ans après, une autre commotion, l'événement dont les suites vous occupent aujourd'hui, a ébranlé Paris.
Paris, après un sinistre assaut de cinq mois, avait cette fièvre redoutable que les hommes de guerre appellent la fièvre obsidionale. Paris, cet admirable Paris, sortait d'un long siège stoïquement soutenu ; il avait souffert la faim, le froid, l'emprisonnement, car une ville assiégée est une ville en prison ; il avait subi la bataille de tous les jours, le bombardement, la mitraille ; mais il avait sauvé, non la France, mais ce qui est plus encore peut-être, l'honneur de la France (mouvement) ; il était saignant et content. L'ennemi pouvait le faire saigner, des français seuls pouvaient le blesser ; on le blessa. On lui retira le titre de capitale de la France ; Paris ne fut plus la capitale que du monde. Alors la première des villes voulut être au moins l'égale du dernier des hameaux, Paris voulut être une commune. (Rumeurs à droite.)
De là une colère ; de là un conflit. Ne croyez pas que je cherche ici à rien atténuer. Oui, et je n'ai pas attendu à aujourd'hui pour le dire, – entendez-vous bien ? – oui, l'assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas est un crime, comme l'assassinat de Baudin et Dussoubs est un crime ; oui, l'incendie des Tuileries et de l'Hôtel de Ville est un crime, comme la démolition de la salle de l'Assemblée nationale est un crime ; oui, le massacre des otages est un crime, comme le massacre des passants sur le boulevard est un crime (applaudissements à l'extrême gauche) ; oui, ce sont là des crimes ; et s'il s'y joint cette circonstance qu'on est repris de justice, et qu'on a derrière soi, par exemple, le coup de pistolet au capitaine
Col-Puygellier, le cas est plus grave encore ; j'accorde tout ceci, et j'ajoute : ce qui est vrai d'un côté est vrai de l'autre. (Très bien ! à l'extrême gauche.)
Il y a deux groupes de faits, séparés par un intervalle de vingt ans, le fait du 2 Décembre et le fait du 18 Mars. Ces deux faits s'éclairent l'un par l'autre ; ces deux faits, politiques tous les deux, bien qu'avec des causes absolument différentes, contiennent l'un et l'autre ce que vous appelez des délits communs.
Cela posé, j'examine. Je me mets en face de la justice.
Évidemment, pour les mêmes délits, la justice aura été la même ; ou, si elle a été inégale dans ses arrêts, elle aura considéré, d'un côté, qu'une population qui vient d'être héroïque devant l'ennemi devait s'attendre à quelque ménagement, qu'après tout les crimes à punir étaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes, et qu'enfin, si l'on examinait la cause même du conflit, Paris avait, certes, droit à l'autonomie, de même qu'Athènes qui s'est appelée l'Acropole, de même que Rome qui s'est appelée Urbs, de même que Londres qui s'appelle la Cité ; la justice aura considéré d'un autre côté à quel point est abominable le guet-apens d'un parvenu quasi princier qui assassine pour régner ; et pesant d'un côté le droit, de l'autre l'usurpation, la justice aura réservé toute son indulgence pour la population désespérée et fiévreuse, et toute sa sévérité pour le misérable prince d'aventure, repu et insatiable, qui après l'Élysée veut le Louvre, et qui, en poignardant la République, poignarde son propre serment. (Très bien ! à l'extrême gauche)
Messieurs, écoutez la réponse de l'histoire. Le poteau de Satory, Nouméa, dix-huit mille neuf cent quatre-vingt-quatre condamnés, la déportation simple et murée, les travaux forcés, le bagne à cinq mille lieues de la patrie, voilà de quelle façon la justice a châtié le 18 Mars ; et quant au crime du 2 Décembre, qu'a fait la justice ? la justice lui a prêté serment. (Mouvement prolongé.)
Je me borne aux faits judiciaires ; je pourrais en constater d'autres, plus lamentables encore ; mais je m'arrête.
Oui, cela est réel, des fosses, – de larges fosses, – ont été creusées ici et en Calédonie ; depuis la fatale année 1871, de longs cris d'agonie se mêlent à l'espèce de paix que fait l'état de siège ; un enfant de vingt ans, condamné à mort pour un article de journal, a eu sa grâce, le bagne, et a été néanmoins exécuté par la nostalgie, à cinq mille lieues de sa mère ; les pénalités ont été et sont encore absolues ; il y a des présidents de tribunaux militaires qui interdisent aux avocats de prononcer des mots d'indulgence et d'apaisement ; ces jours-ci, le 28 avril, une sentence atteignait, après cinq années, un ouvrier déclaré honnête et laborieux par tous les témoignages, et le condamnait à la déportation dans une enceinte fortifiée, arrachant ainsi ce travailleur à sa famille, ce mari à sa femme et ce père à ses enfants ; et il y a quelques semaines à peine, le 1er mars, un nouveau convoi de condamnés politiques, confondus avec des forçats, était, malgré nos réclamations, embarqué pour Nouméa. Le vent d'équinoxe a empêché le départ ; il semble par moment que le ciel veut donner aux hommes le temps de réfléchir ; la tempête, clémente, a accordé un sursis ; mais, la tempête ayant cessé, le navire est parti. (Sensation.) La répression est inexorable. C'est ainsi que le 18 Mars a été frappé.
Quant au 2 Décembre, j'y insiste, dire qu'il a été impuni serait dérisoire, il a été glorifié ; il a été, non subi, mais adoré ; il est passé à l'état de crime légal et de forfait inviolable. (Applaudissements à l'extrême gauche ?) Les prêtres ont prié pour lui ; les juges ont jugé sous lui ; des représentants du peuple, à qui ce crime avait donné des coups de crosse, non seulement les ont reçus, mais les ont acceptés (rires à gauche), et se sont faits ses serviteurs. L'auteur du crime est mort dans son lit, après avoir complété le 2 Décembre par Sedan, la trahison par l'ineptie, et le renversement de la République par la chute de la France ; et, quant aux complices, Morny, Billault, Magnan, Saint-Arnaud, Abbatucci, ils ont donné leurs noms à des rues de Paris. (Sensation.) Ainsi, à vingt ans d'intervalle, pour deux révoltes, pour le 18 Mars et pour le 2 Décembre, telles ont été les deux conduites tenues dans les régions du haut desquelles on gouverne : contre le peuple, toutes les rigueurs ; devant l'empereur, toutes les bassesses.
Il est temps de faire cesser l'étonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer à cette honte de deux poids et de deux mesures ; je demande, pour les faits du 18 Mars, l'amnistie pleine et entière. (Applaudissements prolongés à l'extrême gauche. – La séance est suspendue. L'orateur regagne son banc, félicité par ses collègues.)
Quelques membres au centre. – Aux voix ! Aux voix !
M. le Président. – Personne ne demande la parole ? (Silence au banc de la commission et au banc du gouvernement.) Il y a un amendement de M. Tolain.
M. Tolain, au pied de la tribune. – En présence du silence de la commission et du gouvernement, qui ne trouvent rien à répondre, je retire mon amendement.
M. le Président. donne lecture des articles de la proposition d'amnistie, qui sont successivement rejetés, par assis et levé.
La proposition est mise aux voix dans son ensemble.
Se lèvent pour :
MM. Victor Hugo.
Peyrat.
Schoelcher.
Laurent-Pichat.
Scheurer-Kestner.
Corbon.
Ferrouillat.
Brillier.
Pomel (d'Oran).
Lelièvre (d'Alger).
Le reste de l'Assemblée se lève contre.
La proposition d'amnistie est rejetée.
Troisième discours pour l'amnistie. Séance du sénat du 3 juillet 1880.
Je ne veux dire qu'un mot.
J'ai souvent parlé de l'amnistie, et mes paroles ne sont peut-être pas complètement effacées de vos esprits ; je ne les répéterai point.
Je vous laisse vous redire à vous-mêmes ce qui a été dit, dans tous les temps, contre l'amnistie et pour l'amnistie, dans les deux ordres de faits, dans l'ordre politique et dans l'ordre moral ; – dans l'ordre politique, toujours les mêmes crimes, reprochés par un côté à l'autre côté ; toujours, à toutes les époques, quels que soient les accusés, quels que soient les juges, les mêmes condamnations, sur lesquelles on entrevoit au fond de l'ombre ce mot tranquille et sinistre : les vainqueurs jugent les vaincus ; – dans l'ordre moral, toujours le même gémissement, toujours la même invocation, toujours les mêmes éloquences, irritées ou attendries, et, ce qui dépasse toute éloquence, des femmes qui lèvent les mains au ciel, des mères qui pleurent. (Sensation.)
J'appellerai seulement votre attention sur un fait.
Messieurs, le 14 juillet est la grande fête ; votre vote aujourd'hui touche à cette fête.
Cette fête est une fête populaire ; voyez la joie qui rayonne sur tous les visages, écoutez la rumeur qui sort de toutes les bouches. C'est plus qu'une fête populaire, c'est une fête nationale ; regardez ces bannières, entendez ces acclamations. C'est plus qu'une fête nationale, c'est une fête universelle ; constatez sur tous les fronts, anglais, hongrois, espagnols, italiens, le même enthousiasme ; il n'y a plus d'étrangers.
Messieurs, le 14 juillet, c'est la fête humaine.
Cette gloire est donnée à la France, que la grande fête française, c'est la fête de toutes les nations.
Fête unique.
Ce jour-là, le 14 juillet, au-dessus de l'Assemblée nationale, au-dessus de Paris victorieux, s'est dressée, dans un resplendissement suprême, une figure, plus grande que toi, Peuple, plus grande que toi, Patrie, – l'Humanité ! (Applaudissements.)
Oui, la chute de cette Bastille, c'était la chute de toutes les bastilles. L'écroulement de cette citadelle, c'était l'écroulement de toutes les tyrannies, de tous les despotismes, de toutes les oppressions. C'était la délivrance, la mise en lumière, toute la terre tirée de toute la nuit. C'était l'éclosion de l'homme. La destruction de cet édifice du mal, c'était la construction de l'édifice du bien. Ce jour-là, après un long supplice, après tant de siècles de torture, l'immense et vénérable Humanité s'est levée, avec ses chaînes sous les pieds et sa couronne sur la tête.
Le 14 juillet a marqué la fin de tous les esclavages. Ce grand effort humain a été un effort divin. Quand on comprendra, pour employer les mots dans leur sens absolu, que toute action humaine est une action divine, alors tout sera dit, le monde n'aura plus qu'à marcher dans le progrès tranquille vers l'avenir superbe.
Eh bien, messieurs, ce jour-là, on vous demande de le célébrer, cette année, de deux façons, toutes deux augustes. Vous ne manquerez ni à l'une ni à l'autre. Vous donnerez à l'armée le drapeau, qui exprime à la fois la guerre glorieuse et la paix puissante, et vous donnerez à la nation l'amnistie, qui signifie concorde, oubli, conciliation, et qui, là-haut, dans la lumière, place au-dessus de la guerre civile la paix civile. (Très bien ! – Bravos.)
Oui, ce sera un double don de paix que vous ferez à ce grand pays : le drapeau, qui exprime la fraternité du peuple et de l'armée ; l'amnistie, qui exprime la fraternité de la France et de l'humanité.
Quant à moi, – laissez-moi terminer par ce souvenir, – il y a trente-quatre ans, je débutais à la tribune française, – à cette tribune. Dieu permettait que mes premières paroles fussent pour la marche en avant et pour la vérité ; il permet aujourd'hui que celles-ci, – les dernières, si je songe à mon âge, que je prononcerai parmi vous peut-être, – soient pour la clémence et pour la justice. (Profonde émotion et vifs applaudissements.)
Discours pour l'amnistie.
Séance du sénat du 28 février 1879.
Le 28 janvier 1879, Victor Hugo avait déposé au Sénat une proposition d'amnistie pleine et entière :
« Les soussignés,
Voulant effacer toutes les traces de la guerre civile, ont l'honneur de présenter la proposition suivante :
Article premier. – Sont amnistiés tous les condamnés pour actes relatifs aux événements de mars, avril et mai 1871. Les poursuites, pour faits se rapportant auxdits événements, sont et demeurent non avenues.
Art. 2. – Cette amnistie pleine et entière est étendue à toutes condamnations politiques prononcées depuis la dernière amnistie de 1870.
Ont signé : MM. Victor Hugo, Schoelcher, Peyrat, Corbon, Laurent-Pichat, Scheurer-Kestner, Barne, Ferrouillat, Romet, Massé, Demôle, Lelièvre, Combescure, Ronjat, Tolain, Griffe, Ch. Brun, La Serve. »
Le gouvernement proposa par contre une amnistie partielle. Le projet de loi vint en discussion à la séance du 28 février. Victor Hugo prit la parole :
J'occuperai cette tribune peu d'instants. Tout ce qui pouvait être dit pour ou contre l'amnistie a été dit. Je n'ajouterai rien. Je ne répéterai rien de ce que vous avez entendu.
Le pouvoir exécutif intervient cette fois, et il vous dit : La grâce dépend de moi, l'amnistie dépend de vous. Combinez ces deux solutions ; faites des catégories : ici les amnistiés ; là les commués ; au fond, les non graciés. La peine d'un côté, l'effacement de l'autre.
Messieurs, composez ainsi le pour et le contre ; vous verrez tous ces demi-pansements s'irriter, toutes ces plaies saigner, toutes ces douleurs gémir. La question se plaindra jusqu'à ce qu'elle revienne.
Si, au contraire, vous acceptez la grande solution, la solution vraie, l'amnistie totale, générale, sans réserve, sans condition, sans restriction, l'amnistie pleine et entière, alors la paix naîtra, et vous n'entendrez plus rien que le bruit immense et profond de la guerre civile qui se ferme. (Applaudissements.)
Les guerres civiles ne sont finies qu'apaisées.
En politique, oublier c'est la grande loi.
Un vent fatal a soufflé ; des malheureux ont été entraînés, vous les avez saisis, vous les avez punis. Il y a de cela huit ans.
La guerre civile est une faute. Qui l'a commise ? Tout le monde et personne. (Bruits à droite.) Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli.
Ce vaste oubli, c'est l'amnistie.
Vous êtes un gouvernement nouveau, établissez-vous par des actes considérables. Faites voir aux vieux gouvernements comment vous montez pendant qu'ils descendent ; enseignez-leur l'art de sortir des précipices.
Quel précipice fut plus profond que le vôtre ? quelle sortie est plus éclatante ? Continuez cette sortie admirable. Montrez comment un peuple magnanime sait préférer à la haine la fraternité, à la mort la vie, à la guerre la paix.
Il est bon qu'après tant de luttes et d'angoisses, une puissante nation sache prouver au monde qu'elle répond par la grandeur de ses actes à la grandeur de ses institutions.
Quel mal y aurait-il à ce qu'on pût dire : La France a eu un moment terrible ; il y avait d'un côté la Commune, menaçant la magnifique fondation de 93, l'unité nationale ; il y avait de l'autre côté trois monarchies et le pouvoir clérical ; ces forces obscures se sont livré bataille. Vous êtes alors intervenus ; vous avez saisi les deux forces et les avez brisées l'une sur l'autre, et vous en avez extrait la clémence, la vraie clémence, – l'oubli. Et c'est ainsi que, dans l'ombre et dans la nuit, la République, la République souveraine, la République toute-puissante, a su, du choc de deux blocs de ténèbres, faire jaillir la lumière. (Applaudissements à gauche.)
Annexe IV Aide aux familles des détenus politiques
23 avril 1872
Les journaux républicains publient le 26 décembre 1871 (cf. La République française) un appel à souscrire pour les familles des détenus et condamnés politiques ; Victor Hugo est au nombre des signataires. Le Rappel du 25 avril 1872 publie cette lettre adressée auresponsable de cette souscription :
Au représentant Greppo.
Paris, 23 avril 1872.
Mon cher ancien collègue,
J’ai été pendant trois semaines le mandataire du peuple de Paris à l'Assemblée nationale. L'indemnité attribuée aux représentants me donne droit à une somme de six cent soixante-quinze francs que je verse dans la caisse de secours pour les familles des détenus et condamnés politiques. Il semble que de cette façon j'aurai complètement rempli mon mandat.
Recevez mon plus cordial serrement de main.
Victor Hugo.
Annexe XIII Comité d'aide aux amnistiés
Janvier-Septembre 1879
Un comité d'aide aux amnistiés est formé sous la présidence de Victor Hugo et de Louis Blanc. Sa première initiative est d'ouvrir une souscription, pour laquelle Victor Hugo verse mille francs (Le Rappel du 16 février) et dont voici l'appel initial, extrait du Rappel du 15 février.
A nos concitoyens
Parmi les condamnés rendus à leur pays, il en est qui reviennent épuisés par plusieurs années de souffrances. D'autres ont perdu, par suite de leur longue absence, l'occupation qui les faisait vivre. Il faut empêcher que les premiers ne meurent faute d'assistance, et les seconds faute d'emploi. Pour les malades et les infirmes, nous demandons des secours ; pour les ouvriers valides, nous demandons du travail. Ceci est une question d'humanité. Nous parlons au nom du malheur : les âmes généreuses nous entendront.
Victor Hugo.
Louis Blanc.
H. Thulié, président du conseil municipal.
Mathé, président du conseil général.
[Suivent les noms de neuf sénateurs, quatre-vingt-huit députés, soixante-seize conseillers généraux ou municipaux.]
Puis le comité tâche d'intéresser les collectivités locales à son action. Il adresse ce message aux conseillers généraux et municipaux de France — extrait du Rappel du 22 avril :
Paris, 17 avril.
A nos concitoyens
Notre premier appel a été compris.
Outre les souscriptions personnelles, le conseil municipal de Paris a mis 100,000 francs à la disposition du comité. Le gouvernement a consacré au rapatriement des infortunés que nous avons à secourir une somme de 300,000 francs. Il ne faut pas perdre de vue que la patrie va être rouverte à trois mille cinq cents amnistiés et à quinze cents contumaces. Un immense secours est nécessaire. Nous y invitons tous les bons citoyens et nous faisons appel aux sentiments des conseils municipaux et généraux. C'est au cœur même de la France que nous nous adressons ; nous comptons sur lui. Pour le comité central d'aide aux amnistiés,
La commission d'exécution :
Victor Hugo, Louis Blanc, Thulié, Mathé, Ph. Jourde, Ernest Lefèvre, Henri Salles.
Extrait du Rappel du 28 juin 1879 :
Comité central d'aide aux amnistiés
Le comité central d'aide aux amnistiés croit devoir à ceux qui l'ont assisté dans son œuvre l'exposé de ce qui a été fait par lui jusqu'à ce jour.
Le comité s'est formé, comme on sait, à la fin de janvier dernier, pour venir en aide à ceux de nos concitoyens que la loi d'amnistie, non encore votée à ce moment, mais impatiemment attendue par l'opinion publique, allait rendre à la patrie.
Un premier appel a été publié par le comité le 3 février.
Un second appel a été adressé le 21 avril.
Ces deux appels ont été entendus.
Non-seulement des souscriptions particulières, mais même les allocations de nombreuses municipalités ont été versées au comité.
Parmi elles, il convient de citer en première ligne celle du conseil municipal de Paris, qui a voté 100,000 francs.
Pour la bonne répartition de ces fonds — et surtout pour procurer aux amnistiés le travail, car c'était là l'objet le plus important à poursuivre, — le comité a provoqué dans Paris et dans le département de la Seine la formation de comités de répartition, qui se sont constitués dans les divers arrondissements, sous la direction des députés et des conseillers municipaux, assistés de citoyens dévoués
Le comité central doit à ces comités d'arrondissement l'expression de sa reconnaissance pour le zèle éclairé et le dévouement patriotique qu'ils ont mis à s'acquitter de leur tâche.
Grâce à leurs efforts, combinés avec ceux du comité central, les résultats suivants ont été obtenus
Au 24 juin, le nombre des amnistiés qui s'étaient fait inscrire au comité central était de 583.
522 ont été adressés par le comité central aux comités d'arrondissement, 25 aux comités suburbains ; et 36 ont été secourus directement — une fois pour toutes — par le comité central.
Le nombre des amnistiés placés s'est élevé à 416, sur lesquels 59 l'ont été par le comité central et 357 par les comités d'arrondissement.
11 sont retournés dans leurs départements, grâce à l'aide du comité cent et 14, infirmes, ont été placés dans les hospices.
3, malheureusement, sont morts.
D'où il suit que, sur les 583 amnistiés précédemment inscrits, 88, aujourd'hui, restent à secourir.
Ces 88 amnistiés, n'ayant pas de profession manuelle, et étant spécialement propres au travail d'écritures et de bureau, ont été moins faciles à placer que les autres. Le comité fait en leur faveur un pressant appel aux chefs de maisons de commerce et d'établissements industriels.
Mais si, pour ceux qui ont pu jusqu'à présent rentrer sur le sol de la patrie, l'œuvre du comité est presque accomplie, elle ne fait au contraire que commencer pou' tous ceux, en bien plus grand nombre, qui reviennent maintenant ou, qui sont encor, attendus, c'est-à-dire pour les contumaces et pour les 2,500 déportés de la Nouvelle Calédonie, dont les premiers arriveront dans le courant du mois prochain.
Le comité s'adresse de nouveau à toutes les âmes généreuses. Elles comprendront tout ce qu'il faut de bonne volonté de la part de tous pour fournir à un si grand nombre de concitoyens infortunés l'assistance, le travail, les moyens, en un mot, de rentrer dans la vie commune.
Il adresse cet appel aux républicains, non-seulement de Paris, mais de la France entière, et il saisit, en terminant, cette occasion de remercier tous ceux qui, dans diverses villes, ont déjà formé des comités dont l'œuvre a été efficace, et qui ont bien voulu coordonner leurs efforts avec les siens. Il espère que leur exemple sera suivi, et il compte sur ces adhérents de l'avenir, comme sur ceux qu'il a déjà eu le bonheur de réunir, pour continuer avec lui, jusqu'à son achèvement, l'œuvre d'humanité et d'apaisement qu'il a entreprise.
Pour le comité central,
Les présidents
Victor Hugo,
Louis Blanc.
La commission d'exécution :
Thulié,
Mathé,
Ernest Lefèvre,
Ph. Jourde,
H. Salles.
Le 14 juillet, le comité central d'aide aux amnistiés organise une grande fête, au pré Catelan. Victor Hugo et Louis Blanc la président. A cette occasion, une feuille intitulée Le 14 juillet. Anniversaire de la prise de la Bastille est mise en vente au profit des amnistiés ; Victor Hugo y contribue par un poème, « L'Avenir », extrait de L'Année terrible.
Le 1 er septembre, le Var débarque à Port-Vendres le premier contingent de déportés de la Nouvelle-Calédonie ; d'autres navires suivent. Le Rappel du 15 septembre mentionne que Victor Hugo fait un second versement de mille francs au comité et publie ce message rédigé par lui.
A la ville de Port-Vendres
L'amnistie pleine et entière est désormais certaine. Laissez-nous exprimer notre joie. La ville de Port-Vendres, en recevant si admirablement nos compatriotes infortunés, a été la France entière. La tendresse auguste des nations sait effacer les longs exils. Il n'y a plus là de nuance politique ; ceux qui sont rendus sont rendus à tous. Ils sentent l'ouverture des bras de la patrie.
Nous remercions, attendris.
Victor Hugo. Louis Blanc.
Annexe XXII sur l'incident belge
Novembre 1879
En octobre 1879, Victor Hugo fut invité à assister à la première représentation de Ruy Blas au Théâtre royal de Liège. Il s'excusa de ne pouvoir y aller en terminant par ces mots : « Je suis expulsé de Belgique. »
On lit dans Le Rappel du 10 novembre cet échange de lettres entre le rédacteur en chef de La Meuse et Victor Hugo.
29 octobre 1879.
Mon cher maître,
Je n'avais pas attendu votre réponse pour écrire à M. Bara, notre ministre de la justice, l'un des personnages les plus importants du parti libéral. Je lui signalais l'arrêté d'expulsion de 1871 comme une honte pour notre pays et le priais d'en décréter l'annulation.
La réponse ne s'est pas fait attendre. Tous les procureurs généraux de Belgique viennent de recevoir avis du ministère de la justice que l'arrêté par lequel votre expulsion a été prononcée en 1871 est devenu sans objet et est par conséquent annulé.
Je me suis empressé d'annoncer dans mon journal, que je vous envoie, cette juste mais tardive réparation. Votre grand cœur pardonnera, j'en suis sûr, à mon pays, une faute dont le gouvernement clérical, sous lequel nous avons gémi, est seul responsable.
Agréez, mon cher maître, l'assurance de mes sentiments d'admiration et de dévouement.
H. Kirsch.
Cher confrère,
Votre intervention affectueuse et délicate me touche profondément, et je vous remercie. Permettez-moi seulement une observation que vous apprécierez, je n'en doute pas.
Toute la publicité possible a été donnée à cet outrage par le gouvernement clérical belge de 1871. Un acte public peut seul effacer un acte public. Je n'insiste pas, et je presse vos mains cordiales.
Victor Hugo.
Annexe XXIX don au comité d'aide aux amnistiés
Janvier 1881
[Extrait du Rappel du 24 janvier 1881, ce billet adressé au trésorier du comité central d'aide aux amnistiés :]
J'ai mille francs. Je les envoie aux amnistiés. Il faut commencer l'année par un regard sur ceux qui souffrent.
Victor Hugo.
Note V. Fin de l’incident Belge.
L’incident belge a eu une suite. Le dénouement a été digne du commencement. La conscience publique exigeait un procès. Le gouvernement belge l’a compris ; il en a fait un. A qui ? Aux auteurs et complices du guet-apens de la place des Barricades ? Non. Au fils de Victor Hugo, et un peu par conséquent au père. Le gouvernement belge a simplement accusé M. François-Victor Hugo de vol. M. François- Victor Hugo avait depuis quatre ou cinq ans dans sa chambre quelques vieux tableaux achetés en Flandre et en Hollande. Le gouvernement catholique belge a supposé que ces tableaux devaient avoir été volés au Louvre par la Commune et par M. François-Victor Hugo. Il les a fait saisir en l’absence de M. François-Victor Hugo, et un juge nommé Cellarier a gravement et sans la moindre stupeur instruit le procès. Au bout de six semaines, il a fallu renoncer à cette tentative, digne pendant de la tentative nocturne du 27 mai. La justice belge s’est désistée du procès, a rendu les tableaux et a gardé la honte. De tels faits ne se qualifient pas.
La justice belge n’ayant pu donner le change à l’opinion, et n’ayant pas réussi dans son essai de poursuivre un faux crime, à paru, au bout de trois mois, se souvenir qu’elle avait un vrai crime à poursuivre. Le 20 août, M. Victor Hugo a reçu, à Vianden, l’invitation de faire sa déclaration sur l’assaut du 27 mai devant le juge d’instruction de Diekirch. Il l’a faite en ces termes :
Le 1er juin 1871, au moment de quitter la Belgique, j’ai publié la déclaration que voici :
« L’assaut nocturne d’une maison est un crime qualifié. A six heures du matin, le procureur du roi devait être dans ma maison ; l’état des lieux devait être constaté judiciairement, l’enquête de justice en règle devait commencer, cinq témoins devaient être immédiatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n’a été fait. Aucun magistrat instructeur n’est venu ; aucune vérification légale des dégâts, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura à peu près disparu, et les témoins seront dispersés ; l’intention de ne rien voir est ici évidente. Après, la police sourde, la justice aveugle. Pas une déposition n’a été judiciairement recueillie ; et le principal témoin, qu’avant tout on devrait appeler, on l’expulse.
Victor Hugo. »
Tout ce que j’ai indiqué dans ce qu’on vient de lire s’est réalisé.
Aujourd’hui, 20 août 1871, je suis cité à faire, par-devant le juge d’instruction de Diekirch (Luxembourg), délégué par commission rogatoire, la déclaration de l’acte tenté contre moi dans la nuit du 27 mai.
Deux mois et vingt-quatre jours se sont écoulés. Je suis en pays étranger.
Le gouvernement belge a laissé aux traces matérielles le temps de disparaître, et aux témoins le temps de se disperser et d’oublier.
Puis, quand il a fait tout ce qu’il a pu pour rendre l’enquête illusoire, il com- mence l’enquête.
Quand la justice belge pense qu’au bout de près de trois mois le fait a eu le temps de s’évanouir judiciairement et est devenu insaisissable, elle se saisit du fait.
Pour commencer, au mépris du code, elle qualifie, dans la citation qui m’est remise, l’assaut d’une maison par une bande armée de pierres et poussant des cris de mort : « violation de domicile ».
Pourquoi pas tapage nocturne ?
A mes yeux, le crime qualifié de la place des Barricades a une circonstance atténuante. C’est un fait politique. C’est un acte sauvage et inconscient, un acte d’ignorance et d’imbécillité, du même genre que les faits reprochés aux agents de la Commune. Cette assimilation est acquise aux hommes de la place des Barri- cades. Ils ont agi aveuglément comme agissaient les instruments de la Commune. C’est pourquoi je les couvre de la même exception. C’est pourquoi il ne m’a pas convenu d’être plaignant.
C’est pourquoi, témoin, j’eusse plaidé la circonstance atténuante qu’on vient d’entendre.
Mais je n’ai pas voulu être plaignant, et le gouvernement belge n’a pas voulu que je fusse témoin.
Je serai absent.
Par le fait de qui ?
Par le fait du gouvernement belge.
La conduite du ministère belge, dans cette affaire, a excité l’indignation de toute la presse libre d’Europe, que je remercie.
Pour Charles Hugo (1). La peine de mort. Cour d'assises de la Seine (Procès de l'Évènement)
Cour d'assises
1851.
11 juin 1851.
Messieurs les jurés, aux premières paroles que M. l'avocat général a prononcées, j'ai cru un moment qu'il allait abandonner l'accusation. Cette illusion n'a pas longtemps duré. Après avoir fait de vains efforts pour circonscrire et amoindrir le débat, le ministère public a été entraîné, par la nature même du sujet, à des développements qui ont rouvert tous les aspects de la question, et, malgré lui, la question a repris toute sa grandeur. Je ne m'en plains pas.
J'aborde immédiatement l'accusation ; mais, auparavant, commençons par bien nous entendre sur un mot. Les bonnes définitions font les bonnes discussions. Ce mot « respect dû aux lois », qui sert de base à l'accusation, quelle portée a-t-il ? que signifie-t-il ? quel est son vrai sens ? Evidemment, et le ministère public lui-même me paraît résigné à ne point soutenir le contraire, ce mot ne peut signifier suppression, sous prétexte de respect, de la critique des lois. Ce mot signifie tout simplement respect de l'exécution des lois. Pas autre chose. Il permet la critique, il permet le blâme, même sévère, nous en voyons des exemples tous les jours, et même à l'endroit de la Constitution, qui est supérieure aux lois ; ce mot permet l'invocation au pouvoir législatif pour abolir une loi dangereuse ; il permet enfin qu'on oppose à la loi un obstacle moral, mais il ne permet pas qu'on lui oppose un obstacle matériel. Laissez exécuter une loi, même mauvaise, même injuste, même barbare, dénoncez-la à l'opinion, dénoncez-la au législateur, mais laissez-la exécuter ; dites qu'elle est mauvaise, dites qu'elle est injuste, dites qu'elle est barbare, mais laissez-la exécuter. La critique, oui ; la révolte, non. Voilà le vrai sens, le sens unique de ce mot : respect des lois.
Autrement, messieurs, pesez ceci. Dans cette grave opération de l'élaboration des lois, opération qui comprend deux fonctions : la fonction de la presse, qui critique, qui conseille, qui éclaire, et la fonction du législateur, qui décide, – dans cette grave opération, dis-je, la première fonction, la critique, serait paralysée, et par contrecoup la seconde. Les lois ne seraient jamais critiquées, et, par conséquent, il n'y aurait pas de raison pour qu'elles fussent jamais améliorées, jamais réformées, l'Assemblée nationale législative serait parfaitement inutile. Il n'y aurait plus qu'à la fermer. Ce n'est pas là ce qu'on veut, je suppose. (On rit.)
Ce point éclairci, toute équivoque dissipée sur le vrai sens du mot « respect dû aux lois », j'entre dans le vif de la question.
Messieurs les jurés, il y a, dans ce qu'on pourrait appeler le vieux code européen, une loi que, depuis plus d'un siècle, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les vrais hommes d'état, veulent effacer du livre vénérable de la législation universelle ; une loi que Beccaria a déclarée impie et que Franklin a déclarée abominable, sans qu'on ait fait de procès à Beccaria ni à Franklin ; une loi qui, pesant particulièrement sur cette portion du peuple qu'accablent encore l'ignorance et la misère, est odieuse à la démocratie, mais qui n'est pas moins repoussée par les conservateurs intelligents ; une loi dont le roi Louis-Philippe, que je ne nommerai jamais qu'avec le respect dû à la vieillesse, au malheur et à un tombeau dans l'exil, une loi dont le roi Louis-Philippe disait : Je l'ai détestée toute ma vie ; une loi contre laquelle M. de Broglie a écrit, contre laquelle M. Guizot a écrit ; une loi dont la Chambre des députés réclamait par acclamation l'abrogation, il y a vingt ans, au mois d'octobre 1830, et qu'à la même époque le parlement demi-sauvage d'Otahiti rayait de ses codes ; une loi que l'Assemblée de Francfort abolissait il y a trois ans, et que l'Assemblée constituante de la République romaine, il y a deux ans, presque à pareil jour, a déclarée abolie à jamais, sur la proposition du député Charles Bonaparte ; une loi que notre Constituante de 1848 n'a maintenue qu'avec la plus douloureuse indécision et la plus poignante répugnance ; une loi qui, à l'heure où je parle, est placée sous le coup de deux propositions d'abolition, déposées sur la tribune législative ; une loi enfin dont la Toscane ne veut plus, dont la Russie ne veut plus, et dont il est temps que la France ne veuille plus. Cette loi devant laquelle la conscience humaine recule avec une anxiété chaque jour plus profonde, c'est la peine de mort.
Eh bien ! messieurs, c'est cette loi qui fait aujourd'hui ce procès ; c'est elle qui est notre adversaire. J'en suis fâché pour M. l'avocat général, mais je l'aperçois derrière lui ! (Long mouvement.)
Je l'avouerai, depuis une vingtaine d'années, je croyais, et moi qui parle j'en avais fait la remarque dans des pages que je pourrais vous lire, je croyais, – mon Dieu ! avec M. Léon Faucher, qui, en 1836, écrivait dans un recueil, la Revue de Paris, ceci (je cite) :
« L'échafaud n'apparaît plus sur nos places publiques qu'à de rares intervalles, et comme un spectacle que la justice a honte de donner. » (Mouvement.)
Je croyais, dis-je, que la guillotine, puisqu'il faut l'appeler par son nom, commençait à se rendre justice à elle-même, qu'elle se sentait réprouvée, et qu'elle en prenait son parti. Elle avait renoncé à la place de Grève, au plein soleil, à la foule, elle ne se faisait plus crier dans les rues, elle ne se faisait plus annoncer comme un spectacle. Elle s'était mise à faire ses exemples le plus obscurément possible, au petit jour, barrière Saint-Jacques, dans un lieu désert, devant personne. Il me semblait qu'elle commençait à se cacher, et je l'avais félicitée de cette pudeur. (Nouveau mouvement.)
Eh bien ! messieurs, je me trompais, M. Léon Faucher se trompait. Elle est revenue de cette fausse honte. La guillotine sent qu'elle est une institution sociale, comme on parle aujourd'hui. Et qui sait ? peut-être même rêve-t-elle, elle aussi, sa restauration. (On rit.)
La barrière Saint-Jacques, c'est la déchéance. Peut-être allons-nous la voir un de ces jours reparaître place de Grève, en plein midi, en pleine foule, avec son cortège de bourreaux, de gendarmes et de crieurs publics, sous les fenêtres mêmes de l'hôtel de ville, du haut desquelles on a eu un jour, le 24 février, l'insolence de la flétrir et de la mutiler !
En attendant, elle se redresse. Elle sent que la société ébranlée a besoin, pour se raffermir, comme on dit encore, de revenir à toutes les anciennes traditions, et elle est une ancienne tradition. Elle proteste contre ces déclamateurs démagogues qui s'appellent Beccaria, Vico, Filangieri, Montesquieu, Turgot, Franklin ; qui s'appellent Louis-Philippe, qui s'appellent Broglie et Guizot, et qui osent croire et dire qu'une machine à couper des têtes est de trop dans une société qui a pour livre l'évangile ! (Sensation.)
Elle s'indigne contre ces utopistes anarchiques, et, le lendemain de ses journées les plus funèbres et les plus sanglantes, elle veut qu'on l'admire !
Elle exige qu'on lui rende des respects ! Ou, sinon, elle se déclare insultée, elle se porte partie civile, et elle réclame des dommages-intérêts ! (Hilarité générale et prolongée.)
M. Le président. – Toute marque d'approbation est interdite, comme toute marque d'improbation. Ces rires sont inconvenants dans une telle question.
M. Victor Hugo, reprenant. – Elle a eu du sang, ce n'est pas assez, elle n'est pas contente, elle veut encore de l'amende et de la prison !
Messieurs les jurés, le jour où l'on a apporté chez moi pour mon fils ce papier timbré, cette assignation pour cet inqualifiable procès, – nous voyons des choses bien étranges dans ce temps-ci, et l'on devrait y être accoutumé, – eh bien ! vous l'avouerai-je, j'ai été frappé de stupeur, je me suis dit :
Quoi ! est-ce donc là que nous en sommes ?
Quoi ! à force d'empiétements sur le bon sens, sur la raison, sur la liberté de pensée, sur le droit naturel, nous en serions là, qu'on viendrait nous demander, non pas seulement le respect matériel, celui-là n'est pas contesté, nous le devons, nous l'accordons, mais le respect moral, pour ces pénalités qui ouvrent des abîmes dans les consciences, qui font pâlir quiconque pense, que la religion abhorre, abhorret a sanguine ; pour ces pénalités qui osent être irréparables, sachant qu'elles peuvent être aveugles ; pour ces pénalités qui trempent leur doigt dans le sang humain pour écrire ce commandement : « Tu ne tueras pas ! » pour ces pénalités impies qui font douter de l'humanité quand elles frappent le coupable, et qui font douter de Dieu quand elles frappent l'innocent ! Non ! non ! non ! nous n'en sommes pas là ! non ! (Vive et universelle sensation.)
Car, et puisque j'y suis amené, il faut bien vous le dire, messieurs les jurés, et vous allez comprendre combien devait être profonde mon émotion, le vrai coupable dans cette affaire, s'il y a un coupable, ce n'est pas mon fils, c'est moi. (Mouvement prolongé.)
Le vrai coupable, j'y insiste, c'est moi, moi qui, depuis vingt-cinq ans, ai combattu sous toutes les formes les pénalités irréparables ! moi qui, depuis vingt-cinq ans, ai défendu en toute occasion l'inviolabilité de la vie humaine !
Ce crime, défendre l'inviolabilité de la vie humaine, je l'ai commis bien avant mon fils, bien plus que mon fils. Je me dénonce, monsieur l'avocat général ! Je l'ai commis avec toutes les circonstances aggravantes, avec préméditation, avec ténacité, avec récidive ! (Nouveau mouvement.)
Oui, je le déclare, ce reste des pénalités sauvages, cette vieille et inintelligente loi du talion, cette loi du sang pour le sang, je l'ai combattue toute ma vie, – toute ma vie, messieurs les jurés ! – et, tant qu'il me restera un souffle dans la poitrine, je la combattrai de tous mes efforts comme écrivain, de tous mes actes et de tous mes votes comme législateur, je le déclare (M. Victor Hugo étend le bras et montre le christ qui est au fond de la salle, au-dessus du tribunal) devant cette victime de la peine de mort qui est là, qui nous regarde et qui nous entend ! Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille ans, pour l'éternel enseignement des générations, la loi humaine a cloué la loi divine ! (Profonde et inexprimable émotion.)
Ce que mon fils a écrit, il l'a écrit, je le répète, parce que je le lui ai inspiré dès l'enfance, parce qu'en même temps qu'il est mon fils selon le sang, il est mon fils selon l'esprit, parce qu'il veut continuer la tradition de son père. Continuer la tradition de son père ! Voilà un étrange délit, et pour lequel j'admire qu'on soit poursuivi ! Il était réservé aux défenseurs exclusifs de la famille de nous faire voir cette nouveauté ! (On rit.)
Messieurs, j'avoue que l'accusation en présence de laquelle nous sommes me confond.
Comment ! une loi serait funeste, elle donnerait à la foule des spectacles immoraux, dangereux, dégradants, féroces, elle tendrait à rendre le peuple cruel, à de certains jours elle aurait des effets horribles, et les effets horribles que produirait cette loi, il serait interdit de les signaler ! et cela s'appellerait lui manquer de respect ! et l'on en serait comptable devant la justice ! et il y aurait tant d'amende et tant de prison ! Mais alors, c'est bien ! fermons la Chambre, fermons les écoles, il n'y a plus de progrès possible, appelons-nous le Mogol ou le Thibet, nous ne sommes plus une nation civilisée ! Oui, ce sera plus tôt fait, dites-nous que nous sommes en Asie, qu'il y a eu autrefois un pays qu'on appelait la France, mais que ce pays-là n'existe plus, et que vous l'avez remplacé par quelque chose qui n'est plus la monarchie, j'en conviens, mais qui n'est certes pas la République ! (Nouveaux rires.)
M. le Président. – Je renouvelle mon observation. Je rappelle l'auditoire au silence ; autrement, je serai forcé de faire évacuer la salle.
M. Victor Hugo, poursuivant. – Mais voyons, appliquons aux faits, rapprochons des réalités la phraséologie de l'accusation.
Messieurs les jurés, en Espagne, l'inquisition a été la loi. Eh bien ! il faut bien le dire, on a manqué de respect à l'inquisition. En France, la torture a été la loi. Eh bien ! il faut bien vous le dire encore, on a manqué de respect à la torture. Le poing coupé a été la loi. On a manqué… – j'ai manqué de respect au couperet ! Le fer rouge a été la loi. On a manqué de respect au fer rouge ! La guillotine est la loi. Eh bien ! c'est vrai, j'en conviens, on manque de respect à la guillotine ! (Mouvement.)
Savez-vous pourquoi, monsieur l'avocat général ? Je vais vous le dire.
C'est parce qu'on veut jeter la guillotine dans ce gouffre d'exécration où sont déjà tombés, aux applaudissements du genre humain, le fer rouge, le poing coupé, la torture et l'inquisition ! C'est parce qu'on veut faire disparaître de l'auguste et lumineux sanctuaire de la justice cette figure sinistre qui suffit pour le remplir d'horreur et d'ombre, le bourreau ! (Profonde sensation.)
Ah ! et parce que nous voulons cela, nous ébranlons la société ! Ah ! oui, c'est vrai ! nous sommes des hommes très dangereux, nous voulons supprimer la guillotine ! C'est monstrueux !
Messieurs les jurés, vous êtes les citoyens souverains d'une nation libre, et, sans dénaturer ce débat, on peut, on doit vous parler comme à des hommes politiques. Eh bien ! songez-y, et, puisque nous traversons un temps de révolutions, tirez les conséquences de ce que je vais vous dire. Si Louis XVI eût aboli la peine de mort, comme il avait aboli la torture, sa tête ne serait pas tombée. 93 eût été désarmé du couperet. Il y aurait une page sanglante de moins dans l'histoire, la date funèbre du 21 janvier n'existerait pas. Qui donc, en présence de la conscience publique, à la face de la France, à la face du monde civilisé, qui donc eût osé relever l'échafaud pour le roi, pour l'homme dont on aurait pu dire : C'est lui qui l'a renversé ! (Mouvement prolongé.)
On accuse le rédacteur de l'Evénement d'avoir manqué de respect aux lois ! d'avoir manqué de respect à la peine de mort ! Messieurs, élevons-nous un peu plus haut qu'un texte controversable, élevons-nous jusqu'à ce qui fait le fond même de toute législation, jusqu'au for intérieur de l'homme. Quand Servan, qui était avocat général cependant, – quand Servan imprimait aux lois criminelles de son temps cette flétrissure mémorable : « Nos lois pénales ouvrent toutes les issues à l'accusation, et les ferment presque toutes à l'accusé » ; quand Voltaire qualifiait ainsi les juges de Calas : Ah ! ne me parlez pas de ces juges, moitié singes et moitié tigres ! (on rit), quand Chateaubriand, dans le Conservateur, appelait la loi du double vote loi sotte et coupable ; quand Royer-Collard, en pleine Chambre des députés, à propos de je ne sais plus quelle loi de censure, jetait ce cri célèbre : Si vous faites cette loi, je jure de lui désobéir ; quand ces législateurs, quand ces magistrats, quand ces philosophes, quand ces grands esprits, quand ces hommes, les uns illustres, les autres vénérables, parlaient ainsi, que faisaient-ils ? Manquaient-ils de respect à la loi, à la loi locale et momentanée ? c'est possible, M. l'avocat général le dit, je l'ignore ; mais ce que je sais, c'est qu'ils étaient les religieux échos de la loi des lois, de la conscience universelle ! Offensaient-ils la justice, la justice de leur temps, la justice transitoire et faillible ? je n'en sais rien ; mais ce que je sais, c'est qu'ils proclamaient la justice éternelle. (Mouvement général d'adhésion.)
Il est vrai qu'aujourd'hui, on nous a fait la grâce de nous le dire au sein même de l'Assemblée nationale, on traduirait en justice l'athée Voltaire, l'immoral Molière, l'obscène La Fontaine, le démagogue Jean-Jacques Rousseau ! (On rit.) Voilà ce qu'on pense, voilà ce qu'on avoue, voilà où on en est ! Vous apprécierez, messieurs les jurés !
Messieurs les jurés, ce droit de critiquer la loi, de la critiquer sévèrement, et en particulier et surtout la loi pénale, qui peut si facilement empreindre les mœurs de barbarie, ce droit de critiquer, qui est placé à côté du devoir d'améliorer, comme le flambeau à côté de l'ouvrage à faire, ce droit de l'écrivain, non moins sacré que le droit du législateur, ce droit nécessaire, ce droit imprescriptible, vous le reconnaîtrez par votre verdict, vous acquitterez les accusés.
Mais le ministère public, c'est là son second argument, prétend que la critique de l'Evénement a été trop loin, a été trop vive. Ah ! vraiment, messieurs les jurés, le fait qui a amené ce prétendu délit qu'on a le courage de reprocher au rédacteur de l'Évènement, ce fait effroyable, approchez-vous-en, regardez-le de près.
Quoi ! un homme, un condamné, un misérable homme, est traîné un matin sur une de nos places publiques ; là, il trouve l'échafaud. Il se révolte, il se débat, il refuse de mourir : il est tout jeune encore, il a vingt-neuf ans à peine… – Mon Dieu ! je sais bien qu'on va me dire : C'est un assassin ! Mais écoutez !… – Deux exécuteurs le saisissent, il a les mains liées, les pieds liés, il repousse les deux exécuteurs. Une lutte affreuse s'engage. Le condamné embarrasse ses pieds garrottés dans l'échelle patibulaire, il se sert de l'échafaud contre l'échafaud. La lutte se prolonge, l'horreur parcourt la foule. Les exécuteurs, la sueur et la honte au front, pâles, haletants, terrifiés, désespérés, – désespérés de je ne sais quel horrible désespoir, – courbés sous cette réprobation publique qui devrait se borner à condamner la peine de mort et qui a tort d'écraser l'instrument passif, le bourreau (mouvement), les exécuteurs font des efforts sauvages. Il faut que force reste à la loi, c'est la maxime. L'homme se cramponne à l'échafaud et demande grâce ; ses vêtements sont arrachés, ses épaules nues sont en sang ; il résiste toujours. Enfin, après trois quarts d'heure, trois quarts d'heure !… (Mouvement. M. l'avocat général fait un signe de dénégation. M. Victor Hugo reprend.) – On nous chicane sur les minutes : trente-cinq minutes, si vous voulez ! – de cet effort monstrueux, de ce spectacle sans nom, de cette agonie, agonie pour tout le monde, entendez-vous bien ? agonie pour le peuple qui est là autant que pour le condamné, après ce siècle d'angoisse, messieurs les jurés, on ramène le misérable à la prison. Le peuple respire. Le peuple, qui a des préjugés de vieille humanité, et qui est clément parce qu'il se sent souverain, le peuple croit l'homme épargné. Point. La guillotine est vaincue, mais elle reste debout, elle reste debout tout le jour, au milieu d'une population consternée. Et, le soir, on prend un renfort de bourreaux, on garrotte l'homme de telle sorte qu'il ne soit plus qu'une chose inerte, et, à la nuit tombante, on le rapporte sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard, tout ensanglanté, demandant la vie, appelant Dieu, appelant son père et sa mère, car devant la mort cet homme était redevenu un enfant. (Sensation.) On le hisse sur l'échafaud, et sa tête tombe ! – Et alors un frémissement sort de toutes les consciences. Jamais le meurtre légal n'avait apparu avec plus de cynisme et d'abomination ; chacun se sent, pour ainsi dire, solidaire de cette chose lugubre qui vient de s'accomplir, chacun sent au fond de soi ce qu'on éprouverait si l'on voyait en pleine France, en plein soleil, la civilisation insultée par la barbarie. C'est dans ce moment-là qu'un cri échappe à la poitrine d'un jeune homme, à ses entrailles, à son cœur, à son âme, un cri de pitié, un cri d'angoisse, un cri d'horreur, un cri d'humanité ; et ce cri, vous le puniriez ! Et, en présence des épouvantables faits que je viens de remettre sous vos yeux, vous diriez à la guillotine : Tu as raison ! et vous diriez à la pitié, à la sainte pitié : Tu as tort !
Cela n'est pas possible, messieurs les jurés. (Frémissement d'émotion dans l'auditoire.)
Tenez, monsieur l'avocat général, je vous le dis sans amertume, vous ne défendez pas une bonne cause. Vous avez beau faire, vous engagez une lutte inégale avec l'esprit de civilisation, avec les mœurs adoucies, avec le progrès. Vous avez contre vous l'intime résistance du cœur de l'homme ; vous avez contre vous tous les principes à l'ombre desquels, depuis soixante ans, la France marche et fait marcher le monde : l'inviolabilité de la vie humaine, la fraternité pour les classes ignorantes, le dogme de l'amélioration, qui remplace le dogme de la vengeance ! Vous avez contre vous tout ce qui éclaire la raison, tout ce qui vibre dans les âmes, la philosophie comme la religion, d'un côté Voltaire, de l'autre Jésus-Christ ! Vous avez beau faire, cet effroyable service que l'échafaud a la prétention de rendre à la société, la société, au fond, en a horreur et n'en veut pas ! Vous avez beau faire, les partisans de la peine de mort ont beau faire, et vous voyez que nous ne confondons pas la société avec eux, les partisans de la peine de mort ont beau faire, ils n'innocenteront pas la vieille pénalité du talion ! ils ne laveront pas ces textes hideux sur lesquels ruisselle depuis tant de siècles le sang des têtes coupées ! (Mouvement général.)
Messieurs, j'ai fini.
Mon fils, tu reçois aujourd'hui un grand honneur, tu as été jugé digne de combattre, de souffrir peut-être, pour la sainte cause de la vérité. A dater d'aujourd'hui, tu entres dans la véritable vie virile de notre temps, c'est-à-dire dans la lutte pour le juste et pour le vrai. Sois fier, toi qui n'es qu'un simple soldat de l'idée humaine et démocratique, tu es assis sur ce banc où s'est assis Béranger, où s'est assis La Mennais ! (Sensation.)
Sois inébranlable dans tes convictions, et, que ce soit là ma dernière parole, si tu avais besoin d'une pensée pour t'affermir dans ta foi au progrès, dans ta croyance à l'avenir, dans ta religion pour l'humanité, dans ton exécration pour l'échafaud, dans ton horreur des peines irrévocables et irréparables, songe que tu es assis sur ce banc où s'est assis Lesurques ! (Sensation profonde et prolongée. L'audience est comme suspendue par le mouvement de l'auditoire.)
Notes :
1.Un braconnier de la Nièvre, Montcharmont, condamné à mort, fut conduit, pour y être exécuté, dans le petit village où avait été commis le crime. Le patient était doué d'une grande force physique ; le bourreau et ses aides ne purent l'arracher de la charrette. L'exécution fut suspendue ; il fallut attendre du renfort. Quand les exécuteurs furent en nombre, le patient fut ramené devant l'échafaud, enlevé du tombereau, porté sur la bascule, et poussé sous le couteau. M. Charles Hugo, dans l' Évènement, raconta ce fait avec horreur. Il fut traduit devant la cour d'assises de la Seine, sous l'inculpation d'avoir manqué au respect dû à la loi. Il fut défendu par son père. Il fut condamné. (Note de l'Edition de 1875.)
Calomnies impériales - lettre de Charles Hugo
1853
La lettre qui suit, adressée aux journaux honnêtes hors de France, donne une idée des calomnies de la presse bonapartiste contre les proscrits :
« Jersey, 2 juin 1853.
« Monsieur le rédacteur,
« Le journal la Patrie a publié l’article suivant, reproduit par les journaux officiels des départements et que je lis dans l’ Union de la Sarthe, du 11 mai.
« Il vient de se passer à Jersey un fait qui mérite d’être rapporté à titre d’enseignement. Un français, interné dans l’île, étant mort, M. Victor Hugo a prononcé sur sa tombe un discours qui a été imprimé dans le journal du pays, et dans lequel il a représenté la France comme étant en ce moment couverte d’échafauds politiques. On nous écrit que ce mensonge grossier, d’après lequel il n’y a plus à réclamer pour son auteur que le séjour d’une maison d’aliénés, a produit une si grande indignation parmi les habitants de Jersey, toujours si calmes, qu’une pétition a été rédigée et couverte de signatures pour demander qu’on interdise les manifestations de ce genre que font sans cesse les réfugiés français, et qui inspirent à la population entière le plus profond dégoût.
« Ch. Schiller. »
« Cet article contient deux allégations, l’une concernant le discours de M. Victor Hugo, l’autre concernant l’effet qu’il aurait produit à Jersey.
« Pour ce qui est du discours, la réponse est simple. Puisque ce discours,-dans lequel M. Victor Hugo, au nom des proscrits de Jersey, qui lui en avaient donné la mission, et avec l’adhésion de la proscription républicaine tout entière, a déclaré que les proscrits républicains, fidèles au grand précédent de Février, abjuraient à jamais, quel que fût l’avenir, toute idée d’échafauds politiques et de représailles sanglantes,-puisque ce discours a causé, au dire de la Patrie, une si grande indignation à Jersey, il n’excitera certainement pas moins d’indignation en France, et la Patrie ne saurait mieux faire que de le reproduire. Nous l’en défions.
« Je mets à la poste aujourd’hui même, à l’adresse du rédacteur de la Patrie, un exemplaire du discours.
« Quant à l’effet produit à Jersey, pour toute réponse, je me borne aux faits. Il y a quatre journaux à Jersey écrits en français. Ces journaux sont : la Chronique de Jersey, l’ Impartial de Jersey, le Constitutionnel (de Jersey), la Patrie (de Jersey). Ces quatre journaux ont tous publié textuellement le discours de mon père et ont constaté le jour même l’effet produit par ce discours. Je les cite :
« La Chronique dit :
« Un puissant intérêt s’attachait à la cérémonie. On savait que M. Victor Hugo devait prendre la parole en cette occasion, et chacun voulait entendre cette grande et puissante voix. Aussi, longtemps avant l’arrivée du convoi funèbre, un grand concours de personnes, venues de la ville à pied et en voitures, se pressait déjà autour de la tombe. La procession, en entrant dans le cimetière, a fait le tour de la fosse creusée pour recevoir la dépouille du défunt, et le corps ayant été déposé dans sa dernière demeure, tout le monde s’est découvert, et c’est au milieu du silence le plus solennel que M. Hugo a prononcé, d’une voix fortement accentuée, l’admirable discours que nous reproduisons ici : »
(Suit le discours.)
« Tous les proscrits ont répété ce cri ; puis chacun d’eux est venu, morne et silencieux, déposer une poignée de terre sur la bière de leur défunt frère. Le discours prononcé dans cette occasion fera époque dans les annales du petit cimetière des Indépendants de la paroisse de Saint-Jean. Le jour viendra où l’on montrera aux étrangers l’endroit où Victor Hugo, le grand orateur, le grand poëte, adressa à ses frères exilés les nobles et touchantes paroles qui vont avoir un retentissement universel et seront soigneusement recueillies par l’histoire. »
« Le Constitutionnel (de Jersey), après avoir reproduit le discours, dit :
« Un grand nombre de jersiais, venus au cimetière de Saint-Jean, ont été heureux d’entendre un pareil langage dans la bouche de notre hôte illustre. »
« La Patrie (de Jersey) fait précéder le discours des lignes que voici :
« Le convoi s’est acheminé vers Saint-Jean, dans le plus grand ordre et dans un silence religieux.
« Là, en présence d’une foule nombreuse venue pour entendre sa parole, M. Victor Hugo a prononcé le beau discours que nous reproduisons. »
« Enfin l’Impartial :
« Le cadavre, retiré du corbillard, fut porté à bras sur le bord de la fosse, et quand il y eut été descendu et avant qu’on le couvrit de terre, Victor Hugo, que chacun était si impatient d’entendre, prononça, au milieu du plus religieux silence et de plus de quatre cents auditeurs, de cette voix mâle avec laquelle il défendait la république, avec cet accent irrésistible qui est le résultat de la conviction, de la foi dans ses opinions, Victor Hugo, disons-nous, prononça le discours suivant, dont la gravité s’augmentait encore du lieu où il était prononcé et des circonstances. Aussi fut-il écouté avec une avidité que nous ne saurions dépeindre et qui ne peut être comparée qu’à la vive impression qu’il produisit. »
« Ce dernier journal, l’Impartial de Jersey, se faisait du reste une idée assez juste de la bonne foi d’une certaine espèce de journaux en France ; seulement, dans cette occasion, il attribuait à tort au Constitutionnel une idée qui ne devait venir qu’à la Patrie. Voici ce que disait, en publiant le discours de mon père et en rendant compte de l’effet produit, l’ Impartial :
« Le véridique Constitutionnel de Paris nous dira sans doute, dans quelques jours, combien il aura fallu employer de sergents de ville et de gendarmes pour maintenir le bon ordre, durant les funérailles de Jean Bousquet, le second proscrit du 2 décembre qui meurt depuis dix jours ; il nous racontera, bien certainement, avec sa franchise et sa loyauté habituelles, combien les autorités auront été obligées d’appeler de bataillons pour réprimer l’émeute excitée par les chaleureuses paroles du grand orateur, par cette voix si puissante et si émouvante. »
« Je pourrais, monsieur le rédacteur, borner là cette réponse ; permettez-moi pourtant d’ajouter encore, non une réflexion, mais un fait. Le journal la Patrie, qui insulte aujourd’hui mon père proscrit, publia, il y a deux ans, au mois de juillet 1851, un article injurieux contre l’ Événement. Nous fîmes demander à la Patrie ou une rétractation ou une réparation par les armes ; la Patrie préféra une rétractation. Elle s’exécuta en ces termes :
« En présence des explications échangées entre les témoins de M. Charles Hugo et ceux de M. Mayer, M. Mayer déclare retirer purement et simplement son article. »
« On remarquera que le rédacteur de la Patrie, auteur de l’offense et endosseur de la rétractation, se nomme M. Mayer ; il a fait plus tard un acte de courage ; il a publié, à Paris, en décembre 1851, l’ouvrage intitulé : HISTOIRE DU 2 DÉCEMBRE.
« En 1851, la Patrie insultait, puis se rétractait ; nous étions présents. Aujourd’hui, la Patrie recommence ses insultes ; nous sommes absents.
« Vous voudrez sans doute, monsieur le rédacteur, aider la proscription à repousser la calomnie et prêter votre publicité à cette lettre.
« Recevez, je vous prie, avec tous mes remercîments, l’assurance de ma vive et fraternelle cordialité.
« Charles Hugo. »
Sur la tombe de Jean Bousquet
Au cimetière Saint-Jean, à Jersey
20 avril 1853.
Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demandèrent de dire, au nom de tous, cette parole.
Citoyens,
L’homme auquel nous sommes venus dire l’adieu suprême, Jean Bousquet, de Tarn-et-Garonne, fut un énergique soldat de la démocratie. Nous l’avons vu, proscrit inflexible, dépérir douloureusement au milieu de nous. Le mal le rongeait ; il se sentait lentement empoisonné par le souvenir de tout ce qu’on laisse derrière soi ; il pouvait revoir les êtres absents, les lieux aimés, sa ville, sa maison ; il pouvait revoir la France, il n’avait qu’un mot à dire, cette humiliation exécrable que
M. Bonaparte appelle amnistie ou grâce s’offrait à lui, il l’a chastement repoussée, et il est mort. Il avait trente-quatre ans. Maintenant le voilà ! (L’orateur montre la fosse.)
Je n’ajouterai pas un éloge à cette simple vie, à cette grande mort. Qu’il repose en paix, dans cette fosse obscure où la terre va le couvrir, et où son âme est allée retrouver les espérances éternelles du tombeau !
Qu’il dorme ici, ce républicain, et que le peuple sache qu’il y a encore des cœurs fiers et purs, dévoués à sa cause ! Que la république sache qu’on meurt plutôt que de l’abandonner ! Que la France sache qu’on meurt parce qu’on ne la voit plus !
Qu’il dorme, ce patriote, au pays de l’étranger ! Et nous, ses compagnons de lutte et d’adversité, nous qui lui avons fermé les yeux, à sa ville natale, à sa famille, à ses amis, s’ils nous demandent : Où est-il ? nous répondrons : Mort dans l’exil ! comme les soldats répondaient au nom de Latour d’Auvergne : Mort au champ d’honneur !
Citoyens ! aujourd’hui, en France, les apostasies sont en joie. La vieille terre du 14 juillet et du 10 août assiste à l’épanouissement hideux des turpitudes et à la marche triomphale des traîtres. Pas une indignité qui ne reçoive immédiatement une récompense. Ce maire a violé la loi, on le fait préfet ; ce soldat a déshonoré le drapeau, on le fait général ; ce prêtre a vendu la religion, on le fait évêque ; ce juge a prostitué la justice, on le fait sénateur ; cet aventurier, ce prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles reculerait un filou jusqu’aux horreurs devant lesquelles reculerait un assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares, banquets, danses, harangues, applaudissements, génuflexions. Les servilités viennent féliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont leurs fêtes ; eh bien ! nous aussi nous avons les nôtres. Quand un de nos compagnons de bannissement, dévoré par la nostalgie, épuisé par la fièvre lente des habitudes rompues et des affections brisées, après avoir bu jusqu’à la lie toutes les agonies de la proscription, succombe enfin et meurt, nous suivons sa bière couverte d’un drap noir ; nous venons au bord de la fosse ; nous nous mettons à genoux, nous aussi, non devant le succès, mais devant le tombeau ; nous nous penchons sur notre frère enseveli et nous lui disons :-Ami ! nous te félicitons d’avoir été vaillant, nous te félicitons d’avoir été généreux et intrépide, nous te félicitons d’avoir été fidèle, nous te félicitons d’avoir donné à ta foi jusqu’au dernier souffle de ta bouche, jusqu’au dernier battement de ton cœur, nous te félicitons d’avoir souffert, nous te félicitons d’être mort !-Puis nous relevons la tête, et nous nous en allons le cœur plein d’une sombre joie. Ce sont là les fêtes de l’exil.
Telle est la pensée austère et sereine qui est au fond de toutes nos âmes ; et devant ce sépulcre, devant ce gouffre où il semble que l’homme s’engloutit, devant cette sinistre apparence du néant, nous nous sentons consolidés dans nos principes et dans nos certitudes ; l’homme convaincu n’a jamais le pied plus ferme que sur la terre, mouvante du tombeau ; et, l’oeil fixé sur ce mort, sur cet être évanoui, sur cette ombre qui a passé, croyants inébranlables, nous glorifions celle qui est immortelle et celui qui est éternel, la liberté et Dieu !
Oui, Dieu ! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot, sans que ce mot vivant y soit tombé. Les morts le réclament, et ce n’est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du progrès, les hommes de la démocratie, les hommes de la révolution savent que la destinée de l’âme est double, et l’abnégation qu’ils montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondément sur l’autre. Leur foi dans ce grand et mystérieux avenir résiste même au spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 décembre le clergé catholique asservi. Le papisme romain en ce moment épouvante la conscience humaine. Ah ! je le dis, et j’ai le cœur plein d’amertume, en songeant à tant d’abjection et de honte, ces prêtres, qui, pour de l’argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l’amour des biens temporels, bénissent et glorifient le parjure, le meurtre et la trahison, ces églises où l’on chante Te Deum au crime couronné, oui, ces églises, oui, ces prêtres suffiraient pour ébranler les plus fermes convictions dans les âmes les plus profondes, si l’on n’apercevait, au-dessus de l’église, le ciel, et, au-dessus du prêtre, Dieu !
Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu de semer, pour qu’elle germe dans toutes les consciences, une grave et solennelle parole.
Citoyens, à l’heure où nous sommes, heure fatale et qui sera comptée dans les siècles, le principe absolutiste, le vieux principe du passé, triomphe par toute l’Europe ; il triomphe comme il lui convient de triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot, par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les supplices. Le despotisme, ce Moloch entouré d’ossements, célèbre à la face du soleil ses effroyables mystères sous le pontificat sanglant des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie, potences en Lombardie, potences en Sicile ; en France, la guillotine, la déportation et l’exil. Rien que dans les états du pape, et je cite le pape qui s’intitule le roi de douceur , rien que dans les états du pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes, le chiffre est authentique, sont morts fusillés ou pendus, sans compter les innombrables
morts ensevelis vivants dans les cachots et les oubliettes. Au moment où je parle, le continent, comme aux plus odieux temps de l’histoire, est encombré d’échafauds et de cadavres ; et, le jour où la révolution voudrait se faire un drapeau des linceuls de toutes les victimes, l’ombre de ce drapeau noir couvrirait l’Europe.
Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, à ruisseaux, à torrents, démocrates, c’est le vôtre.
Eh bien, citoyens, en présence de cette saturnale de massacre et de meurtre, en présence de ces infâmes tribunaux où siègent des assassins en robe de juges, en présence de tous ces cadavres chers et sacrés, en présence de cette lugubre et féroce victoire des réactions, je le déclare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m’en ont donné le mandat, et j’ajoute au nom de tous les proscrits républicains, car pas une voix de vrai républicain ayant quelque autorité ne me démentira, je le déclare devant ce cercueil d’un proscrit, le deuxième que nous descendons dans la fosse depuis dix jours, nous les exilés, nous les victimes, nous abjurons, au jour inévitable et prochain du grand dénûment révolutionnaire, nous abjurons toute volonté, tout sentiment, toute idée de représailles sanglantes !
Les coupables seront châtiés, certes, tous les coupables, et châtiés sévèrement, il le faut ; mais pas une tête ne tombera ; pas une goutte de sang, pas une éclaboussure d’échafaud ne tachera la robe immaculée de la république de Février. La tête même du brigand de décembre sera respectée avec horreur par le progrès. La révolution fera de cet homme un plus grand exemple en remplaçant sa pourpre d’empereur par la casaque de forçat. Non, nous ne répliquerons pas à l’échafaud par l’échafaud. Nous répudions la vieille et inepte loi du talion. Comme la monarchie, le talion fait partie du passé ; nous répudions le passé. La peine de mort, glorieusement abolie par la république en 1848, odieusement rétablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous, abolie à jamais. Nous avons emporté dans l’exil le dépôt sacré du progrès ; nous le rapporterons à la France fidèlement. Ce que nous demandons à l’avenir, ce que nous voulons de lui, c’est la justice, ce n’est pas la vengeance. D’ailleurs, de même que pour avoir à jamais le dégoût des orgies, il suffisait aux spartiates d’avoir vu des esclaves ivres de vin, à nous républicains, pour avoir à jamais horreur des échafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.
Oui, nous le déclarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey à la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette libre Angleterre qui nous écoute, les hommes de la révolution, quoi qu’en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en France, non comme des exterminateurs, mais comme des frères ! Nous prenons à témoin de nos paroles ce ciel sacré qui rayonne au-dessus de nos têtes et qui ne verse dans nos âmes que des pensées de concorde et de paix ! nous attestons ce mort qui est là dans cette fosse et qui, pendant que je parle, murmure à voix basse dans son suaire : Oui, frères, repoussez la mort ! je l’ai acceptée pour moi, je n’en veux pas pour autrui !