« Cadou, ton viatique ! Ainsi se termine un poème, paru en 1992, dans l’anthologie « Luttes et Luths » du Livre de Poche Jeunesse. Ces mots, qui évoquent la fin de mon enfance, témoignent de la force d’une parole qui libère. Plus de cinquante ans après, je lis toujours Cadou avec un immense bonheur et retrouve la source vive sous les pierres. Cadou parle à tous, au lettré comme à celui qui est encore vierge de tout héritage littéraire. Sa poésie ne pose pas, s’offre avec le pain et l’eau sur une table d’auberge, se partage sous la lampe avec celui qu’on n’attendait plus et qui, au soir, franchit le seuil avec « dans sa veste un godet de ciel bleu ». Dès le premier recueil, « Brancardiers de l’aube », paru en 1937(3), vibrionnent des images qui ont gardé du surréalisme un éclat étrange qui fascine. Une lueur fébrile irradie, un vent de fraîcheur souffle les miasmes de la nuit. La mer est là, complice, offerte, ouverte à l’aventure… Les recueils de jeunesse ultérieurs développeront cet allant qui porte, cette envie de vivre, de briser les miroirs au tain piqueté par la misère. Le poète va « avec ses sandales d’embruns, son front neuf », et un « sac d’étoiles dans (la) poche ». Il est « le premier levé », les sens en éveil, hume « l’odeur brûlée des pinèdes », avide aussi de la « tendresse (des) feuilles ». Cette volonté farouche de vivre n’est pas oublieuse d’un présent bien âpre où, cependant, le souci de partage, évoqué dans le poème « Les poètes prisonniers »(4), est le plus fort : « Mettons-nous à table Les jours sont durs : « Je suis seul sur la route Mais la fringale d’amitié sonne le tocsin et chasse la taie du désespoir.
Puisque personne ne nous rend visite, on a supprimé le parloir. Demain ce sera la parole. Si elle existe encore.
D’autres, qui considèrent avec quelque dédain « Poésie la vie entière », connaissent souvent peu ou mal cette œuvre qu’ils dénigrent. Ils sont restés à une vision tronquée et parcellaire, celle transmise par leurs souvenirs scolaires ou quelques anthologies. Ils n’ont pas plongé véritablement dans cette œuvre, arpenté ce territoire multiple. Certes, la poésie de René Guy Cadou s’inscrit dans un monde finissant qui a disparu : le milieu rural des Pays d’Ouest des années quarante et cinquante, mais ce vécu n’est pas idéalisé : nombre de textes témoignent de la lourdeur de ces terres, du caractère oppressant de son climat, du manque d’ouverture de ce terroir, de la solitude douloureuse du jeune maître d’école itinérant. Par la suite, Louisfert, le port d’attache, sera transfiguré par la présence d’Hélène ; sans elle, le lieu aurait bien perdu de son charme et l’attrait de Paris aurait sans doute été le plus fort. L’important n’est pas le lieu ni l’époque mais l’amour qui ouvre l’horizon, les liens simples et fraternels tissés au quotidien qui nourrissent le travail de fond livré au soir dans la chambre d’écriture. Comme toutes les œuvres importantes, la parole de René Guy Cadou est ancrée, ne rejette pas le réel dans lequel elle s’inscrit, mais le dépasse pour atteindre l’universel. Pour comprendre Cadou, il ne faut pas rester à la lisière, méfiant, précautionneux mais plonger au cœur des mots, accepter qu’ils vous traversent et vous bouleversent. Découvrir Cadou, à la fin de l’enfance, fut pour moi un choc, un viatique salvateur. J’entendais là une voix fraternelle qui me parlait et qui disait l’essentiel, sans tricher… D’emblée, j’ai effacé l’image scolaire, rassurante, bucolique mais réductrice de l’instituteur rural des « Amis d’enfance »(8). Cette voix vibrait d’accents déchirés, déchirants, révélait une fêlure que rien ne pourrait combler. Je fus ainsi saisi par la nudité tragique de « 30 mai 1932 », par la force des mots les plus simples qui disent avec une pudeur extrême l’abandon, l’amour partagé envolé, la déréliction la plus totale… Il n’y a plus que toi et moi dans la mansarde Dix heures Il n’y a plus personne Que dire, que faire après avoir lu un tel texte ? Se taire, laisser en soi les mots germer pour découvrir que la poésie n’est pas un jeu mais une parole vive et brûlante qui aide à vivre. La parole de Cadou n’est pas tiède, elle est souvent tendue comme un arc, perçante comme une flèche ; qu’il évoque dès Retour de flamme « un homme renversé sur la chaussée dont les « yeux sont de l’autre côté » ou qu’il nous confie « Mon corps pend aux fils de fer Pas de pathos, déjà, dans ces vers de jeunesse ; des mots simples, justes, qui ciblent au cœur la détresse humaine. A ce propos, écoutons le poème « Antonin Artaud », vibrant, haletant, dont les vers fulgurent comme des fusées ivres : Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée Antonin L’émotion initiale ressentie à la lecture de Cadou est intacte, plus de cinquante ans après. Elle s’est même enrichie de tout un vécu humain et littéraire. Je considère toujours le deuxième des « Quatre poèmes d’amour à Hélène » (13) comme l’un des grands poèmes d’amour de la poésie française et « Les Fusillés de Châteaubriant » (14) comme un texte exemplaire, sans un mot de haine pour l’ennemi, aussi ignoble soit-il ; un texte universel, à lire et à dire partout où l’on broie la dignité de l’homme. Hélas, aujourd’hui plus que jamais. Cadou fut un veilleur mais aussi un éveilleur. Combien sommes-nous à avoir osé prendre la parole parce qu’il l’avait prise et portée à son plus haut point d’ébullition ? Hélène, la première, sut bâtir à sa suite une œuvre personnelle, d’une profondeur et d’une délicatesse remarquables. Sa voix discrète, feutrée, a maintenu, alimenté et enrichi le feu. Le dialogue avec René s’est poursuivi, les voix se sont mêlées en un chant d’amour ininterrompu. « En ce visage l’avenir » (15) et « Le livre perdu »(16) sont à cet égard, pour moi, deux très grands livres. Comme René, qui plongeait en lui-même, se faisait mineur de fond, « chercheur de beauté », « à genoux dans le lit boueux de la journée »(17), Hélène puise dans le puits de la douleur la force d’avancer, et nous « donne cet espoir à jamais vivant La ferveur qui entoure les œuvres de René et d’Hélène tient avant tout à la profondeur humaine qui les constitue. Elles disent dans un langage accessible et juste ce que l’on aurait aimé dire. Elles touchent les points sensibles, éclairent les zones d’ombre et révèlent que l’amitié, la fraternité, l’amour ne sont pas des mots vains, qu’ils sont notre seule raison d’être
Notes : (1)Le titre de cette communication reprend volontairement un titre de Luc Bérimont « Un feu vivant » paru chez Flammarion en 1968.
|