René Guy et Hélène Cadou, poésie et éternité

 

 

 

Peut-être bien
Que tout au bout de cette vie il n'y a rien
Que c'est comme le dos du mur de l'hospice
Des détritus
Ou trois cents mètres de précipice
Dans la glaise du temps difficile à manier
L'Ame fait un tout petit peu de fumée
Il y a l'herbe l'os blanchi et le vieux casque
La cinquième roue d'une destinée restée en panne...

L'Aventure n'attend pas le destin.

 

 

 

 

 

 

 

Cadou fraternité, par Jean Claude Coiffard

 



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La fraternité chez Cadou est un truisme auquel on n'échappe pas. J'ai l'impression que tout a été dit — et bien dit — , mais cette fraternité fut si grande — elle participa à créer et elle cimenta le groupe de poètes qu'on appelle l'École de Rochefort — que, malgré tout, on ne se lasse pas d'en parler. Cadou donc fraternité.

Pas de poésie sans amitié, déclare Jean Bouhier au cours d'un entretien avec Jean-Luc Pouliguen, relaté par celui-ci dans son livre Fortune du poète.1

Cadou eut toujours une faim ardente d'Amitié fraternelle. Il a cultivé presque sauvagement ce besoin d’amis et de copains (cf. Jules Romains). A défaut de les rencontrer, il exigeait d'eux une fidélité épistolaire exemplaire. La tournée du facteur était un rite.*

Aujourd'hui, facteur, où sont les lettres d'antan ? On n'écrit plus beaucoup. On envoie des courriels. Allez, salut, tchao, kenavo, bye bye, au revoir et merci. Au secours, Madame de Rabutin-Chantal, Marquise de Sévigné ! Au secours, les sms arrivent Récemment, un ami poète me disait que, dans quelques années, les lettres seront très recherchées par les collectionneurs. Je veux bien le croire. Max Jacob en a écrit des milliers. De sa correspondance avec René Guy Cadou, d'une épaisse liasse de lettres, ont été extraites des notes qui sont à la poésie ce que le Cabinet noir est à la morale. Elles définissent des caractères : caractères de l'homme, caractères de la beauté, ainsi que le souligne le destinataire dans sa préface 2.

La correspondance Marcel Вéаlu — René Guy Cadou (1941-1951) a été éditée, chez Rougerie, en octobre 1979.3 Ce dialogue d'homme à homme est très émouvant. Que d’évocations, de références, d'images et de souvenirs entre les lignes ! Je suis heureuse et bouleversée de retrouver tant de choses, tant de voix, écrit Hélène Cadou en présentation du livre.

On attend toujours, on attend avec impatience, la publication des lettres Manoll/Cadou. Relisant L’espérance de la nuit 4le passionnant journal de Charles Le Quintrec, je lis à la date du 8 octobre 1991 :

« Dimanche, Plescop honorera René Guy Cadou. Le maire, Jean Lévêque et son adjoint, Loïc Le Trionnaire, m'ont demandé de prononcer un discours devant la maison d'école qui portera le nom du poète. Voici l'essentiel de ce message : « Après quatre décennies, on peut bien dire que René Guy Cadou est plus vivant que jamais. Ce ne sont plus seulement les écoliers de Louisfert, mais les enfants de partout, qui apprennent de ses œuvres. On aime sa sincérité, sa simplicité, ses images fortes et droites ; ses racinements terrestres, ses ablutions célestielles ; sa parole sans artifice ; cet art qui ne ruse pas, qui ne veut pas raffiner et encore moins passer par les grands chapeaux de la Mode séduit, comme sans y toucher. Ainsi que l'a écrit Michel Manoll, son biographe : « Les mottes retournées de sa poésie sont de bonne terre celtique ». Il chante et il enchante ! Il ne fait pas dans la pudeur imbécile, dans les soleils cou-coupés de la continence, mais laisse souffler les hautes orgues de son imagination et de son cœur. Comme Apollinaire qui fut son maître, c'est un poète « de la raison ardente ». Léon-Gabriel Gros 4a, qui s'y connaissait dit de lui qu'il a « revivifié toutes les méthodes ». Parmi les poètes qui ont eu vingt-cinq ans à la Libération, il est de ceux qui n'ont jamais trahi le langage et moins encore « les mots de tous les jours, les seuls qui valent lorsqu'on s'adresse à un homme ».

Depuis que les enfants de Louisfert — ses élèves — ont tapissé sa tombe de crocus, René-Guy Cadou a triomphé de tous les oublis et c'est éternellement jeune qu'il nous demande de prier et de chanter avec lui, « à pleine poitrine ».

Le 18 octobre, Charles Le Quintrec ajoutera : L'autre jour à Plescop, Hélène Cadou disait que Jean Rousselot a détruit les lettres qu’il avait revues pendant une dizaine d’années du poète de Louisfert. En revanche, les lettres de Cadou à Manoll pourraient paraître à condition d'y pratiquer de très larges coupures. Telles qu’ elles sont, mises dans le commerce, elles provoqueraient certaines réactions et seraient sources de procès. Voilà qui nous changerait de l’atonie littéraire du moment! Bon Dieu, que cette fête-là serait bonne à prendre.

Christian Moncelet, dans son livre incontournable Vie et Passion de René Guy Cadou 5 écrivait en 1975 : Aller à Louisfert — cette « Mecque de l’amitié » comme l'a surnommée Sylvain Chiffoleau — était une aventure d’où l'on revenait enrichi de fraternité rieuse et sérieuse. [...] Inutile d’insister, continue Christian Moncelet, sur le caractère vital pour Cadou de ses oasis d’amitié dont il suscitait la naissance avec une insistance de plus en plus pathétique.

Dès 1941, le jeune poète écrivait dans son recueil Bruits du cœur 6:

Voix tissée de sanglots qui roulent sur mon âme
À l'heure où le soleil fait éclater ses liens
Devant la table où monte une dernière flamme
Chaleur de mon ami c'est toi qui me retiens

Sans doute, cette recherche incessante d'amitié et d'amour fut-elle particulièrement créée par la perte, d'abord de sa mère le 30 mai 1932, il avait douze ans et, le 31 janvier 1940, par celle de son père, il n'avait pas encore vingt ans.

30 mai 1932

Il n'y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs sont écroulés
La chair s'est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu'elle a laissées 6

Au cours du dernier colloque consacré, par l'Université de Nantes, à René Guy Cadou, en novembre 1998, Eric Hollande relève qu'une comptabilité tout à fait prosaïque mais éclairante fait ressortir que dans toute l’œuvre poétique de Cadou, le mot cœur apparait 247fois.

Les bruits du cœur, on les entend dans un grand nombre de ses poèmes. « je dors/Et le cœur veille. »

Ah, notre cher Cadou, il aura vécu « Avec le cœur béant et les yeux grands ouverts 6 », cherchant la poésie, SA poésie — et la trouvant — sous les racines de son cœur, avec la révélation que la « Beauté est fille en Jésus-Christ 6 ». Cette beauté, le poète la sculptera dans le bois précieux de l'amour et de la fraternité, faisant voler sur son établi, « Les copeaux de ce cœur qui se lovent tout comme/La peau tiède et dоréе de la première ротте 6. ».

Le poète de Louisfert écrit une poésie en plein cœur, ainsi qu'il donna son amitié, particulièrement, à Michel Manoll, le libraire de la place Bretagne, qui l'accueillit en 1936, alors qu'il était encore en culotte courte. Il aura l'occasion de relater cette rencontre, au cours d'une émission radio, le 19 septembre 1950, à Rennes, sous le titre Nantes, Cité d'Orphée.

Au bruit que fit la porte en tournant, une colombe, perchée au sommet des rayons, et semblable au corbeau d'Edgar, battit des ailes et s'en alla donner du bec contre les vitres.

A ce moment précis, le Libraire s'éveilla et je reconnus mon ami, le poète Michel Manoll que je n'avais jamais vu et dont j'ignorais jusque-là l'existence.

Voici qu'une ville, silencieusement, et par la seule vertu d'un jeune homme chargé du mystérieux pouvoir de poésie se met à vivre dangereusement.7

Amitié en plein cœur de même avec son condisciple du lycée Clemenceau de Nantes, Sylvain Chiffoleau.
Sylvain Chiffoleau, placé par les pouvoirs de la seule amitié comme une sentinelle attentive et fraternelle aux carrefours de vie de René Guy Cadou, au fil des saisons de [leur] commune adolescence à la nuit du printemps 1951. 8

La vie et l'œuvre de René Guy Cadou furent nourries de fraternité — sa poésie toujours écrite au plus près de son cœur.

Les amis de Rochefort

Je vous regarde aller
Vous marchez bien quand même
C'est à travers vos pas la lumière que j'aime
Au-dessus des étangs le son de votre voix
Et je rejoins la nuit
Très tard
A contre-voie.6

Les amis, René Guy Cadou voulait les savoir près de lui. Leur présence, leurs voix entretenaient les paysages de sa vie rêvée et faisaient éclater les murs gris de sa solitude. Il écrit beaucoup le jeune poète. Une voix dans sa voix lui dicte ses vers ; sa bouche est taillée pour l’amour 5 et sous sa bouche bat son cœur. Un cœur tout bruissant d'étincelles.6
Et puis voici Hélène, et le jour devient bleu…

Je t'attendais et tous les quais toutes les routes
Ont retenti du pas brûlant qui s'en allait
Vers toi que je portais déjà sur mes épaules
Comme une douce pluie qui ne sèche jamais… 6

L’amour qu'elle vivra, Hélène va le chanter dans un magnifique livre qui abolit le temps, C’était hier et c'est demain 9. Les jours se télescopent, les paysages se forment et se reforment au kaléidoscope de la poésie. C'est un livre empli de la clarté de Louisfert, de pétales d'oiseaux et de chants de fleurs. La cinquième saison est une coulée d'or vers l'église ; la campagne et la forêt entrent, sans frapper, dans l'école du village et les fenêtres s'ouvrent sur l'état de grâce des premiers matins du monde, ce qui rend, évidemment, plus poignant encore le drame qui se joue là. Louisfert-en-Poésie, comme disait Michel Manoll...son menuisier, son forgeron, son épicier, la petite classe et à dix-sept heures, la vie rêvée. Les saisons... Les premières ficaires, les chevaux vautrés dans l'herbe haute, les fougères rousses.., le vol des ramiers... Souvent le jeudi, une escapade à Nantes, qu'on appelait alors « la grise », mais si blonde en octobre, disait Paul Fort.

Une visite à l'ami Sylvain Chiffoleau, dans sa librairie. Le temps de saluer Paul Fort et sa compagne, la Tourangelle. « je viens de passer une heure en tête à tête avec Paul Fort : vraiment sympa » confiait René, à un ami, en septembre 1945. [...] « Le commerce charmant » de Paul Fort conduisit Cadou à reconnaître que son aîné méritait le titre de poète et lui consacra un article élogieux dans la jeune revue Horizons,5 nous rapportera Christian Moncelet.

Nantes... Le temps de feuilleter quelques livres. Le temps de serrer quelques mains. Paul Fort est, ou sera, sacré Prince des Poètes. Mon Dieu, à cette époque, il y avait donc, en France, un prince des poètes. Comme cela me semble loin... Paul Fort... Il a soixante-dix ans, qui ne connaissait pas Paul Fort ? Celui-ci écrira Ballades nantaises et chantera la ruelle du quai des Tanneurs :

Chanson de la ruelle du quai-des-tanneurs

Amants, glissons-nous un à un, ruelle du Quai des Tanneurs, ni de front, ni main dans la main, sinon il faut passer ailleurs.

A notre suite on voit Cadou glisser et son épouse itou, toute admirable toute Belle éprise d'amours éternelles,

Viennent ensuite Chiffoleau et sa Chiffolette je pense, que je nomme d'un nom si beau, Marie-Antoinette de France,
[...]
Amoureux, glissons un par un, ruelle du Quai des Tanneurs, ni de front, ni main dans la main, sinon il faut passer ailleurs.
[...]
La ruelle des rendez-vous, la ruelle du roucouloux, la ruelle du roudoudou—la ruelle des baisers fous ?10

Nantes, puis le car et retour à Louisfert. Et l'hiver qui vient. La forêt pavée, ses squelettes noirs sur le ciel gris. Un jour la neige.

« Il est un souvenir que je voudrais préserver entre tous », écrira Hélène, « souvenir dont les circonstances réelles sont déjà gommées, et qui ne demeurent plus, mais si durablement, que par son étonnante blancheur. »
« Comment décrire ce rien, ce presque rien ? Y a-t-il des mots qui ne seraient plus des mots pour traduire ces instants de pur silence, hors du cours du temps, du cours des choses 9 ? »

Je résume une prose admirable, faite de délicatesse, de retenue, d'un lyrisme qui se lit en marge du texte — une prose poétique, quoi !

Il a neigé. Le pays de Châteaubriant est blanc. Un car a déposé Hélène, René et un ami au carrefour d'une route conduisant à Louisfert. L'ami, c'est Yves Cosson. Il me racontera la scène, plusieurs fois. Tout le long du chemin, René étant parti en courant vers Louisfert, Hélène et lui découvriront tracé sur la neige, comme sur une feuille blanche, le prénom de l'aimée.

Yves Cosson n'a jamais oublié. Il a toujours eu cet instant, ainsi qu'Hélène et René, au cœur.

Cadou-Fraternité, un cœur définitif l'aura sauvé des famines. Sa poésie ne fut qu'un chant d'amour.

Ces mots d'amour qui ne seront jamais écrits
Et la lumière de mon cœur toujours plus haute
Aveuglante comme une poignée de sel gris. 6

Une poésie écrite sous la lampe d'un cœur, écrite face au ciel, en homme vertical.6En homme que les épreuves conduiront, par le vert chemin des mots, au lieu où seule règne la Parole.

 

Notes :

 

*J'extrais ces quelques phrases d'une intervention d'Yves Cosson au colloque d'Angers qui se tint du 8 au 10 décembre 1983.

1 Jean Bouhier s'entretient avec Jean-Luc Pouliguen, Fortune du poète, éd. Le Dé bleu, 1988, 106 p.
2 Max Jacob, Esthétique - lettres à René Guy Cadou, éd. Jоса Seria, 2002. Marcel Béalu, René Guy Cadou 3 Correspondance 1941-1951, éd. Rougerie, 1979, 190p.
4 Charles Le Quintrec, L'espérance de la nuit — Journal 1985-1993, éd. Albin Michel, 1996, 360 p.
4a voir article en fin de ce cahier
Christian Moncelet, Vie et Passion de René Guy Cadou, éd. BOF, 1975, 352 p.
б René Guy Cadou, Poésie la vie entière — Oeuvres poétiques complètes, éd. Seghers, 1991, 475 p.
7 René Guy Cadou, Le miroir d'Orphée, éd. Rougerie, 1976, 177 p. 8
8 Itinérantes, Hélène et René Guy Cadou — Conseil général de la Loire-Atlantique/Bibliothèque départementale de prêt, 2001
9 Hélène Cadou, Cétait hier et c'estdemain, éd. du Rocher, 2000, 200 p.
10 Paul Fort, Vive patrie ! — Ballades françaises er chroniques de France XIII, éd. Flammarion, 1949, 316 p.

* Jean-Claude Coiffard, auteur de Manoll--Cadou : une amitié en plein cœur, éd. Les Cahiers bleus, 2002, est aussi poète et conférencier.


 

 

 

 

 

Cadou : un poète « grégorien » au cœur étoilé,

par Ghislaine Lejard



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Mort très jeune à trente et un ans, le 20 mars 1951, un jour du printemps, René Guy Cadou, contrairement à la majorité des humains qui sont dans l'incapacité à être vivants, a été cet homme « vivant » dont parle Maurice Zundel : « La plupart des hommes meurent avant de vivre et c'est cela la vraie mort (...) Nous existons très rarement. Le plus souvent, nous sommes en attente, en capacité d'existence: nous n'existons pas 1 » Cadou, homme et poète vivant car la poésie fut pour lui, au creux de sa solitude, dans la douleur de l'absence des parents, elle fut dans le silence d'avant Hélène : « Une parole inouïe, la levée d'un souffle vif au creux de l'Absence 2. » La poésie se fera le reflet de sa quête intérieure et d'une Présence rencontrée. Elle nous dit, ce qu'il a perçu, ce qu'il a reçu de : « Cette respiration du silence même, comme l'ont expérimenté les mystiques et aussi les poètes 3. » Il a su donner à son silence forme et limites car il a pu se mettre à l'écoute de la nuit, en cette chambre d'école à Louisfert, où, après la classe, il entrait en écriture.

René Guy Cadou est un veilleur dans la nuit et il a su en voir la splendeur, comme le dit si bien le poète et mystique Angelus Silesius dans son œuvre La rose est sans pourquoi : « L'éclat de la splendeur apparaît dans la nuit qui peut le voir ? un cœur qui a des yeux et veille. » La poésie de Cadou, nous éclaire sur sa vérité intérieure, il n'a pas menti, ni aux hommes ni à Dieu. Il n'a cessé de s'interroger, d'interroger l'Autre et de le chercher. Il n'a jamais osé affirmer : « je crois, ni aux hommes ni à Dieu. » Il a eu l'honnêteté de dire ses doutes, et sa vie comme ses textes illustrent cette belle et cinglante réflexion de Kant : « Qui dit à Dieu « je crois », sans avoir peut-être jeté un seul regard sur son for intérieur pour voir si vraiment à quelque degré, il a conscience de cette conviction, cet homme commet le mensonge non seulement le plus inepte à l'égard de celui qui sonde les cœurs, mais encore le plus criminel 4. » Il a cependant, timidement osé dire : « Je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. » (PVE, p. 3 8)

La rencontre avec le Tout-Autre, peut-elle, doit-elle se dire ? Être révélée, même dans le poème ? Doit-on garder le silence sur cette lumineuse expérience avec la « Face rayonnante ». « Je monte dans ma chambre et prépare les feux, j'appareille tout seul vers la face rayonnante de Dieu. » (PVE, p. 319)

Il y a donc bien eu ce face à face et pour cela il a fallu se retirer, il a fallu 1a solitude surtout celle de Louisfert que l'ami poète Michel Manoll qualifie de « haut lieu où souffle l'Esprits. » 5

La poésie est état de grâce, quand elle est contemplation, tendresse, humilité : « Le poète sera toujours cet égaré sublime qui porte en lui-même sa bergerie. » (PVE, p. 392) ; quand elle est aussi rencontre avec : les amis, les poètes, et Jésus-Christ. Il le dit à Pierre Yvernault, curé de campagne dans un poème lettre qu'il lui adresse :

Cher ami

Sans doute êtes-vous comme moi dans un village Encadré par des candélabres de la pluie
Recevant à dîner d'inquiétants personnages
Comme Rimbaud ou Max Jacob ou Jésus-Christ... (PVE, p.338)

Ce n'est pas un hasard si des hommes de foi sont à ses côtés : Pierre Yvernault, mais aussi Max Jacob et Pierre Reverdy. Avec Max Jacob, il partage une certaine expérience de la Rencontre, Max poète et converti pour avoir vu le visage du Christ dans sa chambre. Dans la lettre du 23 janvier 1940, Max Jacob conseillera le jeune poète pour des méditations, afin qu'il s'agrandisse philosophiquement et spirituellement et donne plus de profondeur à son œuvre. René un peu plus tard lui répondra : « Je suis sûr que tu dis vrai cher Max... » À la mort de Max, si douloureuse pour lui, qu'il la compare à celle de ses parents, le maître ne disparaîtra pas de la vie de René, Max sera le passeur, Cadou ne cessera de s'adresser à celui qui est toujours : « Vivant comme lys dans le cœur des poètes. » Cette évocation du lys désigne bien Max comme guide spirituel, le lys est ici fort de son symbole religieux, de pureté, il est la fleur mariale. Le lys est souvent présent chez les mystiques, Marie étant l'intermédiaire entre les hommes et le Christ. Max Jacob est bien devenu le médiateur entre ce monde et l'autre.

Et ne songes qu'à Dieu en toi-même invisible
Vingt fois plus invisible qu'aiguillée de fil

Tellement merveilleux et tellement présent
Que sans cesse tu nais de ce rapprochement

Et la lampe qui fait bouger ta maison rose
Nous accueille et nous ouvre à ta métempsycose…

En liaison avec Max PVE, p. 294

L'occurrence du lys dans l'œuvre de Cadou a, chaque fois, valeur symbolique ; l'image est forte dans le poème où il évoque sa volonté de vivre loin de Paris, du bruit, de l'agitation et donc du « divertissement ». L'odeur des lys symbolise bien ce lieu de méditation, Louisfert, dont il a besoin pour créer. Citons aussi ces vers où le lys évoque Passion et Résurrection :

Ton sang est beau comme les lis.

Les lilas du soir, PVE, p. 82

Ah ! quelque part ! là-bas être à genoux tout seul
dans la crypte !
Linge blanc! lys ! odeurs ! fraîcheur!

Nocturne PVE, p. 325

Il associe aussi le lys aux asters, symbole de la fidélité en amour, dans Mon enfance est d tout le monde : « On fait le tour de la chapelle. Mais par la porte entrebâillée, quelle fraîcheur les lis et les asters ont mangé les statues. » René Guy Cadou s'adressera aussi à une autre âme en retraite, à Solesmes, Pierre Reverdy :

Je t'aperçois
Tirant vers la nuit ton échelle
La boucle de ton sang s'accroche à la tonnelle
Et tu dis
Suppliant les autres d'avancer
Regardez
C'est la vie qui vient de commencer.

PVE, p. 159

Pour René Guy Cadou, Pierre Reverdy est un modèle pour aller à la rencontre de soi-même, le plus intéressant des voyages.

« Je ne fais pas de différence entre Reverdy, sans cesse immergé au plus profond de son être et un Cendrars à l'affût de lui-même au détour d'un pays. »

Les liens du sang, PVE, p. 406

René Guy Cadou aimait les hommes qui comme lui s'étaient retirés, loin de la ville et de ses divertissements, ces ermites en quête de leur vie intérieure, la meilleure et la plus exaltante des aventures. Le sculpteur Jean Fréour est l'un d'eux, il viendra se réfugier pendant la guerre à Issé près de Louisfert.

L'œuvre de cet artiste traduit sa quête spirituelle voire mystique, une mystique qui s'incarne dans son art, les deux retables de l'église Sainte-Thérèse à Nantes en témoignent, il a prêté ses traits à Joseph et ceux de sa femme à Marie. Jean Fréour qu'Hélène et René appelleront « l'ermite ». Lui aussi se retirera du monde et choisira de vivre à Batz-sur-Mer où il réalisera l'essentiel de son œuvre. Jean Fréour était si proche du poète qu'à la mort de celui-ci, il sculptera sa main. Cette main faite pour l'écriture, la fraternité et l'amour, est aussi une main consolatrice.

Cette main dit cette fulgurante révélation mystique, le poète appelé à consoler Dieu : « Tu souffres, mon Dieu, la plaie s'est rouverte. Garde ma main, garde-là. Elle est douce comme les feuilles de figuier. » (PVE, p. 79) « Douce comme des feuilles de figuier », l'arbre choisi pour cette comparaison est un arbre messianique ; Jésus dit à Nathanaël : « Quand tu étais sous le figuier je t'ai vu. » (Jean, ch.1 v. 43 à 51), Nathanaël méditait sur la parole de Dieu et était dans l'attente du Messie. On retrouve cette main consolatrice dans cet autre poème :

Mon Dieu cela m'arrive de penser à toi
Comme à un survivant(...)

Je me mets sous la lampe et je te dis Raconte

Et celui que je vois et que je crois tout près
Est quelque part sur un rivage crucifié

Mais pas si loin mon Dieu que je ne puisse joindre
Mes deux mains sur ton front comme des térébinthes.

PVE, p. 228

Les deux mains posées en signe de bénédiction, la couronne d'épines de la Passion est remplacée par les mains du poète devenues feuilles de térébinthe, l'arbre de la force, de l'endurance et de la longévité dans la Bible.

Le poète ne demande pas à Dieu de le consoler, bien au contraire c'est lui le si faible avec ses doutes, ses deuils, ses souffrances morales et physiques qui est appelé à aider Dieu !

Laisse-moi te porter, Seigneur, tu n'en peux plus.
Couche —toi dans mes bras.

PVE, p. 80

Je marche près de Toi
Ta croix est plus légère...

PVE, p. 108

Une jeune juive mystique, Etty Hellisum, plongée au cœur des ténèbres de l'holocauste, va elle aussi vivre cette expérience et écrire : « Une chose cependant m'apparaît de plus en plus clair : ce n'est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t'aider et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. » Etty Hellisum, René Guy Cadou, deux vies qui entrent en communion spirituelle.

La poésie de René Guy Cadou se fait souvent prière, demande de pardon :

Pardon Seigneur ! Pardon pour vos églises
Et si j'ai galvaudé dans les champs
Si j'ai jeté des pieux dans vos vitres
C'est pour que me parvienne mieux Votre Chant...

PVE, p. 345-346

Dans la bibliothèque de René Guy Cadou se trouvait une partie de son héritage spirituel : des écrits de grands mystiques :

On retrouve d'autres figures de cet héritage dans le poème rédigé en 1948 Saint Antoine et compagnie (PVE, p. 302-305) entouré de Saint Thomas, Sainte Madeleine, Sainte Véronique, toutes des figures marquantes de la spiritualité catholique.

Comme Saint François, le poète a besoin de la nature, des arbres, des fleurs et des animaux, cette nature où se côtoient fragilité et permanence, cette nature qui comme dans les textes de Saint François donnent le sentiment d'éternité.

Certains poèmes de R. G. Cadou sont proches de psaumes où la fragilité de l'homme est montrée mais toujours une fragilité qui devient force et se change en espérance :

Pieds nus dans la campagne bleue comme un Bon Père
Qui tient sa mule par le cou et qui dit des prières

Le vais je ne sais rien de ma vie mais je vais
Au bout de tout sans me soucier du temps qu'il fait...

Le cœur définitif, 1948

Les psaumes disent aussi l'homme dépouillé, rejeté, l'homme soumis à l'affrontement du mal ; ils disent les corps souffrants, la peur de la mort, la détresse de l'angoisse et du doute. « Le psaume est une parole dite par quelqu'un avant d'être un écrit par quelqu'un ; l'écrit est là comme une cicatrice. Il y a toujours une raison au cri poussé. Dieu m'abandonne, je suis malheureux, je vais mourir. Alors, je crie vers Dieu et parfois même je crie contre Dieu. » 6

Mon Dieu ! je crie le jour, et tu ne réponds pas ; la nuit, et je n'ai point de repos. Ps 22.3

Tu m'as jeté dans une fosse profonde, dans les ténèbres, dans les abîmes. Ps 88.7

Le cœur me bat, la force m'abandonne
Et même la lumière de mes yeux. Ps 38.11

Tu éloignes de moi amis et familiers
Ma compagne c'est la ténèbre. Ps 88.19

Le psaume, c'est se tenir debout devant Dieu, en toutes circonstances. Il y a donc, même dans la ténèbre, une prière possible, et R. G. Cadou le sait, qu'il Adresse â Dieu le 20 juin 1948 :
[…]
Accueille-moi si tu le veux comme on respecte
Le combat terminé un blessé de la tête
Je t'ai trouvé je t'ai perdu je t'ai caché
Comme un billet galant à un autre adressé
Qu'on déchiffre en tremblant dans le gel de la chambre
Et qu'on relit avant de le réduire en cendres
Tu ne peux rien pour moi maintenant que je suis
Fané par ton soleil comme une fine pluie
Venue d'un nuage bas qui mettait sur la terre
Quelques larmes de trop au bord de tes paupières
Tu peux bien m'accueillir et m'ouvrir tes palais
Tu ne me rendras point cet amour que j'avais
De la vie ni ce doute inné de Ta Personne
Qui fait que je suis là et que tu me pardonnes.

Au côté nuit du psaume, il y a le côté jour de la louange, le spectacle de 1a nature élève l'homme.
La mer est à lui, c'est lui qui l'a faite ; la terre aussi, ses mains l'ont formée. Ps 95.5
C'est là que les oiseaux font leurs nids ; la cigogne a sa demeure dans les cyprès. Ps 104.17

La poésie de R. G. Cadou se fait aussi louange cosmique comme celle de Saint François se faisait louange au Créateur, dans Le cantique des créatures. Pour R. G. Cadou, comme pour François d'Assise « le cosmos est d'abord épiphanie de la lumière.7 » Lorsqu'il évoque 1a nature, c'est un homme pacifié qu'il nous montre comme dans La cantate de la forêt (1944) tout à fait dans l'esprit franciscain ; les voix de la biche, de l'oiseau, de l'eau se font entendre, toutes louent Dieu, la forêt toute entière abrite Dieu. Elle est son refuge, de la naissance à la croix :

Tu loges Dieu dans tes étages

Tu sers de crèches aux nouveau-nés

Je te salue dernière incarnation divine
Je reconnais la croix sanglante et les épines
Largement disposées sur le front du couchant
On dit c'est la forêt
Aussitôt c'est l'image
De Dieu qui déambule...

Ô forêt tu fais merveille
Pour les oiseaux pour les abeilles
Pour ceux qui cherchent leur trésor
Tu es la lampe de mes veilles
Et la lumière de mon corps 8.

Cadou est un poète qui a su se « dépouiller » de lui-même, accueillir le monde, le saisir, le posséder le rendre ductible, intelligible aux sens, au cœur, à l'esprit, à l'âme, en exprimer enfin les harmoniques.

Le recueil Hélène ou le règne végétal est dans l'oeuvге de Cadou l'apothéose de cette épiphanie cosmique.

Hélène est bien proche de 1a Bien-Aimée du Cantique des Cantiques :
Que tu es belle ma Bien Aimée
Que tu es belle
Derrière ton voile, tes cheveux comme un troupeau de chèvres]

Tes dents, un troupeau de brebis tondues qui remontent du bain
Tu es une grande plaine parcourue de chevaux
Un port de mer tout entouré de myosotis.
Tu es l'algue marine et 1a plante sauvage
Comme l'arnica
Tu es pleine de poissons dans ta chevelure
Tu es belle figure
Plus belle que toi- même
Tu es celle que j'aime
Davantage que le pain.

Toi PVE, p. 262

Hélène, la « Bien-Aimée » par qui le divin s'incarne, donne chair à ce mystérieux paradoxe : l'amour réconcilie René avec la mort. Parce qu'il a aimé Hélène, il va accepter sa mort et en quelque sorte en faire don et parce qu'elle l'a aimé, il est certain que l'amour se prolonge, elle est celle qui le fait entrer en communion avec la création toute entière. Avec elle, tout est là, dans la lumière de l'évidence ; être enfin !

« Que m'importent les fleurs et les arbres, et le feu et la prière, si je suis sans amour et sans foyer ! Il faut être deux ou, du moins hélas ! il faut avoir été deux, pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une œuvre ! les choses infinies comme le ciel, la lumière, la forêt ne trouvent leur nom que dans un cœur aimant 10. » Hélène fut témoin privilégié du voyage intérieur que parcourut René. Elle a su regarder, écouter ce tête-à-tête avec Dieu, hors des dogmes et des églises ; mais bien présent dans le pain rompu avec les amis, dans le vin partagé avec eux. Elle a aimé cet homme qui savait louer la terre pour se rapprocher du ciel et faire de la poésie une « religion » au sens étymologique de religere : relier. La poésie de R. G. Cadou, relie 1a terre au ciel, la présence à l'absence. C'est bien cette poésie qui reliera, au-delà du temps terrestre partagé, Hélène à René. Le poète l'a su et l'a dit :

Le temps qui m'est donne que l'amour le prolonge...

La barrière de l'octroi

Sans rien dire je pris rendez-vous dans le ciel
Avec toi pour des rencontres éternelles.

17 juin 1943

17 juin 1943, le jour de leur rencontre à Clisson. Le poète et moine Gilles Baudry, ami d'Hélène, témoigne de cette union possible malgré l'absence : « L'éloignement physique ne divise pas, car l'union des êtres entre eux s'accomplit en dehors du monde des apparences 11»

Le dialogue entre Hélène et René s'inscrit dans la permanence de l'Amour et de la parole poétique partagée.

Dans les derniers mois de ce qu'il appela « sa passion » René lisait : Le Mendiant ingrat et Le Pèlerin de l'absolu de Léon Bloy.

« Tu lèves les yeux, me citant de temps à autre quelques passages. Tu lis Léon Bloy...12 »

Léon Bloу et Anne-Marie Roulé, un autre couple, un autre amour, une autre aventure mystique...

Durant les derniers mois, Cadou lira aussi Francis Jammes et Paul Claudel.

Hélène et René, une vie en poésie, une vie en communion essentielle, à la lumière de l'amour qui donne sens à l'univers. Cette lumière de l'Amour traverse son œuvre, faite : d'humilité, de recueillement et de contemplation. Ces mots de l'écrivain Petru Dimitriu auraient pu être prononcés par René Guy Cadou comme testament spirituel :

« Mais c'était cela le sens de l'univers : en arriver à l'amour. Voilà où m'avaient mené les étapes de ma vie. Tout était maintenant simple, limpide, et se découvrait à mes yeux comme en un éclair qui illumine le monde d'un bout à l'autre, mais sans que la nuit puisse jamais revenir. Pourquoi avais-je tant cherché ? Pourquoi avais-je accepté un enseignement venu du dehors ? Pourquoi avais-je attendu que le monde se justifiât devant moi, qu'il me prouve son sens et sa pureté ? C'était à moi-même de le justifier, en l'aimant et en pardonnant, à moi de lui donner son sens par l'amour et de le purifier par le pardon » 13.

 

Notes :

1 Maurice Zundel, À l écoute du silence, Téqui, 1995.
2 — 3 Sylvie Germain, Quatre actes de présence, DDB.
4 Emmanuel Kant, Considérations sur l opposition et autres textes.
5 Michel Manoll, préface des oeuvres complètes Poésie la vie entière, éd. Seghers.
6 Didier Rimaud, Les psaumes, poèmes de Dieu et prières des hommes, éd. Vie chrétienne.
7 Eloi Leclerc, Le Cantique des créatures, éd. Desclée de Brower.
8 René Guy Cadou, La Cantate de la forêt, 1944 (inédit), in « revue Signes N°12-13 René Guy et Hélène Cadou », éd du Petit Véhicule, p.89.
9 Yves Cosson, in « revue Signes N°12-13 René Guy et Hélène Cadou », éd. du Petit Véhicule, p.97.
10 Gaston Bachelard, in Préface « Je et Tu », Martin Buber, 1935, trad. Aubier-Montaigne, 1992.
11 Gilles Baudry, in « revue Signes N° 12-13 René Guy et Hélène Cadou », éd. du Petit Véhicule, p.23.
12 Hélène Cadou, Cétait hier et c'est demain, éd. du Rocher, p.25.
13 Petru Dimitriu, Rendez-vous du jugement dernier, Sеuil, 1961.

* Ghislaine Lejard est née en Pays de la Mée à Châteaubriant, quelques mois après le départ de René Guy Cadou. Elle a suivi l'enseignement du poète Yves Cosson à l'Université de Nantes, a enseigné de nombreuses années la littérature à Ancenis près de Liré, où la Loire se souvient encore de Joachim.. .puis à Nantes ; elle a aussi été chargée d'enseignement à l'Université de Nantes.
Elle a publié plusieurs recueils de poésie, les deux derniers parus en 2011 Sous le carré bleu du ciel, éd. Henry et un recueil pour enfants 1l pleut des étoiles, éd. l'Estracelle, elle a participé à de nombreuses publications dans des anthologies et des revues. Elle est aussi collagiste, ses œuvres ont été présentées lors d'expositions collectives et personnelles, elle est présente dans des ouvrages sur l'art du collage, elle illustre des recueils et réalise des livres d'artistes et des livres pauvres. Elle est membre de l'association des écrivains bretons (A.E.B) et membre de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire.


 

 

 

 

 

Croire dans la vie… croire dans l’éternité,

par Joël Barreau



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« Poésie et éternité chez René Guy Cadou »

La polysémie du mot éternité est telle, qu'il me semble nécessaire, d'entrée de jeu, de préciser en quel sens on choisit de l'entendre. Personnellement j'ai choisi d'évoquer le rapport que Cadou, dans l'ensemble de son œuvre poétique, entretient avec ce que les religions appellent la vie future.

En 1947, dans L'aventure n'attend pas le destin (p. 209), s'exprime poétiquement, pour la première fois de façon explicite, une interrogation métaphysique sur 1а vie après la mort :

Peut-être bien
Que tout au bout de cette vie il n'y a rien
Que c'est comme le dos du mur de l'hospice
Des détritus
Ou trois cents mètres de précipice
Dans la glaise du temps difficile à manier
L'Ame fait un tout petit peu de fumée
Il y a l'herbe l'os blanchi et le vieux casque
La cinquième roue d'une destinée restée en panne
Dressé sur le hors-bord qui fourrage la nuit
Il reste malgré tout l'espoir d'une aventure...

Un an plus tard, le 25 mai 1948, c'est le refus de toute interrogation métaphysique sur l'Au-delà qui est, cette fois, affirmé dans le poème dont le titre Ah je ne suis pas métaphysique, moi (p. 300-301) est emprunté au premier vers. Oui, proclame René Guy Cadou, de façon i1 est vrai bien sibylline :

Je n'ai pas l'habitude de plonger les doigts
Dans les bocaux de l'éternité

Il faut, en fait, attendre les quatre derniers vers pour que soit vraiment explicitée la signification du poème :

Même dût-on mourir dans le frais de son âge
Rien que d'avoir posé son front sur un corsage
Et fût-il d'une mère on a bien mérité
De croire dans la vie plus qu'en l'éternité.

Si j'interprète correctement ces derniers vers, ce qui est ici poétiquement proclamé, proclamé comme un véritable acte de foi, c'est le refus de subordonner sa vie à on ne sait quelle vie future après la mort, le refus de subordonner sa vie à l'obtention du salut éternel, c'est le choix des biens de ce monde et non des biens surnaturels, le choix des réalités terrestres et non des réalités métaphysiques, le choix de la réalité poétique du monde contre la métaphysique de l'éternité, en sorte qu'on pourrait dire que, pour Cadou, être poète, au moment où il écrit ce poème, c'est, pour en reprendre le dernier vers, « croire dans la vie plus qu'en l'éternité. »

Dès lors s'éclaire le sens des deux vers qui nous avaient semblé bien sibyllins au début du poème (« Je n'ai pas l'habitude de plonger les doigts/dans les bocaux de l'éternité »), à savoir le refus de Cadou de se délecter à l'avance de cette confiture surnaturelle qu'est, pour les croyants, ce bonheur éternel promis à ceux qui, pour le mériter, auront sacrifié les jouissances terrestres.

Et même si, après sa mort, son âme devait survivre pour l'éternité, il n'en a cure :

Et que m'importe qu'en les siècles l'on dispose
De mon âme comme d'une petite chose
Sans importance ainsi qu'au plus chaud de l'été
Dans la poussière le corset d'un scarabée

Cette vie future promise aux élus par 1a religion, cette vie éternelle, objet suprême de la foi des croyants, René Guy Cadou la refuse, car, comme il le proclame dans le poème La nuit surtout (p. 299) :

Qu'est-ce que j'aurai gagné à être éternel ?
Les lunes et les siècles passeront
Un million d'années ce n'est rien
Mais ne plus avoir ce tremblement de la main
Qui se dispose à cueillir les œufs dans la haie
Plus d'envie plus d'orgueil tout l'être satisfait
Et toujours la même heure imbécile à la montre
Plus de départs à jeun pour d'obscures rencontres

Tel est aussi le sens de cette Adresse à Dieu bien désinvolte :

Tu peux bien m'accueillir et m'ouvrir tes palais
Tu ne me rendras point cet amour que j'avais
De la vie (p. 376-8)

A quoi bon, au reste, cette vie éternelle, si rien ne survit sur terre de sa vie et de son œuvre

Et je puis bien partir
Pour l'éternité avec un vieux sac de cuir
Comme en trimbalent les bons curés et les saints
Les soirs de gel lorsqu'ils changent de patelin,
Rien ne subsistera de moi dans votre Histoire
Pas même un invendu dans un kiosque de gare

Ecrire mais vivre, p.296-7

Sachant que ces textes ont été écrits entre le 3 mai et le 3 juillet 1948, on peut en conclure qu'à cette époque la croyance à la vie future comme fin dernière de l'homme, dogme fondamental de la foi chrétienne, n'était absolument pas un article de la religion de René Guy Cadou, et qu'en tout cas il ne s'en souciait guère. Mais la récurrence de ce thème de la vie éternelle dans ces textes montre toutefois que, si peu métaphysique qu'il s'affirmait être, il était conscient de l'importance spirituelle de cette croyance chez tous ceux qui, comme Max Jacob, la partageaient.

Peut-être est-ce leur influence, ainsi que l'expérience douloureuse de sa maladie et le pressentiment de sa mort, même s'il ne 1a croyait pas si proche, qui expliquent l'évolution qui, en quelques mois, va l'amener à s'ouvrir à la croyance à la vie éternelle. Très certainement aussi, le désir éperdu de rejoindre un jour ses parents, dont, le 17 janvier 1949, il évoque métaphoriquement 1a survie :

Embarqués dans le train de nuit qui ne s'arrête jamais
Anna ma mère dans la couchette du wagon
Et mon père au-dessus qui la protège de son affection
Ah! Croyez-moi ! je ne sais rien de plus atroce
Que de vous laisser partir seuls pour ce voyage de noces
Que d'attendre durant des mois et des années
Derrière la fenêtre étroite et grillagée
Le passage de l'ange essoufflé qui m'appelle
A l'aubette perdue dans les genêts du ciel
Où le train qui vous mène est enfin arrêté.

La tristesse, p. 309-310

Attente qu'évoquent sans ambiguïté ces deux vers du poème Vieil Océan (p. 334) :

Que la grenouille de ma voix s'enfle jusqu'à chanter
Ce bol de larmes au pied des marches de l'éternité !

C'est ainsi qu'il imagine, plaisamment, sa comparution après sa mort devant le Juge suprême pour son examen de passage à l'Eternité :

Oh ! attendre les résultats d'un examen tout sa vie !
Me voici devant l'Agrégé final moi l'impétrant
Qu'avez-vous retenu de mes commandements ?
N'ai tué que cet enfant en moi ! commis d'autre adultère
Que de coucher dans les draps maigres de la terre !
Et quant à ce qui est d'honorer ses parents
Vous les tenez cachés oh ! depuis si longtemps
Sous 1a marquise de vos ailes
Que c'est à moi mon Dieu de vous en demander des nouvelles !

јugé, p. 343

Oui, cette éternité si longtemps refusée par lui, son testament spirituel qu'est le poème Nocturne montre qu'il y aspire de toute la force de son âme, exprimant cette aspiration avec un humour bien éloigné de l'habituelle rhétorique des prêcheurs d'éternité :

Ô mon Dieu ! j'ai tellement faim de Vous tellement besoin de savoir
Qu'un couvert en étain serait le bienvenu dans le plus modestes de vos réfectoires
Que la cuisine soit bonne ou fade nous ne sommes point ici à l'Office
Laissez-moi respirer l'odeur des fleurs qui sont sur les tables et qui ressemblent à des lis !
Je crois en Vous Hôtelier Sublime !

Hôtelier divin qui, dans la strophe finale, accueille le poète qui doute de son salut par ces paroles d'un humour bien caduсéеп :

Qu'il soit coupable ou non coupable
Toujours en peine de son Dieu
Qu'on lui serve pour vin de table
La rosée lustrale des Cieux !

Note :

Les numéros de pages se réfèrent à l'édition de 1978 de Poésie la vie altière ; édition dans laquelle, malheureusement, sont absents bien des titres donnés par Cadou à ses poèmes (par exemple, page 300, le titre « Ah je ne suis pas métaphysique, moi ») ainsi que la datation d'un très grand nombre de poèmes, ce qui rend très problématique leur mise en perspective chronologique. D'où la nécessité d'une nouvelle édition conforme enfin aux manuscrits de Cadou.
*Joël Barreau, ancien professeur de lettres classiques au lycée Clemenceau de Nantes, ancien président de l'association de gestion du Centre René Guy Cadou de Nantes.


 

 

 

 

 

Du monde bleu*, par Hélène Cadou


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« Et j’ai traduit diverses choses
En langue bleue que vous savez ».

R.G. Cadou
« Lettre à des amis perdus. »

Pourquoi le bleu ? Pourquoi cette fascination en poésie ? Bleu d'une buée légère, d'un souffle à peine qui deviendrait parole.

L'air que tu respires est bleu, comme le bonheur. Mais, il s'agit d'un bonheur de l'âme et, dans le même temps, du bonheur de dire.

Rencontre, en un instant très rare, d'une grâce et d'une parole donnée.

Injustice du poème. Le plus souvent, travail pour rien, le bleu s'appesantit sans s'approfondir. Des heures et des heures, des pages et des pages, en vain. Et, tout à coup, ce bonheur d'écriture, cette écriture bleue, comme à l'insu du poète, comme en son absence.

Le premier surpris, celui-ci s'interroge : Qui écrit ? Qui est venu ? Qui s'est servi de son langage, de sa fièvre, de sa souffrance ? Dans la mécanique des mots, de la grammaire, des lois du nombre, d'où a surgi l'étincelle ?
Le métier est méticuleux, précis comme celui de l'horloger, de la dentellière ou du mathématicien. Chaque signe s'imbrique l'un dans l'autre. Mais voici que, contre toute attente, l'horlogerie maniaque se dérange.

L'horloge n'est plus celle d'un temps, d'une langue, d'un espace. Une aile est passée. L'instant s'agrandit. On n'ose l'appeler éternité mais plutôt brisure, déchirure.

Voici qu'on parle clair dans le sommeil et dans la nuit.

Le poète est un nageur des grands fonds. Liquide, la poésie qui coule de source mais trop lourde la terre qui le nourrit et, pourtant, l'aveugle l'englue dans sa noirceur et sa menace.

D'où vient le malentendu, la difficulté du poète à respirer en terrain neutre.

Le bleu est, à lui seul, un élément. Une étendue qu'il faut franchir, du bleu matinal aux bleus profonds de l'orage, tellement proches du noir que l'âme, souvent, s'y perd.

On entre en poésie, à chaque fois démuni, sans arme dans le champ de la parole.

Tout est toujours à recommencer, à découvrir.

Ce métier qu'en ferai-je ? Si inutile, si astreignant quand 1a vie est là, belle comme le jour, à la porte.
Rien n'est aussi futile que cet assemblage de mots, cette trame bien serrée que tu appelles un poème. Pour y piéger quoi ?

Rien. Car, justement, tu ne cherches rien, nul avoir, nulle prise, nulle possession si ce n'est un bref, un immense accroc dans le destin terrestre.

C'est dans le non-dit que surgit une parcelle d'être. C'est sur lui-même que travaille le poète. Son langage devient ce qu'il est.

Il dépouille, il élague, il simplifie, il tend vers une expression si évidente qu'elle serait le noyau intense de l'être.

Le mot le plus banal, le plus courant (celui qui court de bouche en bouche depuis la naissance d'une langue) peut convenir, alors.

S'il survient là où on ne l'espérait plus, juste en lieu et en temps donnés, au détour d'une phrase, comme au détour d'un bois surgit le sentier, la lisière avec, soudain, une grande flaque de clarté, alors tout prend sens, le paysage entier s'éclaire. Ce que vous n'aviez jamais vu, jamais compris, s'illumine.

C'est, encore une fois, le matin du monde. Le temps n'est pas perdu, mais gagné :

Elle est retrouvée.
Quoi ? l'éternité.

Ces bonheurs-là en poésie sont si rares qu'ils pourraient tenir dans un livre minuscule, mais ils sont, parfois, tout ce qui reste d'une civilisation.

À quoi bon essayer de nouveau lorsque tant d'autres ont manqué la corde ? La poésie n'est, peut-être, qu'une tentative toujours recommencée vers une illusoire fin. Le poème, le lieu de la plus totale gratuité, le lieu de l'impossible.

Le poète joue contre lui-même. Il refuse le décor, les filets, et plus que tout, un bonheur qui ne serait que de l'adresse. À force de dénuement, il risque le silence. La mémoire même, son meilleur allié, peut devenir son pire ennemi.

Elle sauve pour lui sa part terrestre. Elle le rattache à son histoire qui est l'histoire de tous et sans laquelle il ne serait qu'une ombre.

Mais, trop souvent, la mémoire le trahit. Le poète se dilue dans l'identité des autres et ne trouve plus sa propre voix.

La seule qui vaille quand chaque vie prend place dans le projet du monde.

Si le bleu est la couleur offerte à tous les hommes, celle qu'ils respirent, celle qui répond à leur soif, elle est, aussi, celle qui, proche de la transparence, laisse le mieux, fût-ce dans les plus pauvres conditions, sa chance à l'invisible.

Le langage de l'être, celui de la poésie, se fait entendre, parfois, dans la largesse d'un ciel éclatant mais, mieux encore, dans le dérisoire appel d'un regard de l'autre côté des lucarnes et des grilles.

Du moins, cela se passe-t-il ainsi quand « l'inconnu » surgit, travaille pour toi. Pour d'autres ? Sans doute, puisque c'est dans leurs écrits que tu retrouves la trace des sandales de feu, la fulgurance du bleu.

*Edité dans la Revue l'Atelier Imaginaire : L'âge d'Homme en 1989

 


 

 

 

 

 

Hélène Cadou ou l’éternité comme un viatique, par Luc Vidal


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Le fond de l'air est bleu
Chaque jour
J'y remise                                         De ton absence
L'espoir                                             Un reflet de vitre
La mer                                               Sur Louisfert

Hélène Cadou
In Miroirs sans mémoire (La nuit fertile)

« La poésie n'est certainement pas dans les choses, autrement tout le monde l ÿ découvrirait aisément, comme tout le monde trouve si naturellement le bois dans l'arbre et l'eau dans la rivière ou l’océan. Il n'existe pas non plus, par conséquent, de choses ni de mots plus poétiques les uns que les autres, mais toutes choses peuvent devenir à l’aide des mots poésie, quand le poète parvient à mettre son empreinte dessus. La poésie n'est en rien ni nulle part, c'est pourquoi elle peut être mise en tout et partout. Mais rien ne s'opère sans une véritable transmutation des valeurs. Dans l’impuissance à la saisir, à l’identifier où que ce soit, on a préféré déclarer qu'elle régnait partout et qu’il suffisait de savoir l’y découvrir. Or, il est parfaitement évident qu'elle est plutôt une absence, un manque au cœur de l'homme, et, plus précisément, ce que le poète a le don de mettre à la place de cette absence, de ce manque. Et il n’ÿ a poésie réelle que là où a été comblé ce vide qui ne pouvait absolument l’être par aucune autre activité ou matière réelle de la vie. »

Pierre Reverdy s'exprimait ainsi dans la revue l'Arche en 1946 1. La poésie française du XXème doit à ce maître-poète ses lettres de noblesse, de style, de chagrin et de joie. Il est au carrefour, dans les solitudes apprises et conquises, un grand maître rêveur du poème et de son chant. Nord-Sud fut sa grande revue du temps de Guillaume Apollinaire et de la naissance du mouvement surréaliste. Il fut pour les poètes de l'École de Rochefort avec Max Jacob pour des raisons différentes un sémaphore de poésie. René Guy Cadou bien sûr est de ceux qui profitèrent de ses lumières, ses poèmes, ses commentaires, ses correspondances. Puis, Hélène quand elle prit la plume des mots et les ailes de la poésie retrouva dans son écriture singulière les traces de la création reverdienne. Reverdy nous enseigne que le poète est souverain et que ses mains, ses regards, ses rêves lui offrent une mainmise solide, une terre et un ciel à arpenter. La poésie est « une absence, ce manque au cœur de l'homme » souligne-t-il. Cette transmutation des valeurs nécessaire à l'émergence du chant de la poésie, René Guy Cadou l'a réussie dans les chambres de solitude en battant la campagne heureuse ou non de sa destinée. Cadou semait ses visages de solitude un peu partout 2. René Guy et Hélène eurent une brève vie d'amour dont l'intensité est à méditer sans cesse à la lumière de leurs dialogues poétiques hauts, puissants, légers. Au-delà de la mort, comme une manière de renaître à l'autre. À la question que je posais à Hélène Cadou dans le film réalisé par Emilien Awada 3 : « Vous êtes fidèle à Cadou depuis 60 ans, mais pourquoi cette fidélité ? », elle répondit ceci : « Pourquoi ? Mais écoutez, parce que c'était Cadou! il m'a donné la parole, Ça c'est une vérité. C'est extraordinaire de pouvoir dire çа, qu'on rencontre quelqu'un qui vous donne la parole. Je me suis mise à parler, spontanément. Et il avait ce pouvoir-là. Il m'a apporté la vie, il m'a mise à... Il m'a redonné la vie, il m'a donné le jour. Je crois que c'est çа qui est le mieux. Il m'a donné le jour. Alors que j'étais une petite fille très heureuse et très entourée. Mais tout à coup, il m'a donné le jour. Et çа, c'est très merveilleux, enfin c'est quelque chose d'éclatant quoi... Je suis née deux fois. 
-C'est un privilège.
-Un privilège oui. C'est pas facile non plus peut-être. (rires) »

La poésie est cette source capitale connectée au cœur de l'amour en échange. René Guy Cadou, à l'heure de l'alphabet des retrouvailles, sera là pour offrir à une Belle au bois veillant tous les feux de la nuit et de l'amour. Un poème d'Hélène nomme ce qui doit être et procure un billet uniquement pour le retour des fiancés ou des camarades. À chacun de prendre ses risques. De 1a petite gare de Clisson en Loire-Inférieure, lieu de la première rencontre en Juin 1943 jusqu'aux rêves de 2014, il y a l'épaisseur du temps et la transparence réciproque des miroirs sans tain. L'un regarde l'autre dans des chambres différentes. Hélène, en attente, tient dans ses mains une rose rouge, cueillie au jardin de Grignon. « L'Innominée » n'a pas fini de nous surprendre. Quel est le véritable nom d'Hélène ? En vérité, nous le saurons demain matin à la première heure si nous savons être attentifs au sens profond de ses œuvre 4. Dans ses livres, Hélène a accepté de se perdre dans les forêts des rêves, des mémoires, des pays traversés dans les pas du poète.

« Les lointains bleus les pays chauds les sables blancs »

Ce vers issu des Sources du vent de Pierre Reverdy 5 est fait pour les deux amants du poème végétal de la vie. Il semble leur donner l'habit de l'alliance amoureuse. On sait que René Guy Cadou a reconnu sa dette poétique à Pierre Reverdy. « Je crois que je devrai toujours quelque chose à Reverdy. Reverdy est le seul homme au monde qui m'émeuve 6 ». Le recueil Brancardiers de l'aube de 1937 témoigne de cette influence reconnue. Ce poème, second des Brancardiers : « Une pluie fine de mains/Le blanc du ciel/la voix rugueuse des cloisons/lentement regagnent ma mémoire/A dos de livres./J'avais oublié de vivre/dans le sable mouvant de tes bras » dit Cadou. Poème ramassé sur lui-même. Image photographique notée, souvenir sonore fixé, croquis réussi de l'instantané poétique. Une sorte de court métrage. Pierre Reverdy y excellait. Mais on ne peut résumer Cadou à cette forme brève. Dans Sources du vent, d'autres poèmes, d'autres vers éminemment lyriques peuvent rappeler le partage entre les deux hommes. « Les landes déchirées par la course des trains » d'Apre Sang rejoint « Mais ce soir-là/ce sera comme un arrêt brutal du train » d'Aller Simple du Dаblе et son Train. Des exemples surgiraient nombreux à différentes époques de leurs écritures respectives de ce que l'on peut considérer comme une sorte d'hommage perpétuel de Cadou à Reverdy au fond de l'oeuvге. La correspondance entre les deux poètes est de haute tenue et l'on comprendra la joie que Cadou recevait quand il lisait en 1942 de Pierre Reverdy par exemple : « ... et je ne m'étonne pas de votre candide sourire après avoir décelé dans vos poèmes la source, le filon de 1a vraie poésie — qui coule de votre main aussi fraîche et naturelle que la naïve malice qui pétille dans vos prunelles... » ou encore « ... Votre poésie est pleine des plus fraîches, des plus naturelles, des plus étonnantes trouvailles. Elle n'est faite que de çа. Personnalité qui s'affirme sans le moindre effort apparent. Chaque mot, chaque image porte votre marque — On ne m'en a jamais tant dit à moi-même — alors — Jugez-vous même...7 » Cadou lisait et relisait avec avidité les courriers de Reverdy comme ceux de ses amis proches ou lointains. Il affrontait ainsi avec plus de légèreté les solitudes des villages au hasard des nominations de ses postes d'instituteur jusqu'à l'ultime école de Louisfert. Mais c'est Hélène qui revendiquera d'avoir bu aux sources de la poésie reverdienne. Les poèmes Encore l'amour et Toujours l'amour des Sources du vent semblent lire l'histoire des amants réconciliés au-delà de la mort. Reverdy chante « surtout les regrets de cette solitude/Ô cœur ô cœur fermé ô cœur profond/jamais de la douleur prendras-tu l'habitude » ou ce « j’aime ces flocons blancs de la pensée perdue/dans le vent de l'hiver et le printemps mordu ». Ces mots-là vont comme un gant à la poésie d'Hélène. La forme et le contenu du poème reverdien guidera l'écriture d'Hélène Cadou comme Emilie Dickinson lui donnera un climat romantique et d'arrière-pays à vivre simplement.

Quand l'Innominée donne le baptême d'amour au Prince des lisières

Qu'est-ce qui frémit jusqu'au fond du sang d'Hélène et dans la chair nue de ses poèmes ? : les soleils de la vérité d'aimer. « Comment oublier ce matin de janvier 1950, en ce Châteaubriant, où la vérité choisit de m'apparaître comme une déchirure soudaine du temps » s'écrie Hélène dans C’était hier et c'est demain 8. Lire les œuvres d'Hélène, c'est se rendre compte du dialogue secret, attentif avec l'aimé perdu. Voici les titres-plages de ses livres : Le bonheur du jour, Cantate des nuits intérieures, Les Pèlerins chercheurs de trèflе, En ce visage l’ avenir, Miroirs sans mémoire, L innominée, Une ville pour le vent qui passe, Un jour donne le signal, Longues pluies d'Occident, Poèmes du temps retrouvé, Demeures, Mise à jour, Le Pays blanc, Retour à l’été, La Mémoire de l'eau, L'Instant du givre, Le Livre perdu, De la poussière et de la grâce, Si nous allions vers les plages, D entrée de jeu, l’été, Le Monde à l’endroit, Le Semainier, Le Prince des lisières. 1956, Pierre Seghers édite Le bonheur du jour; 1977, Rougerie, Les Péleriпs chercheurs de trèfle. Quinze années de silence éditorial ne veulent pas dire absence d'écriture dans la vie d'Hélène mais une lente maturation vers la lumière du poème accompli. Le livre Poèmes du temps retrouvé de 1985 publie en effet les inédits des années 60/80. Il est né dans le silence et la parole retrouvée. « Je suis née deux fois » me dit-elle dans l'entretien filmé par Emilien Awada. Dans cet au-delà de la mort, la douleur, l'absence se sont transformées en nouvelle attente comme au temps de la première rencontre à Clisson. L'amour d'autrefois est devenu un amour de l'avenir. Tous ces titres sont les noms de plages inédites. Tous ces livres recréent un nouveau portrait de René Guy Cadou. Une enquête intime dit l'homme de la poésie mémorable. Il est « l'absent et l'enfant perdu derrière les grilles », celui qui « sera là », le dieu poète fraternel, le prince né hors du temps, le chemin qui recommence, l'inconnu attardé sur « la troisième marche/ à cause du lilas blanc », l'amant qui aime la fille sauvage, « la fille des grands jours », le poète de la voyance, l'homme qui portait sur son visage la musique, l'homme aux trois clés qui ouvrent sept fenêtres, « L'éveilleur des jardins », « l'entendeur, le seul » du « secret du mot le plus nu », l'homme d'amour, vivante mémoire », L'homme « aux manteaux d'herbes sauvages », « le frère nourricier » de la parole, celui qui tient la main du Christ-enfant, l'habitant des « marges bleues », le noir cocher des « brumes d'automne », l'homme du « dernier portrait, de la dernière parure », le messager sans retour enfin « le Prince des lisières ». Aux portes d'un nouveau monde, il est René. Tout est dit. La poésie d'Hélène Cadou est 1a poésie de la nostalie aventureuse 9, de la femme-livre qui a tant aimé le poème de René Guy Cadou au point de délivrer une œuvre croisée neuve et unique dans les annales de la poésie française. La nostalie est une sorte de nostalgie qui réunit les pays des solitudes où les amants s'étreignent et s'aiment dans les chambres de la cinquième saison. La poésie d'Hélène est à placer à la hauteur de l'œuvre de Christine de Pian. Les Cent ballades d'amant et de damé 10 développent les thématiques entrecroisées de la mort, du veuvage et du sentiment amoureux. Et comme chez Christine, l'art de nommer et de jouer sur le nom permet de maintenir le cap sur les îles enchanteresses des conjugaisons d'aimer. La tradition courtoise et la tradition orphique cristallisent chez Hélène une poésie que Stendhal eut aimée. Les poèmes d'Hélène sont des valses d'adieu qui réinventent le mythe d'Orphée. Sa création poétique et littéraire est une œuvre orphique par nature. Elle est une louange à la beauté des choses et des êtres. « La beauté est une épouse noire » écrit-elle. Nous sommes poétiquement dans l'étoffe du mystère et du secret parce que cette poésie s'installe et enfante des mondes dans les parois transparentes et poreuses du temps. La voix de ses paroles invite Orphée à ne pas faire volte-face car celles-ci sont d'une totale sincérité car il s'agit de sauver la royautéamoureuse du monde. Chez Cadou, cet appel serait de presque tous les instants. Hélène ou le Règne végétal est à cet égard une cathédrale de lumière. L'épée du poème d'Hélène guérit ses blessures de femme et apporte au poète Cadou le baptême des retrouvailles sur les plages des marches de l'Ouest.

L'Innominée, la bien nommée à la recherche du Prince des lisières...

L'Innominée, paru chez Brémond en 1980, vingt ans après la mort de René Guy est le livre-clé du poème hélénien. Hélène m'a confié qu'il était né dans la solitude d'un pays de forêt, à la Charroie. Dans une maison au cœur de la forêt. Solitude, tristesse, haute mélancolie l'habitaient avec la présence des brises et des sèves du printemps qui travaillaient 1a terre et les rêves. Écriture d'un seul trait fut son autre confidence. Les chapitres de ce livre annoncent la naissance d'une trobairitz de haute volée. Chapitre 1 : L'Innominée (sept poèmes pour un seul chant.) Chapitre 2 : le dit du messager sans retour. Chapitre 3 : terre d'absence. Chapitre 4: les sept chambres du château d'amour. Chapitre 5 : écrire à blanc. Chapitre 6 : Il y aura des temps sans le temps... Chapitre 7 : l’impossible crie son nom. Tout est fixé dans ce recueil : le rien, la mort, Dieu à peine audible, l'enfance, le vif, la poésie, le blanc et le bleu, l'écriture à blanc, 1a recherche du Graal, la parole, la forêt et les lampes de l'aventure, le sang des fraternités, l'herbe et l'arbre, les ancêtres, l'avenir du souvenir, Louisfert, l'amour et son futur absolu (il sera là), puis la mer, les plages et le vent qui inscriront les preuves de la nouvelle alliance. Ce grand livre peu épais, dense, fragile fait de René Guy Cadou, prince des lisières, messager du temps et d'Hélène Cadou poétesse accomplie. Roger Toulouse a traduit en poète des lignes des portraits de l'un et l'autre, légers comme l'éternité qui efface 1a mort. « Les mots sont au frais/au creux des légendes », « Et les mots entre nous sont des carillons de lumière », « Écrire à blanc/petite mort. » Ces extraits de l'Innominée disent 1a joie retrouvée d'être au monde. L'amour entre René Guy et Hélène c'est l'amour entre Perceval et Mélusine. L'union sexuelle est par la force des choses devenue entre les deux amoureux une union textuelle. Le vase du Graal au niveau symbolique c'est le sexe féminin. Cadou-Perceval est celui qui s'est uni et s'unira à nouveau à Hélène-Mélusine. « L'homme allait repartir/mais plus une porte/Plus une lampe/Bonheur des nuits »... « Seule la mare/ s'offre comme une femme/Avec ses miroirs/ et ses colliers »... « Que resterait-il ?/Une blancheur/ Et l'armature du sang/Qui ne sait pas mentir » murmure Hélène dans son Cadou chez Brémond 11. Texte fort. Avoir nommé cet ouvrage Cadou semblait entretenir la confusion entre les deux œuvres. Je partage le point de vue de Christian Bulting dans cette même revue sur cette confusion voulue par Hélène. Il dit ainsi avec pureté l'union parfaite des amants. Il y a un tel accord en Hélène avec le fantastique des possibles qu'elle est devenue malgré elle maîtresse du temps, « face à l'origine/des temps révolus ». Ce livre confirme le statut de femme-fleur, de femme-arbre (Cadou comparait ou plus exactement assimilait Hélène à un arbre), de femme-terre. Ce Prince des lisières est un livre testament. Tous ses poèmes sont des poèmes clairières du Graal amoureux. En route « vers le pays des arbres » dans la clairière du midi ou la clairière du minuit. En 1977, son Cadou annonçait ce Prince : « Un visage ressemblant à celui d'un prince né hors du temps/ou d'un enfant perdu. » René Guy disait à voix haute ses poèmes à Hélène. Nous n'avons pas conservé sa voix. Mais sa voix nous assure Hélène était « la mer qui remuait des mondes » sous la lampe. Hélène, Orphée au féminin meurt de trop vivre dans cette folle espérance de le revoir, seule condition jusqu'à perdre mémoire pour que renaisse René Guy Cadou. Sur le banc de l'attente à Nantes au centre Cadou, je questionnais Hélène sur le pourquoi de cette attente. Est-ce bien raisonnable lui disais-je ? Quelqu'un frappe à la porte. Elle me dit que cela pouvait être lui avec son foulard rouge autour du cou et son rire assassin des chagrins. Elle y croyait. Parce qu'elle est restée fille sauvage, « fille des grands jours. » Le Prince des lisières est celui qui devance les forêts pense-t-elle. Les livres d'Hélène sont d'une autre nature littéraire et poétique que l'œuvre de Cadou. Et pourtant, les poèmes boivent aux mêmes sources poétiques (tels ceux de Walt Whitman, de Pierre Reverdy, Guillaume Apollinaire par exemple), aux mêmes lieux aimés et arpentés ensemble (Brière, villes et plages de l'ouest, Nantes, cité d'Orphée, Louisfert), mêmes compagnons et compagnes de Rochefort-sur-Loire entres autres. Mais de nombreuses images ou métaphores filent la même laine des trouvailles poétiques. Sa poésie s'accorde à la musique profonde de La Vie rêvée tout en étant différente. Un Jardin d'Eden comme un paraclet (celui de Grignon) est évoqué chez l'un et l'autre. « Murs gris/Lampes éteintes/Mais les roses de juin/fidèles » écrit Hélène. « Et le chat noir et blanc/ qui veille sur les roses. » dit René Guy. « La prairie est sur ma table et sa folle avoine/avec son eau verte » continue Hélène. « La chambre est encombrée/De rivière sauvage » répond René Guy. Le règne végétal offert à Hélène par le poète n'a pas fini d'œuvrer et de distiller du sens. Les échelles de la mer d'Hélène renvoient aux échelles à poules de René Guy. « Ce sera comme un arrêt brutal du train » d'Aller Simple trouve un écho dans « Les trains s'arrêtent/et déracinent/ Les forêts » du Temps retrouvé ; « Éclats du cœur/ Myriades/Années-poussière » englobe les Années-Lumière. Ce « cheval/s'ébroue/Sur la campagne » renvoie au « cheval allumeur insolite » du Chant de Solitude 12. Pas de rimes dans l'œuvre d'Hélène, celle qui commence à être éditée par Rougerie et Brémond. L'usage du vers libre et du vers blanc prédomine alors que chez René Guy Cadou apparaît une métrique mesurée et rimée classiquement et mathématiquement occupant le champ poétique.

Le rouge-gorge et le régent

Au moment où se prépare en 2006 l'édition Le Prince des lisières, Hélène cherchait le titre de ce qui sera son dernier livre. Le mot Prince apparaissait dans chaque proposition. Cela pouvait être Prince des frontières, Prince des bords du temps, Prince d'un pays bleu, Prince des orées/ Mais c'est sur le mot lisière qu'Hélène arrêta son choix, entre « Hier et Demain. » Titre délicat, titre-clé pour une œuvre (é)mouvante s'il fallait un titre générique pour son œuvre complète. Ce Prince des lisières ne conviendrait-il pas ? I1 rejoint l'esprit d'un poème méconnu d'Henri Pichette, l'auteur de Epiphanies

Sur le calvaire de Louisfert
S'est posé un soliste ailé, —
Sa gorge est couleur capucine,
Sa voix est infiniment fine,
Son oraison est cristalline,
— Il gazouille des airs très doux
Au fil desquels revient en litanie
Le nom du régent René Guy Cadou.

Issu des Ditelis du Rouge-Gorge 13, ce poème est plus qu'un hommage à l'immense poète de Louisfert. Ce rouge-gorge des haies et des jardins résume l'œuvre Poésie la vie entière et témoigne d'une poésie d'un monde à jamais perdu et totalement présent. Ce Prince est de deux côtés du monde : de 1a plaine et/ ou de la forêt, de la rive humaine à l'autre rive où l'on forge l'épée d'écriture avec le métal de l'autre monde.
Ce titre donne le sens profond du désir d'éternité de la poète Hélène, de sa recherche du temps perdu. Les amants exilés et séparés par la nuit et la mort rêvent de l'éternel retour. Hélène Cadou entreprend une course-poursuite avec elle-même pour ne pas rater ce nouveau rendez-vous. Son esprit et son cœur se penchent sur « toute vie au bord des terrasses/où s'allonge l'éternité. » Elle se place « Hors du temps, hors de l'histoire. » Les temps du Graal amoureux seront toujours présence et ouverture. Arriver à temps dans la clairière secrète de la forêt, juste après l'orage dans la clarté bleue du jour ou de nuit sera toujours l'objectif essentiel de sa poésie. Elle se teintera aussi d'un érotisme diffus où le sang et la mer joueront à colin-maillard dans le secret des chambres « Sous la peau/Amoureuse/De la mer/Qui va et vient... »

Ce « soleil chien blessé »

Le désir de Dieu sous-tend le poème d'Hélène. Sa quête amoureuse des mots a sa cathédrale végétale et son sourire retrouvé en René Guy Cadou dans l'éternel été. « Se donner la main/pour d'inouïs partages. » Ce mot inouï, c'est le partage avec Arthur Rimbaud ? « Elle est retrouvée./Quoi ? — L'Eternité./ C'est la mer allée/Avec le soleil. » Ce « soleil chien blessé » serait-il la cause de cette éternité d'oubli. Il y a chez Rimbaud un fameux texte mais disparu La Chasse spirituelle. Hélène Cadou touche à la splendeur poétique quand elle écrit : « La nuit des chasseurs/va finir/Car le grand roi est mort. » Faut‑il voir que le roi-poète qu'il se nomme Cadou ou Rimbaud est mort lui aussi, bien mort comme le Roi Arthur interdisant toute espérance. Triomphe de la mort qui fait du poète : l'Absent, autre nom de René Guy Cadоu 14. Mais leur passion commune est une épée de solitude faite de la matière onirique et fantastiquement surréelle et réelle d'une façon amble. Hélène chante mélancoliquement ceci : « J'avais/La solitude/comme un couteau en plein cœur. » Mais elle voit que dans la clairière le Prince des lisières sera là. C'est l'éternité de l'instant et du poème qui signe leur union comme le lierre et la mousse à la fontaine amoureuse du Graal. Alliance aussi du Bleu et du Blanc. « Naissance du bleu. L'éternité se joue » grave Hélène. Cet amour-là est surréel et totalement présent dans nos vies. La poète Hélène Cadou, surnommée Lène en exergue de nombreux poèmes inédits par son poète sait très bien qu'aucun peintre n'a su traduire encore dans sa toile le bleu-Cadou. Hélène ne voulait pas voir mourir cet amour merveilleux. La pendule du rez-de-chaussée battait la mesure de leur amour. Entre René Guy et Hélène il y avait une union poétique, charnelle et végétale. La mort a scellé l'arrêt brutal des effusions lyriques et quotidiennes. Cet amour, grand amour s'est inventé une nouvelle vie, une alliance inédite au-delà de la mort : une union textuelle à nulle autre pareil. Couleur d'éternité comme un vertige...

En mi neuf cent vingt deux à Mesquer
Il y avait des tas de lanternes sur la mer
Et les oiseaux de sel dans la cour de l'école
On commençait à voir les lucioles
Sous les branches
Dans les marais
Les paludiers cueillaient la neige
On ramassait
Le foin dans les granges
Et la chambre attendait la visite de l'ange
Il vint…

René Guy Cadou
in Les vingt deux ans d'Hélène 15

 

Notes :

1-Cité par Gaëtan Picon in Panorama de la Nouvelle Littérature Française,
Éditions du Point du Jour, 1949.
2-Lettre à Luc Bérimont du 25-02-1947 (fonds Marie Hélène Fraïssé, Bérimont, Paris)
3-René Gиу Cadou ou les visages de solitude, film réalisé par Emilien Awada avec le concours de Margaux Serre. Scénario : Lue Vidal.
4 Les livres d'Hélène Cadou ont été publiés chez Pierre Séghers, René Rougerie, Brémond, Maison de poésie de Paris, Doucet', Éditions du Rocher...
5-In Sources du vent de Pierre Reverdy, dessins de Roger Brielle. Éditions des Trois collines, Genève Paris, 1946.
6-Voir article de Jacques Lardoux dans la Revue 303 concernant Pierre Reverdy et René Guy Cadou.
7 Lettre de Pierre Reverdy à René Guy Cadou du 21-12-1942 (Fonds Médiathèque Jacques Demy — Ville de Nantes.)
8 Éditions du Rocher.
9-Voir mon article dans la Revue 303: L'ouvre au clair ou le pays blanc d'Hélène Cadou.
10-Christine de Pisan, Collection 10-18.
11-Illustré par Jean-Jacques Morvan , Éditions Jean Jacques Brémond
12 Chanté par Môrice Benin, Éditions Petit Véhicule.
13- Gallimard, 2005.
14 Visages de l'Absent : René Guy & Hélène, Éditions Gabriel André, Lille, 1996.
15 Fonds Cadou, Médiathèque Jacques Demy, Ville de Nantes.

*Luc Vidal est l'animateur des éditions du Petit véhicule.


 

 

 

 

 

 

Histoire de portraits, par Olivier Delettre


(Retour au sommaire colloque 2014)

 

On connaît de très nombreux portraits de René Guy Cadou notamment photographiques en pêcheurs de crevettes à Saint-Michel-Chef-Chef ou encore avec Hélène sur la margelle du puits à Louisfert ou bien encore avec Roger Toulouse, Marcel Вéalu et Jean Rousselot à La Bernerie-en-Retz. Ces photographies intimes aident à entrer dans l'univers du poète mais n'auraient jamais dû être dans les mains des chercheurs. Si elles sont intéressantes pour l'ornementation, en revanche, elles ne nous révèlent aucune nouveauté sur le poète. La problématique se pose différemment avec l'art du portrait ou de l'autoportrait. En effet, Leon Battista Alberti dans De Pictura explique que :

[...] la peinture possède en soi une vertu presque divine qui permet aux absents d être présents — on le dit pareillement de l'amitié — mais aussi de donner les morts à voir aux vivants, après de longs siècles, de telle façon qu'on les reconnaisse, pour le plus grand renom de l'artiste et pour le plus grand plaisir des spectateurs 1

Autrement dit, le portrait nous permet à la fois de reconnaitre le physique du modèle mais aussi de nous faire connaitre son « intérieur ». La destination de la photo ou du dessin diffère donc, et lorsque je laisse la photographie de côté, c'est pour me concentrer sur cette « intériorité » de Cadou. Les photographies présentent souvent le même aspect du poète : jovial, amoureux et jeune ce qui sous-entend en bonne santé. Est-il besoin de rappeler que souvent les photos sont prises avec les amis et correspondent à des jours — trop rares à son goût ! — de joie ? Il n'en est pas tout à fait de même pour les portraits, l'artiste ajoute sa propre perception du poète dans les traits qu'il lui donne. Ainsi, à travers les dessins que je me propose d'étudier, quatre visages apparaissent qui inscrivent le poète dans l'éternité comme l'a dit très justement Alberti cinq siècles auparavant. À partir des différents portraits proposés, nous allons nous demander quelle est l'image du poète qui nous est soumise ? Non pas l'image physique mais le « portrait psychologique », l'image impalpable, mal définie, innommée comme le dit Sylvain ChifFoleau 2. Je vous invite donc à m'accompagner dans un voyage à travers trois portraits 3 — ceux de Roger Toulouse, Jean Jégoudez et André Lenormand et un autoportrait de Cadou qui nous permettront, d'exposer comment la poésie et le poète sont intimement liés et ainsi, nous pourrons voir l'image laissée à l'éternité par le poète et son portraitiste.

I. Roger Toulouse, un portrait atemporel.

Nous allons commencer ce voyage par le portrait de Roger Toulouse qui n'est chronologiquement pas le premier portrait mais nous le rapprocherons de quelques écrits « théoriques » de Cadou à l'adresse de son ami du Quai Saint-Laurent à Orléans. Il s'agit pratiquement d'un portrait croisé puisque Cadou lui envoie un texte intitulé Élément pour un portrait de Roger Toulouse publié en 1948 dans Les Arts en provinces 4. On perçoit bien le style de l'époque de Toulouse avec déjà des traits qui annoncent la prochaine période dite « des triangles ». Le trait est donc souple et délié, les épaules sont simplement esquissées pour concentrer toute l'attention du spectateur sur le visage du poète. On voit donc les principaux traits du visage avec une certaine atemporalité puisque nous avons un visage lisse et qui parait presque sans âge. La chevelure léonine qui fera trace pour la postérité est déjà présente et n'est pas sans rappeler celle des grands romantiques. Le col et le foulard ne sont pas sans évoquer en transparence leportrait de Chateaubriand par Girodet 5, cheveux au vent et col à la mode 1800 qui lui « bloque » la tête vers l'avenir. Les lèvres sont fines mais closes et le nez est relativement fort — ce qui se retrouve dans tous les dessins et qui pourtant sur les photos n'est pas l'élément le plus prégnant. L'élément le plus important dans ce dessin nous semble être le regard. En effet, Toulouse ne dessine pas son modèle de face comme il avait pu, par exemple, le faire avec son autoportrait mais le décale avec un légertrois-quarts. Cette disposition est symboliquement très parlante pour nous puisque le poète ne semble pas vraiment regarder le spectateur. Les pupilles sont claires et relativement fixes et les nombreux traits encadrant l'œil renforcent la fixité. Il est à noter que ce sont les seuls traits, d'où transparaît la volonté de Toulouse d'insister spécifiquement sur cette partie de la physionomie de son ami qui veut la rendre plus expressive.Ce regard donne donc une dimension particulière à ce portrait faisant de Cadou une image de la résolution, du romantisme et de la métaphysique. J'emploie ce terme volontairement pour parler de sa capacité à écrire une poésie qui s'élève au-delà de la quotidienneté. Si nous prenons les poèmes, on s'aperçoit dès les premiers vers qu'ils s'envolent vers un ailleurs qu'on peut appeler métaphysique ou d'un autre nom d'ailleurs. On peut bien évidemment penser ici au poème Ah je ne suis pas métaphysique moi б.Si on revient au portrait, il semble viser bien au-delà du spectateur, de la Loire-Inférieure — comme on disait à l'époque — bien au-delà du monde. Autrement dit, Roger Toulouse est parvenu à capter — ou à capturer — toute la dimension de son ami parce qu'il fait le portrait de mémoire. La rencontre entre Toulouse et Cadou a lieu en 1947 et c'est Cadou qui expédie une lettre admirative au peintre dans laquelle il le compare au poète Reverdy pour ses critiques de sa poésie ! On ne peut d'ailleurs qu'en citer un extrait marquant la complicité et la compréhension mutuelle dont ils font preuve :

Vous dites les mots bien mieux que les poètes et sans doute parce que vous l'êtes si naturellement. Je le savais déjà par quelques toiles de vous entrevues dans la petite échoppe de Max, par les souvenirs bavards de notre cher Manoll. Personne ne m'a jamais dit tout ce que vous me dites de mes poèmes, pas même l'amitié lucide de Reverdy. Je crois en effet que nous aurions de beaux jours à passer ensemble dans la connivence des bistrots, des chevaux blancs, des épiceries d'enfance et des vieilles buralistes. On pourrait aussi crever l'abcès des vieux édredons rouges dans les meublés et les auberges de campagnes à grands coups de soirées joyeuses et de vin blanc. Espérons que nous vivrons assez longtemps et assez jeunes pour cela [... ]
Il faudra de toutes façons continuer ce bavardage, n'est-ce pas mon vieux camarade ? 7

Il s'agit donc d'une compréhension quasi-immédiate entre les deux hommes qui ont pourtant une dizaine d'années de différence d'âge. Si le voussoiement est de rigueur dans ce premier courrier ; en revanche, le ton annonce déjà une fraternité naissante et un avenir plein de bonheur et de soirées joyeuses où l'on parle autant de poésie que de peinture...

Par conséquent, sur ce dessin, la position de trois-quarts fait qu'il ne regarde pas l'auditoire, ni le peintre c'est comme s'il nous regardait sans nous voir. Il voit déjà plus loin, plus généralement pour embrasser le vaste univers. La dimension mystique et « athée » de Cadou transparaît donc dans ce portrait. Il n'est déjà plus de ce monde et attend l'envol de son poème. Cependant, sans être présent — ou déjà ailleurs ! — le portrait est riche de sa présence. Il habite littéralement l'espace. Ainsi, lorsque Roger Toulouse dessine son jeune ami, il lui donne toute l'ampleur qu'est la sienne et fait part de sa compréhension de la poésie et sait inspirer aux spectateurs cette détermination à embrasser le monde dans ce regard si bleu et si profond.

II. Cadou, Autoportrait.

Il est très difficile de ne pas faire un détour par l'autoportrait de Cadou 8. La posture de l'autoportrait est relativement classique puisqu'il se trouve de face comme s'il fixait l'œil d'un objectif photographique et pourtant, il est relativement atypique puisque se représenter ainsi est rare et techniquement délicat. 9

Cet autoportrait a donc davantage de lien avec la photographie qu'avec la peinture et il est relativement imaginable qu'il soit produit à partir d'une photo puisqu'elle me rappelle le « portrait à la cigarette ». L'unique trait composant le dessin est un élément particulièrement troublant. Par sa position, le spectateur est quasiment convoqué en duel avec le poète et pourtant l'élément le plus important pour ce type de confrontation est manquant ! En se dessinant, Cadou n'a pas jugé nécessaire de représenter une pupille. On est donc davantage dans l'opposition d'un regard vide. Ce cas est encore différent de celui de Toulouse où le regard ne semble pas nous voir. Ici, on ne peut pas s'opposer au regard, voire même le chercher. Autrement dit, le spectateur est pris dans un mouvement à la fois d'aspiration et de rejet. Aspiration par ces deux trous béants qui sont comme un appel à la poésie et à l'empathie ; rejet, parce que si le poète peut aspirer à l'universel, le lecteur, lui, ne peut qu'être effrayé par une telle perspective ! Aspiration par ces deux trous béants pour les souffrances et les bonheurs révélés du monde ; rejet, par la dimension évidemment personnelle de sa poésie. Aspiration enfin par ces deux trous béants qui sont comme un appel à la lecture des textes à travers le poète parce qu'ils visent l'universel ; rejet, parce qu'il est impossible de pénétrer l'amour qui l'unissait à Hélène et au monde. Par conséquent, ce double mouvement qui esttoujours présent dans la poésie de Cadou se retrouve dans la façon qu'il a de se représenter. Ce double mouvement se retrouve sans cesse dans sa poésie qui est à la fois personnelle — pour ne pas dire autobiographique — et fraternelle cherchant sans cesse à élargir le champ des possibles. Le lecteur subit ce mouvement d'aspiration et de rejet procurant ainsi toute sa valeur à ces textes. Cette représentation de Cadou est donc assez atypique mais pourrait servir à elle seule d'art poétique. On est pris par l'amour du monde de Cadou mais en même temps cet amour est insupportable puisqu'il dépasse de beaucoup les limites que l'humanité peut supporter quotidiennement.

III. Jean Jégoudez 1943

Le portrait en profil de René Guy Cadou par Jean Jégoudez paraît dans Sillage dans la rubrique « La Vie poétique », en 1943, pour illustrer une critique de Jean Follain de Grand Élan. L'article cite d'ailleurs le poème Le sillage blanc. Je ne m'attarderais pas sur cette critique sauf pour citer ces deux phrases :

Il me semble que René Guy Cadou veuille plutôt fixer la vibration éparse mi-joyeuse et mi-douloureuse [de l'univers]. Il ressent autour de lui et de ses affections la présence mouvante, l'éparpillement des lumières et des ombres et tente de tout rassembler dans la simultanéité d'un poème.

Jean Follain, dans son style si caractéristique, fiхе une fois de plus les caractéristiques de la poésie cadoucéenne telle que nous la développions précédemment par ce double mouvement contradictoire d'aspiration et de rejet, et plus loin, les adjectifs qu'il lui applique recoupentle portrait de Jégoudez.

Ce profil du poète, à la plume, prête un sentiment d'inquiétude au modèle avec un trait, certes épais et appuyé, mais également heurté — pour reprendre le terme de Follain à propos de la poésie de Grand Élan ! Le profil montre donc une volonté, une détermination un peu sévère de Cadou. À nouveau, dans ce portrait l'élément troublant mais remarquable vient du regard que Jégoudez lui donne. Évidemment, sur un profil, il n'est pas question d'avoir le regard dans sa totalité, pourtant son œil est doté d'une importante puissance qui s'oriente vers le bas ce qui lui donne un air relativement modeste pour ne pas dire humble mais puissamment attaché à ce qui l'entoure. Le croque-t-il alors qu'il écrit penché sur sa table ? On a donc un profil qui reflète très bien la poésie de Grand Élan — mais plus largement toute la poésie de Cadou — faite de difficultés et d'illuminations partant d'un fait quotidien pour s'élargir à l'universalité rassemblé dans un poème, comme le dit Follain. Ce portrait part également du quotidien —l'aspect physique — pour s'élargir à la dimension métaphysique ou du moins extraphysique si le mot est acceptable. Car dans ce visage, on peut noter également l'incertitude : incertitude face à la vie. En effet, en 1943, la guerre est terrible pour Cadou qui se retrouve au Cellier et éloigné de tous ceux qu'il aime; incertitude face à l'extra-physique car comme le dit finalement Follain, Cadou capte les douleurs et les phases heureuses d'un monde qui alterne sans cesse les phases opposées — renforcé par le contexte historique. Autrement dit, dans ce portrait, on peut à nouveau saisir toute l'ambiguïté de Cadou. Il se montre à la fois très contemporain dans l'inquiétude et dans l'angoisse permanente du lendemain mais en même temps avec toujours cet au-delà chevillé au corps et à l'esprit.

Par conséquent, par ce portrait, Jégoudez nous montre un poète déterminé et attaché au sol qui l'a vu naître et grandir. On ne peut donc s'empêcher de citer le poème écrit à Jean Jégoudez un peu plus tard, alors que le peintre est parti vivre une nouvelle carrière :

Si vous m'aimez oh que ce soit difficilement
Comme on aborde un pays disgracié !
Je ne révèle ma tendresse
Que par les épines des haies

Amitié à Jean Jégoudez !
Il n'a pas craint de venir chez moi
A travers champs à travers bois
Par un matin jonché de neige !

Les dessins de mon ami sont comme les clés de
Barbe-Bleue
Que l'automne à tachées
Et qu'un vieux garde-chasse entre deux verres
d'une eau-de-vie très forte
Rapporte à la mairie du village

Le personnage central évolue
Dans un mystérieux conte de fée
Qui pourrait être tout aussi bien
Le plus poignant chapitre du Grand Meaulnes

Bonheur et honneur à ce peintre
Qu'un amour nouveau illumine
Son œuvre est comme un beau pelage de bête
Abimé par les chevrotines 10

Nous avions avec Toulouse et Cadou, un auteur qui illustre les tableaux 11 qu'il a vus et qu'ensuite le peintre retravaille ce qui n'était pas banal, ici, nous sommes en présence d'un cas encore différent. Cette fois, le poète écrit un hymne à l'amitié 12, l'amitié difficile si on en croit d'ailleurs les premiers vers. On retrouve d'ailleurs l'expression habituelle de la solitude de Cadou à Louisfert telle qu'on peut 1a retrouver dans la correspondance et l'art du portraitiste Cadou. En effet, il définit en quelques vers ce qui fait toute l'originalité de la peinture de Jégoudez. Il le rattache aux grandes mythologies qui fondent sa poésie : la nature, les contes avec Le Grand Meaulnes par exemple et bien sûr l'amitié... Autrement dit, si l'art de Jégoudez lui permet de saisir ce qui fait la force du poète, peut-être aussi par la connaissance de l'homme et de sa poésie, Cadou parvient, en deux vers, à saisir toute la singularité de sa peinture : « un beau pelage de bête / Abimé par les chevrotines ! » Tout est dit en quelques coups de plume. Le poète retient le plus important dans la peinture de son ami comme ce dernier l'avait fait auparavant avec Jean Follain.

IV. Lenormand

Dernier portrait de ce voyage et qui est peut-être le moins connu et pourtant André Lenormand a rencontré le poète comme il le confie à l'émission de radio Sémaphore en 1983 et comme en atteste un second portrait dédicatoire. Publié dans son œuvre Le Gotha nantais par l’image 13, le portrait de Cadou est de profil, il semble afficher une bonhommie désarmante et pourtant sévère. Il s'agit d'un dessinateur de presse pourtant on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une caricature. Yves Cosson confiant d'ailleurs à propos de Len :

Len appartient à cette race distinguée des dessinateurs d'humour qui mêlent la tendresse à la drôlerie. Sous la visière d'une casquette pied de poule, derrière les lunettes, le regard de Len vous épingle avec un brin de gouaille, un soupçon de malice, un zeste de délicatesse 14.

Dans la dernière section du livre d'André Lenormand, René Guy Cadou se retrouve en bonne compagnie avec Le Corbusier à sa droite et Sylvia Monfort à sa gauche. Le chapitre consacré à ce trio s'ouvre sur le célèbre distique de Cadou : « Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ? 15 et finissant sa présentation de Le Corbusier pour s'en prendre à l'esprit parisien, Len fait une transition toute trouvée vers Cadou :

... On a détruit Le Corbusier pour laisser bâtir en mal ce que le génial bâtisseur aurait fait de bien... Le bâtiment, disait Le Corbusier, n'est pas une affaire de prix de revient, c'est une question humanitaire...
On a laissé Le Ricolais foutre le camp en Amérique, pour le « distinguer » 30 ans après...
On a laissé René Guy (sic) Cadou se frayer son chemin dans l'ombre, alors qu'on braque les projecteurs sur des « gloires » qui ne lui arrivent pas aux espadrilles...

Mettre en parallèle Le Corbusier et René Guy Cadou est extrêmement audacieux de sa part et terriblement révélateur puisqu'il termine ainsi : « Le bâtiment, disait Le Corbusier, n'est pas une affaire de prix de revient, c'est une question humanitaire » (p. 410) Cette phrase en remplaçant « le bâtiment » par « la poésie » ne garderait-elle pas un sens qui conviendrait parfaitement au poète nantais ?

Certainement traité après sa mort et d'après mémoire et sans pouvoir oublier les dessins évoqués précédemment, Len propose un poète de profil, en pied avec un plan américain. On retrouve toutefois dans le visage qui n'était qu'esquissé dans le premier profil, les mêmes traits. On retrouve le poète avec les mains dans les poches pour signifier â la fois la bonhommie mais qui peut aussi rappeler le poème de Rimbaud, « Ma Bohème » :

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées

Est-ce bien la colère qui est signifiée par ces mains ? ou bien sont-ce celles qui prennent la mort dans le poème. Le dessin de Cadou n'est-il pas aussi l'incarnation de ce Rimbaud dans ce célèbre poème. Ces mains qui traduisent son attente de la vie mais aussi de sa joie qui faisait de l'instituteur l'ami de Louisfert, l'ami du tonnelier, du paysan, du photographe... Cadou est vêtu simplement comme il est régulièrement représenté sur les photographies. Len s'éloigne donc de la représentation du poète « inspiré » plus proche en cela d'un démiurge antique que d'un poète ancré dans la vie quotidienne. Or, c'est bien cette image de Cadou que souhaite nous transmettre Len, surtout si on remet en parallèle le premier distique :

Pourquoi n'allez-vous pas Paris ?
— Mais l'odeur du lys ! Mais l'odeur du lys

Dès lors, on peut aussi peut-être comprendre cette colère qui semble habiter le regard de Cadou. N'est-ce pas la colère de l'homme qui a répété vingt fois les raisons de son choix de rester avec ses amis qui ne sont pas seulement les poètes parisiens mais qui sont d'abord les habitants de Louisfert : le facteur, le tonnelier, le voisin...

Le visage de Cadou attire notre attention car il n'est pas traité de manière habituelle. Évidemment, on reconnaît le style de Len, un trait simple, appuyé et légèrement enflé comme il convient au dessin de presse. Il reprend la chevelure léonine du poète mais on peut voir que les traits évoquent davantage la dureté et la détermination qui l'habitaient. Représenté tourné à gauche, c'est comme s'il souhaitait entrer dans le livre, partir à la rencontre des colocataires du Gotha nantais. Le visage évoque donc la gravité du poète qui vient trahir le bonheur quotidien par une angoisse due au sentiment d'urgence qui sous-tend l'intégralité de sa poésie. On a donc un René Guy Cadou qui semble vouloir s'investir dans sa poésie. Ce portrait représente donc toute l'orientation de Cadou vers cette mort qui lui tend les mains et qui attend seulement de pouvoir s'en emparer. Autrement dit, son portrait est relativement contrasté puisque s'il évoque une certaine bonhommie par son attitude ; en revanche, la physionomie et les mains dans les poches sont plus difficiles à interpréter. En effet, tout comme sa poésie est contrastée et hantée par des mouvements contradictoires, le portrait de Len se lit à plusieurs niveaux. Il témoigne ainsi d'une très bonne connaissance des deux hommes.

Présenter veut dire choisir. Il existe d'autres portraits de Cadou qui auraient également leur place dans cette analyse : ceux de Le Ricolais par exemple mais soit que nous soyons moins sensibles à leur esthétique, soit qu'ils n'apportent pas d'éléments nouveaux, nous les laissons de côté, sûrement à tort d'ailleurs ! Si nous reprenons la phrase de Sylvain Chiffoleau qui sert de fil conducteur à ce voyage : « L'image impalpable, mal définie, innommée », il est relativement clair que l'image de Cadou finalement se dessine assez nettement. Les portraits sont donc à l'image de sa poésie à la fois très clairs en apparence mais beaucoup plus profonds si on creuse un peu. On a donc un poète qui apparaît exigeant avec lui-même, exigeant avec la poésie, exigeant dans l'amitié, exigeant avec le monde qui l'entoure. On est en présence, et c'est aussi ce qui a guidé ce choix, de portraits d'ami c'est-à-dire que ce sont des dessins qui s'attachent à révéler la personnalité du modèle. La sensibilité de la touche révèle ainsi l'amitié d'une soirée passée ensemble à s'observer, à échanger sur la poésie ou la peinture. Cette sensibilité se retrouve dans le poème intitulé « Peinture », écrit en 1947 à Louisfert, et publié dans Les Visages de solitude :

Au-devant de la toile
Il n'y a que cette main qui va
Comme une bête vers l'abattoir du couchant
Il y a même autre chose qu'un mouvement,
Le cœur définitif en proie à sa conquête
Têtu
Et plus encore à même de juger
Au fond de lui, les grands sursauts d'éternité.
Au-devant de la toile
Il y a tant de mains qui se pressent,
Tant de beautés qui se confessent
Qu'on ne sait plus,
Mais on voit bien,
Fenêtre ouverte,
La lueur mauvaise du destin.
Il y a tant de désespoir
Entre la cigarette allumée du peintre
Et son regard
Que c'est comme si toute la vie
D'avant les hommes
Comme si l'unique somme
De tendresse à partager
S'étalait là entre la poutre et le plancher
Aux yeux de tous
L'amour la vérité l'étendue du malheur.

PVE, p. 375-6

Ce poème développe à la fois l'angoisse du peintre devant la toile blanche, que l'on pourrait comparer l'angoisse de la page blanche pour un écrivain, mais également à la joie de la création qui permet de communier avec le monde. Cette touche qui est celle de Toulouse par exemple diffère de celle de Jégoudez qui est très appuyée et qui repasse sur le trait afin d'accentuer encore le caractère du poète. Ce n'est donc pas exactement le même type de portrait mais ils révèlent de la même manière la fraternité entre le poète et le peintre.

Enfin, je rappelle aussi que pour certains artistes comme Fréour, il a été impossible de faire le portrait, en l'occurrence le masque mortuaire, et le médaillon de la maison, fait d'après mémoire, mécontentait son auteur. C'est ainsi qu'on possède la main de Cadou mais pas son masque mortuaire puisque Fréour ni Lenormand qui l'accompagnait n'ont eu le courage de « badigeonner » le visage changé, aminci notamment, du poète qui ne correspondait plus à l'image qu'ils souhaitaient donner à l'éternité en plus de la poésie.

 

Notes :

1-Alberti Leon Вattista, De pictura, trad. Danielle Sonnier, Paris, éd. Allia, 2010, in « la peinture », p. 38. En italique dans le texte, citation de Cicéron, Laelius ou de 1 'amitié.
2-Chiffoleau Sylvain, Signes п°12/13, « L'ami René », p. 42-43.
3 Le choix est volontaire. I1 y aurait de nombreux portraits qui pourraient être ajoutés à l'étude. Ce qui m' intéresse ici pour justifier ce choix, c'est qu'il s'agit d'amis qui ont connu le poète à Louisfert ou à Nantes. On retrouve donc dans ces trois portraits une trace de l'ami et du poète. De plus, ce sont des portraits qui étaient destinés à la publication (bien évidemment le portrait de Toulouse s'insère également dans une série des poètes de l'École de Rochefort !)
4-Texte reproduit dans la revue Les Amis de Roger Toulouse n° 2, juin 1997.
5-Anne-Louis Girodet, Portrait d'homme méditant sur les ruines de Rome (dit Portrait de Chateaubriand), 1808-1809. Musée des
Beaux-Arts de Lyon
6 Ah je ne suis pas métaphysique moi, Le Règne Végétal in Poésie la vie Entière (PVE), p. 300.
7-Lettre de Cadou, Louisfert, 16 Mai 1947. La référence à Reverdy sert également de faire-valoir au jeune poète qui souhaite ainsi prouver son importance.
8 On connaît deux autoportraits plus importants de Cadou : un autoportrait daté de 1948 qui a orné de nombreux recueils et celui qui le représente enlacé avec Hélène datant de la même époque.
9 Si dans le portrait de Toulouse, on voyait une allusion à Girodet, ici i1 est difficile de ne pas voir Rembrandt.
10 Cadou, René Guy, « Amitié à Jean Jégoudez », Le Cceur définitif, PVE, p. 248
11- Voir sur ce sujet l'analyse de Luc Vidal, « Quatre portraits de Roger Toulouse, quatre poèmes de René Guy Cadou » in Les Amis de Roger Toulouse n°1 6, septembre 2011, p. 32 et suivantes.
12 Ce n'est pas le seul à ce sujet puisque Cadou écrit également un poème intitulé Guy Bigot, un autre Jean Lurçat et encore un autre Pablo Picasso (cf. Anthologie de poèmes choisis) alors que pour ces derniers ils ne se sont jamais rencontrés.
13 Lenormand, André (dit Len), Le Gotha nantais par l 'image, JPN éditions, 1979.
14 Propos recueillis par Stéphane Pajot, in Presse-Océan, le 16 août 2009.
15 Cadou, René Guy, « Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ? » in Le Diable et son train, PVE, p. 301.

* Olivier Delettre : professeur de Lettres Modernes dans un lycée du Maine-et-Loire, a publié De l amitié et de la Fraternité à l'École de Rochefort, Nantes, Le Petit Véhicule, 2012.

*Le dessin d'André Lenormand est extrait du Gotha nantais par l'image, éd. J.P.N, 1979.

 


 

 

 

 

 

Les images de l’amour et de la mort, le Bonheur du jour et Cantates des nuits intérieures d’Hélène Cadou, par Jean François Jacques.


(Retour au sommaire colloque 2014)

 

Dans les années qui suivent la mort de René Guy Cadou, Hélène élève progressivement sa propre voix.

C'est ainsi qu'elle publie Le Bonheur du jour en 1956, puis Cantate des nuits intérieures en 1958. Elle a d'abord besoin de continuer à exprimer son amour pour René, par une autre voie que la relation directe, cette expression lui apportant un prolongement de vie à un amour qui ne peut mourir. Elle exprime aussi sa solitude, sa souffrance. Mais elle dit aussi une certaine forme d'acceptation de la mort, parce qu'elle apporte une éternité de l'amour, qui va se traduire par l'écriture.

Jean Rouaud, dans sa préface à la réédition de ces deux recueils par les Editions Bruno Doucey, en 2012, montre très bien ce mouvement : « C'est encore lui [René Guy] qu'on cherche dans ce Bonheur du jour, et on le reconnaît sans peine. [...] Mais bientôt la relation s'inverse. La voix d'Hélène s'élève au-dessus du règne minéral du tombeau. [...] Il y a une vie après la mort. »

J'ai été tenté de voir comment ce double mouvement se lit dans l'écriture d'Hélène, par quel vocabulaire, quelles images, quelles métaphores. L’amour immense et réciproque que se portaient Hélène et René est immédiatement perceptible dans ces deux recueils, sans pour autant, on va le voir, que la terminologie de l'amour dans le langage courant soit très utilisée (les mots amour, amoureux ou amoureuse, le verbe aimer...). Il s'exprime donc par d'autres voies. Nous retrouvons dans la poésie d'Hélène les familles sémantiques chères à René lui-même, mots dont le tissage poétique va former l'expression de ses sentiments, de ses attentes, de sa souffrance. C'est le vocabulaire de la maison : demeure, toit, fenêtre, lampe... ; de l'eau : eau, source, fontaine, fleuve, rivière, étang, mer... ; des oiseaux : nid, aile, hirondelle, goéland... ; des végétaux : arbre, feuilles, mousse... ; du corps : sang, visage, mains, paume, doigt, front... ; de la nature et de ses cycles : pierre, ciel, saisons, neige, givre, nuit, étoile, soleil... Ainsi bien sûr que les termes directement liés au temps et à ses effets : demain, oubli, souvenir, silence, secret.

Le tutoiement, le dialogue ou l'interpellation.

Dans Le Bonheur du jour (LBJ dans la suite de ce texte, suivi du numéro de page de l'édition Bruno Doucey, nous sommes frappés par l'intensité du dialogue, Hélène s'adressant directement à René dans dix-huit poèmes sur les trente-et-un du recueil :

Quand tu n'es plus là tout se tait
Le silence noircit les murs...

(LBJ 19)

Dans un autre poème, Hélène s'adresse à René dans une quotidienneté qui ne se serait pas interrompue, et emploie pour le désigner le beau mot « compagnon » très expressif par rapport à leur relation :

Ce soir encor mon compagnon
Ce soir te souviens-tu ?

(Lв 39)

La répétition insistante de ce « te souviens-tu ? », et les derniers vers de ce poème :

Et toi
Déjà ni ne m'entendais plus.
insistent sur ce dialogue silencieux, cette interpellation plutôt, en mettant en avant une sorte d'inversion : c'est Hélène qui se souvient, c'est Hélène qui n'entend plus... On retrouvera plus loin ce retournement, qui parle de René comme d'un vivant.

Cette parole perdue (qui va être sublimée par l'écriture poétique), et qui rend univoque, silencieuse, cette adresse à René, est exprimée directement quelques pages plus loin

Les mots que je n'ai su te dire
Qui te les dira maintenant

(LB) 45)
ou bien :

Et voilà que je te rejoins
Sur les hauteurs du silence.

(LB 32)

Ce dialogue se poursuit toujours au présent de l'indicatif, et il peut prendre une tournure plus optimiste :

Nous avons choisi de vivre
A coeur ouvert devant le jour
Je m'arme de ton regard
Et je salue le bonheur.

(LBJ 31)

L'illusion est parfois forte, mais c'est de courte durée. Dans ce poème de Cantate des nuits intérieures (CNI suivi du numéro de page), la voix de René est confondue avec la voix de la « table à poèmes », celle sur laquelle Hélène elle-même écrit, celle qui était dans la chambre d'écriture de l'école de Louisfert, évoquée ici par l'image des devoirs, table à laquelle elle s'adresse :

...Qui ranime
Ta voix ce soir ?

Demain la table sera muette
Comme un pupitre d'écolier
Sous mes tristes devoirs tachés.

(CNI 53)

Ce silence de l'aimé finit par dominer, le dialogue ne pourra se renouer que dans l'imaginaire :

Je cherche des rêves pour te les offrir
(CNI 55)

J'appelle en vain !...
Et je sais maintenant que pour te retrouver Il faudra m'égarer dans l'oubli et les larmes Jusqu'à cette clairière ouverte dans mes rêves Où tu m'accueilles mon amour parmi les arbres.
(CNI 60)

Le point d'orgue de cette recherche du dialogue perdu est exprimé dans un des derniers poèmes de Cantate des nuits intérieures, qui dit à la fois l'acceptation définitive de la mort, et la perpétuation de la relation :

Il y a seulement la poussière des corps
Mais à la pointe de l'espoir
Il y a ce front tendu
Ce dialogue qui se perpétue.
(CNI 99)

La mort et la vie.

Ce dialogue est aussi celui qu'Hélène entretient avec la mort. Mort et vie se confondent : la mort est un des éléments de la vie, la vie est conscience de 1a mort.

Je connais la distance
Sereine de lui à moi
D'un bord à l'autre du temps.
(LB 35)

Si la mort n'est pas nommée, elle est présente, elle entraîne l'aimé : le très beau poème qui suit mérite d'être cité en entier. En effet, on y trouve ici plusieurs éléments : l'inversion des situations, le « retournement » déjà noté : celui du mythe d'Orphée, l'aimée veut rejoindre « lui » de « l'autre côté », et non l'en arracher. Et ce n'est pas elle, la vivante, qui est susceptible de se retourner, c'est lui, entraîné par l'irrémédiable, qu'il accepte. La mort, « elle », l'innominée, est une rivale qui entraîne l'aimé. Elle n'est désignée que par ce pronom, et par les notations du froid : vent glacé, souffle de l'au-delà ; neige, qui étouffe, image du silence éternel ; froid, signe de la solitude et de la mort du corps. La mort parle mieux que la vivante, elle est de l'autre côté du temps, au revers du vivant. Rivale invincible… elle entraîne « encore » l'aimé, comme dans un mouvement perpétuel, face auquel Hélène serait retenue du côté des vivants, 1a répétition « laissez laissez-moi » répondant à cet « encore ». Mais on ne peut s'empêcher ici encore de penser à un poème de René, « Nous nous aimons de loin/Belle mort inconnue/ Et ma tête est promise/A tes mains fraternelles ».

C'était lui dans le vent glacé
Je vous dis qu'il vient de passer
C'est encore elle qui l'entraîne
Il faut me laisser m'en aller

Je ne vais pas me faire belle
Il ne se retournera pas

Elle a la douceur de la neige
Et sait lui parler mieux que moi
Mais laissez laissez-moi aller
Il est là de l'autre côté

Peut-être qu'il aurait bien froid
Dans une éternité sans moi !
(LBJ 36)

L'aimée voudrait mieux connaître cette rivale sans descendance possible, assimilée à lа nuit dans cet autre poème de Cantate des nuits intérieures :

Je voudrais te connaître mieux
Figure des attentes perdues
Nuit inféconde

(CNI 61)

Mais la fatalité de la mort est inscrite dans la vie même, elle en est l'ouvrage ultime :

Mais quand je voulus t'éveiller
La vie avait fait son ouvrage

(LBJ 30)

La nuit, qui « lance sur le monde/Tes chiens noirs » est celle qui « referme les fenêtres/pour étouffer dans les mansardes/Les pâles jacinthes de l'espoir », est aussi celle qui baigne nos cœurs de ses eaux mortes : on retrouve ici les éléments de la nature d'une part, de la maison d'autre part, qui forment une partie importante du vocabulaire de ces poèmes. Mais ils sont employés dans une forme négative, alors que plus tard, dans Cantate des nuits intérieures, on verra une expression beaucoup plus positive de l'amour :

L'amour léger comme une passerelle
Unit les jours pour le meilleur non pour le pire
Hier et demain se raccordent
Dans le rire heureux d'un enfant
(CNI 71)

Hélène se souviendra de cette dernière expression pour le titre de sa biographie de René, C était hier et c'est demain.

La Nature, le Corps, la Maison et les objets du quotidien.

Ces trois familles sémantiques sont étroitement liées. Les termes liés à la maison sont nombreux : maison, mais aussi murs, fenêtre (dix fois), lampe (vingt fois), croisée, etc. La « chambre », lieu de l'intimité, apparaît plus rarement, mais toujours de manière forte :

La chambre tourne sur sa tristesse
(LBj 18)
Tant de présence dans cette chambre
(LBJ 22)
Et les bourgeons au fond des chambres
(LBj 31)
Comme autrefois dans la chambre
(LBJ 32)
La chambre était déjà trop grande
(LBj 39)

Je loge mon espérance
Dans une petite chambre
Close sous l'abat-jour
J'ai reconnu son murmure
A peine offert comme un regard
(CNI 57)

Dans le poème qui suit, on va voir comment ces éléments forment une image centrale dans l'expression par Hélène de son amour pour René, formée par l'association de l'eau vivante (source, fontaine) qui s'oppose aux eaux mortes (étang), du miroir et du visage, l'ensemble étant reflet du ciel, source de vie. On voit aussi dans ce poème l'effet « miroir », c'est le cas de le dire, d'une expression qui pourrait tout à fait être celle de René : celle de la fragilité du cœur, qui peut être étouffé par le gel, la neige, le froid de l'absence d'amour, et qui a besoin du visage de l'aimée pour vivre.

Une étincelle dans la neige
Les roses sous les doigts du gel
Sont moins fragiles que mon cœur
Pour vivre il me faut ton visage
Le ciel posé comme un miroir
Sur l'eau secrète d'une source.
(LB29)

Ces éléments liés sont aussi ce qui peut encore, au figuré, rassurer le disparu :
74
Mais tu reconnaîtras ma lampe
A l'heure où la fenêtre boit
L'eau douce de la nuit.

(LBJ 34)

Le dernier poème du Bonheur du jour reprend tout ce vocabulaire avec une sorte d'urgence, de précipitation qui finit par s'apaiser dans l'adresse au « petit frère », écho au « mon compagnon », ou au « mon enfant », qui dans d'autres poèmes désignent aussi René. Ici encore, l'eau figée, la source qui tarit, lа nuit sans lendemain s'opposent à d'autres éléments de la nature ou de la maison, les étoiles brûlantes, le jour amoureux, la maison dormante.

Puisque l'eau de ta lampe s'est figée
Comme une source qui n'a plus de raison de continuer
Puisque le ciel n'éveille plus en toi les échos du matin
Puisque la nuit comme un arbre éclaté
Est une torche sombre sans lendemain
Qui te rendra les étoiles brûlantes
L'amande d'un jour amoureux
Et la courbe du toit sur la maison dormante ?
Ecoute il a suffi de ton cœur petit frère
(LBJ 48)

Les mêmes notes se retrouvent plus ou moins marquées de tristesse, dans un poème qui évoque toujours pour moi, visuellement, le tableau de Böcklin, File des morts :

Dors mon enfant paré de lys et de silence
Dors sur le grand vaisseau qui traverse le temps La nuit est douce
Dors toi qui connus le malheur de vivre
Et qu'un rayon de lune te console et te suive
Au-delà des marées.
(CNI 55)

On retrouve ces images où se mêlent la nature, l'eau, le corps et la demeure dans ce long poème, qui utilise aussi le mot « souvenir » — ce qui est rare dans le premier recueil, mais qui se retrouve dix fois dans Cantate des nuits intérieures. De plus, Hélène s'adresse ici directement à René avec ce doux vocable « mon enfant », qui atténue le double sens des doigts fermés sur les paupières — paupières fermées sous les doigts, comme on le fait pour un mort ?

Je suis plus seule au bord du souvenir
Que l'émigrant perdu sur l'écume des mers
Saurai-je un jour retrouver cette place
D'herbe où tu m'attends
A l'heure basse du silence ?
Oublieras-tu les doigts que je fermais
Sur ta paupière mon enfant ?
(CNI 87)

Alliance et fusion.

Le poème précédent se termine par une très belle métaphore de la fusion des deux êtres, dans et par-delà la mort (l'eau n'est plus de source... elle n'est plus vivante) :

Peut-être arriverai-je
Sur le seuil du dernier soir
Avec mon âme comme une eau tranquille
Dans la tienne.
(CNI 87)

Le thème de la fusion des corps et des âmes rompue par la mort est déjà évoqué dans les premiers poèmes du

Bonheur du jour :
Où est-il cet autre monde
Les digitales sur l'étang
Et les joncs qui mêlaient nos doigts ?
(LB.) 21)

Faut-il souligner que si le terme « joncs » désigne le végétal qui pousse sur l'étang, et qui sert à ligaturer des gerbes par exemple, il est aussi le nom donné aux anneaux nuptiaux, aux alliances ? Un petit cercle de connotations se boucle ainsi, amorcé sémantiquement par le nom même de la digitale, métaphore de la fusion des êtres au sein de la nature, sous le signe de l'eau. On retrouve plus loin cette idée de fusion sous le signe de la lumière, immatérielle :

Je me nourris de ta lumière
Et ne veux plus être pour toi
Que ton poids d'ombre sur la terre.
(LB 24)

Ailleurs, c'est par la voix que s'exprime ce caractère fusionnel entre l'homme, dont Hélène dit que :

Même mort il se souvient de son amour

Et dont elle-même, qui « ... n est jamais solitaire » peut dire :

Je demeure ta voix retenue
Et dans la nuit qui me consume
Tu préserves comme une eau pure
Cette heure qui n'est plus que silence
Aux confins de notre existence
(CNI 83)

Cette union des voix trouve enfin sa résolution dans l'avant-dernier poème de Cantate des nuits intérieures :
Est-ce la poésie d'un autre en moi transmuée ?
(CNI 100)

Y a-t-il un au-delà ?

Tout au long de ces deux recueils court une question centrale, interrogation métaphysique qui fut aussi celle de René : y a-t-il un au-delà ? Cette idée est déjà explorée dans un poème déjà cité, qui évoque un au-delà de glace où « elle », la mort, l'entraîne, mais où elle, Hélène, pourrait la combattre :
Peut-être qu'il aurait bien froid
Dans une éternité sans moi !
(LB 36)

Plus loin, l'au-delà pourrait être presque riant :

J'envie les âmes qui partagent
Tes loisirs célestes.

Rien qu'un balcon d'azur ouvert
Sur ton éternité !
(LB 54)

Le doute est cependant ce qui domine, quand est évoquée de nouveau l'idée d'un disparu consolateur, et le doute : à quoi bon les choses terrestres si elles n'ont pas de reflet dans l'espace de l'au-delà ?

Peut-être qu'un visage aimé
Revenu du fond de 1a nuit
Se penchera vers moi pour essuyer mes larmes.
Mais s'il n'est pas d'aurore
Au terme de l'oubli
Si les astres ne sont que des balises
Inertes de l'espace
Si la vie se referme avant d'être accomplie
A quoi bon les matins terrestres et les arbres. (CNI 66)

L'idée d'un paysage « d'outre-terre », d'un paradis, si elle reste rare dans ces recueils, est évoquée plus
précisément dans ce magnifique poème qui allie une évocation physique précise de René, avec sa chevelure dorée comme une lampe, et l'interrogation fondamentale :

Maintenant que tu t'en vas sur les routes du ciel Avec les colporteurs d'étoiles
Et tu t'en vas avec ta chevelure
Comme une lampe qui s'éteint

Est-il vrai qu'il y ait au-delà des nuages Une demeure pleine de voix très chères
(CNI 89)

Mais il est clair pourtant qu'il n'y a rien, Hélène parait dominée par le pessimisme. L'éternité reste vide à ses yeux :

J'attends depuis des siècles
Au bord de l'horizon
Mais nulle porteuse de miracle
Ne passe au carrefour des nuages
Nul regard ne traverse le désert du temps.
Mais que reste-t-i1 au bout du voyage ?
A peine une raison de vivre
A peine un souvenir
Et ce regard tremblant
Que je n'ose t'offrir.
(CNI 95)

Les derniers poèmes de ce recueil affirment plus précisément encore l'irréductibilité de la mort :

Qui demande le nom des morts?
Ils ont nom de substance
De sable et d'ossements
Ne croyez pas qu'un ciel
Aux furtives splendeurs
Couve sous le chiendent.
Il y a seulement la poussière des corps.
(CNI 99)

Si l'espoir douteux d'un au-delà est ainsi réduit à néant, c'est d'ailleurs que viendra l'énergie du renouveau, comme le disent les trois derniers vers du poème :

Mais à la pointe de l'espoir
Il y a ce front tendu
Ce dialogue qui se perpétue
(CNI 99)

Hélène ne sera pas seule dans cet espoir, elle sait déjà que 1a poésie de René le fait « revenir » et vivre pour beaucoup. Bonheur du jour se termine par cette note qui élargit à beaucoup d'autres l'admiration portée à René :

Parce que tu chantais le monde et sa souffrance
Et le chien bohémien que je n'oublierai pas
Reviens
Il y aura cortège pour t'aimer.(LB 48)
77
De même, si dans Cantate des nuits intérieures le dialogue s'est estompé, si l'espoir de retrouvailles paradisiaques s'est enfui, Hélène aborde d'autres contrées. « L'existence est toujours sauve » dit-elle, elle « lève son regard vers une haute barge d'avenir ». Parmi les nombreuses images utilisées tout au long de ces deux volumes, émergent enfin l'eau claire, et la lumière du ciel : René est tout entier dans ces images, son amour devient le message essentiel de la poésie d'Hélène.

Aidez-moi à regarder en face une autre lumière
Décidez pour moi des épreuves nécessaires
J'aborde une contrée plus large que la vie
Je n'ai ressource
Que d'eau claire
Mesure
Que des battements du silence.
(CNI 51)

Il convient d'oublier le troupeau des nuages

J'accueille le présage offert à la beauté
Du monde

Est-ce la poésie d'un autre en moi transmuée ? (CNI 100)

Il reste à découvrir un message plus clair
Que les sources ou les étoiles
Plus évident que le jour.
(CNI 101)

* Jean-François Jacques, conservateur des bibliothèques retraité, président de l'association Poésie-Cadou.


 

 

 

 

 

Les oublis de Mnémosyne Le point de vue d'un photographe sur les apparences du sentiment poétique dans la représentation de l'univers d'Hélène et de Rene Guy Cadou, par Vincent Jacques


(Retour au sommaire colloque 2014)

 

Tous deux assis au bord d'un puits, la tête comme dans les nuages, le corps en bascule près de la margelle, au-dessus des profondeurs, l'amour incendiant le jour, le scellant de ses braises ardentes, Hélène et René regardent l'objectif. Celui-ci est en partie masqué par le doigt du photographe. Au-delà de cette maladresse l'instant semble figé dans sa grâce, l'évidence en partage, la passion donnée en viatique. Nul Narcisse pour observer leur reflet au fond du puits. Celui-ci inviolé voyage encore par l'onde noire, conservant le pacte silencieux du baiser de Monval. Tout cela n'est pas montré, hors cadre, hors champ, participe à l'étreinte invisible, à la mêlée fougueuse, indicible bataille des corps foudroyés par la brièveté infinie de l'instant. La lumière émise par nos corps vivants, en mouvement, par nos gestes aimants, par nos crimes honteux aussi, aime à emporter notre apparence à la vitesse de la lumière dans le vide cosmique. Mais depuis la chambre noire, quelques photons piégés par nos regards se déposent sur une surface plane, évitant ainsi pour quelques temps encore la dispersion définitive de nos êtres et de leur représentation.

« On n immobilise jamais que des surfaces mouvantes, des volumes virevoltant dans l'espace. Ce que le temps immobilise échappe a la conscience poétique qui, elle, est en dehors de toute durée »

R.G. Cadou, in Usage interne

Si l'écriture, la musique, transfigurent le sentiment du monde, prolongeant ainsi le temps donne
Et bientôt repris, la photographie par l'apparente vérité renvoyée, colle intimement aux apparences. Elle entraine avec elle le vertige des hommes pensant remonter le temps, déréglant l'horloge en transformant le présent en souvenir.

Ainsi de ce miroir faisons-nous un usage dangereux car quand celui-ci se brisera nous disparaitrons avec notre reflet dans l'effacement des larmes.

Dans ce registre notre famille excella, compilant chaque séquence de l'aventure collective dans une multitude d'albums photos, comme autant de chapitres de l'épopée familiale. Ainsi l'habitude naquit de se regarder vivre. Ainsi un trésor de guerre contre l'oubli se constitua, chaque bataille contre l'effacement des visages contribuant au butin collectif. En enterrant un peu partout ces albums dans les foyers épars, chaque porte refermée sur sa propre connaissance, sur sa part de secret, se dessina ainsi un puzzle impossible a reconstituer.

Hélène et René, dans les courtes et immenses années de leur amour partagé n'eurent guère le temps de figer eux-mêmes leur histoire filante, occupés à vivre à perdre haleine, confiant a quelques amis le soin de capter leur image. Ainsi la dispersion du corps venu, du temps vécu ensemble, l'image se révéla
intérieure, universelle, épistolaire, partagée, mais finalement peu figée dans une représentation visible. Hélène prit soin, dans le désordre intérieur et douloureux de cette autre vie commençant le 20 Mars 1951, de réunir les feuilles dispersées au pied du poète, et choisissant celles ou l'aimé lui semblait ressembler le plus au vivant qu'il fut, s'employa à le faire revivre ainsi, transformant par amour le miroir brisé en galerie des glaces. L'onde ainsi propagée peut ainsi encore faire écho au temps présent.

En remontant l'Avenue de la mer

En gagnant la liberté du regard, je fus pris par l'illusion qu'il serait possible de fracturer l'espace-temps à l'aide d'un objectif 35 mm Animé par la conviction profonde d'être le résident à mi-temps d'un monde parallèle, j'entrepris rapidement la remontée de ce torrent de sel d'argent.

En commençant par, l'enfance à peine estompée, vouloir par oxydation recréer les paysages de celle-ci. Pour avoir partagé ces lieux avec Helene, ceux-ci étant ceux de sa propre jeunesse, et dans la conviction commune que cette effraction ne sera rendue possible que par le biais de la poésie nous nous lançâmes dans l'Avenue de la mer.

Chassé-croisé
Des regards
L'enfance entre eux
Sans le temps

Helene Cadou, in Avenue de la mer

Déjà décoiffes par les orages de la vie et asséchés par le vent et le sable, c'est à tâtons que plusieurs années durant, nous cherchâmes dans les arrière-salles éteintes et poussiéreuses l'interrupteur qui remettrait en route et le manège, et la musique, et l'insouciance... Très vite le sentiment Atlantique gagnait, Hélène ouvrant les fenêtres de la chambre d'un grand hôtel pour embraser la mer. Chaque crique de la côte Ouest, chaque impasse ensablée par une dune voyageuse, chaque Casino décrépi, chaque Chateau de sable, de Biarritz à Etretat furent mis à contribution dans la lente montée de la marée des souvenirs. L'ensemble poèmes photos fut associé dans le cadre d'une exposition qui voyagea deux années durant, transportant loin des cotes la discrète fêlure, déposant ici et là, dans les cœurs et les regards, les grains du sablier. Pour autant, les rouages implacables des années passant s'enrayent-ils un peu ? L'exposition fut présentée en Juillet 88 a la Maison de l'histoire à La Bernerie-en-Retz, puis successivement en Mars 89 a la Bibliothèque municipale d'Orleans, en Avril 89 à la Bibliothèque municipale de La Source (45), en Mars 90 a la Médiathèque de Roman (26), en Mars 91 au Printemps du livre de Montaigu, et pour finir en Juillet 92 aux rencontres littéraires Esprit Balnéaire a la Baule. Puis l'Avenue de la mer retourna à l'ombre d'une mansarde, dans un de ces tiroirs gonflés, difficiles à entrouvrir, peu commodes à refermer. Le livre dans son projet initial associant les 32 poèmes et les 32 photographies ne parut pas, n'apparut pas. L'ensemble démonte, ainsi rendu à son ombre, continue à inonder la faille élargie, séparant de la mémoire les traces laissées par imprudence sur la plage blanche. 13 poèmes trouvèrent place dans le recueil Si nous allions vers les plages, édité en Mai 2003 chez Rougerie, pages numérotées 9 a 22 du chapitre « Avenue de la mer ».

Il n'y avait même plus
Assez de vie pour les fantômes
Au château
La dame
Avait regagné son portrait

Hélène Cadou, in Avenue de la mer

Itinéraires et géographies poétiques

Sur l'écran de nos représentations intérieures, chacun se projette de petits films intimes, courts métrages précieux comme autant de rares incunables.

La vie de Rene Guy Cadou est inséparable de l'espace ou se déroule, du premier au dernier acte, la pièce ancrée dans le territoire d'une humanité sensible, d'une terrestre estrade où les étoiles font office de figurants.

Je ne suis plus chez moi
Le ciel est sur ma table
A présent
C'est le cœur qui roule dans le sable
Et des bouquets de mer qui flambent sur le toit

R.G. Cadou, Mer voisine, in Bruits du cœur, 1941

L'histoire d'un homme dans la paume du géographe, du narrateur, du témoin glisse entre ses doigts comme l'eau dormante des jours éteints. L'itinérante de René, des premiers paysages aux premières détresses, file avec le courant du grand estuaire. Elle se mire dans les eaux sombres des marais, là où le Morta tel l'Ankou témoigne pour nos plus anciens ancêtres. Elle participe à la bataille du sel et du limon, sombre dans les pampres au crépuscule, s'enivre des coteaux, s'étourdit d'odeurs boisées. Elle a comme fil conducteur l’encre quotidienne, cette hémorragie de mots, ce lien qui relie l'homme aux mondes. Ces pages jamais blanches, aux paysages changeants, traduisant la langue des pluies et des vents dans d'épistolaires confidences.

Dans ce grand cercle, bordé physiquement par les limites du département, nous entreprîmes Hélène et moi, de réunir face à face, d'un cote un texte d'elle ou de René évoquant, décrivant, suggérant l'une des étapes du périple poétique et d'autre part une évocation par l'image de ces lieux.

« Chaque village de Loire Atlantique eut, pour lui, un visage accorde a son écriture » H.C.

Mais l'érosion était à l'œuvre, avec les mutations urbaines, les bocages dévastés, la Place Bretagne transformée, méconnaissable. Il a donc fallu fuir la confrontation, abandonner la recherche de preuves, toute trace disparue, bue dans de modernes ivresses. Attendre au seuil du parcours, les pieds au bord du Néant, le regard rafraichi à la vue du ruisseau. Le ciel et les eaux seuls, gardiens du mouvement perpétuel envoyèrent des signes. L'image pouvait resurgir dans l'une des failles de nos inconsciences. C'est un long demi-sommeil, un état de veille engourdie qui commença. La lanterne magique reprit du service.

A partir des années 1991-1992, nos périples commencèrent, parallèles cheminements, soirées croisées dans un face à face des mots et des photos, comme deux apprentis sorciers arpentant les coursives oubliées du grand château de la mémoire. Les années passèrent dans la patience d'Hélène, confiante dans l'horizon discret, siège de sa parole, au couchant figé, astre doux et chaud posé au-delà du temps. Elle me confia souvent sa longue attente, sa certitude que le jour sur chaque ouvrage à paraitre se lèvera, à la fin d'une attente dont il fallait s'évader. Les millièmes de secondes capturées, de Saint-Herblon à Mesquer, de Piriac au Quai Hoche, de Bourgneuf à Monval, dans un noir et blanc aux nombreuses demi-teintes rejoignirent la cohorte des témoins silencieux. L'ouvrage devait s'appeler « Itinéraire poétique de Rene Guy Cadou ».

Dans le même temps et dans la dynamique impulsée par Helene et la Demeure de R. G. Cadou à Louisfert, cette idée d'évocation d'Itinéraire poétique fut partagée par le Conseil General de Loire-Atlantique. A l'initiative de la Bibliothèque départementale de pret une belle exposition fut réalisée, qui tourna dès 2001 dans tout le département et dont le catalogue ITINERANCE contient certaines images du projet itinéraire.

Enfin c'est en 2011, aux Editions du Petit Véhicule que le livre parut sous le titre Géographie poétique de Rene Guy Cadou. 100 exemplaires dont chacun comporte 39 tirages photographiques originaux. Le livre mis à jour nous permit de renouer ce dialogue sur l'oubli, sur la représentation de la figure disparue. Le puzzle éparpillé, aux pièces manquantes, évoque pourtant la genèse d'un monde dans lequel l'image fragmentée retentit encore de détonations littéraires.

La mer
afflue de tous côtés
C'est l'enfance toute nue
Qui recommence l'histoire

Hélène Cadou, Mise à jour, p. 81

Louisfert: la Demeure

En 1992, dans la perspective de l'ouverture de la Demeure de Rene Guy Cadou à Louisfert, je me vis confier le soin de m'occuper de la partie photographique de l'aménagement de la salle d'exposition. Celle-ci ayant pris place et lieu de l'ancienne salle classe où Rene enseignait, il fut choisi par l'architecte
Xavier Menard en charge du projet de présenter objets et photos dans des vitrines évoquant des pu- pitres d'écolier.

Ainsi fut fait le choix, tout en conservant l'esprit du lieu, d'y amener un regard conjugué au temps présent. J'entrepris alors, à cette fin, de reproduire l'essentiel des photographies conservées par Hélène, datant soit de leur enfance respective, soit de leur univers commun, soit de leurs amis et relations. Dans le désordre des vies, dans la panique des oublis grandissants, comme autant de petits cailloux blancs, les vieilles photos jaunies font office de trou noir au débouché lumineux. Ainsi partout dans l'appartement d'Helene à Nantes, dans les dossiers, les albums, au fond des tiroirs les photos dormantes, les photos brulantes attendent que se lèvent les voiles, que se lève le voile pour gagner la lumière, la page du journal, l'écran, l'écrin, la une ou la dernière de couverture, le cadre, le regard enfin.

Du matériau initial, tirage original d'époque, tirage récent, reproduction de tirage, négatif, reproduction de négatif, photocopie il fallut garder la vibration initiale et confier au dernier stade de cette chaine graphique, le soin d'émouvoir, de restituer, de transmettre, de renouer les liens entre image et pensée sensible.

Dans le choix final, sur la table, épars et révélés les multiples visages du même homme nous renvoient violemment aux stigmates, nuitamment au silence de l'écriture, scolairement a son amour, énigmatiquement à ses amitiés. Impitoyable témoin du vivant et du mort, Hélène choisit. Comme dans une immense gare de triage, elle décide de ce qui doit être, ce qui peut être, révèle, dit, redit, et ce qui pour un temps encore, doit rester dans l'ombre persistante et exister en silence. Pourtant le visage de René, son visage à elle, celui de leur amour même partagé au regard de tous pour ses échos universels appartient encore uniquement à eux-mêmes, pour sa beauté intime comme pour sa douleur secrète. Sur presque toutes les photographies représentant Cadou, celui-ci fume, les volutes le consumant déjà. A travers chacune d'entre elles son regard délivre sa flamme intérieure. Mais quelle que soit son apparence, en sabot, en blouse grise, avec ses amis, avec Max Jacob, face au ciel par-delà la fenêtre, aucune image ne nous fait mieux entendre sa voix que ces vers :

Comme une photographie très ancienne qui glisse
De l'album sur un tapis de haute lice

R.G. Cadou,
Mourir pour mourir, Le diable et son train

Si la reproduction d'une image s'opère grâce à une technique, ses enjeux pourtant sont bien spirituels : quelle mise à jour, quelle mise à mort ? Fallait-il soulever le linceul ? Si je me pliai aux choix d' Hélène, silencieux comme un confesseur, j'eus l'impression d'être un passeur, glissant sur la lumière dans la pénombre du laboratoire, pour déposer sur la rive d'en face le visage révélé d'un grand amour. Il a fallu apprendre à rester un simple opérateur photographique, gourmand du privilège de poser son regard sur des photos jamais encore partagées, comme autant de portes dérobées ouvrant sur les chemins buissonniers.

Les albums de famille

Puis dans le sillage de cette quête, apparait l'album de famille, poisson volant brillant un instant au jour dévoilé, et retournant dans le même temps vers les profondes abysses. Là, se visitent les longues ascendances, les visages disparus, les visages inconnus, les maisons envahies par des étés lumineux, des paquebots gracieux au chantier du siècle naissant, des paysages fantomatiques traversés par des silhouettes aimées. Délivrant mystères et clefs de compréhension, ils nous transportent comme de simples pions sur un vaste échiquier. Ce sont là les ultimes impressions renvoyées par un monde enfui. Un passé pâlement éclairé par d'ultimes flambeaux, portés par les déjà fantômes dont nous ne savons nous défaire. A présent s'entrechoquent et les millièmes de secondes et l'écho des siècles. Ainsi se livre à nos regards, à nos interrogations, le temps des perrons où l'on posait en famille. Chaque visage s'inscrivant là dans la lignée partagée, livrant dans la pose consentie les secrets de la physionomie comme les trésors des filiations. Les albums parlent d'un temps avec douceur, laissant à chaque page l'énigme se dévoiler ou le mystère s'épaissir. Au dos des images parfois s'inscrivent des noms, des codes, petits cailloux de nouveau laisses sur la piste des ancêtres. L'arbre généalogique de nos existences passées, dans la réincarnation par l'image, se dessine ainsi peu à peu. C'est là aussi vivre plus fort que sentir ainsi d'où vient le vent, celui qui nous poussera au large de nous-mêmes. Le désordre continuera à régner sur cela. Aucun monarque ne règnera de manière absolue sur le chaos de la mémoire, celui-ci ayant d'ores et déjà entraine dans ses éruptions et ses tremblements l'ordre ancien d'un monde enfui. Les albums provenant de René, des familles Cadou et Benoiston et ceux d' Hélène pour les familles Laurent et Rivière nous permettent de remonter les pas qui ont précédé la rencontre à Clisson. Le chemin parcouru par la multitude des vies et des trajectoires s'organise soudain dans la simplicité d'un coup de foudre. Toutes les routes mènent à cet amour.

Ces trésors de mémoire, ces tiroirs secrets, doivent être sauvegardés, partagés peu à peu. Le temps officie sur la chimie, révoltante évidence. Il pâlit, altère, efface ces témoignages. Le photographe peut protéger cela, empêcher la révolte chimique. La mise en page elle-même de ces albums, la manière dont se côtoient les images indique de multiples intentions, délivre de nombreux codes. Si ce support physique reste unique, histoire devenue objet, sa multiplication participe à l'universel, comme une partition qui nous serait donnée a entendre.

Reste cette question posée par le passeur d'images, dans le maelström du monde, dans la curée visuelle contemporaine : qui prendra le temps de se retourner sans craindre l'enfer ?

Tempête à Sion, 19.35, Ph. H. Cadou.

*Helene et Rene, non date, Ph. Hélène Cadou.

A Grignon, chez les grands-parents maternels d'Hélène, Ph. H. Cadou.
René de dos, non daté, Ph. H. Cadou.
René, Louisfert, non daté, Ph. H. Cadou.
Avenue de la mer: sur la côte Atlantique, Ph. V. Jacques.
Hélène à Louisfert devant la bibliothèque, Ph. H. Cadou.
Ph. V. Jacques.
Louisfert, la demeure : le mur des amis, Ph. V. Jacques.
Une classe, non daté, Anonyme.
Hélène a Louisfert assise à la table d'écriture, 1951, Ph. H Cadou.
Hélène et Rene, 1er mars 1944, écrit au dos : « toi et moi — et notre joie — et
la neige.»
Hélène, non daté, Ph. H. Cadou.
Hélène, Jeanne sa sœur, Paul son frère, deux amis (vers 1932), Ph. H. Cadou.

Ph. V. Jacques

*Mon métier c'est tenter de saisir la surface des mondes, d'inscrire dans le cadre l'acuité de la vie, sa profondeur cachée.

J'ai la chance de l'observateur, en retrait, et pourtant déjà inscrit dans le temps long de l'écriture-lumière.


 

 

 

 

 

Présence d’Hélène et René Guy Cadou dans le sud de la France, par Jean Luc Pouliguen


(Retour au sommaire colloque 2014)

 

Tous les deux enracinés dans l'Ouest de la France, Hélène et René Guy Cadou ont néanmoins marqué de leur présence le Sud de notre pays. C'est sur ce point que je voudrais m'attarder, en m'appuyant à la fois sur l'histoire littéraire et sur ma propre expérience.

La brève existence du poète de Louisfert ne lui a pas laissé le temps de beaucoup voyager. Toutefois, pour un jeune homme né en 1920, il ÿ avait une période particulière qui obligeait à le faire, c'était celle du service militaire.

Début juin 1940, alors que l'armée allemande est déjà passée à l'offensive sur notre territoire, mettant ainsi fin à ce qu'on a appelé la drôle de guerre, René Guy Cadou reçoit son ordre de mobilisation. Il doit se rendre dans le Sud de la France, plus précisément dans le Sud-Ouest. À la mi-juin, le voici au 183ème dépôt d'infanterie, 5ème compagnie, 4ème section, La Citadelle, Bayonne.

La guerre éclair menée par l'ennemi va aboutir à notre défaite et la signature d'un armistice le 22 juin. Cadou vit donc ces jours d'incertitude et de confusion de l'intérieur même de l'armée.

Dans un article paru en décembre 1947 dans le numéro 5 de la revue Les Essais, il écrit : « Le 25 juin 1940, quatre heures du matin ! Le jour se lève à peine aux alentours de 1a gare ; une troupe de jeunes soldats embarrassés de cartouchières, de bidons et d'effets ridicules traversent, encore endormis, le pont d'Orthez. Il fait merveilleusement frais. Derrière les volets tirés de la petite ville, on devine une respiration délicate, des rideaux de mousseline. À mes côtés, toutes pointes du calot dehors, marche un grand gaillard, imberbe, aux jambes trop longues, qui, visiblement, ne comprend rien à la chose. Il est arrivé d'Hasparren à Bayonne où nous étions cette nuit encore, depuis quinze jours... ».

Dans cette année terrible où le drame pour le poète est autant personnel — il a perdu son père en janvier — que collectif, 1a poésie est plus que jamais sa planche de salut. Et de la région où il se trouve, s'élève une figure qui lui est très chère, celle de Francis Jammes. C'est ce grand gaillard qui avance à ses côtés qui va le lui rappeler. « Par bribes, et tout en marchant, il m'explique qu'il regrette sa ferme, son village, et un bon vieillard à barbe blanche, son voisin, qui est mort voici deux ans » nous raconte Cadou dans son article en poursuivant : « Cela faisait bientôt deux ans, en effet, que nous avions appris, avec cette douloureuse hébétude qui caractérise l'émotion des poètes, la mort de Francis Jammes ».

Le séjour militaire du poète va se poursuivre jusqu'au 25 octobre, date à laquelle il sera réformé après une hospitalisation de trois semaines, s'étant blessé durant des manœuvres. Celle-ci lui donnera une nouvelle fois l'occasion de se souvenir de Francis Jammes. Dans l'article, il écrit encore : « Lorsque je fus hospitalisé, en octobre 1940, à l'hôpital d'Oloron-Sainte-Marie, Maison Pommé, je devais avoir l'occasion d'itinérer journellement dans ce parc où l'auteur du Deuil des Primevères aimait tant se promener ».

Je voudrais encore compléter par ces lignes où Cadou nous explique que sa rencontre avec Jammes n'a rien d'anecdotique mais s'inscrit dans une profonde communauté d'approche de la poésie : « Est-ce parce que je n'ai rien oublié de ce Béarn, ses soirs au long des portes, ses fermes aux eaux jaseuses, que la poésie de Jammes m'est aujourd'hui si précieux témoignage ? Sans doute n'est-ce pas si simple, et faut-il ajouter à ce « concours de circonstances » toutes ces raisons pour lesquelles j'ai choisi, à mon tour, de me situer de l'autre côté de la barrière, dans ces parages voisins du ciel, dans ces clairières que nomme le poète, où l'âme se manifeste sans cesse par son survol ».

Pour saisir ce qu'a ressenti le poète durant cette période, on se référera à son recueil Morte-saison qui paraîtra en 1941 chez René Debresse et l'on s'attardera plus particulièrement sur son poème Automne 40:

On ne vit plus
On tourne en rond
Au fond du vide
Ce sont toujours les mêmes rides
Les voix trop basses
Et la corde tendue sur le cœur
Qui se casse
Les uns sommeillent
D'autres se sont parlés de la mort
A l'oreille
Tu ne m'attendais pas
Je refais l'ombre
Me voilà
On pleure
Je suis du nombre
Ma place est retenue dans le coin le plus sombre

De retour à Nantes, dans son Ouest natal, René Guy Cadou va retrouver ses frères en poésie et participer en 1941 aux côtés de Jean Bouhier à l'aventure de l'École de Rochefort. Celle-ci va défendre la liberté dans la création face à l'asservissement dans la barbarie et s'inscrire dans un réseau de revues, dont plusieurs sont en zone sud, qui font de même.

A Villeneuve-lès-Avignon où il s'est replié, Pierre Seghers fait de l'écriture du poème, un acte de Résistance. Il y animera pour cela la revue Poésie qu'il fera suivre du millésime de l'année concernée. Dans le n°2 de Poésie 41, il publiera de René Guy Cadou Fausses présences que l'on retrouvera comme Automne 40 dans le recueil Morte-saison :

Tous les bruits disparus au tournant de l'oreille
Les monstres défraîchis
Les ailes du réveil
Le chant de l'homme au loin
La main blanche du vent sur le cou des sapins
Le ciel sans une ride
L'odeur d'un inconnu à cette place vide
Ce qui touche le fond
Les bêtes familières
Un buisson de soleil au beau milieu du champ
Et le cœur qui s'en va sur l'arbre du couchant
Les pampas de l'orage
J'ai tout perdu
Et mon propre visage
Ce qui tenait à moi par des attaches d'or
Volet qui ne bat plus
Et qui m'écrase encore

À Marseille, depuis 1923, Les Cahiers du Sud sont un foyer ardent de poésie. Localisée en zone libre au début de la guerre, la revue fondée par Jean Ballard a été un havre pour bon nombre d'intellectuels et d'artistes ayant fui l'atmosphère oppressante d'un Paris occupé. C'est ainsi qu'André Breton et ses amis, par exemple, y furent accueillis et donnèrent plus de lustre encore à ce que l'on peut considérer comme le pendant méditerranéen de la Nouvelle Revue Française.

Les Cahiers du Sud comptent dans leurs rangs un poète qui a, comme ceux de Rochefort, le culte de l'amitié. Il s'agit de Gabriel Audisio. Travaillant à l'Office algérien, il dispose d'un laisser-passer permanent et peut ainsi franchir la ligne de démarcation sans difficultés. Il sera l'artisan d'une véritable fraternité entre les deux groupes, qui se poursuivra d'ailleurs bien après la guerre.

Trois poètes des Cahiers du Sud seront publiés dans Les Cahiers de Rochefort : Gabriel Audisio, bien sûr, mais aussi Toursky et Léon-Gabriel Gros. Et à Marseille, la revue publiera Rousselot, Manoll et René Guy Cadou. Le poème qui a été retenu de lui s'intitule La fille sauvage. Il paraîtra dans le numéro 267 daté d'août-septembre 1944.

La fille sauvage, Luc Vidal en a eu confirmation au cours des échanges qu'il a eus avec elle, c'est Hélène, rencontrée en juin 1943 à Clisson. Le poème se compose de huit strophes, est écrit en alexandrins. Il fallait au poète la métrique et la longueur correspondantes pour pouvoir lui déclarer tout son amour. Le poème se termine ainsi :

Tu es jeune et tu vas soulevant dans ta marche
Des barques de lumière à la cime de l'arche
Apaisant la colombe inquiète du rameau
Et le soleil qui brise un instant sous ta peau
Ranime les lépreux qui dorment sur les marches

Tu ne peux plus rester tu ne peux plus partir
O fille tes vingt ans sont un long repentir.

Il fait partie de La Vie rêvée, livre qui contient aussi Grand Élan et qui sera publié en 1944, également à Marseille. L'éditeur mérite que l'on dise quelques mots sur lui. Il s'agit de Robert Laffont qui débute dans le métier depuis sa ville natale. En 1943, il a créé la collection de poésie Sous le signe d'Arion oùil accueillera des œuvres de Georges-Emmanuel Clancier, Luc Estang, Lanza del Vasto, Тoursky. Aux côtés de Cadou, on trouvera Michel Manoll avec Gouttes d'ombre et Jean Rousselot avec Arguments.

Mais l'écho fait à l'œuvre du poète depuis Marseille ne s'arrête pas là. Dans le deuxième tome de ses Poètes contemporains paru à l'enseigne des Cahiers du Sud en 1951, l'année de la mort de Cadou, Léon-Gabriel Gros, le meilleur critique de la revue, lui consacre quelques pages.

Lorsque l'on se penche sur la bibliographie du poète, on note un tournant à partir de 1973. C'est l'année où Pierre Seghers, depuis Paris cette fois, publie ses œuvres poétiques complètes avec une préface de Michel Manoll. Cette édition va permettre à de nouvelles générations de le découvrir. Elle va être aussi l'occasion pour ceux qui l'ont connu d'entrer dans une dynamique de témoignage, le rendant ainsi encore plus présent à ses lecteurs.

Il m'a été possible de côtoyer quelques-uns d'entre eux, qui depuis l'Ouest étaient venus vivre dans le sud de la France. Le premier auquel je pense est le poète Charles Thomas, originaire de Port-Saint-Père. Il a fait partie du cercle d'amis qui ont entouré Hélène après la disparition de René et sont représentatifs de cette période qui a succédé à l'École de Rochefort où Cadou, voyageur immobile, a approfondi l'universalité de sa poésie depuis Louisfert.

Appartenant à la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice, Charles Thomas a été nommé en 1964 supérieur du Grand séminaire de Nîmes, puis en 1968 de celui de Marseille. Sa vocation de pédagogue, l'a amené alors à beaucoup parler de Cadou. Lorsque je l'ai rencontré en 1983, il était en semi-retraite et affecté à une paroisse de la Cité phocéenne. Il m'offrit ce Florilège poétique de René Guy Cadou, établi et présenté par Georges Bouquet et Pierre Menanteau et publié en 1957 par L'Amitié parle livre.

Cette même année (1983), Charles Thomas faisait paraitre dans la collection Les poètes de Laudes dirigée par Jean Vuaillat à Lyon, Couleurs du silence. Ce recueil contenait un poème à la mémoire de René Guy Cadou et Eloi Guitteny dans lequel on pouvait lire :

Au-delà des Pâques grises sur le marais
Les cloches de Cadou lui tintant aux oreilles
Un pays de bon sang que les coqs noirs réveillent
Rien que pour les entendre est tombé en arrêt

À cette période encore, j'accompagnais Charles Thomas à une présentation, à Marseille toujours, par Jean Bouhier de l'Anthologie des Poètes de l'École de Rochefort qu'il venait de réaliser à la demande des éditions Seghers. Les deux hommes qui ne s'étaient pas revus depuis plusieurs années se reconnurent tout de suite. C'est ainsi que je fis la connaissance de celui qui avait publié le premier poème de René Guy Cadou, Une boucle de ses cheveux, dans la revue des étudiants de Nantes La Bohème, en 1936.

J'ai déjà beaucoup écrit sur sa présence à Six-Fours-Les-Plages dans le Var à partir de 1973 et jusqu'à sa mort en 1999. Je voudrais seulement dire que dès que l'on pénétrait dans sa maison, se trouvait affiché dans l'entrée le poème de René Guy Cadou Celui qui entre par hasard :

Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son coup de femme
À la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris...

Il se trouve qu'un vaisselier de bois ancien accueillait aussi le visiteur et réveillait en lui des rêveries semblables.

Le bureau de Jean Bouhier donnait sur la mer par une grande porte fenêtre. Des deux côtés étaient accrochés deux portraits de Roger Toulouse, l'un de Max Jacob, l'autre de René Guy Cadou. C'était un véritable centre de documentation sur l'École de Rochefort. Son fondateur n'a jamais été avare de renseignements pour favoriser l'approche de ses différents membres.

J'ai parlé tout à l'heure de l'édition des œuvres poétiques complètes de René Guy Cadou par Pierre Seghers en 1973, l'année où Jean Bouhier s'installa en Provence maritime. C'est en 1977 que pour ma part je me les procurais. L'édition de Poésie la vie entière s'était transformée en un seul beau et gros volume. Un jour Jean Bouhier m'invita à regarder le haut de la page 6 sur laquelle il était écrit : « Nous tenons à remercier M. Jean Bouhier et les Cahiers de Rochefort ainsi que M. Robert Laffont, éditeur, d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire Poésie la vie entière et La Vie rêvée dont ils ont respectivement publié l'édition originale ».

Depuis sa disparition en 1951, Jean Bouhier aura toujours servi la mémoire de René Guy Cadou dans une fidélité sans faille.

C'est par Charles Thomas encore que je fus amené à rencontrer Hélène Cadou. En 1988, j'éditais de lui aux Cahiers de Garlaban, son recueil Notes de route que j'envoyais aussitôt à Hélène afin de rétablir le lien entre les deux amis. Sa réponse alla au-delà de mes espérances. Non seulement l'épouse de René se réjouissait de renouer avec lui mais elle me faisait part de son souhait de séjourner à Hyères, ville qu'elle aimait beaucoup et où j'habitais.

Elle y viendra effectivement durant les printemps 1988, 89et 90, ce qui permit des échanges intenses et nourris autour de Cadou, de son œuvre personnelle, de son itinéraire, de sa vie, de son activité présente et de ses projets. Des rencontres s'organisèrent autour de son arrivée, des projets se mirent aussi en place.

Hélène habitait encore Orléans, ville où elle s'était installée après la mort de René pour y travailler à la bibliothèque municipale sous la direction de Georges Bataille. Elle avait pris sa retraite l'année précédente et débutait une nouvelle période de son existence.

En 1988, Daniel Biga venait souvent à La Garde, commune proche de Hyères, à l'invitation du comédien et directeur de théâtre, César Gattegno. Je profitais de son passage pour organiser une rencontre avec Hélène. Cette confrontation m'intéressait car elle concernait des poètes de deux générations différentes, marqués par des contextes historiques forts et des courants poétiques bien définis. Hélène s'inscrivait dans le Surromantisme de René ; Daniel Biga qui avait vécu la guerre d'Algérie, était identifié comme un des principaux représentants français de la Beat Generation.

Dans la lettre qu'elle m'écrivit à son retour, elle parla de « belle journée fraternelle ». Daniel Biga devait quelques mois plus tard s'installer à Nantes pour y enseigner à l'École des Beaux-Arts. C'est sous la forme d'un entretien que j'approfondissais avec lui son cheminement poétique, comme j'avais fait précédemment avec Jean Bouhier.

J'associais Hélène à l'avancement de mes travaux, espérant qu'à son tour, elle se prêterait à l'exercice. Lors de son séjour de 1990, le livre écrit avec Daniel Biga étant paru, elle accepta que je réalise plusieurs heures d'enregistrement de conversations avec elle. J'apprenais beaucoup de ses réponses, j'approchais René Guy Cadou sous des angles que je n'avais pas encore perçus et surtout je prenais la mesure de la nature de leur amour et de leur relation au-delà de la mort de René.

Après son départ, j'ai commencé à retranscrire notre entretien, à le mettre en forme. Hélène de son côté était de plus en plus sollicitée pour témoigner dans toute la France de sa relation avec René. Elle a laissé notre projet s'effilocher. Car, i1 lui tenait plus à cœur d'accompagner la création du Musée René Guy Cadou à Louisfert. C'est là que je l'ai revue pour la dernière fois en mai 1997, à l'occasion d'un colloque organisé autour de Pierre Garnier par l'Université d'Angers. Notre correspondance avait cessé depuis 1993. Sa dernière lettre contenait ces mots en post-scriptum : « J'ai vu Daniel Biga qui semble devenir un vrai nantais ».

Ses séjours à Hyères permirent aussi à Hélène de revoir Charles Thomas qui lui rendit visite depuis Marseille. Nous nous promenâmes tous les trois le long des plages de Brégançon où elle avait autrefois campé. Et grâce à César Gattegno et son épouse Françoise, qui dirigeait la bibliothèque municipale de Hyères, nous pûmes organiser une rencontre publique où l'on se pressa de tous les alentours pour célébrer avec son épouse l'un des grands poètes du XXe siècle tandis que César faisait entendre quelques-uns de ses poèmes choisis par Hélène.

Lors de son dernier passage de 1990, Hélène m'invita à participer à un numéro de la revue Signes que Luc Vidal préparait sur elle et René. Il me permit de dire en substance tout ce que j'avais ressenti après sa venue. J'intitulai mon texte Hélène et René, un amour dans l’éternité et citai cet extrait pris dans le recueil Demeures qu'Hélène avait fait paraître chez Rougerie en 1980 :

Je ferme
toutes les issues
mais au bas de l'escalier
un soir
où l'horloge
aura sonné
plus sourdement
ses douze coups
Il sera là

Me vient en écho le titre du dernier tome des mémoires de cet autre grand ami de Cadou que fut Marcel Béalu : Présent définitif. Dans son attente, Hélène et ses amis nous en auront donné depuis le Sud, un avant-goût.

*Jean-Luc Pouliquen est l'auteur de Fortune du poète (entretiens avec Jean Bouhier, Le Dé bleu, 1988). Une grande partie de son livre Ce lien secret qui les rassemble (Petit Véhicule, 2010) est consacré à l'École de Rochefort. Il a participé au numéro de la revue 303 intitulé Cadou, Вérimont et les poètes de l 'cale de Rochefort.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou et Jean Giono,

par Jacques Mény *



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« Nous avons besoin de votre voix si proche. On vous aime bien. » Ces mots, sur lesquels s'achève une lettre de René Guy Cadou à Jean Giono, datée du 27 octobre 1943, disent l'admiration du jeune poète pour le grand romancier de vingt-cinq ans son aîné. Dans la bibliothèque de Cadou, à Louisfert, se trouvent toujours douze ouvrages de Giono, édités entre 1937 et 1941. Il semble que Cadou ait écrit une première fois à Giono en 1938, mais cette lettre, à laquelle Giono avait répondu, n'a pas été retrouvée dans l'important fonds de correspondance reçue conservé au Paraïs, la maison de Giono à Manosque, où sont archivées deux autres lettres de Cadou et une de Jean Bouhier. Celle d'octobre 1943 sollicite un texte de Giono pour Les Cahiers de Rochefort et accompagne l'envoi de Grand Élan : « Il n'est pas utile de tout le lire, ajoutait modestement Cadou. D'ailleurs vous n'avez pas le temps. Parcourez Comme un enfant perdu et vous comprendrez la raison de cette lettre ». Comme à son habitude, Giono avait promis, après que Jean Bouhier faisant part, lui aussi, à Giono de sa « fervente admiration », lui eut envoyé quelques numéros des Cahiers. « Rappelez-moi ma promesse sans vergogne », avait répondu Giono. Ce que Cadou fait le 15 mars 1944 : « N'aviez-vous pas promis de vous asseoir à la table des « Amis de Rochefort » pour célébrer la nouvelle saison de l'homme ? » Les sollicitations de Cadou n'avaient certainement pas laissé Giono indifférent car, sur chacune de ses lettres, il avait encadré au crayon rouge son nom et son adresse. Mais au printemps 1944, Giono traversait une période difficile dans sa création comme dans sa vie personnelle, tandis que les Allemands venaient d'occuper Manosque à la place des Italiens. La promesse faite aux « Amis de Rochefort » ne sera jamais tenue et la voix de Giono, comme le souhaitait Cadou, ne se fera pas entendre dans Les Cahiers. Ce n'est que récemment, toujours dans le fonds Giono du Paraïs, que parmi quelques liasses d'archives encore non inventoriées, j'ai retrouvé un poème autographe de Cadou, Souffle court, dédié à Giono. Tout porte à croire que ce texte inédit accompagnait aussi la lettre d'octobre 1943 et qu'il aurait donc été écrit un peu plus d'un mois après le bombardement de Nantes, le 16 septembre précédent. La lettre et le poème se font écho et traduisent à l'évidence le désarroi du poète après le bombardement, au cours duquel il avait miraculeusement échappé à la mort : « C'est parce que j'en arrive à me méfier du ciel qu'il est impossible de ne pas vous écrire. A Nantes, ç'а été très fort dans le genre avec beaucoup de sang sous les portes. Moi-même couvert de plâtras et le cœur comme une grosse cloche de bronze pendant des jours. » Et Cadou d'ajouter qu'après cet événement tragique, il avait relu Refus d obéissance de Giono.

 

* Les Amis de Jean Giono, Manosque.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou et les secrets de l’écriture,

par Alain Germain



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« Qu'est-ce que j'écris ? que signifient ces mots maladroits que je dresse comme un rempart contre la nuit ? », s'interroge Rene Guy Cadou dans l'épilogue de Mon enfance est à tout le monde (174). Cet ouvrage autobiographique de 1947 et qui raconte son enfance, révèle aussi la genèse de beaucoup de ses poèmes et, mieux encore, livre certains des secrets de son écriture. Dans sa 5ème partie, par exemple, René adolescent regarde passer sur la Loire « un chaland attardé » (160) qui « vers 7 heures du soir tire sa peine à grands coups de barre vers l'amont » et chante « toujours la même chanson : Quand refleuriront les lilas blancs ». Il n'a pas trente ans — comme Cadou, le narrateur, et chante « tout en martelant le fer de la grille ». « Toi ne me comprends-tu pas ? », semble-t-il dire au poète qui lui répond alors : « Oh ! je comprends bien des choses maintenant, et il n'est pas besoin de ton rappel à l'ordre sur les grilles du passé » , pour ajouter plus loin : « je heurte du front des grilles dont il ne m'est point donné encore de pénétrer le sens obscur, mais ce sont bien celles qui se dressent entre nous deux, triste chanteur ».

Relisons maintenant dans Le Diable et son train (299), un recueil précisément de 1947 lui aussi, les derniers vers de La nuit surtout (299) :

(Et) je m'attache à cette Etoile qui scintille
Comme un silex en pointe dans le flanc
Ivrogne de la vie qui conjugue au présent
Le liseron du jour et le fer de la grille.

Que d’interrogations dans ce poème après la crainte exprimée dès les premiers vers :

La nuit ! La nuit surtout je ne rêve pas je vois
J'entends je marche au bord du trou
J'entends gronder
Ce sont les pierres qui se détachent des années
La nuit nul ne prend garde
C'est tout un pan de l'avenir qui se lézarde
Et rien ne vivra plus en moi
Comme un moulin qui tourne à vide
L'éternité

Et plus loin ce constat désabusé : « plus d'envie, plus d'orgueil toujours la même heure imbécile à la montre ». D'autant plus que trois poèmes plus loin, Cadou proclame :

Ah ! je ne suis pas métaphysique, moi,
Je n'ai pas l'habitude de plonger les doigts
Dans les bocaux de l'éternité mauve et sale (300)

Et pourtant et pourtant ! Helene Cadou, en 1995, à l'occasion d'une réédition de Mon enfance est à tout le monde m'offrait un exemplaire de — je la cite — « Ce livre au-delà du Temps ». Nous avions alors ensemble, à cette occasion, reparlé de ce court poème de 1938 et qui commence ainsi :

Je m'évade
Sous les coquilles rompues du soir
Avec mon sac d’étoiles dans ma poche
Ma fronde à tuer les heures (21) 

C'est l'un des premiers de Cadou et qu'Helene avait lu bien avant de le rencontrer. Cette « fronde à tuer les heures », à tuer le temps, n'avait-elle pas déjà « rompu les coquilles du soir »? C'est elle qui avait fait dire à Helene : « Par le pouvoir de la poésie qui est naissance et non connaissance, René se délivre du temps ». Mais alors, dix ans plus tard, avec les deux longs poèmes évoqués précédemment, pourquoi Cadou conduisait-il les lecteurs de son œuvre poétique sur une fausse piste ? C'est ainsi que beaucoup n'ont cru voir en lui qu'un poète, certes bien installé dans son époque, dans sa région même, mais un simple poète de la nature, un poète quasi écologique avant l'heure qui se plait à puiser dans l'univers végétal pour construire son réseau métaphorique. Il n'y aurait peut-être rien à redire a cela mais ce jugement est assurément tellement réducteur !

Le présent provisoire ou le temps traversé

Dans le poème La Poésie (308) Cadou s'adresse à Dieu, mais il n'est pas interdit de penser que ses amis pouvaient recevoir le même message puisque, dans ses poèmes, l'épaule évoquée est souvent le signe de l'amitié.

Laissez-moi regarder par-dessus votre épaule
La route qui poudroie et l'herbe qui verdoie.

S'agissant de l'herbe et du sable de l'enfance, au-delà de l'épaule amie qui sauve de l'eau du « moulin » de Dieu, de l’eau du temps qui passe nous sommes passés à un second degré d’interprétation. Par-delà les amitiés de ses vingt ans, c’est le climat de son enfance et celui du conte ressenti à travers elles qui lui permettent par moments de remonter aussi loin le cours du temps et de « plonger doucement (ses) mains dans la lumière ». Il reste à se demander ce qui arrive lorsque le regard par-dessus l'épaule n'est pas possible et les souvenirs inaccessibles. Il ne peut alors donner que « le spectacle d'une âme aveugle qui murmure/le long du mur en pierre de l'éternité ». Cadou parle ailleurs de blessure et le passé perdu devient l'antichambre de la mort. Sans amitié, le poète a « des trous noirs dans les ailes » (125) et son enfance, quant à elle, a laissé des plaies profondes : « un jour il faudra te dire la blessure de la première aube/au cœur sonore de mon enfance » (22), écrit-il, pourtant encore à ses débuts. Et Cadou s'inquiète : « tu crois que je me souviendrai ? » demandait-il a un interlocuteur inconnu. Quel « rebouteux » (18) peut ainsi lui remettre « un cœur boiteux depuis l'enfance » ? « Le premier venu » (28), sans nul doute, qui dispose « autour de (son) front le pansement frais de (ses) mains ». Mais bien souvent la conscience de l'irréversible inspire au poète des images sombres et ses « chevaux-vingt ans » (67) « ont sauté la barrière », abandonnant « des éclats de (sa) chair » qui « pourrissent sur les grilles ». On ne peut plus parler de simples blessures mais de mutilation, de condamnation même, puisqu' « on ne trouvera plus que cendres dans son lit » , « alors qu’un sang amer (l’) aura consumé ». Comment, dans ces conditions, ne pas appeler au secours quand le passé perdu cause autant de dommages :

C'est un homme qui parle
Entre les autres hommes
Et cache dans sa voix
Une âme mutilée
Ah, rendez-lui ses mains (101)

A qui donc s'adresse ainsi Cadou ? La réponse est donnée déjà dès la première strophe : « Feutre des souvenirs », « me rendez-vous mes mains ? Sans amis, sans amour, les mains s'absentent ». Avec elles s'envolent les souvenirs et le poète n'est plus qu’ « un forçat mutilé » (101). Toutefois, tant que les plaies demeurent ouvertes, l'espoir d'un rappel du passé est toujours possible. La souffrance serait donc salutaire, bienvenue pour franchir la barrière du temps et c'est pourquoi les larmes qui jalonnent son chemin de croix sont, elles aussi, bénies. Voilà qui devrait éviter des erreurs d'interprétation, éclairer certains paradoxes. Cadou parlera donc du « froment des larmes » (117) pour « raison de santé ». « Hier demain et à présent » sont alors réunis dans une opération « à cœur ouvert ». Aussi, dira-t-il dans le poème suivant :

Que soient benis mes lendemains
Puisque j'ai pu sauver mes larmes (118)

Mais, trop souvent déçu d'un résultat médiocre, il répète : « Jamais je n'aurais dû revenir en arrière » (124) quand le passé est là , dans « la fumée épaisse du  chagrin ». Alors seul le paysage de sa Brière natale peut offrir « ses plaies chantantes » en l'aidant à sortir du temps puisque ses « nuits (lui) ont tenu lieu de tremplin et d'escale ». Pour Cadou, « l'aventure de nuit » est donc incontournable, tout comme la douleur. « L'aventure n'attend pas le destin » (203) est une véritable profession de foi que se dicte Cadou à lui-même et le premier poème du recueil est à lui-seul tout un programme. Ainsi aventure et destin ne seraient pas liés et le poète, selon Cadou, ne demeurerait pas totalement livré à sa destinée, impuissant face à l'inéluctable hémorragie du temps. Il ne subit pas plus le présent qu'il n'accepte la disparition du passé. Son présent à lui s'appelle l'enfance ; il s'écrit l'amitié et devient
« tout amour » (348). Le présent c'est l'aventure, « se savoir parmi les hommes/en un présent aventureux » (202). L'instant présent doit sans cesse troubler l'ordre du temps, et encore plus l'ordre des temps d'un indicatif de plus en plus soumis à sa volonté. Le temps traverse devient alors le temps suspendu.

L'ombre du temps et la lumière de l'éternité

Si, par tradition et pour Cadou, la lumière est d'essence divine et si l'homme avance dans « la nuit des temps » mais cherche la lumière (172), les instants lumineux et privilégiés porteront alors l'empreinte de l'éternité. « Malgré la nuit des temps le jour impérissable » se lèvera parfois pour le poète pour le surprendre et le consoler du « temps qui court » (173).

17 juin 1943 : voilà bien un jour mémorable, un instant d’éternité.

Ce fut par un matin semblable à tous les autres
Le soleil agitait ses brins de mimosa

Aussitôt que je vis tes yeux je te voulus
Soumise à mes deux mains tremblantes à mes lèvres

Tout le jour je vis bleu et ne pensai qu'à toi
Sans rien dire je pris rendez-vous dans le ciel
Avec toi pour des promenades éternelles.

Hélène venait d'entrer dans sa vie.

« C'est peut-être que je suis lumière et feuilles », se demande le poète alors qu'il se penche sur (ses) lèvres. Liberté, lumière et feuilles construisent cette fois, à travers l'amour, un espace hors du temps. Fondue dans la nature, la femme gagne ainsi sa place pour l'éternité. C'est l'époque heureuse où « l'air est plein de pailles fraiches » (261) quand le jour se lève « très haut dans ses prunelles » (253). Ce qui fait dire à Cadou « Le printemps est plus tôt cette année ». Mieux encore, il invente pour Helene une « cinquième saison » (149), un nouvel espace temporel :

Je partage avec toi la cinquième saison
La fleur la branche et l'aile au bord de la maison 

Les grands espaces bleus qui cernent ma jeunesse
Sur le mur le dernier reflet d'une caresse.

Pour Cadou, la traversée du temps se fracture et s'engouffrent alors dans ses failles des instants suspendus d'éphémère éternité. Cette vie rêvée et pourtant bien réelle aura bel et bien été celle de René et Hélène à Louisfert.

*Toutes les références de cet article sont tirées de Poésie la vie entière, éd. Seghers, 1978.
* Alain Germain auteur de la thèse Rene Guy Cadou et le temps.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou et Michel Houellebecq,

par Jacques Lardoux



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Lors de l'émission poétique de France Culture ça rime à quoi du 7 octobre 2012, le comédien Hughes Quester présentait et interprétait des poèmes de Michel Houellebecq. À plusieurs reprises, il signala des comparaisons possibles avec la poésie de René Guy Cadou. Quester n'était pas vraiment précis : « on dirait du Cadou », « cela rappelle Cadou » mais son insistance avait de quoi retenir l'attention. Notre présente communication va consister à interroger principalement cette éventuelle proximité même si l'on sait d'emblée que Cadou est dans l'ensemble beaucoup moins sombre que Houellebecq.

Ainsi, dès la première audition, les poèmes qui étaient lus par le comédien ce soir-là ne semblaient en effet pas étrangers à l'univers de Cadou : une tristesse fondamentale quant au ton, une prosodie et une métrique plutôt régulières, ce qui n'est pas sans anachronisme, et pour tout dire comme un néoromantisme pas si éloigné au moins a priori du « surromantisme » souvent considéré comme l'une des caractéristiques essentielles de Cadou (comme de Michel Manoll ou même d'autres membres de l'École de Rochefort).

Précédemment, j'avais déjà remarqué l'intérêt de la poésie de Houellebecq, j'avais même enregistré l'auteur disant lui-même certains de ses poèmes pendant une émission radiophonique quelques années plus tôt, j'avais apprécié la sobriété et les nuances de sa diction, comme celle d'ailleurs de Quester — mais c'est là assez souvent le cas dans la tendance actuelle chez les comédiens, des qualités qui pouvaient rappeler celles de Daniel Gélin, par exemple, me semblait-il, lisant Cadou.

La poésie de Michel Houellebecq fut révélée par La Poursuite du bonheur en 1991, aux Editions de la Différence (prix Tristan Tzara), puis par Le sens du combat, aux Editions Flammarion (prix de Flore 1996) ; en 2000, Poésies réunissait ces deux précédents titres auxquels s'ajoutait Renaissance, publié aux Editions J'ai Lu, enfin en 2013 paraissait Configuration du dernier rivage chez Flammarion.

Pour moi, découvrir cette poésie aura été dans l'ensemble une heureuse révélation puisque je n'ai jamais été capable de lire en entier ne serait-ce qu'un seul des romans du prix Goncourt 2010, l'auteur français contemporain, le plus populaire actuellement à l'étranger, dit-on : il existait dans ces romans un dénigrement systématique de soi et du monde que je ne pouvais accepter — comme s'était exclamé un critique : « N'est pas Céline ou Lautréamont qui veut » !

Le rapprochement entre Cadou et Houellebecq peut également avoir de quoi surprendre si l'on considère leur personnalité. Comment l'instituteur, si sociable, si fraternel qu'a été Cadou, l'amoureux du genre humain, l'époux d'Hélène, illuminé parfois d'une joie fraternelle, y compris religieuse, et cela malgré sa tristesse qui lui avait fait écrire : « Pour moi il n'y a que la tristesse qui puisse nous sauver et l'amour », comment ce poète-là pouvait-il être comparé avec le personnage pour le moins indiscipliné, anarchiste, provocateur, qu'est Houellebecq ? Ils avaient eu en commun, il est vrai, une passion celle, je cite Cadou, de « traîner dans les cafés »...

Notre hypothèse serait qu'un certain néoromantisme se retrouve de nos jours de toute façon, non seulement chez ces deux auteurs mais encore, pour ainsi dire, dans l'air du temps. Le romantisme a la vie dure, il n'aurait d'ailleurs pas cessé de transiter aussi par la chanson, on l'a constaté encore récemment dans des textes de rap ou de hip-hop, que l'on pense par exemple à un auteur-interprète comme « Grand corps malade », dont le nom d'artiste correspond à un romantisme sombre, à mettre en relation sans doute avec notre époque de crise. Houellebecq atteint parfois, de par sa désespérance, une âpreté qui n'est pas sans rappeler Reverdy, Michaux ou même Artaud. Ces questions concernant les influences entre auteurs sont complexes et d'ailleurs jugées pas toujours très pertinentes depuis la vogue du structuralisme, aussi est-ce en toute modestie que je vous propose de nous pencher ensemble sur un poème de Houellebecq intitulé « Le train de Crécy-la-Chapelle », extrait de La Poursuite du bonheur. La solitude, la nostalgie de l'enfance et déjà le pressentiment de la mort, ajouter à cela bien des motifs d'écriture (le train, les jeunes filles, les souvenirs de jeunesse, etc.), sans parler de la fascination pour les formes fixes, tout cela semblerait proches de Cadou.

« Le Train de Crécy-la-Chapelle »

Ce poème, relativement bref, est composé de cinq quatrains en alexandrins rimés, tous réguliers, à part les vers 13 et 16 qui comptent treize syllabes. S'y découvre l'expression d'un désir de sortir d'un état persistant de solitude lequel se manifeste d'abord par des insomnies (première partie jusqu'au vers 7), ensuite dans des souvenirs douloureux de jeunesse (du vers 8 au vers 17) et enfin (les trois derniers vers) en une volonté de se « fondre », est-il dit, « au réel », formule laconique qui appellera un essai d'élucidation.

Le Train de Crécy-la-Chapelle

J'aimerais bien avoir quelques contemporains
Quand l'insomnie creuse mes nuits, parfois, très tard ;
J'aimerais tellement rencontrer des regards,
Parler avec des gens comme on parle aux humains.

Muré dans ma méfiance et ma timidité,
La nuit semble si longue à mon cerveau malade
J'aimerais bien parfois avoir des camarades,
On me dit que je perds mes meilleures années

Ah ! ces adolescentes que je n'ai pas aimées
Quand je prenais le train de Crécy-la-Chapelle
Le samedi midi, revenant du lycée
Je les voyais bouger et je les trouvais belles.

Je sentais battre en moi un monde de désirs
Et le samedi soir je regardais ma gueule ;
Je n'osais pas danser, je n'osais pas partir
Personne ne m'embrassait. Je me trouvais bien seul.

Je me méprisais tant que je voulais mourir,
Ou vivre des moments forts et exceptionnels ;
Aujourd'hui je m'efforce à ne pas trop souffrir,
J'approche de la fin, je rejoins le réel.

Première partie, du vers 1 au vers 7: insomnie et solitude

Le locuteur, s'il est triste n'apparaît ici en rien cynique, ni même morbide comme il l'est souvent dans d'autres textes à la suite d'auteurs qui l'ont sans doute marqué en ce sens, tel Baudelaire semble-t-il. S'exprime un désir de convivialité, d'une façon directe et familière, bien que musicale, qui fut aussi souvent celle d'Apollinaire (lequel a tant marqué Cadou). Le verbe « aimer » se verra utilisé trois fois en anaphore de manière transitive. La formulation « avoir quelques contemporains », surprend, elle paraît décalée, à moins que cela soit pour signifier justement une très grande solitude, car on comprend que le fait de ne plus croiser le regard des autres puisse conduire à une sorte d'autisme dans les cas extrêmes — mais le substantif « contemporains » survient aussi pour la rime avec l'adjectif « humains ».

En cette solitude, les nuits sans sommeil sont particulièrement pénibles ; l'insomnie « creuse » les nuits ; déjà Guillevic dans Inclus (1973) creusait la nuit, mais pour ce poète de la volonté, c'était une façon quoiqu'il en soit d'aller toujours vers davantage de sens (son recueil Creusement de 1988). Houellebecq a déclaré par ailleurs dans une surenchère quasi apocalyptique du malheur qui le caractérise : « la nuit une fois de plus nous apportera l'horreur et cela durera jusqu’à la fin du monde ».

Dans la suite du poème qui nous occupe, l'auteur dénonce sans se dissimuler ses faiblesses, causes de son mal être : sa « méfiance » et sa « timidité » ; il se dit « muré » dans la solitude et donc complètement incapable de bouger, de réagir pour aller au-devant des autres, sans lesquels, il le comprend bien, rien n'est possible.

La solution serait déjà dans le recours à la parole ; le verbe « parler » est utilisé deux fois, premièrement dans un sens courant et même familier « parler avec des gens » et deuxièmement, de manière pratiquement anthropologique, dans « parler aux humains », ainsi se conçoit le caractère fondamental ou même ontologique de cette entreprise. La difficulté à communiquer, dont il est question, va être assimilée à une véritable « maladie » (le mot est prononcé). Si la timidité chez les adolescents apparaît comme un phénomène fréquent, dans ce cas cela serait plus grave ; il faut savoir que Houellebecq eut à faire face à une véritable dépression.

Quoi qu'il en soit, le début de ce poème « Le Train de Crécy-la-Chapelle » se présente comme une introspection douloureuse mais pleine de candeur et de lucidité laissant présager malgré tout un sursaut puisque s'y exprime un désir de fraternité cherchant à rompre avec la fatalité (romantique) de l'isolement.

Écoutons pour comparer avec Cadou le début de « La Nuit surtout » tiré d'Hélène ou le règne végétal ; si les images, comme on l'a signalé, sont beaucoup plus nombreuses que dans le poème de Houellebecq, que de points communs par ailleurs !
La nuit ! La nuit surtout je ne rêve pas je vois
J'entends je marche au bord du trou
J'entends gronder
Ce sont des pierres qui se détachent des années
La nuit nul ne prend garde
C'est tout un pan de l'avenir qui se lézarde
Et rien ne vivra plus en moi
Comme un moulin qui tourne à vide
L'éternité
De grandes belles filles qui ne sont pas nées
Se donneront pour rien dans les bois
Des hommes que je ne connaîtrai jamais
Battront les cartes sous la lampe un soir de gel
Qu'est-ce que j'aurais gagné à être éternel ?

De même, entend-on des plaintes dans « La solitude », autre poème de Cadou et premier des « Sept péchés capitaux », toujours extrait d'Hélène ou le règne végétal, puis ce sera le désir de rencontre et de camaraderie dans « L'Amitié », et en même temps la crainte d'affronter les autres avec « La Tristesse », quand on se trouve « dans le train de nuit qui ne s'arrête jamais ».

Deuxième partie du « Train de Crécy-la-Chapelle », du vers 8 au vers 19

C'est la séquence la plus importante, elle débute en son premier vers par une exclamation porteuse de toute l'émotion en cause. Là encore, nous sommes dans le registre de la plainte et des regrets dus à la difficulté de communication du jeune homme. Les amours adolescentes (« les petites amoureuses » de Rimbaud) n'ont pas existé pour Houellebecq, et il s'en désole : « Ah, ces adolescentes que je n'ai pas aimées » ! Et c'est un peu cette fois comme Verlaine qui s'exclamait « Ah, toi que voilà, qu'as-tu fais de ta jeunesse » quand il rapporte cette remarque qu'on lui fait : « On me dit que je perds mes meilleures années » (vers 8).

C'est dans le train qui le menait du lycée à son lieu d'habitation, le samedi midi alors qu'il quittait peut-être l'internat que les souvenirs de Houellebecq, à ce propos, sont les plus vifs. Chez Cadou aussi l'image du train est souvent lié à la sexualité naissante, image de la vie en mouvement qui va vers son destin, ainsi en est-il encore d' « Aller simple » et d'autres poèmes.

Le nom de ville « Crécy-la-Chapelle », dans le poème de Houellebecq, va rimer avec « belles » ; cette ville, dont le nom est porteur d'histoire et de piété, a-t-elle été inventée seulement pour la rime ?

En réalité, Michel Thomas (c'est le véritable nom de l'auteur) fut élevé à Meaux en Seine-et-Marne.

La notation cinétique (« Je les voyais bouger et je les trouvais belle ») relève quasiment d'un flash-back cinématographique ; la formulation en est touchante qui, d'une émotion concernant la beauté, passe directement à une pulsion sexuelle : « Je sentais battre en moi un monde de désirs » (Rimbaud écrivait dans Roman : « Je sentais monter sur mes lèvres des baisers »). Mais chez Houellebecq, sans autre transition que chronologique, on passe très vite à un constat de défaite ; l'expression devient davantage familière et nous ramène aux complexes du jeune homme ; trois vers tombent en cascade : « Et le samedi soir je regardais ma gueule ; /Je n'osais pas danser, je n'osais pas partir, / Personne ne m'embrassait. je me sentais bien seul. » Cadou dans Nocturne, un de ses derniers grands poèmes, déplorait lui aussi sa solitude en des termes blessants pour lui-même : « Avec ce masque d'Arlequin trop triste sur ma gueule », écrivait-il.

Peut-on, à ce moment, mettre en parallèle le respect des structures formelles (alexandrins, quatrains, rimes, etc.) avec une sorte de soumission et de propension au malheur alors que le jeune lycéen de Meaux était un élève brillant au point que ses camarades le surnommaient « Einstein » ? A noter que les cinq quatrains d'alexandrins, qui constituent la structure de « Le train de Crécy-la-Chapelle », se retrouvent assez fréquemment chez Cadou, par exemple dans « Le printemps mène l'aventure »,
(extrait de Le Coeur définitif (1943) où l'on peut lire : « Car je porte avec moi mon cœur, triste lanterne/ insatisfait de sa lumière », (« mon triste cœur bave à la poupe » avait dit Rimbaud dans Le Pitre châtié).

Pour expliquer ce pessimisme envahissant, il faut sans doute se souvenir encore des guerres (1870, 1914, 1939). Depuis la fin de la seconde guerre mondiale et le fameux « après Auschwitz on ne peut plus écrire de poème » d'Adorno, depuis la fin des idéologies (politiques, religieuses, économiques), le monde en a eu assez des faux prophètes qui n'ont pas su éviter les catastrophes, de là peut-être une prolifération d'auteurs analystes d'un « monde désenchanté ». Désespoir, morbidité, complaisance à la souffrance ? La vraie question resterait de savoir si, par ce refus d'un optimisme naïf (que Voltaire dénonçait déjà chez le Pangloss de Candide), d'autres valeurs plus authentiques, plus solides, peuvent être atteintes, et si nos deux poètes — comme jadis André Chénier et plus récemment Louis Aragon — parviennent à exprimer des émotions nouvelles tout en respectant une versification traditionnelle ?

L'épisode de la danse au cours duquel le jeune homme est laissé à l'écart apparaît très important, dans le poème de Houellebecq, pour signifier son exclusion de la fête de la vie. En sociologie, Bourdieu avait étudié pourquoi et comment s'opérait une sorte de sélection dans les couples d'un bal de province ; de même, des psychologues ont bien montré que certains adolescents, isolés ou mal aimés, souffrent de ne pas être embrassés, caressés, pendant des années. Chez Houellebecq, le fait que le jeune homme n'osait même pas partir du lieu où l'on danse prouverait à quel point il semblait inhibé. Au lieu de réagir, il se sentait inutile et si malheureux qu'il souhaitait disparaître : « Je me méprisais tant que je voulais mourir ». Il oscillait entre des pulsions suicidaires, et l'envie de réaliser de grandes choses (ce qui aurait constitué sa revanche sur la vie), une attitude cyclothymique et conventionnellement romantique en sa radicalité : « mourir/0u vivre des moments forts ou exceptionnels ».

A sa manière, Cadou avait connu lui aussi tout cet éventail de sensations et les avait transcrites dans de multiples poèmes, ainsi dans « Bord sur bord », extrait de Bruits du cour (1941), poème composé, comme tous ceux qui vont suivre, de cinq quatrains en alexandrins, en voici un court passage :

Je suis là enchaîné à la fenêtre ouverte
Au bord du monde bleu qui borde ma maison
Le soir n'allume plus les campagnes désertes
Rien ne peut plus fixer le toit de l'horizon

Extrait du même ouvrage, «Toujours lui » fait référence « à ceux qui ont vingt ans et qui manque de chaleur » :

En vain je t'ai cherché au fond des passes grises
Où la mort a jeté ses filets de satin
A la table d'amis ma place est déjà prise
On ne m'a pas gardé les restes du festin

Horreur de ces jours-là mes bras tournent à vide
Et je songe tapi au plus sombre de moi
Que tu n'acceptes pas ces lourdes mains timides
Et que tu n'as rien fait pour détourner ces rides

Troisième partie du « Train de Crécy-la-Chapelle » vers 19 et 20 : résolutions pour le présent.

En seulement deux dodécasyllabes, la fin du poème nous projette dans le présent d'un homme qui semble, comme on dit « au bout du rouleau », bien qu'il ne soit pas totalement désespéré : « Aujourd'hui je m'efforce à ne pas trop souffrir. / J'approche de la fin. Je rejoins le réel. » Rassurons-nous, près d'un quart de siècle après l'écriture de ce texte, l'auteur est toujours vivant. S'efforcer de ne pas trop souffrir aurait quelque chose de l'ataraxie (du grec atarаxia, absence de troubles) qui désigne en philosophie la quiétude de l'âme laquelle, selon l'épicurisme, serait l'apanage des dieux et l'idéal des sages. Quant à l'affirmation finale : « Je rejoins le réеl », elle ne correspond ici à aucun moralisme triomphant; des philosophes de tout bord, surtout ceux qui se placent près des religions, ont depuis longtemps prétendu pour de multiples raisons que le réel en ce monde était la mort. La mort n'appartient-elle pas de toute façon, au cycle de la vie ? Un critique a parlé à propos de l'œuvre de Houellebecq « de défaite qui n'a pas dit son dernier mot ». Un peu, cette fois comme chez Samuel Beckett, la vie, la mort, le langage se fondent en une sorte de condensé cosmique. Quoi qu'il en soit, la rapidité de cette fin de poème, sa sobriété, semble faire sa force.

De son côté, Cadou avait su évidemment exprimer lui aussi l'approche de la mort dans des vers émouvants, comme dans le grand poème « Nocturne » déjà mentionné, quand, dit-il, « maintenant tout est devenu subitement difficile » ou dans « Tout amour » quand il se voit « à genoux dans le lit boueux de la journée/raclant le sol de (ses) deux mains » ; mais jusqu'à la fin, Cadou sera resté un « chercheur de beauté ». Ecoutons un extrait d'« Alphabet de la mort », tiré de Bruits du cœur toujours de Cadou : « Ô mort parle plus bas on pourrait nous entendre/Approche-toi encore et parle avec les doigts/(...) Ô mort pressons le pas le ciel est en retard » (« Ô mort, où est ta victoire ?» trouvait-t-on dans la Bible-Les Corinthiens, 1.
Cadou aura vécu jusqu'au bout certaines formes d'espoir quand Houellebecq semble y avoir renoncé. Le concept d'espoir fait débat entre ceux, philosophes et poètes, qui n'y croient plus tels, Baudrillard ou Octavio Paz par exemple, et ceux qui y croient encore comme Yves Bonnefoy ou justement René Guy Cadou. Mais n'allons pas plus loin et concluons par quatre vers extraits des Visages de la solitude toujours de Cadou, et qui constituent, en leur imagerie et en leur ambiguïté foncière, comme une sorte de pied de nez à la mort :

Mais la main peut chanter il suffit à cet homme
De savoir que sa vie est demeurée plus bas
Pour d'un bond se trouver sur le pas de sa porte
Comme un ami qui vient pour la première fois.

* Jacques Lardoux, auteur de Humour-Terragué, entretiens-lecture avec Guillevic; de Mihamavana Madagascar (Poèmes) ; de Du terroir à la terre (Robert Mallet : recteur, écrivain, mondialiste) ; du Roman de Tristan de Béroul ; des Sonnets de Shakespeare (+ CD) ; de La Galipe embarcation légère et de jolies rivières et autres écrits ; direction de l'ouvrage collectif René Guy Cadou et l 'école de Rochefort, PU d'Angers, 2013.

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« J’attends tes reportages sur la mort….1», René Guy Cadou pour une éternité de la poésie, par Martine Morillon-Carreau.


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La poésie, écrivait René Guy Cadou, dans ses Notes inédites, « la poésie est naissance et non pas connaissance »2. Naissance selon le Robert, « commencement de la vie indépendante (caractérisée par l'établissement de la respiration)... mise au monde..., origine..., apparition ».

Avec ce terme, dont l'antonyme est « la mort », et à travers le jeu sonore sur les mots, Cadou met ici vigoureusement en avant la force et la pulsion vitale, ce souffle premier d'une irrépressible poésie — victorieuse — joyeuse aussi. Un aspect jubilatoire qu'il faut se garder de négliger, quelle que soit par ailleurs la dimension saturnienne de l'œuvre.

En témoignent par exemple dans joie courte : « On entend le ciel rire/À cloches déployées »3, ou ces vers de Plain-chant, dans Bruits du cœur, un recueil datant pourtant de 1941 : « Vivant je suis plus grand ce soir que tous les morts/Et puis la route est belle /[...] Et seul vers le midi j'arpente les rayons. » Ainsi, comme l'affirme Cadou dans Le Miroir d'Orphée en son étude sur Pierre Reverdy, un de ses grands maîtres en poésie, le vrai poète est-il « posté à l'orée du miracle ». L'amour qui en effet « a suffi[...] pour tout changer »4, « l'amour qui sublimise (sic) toute chose 4 » participe, bien sûr, de cette illumination qui nimbe, en particulier, tant de poèmes d'Hélène ou Le Règne végétal, par exemple « L'Aventure marine », où Cadou évoque un « il » mystérieux, qui pourrait être un double du poète « Ébloui par tant de lumière » avec « son cœur épanoui dans ses mains 5 »

Car, oui, René Guy Cadou appartient bien a cette étrange espèce — que certains pensent et voudraient voir disparue — des lyriques inspirés. Pour qui la poésie est « avant tout incantation 6 ». Pouvoir et possession dont il revendique, en son recueil L'héritage fabuleux, le caractère absolu comme invincible : « Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe par ma bouche 7.» En atteste triomphalement l'incipit de la Préface du recueil Hélène ou Le Règne végétal : « Je n'ai pas écrit ce livre. Il m'a été dicté au long des mois par une voix souveraine et je n'ai fait qu'enregistrer comme un muet, l'écho durable qui frappait à coups redoublés l'obscur tympan du monde. » Une voix qui le précède et lui survivra.

Même si Cadou nous en avertit clairement dans ses Notes inédites : « il est faux de croire que la poésie est avant tout une question d'inspiration 7 ». Car si, pour lui, la poésie certes « est [...] cette merveilleuse clairière dans les bois, [...] quelle longue marche avant d'y parvenir

Nul doute, et quelle que soit son estime pour le surréalisme (toutefois limitée de fortes réticences), l'écriture automatique en tout cas n'est guère au goût de Cadou, qui raille d'ailleurs volontiers « les chutes de vaisselle surréalistes 10 ». Lui qui, plus classiquement, estime au contraire que « la réussite est le fait d'une longue patience 11 ». Afin que la poésie se trouve « d'elle-même portée par un rythme suffisamment agissant, voisin des battements du cœur, jusqu'au moment unique où son chant rejoindra […] l'universel concert 12». Un concert, là encore, qui le précède et lui survivra.

Car l'important pour Cadou est bien le chant, inaugural et invincible, on serait tenté de dire également éternel — ce en quoi il rejoint Breton le surréaliste, affirmant, à sa manière péremptoire : « chanter ou ne pas chanter voilà la question et il ne saurait être de salut dans la poésie pour qui ne chante pas. » Un chant qui, pour Cadou également, signe le véritable surgissement poétique, où la connaissance — intellectuelle — ne peut (n'a pas lieu de) se manifester, là où persiste l'irréductible énigme du monde ; mais là où, aussi, est appelée à se résoudre, par et dans le poème, cette contradiction, si fondamentale et fondatrice chez Cadou, entre une foi profonde en l'éternité et une conscience aiguë du trop éphémère passage de l'homme sur cette terre.

Contradiction éminemment tragique, bien sûr, à l'aune de quoi se jauge et juge d'ailleurs la valeur d'une œuvre — selon Pierre Reverdy, dans Le Gant de crin cité par Cadou dans Le Miroir d'Orphée en son article intitulé « Présence d'un surromantisme » : « La valeur est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ».

Tout est dit. De cette lutte, aussi déchirante que fondatrice, entre allégresse et désespoir, foi et doute, où s'affrontent la menace mortelle du silence et l'exaltation jubilatoire du chant : « nous, qui avions choisi de témoigner du passage de l'homme et de son éternité » écrit ainsi Cadou, quelques lignes après sa citation de Reverdy. Ce qui, malgré tout, va donc le tenir éloigné « d'un certain nihilisme intellectuel 13» propre à ceux qui ne peuvent croire en cette éternité.

Malgré la mort de sa mère, qui brise son enfance : « La blessure de la première aube/Au cœur sonore de mon enfance », évoquée dans Forges du vent. Premier d'une série de deuils dont le souvenir va douloureusement irriguer sa poésie : « Mes amis morts et toi maman mon père Georges/Vous êtes là comme une poussière de foin dans ma gorge/ Vous me parlez vous m'empêchez de respirer/ C'est peut-être pourquoi j'ai envie de chanter14»

Malgré, évoqué dans Hurle-cœur, ce « Bouquet du temps noirci de ciguës et de larmes 15», qu'a été la confrontation avec l'Histoire tragique de son époque marquée par la guerre, dont témoignent par exemple Les Fusillés de Châteaubriant 16

Malgré surtout la prescience de sa mort prématurée, qui surviendra en 1951, à l'âge de 31 ans. Très vite à ses yeux en effet, « Il est trop tard 17»

« Un pied est déjà dans la châsse 18 », « Et les heures sont comptées 19 », ce qu'il tente d'exorciser aussitôt, avec une ironie bien amère, par le détournement d'un proverbe : « Mais la vie la plus courte/Est souvent la meilleure. » Sans rien ignorer de l'angoisse métaphysique ni de 1a tristesse qui l'accompagne, cette acedia saturnienne des mélancoliques, ainsi s'interroge-t-il : « Peut-être bien/Que tout au bout de cette vie i1 n'y a rien 20 », non sans avoir constaté, bien des années avant : « Tout est vain/La fenêtre et l'aurore me restent dans la main 21». Quand, dès son premier recueil, en 1937, on trouvait dans Brancardiers de l'aube cette image tourmentée d'un doute et d'une déréliction sans issue : « Une latte d'espoir/au poteau de torture/Pour donner l'illusion d'une croix/Mais tout est truqué ».

Et pourtant, dans Hélène ou Le Règne végétal, le poète s'écrie « Ah ! je ne suis pas métaphysique », mais tout en affirmant en revanche dans Le Miroir d'Orphée « notre ambition a toujours été d'ajouter à la connaissance du monde ». Aucune contradiction cependant avec la mise en cause de la connaissance évoquée dans la première citation de notre étude. La connaissance dont il s'agit ici et dont la poésie est, pour Cadou, l'instrument, n'emprunte pas des voies abstraites, conceptuelles, qu'il considère antipoétiques, mais passe bien plutôt « par une puissance émotionnelle », seule garante de la survie en poésie. Comme on le lit dans Notes inédites, « Les philosophes, les critiques professionnels traitant de la poésie n'ont fait qu'apporter la confusion » et ne sont, le plus souvent, selon Cadou, que des « Diseurs de Phébus », tel l'Acis de La Bruyère, voire, beaucoup plus crûment encore et si l'on en croit Reverdy lui-même dans une de ses lettres à Cadou, que des « emmerdeurs » ! Raison pour laquelle Cadou quant à lui, « tâche de [nous] parler avec les mots les plus simples ». Des mots qui touchent le coeur, la sensibilité du lecteur, parce que, et Cadou le revendique : « le cœur le porte 22. » Parce que « Qui dit création dit amour » alors que « Qui dit invention dit intelligence 23 »: l'ordre intellectuel n'est pas l'ordre poétique ! Pour Cadou, finalement, « La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles 25. » Ce qu'il précise et nuance aussitôt « usuelles comme le ciel qui nous déborde », une formule qui rend bien compte de la dimension sacrée accordée par le poète aux choses les plus humbles.

Et c'est ce regard émerveillé qui, permettant la métamorphose poétique de l'objet le plus trivial, en garantit l'éternité poétique. Une simple toile d'araignée peut ainsi se transformer en astre, sous et par le regard du poète : « L'étoile d'araignée brille dans la serrure 25».

Un sacré, profondément enraciné chez Cadou — lui entré en communisme en 1945 et marié civilement en 1946 — dans une vivante tradition chrétienne. Comme chez son autre grand maître en poésie, le cher « ami, Max Jacob, assassiné » à Drancy en 1944 en raison de ses origines juives, et à qui est ainsi dédié le recueil Pleine poitrine de Cadou... Comme naguère Max Jacob rue Ravignan, Cadou fait aussi l'expérience de la rencontre avec le Christ : « Rien dans ma raison !/Rien dans la folie !/Mais lorsque j'éteignis ma lampe/Jésus était là dans la chambre 26 » L'expérience religieuse prend même une allure à la fois quotidienne, moderne et modeste, voire triviale : « Mon Dieu je pense à vous comme à un homme/Assis sur la dernière plate-forme de la Tour Eiffel/Et qui roule tranquillement une cigarette.27 » Une manière qui n'est pas sans évoquer celle d'Apollinaire dans Zone, où « La religion seule est restée toute neuve/Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation... »

Simplicité d'autre part ancrée, très chrétiennement aussi dans l'enfance. En se demandant : « Où sont les clés de mon enfance/Le dernier carré de ciel bleu 28 » ou « Cet enfant que j'étais qui donc me le rendra ?29» Cadou, comme Baudelaire avant lui, se fait le célébrant de cet âge, de son bonheur, de sa nostalgie, de sa faculté d'émerveillement et de son pouvoir poétique. Quant au mode hypothétique du début de Genèse, « Si l'homme reprenait l'enfance au premier geste 30» , il ouvre enfin sur la possibilité, la promesse en train de s'accomplir de l'amour comme de la poésie : « Et le soc d'une étoile nous ouvre le chemin. »

Mais tout en célébrant les pouvoirs de l'enfance, Cadou ne la pare pas non plus d'un bonheur utopique, lui qui dit porter « Un cœur boiteux depuis l'enfance 31 » et se présente à nous « ... pleurant comme un enfant qui ronge/Un ennui délicieux comme une pomme sure 32. »

Mais la vertu rédemptrice de la douleur n'est-elle pas aussi valeur chrétienne ?... Si dans Forges du vent, « Un poème est prisonnier dans sa cage d'épines », si, tragiquement, dans Morte-saison « Demain tout recommence/Les mêmes coups de feu à l'orée du silence 33», si « La bouche enfin tarie/Bon voyage en enfer. 34 », et alors même qu' « On n'œuvre [... ] que dans la souffrance L..] cette souffrance désirée, consentie et pure de tout sentiment, n'altère en rien la joie rayonnante du poète », comme il l'affirme dans Usage interne.

Crucifiants paradoxes d'une foi jubilatoire en l'éternité et d'un doute mélancolique, conscient de la finitude, qui travaillent l'œuvre de Cadou, comme « une poussée contre la paroi abrupte du monde.35 ou comme cette interpellation à l'ami disparu : « J'attends tes reportages sur la mort... » !... Comment ne pas voir qu'ils trouvent néanmoins dialectiquement leur résolution dans et par le poème, sa création grâce à quoi le poète « cet égaré sublime 36» enfin s'« évade/[...] Avec [s] on sac d'étoiles dans [s] a poche,/ [s] a fronde à tuer les heures/Et [s] on sifflet de merisier 37».

Parce que la charge sonore et rythmique, qui manifeste dans l'instant-éternité du poème sa condensation émotionnelle et l'énergie vitale de son souffle, permet bien l'épiphanie d'un surcroît d'être, qui renaîtra comme le phénix à chaque nouvelle relecture. Comme la naissance et l'enfance du corps, celles du poème sont aussi — douleur et jubilation — le temps privilégié où tout commence, où l'écriture donne enfin à l'ébranlement vernal de l'émotion, 1a juste forme qui va permettre au lecteur de le partager au plus près. Et, comme à un ordre nouveau du monde, la poésie peut alors naître à ce surgissement soudain. Non pas en rupture avec la réalité — chère à Cadou, lui qui affirme : « J'écris comme on laboure 38» — mais une réalité, au contraire, magiquement augmentée, éternisée, où le poète, abolissant d'un coup le temps, « se souvient de l'avenir 39». Comme l'enfant, dont le conditionnel de jeu s'avère aussi « conditionnel d'avenir » !.. .

Notes :

1« Cornet d'adieu «, Pleine poitrine, in Poésie la vie entière, Seghers,1946, p.172.
2 « De la recherche poétique considérée comme jeu », Notes inédites,ibid., p. 429.
3« Joie courte », Années-lumière, 1939, ibid., p. 35.
4 Usage interne, ibid., p. 390.
5« L'Aventure marine o, Hélène ou Le Règne végétal, ibid., P. 260.
6 Notes inédites, ibid., p. 427.
7 L'Héritage fabuleux, ibid., p. 319.
8 Conseils et Notes, Notes inédites, ibidem page 417
9 ibid.
10 Les Liens du sang », Usage interne, ibid., p. 406.
11 ibid.
12 « Présence d'un surromantisme», Le Miroir d'Orphée, Rougerie, p. 54.
13 ibid., p. 51.
14 « La géorgique d'été », L'héritage fabuleux, in Poésie la vie entière, p. 32.
15 Grand élan, ibid., p. 116.
16 Pleine Poitrine, ibid., 1946, p. 169.
17 « Saisons du cœur », Morte-saison, ibid., 1940, p. 41.
18 Forges du vent, ibid., 1938, p. 23.
19 « La Part de Dieu », Années-lumière, ibid., 1939, p. 36.
20 L'aventure n'attend pas le destin, ibid., 1947-48, p. 209.
21 «L'Inutile Aurore », Grand élan, ibid., 1943, p. 121.
22 « Cœur sur table », Retour de flamme, ibid., 1940, p. 26.
23 Usage interne, ibid., p 387.
24 ibid., p. 387.
25 « Hors de moi », Bruits du cœur, ibid., 1941, p. 64.
26 « Possibilité du corps en trop », Tout amour, ibid., 1951, p. 349
27 « Pensez, i1 en restera toujours quelque chose », L'héritage fabuleux, ibid., 1948-49, p. 314.
28 « Peine de mort », Années-lumière, ibid., 1939, p. 39.
~9 « D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? »,
L'héritage fabuleux, ibid., 1948-49, p. 320.
30 « Genèse », Bruits du coeur, ibid., éd. Seghers, 1941, p. 55.
31 Brancardiers de l'aube, ibid., 1947-48, p. 19.
32 L'aventure n'attend pas le destin, ibid., 1947-48, p. 210. 3з « L'amour du feu», Morte-saison, ibid., 1940, p. 52.
34 «Avant-sommeil », Bruits du coeur, ibid., 1941, p. 62.
35 « Les liens du sang », Usage interne, ibid., p. 409.
36 Usage interne, ibid., p. 392.
37 Forges du vent, ibid., 1938, p. 21.
38 « Les liens du sang », Usage interne, ibid., p. 409.
39 Notes inédites, ibid., p. 426.
* Martine Morillon-Carreau. Poète (8 recueils parus) présente dans de nombreuses revues et anthologies, nouvelliste, conférencière, collaboratrice de 7à dire et Poésie /première, elle a été l'Invitée du Mercredi du Poète en 2010.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, la poésie mémorable,

par Michel Trihoreau.



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« La poésie sera mémorable ou ne sera pas, attendu que cette formule vaut pour le peuple tout entier et non pour une mince catégorie d'amateurs que satisfont davantage l'alambiquité, l'amphigouri et l’ écriture artiste que la résonance profonde du plain-chant. »

Régulièrement réédité, entré en 1954 dans la collection Seghers, Poètes d'aujourd'hui, par Michel Manoll, sujet de multiples thèses et mémoires dont celui d'Eric Hollande, René Guy Cadou a ouvert son œuvre poétique pour la libérer et qu'elle vive. Hélène l'a poursuivie. Les oiseaux de la chanson en dispersent les graines pour les moissons futures. « Tout ce qui m'est repris m'allège » affirme-t-il.

La poésie habitable

« Si ma poésie est inhabitable, où logerais-je ma descendance ? »

C'est dans les années soixante que Luc Bérimont anime à la radio La Fine Fleur de la Chanson Française. Chanson et poésie s'y marient volontiers. Quelques compositeurs et interprètes déposent leur talent sous la plume des poètes. Hélène Martin a commencé à chanter à l'Écluse à Paris en 1956. Elle compose sur ses propres textes mais elle se lance parallèlement dans un véritable travail de mariage de la poésie et de la chanson. Elle met ainsi en musique Aragon, Giono, René Char, Jean Genet, Lucienne Desnoues. En 1960 elle enregistre Anthologie de René Guy Cadou. S'il est un interprète spécialiste du genre, c'est bien Jacques Douai qui a consacré sa vie à interpréter les poètes connus ou méconnus, parfois les mettant lui-même en musique. Cadou est évidemment à son répertoire et il enregistre je t'attendais en 1977, Son visage en 1979. On peut citer aussi James Olivier, Noël en 1970, Lucien Massion, Antonin Artaud en 1987. Puis, plus récemment, Michèle Bernard, L'étrange douceur et je t’attendais ainsi qu'on attend les navires. Ajoutons encore, sans exhaustivité : Catherine Derain, Julos Beaucarne, Marc Robine, James Olivier, Claude Alvarez-Pereyre, Colombe Frézin, Roger Lahaye, Michel Arbatz, Gaël Macho, Pierre Ménoret, Hélène & Jean-François Salmon, Philippe Forcioli, Olivier Robart. Il faut aussi citer Jacques Bertin. Imprégné de Cadou dont il chante quelques poèmes en public, autant que de Bérimont (à qui il consacre un disque en 1988, aujourd'hui réédité en CD), i1 est un peu leur neveu spirituel. L'artiste révèle plusieurs talents et il est maintenant l'auteur d'un film de cinquante quatre minutes René Guy Cadou, réalisé par Annie Breit. Certains vont réaliser un ou plusieurs albums aux chansons que sont devenus les poèmes de René Guy Cadou.

Éric Hollande

Parmi ces chanteurs amateurs de poésie, Eric Hollande est le premier à lui consacrer, en 1978, sous le label Oxygène, un 33 tours de 12 titres, qu'il a pour la plupart mis en musique lui-même. En 1992, un CD est gravé avec de nouveaux titres. L'initiative d'Eric Hollande est saluée par Hélène Cadou en ces termes : « Il accomplit un rite grave, un rite d'enfance et de mort, un rite d'échange. La voix restitue ce qui prenait racine dans l'humus. Elle creuse, cherche, offre à la lumière les mille graines du poème qui se multiplient dans les cœurs, y prennent sens, y donnent vie. » La Fleur rouge connaîtra sa première version avec Éric Hollande, sur une musique de Jean-Paul Marchant. « A la place du ciel/Je mettrai son visage/ Les oiseaux ne seront/Même pas étonnés 1. » Ce texte superbe, sera sur la plupart des albums de ses différents interprètes, avec, à chaque fois, une nouvelle musique. La première fut composée et chantée par Jacques Douai en 1979. Suivent les versions de Martine Caplanne et de Gilles Servat en 1981, puis Morice Benin, Manu Lann Huel, Véronique Vella, Marc Robine sur une musique d'Hélène Triomphe, Paul Dirmeikis et Robert Duguet. Après Eric Hollande, les albums entiers de chansons sur les poèmes de Cadou vont continuer à se succéder avec des voix et des tonalités bien différentes.

Martine Caplanne

Martine Caplanne enregistre en 1981 un 33 tours autoproduit d'une dizaine de titres, repris et complété en CD en 2000. « Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ? » Cette question, Martine Caplanne l'a souvent entendue. Chanter n'est pas un métier facile, loin de la capitale. Mais les parfums du Pays Basque, comme L'odeur des lys, valent bien toutes les tentations parisiennes :

Je suis debout dans mon jardin à des kilomètres de la Capitale
Je retrouve contre la joue du soir l'inclinaison natale
Les oiseaux parlent dans la haie 2

Elle a cueilli chez Cadou les élans sensibles qui font vibrer l'âme. « En le découvrant, dit Hélène, elle a découvert un frère qu'elle n’aurait pas connu. Il lui apporte une parole qui dit la souffrance, l écorchure, la brisure, la source. Elle lui apporte sa musique, sa voix qui entraîne le poème vers les autres. » Les mélodies se sont inscrites tout naturellement sur les cordes de sa guitare et elle chante ses poèmes comme elle respire, avec une jubilation grave.

Le blues que je chante n'est pas fait pour les gens de la ville
Les gens de la ville ne comprennent que les choses écrites 3.

La poésie de Cadou est universelle et se prête à la musique d'autres mots, pour preuve, Martine enregistre une traduction en espagnol de La vie rêvée :

Si no fueselа vida
La ùnica y la primera
De que valdria e1 rocio
Enlа frente de la тапапа .4

Enfin, en bonne « gardienne de la chanson », elle chante quelques poèmes d'Hélène, complément indispensable, trait d'union vers le présent

Car plus personne
Après moi

Pas un enfant
Féru de fables

Ne viendra continuer
Cette histoire
Qui va se perdre
Dans l'épaisseur
Infiniment muette

Des sables 5.

Lorsqu'elle consacre, plus tard un album à Jules Supervielle, elle y ajoute évidemment la lettre que Cadou a écrit à son intention :

Je pense à vous ce soir, Jules Supervielle
Je pense à vous et c'est l'automne en ce pays...6

Gilles Servat

En 1981 c'est aussi Gilles Servat qui enregistre un 33 tours, chez Kalondour. Lorsque Gilles Servat élève la voix ou le poing, c'est souvent pour mieux chérir sa terre. Celle où Cadou est né :

Sainte-Reine de Bretagne
En Brière où je suis né
A se souvenir on gagne
Du bonheur pour des années !7

Les mêmes ajoncs, les mêmes chants d'oiseaux ont illuminé et bercé leur enfance à quelques années près. L'auteur de je dors en Bretagne ce soir ne pouvait que partager avec Cadou les impressions essentielles, les sensations vitales issues de cette même terre. C'est avec la chorale de l'école des Marsanderies, de Nantes, qu'il évoque l' Automne :

La vieille classe de mon père
Pleine de guêpes écrasées
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été 8.

Ce n'est cependant pas la nostalgie qui guide cette rencontre. Loin des mièvreries édulcorées, 1a douceur de Cadou comme celle de Gilles Servat, est un bien précieux qu'il faut savoir découvrir et conserver dans un monde peuplé :

De bêtes en folie échappées de l'étable et d'enfants à des cordes
Pendus comme gibiers à des poignées de porte.9

Un même regard posé sur la souffrance des hommes lorsque l'amitié et la fraternité sont du combat :

Je n'ai jamais reçu
Tant d'amis à ma table
Il en vient chaque jour
De nouvelles étables
L'un apporte sa faim
Un autre la douleur
Nous partageons le peu
Qui reste tous en chœur 10.

Môrice Benin

En 1984 et 1989 Morice Benin autoproduit deux albums, repris en CD aux Éditions du Petit Véhicule sous les titres Chants de Solitude, La cinquième saison. Morice Benin apparaît d'abord, à la fin des années soixante-dix, comme le chanteur marginal, écolo, contestataire, utopiste et j'en passe. On l'accuse ensuite d'hermétisme, on le dit mystique, on le croit illuminé. En vérité, Môrice cherche, comme Cadou, la vérité au-delà des idées, des dogmes et des chapelles. Il cherche une lumière, une trace de l'éternité. Comme Cadou, Benin écrit pour plus tard. Il découvre un jour à Nantes, dans une exposition réalisée par Luc Vidal, des panneaux de poèmes. Il est aussitôt saisi par Les fusillés de Châteaubriant :

Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au-dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir 11.

« Nous sentions à cet instant, affirme-t-il, que quelque chose de grandiose et d’infiniment petit tallait chambouler la belle ordonnance de notre chambre secrète. » Quelques jours plus tard, il met en musique Hélène,17juin 1943:

Des peuplades d'argent descendaient la rivière
Les enfants avaient mis des bouquets sur le toit .12

Puis s'enchaînent au total vingt-neuf textes qui deviennent chansons. Mince Benin a trouvé quelqu'un qui parle comme lui, de l'intérieur des choses et porte le message au-delà des mots :

Je parle pour des jeunes gens et pour des hommes de tous âges.
Je parle de ce qui m'arrive.
Je parle d'un monde absous par sa colère. 13

Manu Lann Huel

En 1993, Manu Lann Hue! enregistre son CD Cadou chez Keltia.

Manu Lann Hue1 enregistre pour la première fois en 1974 Femmes d'Ouessant : « Leur corps qui se refuse et 1a noire dentelle/Qui pend de leurs cheveux comme un oiseau blessé »14

Il met en musique plusieurs poèmes jusqu'à la parution d'un premier 33 tours entièrement consacré au poète en 1986. Sa voix est un roc, son chant est un cri. Il met du feu dans le désespoir pour le changer en or. C'est sans doute cet aspect de Cadou qui est le moins connu. C'est la plainte des hommes qu'exalte

Manu comme un flamenco:

Dans l'homme abandonné de l'homme par la crainte
Quand douze fois honteux l'œil mauvais l'étoila
Dans la grande étendue de plaines et de plaintes
Bonjour Federico Garcia Lorca.15

Sa voix c'est aussi la déchirure de la nuit :

La nuit nul ne prend garde
C'est tout un pan de l'avenir qui se lézarde
Et rien ne vivra plus en moi. 16

La tragédie du monde et la vie flamboyante qui s'y consume.

Et les autres...

Plus récemment, Véronique Vella en 1999, puis Robert Duguet en 2004 et 2011, et Paul Dirmeikisen2008. « Les poèmes ne devraient jamais être dits que par leurs auteurs ou par d'autres poètes, un peu comme une liturgie. Les acteurs ont le tort de trop déclamer. Leurs effets de voix, visent plus à leur apporter le succès qu'à servir la gloire ou la mémoire du poète.» Véronique Vella, actrice sociétaire de la Comédie Française passe outre. Les acteurs ne déclament plus en 2000, de la même manière qu'en 1950. D'ailleurs elle va aussi mêler diction et chanson en 1999 pour un spectacle musical consacré à Cadou, qui parait en CD, sous le label de la société de production qu'elle a créée en 1995 : Cinquième Saison Productions, preuve de son attachement à l'auteur. Robert Duguet est avant tout un militant humaniste. Influencé par les idées d'une certaine gauche qui ne marche pas facilement au pas des partis. Se référant à Marceau Pivert plus facilement qu'a François Hollande, il est de ces hommes qui écrivent pour que l'éducation populaire persiste. Ses albums de chansons sur les textes de Cadou vont dans ce sens. Un poème d'Hélène complète le tableau :

Je suis née de la Mer
Qui déployait ses jupes
Un jour de Pentecôte
Le ciel était bavard.
17

Poète, compositeur, enseignant, peintre, Paul Dirmeikis est un passionné de musique les plus diverses, électronique, microtonale ou plus classique. Celles qu'il a choisies pour accompagner Cadou sont rondes, chaudes et multicolores. En 2011, Olivier Robard autoproduit un CD Les Gens de la Ville et nul doute que d'autres viendront encore apporter le concours de leur voix et de leur musique aux poèmes de René Guy et d'Hélène.

1.La Fleur rouge, musique : Jean-Paul Marchant.
2.Moineaux de l'an 1920, musique : Jean-Christian Irigoyen.
3.Le blues du Mangeur de Citron, musique : Martine Caplanne.
4.La Vida Sorгada, traduction : Jacinto-Luis Guerena, musique : Martine Caplanne.
5.Qui parle?, Hélène Cadou, musique : Martine Caplanne.
6.Lettre à Jules Supervielle, musique Christian Laborde.
7.Amis d'Enfance, musique : Gilles Servat.
8.Automne, musique : Gilles Servat.
9.Le jeune Homme à la médaille, musique : Gilles Servat.
10.La Fleur rouge, musique : Gilles Servat.
11.Les Fusillés de Châteaubriant, musique : Môrice Benin.
12.17 juin 1943, musique : Môrice Benin.
13.Préface, musique : Môrice Benin.
14.Femmes d'Ouessant, musique : Didier Squiban.
15.Bonjour Federico, musique Manu Lann Huel.
16.La Huit surtout, musique Manu Lann Huel.
17.Je suis née de la Mer, poème d'Hélène Cadou, musique : Robert Duguet.

Discographie des albums consacrés à René Guy Cadou :

Éric Hollande chante René Guy Cadou, (30cm Oxygène 019),1978.
Éric Hollande, L'étrange Douceur (CD autoproduit), 1993.
Martine Caplanne chante René Guy Cadou, (30cm autoproduit
PS50 1 8), 1980.
Martine Caplanne, Aller simple, (CD autoproduit,),2000.
Gilles Servat, Hommage à René Guy Cadou, (30cm Kalondour/
Phonograrn),1981.
Mince Benin, Chants de Solitude, (CD Le Petit Véhicule), 1984.
Mince Benin, La cinquième Saison, (CD Le Petit Véhicule), 1990.
Morice Benin, Comme un Fleuve, (CD autoproduit), 1998.
Manu Lann Huel, La_ fleur rouge, (30сm JAМ), 1986
Manu Lann'huel chante René Guy Cadou, (CD Cargonoir/Keltia),
1993.
Véronique Vella chante René Guy Cadou, (CD Cinquième Saison),
1999.
Collectif, René Guy Cadou, (CD collection Poètes & chansons,
ЕРМ) par Julos Beaucarne, Morice Bénin, Michèle Bernard, Martine
Caplanne et Marc Robine, 2002.
Robert Duguet chante René Guy Cadou, (CD autoproduit), 2004.
Robert Duguet, La cinquième Saison, (double CD autoproduit),2011.
Paul Dirmeikis, Entre Parenthèses (double CD L'Eveilleur), 2008.
Olivier Robard, Les Gens de la Ville (CD autoproduit), 2011.

* Michel Trihoreau, auteur de La chanson de Prévert, éd. Petit véhicule, 2006 et La chanson de proximité : caveaux, cabarets et autres petits lieux, L'Harmattan, 2010. Il a collaboré à la revue Chorus.


 

 

 

 

 

René Guy et Hélène Cadou, un feu vivant,

par Jean Noël Guéno



(Retour au sommaire colloque 2014)

 

Il est de bon ton, dans le milieu poétique contemporain, de sourire avec un petit air condescendant à l'évocation de René Guy Cadou. Comme si se référer au poète de Louisfert était la marque d'un attachement à une forme poétique dépassée, à un lyrisme désuet, à un sentimentalisme hors de mode. Aimer Cadou serait le signe d'un esprit peu au fait de l'actualité poétique, ou, selon l'expression rédhibitoire, « has been ». Certains poètes, après avoir aimé dans leurs premières années d'écriture l'œuvre de René Guy Cadou, une fois une petite notoriété acquise, s'empressent de brûler ce qu'ils ont adoré, prétextant un égarement de jeunesse. Je songe à un critique poétique, évoquant un autre poète important, qui affirmait qu'il avait fallu « se construire contre », attitude somme toute bien adolescente... Quant à moi, je préfère ceux qui se construisent avec, qui assument et dépassent leurs influences en trouvant leur voix(e) propre et ne brûlent pas avec leurs premiers emballements littéraires ceux qui ne partagent pas leurs reniements. D'autres, qui considèrent avec quelque dédain Poésie la vie entière, connaissent souvent peu ou mal cette œuvre qu'ils dénigrent. Ils sont restés à une vision tronquée et parcellaire transmise par leurs souvenirs scolaires ou quelques anthologies. Ils n'ont pas plongé véritablement dans cette œuvre, arpenté ce territoire multiple. Certes, la poésie de René Guy Cadou s'inscrit dans un monde finissant qui a disparu : le milieu rural des Pays d'Ouest des années quarante et cinquante, mais ce vécu n'est pas idéalisé : nombre de textes témoignent de la lourdeur de ces terres, du caractère oppressant de son climat, du manque d'ouverture de ce terroir, de la solitude douloureuse du jeune maître d'école itinérant. Par la suite, Louisfert, le port d'attache, sera transfiguré par la présence d'Hélène ; sans elle, le lieu aurait bien perdu de son charme et l'attrait de Paris aurait sans doute été le plus fort. L'important n'est pas le lieu ni l'époque mais l'amour qui ouvre l'horizon, les liens simples et fraternels tissés au quotidien qui nourrissent le travail de fond livré au soir dans la chambre d'écriture. Comme toutes les œuvres importantes, la parole de René Guy Cadou est ancrée, ne rejette pas le réel dans lequel elle s'inscrit, mais le dépasse pour atteindre l'universel. Pour comprendre Cadou, il ne faut pas rester à la lisière, méfiant, précautionneux mais plonger au cœur des mots, accepter qu'ils vous traversent et vous bouleversent. Découvrir Cadou, à la fin de l'enfance, fut pour moi un choc, un viatique salvateur. J'entendais là une voix fraternelle qui me parlait et qui disait l'essentiel, sans tricher... D'emblée, j'ai effacé l'image scolaire, rassurante, bucolique mais réductrice de l'instituteur rural des « Amis d'enfance ». Cette voix vibrait d'accents déchirés, déchirants, révélait une fêlure que rien ne pourrait combler. Je fus ainsi saisi par la nudité tragique de 30 mai 1932, par la force des mots les plus simples qui disent avec une pudeur extrême l'abandon, l'amour partagé envolé, la déréliction la plus totale...

Il n'y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs sont écroulés
La chair s'est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu'elle a laissées
Dix heures
La pendule qui sonne
Et le sang qui recule
Il n'y a plus personne
Maison fermée
Le vent qui pousse au loin une étoile avancée
Il n'y a plus personne
Et tu es là
Mon père
Et comme un liseron
Mon bras grimpe à ton bras
Tu effaces mes larmes
En te brûlant les doigts
in Poésie la vie entière, p. 109

Que dire, que faire après avoir lu un tel texte ? Se taire, laisser en soi les mots germer pour découvrir que la poésie n'est pas un jeu mais une parole vive et brûlante qui aide à vivre. La parole de Cadou n'est pas tiède, elle est souvent tendue comme un arc, perçante comme une flèche ; qu'il évoque dès Retour de flamme « un homme renversé sur la chaussée/Qui n'en a pas pour longtemps » dont les « yeux sont de l'autre côté » ou qu'il nous confie « Mon corps pend aux fils de fer/ Avec tout le ciel sur le dos. » Pas de pathos, déjà, dans ces vers de jeunesse ; des mots simples, justes, qui ciblent au cœur la détresse humaine. A ce propos, écoutons le poème Antonin Artaud, vibrant, haletant, dont les vers fulgurent comme des fusées ivres :

Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée Antonin
Comme un printemps foutu
Avec tes mains
Tes mains sur les barreaux de l'asile Antonin
Tes mains sur les fils électriques
Sur l'espagnolette sur la poésie partout
Antonin partout
Tes mains sur ton front pressées
Sur tous les corps de jeunes filles
Sur la campagne de Rodez
Antonin la campagne
Tu pêcherais dans la rivière
Avec une arbalète Antonin
Avec toutes les femmes
A même le bocal Docteur
A même
A même la poésie Antonin
Et pas de camisole
Pas de frontières
Pas de répit surtout

in Poésie la vie entière, p. 295

L'émotion initiale ressentie à la lecture de Cadou est intacte, presque cinquante ans après. Elle s'est même enrichie de tout un vécu humain et littéraire. Je considère toujours le deuxième des Quatre poèmes d'amour à Hélène comme l'un des grands poèmes d'amour de la poésie française et Les Fusillés de Châteaubriant comme un texte exemplaire, sans un mot de haine pour l'ennemi, aussi ignoble soit-il ; un texte universel, à lire et à dire partout où l'on broie la dignité de l'homme.

Cadou fut un veilleur mais aussi un éveilleur. Combien sommes-nous à avoir osé prendre la parole parce qu'il l'avait prise et portée à son plus haut point d'ébullition ? Hélène, la première, sut bâtir à sa suite une œuvre personnelle, d'une profondeur et d'une délicatesse remarquables. Sa voix discrète, feutrée a maintenu, alimenté et enrichi le feu. Le dialogue avec René s'est poursuivi, les voix se sont mêlées en un chant d'amour ininterrompu. En ce visage l’avenir et Le livre perdu sont à cet égard, pour moi, deux très grands livres. Comme René, qui plongeait en lui-même, se faisait mineur de fond, « chercheur de beauté », « à genoux dans le lit boueux de la journée », Hélène puise dans le puits de la douleur la force d'avancer, et nous « donne/ cet espoir à jamais vivant/dont (elle) s'étonne ».

Au-delà du microcosme poétique évoqué au début de cette communication, la ferveur qui entoure les œuvres de René et d'Hélène tient avant tout à la profondeur humaine qui les constitue. Elles disent dans un langage accessible et juste ce que l'on aurait aimé dire. Elles touchent les points sensibles, éclairent les zones d'ombre et révèlent que l'amitié, la fraternité, l'amour ne sont pas des mots vains, qu'ils sont notre seule raison d'être.

Note : le titre de cette communication reprend volontairement un titre de Luc Bérimont Un feu vivant paru chez Flammarion en 1968.
*Jean-Noël Guéno est né en 1955. Professeur de Lettres. A co-animé la revue et les éditions A Contre-Silence et animé la revue Moraines. Est l'auteur d'un essai sur Jean Rousselot et de plusieurs recueils de poèmes, dont Rais de soleil dans l'hiver (Ed. du Petit Pavé, 2013). A participé, en 1989, avec Christian Bulting, à la réalisation du numéro 25 de la revue A Contre-Silence consacré à Hélène Cadou. Le numéro 27 de sa revue Moraines, présentait, en 1999, Le Livre Perdu et publiait une suite inédite d'Hélène Cadou : Qui reviendrait sous le vent... poèmes qui seront repris en 2000 dans le recueil De la poussière et de la grâce publié chez Rougerie.

 


 

 

 

 

Retour à Louisfert par Сhristian Bulting


(Retour au sommaire colloque 2014)

 

L'éblouissement. Ce fut l'impression que j'éprouvai quand je lus Hélène Cadou pour la première fois. Une lumière nette vive se dégageait de ses poèmes. Une lumière de matin d'été qui vous surprend au sortir du clair-obscur de votre demeure. Et le bonheur de se mouvoir dans cette lumière.

Tout avait commencé par un malentendu. À la librairie Vent d'ouest à Nantes, j'avais découvert un petit volume de « Cadou », comme l'indiquait la couverture. La tranche donnait le titre En ce visage l’avenir. Des poèmes, constatai-je en feuilletant rapidement. Je ne connaissais pas ce titre et, ne possédant pas encore les œuvres poétiques complètes, j'achetai en confiance — Cadou ayant été adolescent un des déclencheurs décisifs de ma vie avec la poésie. Ouvrant le livre un peu plus tard, je lus le nom d'Hélène Cadou et eus alors le sentiment de m'être fait avoir. J'avais oublié les deux poèmes lus quelques années auparavant dans Le livre d'or de la poésie contemporaine de Pierre Seghers. Dans ma tête, j'avais fait l'acquisition d'un ouvrage de René Guy Cadou et je me retrouvai avec un recueil d'Hélène Cadou. Par quel mystère le bandeau « Hélène Cadou — 2ème édition » était-il resté à l'intérieur du volume ? Assez mécontent, je commençai ma lecture. Et de poème en poème, la méfiance céda la place à la surprise puis à la joie. La joie que l'on éprouve à la lecture d'un bon poète, d'un très bon poète, d'un excellent poète. J'étais ébahi : il y avait un deuxième Cadou dont la poésie valait celle de René Guy. J'avais cru la chose impossible. Et pourtant la poésie d'Hélène Cadou se situe à hauteur de celle de l'auteur de Pleine poitrine. Une poésie différente, avec sa voix propre, singulière, actuelle, dans une présence personnelle au monde et au langage. En ce visage l’avenir reste pour moi l'un des sommets d'une œuvre qui en comporte plus d'un.

Il est un autre livre qui revêt à mes yeux une valeur particulière tant littéraire que symbolique. Il s'agit de Retour à l’été publié en 1993 en coédition Maison de poésie-Éditions Serpenoise-Presses Universitaires de Nancy. Quelque temps auparavant, par amitié pour son directeur Jacques Charpentreau, Hélène Cadou avait accepté de faire partie de la Maison de poésie de Paris — qu'il ne faut pas confondre avec la Maison de la poésie de Paris. Entre autres activités, cette maison faisait paraître une collection de livres de poésie, où l'on trouve des ouvrages de Luc Decaunes, Jean Lestavel, Bernard Lorraine ou Jean-Luc Moreau. Et en 1992, la réédition de Louisfert-en poésie de Michel Manoll. Il y a une logique éditoriale dans la parution l'année suivante de Retour à l’été, qui pourrait s'appeler « Retour à Louisfert ».

On ne peut manquer d'évoquer ici les circonstances d'écriture de ce livre. Depuis combien d'années Hélène Cadou souhaitait-elle revenir à Louisfert ? Un premier projet de retour échoua quand le conseil municipal ne vota pas, à une voix près, le budget de réhabilitation de la maison d'école — alors désaffectée. Ce n'est qu'à la fin des années quatre-vingt que la chose devint envisageable, sous l'impulsion d'une conjuration d'amis d'Hélène Cadou, de la sous-préfète de Châteaubriant, madame Chassagne, et du maire de Louisfert monsieur Ledevin. Le montage financier se fit avec la Direction Régionale des Affaires Culturelles, dans laquelle monsieur Richard joua un rôle de poids. Une Association de la Demeure de René Guy Cadou fut alors créée, dont je fus élu président. Nous préparâmes l'ouverture au public de ce qui s'appelait désormais la « Demeure de René Guy Cadou ». L'inauguration eut lieu le 18 juin 1993. Hélène Cadou vécut, me semble-t-il, ce retour à Louisfert comme la fin d'un exil. En haut de la tour où elle vivait à Orléans, rue des Roseraies, elle avait conservé meubles, livres, manuscrits en attente d'un ou plusieurs lieux qui les accueilleraient. Ce furent la « Demeure » et le « Centre René Guy Cadou » à Nantes.

Mais le retour à Louisfert, rêvé, désiré, voulu ne se fait pas sans inquiétude. Ce qui à travers les années était un songe, cette demeure qui
S'étageait
Là-bas
Dans le soleil
allait devenir réalité, présence immédiate. La mémoire n'avait-elle pas construit un objet qui n'existait pas ?
On avait gravi
Tant de fois
Les échelles de la mémoire

Au moment de quitter une vie comme entre parenthèse, loin de Louisfert, beaucoup d'interrogations se font jour :

Le cours du temps
Peut-il reprendre ?

N'est-ce pas un leurre, une illusion ? avec laquelle on a vécu mais qui ne tiendra pas devant le présent. Surtout ce n'est pas tant de retrouver la demeure changée qui inquiète car « on s'activait dans la demeure » et on lui assure « Tout sera bien ». Mais ce qui serait insupportable c'est que lui ne soit plus là. Et pas seulement son idée ou son image mais sa présence physique, son corps « Où seront tes mains/Ta voix » Son absence — « seras-tu là » interroge-t-elle — serait synonyme de mort :

Morte trois fois morte
Si dans le jardin
Tu n'étais plus là

Et il n'у aura aucune possibilité de tricher. Elle seule saura s'il sera là, lui et non un autre.

Au pied de l'escalier
Sera-ce lui ?

Elle sera seule juge :
Moi seule je te verrai

Ou je ne te verrai pas Ce Retour à l’été s'il est retour à celui qui a été, et qui n'est plus, tout au moins de la même manière, ce retour est un retour à ce qui a été : le cheval, le pré, le puits, le jardin, le préau, la porte, l'escalier, la rampe, la chambre, les sept fenêtres. Tous ces éléments sont nommés : ils constituent un monde, un temps. Le temps de la joie, le temps de l'amour, un temps plein comme un fruit, un temps d'été. Désormais à Louisfert, Hélène Cadou vivra l'été, la saison d'été, ce qui a été. Ce n'est pas tant un retour au passé qu'une manière de réenclencher le temps, d'aller vers l'avenir.

Tout le livre Retour à l’été chante cet itinéraire du retour, ce cheminement intérieur nécessaire, avec ses doutes, ses questionnements. Il ne suffit pas de franchir les kilomètres, il ne suffit pas que la Demeure soit « bien », « murs rafraîchis », même si « l'escalier/ Sent bon la cire », qu'il y a des « roses » dans le jar­din. Il faut être prête. Et sera-t-il au rendez-vous ? Sur ce trajet qui mène à Louisfert une halte, « un pan d'été », offert par des femmes qui vivent « dans leur bure ». Dans cet été avant l'heure, des fruits, des roses, le feuillage dans les vitres. Et la présence d'Anne. Anne qui aurait pu être le prénom de leur enfant :

Anne sera son поm
Disait-il
Car c'est le поm de ma mère
Durant ce séjour :
La lumière monte du sol
Et s'évase en bouquet de ciel

« L'univers va recommencer » prédit la poète. Dans la « transparence du pur amour » de Dieu, celui qui « lave les cœurs ». « Tout devient clair », « il n'y a plus d'annonce » : « Le jour est là ». Hélène Cadou est prête. Dès lors :

....Quand on fut
Face aux fenêtres
La vie s'ouvrit limpide
Dans les vitres
Tout recommença :
Comme un premier matin
Du monde

La vie à Louisfert, dans l'été, presque comme avant :

La mort ne fut plus
Qu'un ange sombre

Et il était au rendez-vous. Corps et âme : Ta main retrouva place dans la mienne.
Il ne restait plus qu'à poursuivre ensemble, des années durant : « La route avec toi. »

 

*Christian Bulting a publié vingt livres, essentiellement de poésie. Il a été président de l'Association de gestion de la Demeure de René Guy Cadou à sa fondation.


 

 

 

 

 

Poète et romancier, publie en 2008 "le Sourire solaire", texte imaginant sous forme romanesque la vie de René Guy Cadou.

Un bruissement d’eau claire sur les cailloux,

par André Daviaud



(Retour au sommaire colloque 2014)

 

C'est une voix rauque qui m'a fait connaître Cadou, une voix de rouille mouillée, « un bruissement d'eau claire sur les cailloux », comme Cadou lui-même percevait son nom, une voix inimitable qui roulait les rocs de la poésie devant nos yeux ahuris d'étudiants en lettres. Elle parlait d'esthétique de la surprise, du difficile chemin de la simplicité. C'était la voix d'Yves Cosson. Il avait connu Cadou à Louisfert, en voisin venu de Châteaubriant. Ils étaient devenus amis. Le muscadet réunissait les copains dans les bistrots du village.

On sentait la complicité, la fraternité. On entrait en poésie comme dans la cuisine bleue de la petite maison d'école. J'ai lu avec passion tous les poèmes, les deux volumes des œuvres poétiques complètes publiés chez Seghers. J'ai appris que la poésie pouvait être douce, accessible et humble, mais aussi située dans le temps et l'espace, et terriblement ambitieuse à travers sa volonté même de simplicité. C'était alors le temps du structuralisme et des constructions langagières, le temps des « obsédés textuels », comme nous disions en riant. Selon certains, la poésie devait oublier l'homme derrière les mots, cacher cette vie que l'on ne saurait voir. Il fallait ignorer le lieu, la date, l'ancrage, faire abstraction du paysage pour analyser le texte, découper le texte, disséquer le texte. Le texte, rien que le texte, martelaient les pontes de l'époque, ces coupeurs de ponts.

Je venais d'un pays d'arbres, d'une maison sous les sapins, d'une enfance de grand jardin et de courses au bord des étangs. Je venais d'une campagne d'écureuils et de pluie passante, où les saisons saisissaient les hommes pour les mener des labours aux moissons et des foins aux pommes. J'ai reconnu mes paysages, j'ai reconnu mes longs parcours dans les futaies, j'ai reconnu les chevaux qui rient et les chiens qui rêvent, j'ai sauté dans les poèmes de Cadou comme dans des flaques d'eau pour m'éclabousser de ses mots.

Je n'ai pas tout pris, j'ai abandonné le roman, et aussi les saints qui m'agaçaient un peu avec leurs bondieuseries sentimentales. Il faut dire que j'en avais soupé des saints, depuis mes internats de soutanes. D'ailleurs, emporte-t-on tout de son enfance ? N'y a-t-il pas quelques paquets gris de poussière dans un coin de mémoire qu'on ouvrira plus tard, quand on sera prêt à tout envisager de son passé ?

J'ai donc lu les poèmes et puis le fabuleux Mon enfance est à tout le monde. Et mon enfance fut à lui. J'avais rencontré Cadou, ce grand frère.

Sous la direction d'Yves Cosson, j'ai rédigé en 1975 un mémoire universitaire intitulé : « René Guy Cadou ou le mystère retrouvé de l'enfance ». J'y évoquais le pays d'enfance, traversé par la mort, l'enfance source et ressource, la quête du merveilleux. J'aurais voulu ne rien analyser, ne rien découper, ne rien disséquer. J'aurais voulu écrire une lettre, une longue lettre fraternelle, comme celle que Cadou adressait à ses amis rencontrés à Rochefort-sur-Loire ou ailleurs. Je ne me sentais pas exégète, encore moins critique. Je me sentais petit dernier de la tribu des poètes de l'Ouest. Je n'oubliais pas que Max Jacob avait dit au jeune Cadou : « Soyez humain si vous voulez être original car personne ne l'est plus ». J'ai passé un an penché sur ses poèmes. Il a passé un an perché sur mon épaule. Et, dans le halo de la lampe qui nous réunissait tous deux, je voyais ses mains trembler.

A cette occasion, j'ai rencontré Hélène, la douce et forte Нélèпе. Avec elle, j'ai fait le voyage lumineux de la mémoire. Rien n'avait disparu. Ses souvenirs la reliaient encore à l'autre vie, comme des fils tendus au-dessus du vide. Elle s'élançait sur ce réseau de la mémoire, glissait comme un équilibriste, d'un jour à l'autre, d'un poème à une anecdote, souple et dansante dans sa jeunesse retrouvée.

Et puis, la vie m'a conduit vers d'autres territoires, mais sans jamais abandonner la poésie. Les poètes sont les seuls qui savent garder la sève de l'enfance. On les croit grands, sérieux, occupés à mille tâches que la société pense utiles. En fait, ils sont restés dans leurs premières années, celles où les fleurs parlent, où les animaux s'aiment, où les rêves sont dans la vie et où la vie accomplit les rêves. Ils peuvent tout dans un poème. Et leur poésie surgit dans tout.

Les enfants de Louisfert croyaient René Guy Cadou instituteur à l'école huit heures par jour. Ils disaient : « Le maître nous a donné des additions à faire. ». Leurs parents lui apportaient des pommes en l'appelant « Monsieur », l'inspecteur d'académie espérait en faire un pédagogue. Mais, à cinq heures du soir, Cadou montait dans la chambre à poèmes au bord des étangs. Je venais d'une campagne d'écureuils et de pluie passante, où les saisons saisissaient les hommes pour les mener des labours aux moissons et des foins aux pommes. J'ai reconnu mes paysages, j'ai reconnu mes longs parcours dans les futaies, j'ai reconnu les chevaux qui rient et les chiens qui rêvent, j'ai sauté dans les poèmes de Cadou comme dans des flaques d'eau pour m'éclabousser de ses mots.et se transformait en ce qu'il était : un rêveur de vie.

Il était devenu instituteur un peu par hasard, pendant la guerre, parce qu'on manquait d'hommes au tableau noir. Un peu par fidélité aussi. A ses parents, à Alain-Fournier et son Grand Meaulnes. Il faisait l'école mais il n'aimait rien tant que les récréations. Il refusait par exemple le nom d'École de Rochefort, lui préférant Les Amis de Rochefort. Les poètes que la guerre avait réunis autour de Jean Bouhier étaient d'ailleurs de grands enfants, des farceurs, des boudeurs, des rieurs. C'était une bande plus qu'un groupe, une équipe de gais buveurs plus qu'une académie. Ils se prenaient beaucoup moins au sérieux que les surréalistes autour de Breton, mais ils discutaient sérieusement de poésie en riant autour des verres et parfois des vers. Les copains de Cadou se souviennent des blagues et des éclats de rire. Les photos les montrent souvent hilares, le léger tube de la cigarette au coin des lèvres ou entre les doigts. On mangeait bien à Rochefort, on buvait le vin doré qui rend les soirées joyeuses. On luttait aussi à sa façon contre la poésie étriquée, les vers embrigadés et l'uniforme des valeurs patriotiques de Vichy. C'était une écriture contre l'ordre nouveau, une évasion des camps du maréchalisme. Ce n'était pas la poésie engagée de résistance, mais une écriture dégagée de toute obéissance, de toute obédience. L'homme était au centre des poèmes dans ce monde devenu presque partout inhumain.

Après la guerre, les copains sont partis, souvent à Paris, faire de la radio ou écrire dans les journaux. De sa campagne, Cadou leur adresse de longues suppliques pour qu'ils viennent le voir :
« Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ?
— Mais l'odeur des lys ! Mais l'odeur des lys ! »
Heureusement, il y a Hélène, il y a celle qu'il a rencontré à Clisson en juin 1943, et hissée dans les échelles de sa poésie. Désormais, ils monteront, tous deux, chaque soir, dans la chambre à poèmes, leur chien couché sur leur pied et leur chat s'étirant et baillant. Ce sera l'heure d'appareiller, de traverser la campagne mouillée, « comme un Bon Père/Qui tient sa mule parle cou », ou de sauter dans le train des grands voyages en attendant son arrêt brutal. Ce sera Poésie la vie entière à deux juchés sur le diapason du destin.

Et celui qui entrait par hasard dans la demeure du poète recevait Pleine Poitrine, Les Visages de Solitude et Les sept Péchés capitaux. Il était le témoin des poèmes d'amour à Hélène et repartait avec le Diable et son Train comme Biens de ce monde. Car tout devenait poésie dans cet univers, depuis l'accueil des enfants au matin, les heures de classe, le repas dans la petite cuisine bleue, le verre de vin offert au facteur, jusqu'aux cris des élèves qui s'égaillaient dans le soir. Le poème de cinq heures mélangeait tout cela dans son creuset : le plomb des chagrins, le mercure de l'amertume, le jaune des glaïeuls, le cristal de la pluie, pour se muer en or sonore de mots, en ondulation de strophes ou en cascade de versets.
Alchimie du verbe, alchimie des rencontres improbables sur la page.
Chaque soir, une seule feuille, un papier précieux, une même plume, et l'encre de Chine. Chaque soir une œuvre.

Je ne parlerai pas de la tempête, celle du 20 mars 1951, qui a cassé des arbres et emporté des mousses. Ce soir-là, un printemps naissait et un poète mourait. En tenant la main d'un frère en poésie à qui il avait murmuré : « La poésie est peut-être inutile du moins rapproche-t-elle les hommes. »

Mais, à partir de ce jour, la fraternité n'a pas cessé. Grâce aux poèmes de Cadou. Grâce aux amis. Grâce à Hélène surtout, qui s'est consacrée à ce lien, en ancrant sa propre écriture dans l'encre de Chine des derniers vers restés sur la table.

Elle a publié, chez Seghers, deux recueils, à la fin des années 1950. Deux recueils pleins de sa présence, deux recueils pour faire son deuil.

Presque vingt ans se sont passés. Et puis, chez Brémond, et surtout chez Rougerie, Hélène a retrouvé la voix, la sienne. Sa voie. Des poèmes pleins de silence, proches du haïku, parfois.

Avec mon épouse, un après-midi, vers 1995, nous sommes allés au Centre René Guy Cadou, caché à l'entrée de la médiathèque de Nantes. En descendant les marches, nous avons remonté le temps. Hélène nous a parlé des années de guerre, de sa rencontre avec René, des bombardements où le poète a tout perdu, sauf une malle à poèmes, comme un signe espiègle du destin. Nous avons oublié les heures. En sortant, nous n'aurions pas été surpris de trouver la ville remplie de gravats et de décombres. Mais non, tout était reconstruit, depuis cinquante ans. Et puis, il y a eu le retour à Louisfert, Louisfert-en-Poésie.

C'est là que je l'ai retrouvée, en y amenant un groupe de poètes, que les fondateurs avaient appelé « Vannes en poésie », comme un écho, comme un hommage.

J'y suis revenu plusieurs fois.

J'y ai conduit un groupe d'élèves. Nous avions étudié le recueil Hélène ou le Règne végétal. Ils ont rencontré Hélène qui ne parle jamais d'elle mais de René, comme si elle n'osait s'affronter à hauteur de poésie. Elle a répondu à leurs questions. Je ne sais pas s'ils ont mesuré leur chance de rencontrer à la fois l'inspiratrice du recueil et la créatrice de la pérennité d'une œuvre. Plus tard, peut-être, se souviendront-ils de cette visite dans un lieu unique et mystérieux, et qui cependant n'est qu'une banale école de village et sa maison ? On ne sait jamais ce que l'on sème dans le cœur des jeunes gens : « Je parle pour des jeunes gens peut-être entendrez-vous cette voix qui frappe ô jeunes gens, qui frappe comme vous à la porte de son destin et qui chante sous les balles. » écrit Cadou dans la préface de ce recueil. J'ai essayé d'être fidèle à cette voix en offrant à mes élèves des poèmes de Cadou.

Plus tard, j'ai voulu écrire un roman autour de la figure de Cadou. Il me fallait payer ma dette. Mais je ne voulais pas faire une biographie, ni une étude universitaire, juste un roman autour d'un poète et de son époque. J'ai pris la liberté de la fiction, j'ai inventé des épisodes, j'ai un peu changé les dates et les événements. Il me semblait que, plus que les faits historiques, il était important de témoigner d'une vie en poésie. Cela a choqué peut-être. J'ai inventé un frère à Cadou, demi-mensonge pour celui qui se sentait René de la mémoire d'un frère mort. J'ai fait mourir ses parents sous les bombardements. Si j'ai modifié les faits, je crois avoir respecté l'esprit et rendu dans ces pages tout ce que je pouvais de l'amitié, de la fraternité, de l'amour pour Hélène, et de l'émotion des poèmes. Quoi de plus important que les Bruits du cœur ? Ce roman s'appelle Un sourire solaire. Hélène m'a dit que le titre était beau. Elle m'a fait l'offrande d'une préface.

Pour préparer cet ouvrage, je l'ai retrouvée plusieurs fois à Louisfert, plus proche de mon domicile breton que Nantes. Elle était toujours très attentive à mon épouse qui m'accompagnait. Elle se souvenait sans doute de son rôle auprès de Cadou.

A chaque fois, c'était un voyage, non -pas celui de la distance, mais celui de la fidélité, voire de la filiation. Car, si Hélène et René n'ont pas eu d'enfants de chair et de sang, nombreux sont ceux qui se reconnaissent de la famille, cousin ou sœur, frère ou fils. Avec toujours les liens de l'émotion, souvent plus solides que les liens du sang.

A l'occasion d'une visite à Louisfert, j'ai écrit le texte par lequel je termine et qui solde, je crois, toute la reconnaissance que je dois à ce couple qui a fait de son amour un poème.

Rencontrer Hélène Cadou, c'est rencontrer la mémoire du coeur.
Vous arrivez de l'enfer de la route jusqu à la maison d’école, toute droite au bord du ciel. Vous traversez la cour, à cloche pied sur la marelle, en poussant le petit pavé de l’émoi.
Elle vous attend sur le seuil de la classe. On entre dans l’intimité d'un monde. Vous êtes un Brancardier de l'aube accédant à Poésie, la vie entière. Vous vous asseyez. Elle vous parle de lui, de son sourire immense. Peu à peu se tait votre vie. Vous êtes en 1943 ou sur un chemin de campagne. Les parcs et les châteaux sont là, l’éclatement des cris d'enfants qui ont fui les villes détruites.
Elle vous raconte comment il a franchi la guerre, en réclamant sa liberté, comment la poésie l'a sauvé, un jour, dans la naïveté de son écharpe rouge. Aux Allemands qui l’arrêtaient il a dit, dans leur langue, comme un laissez-passer magique : « Je suis poète. »
Vous parcourez les vitrines du souvenir, qui mêlent cendrier bizarre et visages d'hommes. Vous parlez de la classe, de l’inspecteur et de la double vie.
Vous passez de l'autre côté, du côté des Lilas du soir.

La cuisine bleue vous accueille, ce bleu de la tendresse, ce bleu inimitable. Vous montez vers la chambre. Chaque pas vers l’éternité. Elle ouvre la fenêtre sur la campagne, les blés et la forêt pavée. Rien n’a changé. Sa main de plâtre sur la table. Le dernier poème à l’encre de Chine. Et elle vous parle de la cérémonie, du rite de cinq heures du soir. Le poème qui se fait, arraché peu à peu à la gangue des glaises, désenglué du quotidien, et lavé lentement des ratures du doute, gratté au feu des rêves et recopié à la plume d’oiseau.
Et vous parlez de la naissance, des parcs et des châteaux. De la parenté des enfances. La chambre vous élève, sur les hautes mers de la vie.
Quand vous évoquez l’avenir, il est là brusquement dans la chambre

Notes :

1-Jean Rousselot pour ne pas le nommer. (Note de l'éditeur)
2-Un sourire solaire, éd. Perséïde, 2008

* André Davioud est né à la poésie avec les Cadou. Après un mémoire de littérature intitulé Reпé Guy Cadou ou le mystère retrouvé de l'enfance en 1975, des recueils La nuit rauque, Le colporteur d'aurores ou Un soleil à la mer ont permis de poursuivre le chant.
A partir de 2005, des romans, dont l'un consacré aux Cadou, Un sourire solaire, sont venus élargir la poésie des hommes à travers l'évocation d'une époque.