Articles de la revue Promesse (1961)

 

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Avant-propos, par Jean-Claude VALIN

 


 

Nous aurions pu composer pour René Guy Cadou un hommage « comme les anciens offraient vin et nourriture » (lettre du poète Youri). Il y aurait eu pour cela suffisamment de poèmes dédiés à l'homme de Louisfert : le Louisfert-en-Poésie de M. Manoll, des poèmes de L. Bérimont, de J. Rousselot, de G. Lamireau, de D. Reynaud, de R. Camou, rien que dans les recueils qui nous tombent sous la main des poèmes de dizaines d'autres amis de Cadou (J. L. Guerena) ou de jeunes poètes le découvrant en ces dix dernières années (et parfois se découvrant en lui) : Le Bourhis, Fournel, Minvielle, Youri, Serreau, etc...

Or, nous voulions que cet hommage apprenne à mieux connaître l'œuvre de Cadou, sa genèse dans la vie du poète, son contexte que fut un moment l' « école » de Rochefort.

Rassembler dans un bouquet des témoignages poétiques ne nous a pas semblé le bon moyen (1). Nous n'aurions d'ailleurs appris, par-delà l'odeur de chacune des fleurs, que ce que les proses qui suivent enseignent aussi — non sans un fort parfum de lilas — que les poètes ne meurent pas. Tous les poèmes reçus, dont nous avons écarté momentanément la publication, repètent

« Ceux qui les ont aimés savent les reconnaître ».(Youri).

Ils le répètent singulièrement recueillis, sans entendre qu'ils se répètent avec plus ou moins de bonheur. Parce qu'ils sont les poèmes d'une légende qui impose à chacun son imagerie. Celle-ci se confond avec une manière de vivre dans un certain décor champêtre — ou son équivalent — si présent qu'il supprime même la parole humaine, et qu'il ne reste plus qu'à communier en lui pour retrouver Cadou

« Qui célébrerais-tu toi qui n'as que la voix
D'un roitelet perdu au milieu des grands bois ? » (M. Carême.)

« La parole t'achemine sur le cœur des saisons », (J. L. Guerena.)

« Je ne peux m'empêcher de te voir vivant comme un arbre ». (G. Lamireau.)

« Tes paupières de vent battent sur l'horizon
Et ton regard
Vaguement bleu, vaguement rouillé
Comme les portes de fer des prisons
S'ouvre devant nous à peine étonné
D'être toujours Lazare sous le christ des saisons ».
(G. Minvielle.)

En ce sens - réalisme à rebours ? - toute poésie est légende préparatoire à la réalité. On n'hésite pas à dire : « René Guy Cadou de ma légende » (C. Serreau), ou bien :

« A moi-même j’ai fait cet immense cadeau
De me donner Cadou pour frère
Et c'est comme un bruissement d'eau douce et claire
Sur les cailloux de la rivière unanime »
(G. Minvielle.)

Cadou souhaite à plusieurs endroits de son œuvre que sa poésie s' « efface » devant les biens de ce monde dont elle témoigne :

« Que mon, Chant vous atteigne ou non ce n'est pas tant ce qui importe
Mais la grande ruée des terres qui sont vôtres entre le soleil et ma porte. »

« Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe par ma bouche
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon Lied ne soit jamais enregistré
Il est porté par le bouvreuil et l'alouette jusqu'à la haute cime des blés. »

Cadou a voulu se placer comme un intercesseur dont la vocation serait de retransmettre — et dans ce préfixe est tout le sens de la poésie — un peu de la beauté fugace et de la vitalité du monde.

Il semble qu'il soit devenu cet intercesseur pour bon nombre de poètes, qu'il a accouchés à la poésie. Mais enfin : l'aventure de ces poètes-là nous intéressait moins, dans notre projet, que Cadou. Et moins Cadou dans sa vie, tissant les cordages ensoleillés du poème où il savait se retrouver, que son œuvre passée dans le domaine public, telle que le témoignage des amis cessera peu à peu d'en modifier le visage.

Il s'est avéré, aujourd'hui encore où l'œuvre commence seulement d'être rééditée, difficile de faire porter par nos interlocuteurs, même critiques de profession, un jugement qui dépasse le témoignage d'une amitié plus ou moins intellectuelle. Nous les y invitions pourtant en soulevant — dans le préambule envoyé à nos correspondants — la question de la place et des chances de cette œuvre dans l'évolution inéluctable du mouvement poétique.

Néanmoins des jugements sont portés, qui commencent à jeter une lumière plus franche sur elle. Il se dégage, de plusieurs études, que c'est une œuvre « EXEMPLAIRE » est-ce à dire qu'elle est typique de son temps? Porteuse de l'avenir ? Les textes qui suivent affirment l'un et l'autre. Mais J.-L. Houdebine exprime ses réserves : le lecteur jugera si son point de vue se place ou non à côté de la poésie en question. De même il est dit ici Cadou naturel (P. Chaulot), Cadou faiseur (J. Breton) (2).

Nous n'avons pas cherché à atténuer les contradictions. Nous regrettons plutôt qu’elles ne soient pas plus accentuées. Car nous donnons au DROIT DE RÉPONSE la valeur d'une formule de notre travail.

Y a-t-il inconvenance lorsque ce travail veut être un hommage à un mort ? Non. La réponse de Cadou, c'est son œuvre.

(Avril 1961).

(1) Ainsi, nous ne pouvons qu'évoquer le poème de P. Boujut (directeur de La Tour de Feu) qui, comme son ami F. Bourguignon et peut-être quelques autres « turrigniens », semble gêné par l' « onction » donnée à son œuvre par la mort de Cadou et l'exploitation que fait de cette mort « le culte des amis ».

(2) A l'accusation de littérature, aux objections de Jean Breton, R. G. Cadou aurait-il répondu dans le texte (inédit) que nous publions page 42.

 

 

 


 

« La première ébauche d’un poète », par Michel Manoll

Présentation de Promesse :

Apollinaire, Cendrars — pour eux c'est bien connu —, Aragon lui-même dans « Anicet ou le panorama », dans « le Paysan de Paris », Desnos, auteur entre autres d'une Complainte de Fantômas, ont braqué avant Cadou des projecteurs à volonté réalistes et surréalistes sur l'insolite, sur un fantastique moderne. Fantastique dont le sens - pour ne rien dire de la veine orale et populaire — ne s'est jamais perdu en France : ne serait-ce qu'au XIXe siècle à travers Nerval, A. Bertrand, B. d'Aurevilly, Villiers de l'Isle Adam, Lautréamont, etc..., à travers le roman d'aventures et le roman policier depuis 50 ans.

 


 

Texte de Manoll :

Nombre de détails, d'images, d'éléments dramatiques, de mystérieux échanges ainsi que le caractère envoûtant de certains poèmes de René Guy Cadou viennent en droite ligne du roman d'aventures ou du roman policier, depuis les menues anecdotes de la chronique jusqu'aux amplifications populaires de la légende que l'on trouve en particulier dans « Saint-Antoine et Cie ».

Considérant le poème comme un drame aux multiples et imprévisibles rebondissements on s'explique que René Guy Cadou en ait emprunté les éléments à ce roman d'aventures qui est en quelque sorte le poème épique des temps modernes.

D'ailleurs cet aveu nous éclaire :

« Critiques qui demandez aux manuels d'histoire littéraire et aux philosophes le secret des enfantements poétiques, posez donc franchement la question aux poètes : « Quelles sont vos Muses ? ». J'en connais beaucoup qui répondront : le roman populaire ».

Il y a donc là un côté non négligeable d'inspiration, dans l'œuvre de René Guy Cadou, que les exégètes auront intérêt à prospecter pour y trouver également le transfert des mythes de l'enfance.

Les personnages des romans d'aventures ne sont pas différents de ceux qui évoluent dans les contes de fées. Ils participent à cet univers déconcertant, où s'établit, sans interruption, ce courant de poésie involontaire que Herder a dénoncé avant Eluard.

Ce monde du merveilleux immédiatement saisissable est le champ d'action naturel de poètes comme René Guy Cadou qui, ayant une fois pour toutes reconnu leur royaume s'y tiennent et tirent les conséquences de leur position privilégiée.

Ce qui l'attache au roman d'aventures et au roman policier c'est leur pouvoir de dissociation du réel, de recréation dans un monde subjectif où rien n'est limité, où nul interdit ne vient interrompre le déroulement du rêve.

Cette attirance de René pour le merveilleux populaire procède aussi, comme chez les romantiques allemands - qu'il n'avait pas été sans pratiquer assidûment - de cette « nostalgie d'un paradis d'innocence, du pays de l'enfance en harmonie avec le monde des hommes et des bêtes où s'accordent à l'unisson toutes les images que la vie humaine met en discordance. »

(M. Manoll « R.-G. Cadou », Ed. Seghers).

 

 

 


 

Fantomas, par René Guy Cadou

 


 

Si Fantomas n'existait pas, il faudrait l'inventer. Il est notre conte de Perrault, notre Barbe bleue. Il brûle seul dans la nuit comme une cigarette, comme un doigt. Il s'insinue avec douceur dans l'enfance. Il nous éveille. Il est la première ébauche du poète.

Du haut d'un balcon 1900 Fantômas avive Paris. Il se confond avec la Tour Eiffel au passage du fleuve. Il évoque pour moi la pèlerine de Max Jacob et un hôtel de Saint-Calais ignoré du Magistrat combrioleur mais que Michel Manoll connaît bien : Musset y écrivit une de ses Nuits.

J'ai découvert Fantômas - ou bien c'est lui qui m'a découvert entre la grille du chauffage central et l'armoire bibliothèque d'une classe de rhétorique; il remuait des roses noires et le jeune professeur faisait ouvrir les fenêtres.
La tête de Gürn ensanglantait les couloirs. Nous nous réunissions mystérieusement dans le labyrinthe d'un jardin des plantes ; chacun de nous se voulait Fandor   pour Hélène.

J'habitais une demeure à fenêtres au bord de la Loire. De toutes façons c'était la Seine. Des taches lumineuses l'éclairaient aux lueurs desquelles j'écrivais mes premiers poèmes. Le dôme de l'église Saint-Louis à Nantes, amoureusement glissé sous l'épaule du Transbordeur, le soleil couchant « le revêtait d'or ». Chaque nuit cet or avec celui des Invalides passait dans la poche du Prince des Ténèbres. Je n'étais pas oublié.

Fontaines chantantes ne fûtes-vous pas celles de la place Royale qui tenaient mon cœur prisonnier ? Fantômas loin de la Concorde, tu es mon roi captif.

Je ne sais rien de toi que ta démarche d'hirondelle. Je ne puis point t'en vouloir. Tu m'as appris à aimer les trains, les cirques, la chaux vive, le Natal qui est un si beau nom pour un pays, la pâte à grimer, le papier peint des chambres, l'aristocratie anglaise, la mobilité.

Fantômas est automobile. Et toutes les routes sont pleines de mystère. Il y a ce carrefour du garde-chasse où l'on tue sûrement.
Il y a aussi cet autobus du rêve qui fait trembler Apollinaire et renverse les banques.

Fantomas se sert du fiacre de Xanrof comme le capitaine Nemo du Nautilus. Il nous mène à des terrains d’équarrissage où la beauté toute entière reste à découvrir. Les cloches d’où pleuvent des diamants et du sang inaugurent une religion nouvelle. L'effroyable Bedeau introduit un cortège de personnages lyriques qui sont les prophètes de la poésie moderne.

Vagualame, Beaumôme, la Toulouche, Bec de Gaz, Fleur de Rogue.

Fleur de Rogue est tout notre Folklore. Cette muse dévoyée est tellement dans la bonne voie qu'elle réussit des miracles : elle nous restitue à notre premier état : elle nous rend voleurs.

Fleur de Rogue vole comme les anges, et comme Apollonius de Thyane Fantômas tient ses ailes étendues.

La Toulouche est concierge de l'Aéroport. Cette Veuve Cagelin, séduite par la promiscuité des champs de course, découvre, dans les poubelles du petit jour, des trésors de pureté. Elle est pure comme l'absinthe.

Mais Fantômas se donne des gants, se ménage une porte dans le réel, surgit, disparaît, arraisonne un cuirassé, une ambassade dans les ténèbres. Il est le commensal du rêve, notre petite sœur de charité.

Fantômas aux grands pieds nous appuie sur la tempe le canon d'un 6 mm. Le porte-cigarettes s'ouvre et nous n'avons plus peur : c'est un éventail de toits, un phare perdu dans la tempête où nous sommes certains de notre solitude. Il y a aussi cette plage reposante des Landes et le petit cottage dont j'ai perdu le nom.

L'Allusion est trop directe si j'écris que l'actrice se vaporisait au chloroforme croyant s'étourdir de parfum.

Et même si Fantômas existe, il faut le réinventer.

15 Février 1947. (Inédit).

 

 

 


 

L'exemple de René Guy Cadou, par Marc ALYN

 


 

Quelle place l'histoire littéraire réservera-t-elle à l'œuvre de René-Guy Cadou ? Il est encore trop tôt pour en débattre. Ce qui est aisé, par contre, c'est de délimiter l'espace que ce poète occupe dans notre cœur. Nous avons presque connu Cadou; il fut, il est toujours l'ami de nos amis. Ce n'est pas un mort anonyme. L'œuvre tire l'essentiel de ses pouvoirs de son étonnant accord avec le tragique destin du poète. La critique perd en partie ses droits devant cette voix qui — avant d'être un moyen d'expression littéraire — demeure la voix mortelle, brisée, inimitable, d'un homme dont le pas continue de résonner dans les rues de notre présent. Plus que tout, peut-être, Cadou est un exemple d'humanité.

Il est une phrase de Supervielle qui m'a toujours semblé s'adapter parfaitement à la tentative du poète que nous saluons ici : « Alors que la poésie s'était bien déshumanisée, je me suis proposé, dans la continuité et la lumière chères aux classiques, de faire sentir les tourments, les espoirs et les angoisses d'un poète et d'un homme d'aujourd'hui ». Tel fut, à mon sens, l'ambition de l'auteur des « Biens de ce monde » et le plus clair de son apport. Cadou nous a d'abord parlé de lui-même, comme tous les lyriques. Sa poésie est une perpétuelle confidence, le journal d'une sensibilité affûtée par la prescience de la mort. Parfois, le besoin d'aveu se faisait plus exigeant encore et le forçait, en quelque sorte, à devenir poésie, afin de ne pas cesser d'être le thème et le mouvement du poème. C'est alors surtout que celui-ci touchait à l'universel.

Sur le plan formel, l'œuvre de Cadou est assez nettement tournée vers le passé, malgré l'évident souci d'avenir dont témoigne le contenu. Son vers mélodieux et blessé doit beaucoup plus à Francis Jammes ou à Milosz qu'aux surréalistes. Cadou n'avait ni la vocation du scandale, ni celle de la découverte ; il se savait le fils d'une famille d'esprits tournée vers une double enfance : celle de l'homme et celle de la poésie. Aussi ne chercha-t-il pas à s'en affranchir. Allons plus loin : Cadou n'a pas eu le temps d'inventer une forme personnelle, tant la mort le forçait à mettre les bouchées doubles. Ce qu'il lui fallait dire, répétons-le, c'était lui-même, cette masse de soupirs, de besoins charnels et de bruissements d'ailes qui constituait son irremplaçable personnalité. Il utilisa donc, pour véhiculer son message, les formes les plus proches de sa sensibilité, formes qui n'ont de « populaire » que l'efficacité. Qu'est-il en effet de plus ouvragé que le ton simple des poètes auxquels votre « Préambule » fait allusion : Lorca, Eluard, Néruda ? Le comble de la science verbale est sans doute de tirer une poésie nouvelle du « trésor de la poésie populaire » d'une nation. En retrouvant les vieux rythmes celtiques qu'il avait dessein d'incorporer à ses « Poèmes de Morven le Gaélique », Max Jacob ne s'est pas pour autant désintellectualisé ; il semble bien, au contraire, avoir mis à contribution toutes les ressources de sou immense culture et de son art pour réinventer ces chants faussement naïfs.

Du surréalisme champêtre des « Brancardiers de l'aube » premier recueil, aux élégies orthéziennes des « Biens de ce Monde » (1951) sa dernière plaquette, René Guy Cadou a donc essayé toutes les clefs de sa sensibilité dans la serrure du lyrisme. Mais jamais les influences n'ont fait taire en lui la profonde originalité dont il était porteur. A ce feu de sarments et d'images, les « âmes sensibles » viendront longtemps encore se réchauffer.

 

 

 


 

Marcel Béalu a participé en 1941 à l'élaboration de l'Anatomie Poétique de Rochefort, où il affirmait en particulier :

« ... La poésie ne se vend pas et n'est pas à vendre. Par son absolue gratuité seule elle parviendra aux sommets de l'échelle des valeurs et pourra être un enrichissement au patrimoine commun.
... Le poète ne s'enrôle pas pour le « progrès de l’humanité ». C'est en obéissant aveuglément à sa vocation qu'il sert son prochain, c'est dans la mesure où son œuvre est inutile, de la magnifique inutilité des choses nouvelles qu'elle agrandit l'esprit humain. »

 


 

Je crois toujours comme il y a vingt ans que la poésie ne se vend pas et n'est pas à vendre. Je pense l'avoir prouvé en me refusant à toute carrière rémunérée dans les Lettres et en me contraignant au labeur quotidien du second métier, malgré ce que cette situation comporte de pénible dans un monde où les seules valeurs reconnues (tout au moins par le plus grand nombre) sont celles « qui rapportent ».

L'Ecole de Rochefort (puisque vous y tenez) n'a jamais été une « école », ne s'est jamais voulu aucune doctrine, et acceptait toutes les contradictions. Le tempérament et le climat propre à cette rencontre était une aimable anarchie, la chaleur du cœur, le goût du vin blanc, l'horreur de toutes classifications et l'absence totale d'idées. La poésie, qui vit d'émotions, de sentiments, d'états d'âme, n'a que faire des idées. Rien d'autre que l'amitié nous rangeait sous cette « bannière » (ici Cadou n'aurait pas manqué la plaisanterie que je préfère éviter...), non, vraiment rien d'autre. Avec le temps et le mûrissement des œuvres, s'est affirmée la distance entre chacun. Il est certain que celles de Cadou, Follain, Manoll, Rousselot, Bérimont et de moi-même, ne sauraient être comparées.

(27 février 1961).

 

 

 


 

 

Extraits de lettres à Marcel Béalu

 


 

Mon cher Marcel,

Oui, d'accord avec toi pour « élargir » l'école de Rochefort. « L'école de la Loire » c'est très bien, bien sûr, mais pourquoi pas plutôt: « Le vent de la Loire » ou « Les cœurs de la Loire » ou bien les cahiers des « Hommes de la Loire », des « Frères de la Loire » ce qu'on voudrait. Ainsi nous n'aurions plus à répondre aux ridicules propos des ennemis du mot école... Je crois que nous avons perdu l'habitude d'appeler les choses par leur nom et sans rappeler les Précieuses Ridicules Surréalistes nous avons quand même nos petits vices de fond et de forme Mais je déconne, n'est-ce pas ?

Est-ce possible d'aimer encore les « étoiles de papier », les « châteaux de sable », etc... ? Est-ce possible encore d'aimer cela comme nous l'aimons. Oui mille fois oui. Tous ceux qui se posent sur l'amour, sur la vie, sur la joie, tous ces suppôts de l'esthétique, de rhétorique.., de la N.R.F. sont des emmerdeurs. Connais-tu Lucien Becker. S'il était en France nous ferions une belle Trinité. Je dis ça sans orgueil tu sais. J'en connais qui ne nous prendrons jamais au sérieux. Qu'importe ! Et qu'importent les traités et les patries et toutes ces fariboles pourvu qu'on vive. Qui annexera le grand vent ? Qui tracera une ligne de démarcation des sources, les frontières du printemps ? (1941)

J'écris énormément sans souci de publication — Enfin ! — Et des poèmes beaucoup plus étoffés qui ont un sens. Il faut travailler pour LA GLOIRE. Et quoique chacun en dise c'est le but, l'unique. On a tort de mêler la poésie et l'amitié, mais il y a de si chics types qui ne sont pas poètes. Je n'irai pas pleurer la main de Monsieur X, de Monsieur Y et consort. Moins on a d'amis mieux ça vaut pour l’œuvre. Tous les amis sont des menteurs.
Comme je mens bien n'est-ce pas ? (1941)

La poésie n'est pas une vaste rigolade, comme l'ont compris ces Messieurs de chez G.L.M. C'est un martyre et pour ma part je n'accepterai jamais l'attitude d'un X, d'un Y, d'un Z qui, selon l'expression de Reverdy, « font de la poésie comme on va pisser ». La pauvreté est une bonne chose pour un poète. Si Monsieur de Lamartine avait gagné 1.300 fr. par mois, il n'aurait sans doute pas écrit toutes ses couillonnades. On peut s'appeler Rimbaud ou Hugo: il faut choisir. Ou plutôt on ne choisit pas, c'est ton démon qui choisit pour toi. (1942)

Je travaille un peu, tu verras ça. J'ai achevé un long poème écrit en prose — et non un poème en prose — Porte d'Ecume. Et je continue à enregistrer mes Bruits du Cœur.

Je viens de lire « Les Beaux Draps » de Céline, livre de lubrique sectaire qui ramène la vieille histoire du racisme et proclame que l'artiste doit être avant tout patriote, le con.

Toute la mer chante et les femmes sont belles. Je profite des derniers jours qui me restent. (1941)

J'ai connu Max à peu près à la même époque que toi, vers 1936. Il était alors en vacances à Quimper. Je ne l'ai vu qu'une fois à Saint-Benoît en février 1940. Mais il me semble qu'il me précède toujours dans la vie, guide attentif. Je l'entends qui chuchote derrière la cloison. C'est lui qui remue les braises, qui vide les couchants, attelle le carrosse doré de la détresse. (1946)

Evidemment les communistes — c'est ce qui fait leur force — sont un peu trop enclins au panurgisme et suivent aveuglément les directives du Comité Central. Je ne suis pas de ceux-là, tu peux me croire et j'ai autant de dégoût pour un quelconque écrivain de parti que pour un homme de tour d'ivoire.

« Pleine poitrine », à quelques poèmes près, a été écrit en huit jours. Les huit jours qui ont précédé la libération de Nantes et pendant lesquels nous vivions dans la terreur des obus et des bombes. Ils sont évidemment marqués par une certaine exaltation, ils témoignent d'un amour certain de l'homme, du moins je le crois, ils ne sont pas le moins du monde partisans, encore moins patriotiques. Je te le dis sincèrement je suis plus près de Trotzky que de Lénine et mon adhésion au P.C. n'est qu'un pis-aller. Puisqu'il faut choisir la sauce que celle-ci du moins soit la moins détestable.
Je puis, en définitive, t'assurer que je n'ai rien abdiqué de mon indépendance, tu en jugeras pas les « visages de solitude », mon « Règne Végétal » et « Usage interne » qui paraîtront l'année prochaine si Dieu ou Diable le veut. (1946)

Je reçois ici, où je suis en vacances, ton « Journal d'un Mort ». Dois-je te dire que j'ai trouvé dans ce pays l'atmosphère idéale pour te lire : un ciel gris et pluvieux, une mer désolée, des villas vides, décor humainement poignant comme celui de ton admirable Journal où je te retrouve grandi et juste à ta hauteur sans le secours d'aucune épaule. Tu es peut-être avec Reverdy le seul poète dont je puisse lire les poèmes en prose sans ennui. C'est sans doute parce que chacun d'eux est un univers, une journée, journée comme je les aime, où l'on n'attend rien que de soi, que de sa propre angoisse... (1947)

René Guy Cadou

 

 

 


 

Cadou ou le triomphe de l'amitié, par Pierre Béarn

 


 

Sans les numéros de la N.R.F. qu'il recherchait et que j'étais à peu près seul à posséder — achetant tout, ne vendant rien, accumulant en dix ans 25.000 numéros dans ma volonté de faire le vide — je n'aurais peut-être pas connu Cadou.

Il m'arrivait frais comme un maraîcher, les épaules heureuses, l'air d'un lutteur fier de sa force; il avait la main loyale. Prématurément marqué par la mort, son défaut était d'être toujours pressé d'atteindre de nouveaux amis, de s'arracher vers de nouvelles tentations.

Un jour que nous parlions des moyens de nous faire lire — ce problème qui finira par devenir insoluble à force de n'être plus un problème — il eut ce mot: « Pour réussir, il faudra bientôt naître avec un grelot à la place du menton! »
Cadou ne savait pas encore qu'il serait porté vers la gloire par les mille clochettes de l'amitié.

Ce fut la souffrance de Manoll, celle de Bouhier, celle de Rousselot, celle de tous les membres de cette Ecole de Rochefort où j'allai en pleine guerre planter ma tente, qui fit de Cadou le grand poète que nous aimons.

Que serait-il aujourd'hui, sans eux ?

Cadou, c'est le triomphe de l'amitié. C'est la preuve, dans notre époque de tricheurs organisés, que l'on peut encore s'imposer par l'amour.

Aucun éditeur n'était derrière Cadou pour justifier, sur le plan commercial, cette phrase de Péguy: « Tout commence par une mystique et finit par une politique ».

Cadou ne fut pas l'élu d'une revue cherchant à s'imposer, ou à survivre, en se créant des grands hommes.

Il n'était pas non plus de ceux qui trouvent dans la vie parisienne assez de relations pour alimenter la lueur de leur bougie dans le grand orchestre lumineux.

Simplement, il avait su se faire aimer, et il avait le talent du cœur.

Reste à savoir si nous avons su imposer une œuvre, et pas un nom de plus parmi ceux qu'il faut absolument connaître lorsqu'on a « des Lettres ».
Aujourd'hui, il n'est plus nécessaire de lire une oeuvre pour passer pour un Lettré ; il suffit d'avoir lu quelques critiques qui parlent de cette œuvre. Il n'est plus nécessaire de comprendre une œuvre, mais d'avoir appris ce qu'il faut penser d'elle.

Le malheur veut que la plupart des écrivains qui ont choisi pour vivre le métier de critique n'ont, la plupart du temps, pas eu le temps de lire les livres dont ils parlent.

Ecoutant Léautaud décrivant une discussion où André Billy soutenait que la littérature de Pergaud était médiocre : « Le pauvre Charles Léger en est tout décontenancé. Il prend à preuve certains passages de Pergaud qu'il a reproduits dans son livre. Il me demande : « Voyons, vous ne trouvez pas cela très bien ? C'est senti cela... Vous l'avez vu ce passage ? » je dis « Oui, oui » d'un ton qui le fait s'écrier : « Il n'a pas lu mon livre ! » je m'en défend, en disant que si, je l’ai lu, et la vérité est pourtant que je ne l’ai pas lu, comme je n’ai pas lu le Diderot de Billy, Charles Léger qui en a fait de grands éloges aussi à Billy, ne l'a peut-être pas lu non plus. Les gens de Lettres ne lisent pas. Ils feuillettent un livre, ils le regardent, mais lire, lire pour de bon ? Ils sont bien trop pleins d'eux-mêmes, de leur propre travail. Il faudrait aussi un loisir. »

Or, ce sont ces mêmes hommes qui font la gloire de quelques-uns d'entre eux. Parfois, ils y prennent un malin plaisir, comme le machiavélique et génial Paulhan. Le plus souvent, ils sont aux ordres d'un éditeur qui les finance de mille façons.

Rien de plus facile que la fabrication des grands hommes pour une époque où personne n'a le temps de vérifier l'envers du décor, et où il suffit de vernir une couleur au néon de la publicité pour qu'elle devienne aussitôt éclatante.

Les phares de la création ne s'imposent plus par leur lumière mais par les phares de la publicité braqués sur eux. Le ciel littéraire est semblable au ciel nocturne : la connaissance de quelques centaines d'étoiles et l'art de les situer approximativement dans les cycles des spécialistes de manuels suffisent à l'ambition de nos contemporains.

Grâce à l'amitié, Cadou a son nom dans le ciel littéraire. Pour beaucoup d'entre ceux-là mêmes qui en parlent, il reste à l'aimer dans ses œuvres.

 

 

 

 


 

Luc Bérimont a participé en 1941 à l'élaboration de l'Anatomie Poétique de Rochefort où il affirmait en particulier :

« Misons hardiment notre avoir sur cette réussite lointaine : une poésie pleine à craquer, une poésie d'abondance, une poésie d'époque en
un mot.
En un mot, qui dira la Vie, cette chose incroyable et menacée, cette légende quotidienne, cette bête aux flancs creusés, avec sa langue hors
de sa bouche ?
On demande des poètes de sang.
On demande des poèmes signés de notre angoisse ».

Qu'en pense-t-il aujourd'hui, vingt ans plus tard ?

 


 

1° C'est bizarre — et certainement bien orgueilleux — mais je ne vois pas un seul mot à changer à cette phrase écrite il y a maintenant vingt ans... Je crois au cours naturel du poème, je m'insurge avec le même entêtement contre les « intellectuels du vers » et ceux qui croient que la pensée est le siège de la poésie. Il y a certainement deux parts à faire dans l'individu. Je ne nie pas l'importance du rationalisme et du rationnel dans le comportement quotidien, social : la réflexion, la déduction, sont alors comparables aux phares, aux feux de croisement, aux clignotants, dont le conducteur de voiture se sert pour éclairer et baliser sa route. Mais l'autre part ?... La part du sommeil, du silence, de l'amour, de l'animalité, de la mort ?... Celle-là est du domaine de la poésie, du domaine de la nuit et de l'incontrôlé. Je suis donc pour les poètes de sang, de nuit, de boue, d'aubépines, d'angoisse; de beau plaisir. Ceux qui rejoignent la moiteur matricielle, ceux qui se barbouillent de larmes, de rire, de vin, d’orage, en même temps. Ceux qui dansent et se convulsent, ceux qui sont poémiers au printemps et qui hibernent au temps des neiges. Ceux qui « chantent-riment » et qui ne savent pas ce qu'ils font quand ils font l'amour. Ceux qui délirent au plus fort de la sagesse et sont sages au fort de la folie. La poésie est une agression. Un scandale de sensualité et de beauté. « Beau comme le monde », c'est le titre de l'émission sur la poésie que je vais faire à la T.V. La camera glisse sur un mur lépreux, couvert de graffiti et de sanie, à la première image. Elle continue son chemin, horizontalement, et tout à coup, au bout, elle débouche sur un verger de printemps, au temps des fleurs de pommiers... « Beau comme le monde »!... Oui, je suis pour une poésie d'abondance, une poésie pleine à craquer. Et que la vie quotidienne soit légende. Il n'y a pas de sujets poétiques, il y a le réel dressé, comme les grandes lyres d'Orphée de la haute tension sont plantées dans le paysage. Poétiquement, une fonderie d'acier vaut la rose de Ronsard. Je m'intéresse aux problèmes des hommes, si sordides et si matériels semblent-ils. Pas de tour d'ivoire. Ne pas s'abstraire, tant par les idées que par le corps. Je répète le mot de Novalis : « La philosophie, c'est l'hôpital de la poésie »... Surtout, ne pas faire de cette dernière « le divin mensonge » qu'un librettiste imprudent du siècle dernier, faisait célébrer en musique !... Oui, on demande des poètes de sang. On demande des poèmes signés de notre angoisse de vivants.

2° Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous avons fait une « Ecole » poétique rien qu'en nous rassemblant. L'explication — qui semble aisée — c'est que lorsque des gens de même âge et de même générosité se trouvent dans le désert poétique moderne, ils ont envie de se grouper, de se rassurer par leur présence mutuelle, de se confronter et — partant — de s'unir. Pour beaucoup d'entre nous, et même pour Jean Bouhier, le fondateur, Rochefort c'est avant tout l'amitié. Et quand un ami vous a été arraché en pleine jeunesse, en pleine puissance de vie et de voix, il est normal (je dirai : biologique) que les autres fassent groupe autour de sa mémoire pour le garder vivant. Rochefort, c'est donc avant tout Cadou. Dans la mesure où ceux qui sont là tolèrent (ou admirent) leur différence, dans la mesure où le rire et l'amitié cimentent les rencontres et les échanges de vues, il est certain qu'un dénominateur commun existe entre eux. Cela ne va heureusement pas jusqu'aux consignes : chacun joue sa partie librement, chacun prend — et a toujours pris - ses distances par rapport à celui qui lui est le plus cher et le plus fraternel. Retour au concret, à l'humain, à la poésie de pleine poitrine, je crois que nous nous sommes entendus sur ces données. Le reste est affaire de génération, de perspective littéraire et de bouteilles vidées dans les auberges !

 

 

 


 

J'ai quitté Cadou plus tôt que lui..., par Guy Bigot

 


 

Ce jour du déménagement, le camion a fait un détour et nous avons bu le Pernod de l'étrier à Louisfert. Sa lettre du lendemain m'est toujours aussi poignante et résume toute notre amitié.

« Après votre départ, je suis retourné chez Caridel prendre un Pernod, tout seul. Ton verre était encore sur la table... je ne peux m'habituer à cette idée que tu n'habites plus Châteaubriant et j'appréhende mon retour mercredi dans la grande maison vide. Vois-tu, mon vieux Guy, il y avait tant de compréhension entre nous, tant de goûts communs, de litres vides, de soirées pleines de causeries, de petits bistrots, d'espoirs, de certitude aussi. C'est aujourd'hui seulement que Louisfert devient pour moi une solitude. Mais tu viendras souvent à l'improviste, n'est-ce pas : j'ouvrirai la porte de ma classe et nous resterons à bavarder dans la cuisine en attendant l'heure de Caridel... »

Tout Cadou est là, lui qui devait nous quitter définitivement deux ans plus tard et sans espoir. Mon petit frère s'en est allé et j'ai gardé sa pipe et son foulard. J'ai toujours la pipe ; le foulard vert a fini au bout d'une perche, comme un drapeau, pour épouvanter les merles.

Il aurait aimé cela.

Et je me disais alors : plus précieux un Cadou cordonnier, paysan ou tailleur mais vivant qu'un poète mort. Mais mon amour déraisonnait car il appartient maintenant à tous les hommes et sa poésie vivra toute chaude au cœur des futurs jeunes gens.

Tant de compréhension entre nous : c'était ce besoin animal de fraternité, ce plaisir à la caresse d'une main amie, nos silences dans l'auberge ou nos coups de gueule devant la bêtise. C'était une nuit noire à abattre, des douleurs à surmonter et les joies, toutes les joies simples des exilés au fond des campagnes : longues marches à travers les chemins de traverse, découverte du cèpe le plus ferme, parfum de l'été, les bonnes blagues, l'ombre des bistrots, un ciel de printemps, une après-midi d'arrière-saison et ces interminables soirées au bord des feux avec le meilleur de ce que l'amitié proposait.

Nos chemins conduisaient au même but, au même culte de la beauté. Avec des outils différents nous forgions notre travail à coups de quotidien, le cœur tout rempli de la même intuition native, laissant à chaque expérience son choix difficile. Nos rencontres étaient notre bonheur et nos récompenses. Auprès d'Hélène la Parfaite j'écoutais. Il nous lisait longuement de sa voix grave et pleine, ses derniers poèmes. Nous parlions peinture. Chacun donnait à l'autre son sens de la beauté : le merveilleux commun, l'attraction du mystère, émotion des images insolites, le bienfait d'une certaine fraîcheur. Je lui apportais une vision plastique des choses et il m'expliquait la magie du vers, le sens du drame, la vie des mots.

J'étais son auditeur attentif : il était mon spectateur idéal.

Nous partagions ainsi, dans cette plate campagne insignifiante, les exaltations décisives mais aussi les plus noirs soucis. Nos sources étaient les mêmes et je m'amusais à voir Cadou tirer sa substance en dehors du temps, du paysage, du voisinage, créant un tout parfait, pour crier très haut son cœur.

« Préférer le personnage au paysage, l'âme à son halo », me confiait-il.

Je m'amusais donc délicieusement de le voir s'identifier aux êtres et aux choses car il admettait difficilement une peinture créée d'abord du peintre lui-même. Je comprenais alors par ses réactions ce besoin qu'il avait de mettre une suite à la Peinture, suite d'idées ou d'états d'âme. Il regardait en Poète, mais au fond, nous nous entraînions réciproquement dans un vaste tout où la beauté était reine.

Ainsi notre amitié restait-elle toujours vivace mais loin d'être sereine ; car nous avions des mots et René avait la tendresse rude. Nous nous aimions et cela nous suffisait pour nous permettre d'être absolus dans nos idées : des idées auxquelles nous tenions. Nous tenions aussi l'un à l'autre et je l'ai quitté et il m'a quitté. Et avec tous ses innombrables amis nous le pleurons toujours.

C'est idiot. CADOU EST VIVANT.

Hélène avait un brave sourire, il y a dix ans, et je répétais les paroles de Molaine « Honte à qui ne sait gâcher sa vie ».

 

 

 


 

Pour suivre les autres, par Fred Bourguignon

 


 

Il ne me reste que de bons souvenirs. Les mauvais s'oublient avec les promesses les plus ferventes. Mieux vaut vivre d'intentions composées avec des espaces angéliques pour abriter les compagnons qui ne vieillissent pas. Et se contenter d'étoiles fêlées, d'équerres gauchement faussées, et de conscience apaisée. Même si les blancs et les noirs, les méchants et les étrangers, et tous les prisonniers se font la guerre. Et encore, même si nous manquons d'âmes de charité.

Les bons sont ailleurs.

Je dis bien à l'abri de la vie ou de la mort. Je n'en sais foutre rien et j'en parle au présent parce qu'il importe de soulever la pierre et de la retourner pour bien voir qu'il n'y a rien derrière. Les jeux sont faits. Qui parle de jouer ? Des gens sérieux ne se laissent point glisser lentement dans la fournaise des musiques qui ne sont que des bruits hermétiques. Fermés toujours aux oreilles de ceux qui sont en effet absents pour Dieu et le Diable, mais qui, à la moindre lueur d'un tesson au soleil, glissent un œil. Et si c'était de l'or ? C'en est. D'un autre genre. Une matière qui brille et qui se superpose aux autres et qui se vend. Mais il faut que tout le monde soit d'accord.

Les principes ont la peau oui tient aux os, et ça dure.

De telle sorte que la nouvelle monnaie s'échange et de mains en mains elle conserve sa couleur première. A tel point que tous ceux qui l'ont touchée, mise dans leur poche, échangée pour du lait ou bien pour couper une forêt (et un arbre quand il est abattu jeune, il ne fait guère de bois), ceux-là dis-je furent atteints du mal. Maintenant on les pousse dans des petites voitures comme des enfants. Et pourtant ils ne sont plus les hôtes de quelqu'un ou de quelque chose. Non. Ça ne fait rien. Ils répondent à l'appel. Ils appartiennent aux amis de... Ils sont les éléments organiques qui aident aux incendies des images fixées une fois pour toutes. Là, où le météore a été vu, entendu, cru (et je tiens à rester cru le plus longtemps possible. Je suis rigoureusement sérieux) une île est née. Puis le village, la rue et la maison de celui qui garde les clés mais a donné les signes. Nous en sommes aux monuments et au collage de ces tapisseries abstraites qui illuminent toujours les dimensions instantanées des cultes et des rites fussent-ils profonds et singulièrement honnêtes.

Mais qui donc est mort si jeune ? Un poète. Oui. Je suis vraiment malheureux. La vie ne me semble interdite à personne. Et je crois à son délire, à son urgence obstinée.

Devant le malheur la poésie du monde manifeste son absolue fragilité, sa conciliante grandeur mais son inexorable inefficacité. — Ce que pensent les autres bien sûr — Et que vérifient ceux qui attendent la fin des malheurs immédiats.

Ah, si l'écriture était une hormone... Nous serions bien tous perdus.

Il est mort tout seul.Lui. A son âge. Poète.
 
Mais à ce moment-là j'en connaissais trente qui, comme lui, sauvaient leur âme en écrivant des poèmes pour le compte de la terre et du ciel et de l'amour.

J’ai sous les yeux ces trente écritures-là.
Lui il est mort
Jeune, comme
Jésus sur la croix
Le poète dans son lit
Le général aussi

Et cet autre dans sa voiture. Tout aussi jeune, et tout aussi beau, grand, déterminé à provoquer l'insolite des métamorphoses les plus noires et les plus noblement gratuites.

La légende ramasse tout ça et plante ses rappels aux carrefours pour aider la mémoire.

Cher ami, cher René-Guy CADOU.
Tu es le James DEAN des poètes.
Bien sûr les poètes sont tes Fan's. Et je les irrite de leur glisser cette furieuse vérité collective.

Le choix est bon. Et je ne vais pas vous reprocher votre générosité, mes amis. Loin s'en faut.

Vous me permettrez de ne point tremper mon doigt dans votre eau bénite un peu trop anonyme et commune, pour être en paix avec les anciens.

En votre compagnie j'aborde le plus proche littoral des grandes communications, mais pour suivre les autres pas besoin de regarder toujours les syllabes en face.

A la mystique d'un air connu je préfère les recommencements de l'imagination et du cœur.

 

 

 


 

Une poésie (trop) volontaire, par Jean Breton

 


 

Longtemps, j'ai apprécié Cadou. 11 avait eu un rôle historique en écartant les surréalistes avec un balai de bruyère. Je crois toujours à son influence bénéfique sur ma génération, avide de piller comme de dynamiter un monde humain, quotidien. J'ai relu Cadou. Il m'a déçu. J'ai bien peur qu'il n'ait que du talent.

Laissons d'abord s'exprimer l'adhésion. Ce poète a des réussites de naïveté qui en font un frère de Jammes et d'Eluard. Il nous atteint par une simplicité audacieuse du vocabulaire, un réalisme gracieux, une volonté de ne jamais hausser le ton. Cadou a écrit une vingtaine de poèmes à citer. Et parmi les meilleurs : Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ? L'homme au képi de garde-chasse, Rue du Sang, Aller simple, Les fusillés de Châteaubriant, 30 Mai 1931.

D'où vient le malaise qu'il m'impose, désormais ? Derrière l'image idéale du poète des champs, qui écrit comme une source coule, je devine un adroit ouvrier. Si l'esprit et la morale de cette poésie me paraissent essentiels, le style de Cadou souvent déçoit. J'essaierai très simplement d'énumérer certaines de ses faiblesses, selon moi.

Il ne se défie pas des répétitions, des fautes de goût, des banalités ronronnantes (« une pluie très pure comme les larmes », « la truelle du vent lisse ma face ronde »). Il a de la trivialité (« poète acagnardé dans la campagne », « Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté »). Il ne parvient pas toujours à éviter le ridicule, la miévrerie (« Très beau de la beauté spéciale des apôtres » « A l'aubette perdue dans les genêts du ciel »). Son bestiaire apparaît carrément préfabriqué, sa poésie est cousue de chevilles, elle est aussi le lieu d'une grande démagogie d'adjectifs.

S'il est normal que Cadou — poète-charnière — ait sacrifié à quelque gratuité dans l'élaboration de ses images (« mes paumes délabrées » « l'étrave de nos fronts a fendu les étoiles »           « il avait dans sa veste un godet de ciel bleu »), on aurait pu attendre de ce poète de l'amour un peu plus de vitalité sensuelle. Là aussi, nous restons sur notre soif (relire Symphonie de printemps!).

Cadou, hélas, utilise souvent un ton pleurnichard, lié à son attitude de chrétien égoïste et tendu vers l'idée de son petit salut personnel, à quoi il tient comme à un caramel. (« Mon Dieu! c'est moi. Cadou... » « Je monte dans ma chambre et prépare les feux », « J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu »). Il fait l'éloge de l'ordre, du travail, des bons sentiments et du « traintrain » bourgeois (le poème « Tout Amour »).

Ce poète puérile et touchant à la fois, solennel et robuste, têtu et verbeux, fraternel et « roublard » (pourquoi toutes ces expressions « maritimes » qui font si « vrai » chez Corbière et chez Cadou ne sont qu'un tic de langage ?) a commis le péché de Littérature. Il a voulu élaborer son œuvre. Il a souvent forcé sa propre voix. Je sais qu'il est mort jeune. Je sais sa fin atroce comme l'exemple aux yeux des meilleurs qu'il mérite de demeurer. Mais peut-être convient-il à chacun d'apprécier Cadou sous bénéfice d'inventaire.

 

 

 


 

« Une vraie poésie... » (inédit), par René Guy Cadou

 


 

Un Monsieur, poète parisien, vient, sur ma demande, de me retourner mon manuscrit. C'est avec un étrange sentiment qu'on retrouve son enfant abandonné depuis quelques mois entre les mains de l'Assistance. Le Monsieur poète a des attentions touchantes; outre quelques fautes de frappe il s'est cru autorisé à me signaler en marge quelques vers de treize, quatorze voire quinze pieds parmi des alexandrins, quelques répétitions (deux fois le mot « rouge » dans le même poème !), et lorsque j'écris: « Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté », ce champignon lui fait l'effet d'une fausse oronge et il le souligne d'un trait.

Si j'avais à répondre à ce Monsieur poète, je le ferais à peu près dans ces termes :

Monsieur (et cette désignation vaut également pour une infinité de Petits Monsieurs), Monsieur donc, je ne doute point de votre compétence en tout ce qui touche le domaine de l'art et je conçois votre étonnement en face de mes vers. Voici une dizaine d'années arrivait dans une bourgade de campagne une jeune fille parisienne avec son fiancé. Sa surprise fut grande lorsqu'elle aperçut dans un petit rectangle de pâture, rêveuse une vache. « 0 Georges, une vache ! Une vraie vache ! ». Ainsi, Monsieur, je vous pardonne. Vos petits signes de cabale au crayon ont-ils voulu marquer tout simplement votre surprise. Quoique vous puissiez en penser, il existe encore une vraie poésie, comme il existe de vraies vaches dans nos villages.

(Extrait de: Conseils et Notes, 1948-1949) (à paraître)

 

 

 


 

Mot de Maurice Carême

 


 

Le miracle René Guy Cadou n'est rien d'autre que l'apparition d'un poète authentique, apparition beaucoup plus rare qu'on ne le croit. Le public, lui, ne s'y trompe pas : las des littérateurs qui agencent adroitement des phrases, il cherche un homme qui met son cœur et même son âme à nu, un homme qui les émeut et les exalte en parlant son langage, en exprimant ses aspirations. Et dès qu'il le découvre, que ce soit au Canada, en Belgique ou en France, il lui fait fête.

Les écrivains s'aperçoivent, souvent à retardement, qu'un grand poète vivait au milieu d'eux, les pieds sur terre, mais le front dans les étoiles.

 

 

 


 

Mot de Jean Cocteau

 


 

Je suis peut-être « considéré comme un phare », mais en secret sans doute, puisque votre notice ne cite que les autres... (1).

Je souhaite de tout mon cœur à Cadou de conserver cet éclairage mystérieux des solitaires dont parle Unamuno, C'est en quoi je reconnais notre cousinage.

 

(1) Notre préambule notait qu' « à la différence de Prévert, il (Cadou) continue d'être considéré par la jeune poésie comme un « phare », à l'égal d'Apollinaire ou d'Eluard ». Les phares sont si nombreux en ce XXème siècle qu'il ne nous est même pas venu à l'esprit de les citer tous.

 

 

 


 

Témoignage de Paul Chaulot

 


 

Que la voix de René Guy Cadou continue à se faire entendre malgré le matériel publicitaire peu commun dont dispose une certaine tendance de la poésie actuelle pour donner force de dogme à son esthétique, que de surcroît cette voix trouve dans la jeunesse son principal foyer de survie, voilà qui mérite quelques réflexions. Avant tout faut-il déduire de l'adhésion profonde des jeunes à un poète disparu il y a dix ans et du peu de cas qu'ils font des horizons nocturnes et de gel où d'aucuns s'acharnent à vouloir fomenter une nouvelle révolution poétique que ce ne sont pas ceux-ci mais Cadou qui flatte le mieux leur nature révolutionnaire ?

Or Cadou n'a rien d'un novateur. Héritier d'Apollinaire, Reverdy, Max Jacob, Milosz voire Francis Jammes, il n'a jamais éprouvé de gêne à proclamer ses ascendances. Quant à sa pensée c'est en vain qu'on la chercherait vers ces confins où le vide et l'absence simulent d'audacieux pouvoirs de connaissance. Cadou n'a la découpure ni d'un aventurier du verbe, ni d'un prophète. Ses terres baignent d'une clarté qui est celle que chaque aube arrache aux ténèbres de la nôtre. Dans les strictes dimensions d'un monde à notre stricte mesure, Cadou établit le règne de sa voix, là commence son œuvre. Elle n'est point de nous faire évader de ce lieu, une fois pour toutes assigné, mais au contraire de rechercher les liens de consanguinité qui nous font dépendants l'un de l'autre car il y a plus qu'un rapport de contenu à contenant entre l'homme et le monde, il y a, par le pouvoir du verbe poétique, célébration permanente de noces. Ce verbe, en effet, seul à célébrer le mystère de l'interdépendance universelle, en s'incarnant dans la voix du poète, nous permet d'en prendre conscience et partant de parvenir à une meilleure sensibilisation au monde.

Cadou, objectera-t-on, n'a pas été le seul à envisager ainsi la fonction poétique. Il est vrai. On reconnaîtra cependant qu'il en est peu à s'être exprimé comme lui avec autant de naturel et de spontanéité. Pas la moindre trace de son dessein dans son chant, pas même de ces imperceptibles clins d'œil d'artiste. La parole jaillit à l'état pur, sans contrainte ni préméditation. Tout se passe comme si l'intermédiaire humain qu'est le poète avait disparu. De plain-pied nous avons accès à la vie propre du poème.

Est-ce là, dans cette agression constante de l'enchantement qu'il faut rechercher le succès de Cadou, sa durée ? Est-ce, aussi, qu'une telle démarche ramène à de très modestes proportions l'angoisse et le doute ?

Cette jeunesse qui veille non sans ferveur sur la mémoire du poète tient sans doute la réponse. Enregistrons, quoi qu'il en soit, que c'est de ce côté qu'elle se tourne plus volontiers que de celui des tombes et des salles vides où l'improbable se recroqueville dans son amertume.

 

 

 


 

Témoignage de Robert Delahaye

 


 

C'est René Lacôte qui, le premier, vers 1936 je crois bien, me fit connaître René Guy Cadou. Il venait lui-même de le découvrir dans une revue à laquelle collaboraient les poètes de notre génération. Plus jeune que nous d'une dizaine d’années, nous fûmes étonnés de la maturité de son esprit, alliée à une fraîcheur et une sensibilité profondément émouvantes. Dès cet instant, il exerça sur nous, malgré sa jeunesse, une singulière attraction et un ascendant qui ne cessa de croître par la suite, et qui dure toujours. Nous étions alors à une époque où la poésie marquait le pas. Sollicités, d'une part par le surréalisme proche de nous, bien tentant pour de jeunes poètes avides de liberté et d'évasion et, d'autre part, par les mouvements antérieurs dont nous subissions également l'influence, surtout à cause de Valéry, des poètes unanimistes et des postromantiques, nous restions indécis sur la direction à prendre. Nous sentions bien que le surréalisme, qui nous avait ouvert une voie royale, risquait par ses poncifs, de nous conduire en définitive à une impasse. Nous nous tournions plus volontiers vers Supervielle et Eluard ; mais ils demeuraient dans le clair-obscur. Ce fut René Guy Cadou qui nous ouvrit la route de lumière et nous donna l'exemple de l'indépendance. Comme tous les êtres exceptionnellement doués, il n'avait pas eu besoin, lui, de chercher sa voie. Elle lui était apparue du premier coup, comme s'il eût bénéficié de nos tâtonnements. Son instinct le guidait sûrement et il marchait devant nous sans trébucher. Il est, avec Jean Follain, l'un des rares poètes dont la ligne, depuis le début, n'a pas dévié et son œuvre, malgré quelques défaillances, dues à un besoin d'épanchement total, de sincérité puérile, est une des raisons majeures de son prestige. Mais il y en a d'autres. Ce sont précisément les mêmes qui ont déterminé le choix des œuvres classiques : la mesure, la justesse de ton, la discrétion, la lucidité et le caractère intemporel de son art, expression fidèle de sa pensée. Mais cela ne suffit pas encore à Cadou. Pour assurer la pérennité de sa poésie, il s'y incorpore, corps et âme ; aussi entendons-nous sourdre tout au long des strophes, le chant d'Orphée mêlé à celui du laboureur. Il nous révèle une terre promise où nous n'aborderons jamais si nous ne faisons preuve de confiance, de simplicité et d'amour, car :

On vit au jour le jour
Et tout le temps perdu
Est gagné pour l'amour.

Voilà, résumé en quelques vers, l'essentiel du message de R. G. Cadou, son testament poétique, la meilleure raison de sa popularité, de sa primauté et de l'influence qu'il exerce sur notre temps. Aucun langage ne saurait mieux exprimer la pureté de ses intentions et la limpidité de son existence.

 

 

 


 

Témoignage de Yanette Deletang Tardif

 


 

Le secret de Cadou, c'est de poser partout la présence de la mort dans la substance même de la jeunesse ; la nostalgie dans l'amour de vivre ; la fuite du temps dans l'angoisse de l'éternité. Pressée de toutes parts et dans toutes ses formes par des exigences réelles, celles du langage avant tout, sa poésie est également heureuse et triste, chantante et désenchantée, agissante et dégagée des leurres. « Tout est truqué » s'écrie-t-il, enfant encore... Qui sait cela dès l'éveil de l'intelligence, possédera la sagesse. Si les poèmes de Cadou, sans avoir imposé un ton profondément original, demeurent pleins d'une sève active et maintiennent parmi nous sa présence, c'est à cette étonnante sagesse, à la fois amoureuse et privée d'espérance, qu'ils le doivent ; sagesse, je veux dire : mesure très exacte d'un destin qui semble autant se prophétiser que se souvenir. Poésie essentielle et naturelle et tirée par la mort, par le temps, par les orages de la vie, et où l'on sent à chaque mot qu'il s'agit, pour le poète, d'un équilibre sans cesse menacé, sans cesse à refaire, à reformer, à reforger, entre les pleins pouvoirs de la parole et les plus hautes tentations du silence.

 

 

 


 

Témoignage de Nicolaï Dontchev

 


 

Permettez-moi tout d'abord d'applaudir à l'initiative de PROMESSE d'ouvrir une sorte d'enquête sur un poète qui m'a paru à moi, non seulement très original, mais un des plus sympathiques de sa génération, sur René Guy Cadou.

Personnellement le nom du poète d' « Hélène ou le Règne Végétal » vint à ma connaissance assez tard, quand, sous la signature de R.G. Cadou, j'ai lu quelques poèmes au « Mercure de France ». Depuis lors je m'intéressais à l'œuvre de ce jeune poète, si prématurément disparu au grand dommage des lettres françaises, je le lisais toujours avec un vif agrément et je faisais s'y intéresser nos jeunes poètes.

René Guy Cadou fut avant tout un poète sincère et spontané. Cette sincérité, cette spontanéité se faisaient sentir dans son tempérament de poète autant que dans sa forme, dans l'expression de ses images, dans la simplicité de son vers. A lire « Hélène ou le Règne Végétal » on est étonné de cette source intarissable que fut le cœur de ce poète amoureux de la nature et des hommes. Réaliste et romantique à la fois, Cadou était un poète moderne, au vrai sens du mot. Et ce poète moderne fut étonnamment clair et simple, et d'une captivante sincérité. Ces qualités-là, si pures, si essentielles, déterminent la valeur intrinsèque de la poésie de Cadou.

Je ne saurais préciser en ces brèves lignes les influences que ce jeune poète avait subies dans sa formation et dans son évolution créatrice: cependant R.G. Cadou avait conservé toute la souveraineté de son talent poétique, tout le pouvoir de son individualité, tonte son originalité; ce qui prouvait la solidité de ses dons naturels et l’incontestable force de son intuition poétique.

Quant à la place de Cadou dans le panorama de la poésie française contemporaine, elle me semble être voisine delle de son aîné, mort lui aussi, Pierre Reverdy. Toutefois, je trouve le poète d' « Hélène ou le Règne Végétal » plus près de la vie de tous les jours, plus près des hommes, et je crois dans les paroles de Cadou : « Ma poésie travaille pour moi ».

C'est-à-dire que l'avenir lui appartient.

 

N.B. — Nicolaï Dontohev est connu en France pour ses collaborations diverses et ses traductions d'œuvres de poètes bulgares, tel le « Choix de Poèmes » d'Elisabeth Bagriana, éd. Seghers.

 

 

 


 

Témoignage de Jean Follain

 


 

J'ai rencontré pour la première fois René Guy Cadou à Nantes durant cette période de guerre immobile où le destin semblait tellement indécis. Une menace diffuse pesait sur la ville des armateurs qu'allait bientôt ensanglanter la mort de nombreux otages.

Nous prîmes contact dans un petit estaminet du port face à face devant une table de bois à taches de vin. De vieilles cloches d'église de temps en temps sonnaient. La jeunesse de Cadou irradiait. Déjà il était entré délibérément dans cette poésie qui, pour lui, resterait « l'éloge de la vie dangereuse ». L'existence de Cadou devait s'établir définitivement à Louisfert. Il ferait l'école dans cette bourgade qui, écrit-il, « avec son église sans clocher peut sembler le comble de la solitude. Mais c'est ignorer le temps donné au maréchal, au charron, à l'épicier ». Il convient d'ajouter à ces amis de René Guy Cadou un ancien compagnon du Tour de France et un vieux domestique d'aristocrates.
La solitude du poète allait, d’ailleurs, demeurer avant tout celle même de l'amour. Il avait rencontré Hélène et ses certitudes. « Je ne suis seul, décrète-t-il, que dans mon amour, et c'est cet amour qui me donne la force aventureuse de me situer sans cesse en avant de moi sur ce terrain découvert où rien ne m'échappe, où je n'échappe à aucune balle ».

La poésie de Cadou reste vitale comme une respiration. Elle prend pied dans l'espace et le temps, toujours présente à la vie multiforme et multipliée conciliatrice des trois règnes. N'obéissant à aucun impératif de mode, elle se situe, à son dire même, « dans un climat singulièrement allégé par le feu, ramené à de décentes proportions, audible à ce qu'elle est une voix aussi éloignée de l'ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes ». Par cela même elle s'impose aujourd'hui.

Elle demeure, cette poésie, religieuse éminemment, emplie d'accords et de promesses. Les paysages qu'elle délivre appartiennent aux terres remuées, humanisées, au ciel empli de vols d'oiseaux.

 

 

 


 

Témoignage d'Annie Fontaine

 


 

Je ne suis pas une spécialiste de Cadou, et mon admiration même est assez neuve. C'est donc sous cet angle de la découverte que je tiens à rendre hommage succinctement à sa poésie.

Approcher Cadou c'est désirer le connaître, et le connaître c'est l'aimer.

Comment résister à cet enchantement qui donne à la poésie quotidienne les dimensions du cosmos, et qui concentre les données de l'univers pour en faire à travers le simple prisme de son talent une poésie à l'échelle du Moi et de la réalité subjective.

Je ne peux pas dire avoir subi l'influence de Cadou, car l'on ne peut pas parler d'influence lorsqu'il s'établit un accord naturel entre l'évolution de sa propre poésie et les vues poétiques d'un grand poète, quand cet accord se fait sur le fond et non pas sur la forme.

Il s'agit d'une démarche vers un chant populaire, non pas pittoresque ou folklorique, mais du retour à une expression qui a sa racine dans le peuple et qui est par là-même universelle et par voie de conséquence ETHIQUE. Cette poésie est en contraste avec une poésie élaborée intellectuellement et qui devient une essoufflante gymnastique ou une aimable bouffonnerie. Je pense au « lettrisme » par exemple.

La poésie ESTHÉTIQUE comme le théâtre BOURGEOIS est agonisante. L'évolution des conditions sociologiques doit multiplier par cent les publics qui s'intéresseront aux arts. L'élargissement et la qualité de ces nouveaux publics fait que ces arts de demain seront des arts populaires et non réservés à une minorité qui s'octroie le droit tout à fait gratuit de s'intituler « élite » parce qu'elle est au courant des modes artistiques et qu'elle les suit par désœuvrement.

Nous sommes à une époque transitoire où les concessions des marchands de littérature et de musique aux goûts les plus faciles et les plus médiocres du grand public encore privé de culture, favorisent l'abêtissement le plus néfaste.

Le rôle d'une poésie populaire est de mettre en contact ce grand public avec les vrais valeurs du BEAU, et je crois que Cadou entre parfaitement dans le cadre de cette définition c'est sans doute ce qui explique la faveur immédiate dont il a pu bénéficier.

 

 

 

 


 

Le visage secret de René Guy Cadou, par Gilles Fournel

 


 

Grâce au poète Jean Bouhier, animateur des Cahiers de Rochefort, quelques textes introuvables de René Guy Cadou viennent d'être réédités cette année (1). Parmi ces textes, nombre d'admirateurs de Cadou découvriront « Lilas du soir ». Entre les branches tourmentées de ces lilas peut-être surprendront-ils un visage secret du poète, un visage dépouillé, un visage nu et bouleversant. C'est à cette rencontre que je convie les lecteurs de PROMESSE.

« Lilas du soir » comprend trois poèmes en prose, ou plutôt trois textes poétiques dialogués : « Lilas du soir », « Aveugle » et « Les liens de la terre ». Dans la bibliographie des œuvres du poète cette plaquette succède à « Morte-Saison » et surtout à « Bruits du Cœur » publiée également en 1942. Or « Bruits du coeur », vous vous en souvenez, c'est « Fiançailles » :

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles...

c'est aussi « l'Alphabet de la mort »

O mort parle plus bas on pourrait nous entendre...

Rappelons également que Cadou avait perdu sa mère en 1932 (il n'avait que douze ans), que son père mourut en janvier 1940 et que quelques semaines plus tard se situa sa rencontre avec Max Jacob. On sait quel poids eut cette rencontre et quelles furent les influences du mysticisme du poète de Saint-Benoit sur Cadou alors âgé de vingt ans.

Ce préambule nous permet de situer les textes dont nous parlerons, d'établir dans quel climat le poète les a écrits.

On a beaucoup parlé, surtout à propos de « Bruits du Cœur », d'une prémonition de la mort qui n'a pas manqué d'émouvoir puisqu'elle s'inscrit ici neuf ans avant la mort du poète. Elle émeut encore plus ceux qui l'ont connu : Cadou était considéré comme un heureux vivant. En réalité la mort fut présente dans son œuvre bien avant 1942, puisque des poèmes écrits vers 1935 (Cadou avait quinze ans) sont intitulés « Fantômes », « Pour la mort d'un ange » :

... Elle dort à seize ans sous une roche sombre...

... Et le soir à ses pieds le soleil vient mourir...

On a souvent oublié que Cadou était celte. Il se trouve que d'autres poètes bretons, tels Corbière et surtout Laforgue (3) furent également hantés par la mort. Laforgue sentait la mort suspendue à lui et la désirait secrètement :

Ah! pourrir. Voir la lune neuve, cette amie,
salive et larmoie en purulente ophtalmie.

En effet dans la mythologie celte, comme dans nombre d'autres d'ailleurs (4), la Mort est un personnage qui ne cesse pas d'être près de l'homme. On a même pu dire du celte qu'il portait sa mort en lui depuis l'enfance. Disons qu'elle ne lui est jamais étrangère et que ses manifestations, lorsque passe par exemple la charrette de An Ankou emportant les amis, les parents, sont ressenties comme autant d'étapes vers sa propre mort.

Plutôt qu'une prémonition, c'est vraiment un dialogue qui inscrit ses racines terrestres dans « Bruits du Cœur », le dialogue du poète avec un personnage fantomatique mais profondément surréel.

Dans « Lilas du soir », ce dialogue n'est pas direct, bien que la Mort ne soit jamais absente des préoccupations du poète. Dans le premier texte, celui qui donne son titre au recueil, il s'adresse à Jésus. (Des discussions inutiles se sont élevées à propos de cet aspect mystique d'une partie de l'œuvre de Cadou, de Cadou qui disait, nommant Dieu, « Dieu auquel il faut croire parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement ». Sans insister sur les influences de Max Jacob à ce sujet, rappelons qu'il n'y a jamais eu pour un Celte incompatibilité entre mysticisme et ce que nous appelons aujourd'hui socialisme.)

Donc Cadou, le poète s'adresse à Jésus. Il dit son amour immense (« tu es une aube nouvelle en moi »), tout ce qui l'attache à la terre (« Seigneur, te parler de moi c'est te dire les collines, la houle, le frai, les biches, la vigne, l'étang, les blés, les perles, les hauts plateaux de ma mémoire »).

Il dit son angoisse (« Entends, ma vie grimpe les étages de la peur », « La table est souillée, Seigneur, c'est mon sang... ») et Jésus, dont le poète n'est que « l'ombre sur la terre », répond : « Ton sang est beau comme le lis ». Jésus sensible à cet amour, comme il est sensible à la générosité humaine des moissonneurs (« Mes paroles sont moins douces que vos mains... »), décide alors de sauver une nouvelle fois les hommes :

« C'est bien. Conduis-nous à la croix... Je vais mourir une seconde fois. »

Dans « Aveugle », le personnage vivant, aveugle de naissance, est aux prises avec des éléments aussi contrôlables qu'une table, une fenêtre, un mur, etc..., éléments qui deviennent ici intercesseurs près d'un monde secret. Le poète est sans doute cet aveugle, un être qui ne voit pas le monde objectif, mais inventorie, compulse les beautés d'un autre monde, fugace et mystérieux. L'aveugle y voit sa mère (« Tu es devant moi comme un lis, comme une épée flamboyante »), il la voit cette mère qui n'est morte que pour les autres (« Ma mère vit puisque je vis »). Il sait « les territoires insoumis » de sa peau, « les lourdes grappes » de ses poumons. Car la cosmogonie de Cadou est partiellement interne : ceci peut expliquer le déphasage qui s'est manifesté entre son œuvre et certains de ses lecteurs qui ont pu lui reprocher une imagerie campagnarde, un lyrisme débridé à base d'odeurs végétales et animales, de marées terrestres et de correspondances affectives.

Comment ces lecteurs qui ont pu déclarer que Cadou était un poète mineur, n'ont-ils pas compris que le « règne végétal » en question désignait la révélation d'une identification, à la fois merveilleuse et douloureuse, celle de l'homme et de l'arbre, issus de la terre, devant s'en nourrir avant d'y retourner, appelés un jour à s'épouser. Le poète est l'arbre, comme il est « le chèvrefeuille brûlant de la lampe, la parole des ramiers ». Cependant l'aveugle ne se contente pas d'une connaissance intuitive, il désire confronter ce qu'il voit en lui à ce qui est à l'extérieur de ses paupières « raconte-moi la mer », demande-t-il à la main. Mais il a peur de cette confrontation et cette peur, dit la main est « le commencement de l'amour ». On retrouve également dans « Aveugle », les thèmes majeurs de la solitude des hommes, de l'homme étranger en lui-même, cette nécessité de retrouver l'air, l'air qui représente ici sans doute la dimension démiurgique du poète. A l'heure où l'aveugle sent descendre en lui « les chemins creux, les pays d'eaux, les hangars gonflés de fruits, de fers et de goudrons » ; où il reçoit ce qui est peut-être sa part de Dieu, il tombe sur le pavé et « pour la première fois un peu de sang colore ses prunelles ».

On aurait tort de voir là les séquelles d'un symbolisme liturgique, il s'agit, répétons-le d'identifications profondes qui ne furent jamais aussi évidentes que dans « Liens de la terre » où l'homme n'est plus qu'un cadavre pourrissant et se réfugiera finalement dans une Nature inviolable. C'est peut-être à l'intérieur de ce destin cyclique (l'homme nourri de végétaux, nourrissant son tour l'arbre (« ton coeur ruissellera dans mes branches comme le frais du matin »), que le poète assume enfin sa liberté : « C'est que je suis déjà la terre fraîche. J'aime ce gel, vois-tu. L'averse du silex qui me trempe les reins et la clarté du schiste où je confonds mes mains, c'est ma pâture ». Sa liberté et sa pérennité :

L'ARBRE : Celui qui coupe son pain à midi sous les branches partage ton cœur en deux.

L'HOMME : Je suis là pourtant.

Et comment ne pas se souvenir de ces paroles exemplaires de l'homme, du jeune mort :

O terre, puisque c'est toi, il est une maison là-bas contre le ciel, le flot secoue les portes. Nuit et jour une femme interroge le sang. Rassure-la, dis-lui que je suis source et le premier bourgeon.

Il faut le croire lorsqu'il dit qu'il vit, qu'il voit le « beau pays »      « Beau pays si je lève les yeux je nomme tes chevaux, tes fleurs, tes naufrages... » Il vit, il rêve, retrouve « l'allure natale... le seuil noirci de pas où s'écroule une enfance », avant de « monter dans les soleils, les arbres, les soleils, les arbres, les nichées d'étoiles »« le monde entier le berce ».

Plus qu'ailleurs, il semble donc que ce soit dans ces textes dialogués que se découvre la dimension spirituelle de la poésie de Cadou. S'il a déclaré : « Ah! je ne suis pas métaphysique, moi ! », il n'a jamais cessé d'interroger la vie, la mort, le monde. Cette interrogation anxieuse, si elle est parfois dissimulée sous les entrelacs des buissons ou des forêts, sous les battements lyriques d'un cœur énorme, absolument fraternel, est ici, dans « Lilas du soir » profondément dramatique, dans son essence, mais aussi parce que le jeune mort en question, s'il vit aujourd'hui dans les arbres ou les galaxies, vit aussi en de nombreux hommes de notre temps, qu'il ne cesse, envers et contre la Mort, d'être à jamais présent dans nos mains et nos mémoires, dans l'encre qui ne sèche plus, enfin dans notre propre angoisse.

Gilles FOURNEL.

(1) « Poésie La vie entière », par R. G. Cadou, paru aux « Amis de Rochefort » (Jean Bouhier, Fay-aux-Loges, Loiret).
(2) « Lilas du soir » (Amis de Rochefort, 1942) tirage: 100 ex.
(3) Né à Montevidéo, mais de père breton.
(4) Et comment ne pas penser à Lorca: l'idée de la mort ne l'a pas quitté depuis l'adolescence, liée par exemple au « couteau qui pénètre les chairs surprises » Ce ne devait pas être le couteau, mais son équivalent moderne...

 

 

 


 

Témoignage de Pierre Garnier

 


 

Un poète meurt-il ? A peine. D’ailleurs comme on voit mal sa mort ! On s’est habitué à le suivre presque transparent sur les fleuves, sur les vignes, sur les collines et le voici qui rentre dans le paysage et se confond avec lui. Et puis on le savait si près de l'impossible, si près de l'inespéré, si près de l'illimité. Alors, sa mort c'est peu de chose ; c'est à peine si on le voyait — mais on l'entendait, on l'entendait fort bien, et la mort n'empêche pas qu'on l'entende. Elle n'empêche même pas ce bruit de s'étendre, de se multiplier, de se renouveler dans de jeunes esprits — de créer à nouveau...

Je sais que Cadou est là quand la terre, au printemps, prend son odeur de lait, quand le vent apporte de vieux parfums de louves jusque dans les villes, quand les rochers changent de couleurs, quand les choses de la maison prennent un sens. Alors je sais que Cadou est là.

Il ne décrit pas, mais, par pouvoir magique, il force les moindres objets à se réaliser, il fait qu'ils se dépassent et qu'ils s'atteignent, il semble leur insuffler une âme, et aux choses molles il donne un squelette, et aux choses dures il offre beaucoup d'amour. Tel est la force de René Guy Cadou.

Poète de la nature, a-t-on dit. Possible, mais d'une certaine nature et d'une certaine imagination.

Voyez cet homme du XXe siècle, c'est-à-dire des villes, c'est-à-dire de la matière, être troublé à l'approche d'un couvent dissimulé parmi les arbres; voyez-le se préoccuper des vieilles mythologies comme quelqu'un qui a la fièvre ! Cet homme attendait René Guy Cadou.

Voyez, Cadou ne niaise pas comme Jammes parfois, il ne pratique pas la description parnassienne, il ne s'amuse pas aux jeux de mots, il n'obscurcit pas à plaisir, il ne trouble pas son eau, — non, il touche en son point faible l'homme du XXe siècle, au lieu juste où la grâce menace de le quitter : la nature devient pour Cadou les marches et le temple de l'Esprit, et pourquoi pas, l'Eglise de Dieu.

C'est alors qu'il devient invulnérable et sa poésie avec lui :

Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge
Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe par ma bouche
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon Lied ne soit jamais enregistré
Il est porté par le bouvreuil et l'alouette jusqu'à la haute cime des blés.

C'est alors qu'il apparaît comme une cathédrale où d'étranges métamorphoses se préparent et qui glisse dans la nuit comme un navire :

Je monte dans ma chambre et prépare les Feux
J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu.

C'est alors qu'il croise son œuvre et qu'il la suit sans plus se préoccuper du reste : qui a touché l'Esprit ne supporte plus les bavardages et la gloire des stars n'est que pacotille pour lui; il suit la Voix coûte que coûte sans se soucier même des amis :

Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s’en moque

Présence de René Guy Cadou. Toute droite. Présence de l'Ecole de Rochefort au milieu des vignes et des blés : une bouffée d'air frais pour guérir la poésie française de son grand mal de tête. Et maintenant ? Nous avons, grâce à tous ces poètes, retrouvé le chant, et il faut parfois s'installer dans le chant de nature, dans le chant d'amour, dans le chant d'homme, dans le chant et le paysage de Dieu. C'est nécessaire, plus nécessaire encore aujourd'hui qu'hier.

Mais la seule Présence est-elle encore suffisante aujourd'hui ? Notre humanité se sclérose, s'ennuie, se dérobe — alors, il est peut-être temps pour les jeunes poètes de rentrer dans les villes et de se faire des ennemis. La mission du poète d'aujourd'hui n'est-elle pas, avant tout, de briser la paralysie de l'Esprit ? Mission périlleuse, mission difficile et peut-être inutile, mais qu'il faut accomplir.

 

 

 


 

« Bagnard d'un monde absous... » par Léon Gabriel Gros

 


 

« Je ne conçois pas de poésie sans un miracle d'humilité à la base ». « Offrez-vous donc le luxe d'être simple. C'est un luxe extrêmement coûteux ». Ce luxe, René Guy Cadou se l'est offert, et c'est par là que son œuvre est exemplaire. Est-ce trop demander aux commentateurs que de s'accorder eux-mêmes à ce « miracle d'humilité », de ne rien avancer qui ne soit pesé au poids du cœur ? Or toute critique s'expose à « dégénérer en intelligence », si compréhensive se veuille-t-elle. Pourquoi ? Parce qu'elle est vouée à l'analyse, parce qu'il lui faut décomposer, pour les expliquer, les étapes, les moments d'un phénomène dont Cadou proclame au contraire si justement qu'il est « ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde ».

Il est donc parfaitement vain de prétendre « juger » une poésie aussi naturelle que celle de Cadou : « C'est à mon insu que je veux tout aimer ». Inspirée et surtout inspirante, certes ! mais plus encore respirante. Le souffle vrai, non celui des rhétoriqueurs dont on dit qu'ils « ont du souffle », et qui se perdent en paroles, en « flatus vocis ». Un poème de Cadou c'est le souffle même, c'est le rythme de la vie, c'est un battement de cœur accordé à nos propres battements. Nul poète ne fut jamais aussi fraternel, ne nous convia aussi directement à être de ses compagnons de route. « A chaque pas mon Dieu, c'est vrai que je m'enfonce — Un peu plus dans le ciel ». « J'ai voulu que ce nom de Cadou — Demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux. — Plutôt que le plain-chant la fugue musicale ». Une voix de source, une voix du cœur. Elle suscite trop d'échos, trop de ferveur pour ne pas répondre aux plus hautes comme aux plus secrètes exigences, pour ne pas être un appel.

C'est à ce titre qu'elle doit être appréciée, et par ceux-là seuls qui la méritent. Non que ses qualités proprement littéraires soient négligeables : elles ne le sont que dans la mesure où la qualité spirituelle, la vertu de la poésie elle-même l’emportent sur l’épanouissement de ses prestiges formels. Il ne faut pas hésiter à dire que s’il a incontestablement profité de la leçon de deux poètes de premier plan, Reverdy et Max Jacob, il a su se délivrer à temps de la lettre de leur enseignement pour n'en retenir que l'esprit. Il avait sur ses maîtres l'avantage de n'avoir point comme eux « à faire retraite », de n'avoir point à reconquérir une liberté ou une fraîcheur dont ceux-là n'avaient eu conscience que du jour où elles avaient été menacées.

Qu'il doive à Reverdy son côté de rigueur, à Max Jacob une certaine fantaisie dans l'invention, ce n'est pas douteux, mais outre qu'il a équilibré ces apports par d'autres au point de se créer dans l'imitation même un style inimitable, il n'en reste pas moins que Cadou, si merveilleusement accueillant et perméable aux influences est demeuré préservé pour ce qui est de l'essentiel. Miraculeusement en marge des milieux poétiques alors même qu'il avait une foule de correspondants et de visiteurs, miraculeusement « provincial », non parce que ce prince eut redouté d'être le deuxième à Paris, mais parce qu'il avait le sentiment d'être accordé à son pays, comme Apollinaire l'était à sa « saison mentale » :

Moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur d'es lys et la campagne agenouillée

Réconcilié avec lui-même, à la différence de tant de ses contemporains, parce qu'il ne s'était pas mis en cas de jouer à l'enfant prodigue pour connaître des « misères de roi dépossédé ». Maître de lui, maître chez lui.

Prince de l'amour et de l'humour, de cet humour qui l'a préservé du vertige métaphysique, du désespoir aussi bien que de l'ironie et de l'amertume. Ciel à ciel comme on dit de certains qu'ils sont terre à terre, dans la familiarité des valeurs éternelles vécues au jour le jour, dans « la joie étonnamment lucide » d'un jongleur de Dieu. « Celui qui compose ainsi avec la Fable — N'est pas loin de trouver place près du Divin dans une certaine étable ». Il n'est pas l'homme du coup de foudre, des brusques illuminations qui laissent un relent de soufre. Ce n'est pas un visionnaire, c'est l'homme de la visitation et de l'annonciation: « Tous ces blés en feu dans les cristaux du soir se reflétant — C'était Vous si intimement — Qu'il suffisait alors de pousser la fenêtre -- Pour que la joie pénètre et pour Vous reconnaître ». « 0 mon Dieu que la nuit est belle où brille l'anneau de Votre Main! » Les arrière-plans de la poésie de Cadou font songer à ceux des Primitifs italiens ; le monde de chaque jour baigne dans une lumière lustrale.

« Ce cri d'amour fondamental qui est celui de notre pauvre monde », ce cri auquel Cadou sera plus que personne attentif est très précisément fondamental. Aucune incohérence, aucun délire chez Cadou qui sait que ce monde est cohérent, et pour qui la participation à la douleur ne se distingue pas de la participation à la beauté. Monde de l'Alliance, de l'Incarnation, de la Rédemption : « ... qu'importe la fièvre et le Mot du verdict - Si la Terre aussi bien que le Ciel est unique! ». Alors que la plupart des poètes contemporains œuvrent sous le signe du minéral ou du feu (les uns sont incisifs et gnomiques, les autres pratiquent le discontinu et le cri) Cadou, le titre de son principal recueil Hélène et le Règne végétal ne laisse aucun doute à ce sujet, est très précisément cela : l’épanouissement, l’ascension d’une conscience enracinée qui porte fruits.

« Si les miracles font qu'une image demeure — La mienne tremblera clans les vitres gelées — Comme le chant lointain d'un enfant colporteur ». C'est un écho des Enfants de Septembre de La Tour du Pin, et Cadou est bien de la race de ceux sans lesquels nous serions « condamnés à mourir de froid ». Est-ce seulement un évocateur de « pays de légendes » ? Non sans doute, il n'est pas plus réductible aux mythes de sa race qu'à sa propre légende, encore qu'il soit bien de la terre « du Désir du cœur ». Cela suffirait à le distinguer des élégiaques bucoliques comme Jammes. Si grand que soit Jammes, Cadou se meut dans une autre dimension.

Je me demande si ce n'est pas le diminuer que d'exalter le pathétique de son destin. Certes il est habité du pressentiment de la mort : « Je n’irai pas plus loin que la barrière de l'Octroi ». Aucune complaisance morbide quand il s'écrie : « J'avais tant de plaisir à penser que j'allais être seul à mourir ». Puisqu'il avoue par ailleurs « Et vivre je le désirais — Comme un enfant qui veut danser Sur l'étang au miroir trop mince ». Allusion, si l'on veut, à la démarche poétique vécue, à ses dangers mortels que cette image de la danse sur le miroir, et non devant le miroir.

Mais à quoi bon gloser, jeu de critique ! Quand une image parle à la sensibilité ! Tant de poètes affectent d'être des mystiques, voire des prophètes, Cadou se contente, lui, d'avoir le sens de la réalité spirituelle : « Je retrouve contre la joue du soir l'inclinaison natale ». C'est là sa leçon essentielle, qui est la négation même de la révolte, du « dérèglement de tous les sens ». Certes Cadou a rêvé de « changer le monde », mais par l'amour : « Quand l'âme d'un seul coup fera sauter l'esprit ». Il est le sage « par qui le scandale arrive » au sein d'une génération qui, à vouloir « affirmer une méthode » pour forger des miracles a généralement oublié le « miracle d'humilité », et le « luxe d'être simple ». Puisse Cadou non seulement enchanter les jeunes mais surtout leur être de bon conseil.

 

 

 


 

La géographie amicale de René Guy Cadou Jacinto Luis Guerena

 


 

L'amitié — voire, l'amour — est bien le signe le plus caractéristique de la poésie de R.G. Cadou. Peut-être aussi, le plus profond, le plus enraciné dans la vie. Vécue et réelle autant qu'imagée et rêvée. C'est là que demeurent le sel et le poivre de son humanisme. Mots de témoignage, chant de l'enracinement dans le cœur des hommes. Autant dire, des peuples, des pays. Mais l'homme en est, fort justement, le porte-drapeau, le porte-voix.

La vie n'offre pas que des visages de solitude. Il y a l'horizon passionné, le soleil des étés, la torche des sentiments guidant à travers les broussailles imméritées. Le poète déteste les monstres qui obscurcissent l'aube. Je pense à la haine et à l'oubli, aussi mauvaise herbe l'une que l'autre, et que le poète craignait de voir répandues. La vie, en dépit des chants étouffés, malgré la mauvaise graine, est un acte de loi et d'espoir dès que le jour se lève en nous. Le poète le proclamait. La nuit peut paraître longue, et bien que vagabonde et nomade, elle reste fidèle à l'homme, vient à l'appel quotidien, commande le jeu des lumières et des clartés. La géographie, par la force des choses, prend une allure de chant simple, quoique lyrique et campagnard, pour analyser et vanter le regard des hommes rêveurs. Mais rêve de quoi ? Avec le poète, c'est l'amour aussi bien que la liberté, la nature aussi bien que l'espérance, le propre pays aussi bien que l'univers. Cette géographie sentimentale et affective a un dénominateur commun, issu des villages humbles, et des visages effacés par la cendre du crime; ce dénominateur commun, c'est l'humanisme. Avec l'unité des alternances, avec la recherche d'une destinée.

Cadou était Breton, profondément attaché aux terres de ciel et d'eau, de brume et de sauvagine, de la Brière. Dans un poème de jeunesse, « Terre Natale », il dit cette appartenance, cette fidélité.

Il ne s'agit pas d'arracher Cadou à son pays, mais de trouver le feu avec l'allumette de l'histoire et de l'illusion. Le feu, qui est connaissance chez un poète, qui lui apporte des vendanges de rêverie.

Je ne crois pas me tromper en affirmant que Cadou aimait le monde hispanique. Les conversations que nous eûmes le long des années, soit de vive-voix soit par lettre, me le confirment et en soulignent le ton de vérité. Cependant, Cadou n'a jamais, ou presque jamais, fait état de cet amour dans sa poésie. Pour quels motifs ? La pudeur, si je ne m'abuse, la crainte de dépasser l'aventure créatrice, de ne pas répondre par le chant authentique à la raison d'aimer. Cadou avait peur des faibles ressemblances à l'égard des choses qu'il aimait et qui, par cela même, grandissaient dans son cœur et dans sa mémoire. Ainsi, trois noms seulement parlent du monde hispanique dans l'œuvre de Cadou. Tous unis par le destin des magies, incarnant deux poètes, des deux bords de l'Atlantique : Lorca et Supervielle. Lorca, avec l'Espagne ; Supervielle, avec l'Uruguay, c'est-à-dire, l'Amérique latine. Et un peintre méditerranéen, Picasso.

Mais Cadou m'avait souvent parlé d'Oloron-Sainte-Marie, la ville béarnaise par excellence, dressée sur son éperon rocheux, ayant ses flancs baignés par les eaux saumoneuses du gave. Cette petite ville, verte et riante, comprend beaucoup d'Espagnols parmi ses habitants, et cela depuis toujours. Cadou avait connu et aimé cette contrée presque ibérique, et en 1940, il y avait sûrement sommeillé, souffert aussi, et rêvé, et voyagé au rythme des grandes odyssées, lui qui portait la vareuse du simple soldat, et malade par surcroît. Quelques vers disent ce destin d'alors « Entre Narp et Arrau — En Basses-Pyrénées », et là, entre des ruches de maïs aux paysages vivifiants, il se souvient d'un « temps passé souverain ». Là, Cadou avait fait la connaissance de quelques Espagnols, et même d'un poète, Antonio Gomez. La vie pleine de choses végétales, et la tendresse des amis perdus, Cadou les traduirait-il ? sans doute, et il m'écrivait: « je t'enverrai quelque chose qui dira l'amitié des hommes par-dessus les frontières et aussi que la jeune Espagne, la tienne bien sûr, n'est pas inférieure à son passé. »

Mais il ne s'agit pas seulement de découvrir des souvenirs, ou des lectures, ou des réminiscences. Cependant, ce n'est point alors, dans le Béarn français et ibérique, où l'imagination du poète s'aiguisait, qu'il songea au Nouveau Monde, jusqu'à écrire le poème consacré « à la découverte de l'Amérique » ? Poème pourtant assez naïf, avec l'écho frais du prince antillais du sonnet, le franco-espagnol J.M. de Hérédia.

Il y a beaucoup de plans interférents dans le cœur du poète ; passionné, il tend à dévoiler des domaines foulés par le voyage ou par l'observation de la nature. L'inquiétude de Cadou est, d'une manière adroite et approfondie, dramatiquement mûrie. Ainsi, le vieux monde hispanique se fait actuel, source agissante d'où les eaux coulent et noient les frontières. Cadou les fait siennes et, de cavalcade en cavalcade, peu à peu, va du Béarn à l'Espagne, de Supervielle à Lorca, « de grandes journées en Uruguay — les flammes de la pampa » (in « Lettre à J. Supervielle ») à l'austérité d'Oloron, la ville aux ardoises sur les toits, et Cadou l'avoue «            Je pense aussi à Oloron où le gave lèche les pierres ». Mais l'amitié et l'amour exigent davantage, cette exigeante vérité qui veut tout proclamer. Il est difficile de s'interdire de parler à cœur ouvert, et Cadou se souvient des années vécues tristement, et du temps où il se trouva, malade et hospitalisé, au pays de Supervielle, à Oloron « J'y fus voici combien d'années — Il y mourait des jeunes gens ».

La vie a le sang sur la paume des jours ouverts, la blessure n'est jamais pansée dans la solitude, et la troublante effigie de l'homme ne peut pas devenir un visage à tirage limité, numéroté. Et c'est ainsi que la poésie relie des temps et des silhouettes. Cadou, alors, sur ma demande (ou presque) et pour la revue « Méduse », atteint l'âme de l'Espagne ensommeillée. Desnos, Max Jacob, Lorca... Le prologue à l'Espagne, en son cœur d'ami, était la poésie et le malheur ; c'était, déjà, le drame. Sans rien n’attendre de personne, en marchant par les méandres du destin, il put et sut atteindre Lorca, son sang si injustement versé. Il dira « Bonjour à Federico », il semble qu'on se rapproche toujours un peu de ces pays qui n'ont un sens qu'à travers la poésie, et voilà Lorca devenu, dans l'humanisme de Cadou, le porte-drapeau des espérances où tant de gratitude se mêle. C'est un poème imprégné du droit à la vie (contre l'absurdité du crime de Grenade) portant également l'inviolable pureté, l'accomplissement de la grande et définitive solitude, « dans la grande étendue des plaines et des plaintes ».

Ensuite, ce sera l'éclat des pinceaux, la féerie de Picasso, un « Hommage à Pablo Picasso ». Il y a là plus qu'un ensemble de vers, la poésie jouant le rôle d'une affiche mentale et accusatrice. Pour Cadou, Picasso s'écarte de la peinture dérisoire, car « Le Malagène est tombé comme un vautour sur les terrains d'équarrissage de la France — Et c'est l'honneur de Picasso d'avoir ouvert — Le Paradis d'un temps fasciné par l'Enfer ».

L'Espagne vit dans ces poèmes, tendant au règne des hommes véritables. Avec Lorca, comme avec Picasso, comme avec sa Brière natale, comme avec tous les amis de la terre, suscitant une faim de nuage ou un désir de forêt Cadou appelle le sang de la mémoire, vivifie son espoir, et comme un témoignage de vivante lueur,il recommence le monde.
 
A travers les couloirs sombres des poèmes (comme « Les fusillés de Châteaubriant » et « Camarades »), le poète Cadou, sans doute harcelé aussi par d'obscurs pressentiments, étroitement lié aux signes et aux phrases de mort et de l'espoir, était prêt à accueillir le poète Lorca et le peintre Picasso notamment.

Je ne sais pas si ces itinéraires, si pleins d'effusion et d'affectivité, dont le sillage serait facile à effacer, pourraient présenter un lyrisme pulvérisé, une sorte de semaille végétale et humaine. Mais il est certain qu'ils aident à recomposer la géographie amicale et sentimentale de Cadou et par là-même, il est certain qu'ils nous restituent un peu de la féconde amitié, consolatrice et créatrice, du poète, en nous intégrant aux biens de ce monde.

 

 

 


 

L'amour sauve tout, par Louis Guillaume

 


 

Devant la plupart des œuvres poétiques contemporaines, on peut s'arrêter, réfléchir, porter un jugement, quel que soit le degré d'enthousiasme ou de sympathie éprouvé. Devant une page de Cadou, impossible. On est entraîné. Il faut donner une adhésion complète à celui qui vous parle de cœur à cœur, et le cerveau ne peut en rien freiner cet élan. Suis-je aveuglé par l'affection ? Je ne le pense pas. Même ceux qui ne l'ont pas connu ressentent cette attraction.
René Guy Cadou ne sera jamais mort. Ses amis attendent toujours une lettre qui vienne s'ajouter à celles qu'ils possèdent déjà. « René est tout amour », disait de lui Max Jacob. Et lui-même terminait la confession la plus désespérée par ces mots : « Mais l'amour sauve tout ». Est-il besoin d'aller chercher plus loin l'explication du miracle Cadou ? Son cœur n'a pas cessé de battre.

Le soir même de son premier jour de classe, le jeune suppléant m'écrivait cette lettre :

Mon cher Louis,

Adoncques voilà les conneries que j'écris. Tu dateras celle-ci d'hier.

Derrière la porte

Sur la clef la main tremble
Il y a cet ancien portrait qui me ressemble
Ce mur
La table vide
La vitre où le soleil sèche un bouquet de rides
Une flamme légère
Les nuits blanches gravées sur les taies de poussière
Au loin des tuiles rouges
Les plis du vent défaits
Le monde entier qui bouge
Et le cœur du matin qui n'a pas de secret

Bel homme
On se voit mal
Relève un peu la tête
Je baigne dans tes yeux
Mieux que dans l'eau du jour.

Et Heli là là ! Gloire aux Archanges et mort aux Hannetons. Ce matin, à neuf heures très précises, « je suis entré dans la carrière ». Hélas ! mes aînés n'y sont plus. Premier contact avec la jeune France qui fait dire à un de ses jeunes représentants âgé de sept ans et à mon adresse: « S'il commence à nous faire chier, je lui fous une pêche par la gueule ». C'est charmant. Et ça promet n'est-ce pas pour la prochaine dernière ?

Oui, je pense aller à Paris, fin décembre ou en janvier. Tu y seras n'est-ce pas ? J'y compte, mon cher collègue (serrement de mains, roulement de tambours).

Et je suis certain, moi aussi, d'avoir souvent de tes nouvelles. Je boucle la boucle pour ce soir. Quelle classe as-tu ?
Monsieur je m'attelle à ma préparation de classe (et je dis ça avec fierté sur le même air que Sichy Guattra prend pour dire : « Remontons les Champs-Elysées »).

Reçois lettres quotidiennes de Michel Manoll et de Max Jacob, quelques nouvelles de Lacôte, Maublanc et Vagne.

Sais-tu si Follain, Supervielle et Eluard sont de retour à Paris ? Je suis en retard avec Supervielle et je ne voudrais pas continuer plus longtemps mon silence.

Je te salue orthographiquement (c'est-à-dire sans faute), je t'aime grammaticalement (c'est-à-dire avec toutes les règles, pas les miennes bien sûr) et t'embrasse arithmétiquement (c'est-à-dire une, deux, trois fois à la mode de Bretagne).

Et parle.

Ton ami,

René-Guy CADOU.

C'était cela, une lettre de Cadou. A quoi bon « parler » maintenant ?

 

 

 


 

L'aventure n'attend pas le destin

 


 

Peut-être bien
Que tout au bout de cette vie il n'y a rien
Que c'est comme le dos du mur de l'hospice
Des détritus
Ou trois cents mètres de précipice
Dans la glaise du temps difficile à manier
L'âme fait un tout petit peu de fumée
Il y a l'herbe l'os blanchi et le vieux casque
La cinquième roue d'une destinée restée en panne

Dressé sur le hors-bord qui fourrage la nuit
Il reste malgré tout l'espoir d'une aventure
Le goût sûr et salé d'un matin de printemps
Quand dans le soubresaut félin de la voilure
S'insinue la caresse immédiate du vent

On est porté plus loin que son épaule même
Immergé comme un œuf au beau milieu des eaux
On a soudain du caractère et l'on s'élève
Miraculeusement à son propre niveau.

(Inédit, 20 juin 1947).

René Guy Cadou.

 

 

 


 

Témoignage de Franz Hellens

 


 

L'heure de René Guy Cadou semble ne pas avoir encore sonné. Nous avons entendu un battement de cloches avant et après sa mort précoce, mais l'office solennel qui doit consacrer son œuvre se fait attendre. Il n'en sera que plus émouvant. La marque de la poésie de Cadou, c'est à la fois celle de l'homme particulier et de l'homme universel. Cadou a beau n'avoir été de son vivant que l'animateur d'un groupe ; mort, il s'est révélé par son œuvre récepteur et émetteur de l'énergie sentimentale, vitale, de l'homme, dans son ensemble et son particulier.

La poésie de René Guy Cadou ne ressemble à aucune autre. Elle a pris visage définitif en naissant. Et pourtant elle coule de source ; dans un mouvement non pas régulier et monotone, mais au contraire inattendu, un rythme souvent dur. Elle heurte les cailloux, caresse le gazon, et donne la mesure, dès la source, du fleuve et de son déversement dans la mer.

 

 

 


 

Témoignage de JL Houdebine

 


 

J'ai donc reçu ce préambule, comme tant d'autres sans doute. Te dirai-je que j'ai été assez surpris par ce texte ? Cadou mis au rang d'Apollinaire ou d'Eluard : voilà qui me paraît tout de même bien audacieux, et appelle quelques remarques.

Je dois dire tout d'abord que je n'ai personnellement jamais été influencé par Cadou (du moins à ma connaissance !) ; non que je sois resté totalement étranger à sa poésie : j'ai été souvent touché au contraire par ce ton d'absolue sincérité auquel se reconnaît le vrai poète, par cette simplicité et cette chaleur du cœur qu'on retrouve si souvent dans ses poèmes. Mais d'autres que moi, et bien mieux que moi sans doute, diront ici tout ce qui les enthousiasme dans cette œuvre, et je m'en sens d'autant plus à l'aise pour aborder dès maintenant avec toi l'examen de ces « insuffisances » qui m'ont toujours empêché d'adhérer complètement à cette poésie.

En premier lieu, il m'a toujours semblé très gênant que cette œuvre, souvent présentée comme une poésie fraternelle, proche aux hommes de notre temps, ne soit en fait qu'un long chant solitaire, où l'amertume et le désespoir se trouvent jouer un rôle de plus en plus grand.

Solitude, bien sûr, du poète qui ne trouva jamais de son vivant l'audience qu'il méritait.

Mais aussi, solitude plus « grave », plus profondément ancrée au cœur de l'homme — Cadou — Il est un symbole qui revient tout au long de l'œuvre, et dont la signification me semble particulièrement révélatrice : c'est celui de la chambre. « Chambre de terre », où le poète revient le soir pour rêver, « chambre de la douleur », où il est dur parfois de se souvenir, chambre rude des grands règlements de comptes, chambres grises et froides des hôtels de passage, où descendent des hommes étrangers, des hommes de nulle part, chambre de la mort, inconnue encore, mais où Cadou sait bien qu'il y aura « comme un arrêt brutal du train », et qu'il faudra y écrire le dernier poème : ainsi se compose peu à peu l'un des visages les plus désespérés de cette « solitude à deux tours », dans laquelle le poète se sera toujours trouvé plus ou moins en fermé.

Car je ne pense pas que Cadou soit arrivé à sortir de cet isolement profond. Bien sûr, il tenta de briser le cercle, et pour cela, il peupla ses rêveries de fleurs, d'arbres, d'animaux familiers : est-il besoin de te dire que cette imagerie un peu facile ne me suffit plus, et que le « règne des hommes » m'intéresse tout de même davantage que le « règne végétal », aussi touchant            soit-il ? Ou pour poser la question sous une forme plus explicite : une telle place accordée au « végétal » n'est-elle pas la marque d'une étrange « inattention » aux choses proprement « humaines », qui nous intéressent pourtant tous au premier chef ?

Tu me diras sans doute qu'il n'y eut pas que cela : il y eut aussi l'amitié, l'amour.

Je te répondrai que, même sur ce point, les choses ne sont peut-être pas aussi claires qu'on voudrait parfois nous le faire croire. Qu'on y regarde de plus près, et l'on verra que cette amitié chantée par Cadou a été beaucoup plus ressentie comme une exigence douloureuse jamais satisfaite, et non comme cette marche confiante, ouverte sur le monde, sur un avenir commun, à laquelle nous ont habitués d'autres poésies.

Relis dans cette perspective l'un des meilleurs poèmes de Cadou, « Moineaux de l'an 1920 », et tu verras comment le mouvement même du poème l'entraîne non pas dans le sens d'une fraternité comprise et acceptée, mais bien dans celui d'une solitude amère, pleine de révolte, et qui éclate dans le cri de la fin :

Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s'en moque

Et il en est ainsi de très nombreux poèmes : pour quelques moments de confiance de l'admirable « j'ai revu mes amis... » ; ou encore la « Lettre à Pierre Yvernault, curé de campagne »), combien d'appels douloureux, exprimant un abandon total ; « Amis pleins de rumeurs, où êtes-vous ce soir ? »
Et cette « Lettre d'avril », où la solitude de Cadou éclate, là encore, comme un cri longtemps retenu :
« Ah! C'en est trop de ce silence, et de la défection finale des amis... »

Il faudrait donc mettre les choses au point.
Lorsqu'un poète écrit :
« Je vivrai d'une seule et belle solitude » (Personne au monde), nous sommes en droit de demander : quel crédit devons-nous accorder à cette amitié réclamée, exigée ? Et ne crois-tu pas avec moi, que tout cela manque de perspective humaine sérieuse ?

Je ne pense pas que Cadou soit jamais sorti de son isolement. A aucun moment, en tout cas, il n'est parvenu à cet « horizon de tous » dont parle Eluard, horizon qui n'est autre que le monde des hommes, celui, bien réel, dans lequel nous vivons et nous luttons; et cela, pour la bonne et triste raison que Cadou n'a jamais pris conscience d'un certain nombre de problèmes (ou de réalités comme on voudra) que nous sommes de plus en plus nombreux à mettre au cœur même de notre vie.

Ce n'est pas tout. Pardonne-moi, mon ami, si je vais au fond des choses, mais l'enjeu est important : il s'agit en fin de compte de savoir si nous considérons cette poésie comme « exemplaire », comme véritablement « nôtre ». Et c'est pourquoi j'insiste...

La poésie de Cadou est pour une grande part une poésie de l'enfance, et tu sais que cela m'a toujours considérablement gêné. Je n'aime pas cette complaisance que certains hommes portent à leur passé : la poésie ne vit pas seulement de souvenirs, surtout de souvenirs d'enfance. Là encore, je vois comme une dérobade, une incapacité inquiétante à regarder en face les problèmes des hommes.

« Cet enfant que j'étais, qui donc me le rendra ? »

Personne ne nous le rendra, ni à toi, ni à moi, ni à personne. Peut-être s'agit-il en fin de compte de l'attitude que chacun a à prendre en face de sa propre vie : je pense, à ce propos, qu'il est dangereux de « pratiquer » l'évocation quasi continuelle des paradis perdus du jeune âge, du bonheur (illusoire selon moi) d'une enfance émerveillée et dont l'homme, devenu vieux, aurait à jamais perdu le secret. Nous avons besoin, bien au contraire, d'une poésie enfin adulte qui n'aille pas chercher ses consolations dans un passé que, pour ma part personnelle, je suis assez facilement porté à identifier à la bêtise et à l'ignorance.

Il y a bien sûr aussi, et je t'en ai souvent parlé, le problème de la religion dans la poésie de Cadou : je ne pense pas, comme certains, qu'on puisse l'abstraire de son œuvre sans dénaturer celle-ci totalement. Cadou était profondément « religieux »; non dans le sens étroit d' « homme d'église », évidemment : il y avait sans doute en lui trop d'intransigeance pour se soumettre à quelque orthodoxie que ce soit, et l'on sait par ailleurs ce qu'il pensait des « gens à Calvin ». Mais il n'empêche qu'il a « vécu » une certaine religion bien à lui, une sorte de religion paysanne, dont les saints ont la figure connue du laboureur voisin, dont les fidèles sont aussi bien « la caille, la perdrix et le canard sauvage », que les paroissiens du village, et dont le Christ reprend vie dans la souffrance du « Pauvre Nègre »: nul doute que cette religion ne soit parfois très émouvante, et c'est peut-être par elle que Cadou se rapproche le plus des hommes.

Pourtant, l'aboutissement d'une telle religion (et les derniers recueils ne laissent guère de doute à ce sujet) me semble en contradiction totale avec cette familiarité, cette tendresse dont Cadou veut entourer chaque chose de ce monde : c'est finalement « vers la face rayonnante de Dieu », et non vers le visage souffrant des hommes, que Cadou appareille chaque soir, et sa poésie manifeste alors de plus en plus un mysticisme assez verbeux que je ne puis accepter.

Comprends-moi bien, mon ami : je ne reproche nullement à Cadou d'avoir cru en Dieu et de l'avoir dit. Simplement : entre Dieu et les hommes, il y a longtemps que j'ai choisi, et je ne saurais admettre qu'on me propose en « exemple » une poésie qui, dans ce domaine, fait de telles concessions.

Je vois que j'ai été bien long; mais c'est encore très peu, si l'on veut aller au fond des problèmes que tu soulevais à propos de Cadou. Peut-être vois-tu mieux maintenant comment ces quelques points de critique, que j'ai commencé de formuler sans pouvoir les développer suffisamment, se tiennent étroitement : car le lien me paraît évident entre la solitude de l'homme, la nostalgie d'une enfance irrémédiablement perdue, et cette présence continuelle de Dieu dans toute l'œuvre.

D'autres hommes, d'autres poètes, ont retrouvé le chemin des hommes, marchent avec eux, luttent avec eux : c’est leur enseignement que je retiens, c'est à eux que va ma préférence. Nous en reparlerons, n'est-ce pas ?...

(Avril 1961).

 

 

 


 

 

Un si prochain visage, par Edmond Humeau

 


 

Qu'en dix années l'œuvre de René Guy Cadou ait gagné plus de lecteurs (et jeunes) qu'aucun autre poète de notre génération ou de la sienne, je trouve que l'événement mérite que l'on s'y attache et il me semble qu'il enseigne justement l'avènement d'un poète majeur qui se trouve accordé à la sensibilité de notre âge par la fulgurance de sa vie en une poésie donnée.

Entre l'événement que je ne parviens à accepter réel, peut-être parce que j'ai manqué les rendez-vous à Rochefort-sur-Loire ou bien à Louisfert et que les photos contemplées hier chez Hélène me rendent plus impatient du prochain rendez-vous breton et l'avènement d'un règne poétique dont je crois avoir été conscient dès que j'eus ressenti le pouvoir singulier du « sifflet de merisier » que ce garçon avait taillé dans les mêmes buissonnières que connut notre enfance voisine, je ne propose point de moyen terme, nulle allée dialectique et encore moins de résolution à la contradiction foncière qui me fait appeler un si prochain visage en celui que je n'ai approché autrement que par une écriture de l'amitié.

J'aurai dit l'importance de Cadou dans ma vie dès que j'aurai pu faire reconnaître l'essentiel d'une présence qui nous lie assurément aux lieux hercyniens des argiles dont les tuileries tirent vers Le Fuilet d'admirables objets comme les cruchons ou des jarres où l'on plantera des citronniers nains ou des chênes qui sont encore mieux de notre parenté quand je songe aux terres jonchées beiges qui marquent l'approche du printemps et voilà qu'il surgit au défaut de la route qui s'ensoleille celui que j'attends comme un cri du cœur :

Il faut revenir en arrière
Le vent qui mène tout reprend la terre en mains
On tourne les chemins
On soulève les pierres
Les racines du sang déchirent les paupières
C'est plus loin qu'il faut voir
Par-delà les orages
Par-delà les oiseaux qui bouclent les villages
Dans un ruisseau de soie que rien ne peut tarir
Quand le cœur va parler
Quand tout va repartir
Quand la peau du soleil glissera sous la porte
Je serai le premier sur les pas du matin
La voix n'est pas changée
Le mystère est le même
L'épaule est retombée sur le bras qui chantait

Un poème entier cité de Morte Saison, il y a vingt ans qu'il paraissait et c'est l'aube levée que l'on retrouvera dans Poésie la vie entière que    Les Amis de Rochefort viennent d'éditer à nouveau, assurant à la poésie de René Guy Cadou le seul hommage qu’il souhaitait pour que le cœur s’ouvrit sur un bouquet de soleil, je viens donc ajouter que je ne trouve point l'œuvre inachevée et qu'un tas de calembredaines me paraissent dérisoires sur l'usure des mots que Cadou patine comme les cuivres où se lisent les visages bosselés d'un vieux pays ou bien comme ces pommes que l'on fait luire, du rouge et du jaune, à force de les frotter dans leur verdeur.

Quand nous aurons reconnu les différences majeures entre Max Jacob et Pierre Reverdy, de même qu'entre Cendrars et Apollinaire, nous n'aurons point fini d'assembler nos lignages ni de savoir quels ancêtres nous veillent de l'autre monde où nous les éveillons. J'écoute maintenant Manoll, Norge, Chaulot, Boujut, Chabert, Miatlev, Follain, Guillevic, Char, Puel, Dumontet, Cayrol, Chedid, Rousselot et pas mal d'autres que je trouve à mon goût. Il y a plus d'une manière d'entrer en communication et de pouvoir saluer la beauté d'aujourd'hui mais attention, Cadou ne s'est jamais trompé sur la nécessité de l'expression vive ni sur le caractère que sa poésie revêtait par son Règne végétal et il me faut reconnaître que je sens le visage de Cadou si prochain des arbres, disons plutôt des verdures, que je n'éprouve aucune difficulté à déclarer que le règne de Cadou a commencé.

(7 mars 1961).

 

 

 


 

Témoignage d’André Laude

 


 

Depuis que j'ai reçu votre aimable invitation à apporter ma pierre à cet « hommage viril » que vous vous apprêtez à dresser au poète des BIENS DE CE MONDE, il m'a fallu, difficilement, tenter de mettre de l'ordre dans mes idées. Comme pour un obscur rendez-vous votre lettre m'est parvenue à l'heure juste. Depuis quelque temps je hantais littéralement — bien que je ne m'en éloigne guère — l'univers de celui qui s'est toujours situé à la limite des féeries et des marais.
Etant presque voisin de Michel Manoll, plusieurs fois par semaine, nous replongeons ensemble dans les limons de Brière, nous errons entre les oseraies où la lune plaque ses accords sonores. De plus, ma compagne, abordant les yeux éblouis, cette œuvre ruisselante de lumière et de fraternité tellurienne, ne cesse de me questionner sur l'homme, ses amours, ses amis, ses tragédies.

Ici à Paris, ceux qui ont connu la chaleur puissante de sa paume, et ceux qui, grâce à la complicité bienveillante de ces derniers, se donnent l'illusion de l'avoir aussi connue, se préparent, dans le tumulte de fourmis de la capitale, à commémorer le douloureux dixième anniversaire de sa montée vers la face de gloire. Peut-être nous retrouverons-nous le 23 mars à Louisfert, définitivement en poésie, non point par la bonne volonté des édiles provinciaux, mais bien par les pouvoirs du cœur de Michel Manoll. Et le cahier de PROMESSE ajoutera encore à cette flamboyante brassée de voix non oublieuses. Tout au plus pourrons-nous regretter que les « grands journaux », qui fabriquent les gloires météoriques à longueur de colonnes, ne se soient pas encore aperçu qu'il y a un très authentique poète nommé René Guy Cadou. Certes, ils ne lui ont pas pardonné le refus net de dresser son éventaire dans la jacassante foire sur la place où les histrions de la littérature ne se comptent pas :

—        Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ?
—        Mais l'odeur des lys Mais l'odeur des lys

D'avance il leur répondait :

Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s'en moque

Mais il me faut en venir plus précisément à l'objet de votre lettre. « Avez-vous ou non subi l'influence de René Guy Cadou ? » me demandez-vous. Je ne vous reprocherai pas de mal poser le problème car j'ignore moi-même comment il faudrait le faire. Je saisis très bien ce que vous entendez par là. Et c'est cela qui me chiffonne de penser que nombre de jeunes poètes vont répondre par l'affirmative en alignant ce qu'ils penseront être des preuves convaincantes. Je crois qu'il eût plutôt fallu parler de « certaines influences », et lesquelles ?

Car il ne suffit pas qu'un jeune poète écrive des mots particuliers, parfois détériorés par l'usage, et auxquels Cadou a rendu leur charge originelle d'innocence et de vérité, comme « vaisselier », « province », « christ », « cheval », « neige », pour qu'on puisse arguer sans forfaiture d'une influence. Il siérait mieux de parler d'imitation, quelque chose comme une « Imitation de Notre-Seigneur René Guy Cadou ». Au risque de me faire traiter de voyou et de gêner, par toute une cohorte de jeunes poètes qui, l'arme au pied, monte la garde devant la tombe encore fraîche, transformée en mausolée froid, du grand et légendaire disparu, je dirai sans détours qu'ils pratiquent un amour qui tue, qui trahit celui qui en est l'heureux bénéficiaire, et qui peut s'en montrer fier, là où maintenant il repose dans les avoines et les seigles célestes. Disons-le tout de go, il y a une pernicieuse maladie qui ravage un secteur de la jeune poésie, une sorte d'épidémie collective dont la racine sourd à Louisfert. Loin de moi de médire de ces brûlants témoignages d'affection, de tendrese, mais je crois que je trahirais la pure mémoire de Cadou si je ne la dénonçais pas ici. Il y a quelques années, nous avons vu, moines d'un genre nouveau, ces jeunes gens entrer dans les ordres enseignants, planter leur tente dans quelque hameau cinglé par les pluies, rudoyé par les clairons matinaux des coqs, et sous les lampes, s'échiner à enclore dans la gangue du verbe toutes ces choses usuelles qui sont les instruments quotidiens de notre passion. Ils me font penser à ces gens qui entrent dans une église, s'éclaboussent d'eau bénite, se cognent le front contre la dalle, passant ainsi pour des modèles de croyants, mais qui au fond n'arrivent pas à établir la communication avec Dieu.

Veuillez, cher J.C. Valin, excuser cette rugueuse diatribe mais je n'ai pu m'empêcher de profiter de la tribune que vous m'offrez aujourd'hui pour « vider mon sac », selon la percutante formule à l'honneur.

Personnellement donc je ne puis affirmer que Cadou m'ait influencé, je ne suis point instituteur-en-exercice-à-la-campagne,j’habite une ville de plusieurs millions d’âmes et ne puis de ce fait aller bacler le foin en compagnie d'un rude gars de paysan. Mon enfance a évolué dans un décor astreignant de banlieue ouvrière où la féerie des néons remplaçait la féerie des marais. Autrement dit, entre Cadou et moi, il n'est de commun que la passion de la poésie, de la liberté, de la vérité, une volonté de dégager de différents décors la face durable de l'homme. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que je n'ai rien à voir avec l'être et l'œuvre tous deux signés du beau vocable de source « Cadou ». Moi qui ai fait mon entrée dans l'arène poétique sous les bannières d'un néo-néo surréalisme, desséchant et passablement démodé, et faux de surcroît — songez que je ne parlais que d'arbres à pain, de colibris, de temples aztèques, comme un vrai natif des îles — la découverte de Cadou — et je ne saurais omettre Jean Rousselot, Michel Manoll moitié eau moitié feu, et Guillaume et Chaulot — a été l'occasion d'un examen de conscience approfondi et sans pitié, préludant je l'espère à un véritable salut. J'ai compris que ce monde quotidien, qui déchirait mes entrailles, m'écrasait les épaules, me taraudait les poumons, qui exigeait d'être signifié, et que je me refusais à reconnaître, pouvait l'être, et qu'il n'était en rien inférieur à ces vertigineux paysages que certains ont eu loisir de déchiffrer, la peau contre le roc, le front au niveau des galaxies. Oui, je pensais que certains mots m'étaient aussi interdits. A croire que j'étais un citoyen du 16e arrondissement, une vieille cocotte puant le parfum de luxe. J'ai compris que là se tramait ma perte ou mon sauvetage. Avec Cadou, au jour le jour, j'ai appris à regarder la rue, le mur lépreux où sèche comme un soleil un anonyme crachat, l'ouvrier courbaturé du train de nuit, le faubourg maculé de fumée ; j'ai appris à déchirer les masques, à révéler les vrais visages ; j'ai appris encore que la lumière de Dieu pouvait être aux fers dans une flaque d’eau, le long du bitume. Or, ce ne fut pas facile, croyez-le bien, cher J.C. Valin. Les arbres à pain, les canaris exotiques, les temples aztèques et la queue du serpent à plumes, n'acceptèrent pas du premier coup de se voir rejetés au profit d'un décor certes moins prestigieux mais où je pouvais reconnaître les pulsations de mon propre sang. Mais il me suffisait d'ouvrir au hasard USAGE INTERNE pour recouvrer espoir et courage. Je n'avais pas le droit de tromper le verbe que Cadou m'avait transmis comme un flambeau.

En vérité, Cadou — et quelques autres avec lui — m'a beaucoup appris. C'est fou même ce qu'il a pu m'enseigner, lui qui ne chérissait que l'école buissonnière. Plus le temps s'écoule, avec ce petit chuchotement de sablier, plus j'en deviens conscient. Il m'a ouvert les yeux, m'a arraché cette poussière d'or qui me rendait aveugle. Mais, par-dessus tout, il m'a à tout jamais convaincu que les devoirs du poète sont autrement plus vastes que ses droits, ou pour le moins, que ceux-ci n'existent que dans la mesure où ceux-là nous demeurent gravés dans le métal de l'esprit. Il m'a livré corps et âme, pieds et poings liés à cette mystérieuse vocation qui n'admet pas de rivale. Il m'a rendu le but, la raison d'être de l'exercice du langage : témoigner de l'homme, encore de l'homme, toujours de l'homme pour qu'un jour se lève enfin, de toutes les poitrines mêlées dans le même flux d'amour et de compréhension, une aurore formidable. Témoigner quitte à subir les baïonnettes des mercenaires. J’étais esclave : il a acheté, par ses souffrances, sa solitude qu’on a trop souvent métamorphosée en une débile et honteuse imagerie d’Epinal, ma liberté. C'est pourquoi je ne goute pas ceux qui s'esquintent en pure perte à singer l'auteur d'Hélène ou le règne végétal. Pour retrouver Eurydice, Orphée doit parcourir les corridors incendiés de l'enfer, y saigner d'abondance, y abandonner des lambeaux de chair. C'est la règle du jeu. Perdront à ce grand jeu ceux qui espèrent saisir à bras-le-corps Eurydice sans payer des droits de péage, en empruntant des chemins de traverse où les ronces sont rares. Une gloire identique à celle de Cadou, encore faut-il la mériter, encore faut-il montrer, comme passeport à la frontière de la terre et du paradis de lys et de céréales dont il est maintenant, à n'en pas douter, l'invité fêté, trace des clous.

Voilà ma pierre maladroitement taillée. Puisse-t-elle faire le poids et bien tenir sa place dans le corps de la cathédrale d'hommage que nous sommes en train de bâtir aux quatre points cardinaux du pays, et que je souhaite parcourue non par des fumées d'encens mais par de solides vents aux odeurs fortes. Je crois qu'il n'est pas besoin que je réponde à la deuxième question. Tout ce qui précède, écrit à la pointe du cœur, mais l'émotion contrôlée, suffit à justifier d'une manière indiscutable la place prise depuis dix ans par une œuvre dont la grande et émouvante leçon tient en ce miracle de nous faire encore aimer l'univers où nous vivons, univers de gros sous, de prophètes pervertis, d'assassins en liberté et d'innocents en cage, parce qu'à certaines heures une source a chanté, une herbe a tremblé, un homme a juré de devenir fraternel et bon, et qu'il y avait là pour entendre, pour voir, pour écouter et pour le transmettre aux autres, ses semblables, un instituteur de campagne à veste de gros velours, un inspiré, un copain de Spartacus et de Saint François d'Assise, un poète en somme René Guy Cadou.

(Paris, le 10 février 1961).

 

 

 


 

Présence de Cadou, par Marcel Le Bourhis

Cette présence impérissable (M. Manoll)

 


 

Il y a quelques années de cela, je présentais René Guy Cadou devant un auditoire prodigieusement contenu et attentif. Une simple bande magnétique — mais quel magnétisme, quel charme lorsque le contenu du message est aussi dense, aussi pur, aussi bouleversant de tendresse — un simple déclic, et le charme opérait.

Je crois bien qu'en cet instant de l'année 1954, nous avons tous ressenti ce coup de poing au cœur qui présageait de la future destinée du poète. Je crois bien que nous nous sommes regardés, les amis et moi, comme si l'aiguille de notre destin s'était déplacée...

Ce n'était pas la honte de devoir retourner dans un monde fait de compromissions et de composer à nouveau avec la mauvaise existence, qui donnait à notre regard cette exaltation tendre et mélancolique, mais le sentiment de la beauté de certains gestes de la vie, d’une vie offerte tout entière à l'amour, au désastre, à l'amitié, à la mort ; d’une main posée sur un fruit, sur une main, une main qui se détache, un fruit qui tombe, pour en jouir avec joie, avec crainte.

Je connais peu de poètes dont la poésie façonne ainsi l'homme en le pétrissant, en y purifiant la substance, en le jetant en pâture aussi totalement, en créant en lui toutes les amitiés. Pour moi le poète est celui dont on voudrait être l'ami. Lorsque la présence de cet ami est sûre, chaleureuse et vibrante, on éprouve quelque nostalgie à évoquer les dates de sa mort.

Ce soir-là nous saisit un profond remuement de cœur tandis que j'évoquais le « compotier de pommes... la fenêtre ouverte sur le printemps naissant... les amis venus à la (dernière) parole... la fin des sortilèges... la vie rêvée qui s'échappait... le bon Cadou qui s'en fuyait par les « chemins de traverse » et « sans laisser d'adresse », cette mort de plein fouet, nos larmes brouillant la piste. Désastre profondément humain et tragique, magnifique et déchirante réalisation de l'homme achevant le cycle végétal.

Dans ce monde fermé où je vivais alors, Cadou était entré, posant sa main comme un outil sur le coin droit de chaque table, tissant les regards de fenêtres houleuses comme à Louisfert.

Et pourtant là, dans cet auditoire, dans ce monde clos d'antibiotiques secoué par les papillons de sang de nos poitrines, dans ce monde enfoncé comme un coin dans les brouillards profonds du silence, il y avait des témoins, des amis de haut bord qui se levaient: « je suis la cousine de René »... « J'étais camarade d'Hélène ». Ces rencontres me frappèrent. Plus tard j'ai approché les hommes de René, ceux qui utilisent dans leurs poèmes le mot épaule et le mot solitude, le mot amour et le mot averse, le mot chaleur et le mot givre, le mot sang et le mot piège. J’ai appris à considérer le grand partage de Cadou, la défection de certains amis, le grand divorce de sa mort.

Loin de partager l'opinion de Lacôte sur le groupe de Rochefort qui aurait donné à Cadou « plus d'ambition médiocre que d'authentique renouvellement », j'ai mieux saisi au contraire le sens de cette fraternité d'âmes, à cet instant de sa vie où l'isolement provincial l'aurait inévitablement conduit à s'ancrer plus profondément dans une solitude angoissée. Il s'est servi de ces liens tressés, pour affirmer plus intimement son attache avec la terre. « L'angoisse du facteur » et cette écoute d'un « bruit de moteur à l'orée du matin », qu'est-ce ? sinon l'espérance d'une rencontre, rencontre que l'on suscite, que l'on prépare et qui donne à la vie sa conception de préau d'accueil.

La vie rêvée de Cadou est faite de cette amitié donnée profondément en partage, amitié de quelques hommes que l'on porte « pesamment sur son cœur ».

« La beauté d'un poète écrivait-il, est bien davantage dans sa vie que dans son œuvre », et plus loin il ajoutait : « L'homme d'une vie, d'un grand amour, l'homme de chantier, je veux dire un tisseur ».

Je ne puis détacher cet amour d'amitié de celui d'Hélène. C'est le plus beau — parce que le plus accompli — que je connaisse. Unique, cet amour participe à la démarche de Cadou, amour de haute lice, il ne pouvait en être autrement. Même amour, même équilibre – Hélène en ce monde et c’est encore Cadou qui s’attarde parmi nous. Vie d'effusion tendre, émerveillée, située au bord impénétrable du        risque : l'histoire ne pourra détacher ces deux noms.

C'est le « grand secret », celui qu'il prêtait à Apollinaire lorsque celui-ci épousa Jacqueline en 1918. Mais tandis qu'Apollinaire achevait en Jacqueline le cycle de l'amour — la déchirante auréole où s'inscrivaient les noms de Marie, de Lou, d'Annie, de Madeleine — Cadou réalisait avec le seul visage d'Hélène le grand secret.

Cette vie « mal amputée », « jetée entre deux portes et emportée par le courant », me remplit de tristesse.

Pauvre Rousselot, tu as beau consoler ton amitié en insultant la mort, en réfutant sa victoire; et toi Manoll, si longtemps ancré dans ta stupeur, toi que je place dans ma bibliothèque tout à côté de René; et toi Jean Bouhier, qui me rendit l'inestimable service de faire revivre Cadou « tel qu'il était »; et tous les autres, malheureux d'avoir perdu un frère ou un ami, vous tous, venus ou non à la parole, au dernier rendez-vous, vous ne pouvez empêcher qu'un tel gâchis soit absurde.

Il faut attendre. Cadou ne peut avoir fini d'exister. Il faut attendre.

Il y a dans tout ceci comme un lieu fidèle. Dans un coin d'ombre.

Cette plante d'eau
Simplement pour le souvenir

Et ce message entre Hélène et René que je n'oublierai jamais:

Ecoute il a suffi de ton cœur petit frère
Pour que tu ne sois plus comme un buisson perdu
Pour que tu ne sois plus au bord de tes poèmes
Plus seul que cet enfant dont on n'a pas voulu
Parce que tu chantais le monde et sa souffrance
Et le chien bohémien que je n'oublierai pas
Reviens
Il y aura cortège pour t'aimer.

 

 

 


 

Solitude de Cadou, par Jacques Lepage

 


 

Le goût du poème est comme celui du doux ou de l'amer : on l'hérite et les corrections de l'éducation, du savoir, sont impuissantes contre l'intuition qui dispose de nous. Ainsi vais-je aux poèmes alambiqués de Scève à Mallarmé, de l'Eluard 1925 à la Vaste Land. C'est mon penchant comme le dit bien le langage populaire. Responsable le suis-je davantage que de mes apparences physiques ? Et cela explique pourquoi René Guy Cadou, poète de l'effusion, ne m'a jamais conquis. Non que sa qualité, son talent, soient en cause. Aussi, si je me prends à approfondir ma connaissance de son œuvre, je me découvre injuste, ce qui ne saurait m'émouvoir toute subjectivité l'étant, mais davantage me confond
La privation que je m’impose pour obéir à mes humeurs. 

Poète REN2 Guy Cadou l’est de source, et dans ce moment où nous voyons l'ère de l'imprimerie se clore au bénéfice du son et de l'image, l'auteur des quatre poèmes à Hélène est exemplaire d'une poésie qui peut atteindre une large audience sans avoir rien renoncé des exigences requises du poète. Curieux temps d'ailleurs vivons-nous qui, par excès, rend ce que Gutenberg et l'imprimerie nous avaient enlevé. L'aède, le barde, le troubadour, nous les voilà restitués avec le disque, le magnétophone, la radio, et le poème, lu hier, de nouveau se dit, est entendu. Au dessèchement du texte par la lecture visuelle, souvent inarticulée, une renaissance fait succéder l'audition où les rythmes retrouvent place et privilèges ; rythmes du souffle, comme ceux du sang, comme ceux de l'écoulement du temps dans la vie. Et la sensualité du texte, sans laquelle il n'y a pas art mais philosophie, retrouve sa légitime importance.

Pour s'entretenir avec les hommes de toutes disciplines, de culture incertaine, quelle voix a des accents aussi humains que celle de Cadou ? Il nous parle ; mais il nous parle justement avec les périodes des rythmes essentiels et sans lesquels la poésie devient jeux de salon, inscriptions d'éventail, objet pour chaires professorales. Cette nécessité élémentaire, cette exigence totale, René Guy Cadou l'a su d'abord par intuition. Puis dans le cercle où l'enferme sa solitude, — une solitude vraie que ni l'amitié, l'amour, ni Dieu même, ne rompt — sa tâtonnante expérience l'apprend et le confirme dans la voie ouverte dès Bruits du Cœur. Et d'entre tous les rythmes il vivra profondément le plus déchirant, celui qui lui fait entendre « le cri des hommes qui ont mal et le gémissement des plantes » (1). Entendre n'est pas assez dire, c'est vivre au niveau biologique avec le végétal, l'animal et l'homme ; c'est participer à leur angoisse muette qui sous-tend le poème et le porte frémissant de vie aux rives de la conscience.

Parmi ses contemporains, cet homme humble et retranché du monde, s'inscrit pour être celui qui atteint avec les moyens les plus simples aux réalités concrètes du réel absolu. Il dit, conte, commente l'événement ; et son verbe le transmue ; une alchimie opère et cette phrase qui pourrait n'être qu'une médiocrité romantique, chante, charme, s'avance avec force aux origines de la parole tout en gardant ce charme qui lui donne le pouvoir étrange de mettre « des douleurs de ventre dans la tête ».

Apparemment Cadou n'a pas voulu résoudre ces problèmes où la démesure poétique s'interroge, où l'art tente le viol de l'esprit et du cosmos. Il a donné un chant ; et de l'avoir mesuré à l'aune du ruisseau, du ressac et des vents, loin de le disperser dans l'anecdote, l'intériorise davantage. Et sa pudeur des idées mieux souvent dévoile les secrets de la vie que les recherches spéculatives sur les rythmes structuraux. Si parfois le sentiment accusé, la prémonition de sa mort en filigrane dans son œuvre, explique, excuse, si elle ne justifie pas toujours, ce qu'il y a chez lui d'exagéré dans l'expression de ses peines, et qui gêne. Nous voulons dire que parfois la « trace des clous » est contemplée avec une certaine complaisance ; Cadou s'attarde et ce qui peut entrer d'exhibitionnisme d'arrière-conscience nous inquiète : « Buvez mes larmes et dans l'instant désaltérés crachez sur moi ».

Cela est exceptionnel. Soyons-lui reconnaissants d'avoir dit

(1) Tous les textes entre guillemets sont de René Guy Cadou.

Que « la poésie sera toujours l’éloge de la vie dangereuse ». Et cela il l’a connu et souffert sans défaillance, sans reprentir, acceptant d’être abattu « comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge », refusant compromis, servitude, afin de brûler, comme une meule au soleil torride d'août, d'un amour exultant pour la nature, pour l'amitié, pour Hélène, avant d'appareiller « tout seul vers la face rayonnante de Dieu ».

 

 

 

 


 

Mot de Georges Linze

 


 

D'où vient la Poésie ? Qu'est la Poésie ? Ou la Poésie nous est « dictée » (les poètes le croient volontiers), ou elle « émane » de ce qui nous entoure et nous la détectons.

Dans le premier cas, elle participerait de l'invisible et nous en serions en quelque sorte « électrisés ». Si elle émane du monde, de la profonde chimie du monde, sous le regard et la pensée du poète, nous la comprenons mieux. Elle est nôtre, terrestre, sans perdre de son mystère et de son efficacité.

Elle est « le miracle de blé »...

Notre mérite, parait-il, réside dans l'interprétation de notre temps (Shakespeare). Le poète n'a qu'une vie pour méditer sur l'univers, le voir, l'étudier, l'écouter, le chanter (en se chantant soi-même), pour déplisser ses secrets. Alors, la Poésie pourrait bien n'être que ce que les choses ordinaires ont d'extraordinaire. Voilà toute la richesse, toute la vertu de communion de la poésie de René Guy Cadou. Pureté, humilité, fraternité seraient l'explication de sa valeur, de ses contacts humains.

Je salue la grande présence vivante de René Guy Cadou. Ce sont de tels poètes qui sauvent l'honneur du monde.

 

 

 

 


 

En pensant René Guy Cadou, par Guy Mahé

 


 

Cadou me donne des taches de lumière sur un fond blanc lumineux. Je ne trouve pas cette ombre des reliefs pointus, ce terrain où le cœur s'accroche, s'abîme. C'est une poésie uniformément tranquille, bonne terre.

Il a cueilli dans l'air une tradition populaire, clémente.

L'ouvrier des blés, des étaux, trouve en permanence la fenêtre grande ouverte sur leur décor. Je ne condamne pas sa clarté du grand jour, du pain chaud. J’aime aussi celle du clair-obscur. Et Cadou nous abrite par sa lumière des ténèbres de trop nombreux poètes — et autres bipèdes aux images rompues ! L'insolite ce n'est pas une cave par une nuit sans lune !

Je m'éloigne en pensant à un Corbière. Au cri de son écriture aiguë : Corbière, danse des mots en rigueur. Cadou sa douceur. Un jus doux vous lèche le cœur...

Je m'approche de lui en le laissant venir... m'entourer de ses courbes décoratives. En dix ans sa vie des hauts alpages nous berce entre deux grincements de la porte hermétique, des papiers gras. C'est un soulagement de nous présenter Cadou.

Ce qu'il aimait bien demeure.

(Février 1961).

 

 

 


 

Témoignage de Michel Manoll

 


 

Michel Manoll a participé en 1941 à l'élaboration de l'Anatomie Poétique de Rochefort, où il affirmait en particulier :
« Si la vie demeure pour l'artiste un champ d'expériences, d'observations, il n'en restera pas moins, toujours, l'homme de la tour d'ivoire, symbolique image de ce cerveau haut juché dans sa carapace d'or. Descendra-t-il dans la cité, ajoutera-t-il une étiquette sociale à sa mission, écrit-on sans rire ? Mais quoi, l'artiste s'est-il donc jamais nourri de lui-même et la substance humaine ne fut-elle pas, de tous temps" son bien et sa chose ?
Il n'y a rien de changé, on ne doit rien changer, sinon diriger plus directement et plus vivement les feux du projecteur sur le côté de l'homme qui contient toutes ses grandeurs. »

(Anatomie Poétique de l'Ecole de Rochefort - 1941).

On ne change pas sa poésie, comme s'il s'agissait d'un vêtement d'emprunt. Le besoin d'expression ne va-t-il pas avec la lucidité et la sincérité les plus totales ? S'il est nécessaire de faire la part du feu, cela veut dire que l'on consent d'avance à cet autodafé et qu'il n'est pas de poésie sans brûlure.

Me souvenant des années qui furent celles de Rochefort, je me vois, avec tous mes amis, entièrement soumis à cette force tumultueuse et ardente qui nous irriguait et nous livrait à la même exaltation.

La poésie était pour nous un impératif catégorique et nous ne la concevions pas autrement que comme un engagement subjectif et absolu à l'humain. Mais nous voulions surtout l'arracher à ce domaine de la littérature où, sous tous les masques, dans les attitudes les plus ridicules, sous les défroques les plus grotesques on a prétendu, trop longtemps, lui faire jouer un rôle de somnambule ou d'oracle. Cette supercherie nous parut à la fois dérisoire et infâmante.
Et nous nous refusions à franchir les limites où tout se dilue bientôt, où seuls des fantômes répondent à notre voix, où la lumière du jour, prise dans la trame des ténèbres, perd ses pouvoirs et sa clarté fécondante.

Au lieu de bâtir des murailles, nous ne songions qu'à les abolir et c'est cette volonté d'oxygénation, cette liberté de mouvement, nous mettant en contact, permanent et direct, avec cet univers, qui est notre habitacle, notre centre d'investigation et notre seul « répondant » qui font, de Rochefort, un lieu de rencontre et d'amitié, pour tous ceux qui se réclament d'une poésie entendue comme un accomplissement lucide, face à face avec cette « réalité seconde » où seul l'homme intérieur prévaut et agit.

Ce n'est pas nous qui avons défini Rochefort, mais l'œuvre poétique accomplie par les uns et les autres, et où certains. croient trouver des tendances communes.

Il serait d'ailleurs hasardeux de systématiser. Le théoricien de ce soi-disant « mouvement » reste encore à découvrir. Mais il est, sans doute exact que cette tentative de libération, de retour aux sources, procède d'une égale impulsion.
Il n'empêche que les objectifs diffèrent et que les instruments d'investigation ne sont pas du même alliage. Aussi bien les œuvres n'existent elles qu'en elles-mêmes et que par elles-mêmes. Les points d'appui, pas plus que les marchepieds, ne servent pas à grand-chose lorsqu'il s'agit de s'avancer seul au-devant d'une destinée de poète. Et nul n'a pouvoir de s'immiscer en cet espace intérieur, dont il faut chercher, par ses propres moyens, le sésame.

La poésie de Cadou, aussi bien que celles de Bérimont, de Rousselot ou de Béalu ne se conjuguent pas sur le même mode et à la même personne. Et comment pourrait-il en être autrement, puisque, loin de prétendre former bloc, sur le plan de l'expression, chacun de ces poètes a tenté d'orchestrer, selon ses données particulières, cette « éternelle symphonie » dont nous ne saisissons jamais que des bribes.

 

 

 


 

Témoignage de André Marissel

 


 

C'est, me semble-t-il, par une sorte de miracle — entrevu seulement par la critique — qu'un poète comme René Guy Cadou échappe au discrédit frappant ces dernières années les inspirés dont l'œuvre s'adresse aussi bien au cœur qu'à l'intelligence. Si l'on songe que l'audience d'un Paul Eluard parait avoir sensiblement baissé, celle de Cadou a grandi et son influence s'est accrue (parfois même jusqu'au pastiche). Celle-ci s'explique par l'émotion à la fois aiguë et tendre qui nous gagne à la lecture des poèmes de Cadou et le pouvoir de ses images, où le concerté et le naturel sont étrangement indissociables. Car René Guy Cadou ne se fiait pas à sa seule chance ; mais réussissait et réussit toujours à nous faire croire en elle seule. Quand il affirme : « Je n'ai pas écrit ce livre. Il m'a été dicté au long des mois par une voix souveraine et je n'ai fait qu'enregistrer, comme un muet, l'écho durable qui frappait à coups redoublés l'obscur tympan du monde », dans sa préface à « Hélène ou le Règne Végétal », il développe un thème surréaliste ; mais on aurait tort de prendre ici Cadou totalement à la lettre. En réalité, René Guy Cadou savait ce qu'il faisait et sa méditation autour d'Apollinaire, de Reverdy, de Max Jacob, méditation ininterrompue, tendrait à nous prouver que la « simplicité naturelle », la « fraîcheur », une certaine inactualité parfois, un côté volontairement anachronique, désuet, sentimental, de la poésie de Cadou ne sont pas les fruits du hasard. La « voix souveraine » est celle d’un poète souverain, ce poète dont le « type » inoubliable est Arthur Rimbaud ; et, une fois encore « l’inconscient » a bon dos, quand il s’agit de la volonté, de la science, de la lucidité d’un homme volontairement « à l’écart » et se refusant à toute dispersion. « Hélène ou le règne Végétal » (ce chef-d'oeuvre, écrivais-je récemment dans un hebdomadaire, avec la rare joie d'en tenir un, de pouvoir crier cette conviction) est d'un grand poète et d'un grand artiste. « L'essence populaire de cette poésie explique son audience actuelle », dites-vous; en un sens, c'est exact. Toutefois, il serait utile d'insister sur la création elle-même, sur la solidité de l'œuvre de Cadou, le fait qu'elle n'a en rien vieilli. Entièrement soumise à une esthétique d'époque (ce qui fut le cas de Baudelaire), elle lui survit. Tel est, je le répète, le miracle, le secret. Mais je n'ai pas la prétention, bien sûr, de m'en être approché au plus près. Il y a plus qu'un « énigme-Cadou »

 

 

 


 

Hommage à René Guy Cadou, par  Pierre Menanteau

 


 

Cadou : ce nom, si répandu en Basse Bretagne, et qu'on pourrait lire dans maint cimetière de campagne, dans maint cimetière marin, ce nom de terrien, d'artisan, de pêcheur, ce nom tout simple, et qui a la brusque sonorité d'un coup de vent, est maintenant solidement ancré dans la mémoire des hommes. On pourra le lire désormais sur une des plaques d'une des rues de Nantes, Cité de la Boissière. Au cimetière de la Bouteillerie, on pourra lire, gravée sur une plaque de bronze tout récemment apposée, cette inscription : « Hommage au poète René Guy Cadou, concession à perpétuité 1958 ». Au cours de manifestations récentes, les poètes qui appartinrent jadis à cette école buissonnière que fut « l'Ecole de Rochefort », prirent la parole pour exalter le souvenir du compagnon disparu. Le « Figaro Littéraire » nous avait déjà fait entendre la voix familière et fervente du menuisier de Louisfert, Louisfert en poésie. Devant la tombe, c'est le forgeron qui lut quelques-uns des plus beaux poèmes de leur ami commun. Ainsi s'est marquée, dans un accord touchant, la fraternité, non seulement des poètes, des artistes — elle est tout autre chose que la confraternité — mais aussi celle des artisans du bourg, et ce dernier hommage n'est certainement pas celui qui eût été le moins sensible au poète.
La poésie, on ne le sait que trop aujourd'hui, est difficilement accessible aux gens du peuple ; il semble qu'elle soit de plus en plus réservée à un public restreint qui, d'ailleurs, se divise, selon les affinités de goût, en groupes qui tendent à se cloisonner. Or, voici un poète dont l'œuvre a su franchir les frontières de l'isolement. Pourquoi cette manière de miracle ? Parce que cette poésie, dans un grand élan lyrique, à la fois dru et délicat, ne cesse de chanter; parce qu'étant savante sans être cérébrale (le cœur a fait sauter la tête), elle est toute proche de la nature, de la vite humaine, et, pour tout dire, des grands rythmes élémentaires : la terre et surtout le règne végétal ; la mer avec les nuages, les pluies qu’elle pousse vers l’intérieur ; les saisons qui succèdent; l'amour, la mort, la méditation de l'au-delà — tout cela senti dans l'intime de l'âme par un orphelin, par un homme jeune qui, pressentant qu'il ne jouira pas longtemps des « biens de ce monde », est plus proche d'eux que ne le sont les autres êtres, et les célèbre d'une voix pathétique, chargée, sans fadeur élégiaque, de regrets.

Il était naturel que l'école rendît, elle aussi, hommage à l'un de ses instituteurs, dont elle peut légitimement s'enorgueillir. Lors d'une des séances organisées à la mi-mars, au Théâtre Récamier, sous l'égide du Syndicat National, Jacques Charles, qui en fut le remarquable animateur, prononça des paroles émues, puis Maurice Carême et le signataire de ces lignes lurent des poèmes devant un nombreux public, très vibrant, d'élèves de cours complémentaires.
Quelques semaines avant sa mort, René Guy Cadou avait bien voulu, de sa belle écriture couchée, élégante et ferme encore, m'adresser, à l'intention des écoliers de France, le bref poème que voici, « Automne » :

Odeur des pluies de mon, enfance
Derniers soleils de la saison !
A sept ans comme il faisait bon,
Après d'ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.

O temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d'oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau.

Ces trois strophes — qu'on me permette de le dire — nous les avons fait figurer, Georges Bouquet et moi, dans le second livret du « Trésor de la poésie française », comme aussi dans le « Florilège poétique » publié par « L'Amitié par le Livre » (et repris depuis par les Editions Pierre Seghers). Notre expérience peut en témoigner : elles plaisent infiniment aux enfants de tous âges ; nous les avons entendus réciter, à maintes reprises, dans les écoles de Paris et de la banlieue. Sans doute plaisent-elles non moins aux enfants de nos provinces, puisqu'elles sont l'évocation, simple et touchante, d'une maison d'école rurale, des vacances, de la reprise des classes.

Tout près des tables où les écoliers de Louisfert s'asseyaient, vint un jour, hélas ! se poser le cercueil de leur jeune « régent »: c'était le jour même de la naissance du printemps. Sur ce bois, sur cette autre table polie, cirée avec amour par le menuisier du village, de petites mains déposèrent des bouquets de jaunes primevères. Depuis, dix années sont passées. Et le bois du cercueil, et la table de travail du poète — cette table qu'il avait magnifiée dans un de ses plus beaux poèmes — ne sont plus qu'un même arbre vivant, traversé de souffles aériens, tout vibrant, entre terreet ciel, de chants de feuilles et d’oiseaux.

Peault (Vendée), 31 mars 1961

 

 

 


 

Témoignage de Joseph Rouffanche

 


 

Il faudrait savoir raconter les bienfaits de l'œuvre poétique de René Guy Cadou aussi bien qu'il a chanté un poète qu'il aimait dans son Ode à Serge Essénine, s'imprégner de longue date de ses thèmes et de ses vocables au point que dans cet hommage chacun puisse reconnaître l'homme et le poète.

On nous demande si nous avons subi l'influence de René Guy Cadou. C'est probable. Il n'est certes pas le seul de son espèce dans notre poésie française, mais nous le voyons illustrer mieux que n'importe quel poète de notre temps, une poésie du cœur qui a la force et la limpidité d'un flot printanier, qui est poignante comme l'est chaque nouveau printemps qu'il nous est donné de vivre.

Michel Manoll, Jean Rousselot, l'un dans l'étude qu'il consacre dans la collection « Poète d'Aujourd'hui », l'autre dans son Panorama des Nouveaux Poètes français en parlent en amis et en poètes, c'est-à-dire à merveille, l'éloge de leur pénétration critique n'étant plus à faire.

On s'est plu à souligner la force bouillonnante de cette œuvre d'inspiré: poésie instinctive, poésie brute dont le liant est sans égal, la capacité de production du poète paraissant illimitée.

« Un poète comme il n'y en a plus guère, un poète dont la dialectique est celle du cœur, dont les vers coulent de source » (Jean Rousselot). Du moins en est-il ainsi à partir de « Bruits du Cœur » ainsi que le fait remarquer fort justement Maurice Chapelan, les poèmes du début — l'auteur était si jeune il est vrai! — manquant d'ampleur et de souffle, le jeune homme subissant l'influence des surréalistes, ce qui aboutit à des débauches d'images groupées par un impressionniste et un mosaïste sans profondeur, le lecteur devant se contenter d'un éphémère éblouissement sans portée.

Très vite pourtant Cadou prend « sa forme » et son « sifflet de merisier » et marche à pas de marcheur, terrestre à la fois et céleste, vers les « Biens de ce Monde » et le « Règne Végétal ». Il n'aura plus qu'à écrire sous la dictée « au long des mois » de cette « voix souveraine », ainsi qu'il l'explique dans sa préface à Hélène.

Car il est bien certain que ce cœur ne chôma jamais, qu'il déborda constamment de foi en la poésie, en la vie aussi et d'amour, en dépit des heures de déréliction, des tristesses et des visages de solitude.

« Coeur » est bien le mot-clé de cette poésie. Peu de poèmes qui ne le contiennent, sans parler des titres de recueils ou de plaquettes. Les titres :           Bruits du Cœur, Cœur sur table, Coeur de pierre, Cœur à l’ouvrage, le Cœur au bond, Saisons du cœur, Plein Cœur, Cri du Cœur, Cœur mousse, tous dans Poésie la Vie entière

Des vers sont à citer aussi, qui démontrent cette royauté :

Je n'ai plus rien à moi
Que ma vie sur les bras
Un cœur qui n'a pas son pareil

Mais le cœur me porte

D'autres n'apportaient rien
Qu'un cœur d'or
Et c'était bien le meilleur lot

Je pars
Mais mon cœur a déjà des années de retard
Une main douce main
Pour éponger mon cœur

Qui touchera jamais la corde de mon cœur

Tu venais de si loin derrière ton visage
Que je ne savais plus à chaque battement
Si mon cœur durerait jusqu'au temps de toi-même
Où tu serais en moi plus forte que mon sang

Mettez-moi nu si vous voulez, mais que personne
Ne cherche à soupeser ce cœur qui n'en peut plus

A la clarté du sang
Je dors
Et le cœur veille

Quel leitmotiv obsédant ! Avec René Guy Cadou homme et poète — ici c'est tout un — c'est à un cœur condamné à tout aimer que nous avons affaire. Dans ces conditions, cette œuvre ne pouvait que ruisseler de cet amour grâce auquel elle ne cesse de projeter sa lumière plus loin et plus profond parmi nous « parce que c'est le cœur qui fait tout ».

L'enfance du poète fut-elle merveilleusement protégée ? Il semble qu'il faille le croire. Et qu'il tienne d'elle à la fois une faculté d'émerveillement devant les « Biens de ce Monde » que rien ne détruira et un sentiment de piété à l'égard des êtres en même temps que de respect pour l'être divin qui est en nous.

Lorsque Apollinaire pousse ce cri « Je n'ai même plus pitié de moi », je crois qu'il exprime l'angoisse profonde d'un être momentanément déchu. Cadou, lui, n'a cessé de vénérer en lui l'être pur, l'ange que l'on peut garder longtemps avec soi dans l'enfance et au-delà :

Mais je m'aimais Ah ! je m'aimais comme on élève
Au-dessus de ses yeux un enfant de clarté.

Peu ont parlé avec des accents aussi émouvants de ce temps où l'on s'aime assez pour n'avoir pas encore besoin d'autre amour et « qui n'a jamais besoin de savoir pour souffrir ».
« Oui, ton enfance, aujourd'hui fable des fontaines. » ( Jorge Guillen ).

Toute sa vie Cadou aura la « nostalgie d'un paradis d'innocence, dit pays de l'enfance en harmonie avec le monde des hommes et des bêtes où s'accordent à l'unisson toutes les images que la vie met en discordance. » (Michel Manoll).

Mais écoutons Cadou lui-même :

J'ai beau prier Dieu n'entend pas de cette oreille
Les noms d'amour et les appels prémédités
C'est en moi qu'il était le pays des merveilles
Dans cette enfance désormais inhabitée.

Dites-lui que mon enfance est tendue sur moi comme les cordes d'un luth
Je pars sans haine et sans défense
Où sont les clés de mon enfance

L'humilité me paraît être l'un des autres traits essentiels de cette physionomie de poète, vertu cardinale à mes yeux. Il en avait conscience, il la savait indispensable au poète. C'est à elle, non moins qu'à la douleur qu'il pense en écrivant ce vers :

Le Christ est devenu mon plus proche voisin

C'est à elle que nous devons le charme infini qu'insinue en nous la douceur franciscaine de tant d'images du poète ; — pour s'en assurer qu'on relire « Refuge pour des Oiseaux » — et sans doute ce vers qui définit toute une esthétique :

Beauté est fille en Jésus-Christ

Cependant qu'il nous induit à penser qu'une œuvre de cette importance et de cette qualité n'aurait probablement pu être écrite si elle ne s'était trouvée en quelque manière sanctifiée par l'existence plus que modeste et noble d'un instituteur suppléant — Cadou a dû être titularisé assez tard — se déplaçant de hameau en hameau, mais dont pauvreté était la vocation profonde. Le décor de l'Aveugle : « Une chambre de province meublée sobrement d'une table, d'une chaise, d'un lit et d'une armoire. Les murs sont entièrement nus » fut, si j'ose dire, un décor vécu, non seulement accepté, mais aimé.

On retrouve à peu de choses près le même intérieur dans le poème intitulé : Je me situe.

Mais le mur nu la chaise en bois le pot d'émail
Ma vie et moi pour une revue de détail.

Je ne puis me retenir de penser à Van Gogh.

Pour les familiers de René Guy Cadou j'évoquerai enfin un poème comme « Tout Amour » plus éloquent que tout commentaire et qui mêle aux thèmes précédemment cités celui d'une piété filiale dont il n'est pas beaucoup d'exemples dans la littérature.

— Seigneur ! Vous moquez-vous ? Serait-ce là mon fils ?
Se peut-il qu'il figure à votre palmarès ?

Qu'on me permette d'ouvrir une parenthèse : s’il se trouve encore des hommes et à fortiori des poètes, pour ricaner devant des vers aussi sublimes, c'est que l'humanité en eux est bien morte.

La poésie de Cadou c'est également un hymne émerveillé aux « Biens de ce Monde ».

Comme l'écrit Michel Marion on y trouve : « Toutes les forces vives de la nature exaltées par la lumière des saisons » et plus loin cette remarquable formule de synthèse « Poésie toute baignée dans l'émotion du jour, dans la vélocité du regard, dans le flot de racines d'un langage végétal ». Le contenu humain y est d'une richesse inouïe, vie vécue et expression poétique recouvrant la même réalité chaleureuse.

Il faut prendre la vie courante... Chaque journée est pleine de coups de foudre (Cadou).

Comme pour Rimbaud, la précocité de Cadou représente une chance inouïe, le poète paraissant vivre d'illumination en illumination et profitant au maximum d'une espèce d'adolescence prolongée du cœur.

De là ce ton : « Une spontanéité, une fraîcheur de source, une ardeur vivante qui n'est ni la joie, ni l'allégresse et que l'alegria espagnol traduit assez bien » (Michel Manoll).

Lorca, que notre poète aimait, devait avoir cette ardeur à vivre. D'elle il nous reste cette œuvre foisonnante dans laquelle le « côté solaire, dionysiaque » ne l'emporte pas toujours sur le côté nocturne.

Ceux qui ont consacré des études à Cadou et qui ont eu le privilège de partager sa vie ont parlé à merveille de sa fraternité virile à base de tendresse. Qu'elle ne nous fasse pas oublier l'importance de l'amour dans sa vie :

Et pourtant c'était toi dans le clair de ma vie
Ce grand tapage matinal qui m'éveillait
Tous mes oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays
Ces astres ces millions d'astres qui se levaient

Montre tes seins que je voie vivre en pleine neige
La bête des glaciers qui porte sur le front
Le double anneau du jour et la douceur de n'être
Qu'une bête aux yeux doux dont on touche le fond

Tout le jour je vis bleu je ne pensai qu'à toi
Tu ruisselais déjà le long de ma poitrine.

Ni le rôle qu'il avait pu rêver d'assigner à la femme :

Un soir de pauvreté comme il en est encore
Dans les rapports de mer et les hôtels meublés
Il arrive qu'on pense à des femmes capables
De vous grandir en un instant de vous lancer...

Il a chanté les bêtes avec une tendresse, une pitié dont seul « L'Ane » de Francis Jammes eût pu fournir le modèle :

0 bêtes qui remuez les hanches
Dans un long rêve de froment

Une feuille en tombant vous donne
Un aperçu de la beauté
Et se glissant sous votre épaule
Vous n'êtes plus tout à fait seules.

Mais René Guy Cadou, à l'instar d'un Federico Garcia Lorca, n'aimait pas la vie de manière à se bander les yeux devant la fatalité de la mort. La vie vouée à la mort le blesse d'une blessure qui ne guérit pas. Si bien que ce poète, qui a cherché surtout à mettre de la vie dans ses poèmes, « à leur donner une odeur de pain blanc, un parfum de lilas, la fraîcheur d'une tige de sauge ou d'une oreille de lièvre », n'a pas échappé, tant s'en faut, au sentiment tragique de l'existence, ce dernier se dissimulât-il derrière l'humour ainsi qu'une pudeur virile le commande.

« Songes-tu, vieux frère, à toutes ces années que nous venons de vivre, à ces années terribles où tout a été possible parce que nous étions deux à souffrir, à vouloir et à aimer » (Extrait d'une lettre à Michel Manoll).

En lui « la rouge plaie de solitude » ne se cicatrise pas. La douleur ne lui a pas été épargnée : ce furent des deuils cruels, la maladie.

« Il est dit que la douleur ne me quittera pas. C'est peut-être là le secret de ma pensée ». Sans doute y a-t-il des traumatismes inguérissables de l'âme.

Je n'ai pas changé ma douleur d'épaule.

Cadou sait par cœur « l'alphabet de la douleur ». Ce fut la mort du père :

La première année j'eus bien froid
Bien du mal à porter la croix
Et j'usai mes belles mains blanches
A raboter mes propres planches.

Ce furent les pressentiments d'une fin prématurée : et Dieu sait si les vers prémonitoires abondent dans l'œuvre du poète.

Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre
Et dans cette grande journée
Je ne passerai pas pour un vieil abonné

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles
O mort parle plus bas on pourrait nous entendre

O mort pressons le pas le ciel est en retard
Tout sera consumé dans la chambre de veille
La table où le poète allume ses clés d'or
La page inachevée libère ses abeilles
Et la main oubliée macule le décor.

D'ailleurs, partout où frappe la douleur, la pitié du poète s'émeut aux rendez-vous désespoir :

Dans les hôtels meublés des berges
Où les filles font peine à voir

devant la procession des Incurables à La Devèze, devant Les Fusillés de Châteaubriant :

Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel

Maints accents de tristesse ou de détresse résonnent dans les vers de Cadou :

Manuscrit qui n'est rien qu'une page navrante
Où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés
Comme au fond d'un grenier éclairé par les pommes
Les six ans d'un enfant et son jouet mutilé

Resterait à parler de Cadou et de Dieu, de son inquiétude religieuse et de ses professions de foi. Je ne suis pas grand clerc en la matière. Il me semble toutefois que la confrontation des textes où il est question de Dieu montre à l’évidence qu’il s’identifie pour Cadou à la beauté du monde :

Je ne crois pas en les miracles de Lourde,
Je crois dans une belle journée
Avec des ramasseurs de colchiques

Ou plus précisément à ce que ce monde a d'émouvant poétiquement parlant ou tout simplement parce qu'il y a cet « admirable accidenté visage de la terre ». C'est si beau, c'est si émouvant que ça ne peut venir que de Dieu. Cette foi rejoint celle du charbonnier. Le poète n'intitule-t-il pas « la foi du charbonnier » l'un des derniers poèmes de « Tout Amour » duquel nous extrayons ces vers :

Donnez un nom terrestre
Au tremblement d'un cœur qui ne sait où cacher
Sous quel masque d'ajoncs sa profonde tendresse
Pour ce monde où les doigts du Seigneur sont marqués

D'ailleurs pour corroborer ce que nous avançons, voici cet acte de foi :

Mais moi je crois en Dieu de toute mon âme
Mal embouchée de paysan tout simple

et cet autre :

Je crois en Vous Hôtelier Sublime !
Préparateur des idées justes et des plantes

Il est à remarquer qu'ils datent de la fin de la vie du poète, qu'il faut peut-être les considérer comme des prières, des prières à être vraiment. Sans nul doute Cadou souhaitait que Dieu soit, un Dieu dont il se sent le fils par la douleur, par les épreuves, un fils en Jésus-Christ auquel il faudrait ressembler :

Poète ! René Guy Cadou ?
Mais montrez-moi trace des clous

A cet égard, cette Passion que fut pour lui la poésie vécue, il a la conviction qu'elle est sainte et qu'elle le rédime :

Si l'on tient compte de ce pays sans charme où je suis né
Si l'on juge à propos mes larmes
Seigneur je suis exonéré

Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poules contre le ciel
Et que tous les paysans viennent voir ce miracle d'un homme oui grimpe après les voyelles
Etonnez-vous braves gens ! car celui qui compose ainsi avec la Fable
N'est pas loin de trouver place près du Divin dans une certaine étable !

Ne pas paraître trop indigne d'un Christ-Orphée :

Et tu n'avais pas de tristesse
Quand tu montrais tes mains percées
Par les clous d'or de la beauté

telle paraît bien avoir été l'espérance suprême de René Guy Cadou, encore que sa croyance en une éternité d'au-delà ne soit pas clairement explicitée dans sa poésie. L'avant-dernier poème de « Le Diable et son Train » manifestait même un amour de la vie plus païen que chrétien, encore qu'il faille faire la part, dans l'affirmation de l'hostilité déclarée de Cadou à toute approche trop intellectuelle et philosophique des problèmes religieux.

Ah! Je ne suis pas métaphysique moi 66
Je n’ai pas l’habitude de plonger les doigts
Dans les bocaux de l’éternité mauve et sale
Comme un bistrot de petite ville provinciale

 

Reste que l’influence sanctifiante de la création poétique chez Cadou n'est niable. Il nous en fait l'aveu :

Je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement

Je monte dans ma chambre et prépare les feux
J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu

vers qui rejoignent ceux de Jouve :

Toute poésie est à Dieu...

Telle fut — en gros — cette œuvre tout amour « Tu ne pourras jamais dire que je n'ai pas pris le parti de l'amour » (Cadou, Correspondance), pour laquelle le langage a une fonction sacrée et dont la valeur « est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée » comme l'écrivait Cadou lui-même, définissant ainsi ce surromantisme dont il se réclamait.

Et comme il serait instructif à cet égard de comparer l'accueil que les élèves de nos lycées et de nos collèges font et surtout feront aux romantiques d'une part, au surromantique Cadou d'autre part ! Je gage qu'ils comprendront mieux la part d'attitude littéraire qu'il y avait chez les premiers, au contact des pages de Cadou dont « la puissance émotionnelle » est « en liaison directe avec la communion universelle ». Et comme ses vers se retiennent bien ! Les élèves, petits et grands, d'un proche avenir, ne demanderont qu'à aimer cette poésie fondée sur le quotidien, qu'à admirer ce poète trop jeune hélas, qui parle de ce qui lui arrive si joliment, si simplement :

Je pense à toi rue de province où je passai
Au petit trot de l'averse avec ma fiancée

et qui envoie promener avec quelque insolence les techniques de l'écriture, et qui jette une fois pour toutes les fleurs fanées de la rhétorique dans la poubelle d'à côté :

La sémantique ? Connais pas !
Je me ris de l'anacoluthe
Dites-moi quels sont ces gravats
Qui dégringolent sur mon luth !

Tous ceux qui préfèrent l'histoire d'un cœur et sa passion, c'est-à-dire en gros celle de tous et la passion de chacun, fervemment vécue et chantée, aux aventures vertigineuses mais souvent captieuses et dévoyées des poésies de l'intellect, tous ceux pour qui la vie sera toujours sainte tant qu'on y apprendra, tant qu'on y vivra ces grandes nouvelles à jamais que sont l'amour, la mort, la neige et le printemps, puiseront dans l'œuvre de Cadou une manne spirituelle qui les fortifiera.

Qu'ils méditent bien aussi sur la modestie de cette vie :

Toute ma vie fera un silence d'étoffes
A peu près comme au fond des quiètes merceries...

et sur l'hypocrisie et sur l'odieux de cette gloire posthume en somme, car sur ce plan, quand un poète s'avise de « travailler à l'esthétique éternelle et non... à celle qui est passagère » (lettre de Max Jacob à René Guy Cadou), nous savons bien qu'il ne peut qu’espérer entendre dans cette nuit où tôt ou tard il se brise, le bruissement d’une postérité moins ingrate que ne le furent les contemporains :

N’appelle pas
Mais entends ce cortège innombrable de pas.

 

 

 


 

Témoignage de Jean Rousselot

Présentation :

Jean Rousselot a participé en 1941 à l'élaboration de l'Anatomie Poétique de Rochefort, où il affirmait en particulier :
« L'œuvre poétique est une aventure privée... Chaque poète fait son expérience. A chacun ses moyens, ses buts, sa chance. Il n'y a que ma poésie qui m'intéresse. Je lis difficilement celle des autres...
... Si l'Ecole de Rochefort n'inscrit à son programme que la poursuite implacable de soi-même, oubliés tous les poncifs... j'en suis ! Si, par contre, il s'agit de publier des manifestes et de jeter des interdits, ne me comptez pas au nombre des vôtres... »
Qu'en pense-t-il aujourd'hui, vingt ans plus tard ?


 

Texte de Rousselot

 

Je ne changerais pas grand'chose, aujourd'hui, à la déclaration, dont vous me citez deux extraits, que je faisais en 1941 dans L'Anatomie Poétique de Rochefort. Tout au plus, lui enlèverais-je un peu de sa pompe et n'y affirmerais-je plus que « ma poésie est la seule qui m'intéresse » la jeunesse ne serait pas la jeunesse, sans artabanisme et sans provocation...

Après comme avant cette déclaration, je crois avoir prouvé que mon horreur des clans, des credos et de toute étiquette — poétique ou autre — était sans feintise. Le seul démenti qui pourrait m'être opposé est la publication, dans Le Journal d'une Poésie nationale, en 1954, de ma « Lettre à Max Jacob pour le dixième anniversaire de sa mort », mais Aragon sait très bien ne m'avoir jamais demandé l'autorisation de faire paraître ce poème dans son livre.

En ce qui concerne ma position par rapport à Rochefort, laissez-moi vous dire que vous la résumez fort bien en écrivant que j'ai toujours considéré ce groupe « comme un carrefour de l'amitié et non comme une école poétique ». Mais ne pensions-nous pas tous de même ? Toutes les confusions ultérieures sont venues de l'emploi du mot « école ». Nos historiographes et commentateurs n'ont pas prêté suffisamment attention à la nuance humoristique que nous donnions à ce terme; nous l'avons pourtant précisée à plusieurs reprises; je le redis encore : notre école était une « école buissonnière ». Or, quels sont les goûts communs à tous ceux qui font l'école buissonnière ? Précisément leur amour de la liberté, leur refus de l'obéissance, de l'enrégimentement, des mains propres et des cahiers sans tache, des leçons sues, de l'esprit de corps. Et quel est leur but commun ? Précisément d'échapper à toute férule, à tout devoir, de narguer les maîtres et de ridiculiser les bons élèves. En agissant ainsi, ils attentent à la notion même d'école, mais ne s'engagent pas pour autant dans une action commune. Réunis dans une clairière et y potassant leurs livres de classe sous la direction de l'un d'eux, ils ne feraient que recommencer ce qu'ils ont fui. Les « amis de Rochefort » - et voilà la dénomination qu'ils ne se sont que trop tardivement décidés à prendre — n'ont jamais fait leur « école buissonnière » de cette façon-là. Tel montait dans les arbres et tel autre se fourrait dans les terriers. Tel autre encore allait de préférence aux mares, ou aux filles, ou encore au bistrot. Tous considéraient que la meilleure utilisation qu’on puisse fairebd'un bouquin scolaire est d'en arracher les feuilles pour rouler des cigarettes, allumer le gaz ou, sauf votre respect, aller aux chiottes.

En 1941, les livres scolaires étaient signés Péguy, Claudel, Jeanne d'Arc, Pétain, Gobineau, Arno Breker à qui le père Maillol n'avait pas honte de donner sa caution, Abel Bonnard, à qui Cocteau demandait de ne pas oublier Renaud et Armide dans les cartons de la Comédie-Française, Marcel Jouhandeau qui graissait ses bottines pour aller en Allemagne s'extasier sur « un grand peuple qui » et qui aurait l'audace, après la guerre, d'adhérer à la société des Amis de Max Jacob, assassiné par ce même grand peuple. J'en passe et des meilleurs. Nous étions tous, naturellement, les ennemis de ces gens-là. Mais nous étions tous également contre certaine mystique nationale-bondieusarde qui se cristallisait alors sur le nom de Patrice de la Tour du Pin, béatifié de son vivant (et chacun peut voir aujourd'hui ce qu'il en reste) et contre certaine poésie « de résistance » que son excessive prudence allégorique rendait inoffensive et qui, par sa forme, faisait retomber la poésie française dans l'ornière bien-pensante et bien-diseuse d'où Apollinaire, Cendrars, Max Jacob, Reverdy, les dadaïstes et les surréalistes l'avaient arrachée. Les longs poèmes compacts et obscurs de Pierre Emmanuel, qui tiraient un peu grossement la ficelle biblique et apocalyptique, n'étaient pas non plus sans nous casser les pieds. Il nous agaçait enfin d'apprendre que, dans les cafés avoisinant la N.R.F., de farouches poètes résistants trinquaient avec Drieu la Rochelle.

J'ai fait sommairement le tour des diverses « écoles » auxquelles nous entendions, les uns et les autres, échapper. Venons-en maintenant à ce qui nous rendait différents les uns des autres, à ce qui nous autorise, chacun, à prendre « des distances » avec une « bannière » qu'en fait nous n'avons jamais brandie... Il me semble que la lecture comparative de nos œuvres y devrait pouvoir suffire. Ces œuvres, nous ne les avons pas commencées en 1941. Cadou lui-même, tout jeune qu'il fût, avait déjà publié nombre de plaquettes. En ce qui me concerne, mes premières « manifestations » remontaient à 1930, avec le groupe Jeunesse; André Marissel, dans le livre qu'il m'a consacré, a fort bien résumé ce qu'avait été ma « formation » dans ces années-là; chacun de nous avait eu la sienne ; nos œuvres n'ont fait, à travers Rochefort et depuis lors, que se développer chacune dans son sens initial. Je ne vois point qu'à aucun moment il y ait eu symbiose entre elles. J'ai vu, en revanche, sur les unes et les autres, s'atténuer diversement un certain nombre d'influences que nous avions pu subir quand nous avions le même âge : Apollinaire, Cendrars, Max Jacob, Reverdy, les surréalistes, Milosz, etc... Diversement : c'est-à-dire plus ou moins vite, plus ou moins consciemment. Celle de Paul Eluard a, par exemple, pesé sur moi plus longtemps que sur les autres, alors que celle de Reverdy a survécu plus longtemps dans l'œuvre de Manoll, etc... C'est là le jeu (organique) de toute évolution poétique personnelle.
Rien là de particulier à          notre temps et aux amis de Rochefort.

N’y a-t-il jamais eu d’interférences entre nos œuvres ? Si bien sûr, mais elles furent rares. Il n’est pas douteux que Cadou, par exemple, ait à ses débuts, subi l’influence des aînés, - en particulier Manoll et moi — que nous étions pour lui. Mais il est certain que Cadou s'est très vite et très sûrement « trouvé ». Aussi bien, est-ce dès notre rassemblement, les uns et les autres, sous le vocable de Rochefort, que commencent à croître nos « distances » mutuelles. Béalu creusera de plus en plus âprement son domaine onirique ; Bérimont sera de plus en plus panique, orphique ; Manoll ira de plus en plus loin dans sa fabulation marine, orfévrée, etc... Personnellement j'irai vers le « nombre », la conjonction du hasard et de la volonté, le refus de l'anthropomorphisme. Bouhier vers une sorte d'unanimisme à la fois humain et tellurique. Cadou vers une communion fervente — nature, ciel, amour de l'homme et de la femme — où les saints du paradis et les saints rouges de la révolution se côtoient, où l'aubergiste et le garde-chasse passent avant le notaire et le hobereau, où la lumière d'un vélo dans la nuit fait penser à l'étoile des mages, cela sous le signe d'une simplicité d'expression de plus en plus grande.

Voilà, en gros, quelles étaient nos vocations. Peut-on dire qu'elles n'en font qu'une ? J'ai été effaré, en lisant sous la plume de M. de Boisdeffre, dans son Histoire vivante de la littérature d'aujourd'hui, qu'avec tel de mes poèmes, je restais « fidèle à l'enseignement de Cadou ». On ne peut faire preuve de plus d'ignorance des œuvres, de leur chronologie et de leurs rapports entre elles. Le même « historien » ne situe-t-il pas ce qu'il appelle ma « révélation » en 1943, alors que j'avais déjà dix livres derrière moi ? A cela, qui n'intéresse que mon cas personnel, j'ajouterai ceci : dire qu'au sein de notre groupe « quiconque » ait enseigné « quiconque » est une sottise. Nous sommes-nous assez chamaillés, les uns et les autres, et sur le fond et sur la forme ? je m'excuse de parler — encore — de moi (mais n'est-ce pas ce que vous me demandez...), pour évoquer toute une correspondance échangée entre Cadou et moi au sujet de Milosz, Cadou prétendant qu'à partir du Cantique de la Connaissance, Milosz se perd dans des fumées abstruses, cesse d'être poète, devient illisible ; moi, lui représentant que le Milosz pleinement réalisé est l'ésotériste, l'initié, le mystique. Dans un poème de Cadou, ce cri : « Ah, je ne suis pas métaphysique, moi ! » n'est pas né d'autre chose que de cette discussion-là. En vérité, chacun de nous allait son chemin. N'était-ce pas d'ailleurs ce que nous avions de mieux à faire ?

Que nous ayons tous eu en commun le même goût du pain blanc, des arbres droits, des filles fraîches, de l'objet, de l'outil, du mot concret, de l'image qui se fait toute seule mais qu'il faut apprendre à vivre et à crier d'espoir : le même amour et le même respect pour l'homme ; la même admiration pour quelques grands solitaires ; la même vocation insurrectionnelle contre les pompes et les œuvres, les sorbonnes, les orchestres et les salons, les gens à chasubles, à bicorne et à képi, voilà qui est incontestable. Mais, derrière cela, qui n'est point un programme poétique, tout au plus, le cadre d'une amitié et le style d'un comportement, d'une manière d'être, il y avait des poètes que l'on serait bien empêché de ranger sous une étiquette unique. Un Léon-Gabriel Gros, en nous qualifiant, Michel Manoll, « Guy René » Cadou et moi (il nous adjoignait Louis Emié, je ne sais par quel détour...)de « poètes en marge », dans le deuxième volume deses Poètes Contemporains, l’avoue honnêtement…

C’est ainsi que je veux conclure, ajoutant que, s’il m’est arrivé de faire quelques réserves sur ma classification dans l’école de Rochefort, je n’en avais qu’aux « historiens » paresseux, non aux « historiés » dont je fus et demeurre solidaire.

Le 22 janvier 1961.

 

 

 


 

Mot de Noël Ruet

 


 

Je n'ai pas été influencé par René Guy Cadou : mon œuvre était déjà loin quand je l'ai découvert. Mais il a été la révélation de ma cinquantaine. Si je devais désigner le premier des poètes nés après la guerre 14-18, c'est lui que je choisirais. C'est un grand poète. Il l'est par le chant, vertu essentielle du poète. Il l'est par la chair, le cœur et l'esprit. II l'est par une manière unique de dire son bonheur ou son malheur, son angoisse ou son espérance. Il l'est par ce mystérieux, cet impérieux va-et-vient entre le rêve et la réalité. Il l'est par sa fraternelle, noble et fière humanité et son sens de la mort.

Un poète comme René Guy Cadou voit Dieu et lui parle. On trouve vraiment dans ses poèmes les traces des paradis. Mais le goût de la terre reste dans le ciel.

 

 

 


 

Mot de Jacques Scagliola

 


 

René Guy Cadou a écrit en aimant le monde et les hommes. Il a écrit avec son drame intérieur, malgré ce drame. Renouvelant le lyrisme, il fut avec Eluard une des grandes voix de ce temps à chanter « les biens de ce monde ».
Tout est lâche, cruel, brutal. Tout va peut-être s'engloutir. René Guy Cadou nous a laissé le merveilleux privilège de vivre dans cette époque avec pour rôle d'ouvrir nos bras et de tenter de l'aimer.

Trop souvent imité, souvenez-vous qu'il écrivait : « A chaque poète son drame. A chaque drame son style ».
Alors pourquoi vouloir faire du « Cadou »? Il reste aux jeunes poètes à chercher leur voie. Aimer et admirer Cadou ce n'est pas lui emboîter le pas.

 

 

 


 

Témoignage de Claude Serreau

 


 

Je lui dois d'être né à la poésie. Je l'ai manqué de deux ans, ce que je regretterai longtemps, mais le lisant je me suis dégagé d'une poésie scolaire, parce qu'il m'a permis de cristalliser ce qu'une époque, des paysages, un métier, la tenancière d'un café, pouvaient avoir, dans un poème, de plus fraternel. Instituteur dans les parages de Louisfert, j'ai ressenti avec intensité à quel point il fallait être implanté dans ce terroir pour atteindre à sa vérité. Il a été le coin enfoncé dans mon enfance et par là est entré mon destin d'homme. Les marques qu'il m'a laissées m'ont fait mieux comprendre ce qu'un poète devait être capable d'exiger de soi. Cadou c'est un chant ample comme le vallonnement de nos terres d'Ouest, c'est un homme de l'Ouest éternellement demeuré en état d'appareiller, prêt à ouvrir la croisée du monde afin que pénètre toute la chaleur de la vie. Cadou c'est une sensibilité exacerbée, le poète dans son essence la plus pure, capable d'ausculter un sillon, d'esquisser un clin d'œil ou d'avoir la prémonition de son destin ; c'est une antenne perpétuelle réunie aux fils qui sont la trame même du cœur des êtres et des choses. Je lui dois le peu que je sais et je souhaite que la lumière dont il m'a imprégné, quelque chose comme une prodigieuse bonne volonté, me permette de concourir à un rythme où lui savait révéler le destin universel. Cadou c'est une présence impossible à récuser, la constance de l'Autre, une capacité à accueillir et à transcender la plus infime émotion et à faire un hymne criant de réalité. En lisant Cadou je crois toujours rassembler les bribes de mon passé que je retrouve là où son dernier poème m'a laissé. Son pas résonne en moi comme le battement énorme d'une existence divisée : il n'est rien qui ne s'y puisse retrouver, de la silice des fougères, du cheval à grande crinière, de la femme attentive et de la lampe qui n'a jamais cessé de veiller. Nul arbre, nul étang n'a oublié la forme de son visage et ce ne sont pas les marguilliers qui cracheront sur son passage. Car Cadou, dix ans de mort passés, est encore bien vivant et dans un monde que nous ferons fraternel, personne plus que lui ne se sentira à l'aise. Il n'est pas seul à épauler l'étrave d'une société de progrès, mais parmi les justes, les Poètes l'ont jugé : il est celui avec qui il faudra désormais compter.

(La Montagne, ce 21 janvier 1961).

 

 

 

 


 

Lettre à René Guy Cadou pour le Xe anniversaire de sa mort, par  Alain Tortra

 


 

Cher René Guy Cadou,

C'est en Sologne, par un été très chaud, que j'ai fait connaissance avec tes poèmes, dans une mansarde aux murs chaulés, dans une odeur de soleil et de tabac (permets-moi de te tutoyer, c'est contraire au respect des défunts, mais tu es si vivant pour moi). Ça a marché tout de suite avec toi. Sur la couverture jaune du bouquin de chez Seghers, c'étaient la cigarette pendante et le regard qu'on rêve pour ses copains. Ce fut un bel été pour moi, en compagnie de ce jeune mort, dans un pays qui était presque celui d'Augustin Meaulnes que tu as chanté « pays mené de biais par les averses - Et meurtri dans son cœur par le fouet des rouliers » et si proche aussi de Saint-Benoît-sur-Loire où vécut Max Jacob. J’avais quinze ans, je commençais à écrire, tu as été, avec Prévert, un de mes premiers contacts avec la poésie, et les poèmes que j'ai écrits à cette époque se ressentent de ton influence. Même maintenant, j'aurais donné beaucoup de ma vie pour avoir écrit :

Peut-être qu'un cheval à l'humeur insolite
Un soir qu'il fera gris ou qu'il aura neigé
Posera son museau de soleil d'ans mes vitres

ou « Rue du Sang ».

Me voici ce soir, avec Claire, ma femme, chacun fumant une cigarette d'un côté de la table, et entre nous les fruits et ce verre de vin rosé que nous n'avons pas desservis après le repas. Et nous écoutons ce disque de tes poèmes dits par Daniel Gélin. Nous sommes entre jeunes. Ma femme et moi, 47 ans à nous deux. Et toi trente, éternellement (Gélin ne compte pas, et c'est un compliment: je crois que c'est toi qui parle). J’aurais aimé qu'un soir tu sois vraiment à cette table. Tu aurais débarqué dans cette gare froide, à deux pas de chez moi, dépaysé (Mais l'odeur des lys!) et j'aurais été très intimidé par ce monsieur si peu intimidant. Claire aurait eu, bleu, ce même regard que lorsqu'elle entend « qu'est-ce que je suis moi Pacifique Liotrot... » et je n'aurais pas été jaloux. On aurait bu une bonne bouteille. Peut-être qu'on aurait chanté « l'Artilleur de Metz ». Peut-être qu'on se serait engueulés en parlant de Dieu.

Ta poésie, pour moi, ça sort de terre. C'est comme le blé et les lys et la verveine. Ça sent bon, et c'est charnu, et c'est simple et sain. Pourtant ce n'est pas facile. Si je savais retrouver ton style et ton indignation — « Si c'est ça qu'on fait au bois vert... »—pour gueuler très fort quand il le faut, quand je ressens la mort d'Andin ou tel autre fait comme une injure personnelle, si je savais parier d'amour comme toi...

Je ne dis pas que ta poésie, ou une poésie calquée sur la tienne, soient les seules valables. On fait de bonnes choses, en ce moment, qui sont loin de toi, et on fait aussi des conneries dans ta ligne, parce que ceux qui les écrivent n'ont pas tes qualités, que leur Grand Meaulnes se perd dans des brouillards soi-disant « pohaitiques », d'insondables marécages. N'empêche, tu restes. Tu n'as pas fait les choses à l'esbroufe, mais ta discrétion n'a pas empêché que tu déteignes sur certains, qui se sont aperçus que ce dont tu parlais ça existait, et comment ! On peut bien s'intéresser en 1961 à des jeux intellectuels dont la poésie est finalement absente, tu es là aussi, avec les autres qui sont purs. Va, je te promets un bel avenir dans les manuels de littérature, quand les gens seront devenus intelligents. Et puis, aussi, n'est-ce pas toi qui as dit :

Que mon chant vous atteigne ou non ce n'est pas tant ce qui importe...

C'est un peu à cause de toi, René Guy, que j'aime la vie « âprement et sauvagement, parce qu'elle est âpre et sauvage ». Ça ne se fait pas, mais c'est quand même un bon anniversaire que je vous souhaite aujourd'hui, à toi et à ta poésie.

 

 

 


 

La mort d'un poète, par Roger Toulouse

 


 

Dans la simplicité de sa vie, dans la surprenante campagne bretonne qui le fécondait, Cadou restait attaché aux hommes, mais il avait peur de la ville où son pas ne pouvait plus suivre celui des autres.

Les regards le blessaient, les rues anonymes le remplissaient de tristesse, il se méfiait des masques qui cachent le visage de l'homme. Aux lions des villes, il préférait l'oiseau de ses futaies.

Là, René remplissait ses mains de champignons, buvait le cidre dans le cellier du forgeron, trinquait avec Clouët le postier de Saint-Aubin-des-Châteaux, et, nous parlions d'arbres, de chasse, de tanches plus belles qu'un poème. Puis on revenait aux Martyrs de Châteaubriant, aux amis de la Grande Ville. C'est en souvenir d'un voyage à Paris qu'il écrivit : « Moineaux de l'an 1920 »; où, déçu du comportement équivoque de certains, il préférait sa maison d'où il observait le mécanisme harmonieux du monde.

Cadou se choisissait alors un sujet, puis il forgeait son poème autour de ce départ donné, et, l'Enveloppe éclatée, il explorait, il se promenait, dans ces contrées hors du temps. Alors René n'appartenait plus aux autres, après cette marche exténuante, il donnait un poème achevé.

L'idée de la mort dominait tout son être. Dès sa première lettre il m'écrivait : « Je crois que nous aurions de beaux jours à passer ensemble dans la connivence des bistrots, des chevaux blancs, des épiceries d'enfance et des vieilles buralistes... Espérons que nous vivrons assez longtemps et assez jeunes pour cela ».

Chacun de ses rêves lui apporte la conviction qu'il doit mourir tôt, qu'il faudra faire vite, mais ne rien sacrifier, « qu'il ne s'agit pas de plaire ni d'étonner mais de durer », donc pas de temps à perdre dans les cafés littéraires !

Il préfère parler de son enfance ou bien contempler un spectacle de tristesse tel que celui qu'il me disait avoir vu en 1942 : « au Château de Challain-la-Potherie, des vieux fumaient des feuilles de platanes, ils restaient des heures sur les bancs ne sachant même plus pleurer. Ils étaient comme exposés pour l'Eternité, mais les rares passants se contentaient de sourire en les montrant du doigt. Pour moi, il n'y a que la tristesse qui puisse nous sauver et l'amour. C'est la seule grandeur. »

Comme on est loin des esthètes, des glaneurs d'idées ! Il leur préféra toujours l'humilité de Max Jacob, qui nous fortifiait tous, nous donnant le courage de continuer chacun notre chemin. Celui qui se brûlait les doigts, avec la cendre de sa cigarette, était notre Soleil, non pas notre Maître, simplement notre force de vivre. Ce n'était pas une école, c'était la force de pousser un peu plus loin, de s'égarer en riant dans des domaines clos et de se tenir les mains dans l'amitié.

Et Max voyait dès 1942 en Cadou le grand poète humain et généreux qui allait au-devant de l'avenir en donnant aux autres le goût d'une certaine pureté, au milieu des cités mécaniques du désespoir où l'orage n'épouvante plus, où la chaleur sent une morne humidité.

Cadou sera donc là, massif et débordant, dans le présent, le regard abrupt sur l'autre Vie. Mais le temps lui est compté. Son œuvre terminée, il m'enverra ce dernier S.O.S., quatre jours avant sa mort : « Je suis désarçonné et las de tout malgré le succès des « Biens de ce monde »... Je suis bien las. Je ne sais pas si je m'en remettrai ».

 

 

 


 

Lettre à Roger Toulouse, par René Guy Cadou

Louisfert, 7 octobre 1949.

 


 

Mon cher Roger,

Enfin un mot de toi que je trouve hier soir en rentrant de Nantes où j'étais pour la journée. Ton silence me pesait n'ayant aucune nouvelle d'Orléans depuis le 29 août. Je t'avais répondu aussitôt, comme d'habitude, et chaque jour, attendais. Les Lettres Françaises te disaient à Sienne. Est-ce un village de la Beauce ou une ville italienne ? Il eût été plus rapide et moins coûteux de prendre la route de Louisfert où gibier, cèpes et draps blancs vous attendaient sans parler de l'amitié pareille au cidre doux de cet automne. Je t'envoie par même courrier les Sept Péchés Capitaux, accueillis jusqu'ici très favorablement par les amis : Michel, Rousselot, Becker, Béalu, Lacôte, Seghers. Ma « rentrée », comme ils disent n'a pas mal marché. Cette plaquette donc, trois poèmes dans le Mercure du 1er octobre, un autre dans une revue de Lyon, deux autres et ma chronique de Poésie dans les Essais, encore un poème et des notes sur l'humour dans le Journal des Poètes et demain soir samedi une émission de vingt minutes sur Saint Pol Roux.

J'ai envoyé mon livre à Guilloux et attends assez impatiemment son Jeu de Patience qui vient de sortir.

Peux-tu m'adresser assez rapidement un exemplaire du « Roger Toulouse »; je pourrais le faire figurer à Nantes au cours d'une très prochaine exposition.

J'attends Bigot pour la Toussaint. Et vous quand reviendrez-vous ? Même pendant une période de classe ! Je crois que cela nous ferait beaucoup de bien de nous revoir. La situation matérielle de Michel s'améliore mais Thérèse, après un passage à la radio (médicale), doit prendre du repos.

Amitiés aux Perreau.

Je vous embrasse Marguerite et toi bien fort pour nous deux.

René.

 

 

 


 

René Guy Cadou poète du réel transfiguré, par Claude Vaillant

 


 

Un soir de février, je cassais la croûte avec un copain dans un café de la ville de Rennes. Au-dessus du rideau qui couvre une partie de la façade vitrée, une des lampes électriques qui longent la rue perce le léger brouillard qui flotte et s'accroche aux branches d'un arbuste. Brusquement la vie bascule et le rêve fait irruption. D'un transistor jaillit une chanson ; cette chanson est belle; je me lève, je place mon oreille contre le poste et je suis bouleversé.

Rien ne peut mieux illustrer Cadou que cette irruption de la poésie dans la vie quotidienne. Nul n'a su, comme lui, intégrer la poésie à la vie de tous les jours, enfermer dans son œuvre la totalité des êtres et des objets et des émotions qu'ils suscitent, magnifier la réalité des plus humbles choses et des sentiments les plus usuels. Poésie immédiate, comme certains airs de la Nouvelle-Orléans, elle vous met tout de suite en transe. Il me suffit d'entendre Daniel Gélin dire les vers de Cadou, dans le disque édité par Pierre Seghers, pour être en plein cœur de la poésie. Cadou atteint tout de suite à cette perfection de pureté, de silence et de solitude qui nous poigne devant un paysage de neige. Voix de grande communication, avec lui la poésie va vite.

Peu de poètes sont capables de nous bouleverser à ce point. Personnellement, j'en connais très peu: Whitman, Lorca, Eluard, et, plus près de nous: Luc Bérimont. On peut admirer d'autres poètes, reconnaître la splendeur de leurs images et l'insolite de leur démarche, mais on n'est pas ému.

Mon ami Valin me demande si j'ai été influencé par la poésie de Cadou. Je ne le crois pas. Je l'ai connu trop tard pour cela. Le jour où je l'ai connu, en tombant par hasard sur une plaquette intitulée : « Les biens de ce monde », j'ai tout de suite été conquis; pour moi, c'était ça la véritable poésie. Mais je n'avais pas à être influencé: cette poésie était en plein accord avec la mienne; comme elle, éprise de simplicité, d'amour et d'amitié, et liée aux métamorphoses des saisons.

La place de Cadou ? Mais la première, la toute première. Mais aussi la plus inimitable. Après lui, on peut encore dire les arbres, la terre, le printemps, l'amour et l'amitié, mais on ne peut l'imiter. Cadou, et c'est là justement que réside sa grandeur, est tout à fait le contraire d'un poète scolaire. Actuellement, je ne connais qu'un seul poète qui, par ses propres moyens, avec sa voix propre, puisse s'égaler à Cadou: Luc Bérimont. Comme lui, c'est un amant de la nature, comme lui, il est ivre de vie, amoureux de l'amour et de l'amitié (ils furent de la même école: celle de Rochefort), mais chacun d'eux est aussi distinct, aussi différent de l'autre que peuvent l'être un Braque et un Picasso, même quand ils ont la même démarche (je pense à l'aventure Cubiste).

L'audience de Cadou, le succès qu'il rencontre, s'expliquent justement par l'essence populaire de sa poésie. Cette poésie est vie et passion de vie; elle est usuelle et fraternelle; elle se place en dehors des jeux vains et stériles de la littérature.

Les chances de Cadou ? Personnellement je pense qu’elles sont assurées et qu’il restera l’un des plus grands poètes de langue française de notre époque.

 

 

 

 


 

Mot de Michel Velmans

 


 

Il faut avoir les yeux ivres de soleil pour parler de René Guy Cadou, de ce poète qui sait le poids d'une palme et la densité de l'air chaud de juillet sur la mer.

Mais quel poids de souffrance, quelle volonté d'homme décidé à ouvrir les yeux malgré l'ardente vibration de la lumière qui le crucifie quotidiennement ; comme tout homme quelle somme de souffrances a-t-il dû accepter pour parvenir au juste poids des images qui fait du poème un langage universel.

Pour l'aider, l'amour d'une épouse, l'amitié née des circonstances de la guerre à travers la souffrance.

Son but, apprendre aux hommes à s'aimer et à aimer la beauté du monde. Ce monde de l'au-delà qui s'inscrit quotidiennement dans le nôtre comme l'écrivit Paul Eluard et que les poètes ont pour mission d'apprendre à voir en payant le prix du sang et non celui d'un hommage à la fleur bleue grâce à laquelle on avait cru pouvoir entrer de plein pied dans la poésie de R.G. Cadou.

C'est ce qu'a très bien vu Gilles Fournel qui apprend depuis cinq ans au cours des soirées poétiques d'Humanisme et Culture dans l'Ouest, comment aborder cette poésie et quelle joie humaine, quelle dimension spirituelle elle peut apporter.

Après la mise au point de Promesse, la Table ronde que réalisera Gilles Fournel au Mont Saint-Michel le 8 juillet prochain, verra certainement un dialogue ardent préciser les points de vue affirmés dans Promesse et situer définitivement l'œuvre du poète et peut être aussi la position de ses amis à son égard.

Le cadre admirable de la crypte Saint-Martin, par le dépouillé de son style roman, sera un support prestigieux pour le verbe spirituel des œuvres dramatiques de « Lilas du soir » qui montrera à une génération d'hommes ce que R.G. Cadou a voulu leur apporter.

 

 

 


 

Mot de Serge Wellens

 


 

Lorsqu'en 1954, mes amis et moi rassemblés sous le vocable farceur d'Orphéon, nous donnâmes, dans une salle d'école d'Aulnay-sous-bois, un récital inaugural, notre premier soin fut de tendre, d'un mur à l'autre une banderole portant en lettres énormes cette phrase de René Guy Cadou : « La poésie sera toujours l'éloge de la vie dangereuse ». C'était la proclamation d'une parenté. Parenté plus qu'influence, dans mon cas du moins, car j'éprouvais l'ascendant EXCLUSIF de Paul Eluard, quand je lus pour la première fois des poèmes de Cadou. Mais je trouvai, dans Usage Interne, quelques vérités essentielles que je sentais confusément et que j'étais bien incapable de formuler. Aujourd'hui encore, après maintes lectures, ce livre demeure mon arme la plus sûre contre le découragement d'écrire, contre le désespoir.

L'œuvre tout entière de René Guy Cadou est un rappel à l'ordre, à la solitude, à l'humilité, à l'émerveillement. Il est heureux qu'elle prenne chaque jour une place plus grande, comme il est naturel que les jeunes poètes qui la découvrent poussent la ferveur jusqu'à l'imitation. Ils n'y manquent pas et c'est bien. Comme dit Picasso, je crois : « Influence pour influence il vaut mieux en subir de bonnes... »