L’édition récente des poèmes inédits de René Guy et d’Hélène Cadou par Bruno Doucey (1) confirme, si besoin était, la composante spirituelle essentielle dans l’œuvre de l’un et de l’autre. Mais qu’a-t-on dit lorsque l’on a dit cela ? Particulièrement en ce qui concerne l’auteur de « Poésie, la vie entière ». Voilà ce que cette intervention se propose d’approcher un peu. On sait les désaccords des contemporains de Cadou après sa mort concernant justement cet héritage spirituel. Aussi, je dois dire ma reconnaissance à Robert Duguet pour son ouvrage récent consacré à René Guy Cadou (2) dont le sous-titre dessine déjà toute une perspective : « Des intuitions panthéistes à la fraternité ». J’éprouve une grande connivence avec la manière dont l’auteur perçoit cette dimension intérieure de la vie de Cadou. Particulièrement en ce qui concerne cette sensibilité à la fois panthéiste et fraternelle où l’amour de la nature mais aussi de la femme, Hélène en l’occurrence, occupe une place de premier plan. Tout en disant les choses un peu différemment, vous constaterez donc que je me sens proche de cette manière de ramener la vie de l’esprit pour Cadou à ce lyrisme poétique embrassant dans son élan la nature et la vie tout entières.
Une voie spirituelle à part entière Quelques mots pour résumer d’emblée le cœur de mon propos : contrairement aux sollicitations pressantes de son ami Max Jacob, René Guy Cadou se tint résolument sur le seuil des croyances religieuses. Le patient espoir du père Agaësse de Solesmes, conscient par ailleurs du génie poétique de René, de recueillir une affirmation de foi plus nette de sa part, n’y fit pas davantage. Comme si l’armature théologique classique de l’un et de l’autre les empêchait d’accéder à la source même à laquelle leur jeune ami poète ne cessait de s’abreuver, sans trop d’obstacles, semble-t-il, ni de révérence religieuse particulière : le Poème de la Vie elle-même. Ce qui n’empêcha pas ce dernier de formuler lui aussi dans son œuvre, à sa façon, une sorte de « petite poétique de la théologie » que j’aurais tendance à qualifier d’agnostique tant le doute lui était consubstantiel. La Poésie de la vie, avec son élan totalement ouvert, en serait pour lui précisément la figure majeure mais aussi bien son énigme tant la question de la fin de cette vie – la mort, grande figure de la poésie de Cadou – ne cessa de hanter le poète depuis son plus jeune âge. C’est avec gratitude, d’ailleurs, que René reçut les conseils poétiques de Max, son aîné, l’invitant à l’élargissement de la vie intérieure et à la primauté du cœur : « Trouvez votre cœur et changez-le en encrier ! ». Tout ce qui était orienté vers le déploiement de la poésie, Cadou prenait. Mais il se refusait aux croyances parfois étroites que son ami, en catéchiste fervent, s’efforçait de lui inculquer. Il lisait cependant attentivement les longues missives religieuses de Max, précise Hélène, les annotait mais pour mieux en faire autre chose : un Dieu tombé de son piédestal, au plus près de l’homme chancelant… L’horizon de la mort sera pour lui l’occasion d’un nouveau creusement dans l’épaisseur de ce mystère. Le Poème, cet hymne à la « vie entière », constitue dès lors l’axe même de la vie intérieure de René Guy Cadou. Ce qui fait, me semble-t-il, de son œuvre poétique une voie spirituelle à part entière dans un monde toujours plus affranchi des croyances surnaturelles ou religieuses. La vie est confirmation Un bref extrait des poèmes inédits en dit long sur cette source à laquelle boit directement le poète : « Parce que l'homme ne savait pas se conduire Voilà sans doute l’un des secrets de René Guy Cadou : le temps est venu de se passer de la main de Dieu ! Pas de croyance métaphysique, pas de dimension religieuse dans ses poèmes mais seulement cette trace de la lumière que tout homme porte en lui. S’il se réfère encore fréquemment à des mots comme Dieu, Jésus ou le Christ dans son œuvre, c’est, s’approchant de l’inépuisable mystère de la vie, pour faire usage encore d’un langage commun. Mais il n’en retient cependant que la force poétique : le signe qui, à ses yeux, fait de l’homme un être plus grand que lui-même. D’ailleurs, à propos du mot « signe », il est intéressant de noter que Cadou lui préférait celui de « confirmation ». Encore un mot religieux dira-t-on ! Mais précisément, il s’agissait au contraire pour lui d’ôter aux clignotements de sens et d’amour que la vie nous adresse toute idée d’un au-delà d’où nous viendraient ces signes ; et au contraire d’assumer les confirmations naissant du plus terreux de nos existences traversées par une aspiration à la beauté que rien ne saurait combler. De même, la poésie sera-t-elle pour lui une réponse, et non pas une preuve. Redécouverte de la source-même D’où ont donc bien pu naître, chez ce jeune homme élevé dans un milieu profondément laïc, ces aspirations poétiques voisinant avec le poème évangélique ? Pourquoi va-t-il s’entourer, se fiant à son intuition, d’êtres tous plus ou moins familiers de ces sources spirituelles ? Que l’on songe à Michel Manoll, Max Jacob, Pierre Reverdy, le père Agaësse ou bien encore à son ami poète, Pierre Yvernault, curé de campagne auquel il voue une affection toute singulière : « Cher ami ! sans doute êtes-vous comme moi dans un village Dans un ouvrage que j’ai consacré à quelques voix de Bretagne, « Le chant des pauvres » (5), il y a parmi elles celle de Cadou. Mais celui-ci constitue toutefois une figure à part. Les autres auteurs de Bretagne que j’évoque ont dû, pour retrouver par le poème, l’écriture ou le chant, la jubilation de célébrer la vie et le monde, s’arracher à toutes les pesanteurs d’un catholicisme clérical et breton souvent ressenti comme oppressant : « cette chape de tristesse qui s’est abattue sur nous, comme l’écrira Xavier Grall, d’où nous est-elle venue ? ». Ce sera, bien sûr, particulièrement le parcours d’un poète comme Guillevic, depuis la rigidité de la religion première associée à la terreur maternelle jusqu’à la joie d’éprouver la densité du monde concret des choses et de la nature. Même chose encore chez Armand Robin pour qui l’écoute des voix du monde se fera fraternité universelle… Il n’en va pas de même chez René Guy Cadou qui n’a précisément pas eu à s’arracher au poids d’une culture religieuse obsédante dont il n’avait pas hérité, contrairement à beaucoup de ses contemporains bretons. Sa vie intérieure et spirituelle, n’est pas de l’ordre de la transmutation d’un héritage jugé irrecevable mais plutôt d’une redécouverte, à la source même, d’un chant qui lui exprime au plus juste la tonalité de sa propre existence. Comme s’il avait accédé, sans transmission culturelle trop marquée, mais non pas sans médiateurs, à la ressource de son chant intérieur. La mort fraternelle Dans le livre que j’ai consacré au poète (6), j’ai évoqué l’importance des deuils ayant tissé son rapport au monde. Il y a bien sûr la mort de son frère Guy, décédé 8 ans avant sa naissance, avec lequel, comme le souligne Hélène, il a tissé un étrange et mystérieux compagnonnage au point d’en graver le prénom au fronton de son œuvre. Mais il y a aussi tous ces autres morts qui jalonneront ses vingt premières années : la mort de sa mère Anna, alors qu’il a douze ans, celle de son père quand il en a vingt, puis un peu plus tard la destruction de la maison familiale à Nantes et de tous ses souvenirs d’enfance avant l’assassinat de Max Jacob, son véritable père spirituel. Celui-ci, d’ailleurs, ne cessera, après sa mort, de se faire davantage présent dans l’héritage intérieur du poète comme si, victime parmi les victimes, sa figure rassemblait en elle tous les deuils précédents. Beaucoup ont souligné ce rapport quasi fraternel que René Guy Cadou entretenait avec sa propre mort prématurée que, par avance, il pressentait. Il y a sans doute là, dans cette proximité éprouvée, une sorte de lien avec cet élan spirituel qui va s’emparer de lui et qui sera sensible dans ses poèmes. J’ai aussi souligné que le grand frère Guy pouvait constituer une figure essentielle parmi celles de toutes les victimes innocentes vers lesquelles le tournera son émotion de poète. « Un doux clochard abrite en ses mains un oiseau Il éclabousse tous les yeux de ses prunelles Je vous propose à présent de juste esquisser quelques thématiques venant confirmer l’horizon de cette spiritualité qui se tient intégralement dans les limites de cette terre même si les doigts d’une présence mystérieuse s’y trouvent également gravés : Le ciel est en bas Tout d’abord, il y a cette conviction qu’il n’y a pas à s’élever pour trouver la lumière mais qu’au contraire, le ciel est en bas et que l’homme ne l’atteint qu’en creusant le sol de son existence singulière. C’est ainsi que la source spirituelle pour Cadou naît du sol, de la beauté de la nature et du monde. Son Dieu est une force végétale. « A chaque pas mon Dieu c’est vrai que je m’enfonce Hélène me paraît avoir donné l’une des plus fortes interprétations de l’œuvre de son mari lors du colloque de Nantes en octobre 1981(10). Elle ne cesse d’insister sur cet aspect creusement de son œuvre : « La lumière c’est en bas, au-dedans que le poète la cherche… Le ciel est sur la terre (voir naît dessous la terre !) » La terre, la lumière et la passion du monde se conjuguent. Une œuvre vitrail Il faut aussi parler de cette œuvre-vitrail, mise en évidence dans de très beaux articles par Jean-Louis Cloët (11) : un vitrail destiné à percer le mur du deuil, fenêtre de la chambre d’écriture. Mais l’on peut aussi dire un vitrail végétal dressé dans le champ de la vie et permettant d’entrevoir la magnificence du monde quotidien dans lequel nous sommes plongés. Ce vitrail, comme l’écrit Cadou dans le grand poème Nocturne, n’est pas d’abord tourné vers la protection intérieure d’un espace sacré, une église, une chapelle, un temple ; mais au contraire il est destiné à voler en éclats afin que le chant divin rejoigne celui du monde et de la nature où vit le poète : sa vraie résidence sur cette terre. « Pardon seigneur ! Pardon pour vos églises Aussi, le lieu exact de Cadou, la source de son vitrail éclaté, seraient-ils d’accueillir le chant divin, dans les champs, au café, en toutes choses... Confirmation que le ciel est en bas, au cœur du monde, au cœur de l'homme. « Descends plus bas pour le trouver », lui disait d’ailleurs Max Jacob. Une force spirituelle réside au cœur du monde et de l'homme. C’est de cette force dont il parle très tôt dans ses lettres à Hélène : « C’est un Dieu panique qui nous a jetés l’un vers l’autre, c’est le Dieu des végétations, des frais, des moussons bienfaisantes, un Dieu qui ne nous a pas frappés à son image – ce qui serait terrible – mais qui nous a chargés de frapper notre image. Si nous revenons sur terre dans mille ans vous verrez qu’on aura mis le Douanier Rousseau sur l’autel et que les petits enfants viendront s’incliner devant lui. » (13) Pour René, Hélène est la femme végétale, par laquelle la vie est redonnée à la rosace du monde, témoin de la liturgie poétique quotidienne. « Femme-vitrail » à nouveau. Le poète, co-créateur avec le divin Ainsi, les accents panthéistes seront-ils très tôt affirmés dans la pensée de Cadou. Mais reste cependant ce mystérieux dialogue avec le divin, permanent dans ses poèmes. Peut-être faudrait-il alors parler d’une approche panenthéisme, non pas tant à la Spinoza que Max Jacob lui conseillait pourtant de lire mais plutôt à la manière de la révolution spirituelle contemporaine où des accents teilhardiens se mêlent à la philosophie du Process développée par le philosophe américain Whitehead (14) : un cosmos tout entier traversé par une force sacrée avec laquelle l’homme se trouve engagé dans un dialogue de co-création permanent. Les romantiques allemands, Maître Eckhart, Tauler, la grande tradition mystique rhénane, toutes références transmises avec la philosophie de Spinoza par Max Jacob constituent sans doute là une filiation essentielle. Avec Hélène, une poésie de pleine poitrine Il faudrait encore insister sur Hélène à la source de la poésie de pleine poitrine de René. Elle-même nous a d’ailleurs transmis la poésie d’un vivant, par-delà l’absence. Le 17 juin 1943 fut pour tous deux une détonation dans un ciel qui soudain s’éclaircit. Pour René, cela correspond au dépassement de la mélancolie des premiers recueils (Brancardiers de l’aube, morte-saison, Lilas du soir…) Une sensibilité christique hors du champ religieux Il faut dire un mot du rapport d’Hélène au christianisme. Comme René, elle fut, elle aussi, élevée dans un milieu familial très laïque. Mais, adolescente, elle reçut l’empreinte durable d’un groupe de jeunes protestants. Tout autant que Max, elle aura donc pu transmettre à René le goût de l’Évangile. Mais elle a cependant toujours respecté sa distance religieuse qu’elle-même, d’ailleurs, par la suite, adoptera. Elle a une parole forte à ce sujet à propos de René, son mari instituteur « Il était très laïque et en même temps très chrétien. C'était même, précise-t-elle, l'instituteur laïque qui apportait le vrai sens de la chrétienté. Les gens étaient ébahis. Dans un sens, il les a convertis. Ils sont tous venus à lui alors que l'instituteur (en ce temps-là, pour eux) c'était le diable. (Or là c'était) un homme parmi les hommes... »(15) Avoir une sensibilité christique hors champ religieux, voilà qui allait bien aussi bien à Hélène qu’à René… Je pense pour conclure à ces mots de César Chávez qui s’accordent bien au questionnement permanent de Cadou et à cette sorte d’inconnaissance, de doute fondamental qui le caractérisent : C’est parce que Dieu est toujours muet
Notes : (1) René Guy Cadou, Et le ciel m’est rendu, Hélène Cadou, J’ai le soleil à vivre, Éditions Bruno Doucey, 2022
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