L’intitulé de cette communication peut paraître, au-delà de sa longueur, ampoulé, jargonnant, voire pédant, mais il m’a semblé que les quatre concepts qu’il contient trouvaient dans cette œuvre toutes leurs justifications et interactions. Il est vrai que la difficulté d’extraire un thème de l’œuvre d’un auteur -- et Cadou ne fait pas exception à la règle -- s’apparente à celle qui fait le principe du fameux jeu de mikado : l’effleurement d’une baguette fragilise l’édifice. Eu égard aux nombres d’études thématiques et aux différents angles d’approche de l’œuvre de Cadou, ainsi qu’à tous les autres dont on entrevoit le potentiel, on réalise que la complexité d’une œuvre n’est pas réductible à un de ses aspects et que le poète construit, parfois à son corps défendant -- on se souvient de son : « Ah je ne suis pas métaphysique, moi ! »(1)- une conception du monde, une architecture de la pensée, qui même en poésie fait cohérence. Point n’est besoin de revenir sur tous les signes prémonitoires qui jalonnent cette poésie. Le thème de la mort y est récurrent, omniprésent. C’est même l’instance centrale de cette œuvre, très justement et densément développée dans le mémoire d’Hélène Cadou.« Méditation sur la mort dans l'œuvre poétique de René Guy Cadou » (2). D’autant plus que cette précarité existentielle les a habités tous deux pendant leurs huit années de vie commune. Ce sentiment permanent de fragilité, d’insécurité, incite Cadou à vivre intensément, à exacerber chaque moment de cette courte parenthèse terrestre. A cet envahissement de la ténuité, de la fugacité du passage, vient confusément se mêler une impression onirique ou pour reprendre le titre d‘un de ses recueils, de « Vie rêvée ». « « Est-ce que je sais seulement que j’écris ? » s’interroge Cadou dans le poème intitulé « Ecrire mais vivre » (3), ou encore « Je préférais laisser planer sur moi comme une eau froide le doute d’être un homme »(4). Comment échapper à cette empreinte d’irréalité, inhérente à la perception permanente de l’abime, sinon en lui opposant un contrepoids de réalité, un ancrage terrien, une appétence pour « les Biens de ce Monde ».(5) Julien Lanoë a écrit : « Un violent appétit de vivre et d’aimer est mêlé à un sens aigu de la précarité de toute chose…Succession d’élans, avec la sourde préscience de la brisure »(6). Et pour sa légitime défense, Cadou a pour seules armes ses mots, comme ces prisonniers qui gravent leurs initiales, leur nom sur les murs ou les poutres de leur prison, comme ces passants ou ces amoureux qui incrustent un cœur et une date dans l’écorce d’un arbre. C’est une sorte d’appel aux vivants qui doit inscrire sa poésie dans le temps et qui fera que son passage sur terre n’aura pas été que la lueur évanescente de la trajectoire d’une météorite. Pour affirmer sa présence sur terre et la rendre évidente aux yeux de ses contemporains en même temps que pour se rassurer lui-même, Cadou convoque l’Histoire, les dates, la géographie, les lieux, le cercle de ses relations, ses parents, ses amis, peintres et poètes…L’onomastique tient une place importante dans ses poèmes. J’ai relevé 100 noms de personnes ayant fait partie de son entourage, 102 noms de lieux, 17 dates qui sont pour la plupart des titres de poèmes, 21 noms de fiction, 22 noms d’objets utilisés à l’époque comme « la Lucilline », qui est une marque d’huile à pétrole, « la lampe Pigeon », « l’Almanach des Muses », « Le New Herald Tribune », les cigarettes « Caporal »… Au premier plan de cette volonté d’inscrire dans sa poésie le nom des êtres et des choses qui composent son univers, Hélène bien naturellement, occupe une position centrale puisque le recueil principal s’intitule « Hélène ou le règne végétal », un autre « Quatre poèmes d’amour à Hélène », et que son prénom apparait 11 fois dans les poèmes et donne son titre à 4 d’entre eux. Non seulement Cadou nomme les êtres ou les choses qui composent son univers, mais pour accentuer encore sa proclamation vitale à la face du monde, il se nomme lui-même 7 fois dans son œuvre, « comme si notre patronyme, marque intime dans le symbolique pouvait rendre raison d’une vie » nous dit Yvan Leclerc (7) dans une étude sur le nom de Cadou. Il relève, par ailleurs, que dans sa signature manuscrite le R de René était stylisé en forme de croix, qui connote l’idée de Résurrection ou de Rédemption. Cadou revendique le fait de décliner son nom dans sa poésie « Est-ce voler encore que de coucher son nom sur le livre du port ? »(8).Cette autojustification patronymique est parfois amplifiée par l’indication de son âge : « Me voici dans la vingt-neuvième année » (9), répété deux fois dans le poème, « J’ai vingt-neuf ans » (10), « J’ai soufflé les vingt-neuf bougies » (11), comme si ces précisions d’état-civil pouvaient officialiser, corroborer sa présence sur terre. Dans un souci supplémentaire de précision, et comme pour graver dans le marbre son action créative, la plupart de ses poèmes manuscrits sont datés au quantième du mois. Cadou qui a forgé le néologisme surromantisme ne s’est pas trop attardé sur cette notion, peu enclin, nous dit-il, à « ajouter un nom en -isme à l’histoire littéraire qui se meurt de classification ». Il ne l’a développée que deux fois : dans la revue « Les Essais » en 1947 et dans un passage de ses notes poétiques rassemblées sous le titre d’ « Usage Interne » « J’appellerai surromantisme toute poésie qui, ne faisant point fi de certaines qualités émotionnelles, se situe dans un climat singulièrement allégé par le feu, je veux dire ramenée à de décentes proportions, audible en ce sens qu’elle est une voix aussi éloignée de l’ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes. »(12) Si le surromantisme peut emprunter au lyrisme et à l’exaltation sentimentale qui caractérisent le romantisme, il en repousse le côté artificiel et excessif. « Qui ne s’est laissé séduire par l’appareil grandiloquent du romantisme, son apparence de vérité et de sensibilité ? ...L’école romantique, tout en pratiquant un appel au peuple comme source de générosité, comme matière fécondante, s’intéressait d’une façon pittoresque et somme toute assez navrante aux choses du passé. »(13) Quant au surréalisme, si Cadou reconnait son apport indispensable, son pouvoir fertilisant, le ferment de révolte et la révolution qu’il apporte dans le surgissement de l’image poétique, ainsi que l’appel aux ressources de l’inconscient, il en déplore l’absence de questionnement ontologique et éthique qui est au contraire le cœur de l’activité poétique des poètes de l’Ecole de Rochefort. « Le surréalisme, auquel nous devons d’avoir pris conscience de nous-mêmes, que nous n’avons cessé d’estimer pour tout ce qu’il a mis en notre pouvoir, de rêves, de cris de haine, d’images, d’espoir dans une liberté prometteuse et totale de l’esprit, le surréalisme dans lequel nous ne voulions point voir uniquement un procédé d’écriture mais que nous n’aurions su accepter en tant qu’attitude philosophique, nous apparut très tôt, malgré son immense séduction génératrice, comme un des produits les plus faisandés et somme toute un ersatz de la culture, signe moins sur tout ce que nous avions mis en nous de l’ambition humaine. »(14) On voit donc le surromantisme comme le double dépassement de ces deux mouvements littéraires. C’est un des traits caractéristiques qui est le dénominateur commun des poètes de l’Ecole de Rochefort. Même si Cadou, dans ses notes, ne s’est jamais défini comme poète lyrique, il n’en demeure pas moins que ses références fréquentes au mythe d’Orphée revisité par Cocteau, corroborent bien cette obsession de la mort et du passage de l’autre côté du miroir. « Orphée meurt » écrivait Bérimont au lendemain de sa mort. Cadou n’a-t-il pas intitulé les chroniques régulières qu’il écrivait pour la revue « Les Essais » le « Miroir d’Orphée ?» Or, l’attribut essentiel d’Orphée est la lyre. Cadou est bien le poète qui chante ses sentiments, ses états d’âme avec effusion, (j’ai noté 80 occurrences du mot chant ou chanter et 5 pour le mot lyre), et toujours avec ce recul un peu ironique de s’être laissé aller. « Fais le précieux, va, fais l’élégiaque, ô poète ! » (15) et « Voici qu’à son tour un jeune maniaque de poésie se dresse pour t’enfermer dans la cage de sa lyre » (16), « Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poules contre le ciel » (17). Avec le poème « De quel bois je me chauffe » (18), on subodore une réminiscence du péan, à la fois chant de triomphe et chant funèbre dans l’Antiquité grecque : « Quand basculé dans les cordages de la lyre j’entonnerai ce chant d’orgueil ».(19) Ce lyrisme exacerbé, ce sur-lyrisme est inhérent à son permanent besoin d’affirmer sa présence au monde. Les interjections pléthoriques sont les éléments de langage qui renforcent l’expression de ses passions. L’exaltation, la joie, la douleur, la tristesse, l’invocation, sont amplifiées par ces exclamations. J’ai relevé pas moins de 68 « Ah ! », 135 « O ! » avec ou sans accent circonflexe, 19 « Oh ! » sans compter les « Las ! » « Hélas ! » « A quoi bon ! » Le poème « Source de vie »(20) et ses 19 points d’exclamation est particulièrement éclairant à cet égard. C’est pendant les dernières années de sa vie, principalement à partir du « Cœur définitif » et surtout « d’Hélène ou le règne végétal » que les signes d’exhortation et d’interpellation vont se multiplier. En 1923, l’ethnologue Malinowski avait le premier défini une fonction du langage qu’il avait appelée « phatic communion » (du grec phasis : parole), qui visait à renforcer la communication entre les individus. Cette notion a ensuite été développée par la linguiste Jakobson en 1963 dans ses « Essais de linguistique générale ». Selon la définition du CNRS, c’est une fonction du langage dont l’objet est d’établir ou de prolonger la communication entre le locuteur et le destinataire sans donner du sens au message. Il s’agit de vérifier si l’interlocuteur est à l’écoute et de s’assurer qu’il n’y a pas relâchement de l’attention. La fonction phatique est la condition première de l’appel téléphonique : « Allo ? » parfois complété par « tu m’entends ? ». Jakobson la définit comme « un échange profus de formules ritualisées ». J’ai noté chez Cadou 170 éléments de langage qui relèvent de cette fonction : « Dis, dites, écoute, écoutez, va, allez, toc-toc, pardon, bonjour etc… » « La déclaration d’amour »(21) qui est le titre d’un de ses poèmes est d’ailleurs un des vecteurs essentiels de la fonction phatique. Dans cet élan volontaire vers autrui, Cadou s’épanche sans fausse pudeur, - il n’a pas le temps d’être pudique, du moins l’éprouve-t-il ainsi, et ne bride pas ses sentiments. De telle sorte que 16 poèmes incluent dans leur titre les notions d’amour ou d’amitié qui reviennent par ailleurs 32 fois dans les poèmes. Un poème-lettre, en forme de panégyrique, adressé à Jules Supervielle (22), particulièrement emblématique de cette fonction linguistique est aussi une déclaration d’amour. Le nom du poète apparaît 6 fois et le terme « voici » est répété 7 fois dans une sorte de célébration liturgique. C’est une manière d’introduction du public à la découverte de Supervielle, une offrande, une présentation quasi-eucharistique (étymologiquement une action de grâces) du poète. Les interpellations jalonnent le poème « Mais je vous parle », « Pardonnez-moi », « Je vous aime », « Voici Jules Supervielle, dis-je » De loin en loin, Cadou ponctue ses poèmes d’apostrophes, d’exhortations. Le tutoiement est monnaie courante : il tutoie Dieu, ses parents, ses amis poètes, son fils putatif. Il se tutoie d’ailleurs lui-même quand il se dédouble. N-a-t-il pas écrit dans un de ses premiers poèmes « Je cherche un homme en moi à qui parler » (23). Il questionne, répète, insiste. Il reprend à son compte la déchirante et fondamentale question de Gauguin : « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? »(24) Les nombreuses répétitions participent aussi de ce lyrisme effréné : « Mais l’odeur des lys » (25), « Anonyme Châtelain est mort » (26), « Cocher, cocher » (24), « entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans » (27), (« Satan, c’était Satan » (28), « O profondeur » (29), « Je te prendrai » (30), leitmotiv du poème éponyme et particulièrement le poème consacré à Artaud, où les répétitions obsessionnelles procèdent d’une empathie, d’une identification à l’univers mental perturbé d’un poète en souffrance. La fonction conative, (du latin conatio : effort) ou incitative, telle qu’elle est définie par Jakobson vise à faire pression sur le destinataire du message. Elle est principalement manifestée sur un mode impératif ou vocatif. Chez Cadou, le mode impératif contribue à une valorisation de l’échange affectif. « Asseyons-nous ensemble » (31), « Rejoins-moi » (31), « Aide-moi » (32), « Souvenez-vous » (33), « Relevez-vous » (34). Cette adresse à autrui va jusqu’à imposer un sentiment - l’étonnement – alors que celui-ci relève ordinairement de la réaction spontanée. « Etonnez-vous braves gens ! » (35). Un poème illustre particulièrement cette fonction conative « Malgré tout » (36), suite d’injonctions adressées à différentes puissances naturelles où l’on peut lire une sorte de panthéisme, et exprimées sur le mode impératif de verbes dits « performatifs » : « Traine-moi », « Allume-moi », « Crucifie-moi », « Ecrase-moi… ». Ces provocations successives sont destinées à faire ressortir par contraste le refus d’une parole imposée qui suit, comme inébranlable et définitif.
Notes :
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