Avant-propos : Je commence par une plaisanterie d’Alexandre Vialatte (1), ma deuxième passion littéraire après Cadou. Vialatte commença un jour une conférence par cette loufoquerie, plus sensée qu’il n’y paraît : « Avant de prendre la parole, je voudrais dire quelques mots ». Donc, tout d’abord, je remercie chaleureusement Jean-François de prêter sa voix à mes mots. Mon état de santé ne me permet pas d’être entièrement parmi vous, à Nantes, ville si chère à mon cœur, cité natale de mon père et où vivent encore notamment un cousin germain et son épouse, Patrick et Anne-Marie Moncelet. Je sais gré à Jean-François d’avoir, de lui-même, proposé d’être mon porte-parole. Comment ne pas se souvenir de ce que fit amicalement Luc Bérimont, lisant les réponses de René, cloué par la maladie à Louisfert, aux questions de Pierre Béarn, lors d’une émission de radio à Paris, le 21 octobre 1950 !
Cadou, poète, a beaucoup parlé de la poésie et des poètes, sans oublier les romanciers. Que ce soit en privé, dans des discussions ou des correspondances, que ce soit, publiquement, dans des articles de presse, dans des émissions radiophoniques, dans des ouvrages comme ceux consacrés à Guillaume Apollinaire (2) , et, à une fréquence exceptionnelle, dans plusieurs poèmes. Cadou fut pour moi un merveilleux initiateur à la littérature, notamment celle de la première moitié du XXe siècle. Entrer patiemment, longuement, dans son univers m’a fait découvrir des œuvres variées tant poétiques que romanesques. Sans cette opportunité, aurais-je lu avec passion La Maison du peuple de Louis Guilloux, Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit ? Aurais-je même osé compléter ma petite connaissance du folklore paillard des carabins dans la salle spéciale (surnommé « l’Enfer ») de la Bibliothèque Nationale ? Il me fallut montrer âme blanche pour pouvoir y pénétrer, afin de mieux comprendre le bien fondé de l’étude que René avait consacrée à l’érotisme apollinarien, sous le titre Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz (cf. aussi « Le folklore érotique de la France n’est pas une poésie dévoyée », Les Liens du sang ? (3) Serais-je aussi passé à côté de l’œuvre de Serge Essenine, de Milosz, aurais-je ignoré le Max Jacob des Chants de Morven le Gaëlique ? Mon objectif est, présentement, de rappeler que René fut, en matière de littérature, un critique particulièrement avisé, un passeur passionné et passionnant. Je profite de ce colloque pour dire qu’un éditeur serait bien inspiré de compléter le recueil Le Miroir d’Orphée, publié chez Rougerie en 1976, par la publication d’autres articles parus dans l’hebdomadaire communiste Clarté (4), dans les revues Horizons (5), Les Essais, (6) Verger (7) et autres, sans oublier les textes des évocations dialoguées diffusées sur Radio Nantes. Je fais un petit signe à notre ami Robert Duguet (8), attelé à un travail considérable, sur le net, pour constituer un grand corpus cadoucéen. Dès l’aventure de l’Ecole de Rochefort, Cadou demanda plusieurs fois à Jean Bouhier de l’aider à trouver une chronique dans un journal. Il fut même question d’intercaler, dans les « cahiers » de poèmes, un supplément critique que René voulait intituler Tribunal de poésie puis, plus poétiquement doux, Vendanges. Finalement, les « cahiers » parurent sans encart critique. Désireux d’écrire sur les autres, René fut aussi soucieux d’analyser sa propre démarche créatrice. Dès 1941, il recueillit au fil des jours ses aphorismes publiés dans Usage interne.(9) Plusieurs fois, René eut envie de « réunir en meule toutes les glanes » et en annonça la publication. Quelques extraits parurent d’ailleurs dans l’Anatomie poétique,(10) publiée à Rochefort, mais ne furent pas repris ensuite dans le projet ultime d’édition, concrétisé seulement après la mort du poète. Insistons sur ce constat : Cadou se singularise par le nombre important d’écrivains nommés dans sa poésie. J’ai renoncé à dénombrer exactement les grands précurseurs (tels Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire), ses mentors (comme Reverdy ou Max Jacob), des auteurs reconnus (Cendrars, Cocteau, Aragon, Eluard, Supervielle, Antonin Artaud, Claudel), sans oublier les poètes de sa génération (Manoll et d’autres « écoliers de Rochefort », Maurice Langlois, Michel Levanti, Louis Parrot, voire le père Yvernault, un brave curé de campagne destinataire d’une empathique lettre- poème. Les poètes cités ne sont pas tous français, tels Serge Essenine ou Lorca. Germaniste de formation scolaire, Cadou fit plusieurs références à des écrivains allemands comme Goethe ou Gottfried Bürger (auteur de la ballade « Lenore »).
Critique d’humeur Référons-nous d’abord à certains jugements, lisibles dans des lettres de Cadou à ses copains de l’Ecole de Rochefort. Ils reflètent des sentiments vifs et circonstanciés, dans le cadre du choix des « écoliers » susceptibles d’être publiés. Le ton est volontiers tranchant avec parfois des éloges outrés ou des éreintements expéditifs. Le spectre des évaluations va, aux extrêmes, du « je t’aime » à l’anathème. René se risqua parfois à une certaine franchise à l’égard de Jean Bouhier, initiateur de l’École de Rochefort et avec lequel il anima ce rassemblement de jeunes poètes. La preuve en est une lettre de René à Jean en février 1944 : « Si j’ai dit parfois à des amis ce que je pensais de ta poésie, Michel [Manoll] te l’a écrit souvent et tu sais toi-même que tu es fait pour le roman ou la critique et que ceux qui te tressent des lauriers de poète ont besoin de toi ». Les jugements pouvaient évoluer d’une période à l’autre. Par exemple, René accepta dans son écurie Maurice Fombeure qu’il critiquait maintes et maintes fois. Dans une lettre à Bouhier du 4 décembre 1942, il parle « du tas d’immondices que Fombeure a donné à la N.R.F. ». Cette gentillesse n’est pas unique à l’égard de celui que notre poète surnommait, rigolard, « Ni fond, ni beurre » ! Et pourtant, Chansons de la grande hune ont bien paru avec son assentiment. Cadou trouvait des expressions truculentes pour rosser tel ou tel. Dégustons, dans une lettre à Jean Bouhier (5 mars 1942), une volée de mots verts presque digne d’un Léon Bloy : « La prose poétique d’Armand Robin est pleine d’enflure et de ridicule, spasme quotidien de vieille fille éthylique ». La verve incendiaire est peut-être, ici, injuste, déplacée, mais avec un tel brio satirique Cadou met les railleurs de son côté. Cela dit, le jeu de massacre se fait dans une lettre privée et, avec la bénédiction de feu Jean Bouhier, je suis, sans vergogne, responsable de vous le faire connaître. En 1943, Jean Rousselot fit paraître aux « Amis de Rochefort » Refaire la nuit, or le premier mouvement de Cadou (directeur de la collection) ne débordait pas d’aménité : « Le manuscrit est très mauvais. Le commissaire est un obsédé sexuel qui n’a désormais aucune conscience poétique » (14/11/42). Après parution et plusieurs relectures, René trouva néanmoins « d’excellentes choses » mais ajouta « notre ami n’a ni le sens du rythme, ni la ferveur nécessaires à toute œuvre poétique. Il aligne des pas quand il faudrait marcher sans compter »(7/6/43). Des critiques de ce genre ne sont pas réservées à quelques compagnons. Manoll, l’ami privilégié, en est aussi l’objet. Son Armes et bagages, troisième volume de la série, a été jugé « trop poétique » par Cadou qui trouva une belle formule pour en analyser la faiblesse relative : « Le style est trop fleuri : on ne laisse pas de bourgeons à une flèche, ni de duvet à une plume d’oie » (lettre à J. Bouhier). La verdeur sapide du langage n’a rien de gratuit puisqu’elle est au service d’une rigueur notable de la pensée. La critique d’humeur est tributaire non seulement d’un état d’esprit personnel et souvent passager, mais, parfois, de l’atmosphère du moment. Dans l’immédiat après-guerre, certains jugements étaient de circonstances, orientés politiquement, de parti pris. Aragon et Elsa Triolet régnaient au Comité National des Ecrivains et il était de bon ton de louer les acteurs communistes de la Résistance sous l’Occupation. « Je ne doute pas que vous ayez de votre exil volontaire (mais fut-ce vraiment un exil ?) senti ces « poèmes de La France malheureuse », il vous a du moins manqué de les vivre réellement comme vous vivez les galops de vos mustangs, et la poésie, vous savez bien, Jules Supervielle, donne toujours tort à ses absents. » (11) Certes, Cadou fut présent sous les bombes, à Nantes, mais ce baptême du feu, involontaire, lui donne-t-il un tel droit de critique, surtout quand on songe que sa propre poésie ne se fit l’écho de la « France malheureuse » qu’au moment où elle commençait à l’être moins ? Il faudrait parler de la demi-douzaine de chroniques parus dans Clarté, l’hebdomadaire communiste de la Loire-(alors)Inférieure, du début février à la fin de 1947… Sans recevoir d’ordre, le poète n’y parlait que des livres ayant trait au « monde réel » au sens d’Aragon. Assez naturellement, Cadou rendit compte d’ouvrages dont les auteurs étaient communistes, tels Aragon, André Wurmser ou Louis Parrot. Certes, la teneur de ses articles dépendait de l’idéologie des lecteurs du journal (compliments à Louis Aragon, rappel appuyé du rôle des communistes pendant la guerre), mais, pour autant, René n’eut pas à rougir de ses propos : sa nécrologie de Jean-Richard Bloch (27 avril 1947) est irréprochable.
Critique d’humour J’aime rappeler le goût de Cadou tant pour l’humour subtil que pour la franche rigolade. Soit cet aveu dans Usage interne: « J’aimerais assez cette critique de la Poésie : La Poésie est inutile comme la pluie ». Ce souriant paradoxe sur la mystérieuse fertilité de son genre littéraire de prédilection date de 1941. Il remplaça in extremis cette formule truculente : « La poésie serait la petite vérole du cœur ». Cadou demanda, épistolairement, à Jean Bouhier de la supprimer. Initialement, voulait-il dire par cette métaphore truculente que, si le cœur le démange, le poète ne peut résister au prurit littéraire ? Il ne faut jamais oublier que René et ses copains de l’Ecole de Rochefort étaient jeunes, qu’ils avaient la langue bien pendue et qu’une alacrité propre à leur âge dictait des formules pétulantes. Avec le temps, le poète ne perdit pas son sens de l’humour, volontiers piquant dès qu’il fallait réagir à des propos ou des partis pris qu’il ne partageait pas, essentiellement en matière de littérature. On boit du petit lait en dégustant la nuance souriante et percutante de René parlant de l’hermétisme : « Il ne faut pas confondre les œuvres hermétiques (Mallarmé) et les œuvres fermées (Reverdy). Les premières ne nous donnent pas la possibilité d'y entrer, les secondes d'en sortir » (12) La comparaison rigolarde assassine l’une de ses têtes de turc en poésie, le sieur Mallarmé, le parangon d’un verbe alambiqué, fuyant le naturel comme la peste : « La probité de Mallarmé me fait songer à l’histoire de ce faux-monnayeur qui frappait, avant guerre, des pièces de cent sous [5 francs] lui revenant à six francs ». Le rapprochement aurait plu à Jules Renard qui, pour sa part, dans son Journal, avait écrit : « Mallarmé est intraduisible, même en français ». Un lecteur professionnel sourcilleux fit les frais de la propension cadoucéenne à l’analogie drôle et fulminante. Le censeur d’une maison d’édition, avait souligné, en signe de réprobation, le mot familier « champignon » (l’accélérateur d’une automobile) dans le poème « Art poétique » (13). Il s’attira ce mouvement d’humeur et d’humour : « Lorsque j’écris « Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté », ce champignon lui fait l’effet d’une fausse oronge. » Cadou imagine une réponse piquante qu’il aurait pu lui envoyer : « Voici une dizaine d’années, arrivaient dans une bourgade de campagne une jeune fille parisienne avec son fiancée. Sa surprise fut grande lorsqu’elle aperçut dans un petit rectangle de pâture, rêveuse, une vache – « O Georges, une vache ! une vraie vache ! ». Ainsi, Monsieur, je vous pardonne. Vos petits signes de cabales au crayon ont-ils voulu marquer tout simplement votre surprise ? Quoi que vous puissiez en penser, il existe encore une vraie poésie, comme il existe de vraies vaches dans nos villages » (14). Ce poète parisien qui se prend au sérieux dans son rôle de juge des élégances poétiques est assimilé à une jeune femme naïve, une oie blanche en matière de connaissances animalières. On imagine René racontant, avec le ton approprié, cette rosserie enjouée ! Le poète qui est si inventif en matière d’analogie pointe toujours le bout de sa plume quand il se fait critique littéraire. La moisson est copieuse, notamment dans Usage interne : « Il y a des poètes qui sont comme ces singes qui prennent plaisir à secouer l'arbre pour en faire tomber les fruits, imitant ainsi le geste sacré de l'homme »(15). C’est dans le même recueil de notes que gîte la métaphore juste et juteuse décrivant les deux repoussoirs que fut le « surromantisme » ainsi défini : « une voix, aussi éloignée de l'ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes... »(16). L’archipel de réflexions que constitue Les Liens du sang propose de semblables bonheurs d’expressions : « Dommage que [les surréalistes] aient fait de la juste colère de tout un peuple — celui des poètes — une kermesse à bazars chinois et à loteries. »(17) On ne peut mieux estimer à leur valeur toute relative les « cadavres exquis » et autres jeux de l’amour de la gratuité et du hasard ! Le franc-parler du critique brille par sa verve rafraîchissante, par sa rude tendresse dont la pertinence s’accommode d’une petite provocation jubilatoire : « J'écris pour des oreilles poilues, d'un amour obstiné qui saura bien, un jour, se faire entendre. »(18). Les conduits auditifs bien épilés ? Très peu pour Cadou qui se veut nature, parlant à tous sans chichis, avec des mots non toilettés mais tellement poignants, virilement poignants. « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère »… ce n’est pas sa tasse de thé : « tous les sonnets d'Arvers, fruits stériles d'une poésie émasculée qui devait jeter le discrédit sur des générations entières de poètes. » (19) La verve du critique n’est pas exclusivement satirique. Cadou invente aussi des fusions sympathiques et judicieuses pour ceux qu’il apprécie. Affirmant que la correspondance de Max Jacob était une véritable œuvre en prose, Cadou croqua ce portrait cocasse et juste : « Max Jacob : Madame de Sévigné en pantalon de velours et gros sabots » (20) Le même Max Jacob, mystique et drôle, métaphysique et proche de la fantaisie pataphysicienne, fut ainsi résumé : « Pascal moderne mâtiné de Jarry » (21) Une autre analogie résuma l’originalité de Jacques Audiberti en qui René voyait « un Hugo marseillais orné du toupet de Mayol ». Un lyrisme épique, prolixe et musclé faisant bon ménage avec la liberté cabotine d’un artiste de music-hall : bien vu, bien dit ! Bref on sourit d’aise en découvrant ces drôles de créatures chimériques, surprenantes au seul premier abord, jamais sans pertinence. L’humour prend parfois la forme d’un clin de plume — en l’occurrence un effet leste d’hypertextualité, comme disent les critiques modernes —, comme celui qui agrémente un commentaire visant l’auteur des Feuilles d’herbe : « L’œuvre de Walt Whitman exalte à grands cris la nudité du sexe : si elle est une grande bouche gourmande, c’est pour mieux dévorer la routine mon enfant ».(22) La variation finale qui renvoie à un célèbre conte pour jeune public fait sourire dans une évocation de l’érotisme adulte. Il est difficile à René de résister à la tentation de faire un bon mot. Ayant appris que le poète Gabriele d’Annunzio avait cessé d’écrire le temps de sa liaison avec une femme de couleur, René Guy écrivit à Marcel Béalu : « Il eut une négresse comme maîtresse et, durant toute cette époque, il ne traça pas une ligne, préférant coucher du blanc sur du noir que du noir sur du blanc ».(23) Ce résumé chromatique de la situation se concrétise très drôlement dans la figure de style dite « antimétabole ». Rhétorique ? Rhétorire plutôt, de la part d’un poète qui prétendait se moquer de « l’anacoluthe » !
Critique d’humanité « Humeur », « humour » riment avec « humanité », au niveau de leur première syllabe. Le dernier mot englobe sémantiquement les deux premiers si l’on veut bien admettre que le propre de l’humanité, le sentiment qui siège dans le cœur, s’exprime par des mouvements d’humeur et/ou d’humour, par des réactions, sérieuses ou plaisantes, d’amour ou d’aversion. Les lecteurs de Cadou savent la place primordiale de la cordialité, au sens le plus large, dans son univers. À l’intelligence glaciale, au regard sec, à l’analyse impeccable mais insensible, René a toujours préféré l’approche tremblée, palpitante. Ses jugements sévères visant les critiques savants, professionnels (les universitaires, certains maîtres à penser, certains journalistes ayant opinion sur rue) s’expliquent par son refus de donner une quelconque prééminence à l’esprit. René n’y va pas de plume morte contre ces fonctionnaires du maintien de l’ordre littéraire : « Les critiques installent la poésie sur une table à dissection au marbre froid comme leur encre. C'est dans la mesure où la poésie vérifiera telle loi, s'approchera le plus près de telle constante, qu'ils se prononceront en sa faveur ou en sa défaveur. Le rôle de la critique est de constater, c'est une opération de simple police. Le procès-verbal rédigé, dans le style huissier ou adjudant de service, ne permet pas au poète de se justifier. « Vous aurez huit jours » ou bien « Je vous fous dedans ». Voilà quelles sont les formules en usage dans les tribunaux de poésie. » (24) Ces beaux esprits ont le tort, le plus souvent, de n’être pas eux-mêmes des créateurs : « Il manque à tous les spécialistes cet amour qui est le bien inaltérable des hommes du bâtiment » (25) J’imagine sans peine comment René, s’il avait vécu plus longtemps, aurait commenté la position du structuraliste Roland Barthes disant en substance : « Un critique doit être comme un chimiste auquel on ne demande pas d’aimer les molécules qu’il analyse ». Mais l’expression de l’amour des textes ne doit pas pour autant être influencé par l’affection que le critique peut éprouver pour l’auteur. « Quant à la critique payée par la camaraderie, écrit René, elle est le plus dangereux et le plus moderne fléau dont aient à souffrir les lettres modernes » (26). Une telle impartialité n’est pas toujours facile à observer, et notre poète-critique en a fait l’expérience. Le sens critique du poète eut l’occasion de s’exprimer dans un livre consacré à Guillaume Apollinaire et commencé au début de 1942. Dans son Testament d’Apollinaire, (27) René voulut faire une critique affectueuse, nourrie d’une enquête auprès de ceux qui avaient bien connu l’auteur d’Alcools (dont Marcel Allain, co-auteur des Fantômas, André Salmon, André Billy, Pierre Roy, Louis de Gonzague Frick, Jacqueline Apollinaire ou Marie Laurencin…). Pas question pour ce jeune poète enthousiaste de compiler des références livresques ! Cadou avait à cette époque des vues bien arrêtées sur la manière de parler d’un écrivain et il s’en expliqua fermement dans une lettre à Jean Bouhier (9 janvier 1942) : « On n’écrit pas un livre avec des livres, mais avec tout son cœur et un immense amour. Quel travail écœurant que les prises de vue sur l’œuvre. Je voudrais faire déjà ma première déclaration d’amour ». Au début du second livre sur le « mal aimé » — Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz — Cadou fit une honnête autocritique : « Je n’apportais rien de nouveau au personnage, et, un amour non déguisé pour cette vie aventureuse mis à part, ce Testament d’Apollinaire ne pouvait prétendre à autre chose qu’une reconnaissance de dette ». Le mérite du Testament d’Apollinaire tient à une sympathie communicative qui révèle autant Cadou que l’auteur d’Alcools. Pour finir, je voudrais attirer l’attention sur la présence des références littéraires dans l’œuvre poétique. La mention directe ou allusive de tel ou tel écrivain dans les poèmes est, certes, le degré minimal de la critique mais elle en dit long sur l’idée humaniste que le poète se faisait de la vie. Cadou éprouve le besoin de citer ses frères en poésie, de les inclure chaleureusement dans le texte qu’il destine à ses lecteurs potentiels. Le jugement de valeur se réduit au constat : tel ou tel écrivain mérite d’être cité en raison de ce qu’il a vécu, de ce qu’il a écrit. Cadou témoigne de l’importance, dans son destin propre, de ses lectures, de sa façon de faire son miel lyrique des mots des féaux d’Orphée. Les mentions d’un auteur ou d’un livre dans un poème ont le tremblé de sa vie réelle, lamée, sans aucune affectation, de références littéraires. Dans ces cas, la référence vaut révérence et affirme mezzo voce que la littérature irrigue fertilement l’existence. Dans la trame du poème, le fictif littéraire et le monde empirique ont un statut égal. Quelques écrivains ont droit, nommément, à un poème entier. Cadou réussit, à chaque fois, un amalgame rare, celui d’une évocation réaliste (portrait, détails biographiques) et la formulation de l’esprit général de sa création. L’homme réel le touche autant que le créateur. Soit le cas d’Antonin Artaud : le poème qui lui est adressé commence par une double comparaison qui traduit le regard fixe et alarmé du poète (28): Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée, Antonin Personne n’a décrit aussi justement, avec des mots simples voire familiers, le cri pathétique d’une âme. Le texte fait allusion à l’internement du poète à l’hôpital psychiatrique de Rodez, en 1943) mais il parle surtout d’un poète, d’un Orphée moderne dont les mains touchent follement des « fils électriques », cordes d’une lyre nouvelle, d’une « délyre » en quelque sorte. Quand René l’imagine « [pêcher] dans la rivière avec une arbalète » il fait probablement allusion à une pratique de la grande tribu mexicaine, dans laquelle Artaud a vécu lors d’un voyage à visée initiatique et dont témoigne son livre Voyage au pays des Tarahumaras (29) On constaterait la même osmose entre l’homme et l’œuvre dans les poèmes dédiés, entre autres, à Serge Essenine (30) ou à Jules Supervielle (31). Les mots tantôt renvoient au parcours terrestre, tantôt sont tirés des intitulés des œuvres. Dans plusieurs cas, René s’en tient à une allusion qu’il appartient au lecteur d’identifier, s’il le peut. La réception plénière du poème est alors tributaire de la culture du destinataire. Pour autant, il ne s’agit pas pour Cadou d’étaler ses connaissances. Ici, pas d’érudition cabotine. Rien à voir avec les mots savants dont Apollinaire, lecteur gourmand, pimentait certains poèmes. Dans Apollinaire ou l’Artilleur de Metz, Cadou épingla ces « souvenirs livresques […] pas toujours du meilleurs goût », du genre « immortels argyraspides » ou « dendrophores livides » qui « n’ajoutent rien à l’admirable Chanson du mal aimé » (32). Dans la poésie de René, l’insertion des références littéraires répond à l’idéal de son équation « Poésie la vie entière ». La présence des poètes est, majoritairement, précise mais elle peut être filigranée dans de subtiles allusions. Par exemple, le titre « Mehr Licht » (« Plus de lumière ! »), dans Grand élan (33) est une citation des dernières et mystérieuses paroles de Goethe sur son lit de mort. S’agit-il du sentiment que la mort permet de connaître le fin mot eschatologique de l’existence, s’agit-il de l’espoir que le monde grâce aux écrivains soit toujours plus limpide, plus beau ? Le jeune poète se place ainsi sous l’obédience d’un grand lyrique allemand, en choisissant le lien discret de l’allusion, de la référence en demi-teinte : Me reconnaîtrez-vous à ces mains ces prunelles Très discrète aussi est cette pointe allusive : « la photographie / Mise en relief par Véronique » dans « Le portrait fidèle » (34). Cadou aime les petites touches d’humour. (ici un anachronisme concernant la « Sainte face » fixée par une sainte femme, pendant le chemin de croix). On trouve de semblables ruptures de ton dans des poèmes graves, notamment ceux qui concernent la religion. Cadou se souvient-il alors du Jarry de La Passion considérée comme une course de côte qui racontait ainsi l’épisode célèbre du chemin de croix : « La reporteresse Véronique de son Kodak prit un instantané » ? Le poème épistolaire à Pierre Yvernault, curé de campagne contient une citation qui a la même fonction de bémol au trop grand sérieux. Sans crier gare, Cadou impose un collage savoureux pour tout lecteur qui reconnaîtra un emprunt au roman policier Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux : « Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat » (35). Pour le lecteur non averti, le texte s’intègre naturellement dans la logique d’un courrier envoyé à un prêtre rural ; de plus, sa joliesse et la rythmique charmante du parallélisme « presbytère/jardin » ne dépare pas le style de l’ensemble. Il ne déplaît pas au poète d’apparier, avec le sourire, une enquête et une quête, l’élucidation d’un mystère policier et l’adhésion fervente d’un homme à un mystère religieux. Pour finir, intéressons-nous à l’incipit d’un poème de L’Héritage fabuleux (36) « Me voici dans la vingt-neuvième année de mon âge Quand on lit cette ouverture du poème sans titre, il est difficile, pour qui connaît l’œuvre de François Villon, de ne pas se souvenir du début de son Testament : « En l’an trentième de mon âge On peut penser que cette réminiscence, consciemment approximative, est lourde de signification. Cadou se sent très proche de Villon, non seulement par l’âge, mais aussi par un comportement pas toujours exemplaire (intempérance fautive, même vénielle, de tous ordres). Il s’agit d’un rapprochement fraternel avec un poète lyrique qui a parlé de sa vie avec une franchise tendre mais aussi gouailleuse. Ces quelques exemples montrent la constance d’un lien cordial entre la vie et la littérature. Petit bilan On est frappé par la lucidité de Cadou à propos de sa poésie et de celle de certains écrivains, dont ceux de sa génération. Il a su trouver des mots mémorables pour analyser ce qu’il a nommé le « surromantisme ». Son sens des formules fait le bonheur, entre autres, des commentateurs. Quand il déclare à Michel Ragon, en 1943 : « Je serai le Francis Jammes de ma génération », il propose une analogie qui, une fois de plus sous sa plume, valorise un lien intergénérationnel et une fraternité littéraire. En un temps où se multiplient des ouvrages prônant la « bibliothérapie », je pense à ce passage d’Usage interne où René évoque une littérature à grande vertu médicinale, celle qui a toujours eu sa préférence : « Je sais, dans nos campagnes, de ces plantes merveilleuses qui font bien plus pour la guérison des patients que toutes ces spécialités homologuées par Messieurs les critiques dont l’écœurante santé ne fait de doute pour personne » (37). L’éloge des simples, dans tous les sens de ce mot, caractérise Cadou, merveilleux phytothérapoète, si je puis dire. C’est pourquoi, dès mon premier livre, René Guy Cadou dans son temps (1974), j’ai proposé de créer l’adjectif-valise « cadoucéen », où fusionnent « Cadou », « caducée » et, pour l’oreille, « douce », comme la médecine du poète qui nous réunit. Amis, j’aimerais vous avoir convaincus que celui qui avait déclaré « la poésie a besoin de chlorophylle » en avait largement dispensée dans son œuvre critique.
Notes :
(1)Alexandre Vialatte (1901-1971), critique littéraire et traducteur d’œuvres littéraires en langue allemande.
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