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Nathalie Fréour

 

 

 

 

 

 

Jean Lavoué Voix de Bretagne le chant des pauvres, par Ghislaine Lejard (1)

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Jean Lavoué a choisi 10 poètes pour incarner ces pauvres ; Pierre Tanguy dans sa préface définit parfaitement le sous-titre de ce livre, ce qui les réunit, c’est le concept de fraternité : « chantres d’une vraie pauvreté ( … ) celle qui se range du côté de la pauvreté assumée quand elle s’appelle sobriété, respect de l’homme et de la nature, contemplation du monde. »

En avant-propos, Jean Lavoué nous précise pourquoi il les a choisis, ils s’ancrent dans une période de l’histoire de la Bretagne, la plupart sont nés dans le premier tiers du XXème siècle, ils sont habités par le sentiment d’une perte de leur terre, de leur langue maternelle et pour tous le ressort est «la blessure intime par laquelle s’est engouffré pour chacun le goût d’écrire et de créer. »
En ouverture, une grande figure contemporaine, Michel Le Bris décédé le 30 janvier 2021, son parcours humain et littéraire est pour Jean Lavoué « poème du monde ».

4 poètes ouvrent le livre : Armand Robin, Yann Fanch Kemener, Anjela Duval, Eugène Guillevic. Le rapport à la langue bretonne : « prendra dans l’existence de chacun une place considérable », ils ont tous vécu des blessures et celles-ci leur ont permis : « d’entrer dans la vibration si singulière de cette poésie et de cette voix de Bretagne marquée tant par la douleur humaine que par la quête d’un absolu capable de la transfigurer »


Edition l'Enface des arbres: http://www.enfancedesarbres.com/

 

Armand Robin, le prophétique, l’insaisissable, l’auteur du roman Le temps qu’il fait, un roman de la douleur maternelle. Armand Robin qui a su faire résilience, qui a fini par faire la paix avec le père et devenir ce poète christique, capable de s’identifier à toutes les victimes de tous lieux et en tous temps.
Avec Yann Fanch Kemener, Jean Lavoué nous livre une relation plus intime, tous deux furent confrontés à la maladie en 2018 ; une maladie qui emportera Yann en 2019. La chanson l’a mis au monde, il a baigné dans une tradition à la fois laïque et religieuse et a su revisiter la mémoire familiale et « réparer la mémoire des mots »

Anjela Duval a l’âme d’une résistante, elle est une figure emblématique de ces femmes bretonnes, pauvres et fidèles, bien que sans enfant, cette célibataire incarne la figure tutélaire maternelle. Cultivatrice, elle puisa dans cette terre-mère de Bretagne son chant poétique, qu’elle rédigea en langue bretonne moribonde et qu’elle sut porter haut car comme elle le disait : « Le breton, c’est toute mon existence »
Eugène Guillevic fait le lien avec les auteurs de la deuxième partie et surtout Jean Sulivan, car tous deux ont même « foi dans le monde, la foi dans les choses, la foi dans les êtres, la foi dans l’humain et dans la vie »

Entre l’athée communiste et l’écrivain catholique naîtra une amitié et une fraternité humaine et poétique.

Eugène Guillevic porte en lui l’amour et la mort de Marie Clothilde morte à 17 ans ; alors qu’il avait 70 ans, il confiera lors d’un entretien à Lucie Albertini et Alain Vircondelet que la nuit, il rêve régulièrement d’elle…

Malgré cette blessure et la malédiction maternelle, alors qu’il est sans religion, s’opérera une conversion qui va lui permettre d’écrire en sérénité, comme le dit Jean Lavoué : « C’est la bénédiction qui l’emportera dans l’œuvre », grâce à « l’écriture et la contemplation poétiques ». Où qu’il soit, il habite cette terre de Bretagne et pour lui il y a la poésie pour sanctifier voire sacraliser le monde et cette terre bretonne, car l’écriture lui permet d’entrer en communion avec les choses et la nature. Il a su ainsi cheminer « de la pauvreté à la joie ».

Jean Sulivan lui est entré tardivement en écriture à 45 ans en 1958 avec la publication de : Le voyage intérieur. Effectivement l’écriture sera pour lui un voyage dans l’intériorité. Il n’a cessé dans son œuvre de dire ce « souffle dont on ne sent ni d’où il vient ni où il va. » Pour Jean Lavoué « Sulivan ne parle que d’une chose dans toute son œuvre, de la chair lorsqu’elle est saisie par le souffle ! (…) Dieu, marié à la chair du monde » et l’écriture pour la féconder…

Avec René Guy Cadou et Max Jacob, on entre en « la poésie du cœur ». Jean Lavoué reprend pour parler de RG Cadou certains passages qu’il a écrits pour le centenaire de sa naissance, extraits de son ouvrage : René Guy Cadou la fraternité au cœur. Ce poète fraternel dont la vie fut un chant et une ode à l’absence ; ce laïque, militant un temps au parti communiste mais porté par une quête spirituelle, attiré par Francis Jammes et Max Jacob. Un poète éprouvant : « une immense tendresse pour les simples, les humiliés, les oubliés, les ouvriers et artisans de toutes sortes. » Un poète profondément humain, un « sourcier du cœur » ; Max Jacob eut un ascendant spirituel important pour le jeune poète on le découvre dans leurs échanges épistolaires.
Pour conclure l’ouvrage, Georges Perros et Xavier Grall qui se sont bien connus. L’un et l’autre ont quitté Paris pour la Bretagne, Perros pour la découvrir, Xavier Grall pour la retrouver.

Pour Georges Perros, la poésie est partout, elle est dans toute vie, elle est la vie, « sa vie est poésie » nous dit Jean Lavoué, une vie « monacale et amicale. Distante et proche. Profane et sacrée. Croyante et incroyante ».

Xavier Grall « celte jusqu’au bout de l’âme » est l’héritier des bardes et des druides comme dans la Stèle qu’il érige pour Lamennais, il est selon Jean Lavoué : « barde, prêtre d’une terre mystique et sauvage, druide devant la face de Dieu ».

En cet ouvrage, comme nous le dit Joseph Thomas dans la postface, Jean Lavoué nous conduit avec ces poètes « dans le compagnonnage des humbles, dans la fraternité d’une spiritualité qui n’a nul besoin de dire son nom, sur fond d’un reste de mélancolie un sursaut de joie sobre »

Notes :

(1) Edition L’enfance des arbres (2021)


 

 

 

 

 

Jean Lavoué – Voix de Bretagne Le chant des pauvres, par Jean-Pierre Boulic (1)

Après avoir affirmé depuis longtemps que « nul ne peut prétendre posséder la voie. Mais qui accepte de s’y perdre trouve un peuple d’amis, de frères » le poète et essayiste Jean Lavoué a ouvert depuis ses premières publications un véritable chemin d’intériorité où il invite le lecteur à le retrouver en toute liberté mais avec l’œil vigilant.

Fidèle à sa ligne d’écriture, il livre aujourd’hui ses « Voix de Bretagne », celles d’une dizaine de poètes et artistes tous enclins, mais sans certitude aucune, à « libérer le divin » en eux. L’ouvrage est d’une forte densité ; « Le chant des pauvres », en sous-titre, définit dès l’approche la couleur du propos. Il pourrait encore se dire « Chant de la terre » comme affleurent ici ou là des « accents teilhardiens » dans les œuvres en cause.
Parce qu’il y « un impératif de vivre » et ne craignant jamais, avec Maurice Bellet, de rejoindre « l’épaisseur d’humanité qui [les] habite », l’auteur, manifestement imprégné de l’itinéraire et de l’œuvre de ses figures « chair des hommes qui est la chair de Dieu », trace en fratrie et dans une « géographie intime » de beaux visages* sous des traits de tendresse - et ce même si le parcours des intéressés, souvent blessés, s’est heurté à des champs de ronces et de doutes extrêmes, à de multiples entraves, le tout bordé d’incompréhension voire de rejet, jusqu’à être « dévorés par l’inconnu », ou encore aller au sacrifice. Pourtant, si l’on comprend Jean Lavoué, leurs heures sont proches de l’éternité car ils sont tous de « complicité intemporelle » et réparent « la mémoire des morts » avec « des lettres de feu ».

Il y a très certainement dans la matière de ce livre tout ce qui donne à vivre en captant « l’éclair de l’instant ». Jean Lavoué en fait une véritable offrande ; il révèle et confie que là où sont les pauvretés mûrissent les vraies richesses qui nourrissent le poème du monde, lui donnent chair et souffle. Ces voix de Bretagne - de cette terre où « il y a un absolu » - ont alors une résonance universelle. L’auteur cite René Guy Cadou qui peut le chanter ainsi : « O crieurs de journaux intimes seul prophètes/Seuls amis en ce monde et ailleurs. » Un livre-source. Un livre-référence pour l’histoire de la littérature.

 

Note :

(1 )Éd. L’enfance des arbres 2021 - 344 p - 21 €

 


 

 

 

 

Léon Trotsky, André Breton et Diégo Rivera à Mexico en 1938 au temps du Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant...

Entre René Guy Cadou et Jean Rousselot, « une histoire de fleur rouge » ,
De la revue « Jeunesse » (1933) à « l’école de Rochefort » (1941) en passant par une visite de jeunes poètes à Trotsky dans son exil de Saint Palais…
Par Robert Duguet

 



Avertissement

Le chapitre 4 de mon livre « René Guy Cadou ou une histoire de fleurs rouges entre les hommes depuis des siècles (des intuitions panthéïstes à la fraternité) » portait sur le rapport du poète au communisme. Lors d’un échange de correspondance avec Marcel Béalu en juillet 1946, ce dernier considère que « Pleine Poitrine » est le plus mauvais de ses recueils. En fait, à la faveur de la guerre et de la résistance, Ils traduisent une évolution du poète vers la fraternité et le « communisme ». Béalu, approuvé par Michel Manoll, s’étonnent et désapprouvent cette évolution. Cadou répond  :

« Pleine Poitrine, à quelques poèmes près (deux ou trois), a été écrit en 8 jours, les 8 jours qui ont précédé la libération de Nantes et pendant lesquels nous vivions dans la terreur des obus et des bombes. Ils sont évidemment marqués par une certaine exaltation ; ils témoignent d'un amour certain de l'homme, du moins je le crois, ils ne sont pas le moins du monde partisans, encore moins patriotiques. Je te le dis sincèrement je suis plus près de Trotski que de Lénine et mon adhésion au P.C. n'est qu'un pis-aller. Puisqu'il faut choisir la cause, que celle-ci soit la moins détestable. »

Jean Rousselot au contraire, verra dans la naissance de ce souffle puissant, s’éloignant des rives refroidies de Reverdy, la naissance d’un grand poète, ce qui est aujourd’hui confirmé. Reverdy lui-même dans une lettre à Cadou, alors qu’il vient de recevoir un exemplaire de « Pleine Poitrine », écrit :

« Mon cher Cadou,
Je viens de recevoir votre beau livre. Je n’ai eu qu’à l’entrouvrir ça et là, avant de le lire, pour me convaincre une fois de plus que vous êtes le plus pur et le plus cristallin des poètes d’aujourd’hui. Il se pourrait bien que ce soit à vous qu’il sera donné d’amener à la perfection ce que vos prédécesseurs immédiats n’avaient pu que faiblement balbutier. C’est vous dire que je n’ai pas été déçu en déficelant votre paquet… »

J’envisageais plusieurs pistes de réflexion pour analyser cette évolution poétique et politique de Cadou, que je n’explique pas pour des raisons seulement circonstancielles, liée à la position puissante que le PCF occupe à la fin de la guerre. Beaucoup d’intellectuels prendront effectivement la carte du parti. Cadou n’a jamais eu la prétention de devenir ni un militant politique, ni un Maïakovski, son frère lointain en poésie s’appelle Serge Essenine, dont les images poétiques inspirées par la luxuriante campagne russe le touche profondément. Cadou écrit dans la longue « Ode à Serge Essénine »  :

« J'ai vécu comme toi parmi les hordes villageoises
O Serge et j'ai bien écouté
Les chiens qui boivent dans l'écuelle de la lune
A l'odeur d'églantine et de menthe coupée… »

Et, dans « Moscou la cruelle », on peut imaginer Essénine lui répondant  :

« Quand bien même je ne voudrais plus t’aimer
Je ne le pourrais pas, hélas !
Et sous ta cotonnade bon marché
Tu m’es chère, ô ma contrée natale !

C’est pour cela que les jours passés et heureux
Hantent encore tellement mon âge mûr…
Ma maison basse avec ses volets bleus,
Jamais je ne pourrai l’oublier ! »

J’expliquais que la position de Cadou, instituteur et dans un héritage familial laïque, était lié à un milieu professionnel ferme sur la question laïque, tout en étant respectueux de la liberté de culte et de pensée, dans une Bretagne catholique où l’école publique est combattue parce qu’elle est l’école sans Dieu, donc contre Dieu. Plus tard, lorsque Cadou commence sa carrière d’instituteur, le syndicalisme révolutionnaire en Maine et Loire et en Loire Atlantique résiste à la ligne dite de « bolchévisation » du PCF, et surtout les militants syndicaux, même s’ils sont membres du parti, ne sont pas en accord avec la ligne du pacte germano-soviétique. Joseph Autret, l’instituteur et militant communiste, ami de Cadou, jouera un rôle avec plusieurs de ses camarades de parti pour organiser l’évasion de plusieurs otages de Chateaubriant. Marcel Bourhis, trotskyste et organisateur du SNI en Loire Atlantique sera fusillé avec les otages de Chateaubriant aux côtés de Pierre Guegen, maire communiste de Concarneau en rupture avec le PCF. J’avais simplement énoncé de manière allusive dans ce chapitre à propos de Jean Rousselot :

« [La relation fraternelle de Cadou] avec un homme comme Jean Rousselot, issu d’un milieu pauvre et orphelin, qui a eu des engagements je précise avec le trotskysme organisé, explique aussi cette référence à Trotsky. »

Mon travail actuel sur les archives léguées par les Cahiers Léon Trotsky, revue regroupant des militants chercheurs et historiens autour de la personnalité de Pierre Broué de 1979 à 2002, m’apportent des éléments supplémentaires sur Jean Rousselot. Ces Cahiers font une place importante à la question de la relation des écrivains à la révolution sociale, dans la continuité du travail unique de Léon Trotsky, dont les textes de 1923 à 1940 rassemblés sous le titre « Littérature et Révolution » n’ont été publiés en France qu’en 1964 grâce à Jean Jacques Marie et Pierre Franck.

Léon Trotsky à Saint Palais, la rencontre avec André Malraux 

Le 24 juillet 1933, c’est l’arrivée à Cassis de Léon Trotsky et de son épouse Natalia : à la surprise des exilés venant de Turquie, le gouvernement du cartel des gauches n’impose aucune restriction de liberté. Ils prennent la direction de Saint Palais, près de Royan, en compagnie du militant Raymond Molinier et de Lev Sedov, leur fils alors présent sur le territoire français. Le fils chéri et le militant infatigable qui sera assassiné le 16 février 1938 par des agents du Guépéou dans une clinique parisienne. L’installation se fait dans la Villa les Embruns au bord de l’océan. Compte tenu des attaques constantes du journal l’Humanité, le séjour de Trotsky à Saint Palais a réussi à être tenu secret. L’acheminement des visiteurs, cadres militants de plusieurs pays et des responsables de courants à gauche de la social-démocratie, est très secrètement organisée. Finalement le Guépéou qui avait à son service des moyens très importants sur le territoire français et directement connecté à la direction du PCF par Jacques Duclos, l’homme de Staline, ne connaitra pas la résidence de Trotsky à Saint Palais.

André Malraux s’y rend le 7 août : deux entretiens au cours desquels les deux hommes échangeront sur l’art, la littérature, la danse, le Christianisme, les rapports entre individualisme et communisme. La position de la révolte métaphysique qui est celle de Malraux contre l’absurdité de la condition humaine heurte Trotsky : l’écrivain, dont il salue par ailleurs le talent comme romancier, incarne un courant littéraire et philosophique qui aura de beaux jours dans la littérature française, particulièrement dans l’existentialisme d’après-guerre. Le dernier entretien porte sur la question de la mort, Trotsky y répond en matérialiste. Le trotskyste américain, Jan van Heijenoort, qui servira pendant sept ans « le Vieux », en tant que secrétaire et garde du corps, donne de cette discussion passionnée un tableau émouvant :

« Le soir, avant de se quitter, Trotsky et Malraux partirent à pied dans la campagne. Je les accompagnai. Nous arrivâmes à un promontoire qui dominait l'océan. Le soleil venait de se coucher. Les gestes saccadés de Malraux se profilaient sur le ciel qui s'assombrissait. Trotsky avait les gestes précis, contrôlés, didactiques, de quelqu'un qui explique. Au pied du promontoire, la mer battait les rochers. Le dernier sujet de conversation, ce fut la mort. « Il y a une chose que le communisme ne pourra jamais vaincre, c'est la mort », dit en substance Malraux. Trotsky lui répliqua : « Quand un homme a accompli la tâche qu'il s'est donnée, quand il a fait ce qu'il voulait faire, la mort est simple ».

Même si pour lui la Condition Humaine est un grand roman, au même titre qu’il avait salué la grande tradition du roman réaliste français, Balzac en particulier, à partir de la visite de Saint palais de l’écrivain il considère que ce dernier est plus intéressé par l’aventure individuelle que représente l’opportunité d’une révolution que par la révolution elle-même. Nul doute que son héros Kyo traduit l’influence sur Malraux des positions de l’opposition de gauche qui s’insurge contre l’alliance avec les nationalistes du Guomintang. Mais l’écrivain, lui, avait déjà choisi la voie de la nécessité de cette alliance imposée par Staline au Parti Communiste Chinois qui conduira à la liquidation physique de ses militants. Ainsi émerge le personnage de Borodine, qui est pour Trotsky l’incarnation du Thermidorien, le bureaucrate, appliquant servilement la politique désastreuse de Staline. Trotsky rappelle ce qu’est le parti par rapport au processus révolutionnaire :

« La révolution ne peut se commander » ; on peut seulement « donner une expression politique à ses forces intérieures ». Le bureaucrate qu’est Borodine « se place au-dessus de toutes les classes de la nation chinoise. Il se croit appelé à dominer décider, commander, indépendamment des rapports internes entre les forces qui existent en Chine [...] il édifie une politique basée sur des équivoques [...], se fait avaleur de sabre et piétine les principes ».

Entre Kyo et Borodine, Malraux fait un tour de passe-passe en recourant à la métaphysique. Il s’incarne dans Garine. La révolution lui donne l’opportunité de donner une traduction existentielle à sa révolte métaphysique contre l’absurdité du monde, un antidestin. En fait dès 1931, Malraux avait pris position pour l’alliance avec le Guomindang. Garine n’a pas d’épaisseur politique, Trotsky le perçoit comme un dilettante, étranger à l’explication scientifique des processus sociaux, excité par la révolution comme aventure. La révolte métaphysique n’est qu’un rideau de fumée occultant l’évolution de l’écrivain. Malraux rompra avec Trotsky lors du premier procès de Moscou, il passe du côté des bourreaux. On a oublié qu’à l’époque la Ligue des Droits de l’Homme elle-même exonère Staline. Du moins s’il salue le chef d’œuvre romanesque qu’est « la Condition humaine », il a bien perçu que Malraux est un aventurier. La suite confirmera.
Voici donc un dirigeant politique qui reçoit dans son exil de Saint Palais un grand écrivain du XXème siècle et qui en donne sans concessions les limites. Le roman, en tant qu’il décrit les lignes de force d’une révolution, est cent fois au-dessus des positions philosophiques ou politiques de l’homme Malraux. Le talent de l’écrivain montre le ressort de l’histoire qui se détend de manière inexorable tandis que l’homme Malraux claudique loin derrière.

Le temps des Vases communicants

Trotsky a toujours accordé une grande importance à la création artistique et littéraire, d’abord parce qu’il a lui-même toutes les qualités d’un écrivain, mais d’une plume qui est toute entière au service de la perspective communiste. Ainsi la première mouture de « Littérature et Révolution », celle qui fut publiée en russe en 1924, analyse les courants littéraires antérieurs à la révolution, puis la littérature dans la période de la révolution et de la guerre civile, ensuite le début de la période postrévolutionnaire et le tournant de l’année 1923. Il considère la littérature, la création artistique en général et la poésie lyrique comme les éléments les plus raffinés d’une culture. Culture produit d’une société bourgeoise certes, mais qui réagit déjà contre l’obscurité du mode de production capitaliste et de l’exploitation qu’elle impose aux êtres humains. Dans Littérature et Révolution il y a un fil rouge, l’aspiration à un monde où les rapports entre les hommes seront fraternels, dans une nature domestiquée et dont ils pourront en jouir sans en compromettre les équilibres, ceci est en contradiction complète avec ce que la société bourgeoise fait de l’espèce par l’exploitation du travail. Ainsi le poète Alexandre Block qui appartenait à la vieille Russie de l’autocratie et des popes, dans son poème « les douze » inspiré de l’Evangile, annonce bien malgré lui les bouleversements révolutionnaires. Trotsky a intégré dans sa méthode d’analyse ce qu’il a appris en fréquentant en Autriche les cercles des fondateurs de la psychanalyse. Il était d’ailleurs plus proche d’Adler que de Freud, car la question de l’existence d’un inconscient collectif lui paraissait plus large que la méthode de Freud qui demeurait dans le cadre des rapports intersubjectifs au sein de la famille ou des liens privés. Toutefois il reconnait dans la découverte freudienne le point de départ pour l’élaboration d’une psychologie matérialiste.

En 1932 André Breton publie « les Vase communicants », essai poético-philosophique qui pose que le monde du rêve et celui de la réalité concrète ne s’opposent pas. Il se penche sur les différentes théories qui proposent une interprétation des rêves et s’attarde particulièrement sur la découverte freudienne et la naissance de la psychanalyse. « La destination éternelle de l’homme » réside dans cette volonté, à partir du monde rêvé - « la vie rêvée » dira Cadou - de changer la vie. Ainsi l’Art et la Révolution marchent séparément, mais expriment la tension vers le même but.

La revue « Jeunesse » et la visite des poètes et militants en herbe à Léon Trotsky…

Un jeune homme taquinant la muse, originaire de Bordeaux, Jean Germain, monte à Paris en 1927 pour entrer dans l’administration des postes. Il fait ses premières armes en participant aux manifestations ouvrières pour sauver les deux anarchistes Sacco et Vanzetti de la chaise électrique. Il y côtoie les groupes trotskystes français, Pierre Frank et la Ligue communiste, Pierre Naville, Gérard Rosenthal, les frères Molinier et La Commune. Ils polémiquent les uns contre les autres… Trotsky lui, de son exil s’arrache les cheveux face à ces jeunes camarades sans expérience qui se chamaillent au lieu de s’unir sur l’essentiel. Jean Germain fait la connaissance de Maurice Parijanine, ex-rédacteur et critique à la rubrique littéraire de L'Humanité de 1921 à 1928. Exclu pour « trotskisme », il est un des rédacteurs de la revue Les Humbles de Maurice Wullens jusqu'à sa mort en 1937. Il est le premier traducteur en Français de plusieurs grands livres de Trotsky, « Ma Vie » et l’ « Histoire de la Révolution Russe ». Jean Germain revient dans sa ville de Bordeaux et regroupe quelques jeunes poètes locaux autour de la première mouture de la revue « Jeunesse » (1930-1932) qui est tout au plus une bonne revue de lycéens travaillés par le démon de Pégase. Faute de souscripteurs elle disparait puis une nouvelle mouture réapparait en 1932, cette fois-ci elle regroupe des noms qui vont compter dix ans plus tard : il y a là Jean Rousselot (né en 1913), qui sera l’ami de René Guy Cadou, de Jean Bouhier, de Luc Bérimont, ceux qui formeront le groupe de Rochefort-sur-Loire de 1941 à 1946, et qui fera une carrière littéraire avant de finir comme président de la société des gens de lettres. Robert Kanters (né en 1910) poète qui travaillera pour les éditions Julliard et Denoël après la guerre. Louis Parrot (de 7 ans leur aîné), poète disparu précocement en 1948 et à qui Cadou consacrera un hommage important dans les communications littéraires rassemblées en 1976 par Rougerie dans « le Miroir d’Orphée ». Le poète à Louisfert écrit :

« Je voudrais qu'on sache tout ce qui m'attache à cette poésie qui fait peu de cas des réussites verbales et de la réussite tout court ; c'est parce qu'il y a « de grands quartiers de lune comme une mer debout » et parce qu'
« Il reste au ras de terre
Le lait qu'on partage avec les animaux
Les bannières roses entre les cheminées d'usine
Les fils rouillés autour du champ
La muse la plus pauvre... »

c'est à cause de tout cela qu'il ne nous est point encore permis de désespérer de la grandeur humaine. »

D’autres jeunes poètes en herbe, Pierre Malacamp, l’ami de Jean Germain, mais dont l’histoire littéraire a oublié les noms. Dans ce regroupement on discute et on y est gagné par l’esprit de révolte du surréalisme ; on y lit André Breton, René Char, Louis Aragon, Paul Eluard…  On y discute aussi ce qui se passe au sein du mouvement ouvrier international : Jean Germain a maintenu le lien avec Maurice Parijanine qui lui envoie les numéros de la revue Les Humbles. Il dévore les traductions des livres de Trotsky. Il en fait le compte rendu dans Jeunesse, écrit même un poème en hommage à Maiakovski. La présence de Trotsky à Saint-Palais n’est connue que d’un petit cercle d’organisateurs, Parijanine en fait partie puisqu’il est le premier traducteur de l’œuvre en France. La livraison du numéro de juin 1933 de « Jeunesse » est consacré à l’ « Histoire de la Révolution russe ». Jean Germain envoie deux exemplaires de la revue, afin qu’il les fasse parvenir au « Vieux ». Ce dernier vient d’arriver à Saint Palais en juillet.

Sitôt les valises défaites, Trotsky va commencer à renouer dans cette résidence d’exil une partie de ses liens internationaux ; il reçoit des responsables d’organisations internationales à gauche de la social-démocratie pour discuter de ce qu’il faut faire. Nous sommes en juillet 1933, Hitler a pris le pouvoir le 30 janvier de la même année. Immédiatement la bataille fait rage dans la SFIO, Marceau Pivert-Jean Zyromski animant l’aile gauche, portent le fer contre les Marcel Déat, Adrien Marquet dont l’orientation incline vers le fascisme. En écoutant le discours de Marcel Déat, pressenti comme son héritier spirituel, Blum se déclare « épouvanté ». Ce qui va suivre est assez extraordinaire et révélateur de la personnalité de Trotsky : c’est ce dirigeant politique qui vient de rencontrer un grand écrivain, André Malraux, dont le roman « la Condition humaine » a ravi l’équipe de « Jeunesse », qui va proposer à une délégation de cette petite revue provinciale de venir discuter avec lui. Imaginons la tête des intéressés. Jean Germain raconte  :

« …La villa était entourée d'un grand jardin, il n'y avait pas de voisin immédiat, c'était une demeure du début du siècle, assez prétentieuse, de plusieurs pièces, en pierre de taille, avec un perron de cinq ou six marches.

Un grand salon de réception, une salle à manger à gauche, et diverses chambres à droite, premier étage, une dame … nous fit asseoir. Elle ne parlait pas bien le français, elle était d'origine roumaine. J'appris plus tard son nom, elle était la compagne d'un frère Molinier. La porte s'ouvre, Trotsky était là, devant nous. Nous étions déjà debout, c'était bien lui. Il ressemblait si bien à ses portraits et j'ai rougi de me voir face à lui. Mes camarades et moi-même étions très émus, le voilà donc l'artisan numéro un de la Révolution d'Octobre, l'homme qui avait formé l'armée rouge, attaqué sur tous les fronts : la Pologne, la Crimée ; l'homme du train blindé, théoricien de la révolution permanente ; je le voyais donc avec sa petite barbiche et sa moustache, ses lunettes cerclées de fer et ce regard bleu vif. Il respirait l'intelligence, un regard aigu — et ces yeux..., ces yeux, je les ai toujours devant moi. Depuis j'ai rencontré deux ou trois hommes importants dans ma vie, seul Georges Mandel, qui fut député du Médoc et ministre avant 1940, seul Georges Mandel avait ces yeux bleus, ce regard puissant, intelligent. Trotsky nous fit asseoir, il savait que nous étions de jeunes sympathisants, avides de le rencontrer, il nous qualifia tout de suite de jeunes intellectuels, je protestais un peu : il parlait un français assez pénible, mais très compréhensif, quelquefois une phrase en anglais, que je traduisais à peine, et souvent une locution en russe. Un de ses compagnons vint nous rejoindre, que je sus plus tard être Yvan Craipeau, mais nous ne savions comment poser nos questions. Tout de suite, il nous met à l'aise : « Appelez-moi camarade ». Mais c'est lui qui parlait toujours. »

La riposte de la revue « Jeunesse » contre l’extradition de Trotsky 

Le 1er novembre 1933 ce sera le départ de Trotsky pour Barbizon ; à la différence de Saint Palais, les visites des cadres militants seront plus difficiles. Le GPU a retrouvé la trace de l’exilé et, à la faveur du scandale de l’affaire Stavisky qui déstabilise le gouvernement du cartel des gauches, la direction du PCF, avec comme chef de meute le guépéoutiste Jacques Duclos, déclenche dans l’Humanité une campagne hystérique pour obtenir l’extradition. Après différentes pérégrinations dont un séjour à Domène dans la banlieue de Grenoble, Trotsky ne sera extradé qu’en juin 1935, lorsque la Norvège dirigée par un gouvernement social-démocrate acceptera de le recevoir. Le petit groupe de nos poètes trotskysant Jean Germain, Pierre Malacamp, Robert Kanters, Jean Rousselot, Louis Parrot rédigera l’éditorial de la revue « jeunesse » qui paraitra en juin 1934, quelques semaines après les émeutes du 6 février, en défense de Léon Trotsky. D’après le témoignage de Jean Germain, c’est Jean Rousselot qui en traça l’orientation. Comme ce dernier se destinait à la préfectorale, il ne pouvait signer lui-même le texte. Voici :

« L'accord des collaborateurs de Jeunesse s'est fondé d'abord dans les limites de la franchise et de la poésie. Nous ne croyons pas en sortir en affirmant la Révolution. Aucune volonté de franchise, et peut-être aucune volonté de poésie, ne peut se réaliser aujourd'hui sans comprendre en elle la pensée et la volonté de la Révolution. Et à quelque fraction des partis de mouvement que l'on appartienne, nous croyons que l'on peut s'accorder pour saluer un homme qui en incarne dans notre monde et déjà dans l'histoire une phase et une force. Un gouvernement qui a peut-être le mérite de retarder de quelques mois un désordre sanglant, mais qui semble s'avérer impuissant à instaurer un ordre quelconque et à diminuer la nécessité de l'action révolutionnaire, vient de confondre un acte de politique et une opération de basse police. Il l'a fait au surplus dans des circonstances qui ont pu laisser croire qu'il livrait un homme qui est à la fois un grand intellectuel, un grand révolutionnaire et un proscrit, à la vindicte et surtout à la bêtise et à l'esprit de parti de quelques plumitifs fangeux. Dans les limites de la poésie et de la franchise, qu'il nous soit permis d'affirmer ici que nous sommes avec M. André Malraux et ceux qui cherchent dans la révolution l'espoir d'un accomplissement possible de la dignité humaine, que nous sommes avec le Révolutionnaire contre les Réactionnaires, avec le porteur de lave, contre les porteurs de bave. »

Les poètes de la revue Jeunesse étaient manifestement sous l’influence du feu d’artifice surréaliste et d’André Malraux. L’engagement « communiste » d’une partie du groupe surréaliste en réaction à la guerre coloniale du Rif en 1927 les voit entrer dans un parti qui est entré dans sa période de stalinisation. C’est l’époque où André Breton et Benjamin Péret s’étaient vus affectés à la cellule du gaz en expiation de leurs divagations poétiques petites bourgeoises. Ce sera bientôt la rupture entre les deux principaux fondateurs Breton et Aragon : mandaté pour défendre l’esthétique surréaliste et donc la liberté de l’écrivain au congrès de Kharkov en novembre 1930, Aragon revient à Paris gagné à la conception du réalisme prolétarien. C’est enfin en 1938, la rencontre à Mexico entre André Breton et Léon Trotsky, trois jours de longues élaborations, d’où sortira un Manifeste pour un Art Révolutionnaire Indépendant. Trotsky défend pour la création intellectuelle un régime anarchiste de liberté individuelle . Il avance le mot d’ordre ; Toute licence en art. Ce qui est intéressant de souligner dans la discussion avec André Breton, c’est que ce dernier est réticent sur ce point. Il rétorque : Toute licence en art sauf contre la révolution prolétarienne ! Et Trotsky lui répond : Toute licence en art même contre la révolution prolétarienne ! L’aspiration à reconstruire un monde plus harmonieux et fraternel, ne peut avoir la crainte de l’art. Belle initiative qui sera interrompu dans son développement par la guerre.

Jean Rousselot, l’honneur d’un poète…

Quelques huit années plus tard, parmi ces jeunes poètes en herbe de la revue Jeunesse, nous les retrouverons dans la guerre, fidèles au poste de veilleurs. Louis Parrot participera en zone sud aux éditions de Minuit clandestines tandis que Jean Rousselot rejoindra le groupe de Rochefort sur Loire fondé par Jean Bouhier, Luc Bérimont, Marcel Béalu, Michel Manoll et surtout René Guy Cadou. Bouhier reconnaitra plus tard qu’à Rochefort ce dernier se taillera la part du lion.
Luc Bérimont, dans un colloque tenu à Nantes en 1982, a parfaitement résumé la situation de l’école de Rochefort  :

« Cela se passait, aux rives de Loire, à Rochefort, dans un pays large et vert, bordé de collines, de châteaux et de sables. Dans cette contrée où les vignes et les roses ajoutent leurs parures à la couleur ardoise du ciel, un pharmacien : Jean Bouhier, et un instituteur : René Guy Cadou, avaient décidé d'ôter le bâillon que l'Occupant tentait d'imposer à la poésie. Souvenons-nous un instant du climat : chacun avançait à tâtons sur un parcours semé d'embûches, cherchant à reconnaître les amis sous le masque, à déceler l'adversaire sous la cordialité d'emprunt. 1941, c'est la guerre. Paris a faim. Paris a froid. L'Europe est un camp retranché. Les veilleurs de Londres et de Moscou chuchotent pendant que les bruits de bottes signalent l'approche d'une patrouille allemande dans la rue où les lampadaires sont éteints... Vichy prône une poésie nationale et traditionnelle, pieusement enroulée autour d'un bâton de Maréchal. Aragon publie   Le Crève-Cœur. Pierre Seghers lance les premiers numéros de Poésie 41. Max-Pol Fouchet édite la revue Fontaine, à Alger. En zone occupée, la poésie, cette dignité de l'homme, a officiellement disparu... » 

Jean Rousselot n’est pas présent dans les rencontres de Rochefort, mais il entretient avec ses amis une correspondance importante. En fait il mène le combat sur deux fronts. Sur le plan littéraire d’abord : comme ses amis de Rochefort il a toujours récusé la poésie « nationale », modèle littéraire de la révolution nationale du régime pétainiste. Point de vue esthétique qui nous ramènerait antérieurement à Apollinaire et à la révolution surréaliste. La situation du groupe de Rochefort est tout à fait originale : liberté absolue pour le poète de traduire les échos sonores qu’il reçoit du monde, en dehors de toute école ou tout manifeste qui encadrerait cette liberté. Rochefort refuse les « robots-poètes » du surréalisme, l’expression est de Luc Bérimont . Cadou, fort de cette expérience littéraire qui nait en 1941 dans un territoire martyrisé, cherchera après 1945 à définir l’esthétique du groupe de Rochefort par la notion de Surromantisme. Il s’en explique  :

« Le surréalisme, auquel nous devons d'avoir conscience de nous-mêmes, que nous n'avons cessé d'estimer pour tout ce qu'il a mis en notre pouvoir, de rêves, de cris de haine, d'images, d’espoir dans une liberté prometteuse et totale de l'esprit, le surréalisme dans lequel nous ne voulons point voir uniquement un procédé d'écriture, mais que nous n'aurions su accepter en tant qu'attitude philosophique, nous apparut très tôt, malgré son immense séduction génératrice, comme un des produits les plus faisandés et somme toute un ersatz de la culture, signe moins sur tout ce que nous avions mis en nous de l'ambition humaine. »

Il défendra une poésie qui, même si elle intègre les acquis d’un mouvement littéraire et artistique qui, dans le contexte des années 1920, avait fait bouger les lignes, restera dans son espace, celui d’un lyrisme intérieur. Il rejettera ce qu’il appelle les « chutes de vaisselle du surréalisme ». Rochefort écartera un autre écueil, celui du « roman national », en zone sud autour de Pierre Seghers et Louis Aragon. Jean Rousselot écrivait en 1956 dans la revue Marginales :
« Tout simplement, des hommes s'unissaient, dans l'atmosphère de mauvais réveil qui suit les catastrophes — on était en 1940 — parce qu'ils avaient en commun l'amour de la vie, le désir de la partager avec leurs frères, le souci de réintégrer l'humain dans le langage sans rien abdiquer des nouveaux pouvoirs que s'étaient arrogés, depuis un quart de siècle, ceux dont le langage est la fonction; pour ces hommes un nouvel humanisme eût dû naître du surréalisme, alors que celui-ci s'était greffé sur l’ancien comme une malsaine excroissance et était mort de son irrésolution philosophique et politique; ils n'allaient pas jusqu'à ambitionner de pallier cette carence, mais ils rêvaient d'un lyrisme capable d'exprimer, « à hauteur d'homme », la totalité de l'homme qui, plus qu'à moitié plongé dans l'eau trouble de ses rêves et de ses instincts, n'en est pas moins capable de sculpter sa condition.  »

Rousselot dit à ses amis poètes que sa fonction de Commissaire de police ne lui permet pas de se déplacer à Rochefort : en fait il s’est engagé secrètement dans la résistance et prend les pires risques en couvrant la fabrication de faux papiers, aide à franchir la ligne de démarcation pour sauver des gens de la prison, voire de la déportation dans les camps nazis. Il cache à ses amis poètes cette part de son activité et écrira même à Jean Bouhier en mars 1943 :
« Un jour peut-être, pourrai-je révéler certaines de mes actions... à moins que d'ici là je ne sois fusillé par mes propres frères. »  

Il participe en août 1944 aux combats pour libérer Orléans. La Résistance lui confie la tâche de Commissaire central pour cinq départements de la région. Dans ces années d’après-guerre il ne faisait pas bon d’avoir eu une jeunesse trotskyste et une fidélité à un certain nombre de valeurs morales : il y eut une tentative, dans la période de l’épuration d’attaquer Rousselot en raison de sa fonction de commissaire de police sous Vichy. C’est le stalinien René Lacôte, produisant à l’époque des articles sur la poésie pour les Lettres Françaises, qui distilla ce genre de poison. Même Jean Bouhier, l’organisateur des rencontres de Rochefort, qui collaborera en 1947 à la rédaction du journal du PCF Ce Soir, relayera ces attaques dans une correspondance à René Guy Cadou. Lequel l’enverra dans le mur et lui remettra en mémoire la fraternité du groupe de Rochefort, la défense d’un ami en qui il avait toute confiance. Compte tenu de son action exemplaire dans la période de la guerre, Rousselot sera lavé de cette ignominie.

En 1946, membre du Comité National des Ecrivains, il prend la décision de vivre de sa plume et quitte la sureté. Il se consacre à la défense des poètes, de la poésie et de la liberté absolue de penser et d’écrire. En 1956 il entre en conflit avec Louis Aragon, qui depuis 1945 par son action et celle des Lettres Françaises défend le réalisme prolétarien. Il rompt avec le Comité National des Ecrivains et dénonce les crimes du stalinisme. Solidaire de la Révolution hongroise de 1956, il séjourne à Budapest avec Tristan Tzara et son ami le grand poète hongrois Gyula Illyés, quelques jours avant l’éclatement de l’insurrection, le 23 octobre 1956.
Dans les années 1970, il écrit un poème intitulé Lettre à l’ombre étincelante, où il reprend les thèmes panthéïstes de la relation à la nature chez les écoliers de Rochefort, le vent qui lui apporte la présence de son ami décédé. C’est un hommage et reconnaissance de dette à tout ce que Cadou a apporté à Rochefort et à la poésie lyrique. Mais un fossé se creuse entre l’appel fraternel et les réalités du monde : le doute, la désespérance s’installent, même si son trotskysme de jeunesse continuera d’habiter son espace mental. Lorsque le soutien à la salle guerre coloniale en Algérie voit la SFIO se déchirer et un courant s’en détacher pour former le PSA (Parti Socialiste Autonome), Rousselot à Guyancourt soutiendra cette renaissance et cette position anticolonialiste dans des élections locales.
Présent à Louisfert avec son épouse le 20 mars 1951, cette nuit d’avant printemps, Rousselot accompagnera son ami, « l’ombre étincelante », jusqu’au bout du chemin :

« J'ai dit ailleurs que les dernières heures de René-Guy Cadou furent encore des heures de poésie. J'eus la faveur insigne et douloureuse de les vivre avec lui, sa main dans la mienne le plus souvent. Je lui lus des pages de Supervielle ; il me parla de nos camarades Louis Guillaume, Marcel Béalu, Roger Toulouse, de Blaise Cendras, qui venait de lui écrire, et, bien sûr, de Michel Manoll.
« La poésie est peut-être inutile , me dit-il (il eut un mot plus imagé, plus gaillard) ; du moins permet-elle l'amitié et rapproche-t-elle les hommes ».

Une histoire de fleur rouge…

Notes:


Référence au premier vers du poème « Dernier Communiqué », « Les Biens de ce Monde »(1951)

Correspondance Cadou-Béalu, Rougerie, 1979.

Correspondance Reverdy-Cadou, source Luc Vidal.

« Hélène ou le Règne végétal »

Essénine, L’Homme noir, Serguei Essénine, Circé, 2005, page 187.

« Visite à Saint-Palais », Cahiers Léon Trotsky, numéro 25, mars 1986.

« La révolution étranglée », 9 février 1931.

Cité par Gérard Roche dans une intervention prononcée aux Rencontres internationales André Malraux qui se sont déroulées à Angers du 6 au 10 novembre 1986. Le texte est publié dans les Cahiers Léon Trotsky, numéro 31 de septembre 1987.

Manifeste pour un Art révolutionnaire indépendant, 10/18, 1974, page 501.

René Guy Cadou, Actes du Colloque de Nantes, 23,24,25 octobre 1981.

Ibidem, Colloque de Nantes, 1981.

Présence d’un Surromantisme, septembre 1947, les Essais n°6, publié par Rougerie, 1976.

Cité par Jean Bouhier dans la présentation de l’anthologie des Poètes de l’école de Rochefort, Seghers, 1983.

Cadou avait écrit dans ses réflexions sur le travail du poète, « Usage interne » : « la poésie est inutile comme la pluie ». Figure de style qui signifie qu’elle est aussi indispensable à la vie que l’air que l’on respire.

René-Guy Cadou n'est plus, par Jean Rousselot, La France Asie, Avril 1951.