René Guy Cadou, un feu vivant,

par Jean Noël Guéno. (1)

 



« Cadou, ton viatique !
Tu apprends     à cœur     ses poèmes
pour passer la nuit
qui souvent t’inonde » (2)

Ainsi se termine un poème, paru en 1992, dans l’anthologie « Luttes et Luths » du Livre de Poche Jeunesse. Ces mots, qui évoquent la fin de mon enfance, témoignent de la force d’une parole qui libère. Plus de cinquante ans après, je lis toujours Cadou avec un immense bonheur et retrouve la source vive sous les pierres.

Cadou parle à tous, au lettré comme à celui qui est encore vierge de tout héritage littéraire. Sa poésie ne pose pas, s’offre avec le pain et l’eau sur une table d’auberge, se partage sous la lampe avec celui qu’on n’attendait plus et qui, au soir, franchit le seuil avec « dans sa veste un godet de ciel bleu ».

Dès le premier recueil, « Brancardiers de l’aube », paru en 1937(3), vibrionnent des images qui ont gardé du surréalisme un éclat étrange qui fascine. Une lueur fébrile irradie, un vent de fraîcheur souffle les miasmes de la nuit. La mer est là, complice, offerte, ouverte à l’aventure… Les recueils de jeunesse ultérieurs développeront cet allant qui porte, cette envie de vivre, de briser les miroirs au tain piqueté par la misère. Le poète va « avec ses sandales d’embruns, son front neuf »,  et un « sac d’étoiles dans (la) poche ». Il est « le premier levé », les sens en éveil, hume « l’odeur brûlée des pinèdes », avide aussi de la « tendresse (des) feuilles ». Cette volonté farouche de vivre n’est pas oublieuse d’un présent bien âpre où, cependant, le souci de partage, évoqué dans le poème « Les poètes prisonniers »(4), est le plus fort :

« Mettons-nous à table
Tous en cœur
Partageons nos misères
Prends dans ma main
Bois dans mon verre
Je me mordrai les lèvres
Pour tromper ma faim. ».

Les jours sont durs :

« Je suis seul sur la route
Mon passé sur le dos
Dans ma gorge enflammée un bouquet de sanglots »(5).

Mais la fringale d’amitié sonne le tocsin et chasse la taie du désespoir.


 

Jean Noël Guéno à gauche et Gilles Pajot à droite, le 20 mars 1985 à Saint Herblain en compagnie de Jean Rousselot

Jean Rousselot me confiait qu’il avait été « bluffé » par l’énergie solaire de ce « petit frère » en poésie qu’était pour lui René Guy Cadou. D’ailleurs, après sa mort en 1951, il ne cessa de lui écrire, de lui adresser des messages, des lettres d’amitié. Je vais d’ailleurs vous lire l’une des plus belles : « Lettre à l’ombre étincelante », parue dans Les mystères d’Eleusis.(6)

« Cher René, il y a longtemps que je ne t’ai pas écrit. Pardonne-moi : nuit et jour, c’est la corvée de débris et les matons nous mesurent l’encre.
Nous vivons très mal ici. Ce n’est plus la prison de feuilles et d’écorces que tu as connue, où nous boulangions ensemble, à volonté,
Une liberté qui avait les joues tavelées et les mains rouges du pauvre monde,
Une poésie qui avait l’odeur d’une femme nue éparse au soleil,
Une mort qui était comme un doux hospice en pitchpin, avec des lys, des chaudrons en cuivre, où prolonger à l’infini la convalescence de la vie.
Les arbres maintenant sont en faux bois. Les rêves et les idées de même. Et les poèmes en sciure de mots. Pour un soupir ou une larme, il faut payer rançon.
Nous dormons sur des copeaux de Grand-soir, de la charpie d’oraison. Les préjugés dont nous faisions litière étaient moins rudes à nos reins de paysans de la raison.

 


 

Puisque personne ne nous rend visite, on a supprimé le parloir. Demain ce sera la parole. Si elle existe encore.
Seule distraction, regarder les innocents – qu’ils disent – s’arracher les tripes pour se pendre avec.
Seule joie, peigner l’herbe synthétique avec les doigts (le directeur a l’orgueil de ses pelouses) pour caresser furtivement le crâne tiède de la terre.
Voilà l’ordinaire. Tu sais tout. Tu vois que tu n’as rien à regretter.
Moi, j’ai de tes nouvelles par le vent, la pluie, les mésanges charbonnières qui se font le bec sur les barreaux de ma cellule.
Chaque ablette qui fulgure dans l’eau noire de ma tête m’est un clin d’œil de toi.
Parfois même, quand il fait Dieu, comme dit Decoin, je peux, en me haussant sur la pointe du cœur, apercevoir là-bas, bien au-delà des simplons métaphysiques, ton ombre étincelante.
Chaque fois je constate qu’elle grandit et brille de plus en plus ; cela me rend si heureux que j’en pleure.
Je t’écrirai de nouveau dès que je le pourrai. Cela va dépendre de mes gardiens et de mes artères. Si tu ne reçois rien de moi, c’est que j’arrive. Attends-moi. Je t’embrasse. »


15 février 2002 à l'Etang la Ville chez Jean Rousselot...

Luc Bérimont, à qui j’emprunte le titre d’un recueil, pour l’intitulé de cette communication : Un feu vivant, ne fut pas en reste en ce qui concerne les marques d’amitié. Ainsi, en janvier 1951, alors que René est très malade, il lui adresse aussi une missive pleine de tendresse qui se termine par ces mots :

Hélène met la soupe à cuire, et tu n’es pas
Un dormeur à sang bleu, mais un prince de terre
Tu règnes dans tes yeux comme sur la Brière
Le soleil, dans ta voix, met un doux violon
Et, René, quand tout bas je répète ton nom
Je sais que mon ami est plus riche et plus tendre
Que toutes les douleurs que je pourrais attendre. (7)

René était un catalyseur : quand les amis se réunissaient ou s’écrivaient, grâce à lui, la vie flambait, les mots s’électrisaient, la poésie était pourvue d’un plus haut voltage. Chacun donnait le meilleur de lui-même. C’est cette faculté de doter la parole d’une chaleur généreuse et communicative que perçoit le lecteur, même s’il est peu au fait de l’écriture poétique

On peut donc s’étonner que certains poètes, après avoir aimé dans leurs premières années d’écriture l’œuvre de René Guy Cadou, une fois une petite notoriété acquise, s’empressent de brûler ce qu’ils ont adoré, prétextant un égarement de jeunesse.

 


 

D’autres, qui considèrent avec quelque dédain « Poésie la vie entière », connaissent souvent peu ou mal cette œuvre qu’ils dénigrent. Ils sont restés à une vision tronquée et parcellaire, celle transmise par leurs souvenirs scolaires ou quelques anthologies. Ils n’ont pas plongé véritablement dans cette œuvre, arpenté ce territoire multiple.

Certes, la poésie de René Guy Cadou s’inscrit dans un monde finissant qui a disparu : le milieu rural des Pays d’Ouest des années quarante et cinquante, mais ce vécu n’est pas idéalisé : nombre de textes témoignent de la lourdeur de ces terres, du caractère oppressant de son climat, du manque d’ouverture de ce terroir, de la solitude douloureuse du jeune maître d’école itinérant. Par la suite, Louisfert, le port d’attache, sera transfiguré par la présence d’Hélène ; sans elle, le lieu aurait bien perdu de son charme et l’attrait de Paris aurait sans doute été le plus fort. L’important n’est pas le lieu ni l’époque mais l’amour qui ouvre l’horizon, les liens simples et fraternels tissés au quotidien qui nourrissent le travail de fond livré au soir dans la chambre d’écriture. Comme toutes les œuvres importantes, la parole de René Guy Cadou est ancrée, ne rejette pas le réel dans lequel elle s’inscrit, mais le dépasse pour atteindre l’universel.

Pour comprendre Cadou, il ne faut pas rester à la lisière, méfiant, précautionneux mais plonger au cœur des mots, accepter qu’ils vous traversent et vous bouleversent. Découvrir Cadou, à la fin de l’enfance, fut pour moi un choc, un viatique salvateur. J’entendais là une voix fraternelle qui me parlait et qui disait l’essentiel, sans tricher… D’emblée, j’ai effacé l’image scolaire, rassurante, bucolique mais réductrice de l’instituteur rural des « Amis d’enfance »(8). Cette voix vibrait d’accents déchirés, déchirants, révélait une fêlure que rien ne pourrait combler. Je fus ainsi saisi par la nudité tragique de « 30 mai 1932 », par la force des mots les plus simples qui disent avec une pudeur extrême l’abandon, l’amour partagé envolé, la déréliction la plus totale…

Il n’y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs sont écroulés
La chair s’est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu’elle a laissées

Dix heures
La pendule qui sonne
Et le sang qui recule
Il n’y a plus personne
Maison fermée
Le vent qui pousse au loin une étoile avancée

Il n’y a plus personne
Et tu es là
Mon père
Et comme un liseron
Mon bras grimpe à ton bras
Tu effaces mes larmes
En te brûlant les doigts. (9)

Que dire, que faire après avoir lu un tel texte ? Se taire, laisser en soi les mots germer pour découvrir que la poésie n’est pas un jeu mais une parole vive et brûlante qui aide à vivre.

La parole de Cadou n’est pas tiède, elle est souvent tendue comme un arc, perçante comme une flèche ; qu’il évoque dès Retour de flamme

« un homme renversé sur la chaussée
Qui n’en a pas pour longtemps » (10)

dont les

« yeux sont de l’autre côté »

ou qu’il nous confie 

« Mon corps pend aux fils de fer
Avec tout le ciel sur le dos. »(11)

Pas de pathos, déjà, dans ces vers de jeunesse ; des mots simples, justes, qui ciblent au cœur la détresse humaine. A ce propos, écoutons le poème « Antonin Artaud », vibrant, haletant, dont les vers fulgurent comme des fusées ivres :

Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée Antonin
Comme un printemps foutu
Avec tes mains
Tes mains sur les barreaux de l'asile Antonin
Tes mains sur les fils électriques
Sur l'espagnolette sur la poésie partout
Antonin partout
Tes mains sur ton front pressées
Sur tous les corps de jeunes filles
Sur la campagne de Rodez
Antonin la campagne
Tu pêcherais dans la rivière
Avec une arbalète Antonin
Avec toutes les femmes
A même le bocal Docteur
A même
A même la poésie Antonin
Et pas de camisole
Pas de frontière
Pas de répit surtout (12)

L’émotion initiale ressentie à la lecture de Cadou est intacte, plus de cinquante ans après. Elle s’est même enrichie de tout un vécu humain et littéraire. Je considère toujours le deuxième des « Quatre poèmes d’amour à Hélène » (13) comme l’un des grands poèmes d’amour de la poésie française et « Les Fusillés de Châteaubriant » (14) comme un texte exemplaire, sans un mot de haine pour l’ennemi, aussi ignoble soit-il ; un texte universel, à lire et à dire partout où l’on broie la dignité de l’homme. Hélas, aujourd’hui plus que jamais.

Cadou fut un veilleur mais aussi un éveilleur. Combien sommes-nous à avoir osé prendre la parole parce qu’il l’avait prise et portée à son plus haut point d’ébullition ?  Hélène, la première, sut bâtir à sa suite une œuvre personnelle, d’une profondeur et d’une délicatesse remarquables. Sa voix discrète, feutrée, a maintenu, alimenté et enrichi le feu. Le dialogue avec René s’est poursuivi, les voix se sont mêlées en un chant d’amour ininterrompu. « En ce visage l’avenir » (15) et « Le livre perdu »(16) sont à cet égard, pour moi, deux très grands livres. Comme René, qui plongeait en lui-même, se faisait mineur de fond, « chercheur de beauté », « à genoux dans le lit boueux de la journée »(17), Hélène puise dans le puits de la douleur la force d’avancer, et nous

« donne

cet espoir à jamais vivant
dont (elle) s’étonne ».

La ferveur qui entoure les œuvres de René et d’Hélène tient avant tout à la profondeur humaine qui les constitue. Elles disent dans un langage accessible et juste ce que l’on aurait aimé dire. Elles touchent les points sensibles, éclairent les zones d’ombre et révèlent que l’amitié, la fraternité, l’amour ne sont pas des mots vains, qu’ils sont notre seule raison d’être

 


 

Notes :

(1)Le titre de cette communication reprend volontairement un titre de Luc Bérimont « Un feu vivant » paru chez Flammarion en 1968.
(2) Luttes et Luths, anthologie de Jacques Charpentreau, Le Livre de Poche Jeunesse, p.165 à 167, éditions Hachette, 1992.
(3)Brancardiers de l’aube, PLV Seghers, pages 13-19.
(4)Années-lumière, ibidem, page 38.  
(5)Morte saison, ibidem, page 45.
(6)Les mystères d’Eleusis, p.128 et 129, éditions Belfond, 1979
(7)Les mots germent la nuit, éditions Seghers, 1951.
(8)Les Amis d’enfance, ibidem, pages 353-359.
(9)30 mai 1932, ibidem, page 109
(10)Mort d’homme, Retour de flamme, page 33.
(11)Peu à peu, Retour de flamme, page 32.
(12)Antonin Artaud, ibidem, page.295.
(13)Quatre poèmes d’amour à Hélène, Je t’attendais…, ibidem, page 279.
(14)Les Fusillés de Chateaubriant, Pleine poitrine, page 169.
(15)En ce Visage l’avenir, Brémond, 1977.
(16) Le Livre perdu, Rougerie, 1997.
(17)Tout Amour, ibidem, page 350.