René Guy Cadou ou l'éloge de la vie dangereuse,

par Christian Bulting

 



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Parler de vie dangereuse à propos de René Guy Cadou pourrait sembler paradoxal. En effet, l'image que l'on a de sa vie à Louisfert, entre 1946 et 1951, est celle d'une existence paisible, régulière, rythmée par les journées de classe, suivies des heures d'écriture dans la chambre où René Guy, à sa petite table de bois, face à la fenêtre, souvent ouverte, donnant sur la campagne, avec en arrière-plan la Forêt Pavée, s'adonne à la poésie, se donne totalement à l'écriture, concentré, silencieux, froissant et jetant dans la corbeille les mauvais débuts de poèmes, ou trop raturés, avant de trouver le ton juste et d'aller jusqu'au bout du poème, pendant qu'Hélène derrière lui, assise sur le lit, coud ou lit et que le chien Zola et le chat Doux Jésus somnolent, jusqu'à ce que le poète se lève de sa chaise, le poème achevé, et que les bêtes s'éveillent soudain, et que tout le monde, René, Hélène, Zola, Doux Jésus descende dans la cuisine pour dîner. Ce tableau, Hélène l'a souvent tracé, pour les passionnés du poète, les universitaires qui l'étudiaient, les amis, les visiteurs de la maison d'école devenue « Demeure de René Guy Cadou ». Récit tissant la légende de René Guy Cadou, image d'Epinal d'une vie faite de poésie, d'amour, de communion avec la nature, les animaux. Image dont nous ne doutons pas de la véracité. Mais simplificatrice. J'entends par là qu’Hélène, racontant cette histoire, savait fort bien qu'elle l'épurait, pour des raisons pédagogiques, des raisons de pudeur.  Que cette intrusion dans l'intimité ne l'était que dans celle du poète au travail, non dans celle de l'homme privé. Aussi les auditeurs confondant cette figure avec celle de l'individu Cadou étaient-ils dans l'erreur.

Si la vie dans la maison d'école ressemblait bien au tableau peint par Hélène, ils furent pendant trois ans et demi où ils y vécurent (en effet ils logèrent d'abord dans l'école des filles, bâtiment qui est aujourd'hui la mairie de Louisfert) menacés par la maladie, qui allait s'avérer fatale pour le poète. Dès l'été 1946, en vacances dans le Cantal, une première attaque de la maladie se manifesta, qui fut prise pour une insolation.  Mais de retour à Louisfert, les douleurs ne cessèrent pas et en novembre il dut s'aliter une dizaine de jours. Devant la régularité des crises une opération fut envisagée. Qui sembla se concrétiser en novembre 1948, où Cadou informa quelques amis qu'il allait peut-être se faire opérer. Mais c'est seulement début 50, après un mois au lit avec de violentes douleurs, prises pour une sciatique, qu'il fut opéré à Châteaubriant. Sorti le 6 février, il écrit à ses amis qu'on l'avait débarrassé d'une « orchite purulente ». Il faut indiquer qu'à ce stade les médecins ignorent encore la véritable nature du mal qui le ronge. Il aurait dû reprendre sa classe le 17 mars, mais ce fut impossible. Pris en charge à Nantes par le professeur Nédélec, qui avait soigné Max Jacob et Michel Manoll, Cadou fut réopéré en mai 1950. Dès lors le doute pour le médecin ne fut plus permis : il s'agissait d'un cancer des testicules. Ce dont le malade ne fut pas informé mais son épouse le fut. De nombreuses séances de radiothérapie eurent lieu, que l'on justifia par leurs effets cicatrisant et anti-inflammatoire. Après un été passé à Louisfert et à la Bernerie, son état empira à l'automne, et une nouvelle série de rayons fut programmée. On lui assura qu'il s'agissait d'une crise de rhumatisme articulaire. En janvier 1951, une embellie se produit. Il écrit le 31 à Luc Bérimont « Je retrouve assez vite des forces et chaque soir me retrouve au travail sous la lampe ». Cela ne dura pas. Il dut subir des ponctions. Dans la nuit du 20 au 21 mars 1951, René Guy Cadou meurt.

Vie dangereuse que celle d'un homme malade, gravement malade, qui ne croit pas à sa mort, mais dont les poèmes voient celle-ci. De cette vie dangereuse contrainte, il ne fait pas l'éloge. On imagine qu'il doit la maudire quand elle l'empêche de travailler – non de poursuivre sa classe mais de pousser son œuvre plus avant. A la toute fin, il dictera à Hélène les lettres aux amis. Mais cependant certains poèmes sont datés de début 51. La vie dangereuse dont il fait l'éloge, c'est la vie quotidienne dans ce village de 600 habitants. Une vie loin de Paris et même de Nantes, des centres de pouvoir et de décision de l'édition, de la grande presse, des radios nationales. Plusieurs de ses amis de l'Ecole de Rochefort travaillent dans ces lieux stratégiques ( Bernimont, Manoll , Rousselot), avec très certainement l'idée que cela ne pouvait qu'aider leur œuvre poétique. Cadou, lui, sait qu'il s'y perdrait. Sa solitude, il l'assume. Elle lui est nécessaire. Il doit rester concentré. « (Ma chambre) est ouverte sur la solitude et respire le silence. Rien ne vient troubler mon regard habitué au balancement des herbes. Rien ne frappe mon oreille qui ne me soit familier : hennissement d'un cheval, pas ferré sur la route, chant d'un coq. Je peux donc tout entier me donner à cette marée montante qui frappe mon poignet. » (1) Rien ne doit distraire le poète de son travail. Pas d'article à remettre au plus vite, d'émission de radio à préparer pour le lendemain, de manifestation culturelle où il faut se montrer, pas d'écrits alimentaires à fournir. L'homme qui écrit chaque soir après sa classe est libre. Il écrit ce qu'il a à écrire, rien d'autre. Il est seul, certes. Mais de quelle solitude parle-t-on ? Il vit pleinement son amour. Et parler de sa solitude c'est « ignorer le temps donné au maréchal, au charron au cocassier ( un mot admirable), à la buraliste, au boucher, au fossoyeur, à l'épicier. La solitude je la vois pour moi dans l'insignifiante compagnie des gens de lettres. Ici nous sommes entre gens du même bord. » (2) De quel bord ? Du bord de ceux qui font, qui fabriquent, qui vivent une vie simple et laborieuse, de ceux qui ne se croient ni supérieurs aux autres ni inférieurs, qui sont des égaux. Sans doute le poète aimerait-il une compagnie plus fréquente de ses amis poètes, peintres – dans ses lettres on lit sans cesse des appels à ce qu'on vienne lui rendre visite – mais leur absence relative est le prix à payer pour la poésie. Et quand l'un ou l'autre descend du car ou bien du train à la petite gare de Louisfert, c'est la fête.

La vie dangereuse est celle de l'écriture. « La vie intérieure, écrit-il, est par excellence la vie aventureuse et je ne fais pas de différence entre Reverdy sans cesse immergé au plus profond de son être et un Cendrars à l'affût de lui-même au détour d'un pays. » (3)Il compare la création poétique à une Passion. Il déconseille à ceux qui ne sont pas appelés, de s'engager sur la voie de la poésie, à cause du danger : « Ne mettez pas le pied sur ce piège de feuillages qui cache la pointe acérée d'un pieu. »(4)

Autre image du danger : celle des balles, alors que le poète est à découvert :

« J'appelle effusion cette fraternité d'armes qui existe entre le poète et son lecteur, cette promptitude que le poète apporte à se placer dans un terrain découvert où toutes les balles sont pour lui ». (5) Cette exposition au tir est à rapprocher des « postes avancés » dont il parle dans le poème « Pour ma défense » du recueil « Pleine poitrine » :

«  Si je n'ai pas pris part
Si je suis resté à l'écart...
Je n'ai pas vécu à l'arrière
Mais dans les postes avancés de notre joie » (6)

Ecrire des poèmes, ce n'est pas « vivre à l'arrière ». C'est être « en avant » comme le disait Rimbaud. C'est se mettre en danger dans « les postes avancés de notre joie ».(7) Cadou n'écrit pas « de la joie » ou « de ma joie » mais « de notre joie ». Il pourrait s'agir du « nous » de modestie. Je crois plutôt que ce « notre » nous englobe, nous autres « frères humains ». Cadou écrit pour tous qui partageons l'humaine condition.

Quelles sont les composantes de cette joie ? La poésie de Cadou répond. On a pu lui reprocher de ne pas participer à la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale – ni par les armes, ni en transmettant des renseignements, des courriers, des tracts. Les vers de « Pour ma défense » sont une justification. « Notre joie » en quoi consiste-t-elle ? Lisons les poèmes de « La vie rêvée », écrits entre janvier et novembre 1943. Cadou chante l'amour dans de nombreux poèmes de ce livre, à l'écriture contemporaine de la rencontre avec Hélène. Quelques vers :

« Sans t'avoir jamais vue
Je t'appelais déjà
Chaque feuille en tombant
Me rappelait ton pas
La vague qui s'ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étais l'auberge
A la porte des villages »

Hélène(8)

Ou dans « La fille sauvage » :
« Tu es jeune et tu vas soulevant dans ta marche
Des barques de lumière à la cime de l'arche »(9).

Ou encore dans « La cinquième saison » (10)

« S'il faut nommer le ciel je commence par toi
Je reconnais tes mains à la forme du toit

L'été je dors dans la grange de tes épaules… »

Il faudrait citer tout le poème.
L'amitié ensuite qui irrigue tout le livre. Du début, dans le poème « Ciel de Pâques » : (11)

« Et la main de l'ami qui bat
Comme une enseigne »

à la fin du livre dans ces fameux « Compagnons de la première heure », (12) que le premier vers nomme :

« Lucien Becker Jean Rousselot Michel Manoll »

et ensuite le mot «  amis » revient par trois fois. Michel Manoll, son meilleur ami, celui qui l'introduisit à la poésie contemporaine, lui fit connaître Max Jacob, Reverdy, beaucoup d'autres. Jean Rousselot, présent le dernier jour, la dernière nuit. Michel Manoll, évoqué également dans « Amis les anges » (13) et « Place Bretagne »(14). Les amis qu'un poème rassemble : « Les amis de Rochefort ». (15)

Quelques vers :

« Une table encombrée de feuillages et de mains… »

« Je voudrais tant rester cet hiver parmi vous… »

« C'est votre sang qui donne une teinte aux saisons… »

« Vous êtes à l'avant du monde les passeurs… »

« C'est à travers vos pas la lumière que j'aime… »

Outre l'amour et l'amitié dans « La vie rêvée », Cadou chante la nature. Si les images venues de celle-ci sont partout dans ses poèmes, il lui consacre parfois exclusivement l'un d'entre eux. « Le coquelicot » (16)

« Toi qui fus le chant de la plaine
La fraîche tentation des blés
L'amande douce des cocardes... »

Dans «  La ruée vers l'or » (17) l'arbre est célébré :
« Arbre ma dimension humaine sur terre... »

Et dans « Visage ou paysage » (18) l’affirmation de la nature nourricière de la vigueur de l'homme :

« J'ai ma force dans l'eau qui tremble sous la pierre
Dans le vent qui secoue ses sierras de lumière
Dans la glaise dorée où grince l'aviron... »

Ainsi pendant qu'on prend les armes contre l'occupant, René Guy Cadou écrit l'amour, l'amitié, la nature. C'est là une activité risquée. Car, écrira-t-il plus tard dans « les Liens du sang » : « Dieu merci !  Le temps n'est plus où la poésie pouvait sembler un ouvrage de dame... ». C'est une aventure : « Je ne suis seul que dans mon amour et c'est cet amour qui me donne la force aventureuse de me situer sans cesse en avant de moi, sur ce terrain découvert où rien ne m'échappe, où je n'échappe à aucune balle. » (19) Cette image de la balle renvoie à la guerre. Ecrire de la poésie est un combat. Il s'agit de monter en ligne. Nul confort là-dedans.

Quand Cadou n'emploie pas le registre de la guerre, il utilise celui de la violence, de la maladie :

« La poésie ne doit jamais être un mieux, mais un état empirant. La grâce vient comme une gangrène, comme un coup de poignard. »(20)

Mais l'on se tromperait si on pensait que la souffrance provoquée supprime le bonheur à être poète :

« On n'œuvre que dans la souffrance, mais cette souffrance désirée, consentie et pure de tout sentiment n'altère en rien la joie du poète ».(21) La joie. Nous avons vu que « les avant-postes de notre joie » étaient l'amour, l'amitié, la nature. Dans « Guillaume Apollinaire ou l'artilleur de Metz », ce qui retient l'attention de Cadou c'est l'érotisme d'Apollinaire comme joie, joie d'être, goût de la vie. « La joie l'habitait » écrit-il (22) C'est le mot « joie » qui qualifie le mieux la pulsion de vie de l'auteur d'Alcools, dans son œuvre comme dans sa vie. « Cette sûreté de vivre qui ne le quittait jamais » écrit-il encore. (23)

Pendant que certains luttent par les armes contre la pulsion de mort, que les troupes d'occupation représentent, René Guy Cadou affirme la pulsion de vie en écrivant et publiant des poèmes. Cela veut-il dire qu'il soit indifférent aux événements ? Les poèmes de « Pleine poitrine », où l'on trouve, entre autres, « Les Fusillés de Chateaubriant » (24) montrent avec force que non. Mais ce poème est écrit au château de la Forêt au Cellier, près de Nantes, alors que la ville est libérée. Les autres poèmes de « Pleine poitrine » naissent à Nantes pendant les combats, en août 44.

Mais, pourrait-on dire, en quoi le fait d'être poète et de le rester en écrivant, empêche-t-il de résister par les armes ? Bien des poètes en furent la preuve pendant la seconde guerre mondiale. René Char, le premier. « Feuillets d'Hypnos », écrit en 1943-1944, paraît en 1946. Dans la présentation du livre René Char écrit : « Ces notes furent écrites dans la tension, la colère, la peur, l'émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l'illusion de l'avenir, l'amitié, l'amour ». Notes écrites au cours du combat. Par exemple celle-ci, terrible, bouleversante :

« Horrible journée ! J'ai assisté distant de quelque cent mètres à l'exécution de B. Je n'avais qu'à presser la détente du fusil mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d'ouvrir le feu, j'ai répondu non de la tête … Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os.

Il est tombé comme s'il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m'a semblé, que le moindre souffle du vent eût dû le soulever de terre.

Je n'ai pas donné le signal parce que le village devait être épargné à tout prix. Qu'est-ce qu'un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l'a-t-il su, lui, à cet ultime instant. »

Cadou n'était pas un homme d'action. Je tiens de son cousin Courtois – le fils de sa marraine et du général de Gendarmerie – qu'enfant déjà il se mêlait peu aux jeux turbulents, qu'il n'était pas physique, que ce n'était pas sa nature. Sa manière de résister : la poésie. C'est en ce sens que, pour terminer, je voulais rappeler cette anecdote qu'Hélène racontait volontiers, et que sans doute beaucoup d'entre vous connaissent. Allant rejoindre Hélène à Abbaretz, en bicyclette, René – Hélène ne l'appelait jamais autrement, René Guy était son nom de plume- tomba sur un officier allemand, alors que tout autour se déroulaient les opérations d'arrestation des résistants du Maquis de Saffré. Cet officier lui demande : « Qui êtes-vous ? Sortez vos papiers ». A quoi René répondit simplement, en allemand « Ich bin ein Dichter » ( Je suis poète). Ce sur quoi l'officier a répondu « Partez. Mais partez vite. » « Je suis poète » : tout est dit.

 


 

Notes :

(1)PVE, Les Liens du sang, page 410.
(2)Ibidem, page 407.
(3)Ibidem, page 406.
(4) Ibidem, page 408.
(5)PVE, Usage interne, page 394.
(6)PVE, page 176.
(7)Ibidem.
(8)PVE, La Vie rêvée, Hélène, page 127.
(9)Ibidem, page 128.
(10)Ibidem, page 149.
(11)Ibidem, page 98.
(12)Ibidem, page 152.
(13) Ibidem, page 98.
(14) Ibidem, page 100.
(15) Ibidem, page 148.
(16) Ibidem, page 131.
(17) Ibidem, page 133.
(18) Ibidem, page 141.
(19) PVE, Les Liens du sang, page 408.
(20)Ibidem, page 397.
(21)PVE, Usage interne, page 391.
(22) Guillaume Apollinaire ou l'artilleur de Metz, Editeur Sylvain Chiffoleau, 1948, page 95
(23)Ibidem, page 95.
(24)PVE, Pleine Poitrine, page 169.