Cadou et le communisme, par Christian Moncelet

 

Pierre Gueguen, maire communiste de Concarneau et Marcel Bouhris, syndicaliste et trotskyste, deux otages fusillés à Chateaubriant....

 


 

 

 

 

 

Cadou et le communisme

(page 262 et suivantes...)


Texte tiré de l'ouvrage de Christian Moncelet : "Vie et passion de René Guy Cadou", Editeur BOF, 1975, 1ère édition. Cet ouvrage qui représente incontestablement sur la vie de Cadou un travail d'historien rigoureux sera réédité prochainement par les éditions du petit véhicule (Nantes - Luc Vidal) dans le cadre d'une publication célébrant le centenaire de la naissance de René Guy Cadou.

Tout biographe de Cadou est, à un moment ou à un autre, confronté à un double problème qui a fait couler une encre trop souvent fielleuse: celui de ses relations avec le communisme et avec le christianisme. Maintenant que les amis, non historiques, du poète ont accès à quelques documents, on peut envisager plus calmement la compréhension de son cheminement spirituel qui fut, dès après sa mort, l'objet de passions partisanes. Même débarrassée de préjugés politiques ou religieux, la connaissance des options de Cadou n'est pas aisée: certains documents ont disparu et certains faits sont encore tenus secrets. En espérant qu'avec le temps une plus grande lumière finira par jaillir, on peut faire un inventaire prudent et rassembler quelques preuves.

Les liens de Cadou et du parti communiste furent réels. Cette vérité, parfois passée sous silence, est claire. Plus obscures sont la nature et la qualité de ces liens. Entre le silence de Michel Manoll et l'annexion parfois abusive du critique des « Lettes Françaises », Robert Lacôte, il y a place pour un effort de compréhension nuancée.

Hélène Cadou nous a écrit qu'elle possédait une carte d'inscription à la cellule Marcel Viaud de Châteaubriant, datée de 1950. Il semble pourtant que la première adhésion remonte à une date bien antérieure. Joseph Autret, qui était le directeur de Cadou à la rentrée 45 a donné des précisions intéressantes mais insuffisantes :

« Si d'aucuns voulaient se récrier, je puis témoigner que René avait sa carte de membre du Parti Communiste français. Peut-être à cause de la hargne qu'il portait aux nantis, aux Tartuffe, peut-être aussi à l'époque à cause du parti des Fusillés. Dans ce village de 511 habitants, Cadou devint le vingt et unième adhérent de notre cellule ».(106)

Joseph Autret ne peut donner une date exacte mais son témoignage ne semble pas sujet à caution. Cet homme encouragea vivement son adjoint à s'inscrire au P.C. Ils eurent sans doute plusieurs discussions à ce sujet pendant l'année scolaire et même pendant les vacances de 1947 qu'ils passèrent en Auvergne, pas loin l'un de l'autre. Rien d'étonnant si Cadou dédicaça un exemplaire de « Pleine Poitrine » à Jeanne et Joseph Autret en ces termes :

« ce petit livre où il est aussi parlé de camarades, avec l'amitié déjà vieille de René Guy Cadou ».

Rongé par le démon de la précision, tout biographe cherche à dater l'adhésion effective. Ni à Louisfert, ni à Châteaubriant, il n'existe de registres permettant d'acquérir une certitude. On en est réduit à des recoupements et à des hypothèses. Si c'est réellement Joseph Autret qui a inscrit Cadou sur la liste des nouveaux membres, l'adhésion se situe entre octobre 1945 et septembre 1947. D'autre part, on ne connaît aucun contact de Cadou avec le communisme pendant la guerre. Vers la fin de 1944, cependant, son ami Jean Bouhier se retrouva très engagé politiquement et précisément dans les rangs du P.C.F. Après sa période d'activisme poétique, le fondateur de « l'Ecole de Rochefort » voulut investir ses forces dans l'engagement social. A-t-il entraîné Cadou sur cette voie comme il l'avait enrôlé dans l'aventure des « Cahiers » ? C'est possible. Jean Bouhier est au moins convaincu d'avoir contribué à la décision finale et il le rappela aux « Lettres Françaises » qui s'en firent l'écho le 5 juillet 1951.

Bref, Bouhier et Autret peuvent à des titres divers revendiquer une part d'influence dans l'attitude de Cadou vis à vis du parti communiste. Leurs témoignages ne permettent pas néanmoins de situer historiquement une adhésion lente et parfois réticente. Le 20 février 1945, Cadou écrivit une lettre à Jean Bouhier pour lui apprendre qu'il collaborait à l'hebdomadaire communiste de la Loire Inférieure, « Clarté », et s'empressait d'ajouter :

« Si je ne m'inscris pas au parti c'est que je me suis juré de ne jamais faire de la politique parce que ça mène trop loin ou pas assez à mon gré ».
La collaboration à « Clarté » ne fut effective qu'au premier trimestre 1947, soit longtemps après. Avait-il alors franchi concrètement le pas et lui fallut-il être inscrit pour que sa prose paraisse dans les colonnes de l'hebdomadaire? Une lettre à Bouhier du 1er mars 1947 semble prouver qu'à cette date, Cadou était bel et bien membre du parti à moins qu'il n'entende par le verbe « adhérer » - ce qui est peu probable - un attachement du cœur:

«  Tu sais pourquoi j'ai adhéré au parti, parce que c'est celui de la plus grande liberté... »

Si légitime que soit l'établissement d'une date irréfutable, la recherche ne doit pas être obnubilée par cet arbre qui cacherait la forêt. C'est un fait peu contestable: Cadou est allé assez loin dans sa liaison avec le parti communiste. Les marques tangibles de son appartenance ne manquent pas.

Outre la possession d'une carte, la collaboration du poète au journal « Clarté » ne pouvait guère tromper sur la couleur de ses sympathies. Cadou ne publia, il est vrai, qu'une demi-douzaine de chroniques du début février à la fin de 1947. Sans recevoir d'ordre, le poète n'y parlait que des livres ayant trait au « monde réel » au sens d'Aragon Cette limite, qu'il légitimait dans le premier article, lui parut peut être trop étouffante, encore qu'elle lui permît de parler de Prévert aussi bien que de Jean Richard Bloch. Bien évidemment, Cadou rendit compte de livres dont les auteurs étaient communistes tels qu'Aragon, André Wurmser, ou Louis Parrot.

Un autre texte inédit prouve l'attachement de Cadou au communisme. Il s'agit d'un poème écrit pour les « camarades » de Châteaubriant, le 10 juillet 1947 et qui fut distribué en octobre à l'occasion de la commémoration de la fusillade des otages. Est-ce un poème ? C'est au moins un texte en vers et de circonstance qui se doit d'être immédiatement intelligible et d'un optimisme contagieux:

« Camarades,
Et davantage encore nos camarades!
Il y en a quelques-uns de bonne mesure
Qui sont morts.

Vous parlant,
C'est à eux que nous pensons,
Petites lumières éclatées soudain
Dans la nuit diurne du pays.

Vous parlant,
Ce sont eux qui vous parlent,
Qui n'ont jamais démérité,
Qui vous attendent
Au rendez-vous de tous les jours,
Et plus précisément,
Ce jourd'hui
A l'enseigne de Châteaubriant,
Qui est comme le tremplin de l'avenir,
Qui est sûrement quelque chose de très clair dans l'avenir,

Châteaubriant qui vous convie,
Qui vous convie tous camarades,
A ce grand geste de la main,
A cette magnifique adhésion
De tout vous-même
A tout nous autres. »

Edité à cinq cents exemplaires et diffusé à l'entrée de la carrière de la Sablière, ce poème a été composé pour la fête populaire du parti castelbriantais. Sa tenue poétique n'est pas remarquable et le poète se montre soucieux d'être compris, ne serait-ce qu'en renouant avec la ponctuation. Le temps n'est pas à des images nouvelles, même simples, mais à un discours librement versifié, assez prosaïque et rythmé par une rhétorique sans mystère. Seul le souvenir presque à vif des otages donne au texte une vibration particulière, liée plus au contexte de sa composition et de sa finalité qu'à sa valeur intrinsèque. On ne saurait exagérer l'importance de ce « poème », si sincère soit-il, mais le passer sous silence serait répréhensible. Il est surtout une preuve évidente que Cadou affichait ses sentiments clairement. A ce stade, son appartenance n'était pas formelle. De même, il fallait bien qu'il n'y eut pas d'équivoque pour qu'en 1949 il ait été délégué au « mouvement de la paix » à Paris. Seules, des obligations professionnelles l'empêchèrent de faire le voyage.

On trouverait d'autres exemples des relations plus qu'amicales de Cadou et du mouvement communiste. En adhérant au C.N.E (le comité national des écrivains, né de la Résistance), le poète confirmait son choix bien qu'il ait bougonné au moment de verser son obole: (107)

« Je n'ai pas encore été tapé pour le CNE, écrit-il à Jean Bouhier, et je me réserve le droit de dire ma façon de penser à Aragon. Au parti, les timbres s'échelonnent de 3 à 20 francs, pourquoi au CNE les cotisations ne s'échelonneraient pas de 200 à 1000 francs. Evidemment, qu'est-ce que 1000 francs pour la firme Aragon Triolet et Compagnie ».

Bien que le C.N.E, chapeauté par Aragon, ne fût pas à l'origine exclusivement communiste, l'influence du parti se fit de plus en plus évidente et c'est dans « les Lettres Françaises » que le C.N.E eut une page régulière. A ces mêmes « Lettres Françaises » Cadou envoya des poèmes qui parurent le 13 décembre 1946, le 28 mars 1947, le 20 janvier et le 3 mars 1949. Il proposa aussi des articles (comme celui sur le « surromantisme » paru en fait aux « Essais » ) qui furent refusés. Dans l'un des poèmes publiés ( « Les Ides de Mars » ) Cadou célébrait, à la fin, la mémoire de Jean Richard Bloch, un ténor parmi les écrivains communistes. Enfin, dans Ouest Matin, journal communiste régional, parut le 22 octobre 1949 le poème, déjà célèbre, consacré aux « Fusillés de Châteaubriant » .

Il y aurait quelque mauvaise foi à nier ces évidentes liaisons qui, pourtant loin de clore le débat, l'alimentent. Car enfin, comment Cadou, qui s'est prétendu un homme libre, a-t-il pu adhérer à un parti qui ne passait pas pour un modèle de libéralisme interne? Cadou qui n'avait jamais montré pour les partis politiques une grande vénération s'est retrouvé dans les rangs d'une organisation qui n'aime pas d'ordinaire les tièdes. Le même homme pouvait-il écrire à son ami Manoll : « le jour où tu apprendras que je me suis inféodé à un Parti, enlève-moi ton amitié » et en même temps acheter sa carte du P.C ? Certaines déclarations de Cadou font penser à la réflexion de Hans dans le « Bacchus » de Cocteau:
« Si j'appartenais à un parti, je trahirais mon âme libre avec ce parti ou ce parti avec mon âme libre. En outre, mon maître m'avait mis en garde contre le confort moral qui flatte la paresse. S'engager dans un parti est un confort, puisque ce parti nous encadre et qu'il nous évite l'angoisse des nuances au bénéfice d'une couleur. » (108)

Cadou connut-il néanmoins « l'angoisse des nuances »? C'est probable et d'autant plus qu'il eut à répondre à certaines critiques d'amis que les sympathies communisantes du poète étonnèrent et inquiétèrent. Comme il n'avait montré pendant la guerre aucune ferveur pour la politique, quelques-uns se demandèrent quelle mouche soviétique avait bien pu le piquer. Certes, sa famille, du moins son père, était plutôt de gauche; certes, il avait bien écrit en 1939 un poème sur Barcelone et les réfugiés anti-franquistes et il l'avait envoyé au « Populaire de Nantes », le journal socialiste du coin. Tout cela n'expliquait pas les subites options rougeoyantes de Cadou, notoirement neutre pendant la Résistance et l'occupation. Heureusement que Cadou fut admis sans biographie, car son adhésion au parti communiste aurait peut-être soulevé sinon des problèmes du moins des interrogations.

Il faut, en fait, se souvenir de cette époque un peu trouble de la Libération et de l'immédiat après-guerre pour comprendre des engagements parfois surprenants. Le climat était à la suspicion générale, il fallait composer avec les vainqueurs du jour et, parmi ceux-là, avec les communistes dont le courage et la cohésion étaient unanimement reconnus. On vit alors une poussée champignonnesque de nouveaux communistes qui avaient parfois des vocations tardives. Invoquer des activités clandestines était une ruse relativement facile, invérifiable le plus souvent. Les plus scrupuleux adhéraient en silence sans trop se targuer d'un résistantialisme difficile à prouver. On se prêtait main forte mutuellement en passant sous silence des activités antérieures qui auraient pu être, dans le contexte, mal jugées.

Une vague de recrutements apporta au parti communiste un nombre important d'artistes qui pensèrent de cette façon ne pas compromettre leur réussite. Il suffit de lire les correspondances de cette époque pour s'en convaincre. Michel Manoll, tout en déplorant le fait, est très clair dans ses déclarations à Jean Bouhier. De même , dans le « Journal des Poètes » de 1947, il est question d'un jeune écrivain qui écrit, à peu près, à cet organe littéraire: « En France, si n'est pas actuellement catholique ou communiste, toute possibilité d'être édité est nulle. » Le nom du poète n'est pas révélé, mais ce pourrait très bien être Cadou. Cette explication par l'atmosphère des tractations secrètes d'artistes, pris de panique au lendemain de la guerre, peut-elle être invoquée pour expliquer l'option politique de Cadou ? Evidemment non ou, du moins, pas en termes aussi catégoriques. Même si on doit la rejeter, il ne faut pas exclure a priori l'hypothèse d'une adhésion légèrement opportuniste. Au pire, si Cadou s'était laissé entraîner par le courant aurait-il tiré profit de ses sympathies? A-t-il cherché à utiliser son appartenance à des fins égoïstes ? Il est difficile de le dire mais un fait troublant - s'il est vrai - démolit tout malin soupçon. Au plus fort d'une querelle dont il faudra reparler, René Lacôte assurait à son ennemi Edmond Humeau que les journalistes des « Lettres Françaises » ne connaissaient pas les options politiques de Cadou. Voici un extrait de la lettre du 4 août 1951 où le critique littéraire communiste explique ce paradoxe:

« Nous ignorions tous que René était membre de notre parti. Nous l'avons appris tout récemment par une lettre de Bouhier à Elsa Triolet, dans la semaine qui suivit l'attribution à René de la bourse du CNE. (...) René avait adhéré avant moi au parti. Il me l'a laissé ignorer jusqu'au 3 ou 4 février de cette année. Et il l'a laissé ignorer à ses camarades des « Lettres Françaises » jusqu'à la même date où Bouhier nous a écrit. C'était donc volonté délibérée de sa part, car tous ses autres amis le savaient, tant il était fier de sa qualité de communiste. Je pense que tu ne te méprends pas sur la qualité et le sens de cette volonté qui témoigne de la qualité de l'homme. René militait à la cellule de Châteaubriant. Nous le trouvions à nos côtés quand les écrivains avaient une position à prendre, et c'est à nous qu'il réservait le meilleur de sa production. Mais il voulait écarter de notre part toute idée de complaisance à son égard et n'être jugé que sur le contenu de son œuvre et notre accord avec ce contenu. »

Il y aurait beaucoup à dire sur cette lettre. Que Cadou ait réservé « le meilleur de sa production » aux « Lettres Françaises » reste à prouver! Quant au militantisme du poète de Louisfert, il ne fut guère zélé. Il semble que, malgré les méandres d'un raisonnement un peu embarrassé, René Lacôte rapporte un fait réel que confirme une lettre d'Elsa Triolet adressée à Bouhier. Certaines personnes bien placées n'auraient pas su que Cadou était communiste.

On le voit, rien n'est simple. Du reste, l'adhésion de Cadou n'alla pas sans hésitations. Eut-il des scrupules ? Prit-il conscience qu'il reniait des principes qu'il avait pourtant claironnés ? Assurément. Cadou éprouva des doutes réels avec d'autant plus de gravité que ses amis, anciens et nouveaux, le tiraillaient dans des sens différents. Sylvain Chiffoleau fait allusion aux craintes de l'entourage du poète et rappelle, sans donner de date, que « René Guy Cadou à la veille d'une option, que ses amis redoutaient, reçut de Paul Fort cet admirable et bref télégramme: « Vous êtes grand, restez libre. » (109) Si cette recommandation est de 1945 ou de 1946, elle resta lettre morte. Au contraire, les discussions épistolaires avec Jean Bouhier ont progressivement conduit le poète à choisir délibérément son camp et à prendre des responsabilités publiques. René fit en effet partie du comité départemental des cérémonies en l'honneur des « Fusillés de Chàteaubriant » dont il parlait à Bouhier en termes de « camarades ». Pourtant, même dans l'agitation qui suivit la libération de Nantes, Cadou ne fut pas prompt à s'embrigader au P.C. Qu'on en juge par une lettre à Bouhier du 12 novembre 1944:
« Je ne parle pas de ton adhésion au P.C, parce que moi aussi, j'ai été sur le point de faire de ma vie une fille publique, de descendre dans l'arène. Le communisme c'est bien, les communistes c'est moins bien et la présence d'Aragon, d'Eluard, de Picasso au sein du parti n'est pas pour me forcer la main. Nous ne sommes pas du même bord ni du même bordel. Moi, il faut bien te le dire, je ne suis pas putain, et de voir avec quelle désinvolture charmante tous ces messieurs se débraguettent devant la foule, ça me dégoûte un peu. »

Comme dit le proverbe il ne faut jamais déclarer « fontaine, je ne boirai pas de ton eau! » Petit à petit, Cadou dénigre de moins en moins les artistes communistes et propose même de publier dans la collection des « Amis de Rochefort » certains poètes de gauche qui tiennent le haut du pavé littéraire: Eluard, Parrot, Toursky, Lacôte. Il écrit même des textes « qui sont des poèmes pour la liberté humaine » selon une expression de Cadou dans une lettre à Bouhier du 6 décembre 1944. Cette évolution n'échappe pas à la lucidité de Manoll dont les accusations d'arrivisme sont réfutées par Cadou:
« Si je cherche à arriver, ce n'est que par mon œuvre et il ne m'appartient pas de détourner la barre si cette œuvre rejoint les préoccupations du temps. » (110)

Un beau jour, le poète se trouva à l'intérieur du parti mais continua de se justifier en variant le ton selon ses correspondants. A Marcel Béalu, dans une lettre du 10 juillet 1946, il fit le point avec une once de désenchantement:

« Evidemment les communistes - c'est ce qui fait leur force - sont un peu enclins au panurgisme et suivent aveuglément les directives du Comité central. Je ne suis pas de ceux-là, tu peux me croire et j'ai autant de dégoût pour un quelconque écrivain de parti que pour un homme de tour d'ivoire.
« Pleine Poitrine », à quelques poèmes près, a été écrit en huit jours. Les huit jours qui ont précédé la libération de Nantes et pendant lesquels nous vivions dans la terreur des obus et des bombes. Ils sont évidemment marqués par une certaine exaltation, ils témoignent d'un amour certain de l'homme, du moins je le crois, ils ne sont pas le moins du monde partisans, encore moins patriotiques. Je te le dis sincèrement, je suis plus près de Trotsky que de Lénine et mon adhésion au P.C n'est qu'un pis aller, puisqu'il faut choisir la sauce, que celle-ci du moins soit la moins détestable.
Je puis , en définitive, t'assurer que je n'ai rien abdiqué de mon indépendance, tu en jugeras par « les Visages de Solitude », mon « Règne végétal » et « Usage interne » qui paraîtront l'année prochaine si Dieu ou Diable veut. » (111)

Comme Cadou est manifestement obligé de se justifier, il est plus critique à l'égard du Parti que dans d'autres lettres. Entre parenthèses, ses propos sur « Pleine Poitrine » ne seraient plus convaincants s'il n'avait pas, en d'autres circonstances, présenté certains poèmes du recueil comme « nés de la guerre et de la Résistance ». A Jean Bouhier, qui était devenu un responsable dans la hiérarchie communiste, Cadou parlait de son adhésion avec plus de conviction, tout en conservant sa liberté de manœuvre poétique :

« Tu sais pourquoi j'ai adhéré au parti, écrivait-il à son ami, parce que c'est celui de la plus grande liberté. Que le choix doit tout de suite être fait pour un poète. Mais tu sais aussi que je n'écrirai jamais de poèmes marxistes parce que la liberté de la poésie se suffit. Je serais d'ailleurs un très mauvais propagandiste. N'est pas Maiakovski qui veut et je n'ai, par ailleurs, aucun goût pour le suicide. Loys Masson qui est un excellent militant ne peut être foncièrement marxiste, sa poésie ses croyances surtout, l'éloignent du matérialisme historique. Ce n'est pas moi qui le lui reprocherais. Ceci dit, ne revenons pas sur ces questions pour lesquelles je n'ai aucun goût. » (112)

Confidences importantes qui conduisent à se demander ce que fut en Cadou « l'homme communiste ». On hésite à parler de militant, même s'il lui arriva de coller avec Joseph Autret des affiches électorales. Ni l'homme ni le poète ne furent des prosélytes. Après le départ d'Autret, la section de Louisfert se désagrégea et des camarades de Châteaubriant vinrent prêter main forte à Jules Gadesaude pour animer les rares réunions. Cadou négligeait les assemblées de section , il faisait la cellule buissonnière, oubliait de renouveler mensuellement ses timbres. Lisait-il des journaux politiques ? Pratiquement aucun, si ce n'est « Les Lettres Françaises » pour des raisons évidemment littéraires. Quant au matérialisme dialectique et historique, il ne s'en préoccupait pas. Le Parti n'a pas rendu à Cadou « les yeux et la mémoire », comme pour Aragon. A part le poème diffusé par voie de tract en octobre 1947, aucun texte du poète de Louisfert n'est comparable à la poésie réaliste et propagandiste d'Aragon ou de Guillevic, saisis par le jdanovisme. Point d'ouvriérisme prosaïque , point de « réalisme socialiste ». Sur ce sujet, Bouhier fit preuve d'une belle lucidité quand il lança en 1955 ( avec Marc Alyn et Pierre Garnier) un pamphlet contre la poésie simpliste d'Aragon et de Guillevic, à laquelle il préférait la communicabilité simple mais digne de Cadou. (113)

Devenu communiste, Cadou n'a jamais fait l'éloge du parti dans ses poèmes. René Lacôte, qui honora toujours la mémoire du poète dans « Les Lettre Françaises », ne put jamais citer beaucoup de textes ouvertement engagés En dehors de la mention épisodique de Jean Richard Bloch, de l'hommage à Lurçat, du poème sur Picasso (autant de gloires communistes) en dehors de la célébration de Louis Parrot, ancien rédacteur en chef de « Ce Soir », chroniqueur aux « Lettres Françaises », le butin est bien maigre. Encore faut-il ajouter que jamais l'idéologie marxiste n'est nommément ni allusivement exaltée. Cadou évoque des hommes et des artistes dans leur vérité humaine sans chercher à célébrer la cause qu'ils ont par ailleurs servie. Mais, dira-t-on, que penser des « Fusillés de Chateaubriant » ? Faut-il accepter les allégations de René Lacôte qui écrivait :

« Pour l'histoire, Cadou est avant tout le poète des « Fusillés de Châteaubriant ». C'est un thème qui a inspiré d'autres poètes de la Résistance, aussi sincères que l'était Cadou. Mais ce texte s'est imposé spontanément à lui comme un devoir auquel il ne se serait pas reconnu le droit de se dérober. C'est l'hommage aux martyrs communistes de la Sablière que le poète, militant d'une cellule de Châteaubriant se sentait tenu d'écrire pour affirmer pleinement sa pensée au-delà même de ce que les mots peuvent dire. Il n'est pas possible de le situer autrement. Et voilà ce que Michel Manoll n'acceptera jamais de dire. » (114)

Le flou temporel qui embue les propos de Lacôte permet des confusions historiques insoutenables. Le poème n'a pas été écrit « spontanément »: trois ans après le massacre, ce n'est pas de la spontanéité. De plus, Cadou n'était pas membre d'une cellule de Châteaubriant quand il a composé son texte dont la portée ne saurait être limitée à l'hommage des communistes. Même si les otages fusillés étaient pour la plupart communistes, ils n'appartenaient pas tous au parti. Ainsi réécrit-on l'histoire quand on est animé de sentiments préconçus. Heureusement que René Lacôte a été parfois plus équitable en reconnaissant la tendance religieuse de Cadou. Tactique ou non (c'était dans une période de polémique) cette objectivité honorait le chroniqueur des « Lettres Françaises ».

Répétons-le, les traces d'une poésie clairement engagée sont minimes. On peut voir dans le titre du poème « Les Camarades », une terminologie reconnaissable, d'autant plus que deux vers sont explicites:

« Je serai avec vous aux champs à l'atelier
Dans les grands entrepôts silencieux de la vie » (115)

Quant au nègre qui se meurt dans la « six cent soixante sixième avenue », Cadou ne l'accueille pas dans le poème « Si c'est cela qu'on fait au bois vert » pour fustiger l'impérialisme américain et honorer par contraste l'Union Soviétique. La réaction du poète est plus générale que cela, humaine et non partisane.

Il n'est pas aisé de conclure sur le « communisme » de Cadou. Force est de reconnaître que son adhésion fut celle du cœur, un peu comme celle de Picasso qui disait avoir adhéré au Parti comme à une source. Une organisation si près du peuple, si constamment à l'écoute de ses revendications, n'était pas pour déplaire au poète des humbles et des plus défavorisés. Son marxisme sentimental, de charbonnier, ne fut pas intellectuel et surtout pas intransigeant. A ce sujet, on doit saluer la réaction généreuse de Cadou dans une affaire un peu triste pour les « amis » de Rochefort. L'un des poètes du groupe fut accusé à tort d'avoir livré des juifs pendant l'Occupation. Avant qu'une enquête ne prouve l'innocence de l'inculpé, quelques amis s'émurent. Jean Bouhier écrivit à Cadou une lettre sévère à l'égard de l'accusé et commentait son attitude en disant: « Les sentiments, ça compte, mais pour un marxiste les faits comptent aussi ». Cadou ne prit pas le temps de tourner sept fois sa plume dans l'encrier et fit fermement remarquer à son ami qu'il n'avait pas toujours été marxiste:

« Serais-tu marxiste au point de ne pas aider un copain à se relever, ou simplement de ne pas le laisser se relever lui-même? Sans parler de l'enfoncer. Étais-tu marxiste quand tu t'honorais de collaborer à la revue de Drieu (je sais, Eluard y a collaboré, mais ceux qui prennent Eluard ou Picasso pour des marxistes me font bien rire.) Et quand tu étais en pourparlers pour faire traduire les « Cahiers de Rochefort » en allemand, et quand tu écrivais « personne au monde ne peut m'empêcher de créer si ce n'est une doctrine, mais il n'y a que ma doctrine » (« Vis, page 9) Et quand tu écrivais « Création » ? (...) Il n'y a pas si longtemps pourtant de cela. Aurais-tu à ce point changé, mon vieux Jean, allons, sois charitable. » (116)

Avant que l'affaire ne se règle, en effet, dans la charité, Cadou précisa dans la lettre suivante qu'il voulait « sauvegarder l'amitié » et il poursuivait:

« j'agis bien plus par sentiment que par raison, je le sais, c'est pourquoi je serai toujours un mauvais militant; qui puis-je? Je suis prêt à me démettre du parti, je n'en conserverai pas moins mon estime à ces hommes qui tentent malgré tout de nous sauver, bien que j'ai mon opinion personnelle sur ma particulière délivrance. » (117)

Cadou resta un frondeur généreux à l'intérieur d'un parti qui ne l'a jamais complètement satisfait. Il était à la fois trop individualiste, trop épris de liberté et trop attaché à l'universalité de son message pour admettre sans réaction critique cet « esprit d'orthodoxie » parfois dangereux. Cadou dénigrait avec plus ou moins de gentillesse ses amis quelque peu fanatiques, il ironisait dans le dos de ceux-là mêmes qui l'avaient pourtant vivement engagé dans cette voie. Bref, s'il y eut dans son cœur une incontestable flambée communisante vers 1947, s'il lui arriva de sourire de l'engagement utopique d'Hélène, attirée par le mouvement des « Citoyens du Monde » animé par Davis, les sympathies de Cadou pour le Parti devinrent nettement moins effusives au fur et à mesure que se précisait, filigranée aussi dans la figure des pauvres, une autre présence.

 


 

Notes :

106. Supplément à « Humanité Dimanche », Loire Atlantique, avril 1971, article de Joseph Autret, « RG Cadou notre camarade ». Joseph Autret déclare par ailleurs avoir inscrit René à sa demande, sans parrainage et sans biographie. Il fut membre de la cellule « Pierre Guéguen » qui porte le nom d'un otage castelbriantais. Hélène Cadou de son côté dit avoir une carte datée de 1950 et prouvant son adhésion à la cellule « Marcel Viaud ». Y-avait-il eu changement de cellule ?
107. COR Cadou-Bouhier, 19 juin 46
108. Bacchus, NRF, p.131.
109. Catal.Expos.Paul Fort, Nantes, p.11.
110. COR Cadou-Bouhier, 6/3/45
111. Cité dans « Promesse »,1961.
112. COR Cadou-Bouhier, 1/3/47
113. Tract de « Terre de Feu » contre le popularisme primaire de quelques textes de Louis Aragon et de Guillevic.
114. « Lettres Françaises » 16 mars 61,repris dans « L'Herne ».
115. OC I p.335
116. COR Cadou-Bouhier, 24/2/47
117. COR Cadou-Bouhier, 1/3/47