Les oublis de Mnémosyne,

par Vincent Jacques

 

 



1- Tous deux assis au bord d’un puits, la tête comme dans les nuages, le corps en bascule prés de la margelle, au dessus des profondeurs, l’amour incendiant le jour, le scellant de ses braises ardentes, Hélène et René regardent l’objectif.

Celui-ci est en partie masqué par le doigt du photographe. Au delà de cette maladresse l’instant semble figé dans sa grâce, l’évidence en partage, la passion donnée en viatique.

Nul Narcisse pour observer leur reflet au fond du puits. Celui-ci inviolé voyage encore par l’onde noire, conservant le pacte silencieux du baiser de Monval. Tout ce qui n’est pas montré, hors cadre, hors champ, participe à l’étreinte invisible, à la mêlée fougueuse, indicible bataille des corps effacés par la brièveté infinie de l’instant.


 

2-La lumière émise par nos corps vivants, en mouvement, par nos gestes aimants, par nos hontes aussi, aime à emporter notre apparence à la vitesse des photons dans le vide sidé-rant.
Mais depuis la chambre noire, quelques sels d’argent s’oxydent, piégés par nos regards, se déposant sur une surface plane, évitant ainsi pour quelques temps encore la dispersion dé-finitive de nos êtres et de leur représentation.

Dans l’ouvrage « Usage interne » RG.Cadou dit :

« On n’immobilise jamais que des surfaces mouvantes, des volumes virevoltant dans l’espace. Ce que le temps immobilise échappe à la conscience poétique qui, elle, est en dehors de toute durée » 

 

 

 

 

 

 


 

3-Si l’écriture, la musique, transfigurent le sentiment du monde, prolongeant ainsi le temps donné et bientôt repris, la photographie par l’image d’une vérité renvoyée, colle intimement aux apparences. Elle entraine avec elle le vertige des hommes pensant remonter le temps, déréglant l’horloge en transformant le présent en souvenir.

Ainsi de ce reflet faisons nous un usage dangereux, car quand celui-ci pâlira, nous disparaîtrons aussi, entrainés dans l’effacement du grand tableau noir.

 

 

 


4-Hélène et René, dans les courtes et immenses années de leur amour partagé n’eurent guère le temps de figer eux-mêmes leur histoire filante, occupés à vivre à perdre haleine, confiant à quelques amis le soin de capter leur image.

Ainsi la dispersion du corps venu, du temps vécu ensemble, l’image se révéla intérieure, universelle, épistolaire, partagée, mais finalement peu figée dans une représentation visible.

Hélène prit soin, dans le désordre intérieur et douloureux de cette autre vie commençant le 20 Mars 1951, de réunir les feuilles dispersées au pied du poète. Choisissant ainsi celles où l’aimé lui semblait ressembler le plus au vivant qu’il fut, s’employant ainsi à le faire revivre, transformant par amour le miroir brisé en galerie des glaces.

L’onde ainsi propagée peut encore faire écho au temps présent, c’est de cela dont il s’agit aujourd’hui.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

En remontant l’Avenue de la mer

En gagnant la liberté du regard, je fus pris par l’illusion qu’il serait possible de fracturer l’espace temps à l’aide d’un objectif 35 mm. Animé par la conviction profonde d’être le résident à mi-temps d’un monde parallèle, j’entrepris rapidement la remontée de ce torrent de sel d’argent.
En commençant par, l’enfance à peine estompée, vouloir par oxydation recréer les paysages de celle-ci.

Pour avoir partagé ces lieux avec Hélène, ceux-ci étant ceux de sa propre jeunesse, et dans la conviction commune que cette effraction ne sera rendue possible que par le biais de la poésie, nous nous lançâmes dans l’Avenue de la mer.

« Chassé croisé
Des regards
L’enfance entre eux
Sans le temps »     
                         

Hélène Cadou, Avenue de la mer.

 


Déjà décoiffés par les orages de la vie et asséchés par le vent et le sable, c’est à tâtons que plusieurs années durant, nous cherchâmes dans les arrières salles éteintes et poussiéreuses l’interrupteur qui remettrait en route et le manège, et la musique, et l’insouciance…

 

 

 

 

 


Très vite le sentiment Atlantique gagnait, Hélène ouvrant les fenêtres de la chambre d’un grand hôtel pour embraser la mer. Chaque crique de la côte ouest, chaque impasse ensablée par une dune voyageuse, chaque Casino décrépi, chaque Château de sable, de Biarritz à Étretat furent mis à contribution dans la lente montée de la marée des souvenirs.

 

 

 

 


 

Le 23 Avril 1987
Pour l’Avenue de la mer
Hélène écrivit :

 

« Après tant d’années
Les images
Ont l’insolence du jeu

Le vert est cru
Comme une oreille de laitue
À l’aube

Les dunes
Découvrent leurs genoux
Sous l’audace du vent

Les fusains
Font écran sur la terrasse
Quand les vagues
S’ébrouent
Jusqu’aux confins du monde

C’est aujourd’hui
Que tout commence »

 


L’ensemble poèmes photos fut associé dans le cadre d’une exposition qui voyagea deux années durant, transportant loin des côtes la discrète fêlure, la brise salée, déposant ici et là dans les cœurs et les regards les grains du sablier, et, par la même, enrayant les rouages implacables des années passant.

L’exposition fut présentée en 1988 à la Bernerie en Retz, puis successivement à la Bibliothèque d’Orléans, à la Bibliothèque de La Source, à la Médiathèque de Roman en Isére, au Printemps du livre de Montaigu, et pour finir en Juillet 92 aux rencontres littéraires « Esprit Balnéaire » à la Baule.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Puis l’Avenue de la mer retourna à l’ombre d’une mansarde, dans un de ces tiroirs gonflés, difficiles à entrouvrir, peu commodes à refermer. Le livre dans son projet initial associant les 32 poèmes et les 32 photographies ne parut pas, n’apparut pas.

L’ensemble démonté, ainsi rendu à son ombre, continue à inonder la faille élargie, séparant de la mémoire les traces laissées par imprudence sur la plage blanche.

13 poèmes d’Hélène trouvèrent place dans le recueil « Si nous allions vers les plages » édité en Mai 2003 chez Rougerie, pages numérotées 9 à 22 du chapitre « Avenue de la mer ».

« Il n’y avait même plus
Assez de vie pour les fantômes
Au château
La dame
Avait regagné son portrait »     
  

Hélène Cadou – Avenue de la mer


Sur l‘écran de nos représentations intérieures, chacun se projette de petits films intimes, courts métrages précieux comme autant de rares incunables. La vie de René Guy Cadou est inséparable de l’espace où se déroule, du premier au dernier acte, la pièce ancrée dans le territoire d’une humanité sensible, d’une terrestre estrade où les étoiles font office de figurants.


« Je ne suis plus chez moi
Le ciel est sur ma table
À présent
C’est le cœur qui roule dans le sable
Et des bouquets de mer qui flambent sur le toit »

RG Cadou, Mer voisine, Bruits du cœur, 1941


L’histoire d’un homme dans la paume du géographe, du narrateur, du témoin glisse entre ses doigts comme l’eau dormante des jours éteints.
L’itinérance de René, des premiers paysages aux premières détresses, file avec le courant du grand estuaire. Elle se mire dans les eaux sombres des marais, là où le Morta tel l’Ankou témoigne pour nos plus anciens ancêtres.

 

 

 

 

 

 

 

 


Elle participe à la bataille du sel et du limon, sombre dans les pampres au crépuscule, s’enivre des coteaux, s’étourdit d’odeurs boisées. Elle a comme fil conducteur l’encre quotidienne, cette hémorragie de mots, ce lien qui relie l’homme aux mondes. Ces pages jamais blanches, aux paysages changeants, traduisant la langue des pluies et des vents dans d’épistolaires confidences.

 

 

 

 

 

 

 

 


Dans ce grand cercle, bordé physiquement par les limites du département, nous entreprîmes Hélène et moi, de réunir face à face, d’un côté un texte d’elle ou de René évoquant, décrivant, suggérant l’une des étapes du périple poétique et d’autre part une évocation par l’image de ces lieux.


« Chaque village de Loire Atlantique eut, pour lui, un visage accordé à son écriture » HC

 

 

 

 

 

 


Mais l’érosion était à l’œuvre, avec les mutations urbaines, les bocages dévastés, la Place Bretagne transformée, méconnaissable. Il a donc fallu fuir la confrontation, abandonner la recherche de preuves, toute trace disparue, bue dans de modernes ivresses. Attendre au seuil du parcours, les pieds au bord du Néant, le regard rafraîchi à la vue du ruisseau. Le ciel et les eaux seuls, gardiens du mouvement perpétuel envoyèrent des signes. L’image pouvait resurgir dans l’une des failles de nos inconsciences. C’est un long demi-sommeil, un état de veille engourdie qui commença.

La lanterne magique reprit du service.

Au début des années 90, nos périples commencèrent, parallèles cheminements, soirées croisées dans un face à face des mots et des photos, comme deux apprentis sorciers arpentant les coursives oubliées du grand château de la mémoire.

 

 

 


Les années passèrent dans la patience d’Hélène, confiante dans l’horizon discret, siège de sa parole, au couchant figé, astre doux et chaud posé au delà du temps.

Elle me confia souvent sa longue attente, sa certitude que le jour sur chaque ouvrage à paraître se lèvera, à la fin d’une attente dont il fallait s’évader.

Les millièmes de secondes capturées, de St Herblon à Mesquer, de Piriac au Quai Hoche, de Bourgneuf à Monval, dans un noir et blanc aux nombreuses demi-teintes rejoignirent la cohorte des témoins silencieux.

 

 

 

 

 

 


L’ouvrage devait s’appeler « Itinéraire poétique de René Guy Cadou ».
Dans le même temps et dans la dynamique impulsée par Hélène et la Demeure de RG.Cadou à Louisfert, cette idée d’évocation d’Itinéraire poétique fut partagée par le Conseil Général de Loire Atlantique.
À l’initiative de la Bibliothèque départementale de prêt une belle exposition fut réalisée, qui tourna dès 2001 dans tout le département et dont le catalogue « ITINÉRANCE » contient certaines images du projet « Itinéraire ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Enfin c’est en 2011, aux Éditions du Petit Véhicule que le livre parut sous le titre « Géographie poétiques de René Guy Cadou ». 100 exemplaires dont chacun comporte 39 tirages photographiques originaux.

Le livre mis à jour nous permit de renouer ce dialogue sur l’oubli, sur la représentation de la figure disparue. Le puzzle éparpillé, aux pièces manquantes, évoque pourtant la genèse d’un monde dans lequel l’image fragmentée retentit encore de détonations littéraires.

« La mer
afflue de tous côtés
C’est l’enfance toute nue
Qui recommence l’histoire »   
 

Mise à jour, Hélène Cadou, p 81