Les Actes du Colloque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

René Guy Cadou ou l'éloge de la vie dangereuse,

par Christian Bulting

 



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Parler de vie dangereuse à propos de René Guy Cadou pourrait sembler paradoxal. En effet, l'image que l'on a de sa vie à Louisfert, entre 1946 et 1951, est celle d'une existence paisible, régulière, rythmée par les journées de classe, suivies des heures d'écriture dans la chambre où René Guy, à sa petite table de bois, face à la fenêtre, souvent ouverte, donnant sur la campagne, avec en arrière-plan la Forêt Pavée, s'adonne à la poésie, se donne totalement à l'écriture, concentré, silencieux, froissant et jetant dans la corbeille les mauvais débuts de poèmes, ou trop raturés, avant de trouver le ton juste et d'aller jusqu'au bout du poème, pendant qu'Hélène derrière lui, assise sur le lit, coud ou lit et que le chien Zola et le chat Doux Jésus somnolent, jusqu'à ce que le poète se lève de sa chaise, le poème achevé, et que les bêtes s'éveillent soudain, et que tout le monde, René, Hélène, Zola, Doux Jésus descende dans la cuisine pour dîner. Ce tableau, Hélène l'a souvent tracé, pour les passionnés du poète, les universitaires qui l'étudiaient, les amis, les visiteurs de la maison d'école devenue « Demeure de René Guy Cadou ». Récit tissant la légende de René Guy Cadou, image d'Epinal d'une vie faite de poésie, d'amour, de communion avec la nature, les animaux. Image dont nous ne doutons pas de la véracité. Mais simplificatrice. J'entends par là qu’Hélène, racontant cette histoire, savait fort bien qu'elle l'épurait, pour des raisons pédagogiques, des raisons de pudeur.  Que cette intrusion dans l'intimité ne l'était que dans celle du poète au travail, non dans celle de l'homme privé. Aussi les auditeurs confondant cette figure avec celle de l'individu Cadou étaient-ils dans l'erreur.

Si la vie dans la maison d'école ressemblait bien au tableau peint par Hélène, ils furent pendant trois ans et demi où ils y vécurent (en effet ils logèrent d'abord dans l'école des filles, bâtiment qui est aujourd'hui la mairie de Louisfert) menacés par la maladie, qui allait s'avérer fatale pour le poète. Dès l'été 1946, en vacances dans le Cantal, une première attaque de la maladie se manifesta, qui fut prise pour une insolation.  Mais de retour à Louisfert, les douleurs ne cessèrent pas et en novembre il dut s'aliter une dizaine de jours. Devant la régularité des crises une opération fut envisagée. Qui sembla se concrétiser en novembre 1948, où Cadou informa quelques amis qu'il allait peut-être se faire opérer. Mais c'est seulement début 50, après un mois au lit avec de violentes douleurs, prises pour une sciatique, qu'il fut opéré à Châteaubriant. Sorti le 6 février, il écrit à ses amis qu'on l'avait débarrassé d'une « orchite purulente ». Il faut indiquer qu'à ce stade les médecins ignorent encore la véritable nature du mal qui le ronge. Il aurait dû reprendre sa classe le 17 mars, mais ce fut impossible. Pris en charge à Nantes par le professeur Nédélec, qui avait soigné Max Jacob et Michel Manoll, Cadou fut réopéré en mai 1950. Dès lors le doute pour le médecin ne fut plus permis : il s'agissait d'un cancer des testicules. Ce dont le malade ne fut pas informé mais son épouse le fut. De nombreuses séances de radiothérapie eurent lieu, que l'on justifia par leurs effets cicatrisant et anti-inflammatoire. Après un été passé à Louisfert et à la Bernerie, son état empira à l'automne, et une nouvelle série de rayons fut programmée. On lui assura qu'il s'agissait d'une crise de rhumatisme articulaire. En janvier 1951, une embellie se produit. Il écrit le 31 à Luc Bérimont « Je retrouve assez vite des forces et chaque soir me retrouve au travail sous la lampe ». Cela ne dura pas. Il dut subir des ponctions. Dans la nuit du 20 au 21 mars 1951, René Guy Cadou meurt.

Vie dangereuse que celle d'un homme malade, gravement malade, qui ne croit pas à sa mort, mais dont les poèmes voient celle-ci. De cette vie dangereuse contrainte, il ne fait pas l'éloge. On imagine qu'il doit la maudire quand elle l'empêche de travailler – non de poursuivre sa classe mais de pousser son œuvre plus avant. A la toute fin, il dictera à Hélène les lettres aux amis. Mais cependant certains poèmes sont datés de début 51. La vie dangereuse dont il fait l'éloge, c'est la vie quotidienne dans ce village de 600 habitants. Une vie loin de Paris et même de Nantes, des centres de pouvoir et de décision de l'édition, de la grande presse, des radios nationales. Plusieurs de ses amis de l'Ecole de Rochefort travaillent dans ces lieux stratégiques ( Bernimont, Manoll , Rousselot), avec très certainement l'idée que cela ne pouvait qu'aider leur œuvre poétique. Cadou, lui, sait qu'il s'y perdrait. Sa solitude, il l'assume. Elle lui est nécessaire. Il doit rester concentré. « (Ma chambre) est ouverte sur la solitude et respire le silence. Rien ne vient troubler mon regard habitué au balancement des herbes. Rien ne frappe mon oreille qui ne me soit familier : hennissement d'un cheval, pas ferré sur la route, chant d'un coq. Je peux donc tout entier me donner à cette marée montante qui frappe mon poignet. » (1) Rien ne doit distraire le poète de son travail. Pas d'article à remettre au plus vite, d'émission de radio à préparer pour le lendemain, de manifestation culturelle où il faut se montrer, pas d'écrits alimentaires à fournir. L'homme qui écrit chaque soir après sa classe est libre. Il écrit ce qu'il a à écrire, rien d'autre. Il est seul, certes. Mais de quelle solitude parle-t-on ? Il vit pleinement son amour. Et parler de sa solitude c'est « ignorer le temps donné au maréchal, au charron au cocassier ( un mot admirable), à la buraliste, au boucher, au fossoyeur, à l'épicier. La solitude je la vois pour moi dans l'insignifiante compagnie des gens de lettres. Ici nous sommes entre gens du même bord. » (2) De quel bord ? Du bord de ceux qui font, qui fabriquent, qui vivent une vie simple et laborieuse, de ceux qui ne se croient ni supérieurs aux autres ni inférieurs, qui sont des égaux. Sans doute le poète aimerait-il une compagnie plus fréquente de ses amis poètes, peintres – dans ses lettres on lit sans cesse des appels à ce qu'on vienne lui rendre visite – mais leur absence relative est le prix à payer pour la poésie. Et quand l'un ou l'autre descend du car ou bien du train à la petite gare de Louisfert, c'est la fête.

La vie dangereuse est celle de l'écriture. « La vie intérieure, écrit-il, est par excellence la vie aventureuse et je ne fais pas de différence entre Reverdy sans cesse immergé au plus profond de son être et un Cendrars à l'affût de lui-même au détour d'un pays. » (3)Il compare la création poétique à une Passion. Il déconseille à ceux qui ne sont pas appelés, de s'engager sur la voie de la poésie, à cause du danger : « Ne mettez pas le pied sur ce piège de feuillages qui cache la pointe acérée d'un pieu. »(4)

Autre image du danger : celle des balles, alors que le poète est à découvert :

« J'appelle effusion cette fraternité d'armes qui existe entre le poète et son lecteur, cette promptitude que le poète apporte à se placer dans un terrain découvert où toutes les balles sont pour lui ». (5) Cette exposition au tir est à rapprocher des « postes avancés » dont il parle dans le poème « Pour ma défense » du recueil « Pleine poitrine » :

«  Si je n'ai pas pris part
Si je suis resté à l'écart...
Je n'ai pas vécu à l'arrière
Mais dans les postes avancés de notre joie » (6)

Ecrire des poèmes, ce n'est pas « vivre à l'arrière ». C'est être « en avant » comme le disait Rimbaud. C'est se mettre en danger dans « les postes avancés de notre joie ».(7) Cadou n'écrit pas « de la joie » ou « de ma joie » mais « de notre joie ». Il pourrait s'agir du « nous » de modestie. Je crois plutôt que ce « notre » nous englobe, nous autres « frères humains ». Cadou écrit pour tous qui partageons l'humaine condition.

Quelles sont les composantes de cette joie ? La poésie de Cadou répond. On a pu lui reprocher de ne pas participer à la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale – ni par les armes, ni en transmettant des renseignements, des courriers, des tracts. Les vers de « Pour ma défense » sont une justification. « Notre joie » en quoi consiste-t-elle ? Lisons les poèmes de « La vie rêvée », écrits entre janvier et novembre 1943. Cadou chante l'amour dans de nombreux poèmes de ce livre, à l'écriture contemporaine de la rencontre avec Hélène. Quelques vers :

« Sans t'avoir jamais vue
Je t'appelais déjà
Chaque feuille en tombant
Me rappelait ton pas
La vague qui s'ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étais l'auberge
A la porte des villages »

Hélène(8)

Ou dans « La fille sauvage » :
« Tu es jeune et tu vas soulevant dans ta marche
Des barques de lumière à la cime de l'arche »(9).

Ou encore dans « La cinquième saison » (10)

« S'il faut nommer le ciel je commence par toi
Je reconnais tes mains à la forme du toit

L'été je dors dans la grange de tes épaules… »

Il faudrait citer tout le poème.
L'amitié ensuite qui irrigue tout le livre. Du début, dans le poème « Ciel de Pâques » : (11)

« Et la main de l'ami qui bat
Comme une enseigne »

à la fin du livre dans ces fameux « Compagnons de la première heure », (12) que le premier vers nomme :

« Lucien Becker Jean Rousselot Michel Manoll »

et ensuite le mot «  amis » revient par trois fois. Michel Manoll, son meilleur ami, celui qui l'introduisit à la poésie contemporaine, lui fit connaître Max Jacob, Reverdy, beaucoup d'autres. Jean Rousselot, présent le dernier jour, la dernière nuit. Michel Manoll, évoqué également dans « Amis les anges » (13) et « Place Bretagne »(14). Les amis qu'un poème rassemble : « Les amis de Rochefort ». (15)

Quelques vers :

« Une table encombrée de feuillages et de mains… »

« Je voudrais tant rester cet hiver parmi vous… »

« C'est votre sang qui donne une teinte aux saisons… »

« Vous êtes à l'avant du monde les passeurs… »

« C'est à travers vos pas la lumière que j'aime… »

Outre l'amour et l'amitié dans « La vie rêvée », Cadou chante la nature. Si les images venues de celle-ci sont partout dans ses poèmes, il lui consacre parfois exclusivement l'un d'entre eux. « Le coquelicot » (16)

« Toi qui fus le chant de la plaine
La fraîche tentation des blés
L'amande douce des cocardes... »

Dans «  La ruée vers l'or » (17) l'arbre est célébré :
« Arbre ma dimension humaine sur terre... »

Et dans « Visage ou paysage » (18) l’affirmation de la nature nourricière de la vigueur de l'homme :

« J'ai ma force dans l'eau qui tremble sous la pierre
Dans le vent qui secoue ses sierras de lumière
Dans la glaise dorée où grince l'aviron... »

Ainsi pendant qu'on prend les armes contre l'occupant, René Guy Cadou écrit l'amour, l'amitié, la nature. C'est là une activité risquée. Car, écrira-t-il plus tard dans « Usage interne - les Liens du sang » : « Dieu merci !  Le temps n'est plus où la poésie pouvait sembler un ouvrage de dame... ». C'est une aventure : « Je ne suis seul que dans mon amour et c'est cet amour qui me donne la force aventureuse de me situer sans cesse en avant de moi, sur ce terrain découvert où rien ne m'échappe, où je n'échappe à aucune balle. » (19) Cette image de la balle renvoie à la guerre. Ecrire de la poésie est un combat. Il s'agit de monter en ligne. Nul confort là-dedans.

Quand Cadou n'emploie pas le registre de la guerre, il utilise celui de la violence, de la maladie :

« La poésie ne doit jamais être un mieux, mais un état empirant. La grâce vient comme une gangrène, comme un coup de poignard. »(20)

Mais l'on se tromperait si on pensait que la souffrance provoquée supprime le bonheur à être poète :

« On n'œuvre que dans la souffrance, mais cette souffrance désirée, consentie et pure de tout sentiment n'altère en rien la joie du poète ».(21) La joie. Nous avons vu que « les avant-postes de notre joie » étaient l'amour, l'amitié, la nature. Dans « Guillaume Apollinaire ou l'artilleur de Metz », ce qui retient l'attention de Cadou c'est l'érotisme d'Apollinaire comme joie, joie d'être, goût de la vie. « La joie l'habitait » écrit-il (22) C'est le mot « joie » qui qualifie le mieux la pulsion de vie de l'auteur d'Alcools, dans son œuvre comme dans sa vie. « Cette sûreté de vivre qui ne le quittait jamais » écrit-il encore. (23)

Pendant que certains luttent par les armes contre la pulsion de mort, que les troupes d'occupation représentent, René Guy Cadou affirme la pulsion de vie en écrivant et publiant des poèmes. Cela veut-il dire qu'il soit indifférent aux événements ? Les poèmes de « Pleine poitrine », où l'on trouve, entre autres, « Les Fusillés de Chateaubriant » (24) montrent avec force que non. Mais ce poème est écrit au château de la Forêt au Cellier, près de Nantes, alors que la ville est libérée. Les autres poèmes de « Pleine poitrine » naissent à Nantes pendant les combats, en août 44.

Mais, pourrait-on dire, en quoi le fait d'être poète et de le rester en écrivant, empêche-t-il de résister par les armes ? Bien des poètes en furent la preuve pendant la seconde guerre mondiale. René Char, le premier. « Feuillets d'Hypnos », écrit en 1943-1944, paraît en 1946. Dans la présentation du livre René Char écrit : « Ces notes furent écrites dans la tension, la colère, la peur, l'émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l'illusion de l'avenir, l'amitié, l'amour ». Notes écrites au cours du combat. Par exemple celle-ci, terrible, bouleversante :

« Horrible journée ! J'ai assisté distant de quelque cent mètres à l'exécution de B. Je n'avais qu'à presser la détente du fusil mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d'ouvrir le feu, j'ai répondu non de la tête … Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os.

Il est tombé comme s'il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m'a semblé, que le moindre souffle du vent eût dû le soulever de terre.

Je n'ai pas donné le signal parce que le village devait être épargné à tout prix. Qu'est-ce qu'un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l'a-t-il su, lui, à cet ultime instant. »

Cadou n'était pas un homme d'action. Je tiens de son cousin Courtois – le fils de sa marraine et du général de Gendarmerie – qu'enfant déjà il se mêlait peu aux jeux turbulents, qu'il n'était pas physique, que ce n'était pas sa nature. Sa manière de résister : la poésie. C'est en ce sens que, pour terminer, je voulais rappeler cette anecdote qu'Hélène racontait volontiers, et que sans doute beaucoup d'entre vous connaissent. Allant rejoindre Hélène à Abbaretz, en bicyclette, René – Hélène ne l'appelait jamais autrement, René Guy était son nom de plume- tomba sur un officier allemand, alors que tout autour se déroulaient les opérations d'arrestation des résistants du Maquis de Saffré. Cet officier lui demande : « Qui êtes-vous ? Sortez vos papiers ». A quoi René répondit simplement, en allemand « Ich bin ein Dichter » ( Je suis poète). Ce sur quoi l'officier a répondu « Partez. Mais partez vite. » « Je suis poète » : tout est dit.

 


 

Notes :

(1)PVE, Usage interne - Les Liens du sang, page 410.
(2)Ibidem, page 407.
(3)Ibidem, page 406.
(4) Ibidem, page 408.
(5)PVE, Usage interne, page 394.
(6)PVE, page 176.
(7)Ibidem.
(8)PVE, La Vie rêvée, Hélène, page 127.
(9)Ibidem, page 128.
(10)Ibidem, page 149.
(11)Ibidem, page 98.
(12)Ibidem, page 152.
(13) Ibidem, page 98.
(14) Ibidem, page 100.
(15) Ibidem, page 148.
(16) Ibidem, page 131.
(17) Ibidem, page 133.
(18) Ibidem, page 141.
(19) PVE, Usage Interne - Les Liens du sang, page 408.
(20)Ibidem, page 397.
(21)PVE, Usage interne, page 391.
(22) Guillaume Apollinaire ou l'artilleur de Metz, Editeur Sylvain Chiffoleau, 1948, page 95
(23)Ibidem, page 95.
(24)PVE, Pleine Poitrine, page 169.


 

 

 

 

 

 

René Guy Cadou, une « vie entière » habitée par le Poème,

par Jean Lavoué.

 


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L’édition récente des poèmes inédits de René Guy et d’Hélène Cadou par Bruno Doucey (1) confirme, si besoin était, la composante spirituelle essentielle dans l’œuvre de l’un et de l’autre. Mais qu’a-t-on dit lorsque l’on a dit cela ? Particulièrement en ce qui concerne l’auteur de « Poésie, la vie entière ». Voilà ce que cette intervention se propose d’approcher un peu.

On sait les désaccords des contemporains de Cadou après sa mort concernant justement cet héritage spirituel. Aussi, je dois dire ma reconnaissance à Robert Duguet pour son ouvrage récent consacré à René Guy Cadou (2) dont le sous-titre dessine déjà toute une perspective : « Des intuitions panthéistes à la fraternité ». J’éprouve une grande connivence avec la manière dont l’auteur perçoit cette dimension intérieure de la vie de Cadou. Particulièrement en ce qui concerne cette sensibilité à la fois panthéiste et fraternelle où l’amour de la nature mais aussi de la femme, Hélène en l’occurrence, occupe une place de premier plan. Tout en disant les choses un peu différemment, vous constaterez donc que je me sens proche de cette manière de ramener la vie de l’esprit pour Cadou à ce lyrisme poétique embrassant dans son élan la nature et la vie tout entières.


Une voie spirituelle à part entière

Quelques mots pour résumer d’emblée le cœur de mon propos : contrairement aux sollicitations pressantes de son ami Max Jacob, René Guy Cadou se tint résolument sur le seuil des croyances religieuses. Le patient espoir du père Agaësse de Solesmes, conscient par ailleurs du génie poétique de René, de recueillir une affirmation de foi plus nette de sa part, n’y fit pas davantage. Comme si l’armature théologique classique de l’un et de l’autre les empêchait d’accéder à la source même à laquelle leur jeune ami poète ne cessait de s’abreuver, sans trop d’obstacles, semble-t-il, ni de révérence religieuse particulière : le Poème de la Vie elle-même.

Ce qui n’empêcha pas ce dernier de formuler lui aussi dans son œuvre, à sa façon, une sorte de « petite poétique de la théologie » que j’aurais tendance à qualifier d’agnostique tant le doute lui était consubstantiel. La Poésie de la vie, avec son élan totalement ouvert, en serait pour lui précisément la figure majeure mais aussi bien son énigme tant la question de la fin de cette vie – la mort, grande figure de la poésie de Cadou – ne cessa de hanter le poète depuis son plus jeune âge.

C’est avec gratitude, d’ailleurs, que René reçut les conseils poétiques de Max, son aîné, l’invitant à l’élargissement de la vie intérieure et à la primauté du cœur : « Trouvez votre cœur et changez-le en encrier ! ». Tout ce qui était orienté vers le déploiement de la poésie, Cadou prenait. Mais il se refusait aux croyances parfois étroites que son ami, en catéchiste fervent, s’efforçait de lui inculquer. Il lisait cependant attentivement les longues missives religieuses de Max, précise Hélène, les annotait mais pour mieux en faire autre chose : un Dieu tombé de son piédestal, au plus près de l’homme chancelant…
Ses nombreuses références aux personnages de l’Évangile participent donc de cette « allégorie », comme le dit Robert Duguet, ou encore de cette transfiguration poétique d’un réel dont l’homme, et particulièrement le poète, serait le célébrant : une sorte de vision cosmique à laquelle le moindre être, la moindre chose participent, et particulièrement l’amour d’Hélène.

L’horizon de la mort sera pour lui l’occasion d’un nouveau creusement dans l’épaisseur de ce mystère. Le Poème, cet hymne à la « vie entière », constitue dès lors l’axe même de la vie intérieure de René Guy Cadou. Ce qui fait, me semble-t-il, de son œuvre poétique une voie spirituelle à part entière dans un monde toujours plus affranchi des croyances surnaturelles ou religieuses.

La vie est confirmation

Un bref extrait des poèmes inédits en dit long sur cette source à laquelle boit directement le poète :

« Parce que l'homme ne savait pas se conduire
Parce qu'il était une grande peur animale
Jamais domptée
Parce qu'il allait en s'abritant toujours
De son ombre
Dieu lui avait fait don de sa main
Et Dieu lui a repris sa main
Non parce qu'il est las de sa propre bonté
Mais parce que l’homme est en âge
De savoir et comprendre
Que toute lumière est en lui. » (3)

Voilà sans doute l’un des secrets de René Guy Cadou : le temps est venu de se passer de la main de Dieu ! Pas de croyance métaphysique, pas de dimension religieuse dans ses poèmes mais seulement cette trace de la lumière que tout homme porte en lui. S’il se réfère encore fréquemment à des mots comme Dieu, Jésus ou le Christ dans son œuvre, c’est, s’approchant de l’inépuisable mystère de la vie, pour faire usage encore d’un langage commun. Mais il n’en retient cependant que la force poétique : le signe qui, à ses yeux, fait de l’homme un être plus grand que lui-même.

D’ailleurs, à propos du mot « signe », il est intéressant de noter que Cadou lui préférait celui de « confirmation ». Encore un mot religieux dira-t-on ! Mais précisément, il s’agissait au contraire pour lui d’ôter aux clignotements de sens et d’amour que la vie nous adresse toute idée d’un au-delà d’où nous viendraient ces signes ; et au contraire d’assumer les confirmations naissant du plus terreux de nos existences traversées par une aspiration à la beauté que rien ne saurait combler. De même, la poésie sera-t-elle pour lui une réponse, et non pas une preuve.
Comment ne pas voir dans cette éclatante rencontre entre René et Hélène le 17 juin 1943 l’une de ces confirmations essentielles que le cœur du poète n’aura cessé de glaner au fil de sa brève existence ? La spiritualité de René Guy Cadou se tient tout entière dans cette faculté de recueillir les épis de sens germés au-dedans de soi et dont le poème est pour lui la plus vive expression. D’où, face aux vastes marées du monde, ce recueillement chaque soir à cinq heures, les doigts penchés sur la lumière qui s’engouffre à grands flots bleus par la fenêtre.

Redécouverte de la source-même

D’où ont donc bien pu naître, chez ce jeune homme élevé dans un milieu profondément laïc, ces aspirations poétiques voisinant avec le poème évangélique ? Pourquoi va-t-il s’entourer, se fiant à son intuition, d’êtres tous plus ou moins familiers de ces sources spirituelles ? Que l’on songe à Michel Manoll, Max Jacob, Pierre Reverdy, le père Agaësse ou bien encore à son ami poète, Pierre Yvernault, curé de campagne auquel il voue une affection toute singulière :

« Cher ami ! sans doute êtes-vous comme moi dans un village
Encadré par les candélabres de la pluie
Recevant à dîner d’inquiétants personnages
Comme Rimbaud ou Max Jacob ou Jésus-Christ. » (4)

Dans un ouvrage que j’ai consacré à quelques voix de Bretagne, « Le chant des pauvres » (5), il y a parmi elles celle de Cadou. Mais celui-ci constitue toutefois une figure à part. Les autres auteurs de Bretagne que j’évoque ont dû, pour retrouver par le poème, l’écriture ou le chant, la jubilation de célébrer la vie et le monde, s’arracher à toutes les pesanteurs d’un catholicisme clérical et breton souvent ressenti comme oppressant : « cette chape de tristesse qui s’est abattue sur nous, comme l’écrira Xavier Grall, d’où nous est-elle venue ? ». Ce sera, bien sûr, particulièrement le parcours d’un poète comme Guillevic, depuis la rigidité de la religion première associée à la terreur maternelle jusqu’à la joie d’éprouver la densité du monde concret des choses et de la nature. Même chose encore chez Armand Robin pour qui l’écoute des voix du monde se fera fraternité universelle…

Il n’en va pas de même chez René Guy Cadou qui n’a précisément pas eu à s’arracher au poids d’une culture religieuse obsédante dont il n’avait pas hérité, contrairement à beaucoup de ses contemporains bretons. Sa vie intérieure et spirituelle, n’est pas de l’ordre de la transmutation d’un héritage jugé irrecevable mais plutôt d’une redécouverte, à la source même, d’un chant qui lui exprime au plus juste la tonalité de sa propre existence. Comme s’il avait accédé, sans transmission culturelle trop marquée, mais non pas sans médiateurs, à la ressource de son chant intérieur.

La mort fraternelle

Dans le livre que j’ai consacré au poète (6), j’ai évoqué l’importance des deuils ayant tissé son rapport au monde. Il y a bien sûr la mort de son frère Guy, décédé 8 ans avant sa naissance, avec lequel, comme le souligne Hélène, il a tissé un étrange et mystérieux compagnonnage au point d’en graver le prénom au fronton de son œuvre. Mais il y a aussi tous ces autres morts qui jalonneront ses vingt premières années : la mort de sa mère Anna, alors qu’il a douze ans, celle de son père quand il en a vingt, puis un peu plus tard la destruction de la maison familiale à Nantes et de tous ses souvenirs d’enfance avant l’assassinat de Max Jacob, son véritable père spirituel. Celui-ci, d’ailleurs, ne cessera, après sa mort, de se faire davantage présent dans l’héritage intérieur du poète comme si, victime parmi les victimes, sa figure rassemblait en elle tous les deuils précédents.

Beaucoup ont souligné ce rapport quasi fraternel que René Guy Cadou entretenait avec sa propre mort prématurée que, par avance, il pressentait. Il y a sans doute là, dans cette proximité éprouvée, une sorte de lien avec cet élan spirituel qui va s’emparer de lui et qui sera sensible dans ses poèmes. J’ai aussi souligné que le grand frère Guy pouvait constituer une figure essentielle parmi celles de toutes les victimes innocentes vers lesquelles le tournera son émotion de poète.
Sa lecture du poème évangélique et la résurgence de ce dernier tout au long de l’œuvre, se trouvent en profonde connivence avec sa propre sensibilité existentielle à l’égard de ces victimes. C’est en cela que le destin sacrificiel de Max fut aussi l’une des grandes confirmations de sa vie intérieure à laquelle il ne cessera de venir se ressourcer. D’ailleurs tous les amis de l’École de Rochefort, dont certains se trouvaient fort éloignés des convictions religieuses de l’ermite de St-Benoît-sur Loire, témoignèrent eux aussi d’un grand respect au regard du destin de juif errant sacrifié de ce dernier.
Le goût, par ailleurs, souligné par Christian Moncelet (7), de René Guy Cadou, enfant, pour les êtres infirmes, les jouets brisés et plus tard son amour des pauvres, des simples, des artisans de son village, des petits, des victimes surtout, marquent en profondeur la spiritualité du poète : Si Dieu est, il n’est nulle part ailleurs que dans la pâte humaine, la jubilation des plantes, le pêcheur au carrelet…

« Un doux clochard abrite en ses mains un oiseau
Ivre à midi il se signe dans le ruisseau

Il éclabousse tous les yeux de ses prunelles
Quand il veut repartir c'est le Christ qui chancelle.» (8)

Je vous propose à présent de juste esquisser quelques thématiques venant confirmer l’horizon de cette spiritualité qui se tient intégralement dans les limites de cette terre même si les doigts d’une présence mystérieuse s’y trouvent également gravés :

Le ciel est en bas

Tout d’abord, il y a cette conviction qu’il n’y a pas à s’élever pour trouver la lumière mais qu’au contraire, le ciel est en bas et que l’homme ne l’atteint qu’en creusant le sol de son existence singulière. C’est ainsi que la source spirituelle pour Cadou naît du sol, de la beauté de la nature et du monde. Son Dieu est une force végétale.

« A chaque pas mon Dieu c’est vrai que je m’enfonce
Un peu plus dans le ciel » (9)

Hélène me paraît avoir donné l’une des plus fortes interprétations de l’œuvre de son mari lors du colloque de Nantes en octobre 1981(10). Elle ne cesse d’insister sur cet aspect creusement de son œuvre : « La lumière c’est en bas, au-dedans que le poète la cherche… Le ciel est sur la terre (voir naît dessous la terre !) » La terre, la lumière et la passion du monde se conjuguent.

Une œuvre vitrail

Il faut aussi parler de cette œuvre-vitrail, mise en évidence dans de très beaux articles par Jean-Louis Cloët (11) : un vitrail destiné à percer le mur du deuil, fenêtre de la chambre d’écriture. Mais l’on peut aussi dire un vitrail végétal dressé dans le champ de la vie et permettant d’entrevoir la magnificence du monde quotidien dans lequel nous sommes plongés. Ce vitrail, comme l’écrit Cadou dans le grand poème Nocturne, n’est pas d’abord tourné vers la protection intérieure d’un espace sacré, une église, une chapelle, un temple ; mais au contraire il est destiné à voler en éclats afin que le chant divin rejoigne celui du monde et de la nature où vit le poète : sa vraie résidence sur cette terre.

« Pardon seigneur ! Pardon pour vos églises
Et si j'ai galvaudé dans les champs
Si j'ai jeté des cailloux dans vos vitres
C'est pour que me parvienne mieux votre chant !
Qu'il fût porté par des oiseaux ou à voix d'hommes... »(12)

Aussi, le lieu exact de Cadou, la source de son vitrail éclaté, seraient-ils d’accueillir le chant divin, dans les champs, au café, en toutes choses... Confirmation que le ciel est en bas, au cœur du monde, au cœur de l'homme. « Descends plus bas pour le trouver », lui disait d’ailleurs Max Jacob. Une force spirituelle réside au cœur du monde et de l'homme.

C’est de cette force dont il parle très tôt dans ses lettres à Hélène : « C’est un Dieu panique qui nous a jetés l’un vers l’autre, c’est le Dieu des végétations, des frais, des moussons bienfaisantes, un Dieu qui ne nous a pas frappés à son image – ce qui serait terrible – mais qui nous a chargés de frapper notre image. Si nous revenons sur terre dans mille ans vous verrez qu’on aura mis le Douanier Rousseau sur l’autel et que les petits enfants viendront s’incliner devant lui. » (13)
La chambre d'écriture n’est-elle pas, elle aussi, fenêtre ouverte vers ce Dieu du dehors, de la nature et des champs, percée dans la chambre qui est autant chambre d’amour que de deuil, face à l’océan végétal ?

Pour René, Hélène est la femme végétale, par laquelle la vie est redonnée à la rosace du monde, témoin de la liturgie poétique quotidienne. « Femme-vitrail » à nouveau.

Le poète, co-créateur avec le divin

Ainsi, les accents panthéistes seront-ils très tôt affirmés dans la pensée de Cadou. Mais reste cependant ce mystérieux dialogue avec le divin, permanent dans ses poèmes. Peut-être faudrait-il alors parler d’une approche panenthéisme, non pas tant à la Spinoza que Max Jacob lui conseillait pourtant de lire mais plutôt à la manière de la révolution spirituelle contemporaine où des accents teilhardiens se mêlent à la philosophie du Process développée par le philosophe américain Whitehead (14) : un cosmos tout entier traversé par une force sacrée avec laquelle l’homme se trouve engagé dans un dialogue de co-création permanent. Les romantiques allemands, Maître Eckhart, Tauler, la grande tradition mystique rhénane, toutes références transmises avec la philosophie de Spinoza par Max Jacob constituent sans doute là une filiation essentielle.

Avec Hélène, une poésie de pleine poitrine

Il faudrait encore insister sur Hélène à la source de la poésie de pleine poitrine de René. Elle-même nous a d’ailleurs transmis la poésie d’un vivant, par-delà l’absence.

Le 17 juin 1943 fut pour tous deux une détonation dans un ciel qui soudain s’éclaircit. Pour René, cela correspond au dépassement de la mélancolie des premiers recueils (Brancardiers de l’aube, morte-saison, Lilas du soir…)
Les titres de recueil, après la rencontre, seront pleins d'accomplissement (Grand élan, la vie rêvée, Pleine poitrine, Le Cœur définitif, Que la lumière soit… Les biens de ce monde). C’est le temps de la grande créativité, roman, essais, des plus beaux recueils : Hélène ou le règne végétal, Les biens de ce monde…

Une sensibilité christique hors du champ religieux

Il faut dire un mot du rapport d’Hélène au christianisme. Comme René, elle fut, elle aussi, élevée dans un milieu familial très laïque. Mais, adolescente, elle reçut l’empreinte durable d’un groupe de jeunes protestants. Tout autant que Max, elle aura donc pu transmettre à René le goût de l’Évangile. Mais elle a cependant toujours respecté sa distance religieuse qu’elle-même, d’ailleurs, par la suite, adoptera. Elle a une parole forte à ce sujet à propos de René, son mari instituteur « Il était très laïque et en même temps très chrétien. C'était même, précise-t-elle, l'instituteur laïque qui apportait le vrai sens de la chrétienté. Les gens étaient ébahis. Dans un sens, il les a convertis. Ils sont tous venus à lui alors que l'instituteur (en ce temps-là, pour eux) c'était le diable. (Or là c'était) un homme parmi les hommes... »(15) Avoir une sensibilité christique hors champ religieux, voilà qui allait bien aussi bien à Hélène qu’à René…
Sur la question du christianisme auquel les références sont nombreuses dans l’œuvre, il faudrait situer Cadou sur le seuil comme Simone Weil, Etty Hillesum, mais non pas sur un seuil qu’il s’apprêterait à franchir pour entrer. Non, plutôt un seuil à partir duquel le monde entier se donne, sans arrière-pensées métaphysiques ni arrière-monde. Il est pleinement conscient du monde non religieux qui vient... Tout comme Bonhoeffer à l’égard duquel le grand poème des fusillés de Châteaubriand pourrait aussi constituer un hommage… Pas si éloigné en cela non plus de Camus : en simple connivence avec ce monde pourtant tout empli de promesses, parce que vivant de plain-pied dans l’éclat de son Poème.

Je pense pour conclure à ces mots de César Chávez qui s’accordent bien au questionnement permanent de Cadou et à cette sorte d’inconnaissance, de doute fondamental qui le caractérisent :

C’est parce que Dieu est toujours muet
Que nous avons acquis une ouïe si fine

 


 

Notes :

(1) René Guy Cadou, Et le ciel m’est rendu, Hélène Cadou, J’ai le soleil à vivre, Éditions Bruno Doucey, 2022
(2) Robert Duguet, René Guy Cadou ou une question de fleur rouge entre les hommes depuis des siècles, Des intuitions panthéistes à la fraternité, Les Cahiers des Poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire, N°17, 2022
(3)La maison du bon accueil, Et le ciel m’est rendu (Inédits), page 54, Bruno Doucey, 2022.
(4)Lettre à Pierre Yvernaux curé de campagne, PVE, Les Biens de ce monde, page 338.
(5) Jean Lavoué, Voix de Bretagne, Le chant des pauvres, Éditions L’enfance des arbres, 2021
(6) Jean Lavoué, René Guy Cadou, La fraternité au cœur, Éditions L’enfance des arbres, 2019
(7) Christian Moncelet, René Guy Cadou, les Liens de ce monde, Éditions Champ Vallon, 1983.
(8)PVE, Rue du sang, Hélène ou le Règne Végétal, Page 255.
(9)PVE, Job, La Vie rêvée, page 100.
(10) René Guy Cadou, Actes du colloque de Nantes les 23, 24 et 25 octobre 1981, Éditions Université de Nantes 1983.
(11) Sous la direction de Jean-Louis Cloët, Visages de l’Absent, René Guy & Hélène, Éditions GabriAndre, 1996. Jean-Louis Cloët, « D’une « esthétique du vitrail », ou de la résurgence chez Cadou de la pensée pansophique et romantique allemande », in Un poète dans le siècle, René Guy Cadou, op. cit. p. 243-260. « Cadou, un certain « bleu » », publié dans Revue Polaire samedi 25 août 2007, en ligne : http://www.editions-polaire.com/revue-polaire/spip.php...
(12)PVE, Nocturne, les Biens de ce monde, page 345.
(13) Bibliothèque municipale de Nantes, Fonds René Guy et Hélène Cadou, CAD B 90, (Lettre de René Guy Cadou à Hélène Cadou, 29 octobre 1943)
(14) Alfred North Whitehead, Procès et réalité, Gallimard, 1995
(15) Hélène Cadou, dans le film « René Guy Cadou ou les Visages de solitude », d’Émilien Awada d’après un scénario de Luc Vidal, Cinergie production et Télénantes, 2012.

 


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, un feu vivant,

par Jean Noël Guéno. (1)

 

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« Cadou, ton viatique !
Tu apprends     à cœur     ses poèmes
pour passer la nuit
qui souvent t’inonde » (2)

Ainsi se termine un poème, paru en 1992, dans l’anthologie « Luttes et Luths » du Livre de Poche Jeunesse. Ces mots, qui évoquent la fin de mon enfance, témoignent de la force d’une parole qui libère. Plus de cinquante ans après, je lis toujours Cadou avec un immense bonheur et retrouve la source vive sous les pierres.

Cadou parle à tous, au lettré comme à celui qui est encore vierge de tout héritage littéraire. Sa poésie ne pose pas, s’offre avec le pain et l’eau sur une table d’auberge, se partage sous la lampe avec celui qu’on n’attendait plus et qui, au soir, franchit le seuil avec « dans sa veste un godet de ciel bleu ».

Dès le premier recueil, « Brancardiers de l’aube », paru en 1937(3), vibrionnent des images qui ont gardé du surréalisme un éclat étrange qui fascine. Une lueur fébrile irradie, un vent de fraîcheur souffle les miasmes de la nuit. La mer est là, complice, offerte, ouverte à l’aventure… Les recueils de jeunesse ultérieurs développeront cet allant qui porte, cette envie de vivre, de briser les miroirs au tain piqueté par la misère. Le poète va « avec ses sandales d’embruns, son front neuf »,  et un « sac d’étoiles dans (la) poche ». Il est « le premier levé », les sens en éveil, hume « l’odeur brûlée des pinèdes », avide aussi de la « tendresse (des) feuilles ». Cette volonté farouche de vivre n’est pas oublieuse d’un présent bien âpre où, cependant, le souci de partage, évoqué dans le poème « Les poètes prisonniers »(4), est le plus fort :

« Mettons-nous à table
Tous en cœur
Partageons nos misères
Prends dans ma main
Bois dans mon verre
Je me mordrai les lèvres
Pour tromper ma faim. ».

Les jours sont durs :

« Je suis seul sur la route
Mon passé sur le dos
Dans ma gorge enflammée un bouquet de sanglots »(5).

Mais la fringale d’amitié sonne le tocsin et chasse la taie du désespoir.


 

Jean Noël Guéno à gauche et Gilles Pajot à droite, le 20 mars 1985 à Saint Herblain en compagnie de Jean Rousselot

Jean Rousselot me confiait qu’il avait été « bluffé » par l’énergie solaire de ce « petit frère » en poésie qu’était pour lui René Guy Cadou. D’ailleurs, après sa mort en 1951, il ne cessa de lui écrire, de lui adresser des messages, des lettres d’amitié. Je vais d’ailleurs vous lire l’une des plus belles : « Lettre à l’ombre étincelante », parue dans Les mystères d’Eleusis.(6)

« Cher René, il y a longtemps que je ne t’ai pas écrit. Pardonne-moi : nuit et jour, c’est la corvée de débris et les matons nous mesurent l’encre.
Nous vivons très mal ici. Ce n’est plus la prison de feuilles et d’écorces que tu as connue, où nous boulangions ensemble, à volonté,
Une liberté qui avait les joues tavelées et les mains rouges du pauvre monde,
Une poésie qui avait l’odeur d’une femme nue éparse au soleil,
Une mort qui était comme un doux hospice en pitchpin, avec des lys, des chaudrons en cuivre, où prolonger à l’infini la convalescence de la vie.
Les arbres maintenant sont en faux bois. Les rêves et les idées de même. Et les poèmes en sciure de mots. Pour un soupir ou une larme, il faut payer rançon.
Nous dormons sur des copeaux de Grand-soir, de la charpie d’oraison. Les préjugés dont nous faisions litière étaient moins rudes à nos reins de paysans de la raison.

 


 

Puisque personne ne nous rend visite, on a supprimé le parloir. Demain ce sera la parole. Si elle existe encore.
Seule distraction, regarder les innocents – qu’ils disent – s’arracher les tripes pour se pendre avec.
Seule joie, peigner l’herbe synthétique avec les doigts (le directeur a l’orgueil de ses pelouses) pour caresser furtivement le crâne tiède de la terre.
Voilà l’ordinaire. Tu sais tout. Tu vois que tu n’as rien à regretter.
Moi, j’ai de tes nouvelles par le vent, la pluie, les mésanges charbonnières qui se font le bec sur les barreaux de ma cellule.
Chaque ablette qui fulgure dans l’eau noire de ma tête m’est un clin d’œil de toi.
Parfois même, quand il fait Dieu, comme dit Decoin, je peux, en me haussant sur la pointe du cœur, apercevoir là-bas, bien au-delà des simplons métaphysiques, ton ombre étincelante.
Chaque fois je constate qu’elle grandit et brille de plus en plus ; cela me rend si heureux que j’en pleure.
Je t’écrirai de nouveau dès que je le pourrai. Cela va dépendre de mes gardiens et de mes artères. Si tu ne reçois rien de moi, c’est que j’arrive. Attends-moi. Je t’embrasse. »


15 février 2002 à l'Etang la Ville chez Jean Rousselot...

Luc Bérimont, à qui j’emprunte le titre d’un recueil, pour l’intitulé de cette communication : Un feu vivant, ne fut pas en reste en ce qui concerne les marques d’amitié. Ainsi, en janvier 1951, alors que René est très malade, il lui adresse aussi une missive pleine de tendresse qui se termine par ces mots :

Hélène met la soupe à cuire, et tu n’es pas
Un dormeur à sang bleu, mais un prince de terre
Tu règnes dans tes yeux comme sur la Brière
Le soleil, dans ta voix, met un doux violon
Et, René, quand tout bas je répète ton nom
Je sais que mon ami est plus riche et plus tendre
Que toutes les douleurs que je pourrais attendre. (7)

René était un catalyseur : quand les amis se réunissaient ou s’écrivaient, grâce à lui, la vie flambait, les mots s’électrisaient, la poésie était pourvue d’un plus haut voltage. Chacun donnait le meilleur de lui-même. C’est cette faculté de doter la parole d’une chaleur généreuse et communicative que perçoit le lecteur, même s’il est peu au fait de l’écriture poétique

On peut donc s’étonner que certains poètes, après avoir aimé dans leurs premières années d’écriture l’œuvre de René Guy Cadou, une fois une petite notoriété acquise, s’empressent de brûler ce qu’ils ont adoré, prétextant un égarement de jeunesse.

 


 

D’autres, qui considèrent avec quelque dédain « Poésie la vie entière », connaissent souvent peu ou mal cette œuvre qu’ils dénigrent. Ils sont restés à une vision tronquée et parcellaire, celle transmise par leurs souvenirs scolaires ou quelques anthologies. Ils n’ont pas plongé véritablement dans cette œuvre, arpenté ce territoire multiple.

Certes, la poésie de René Guy Cadou s’inscrit dans un monde finissant qui a disparu : le milieu rural des Pays d’Ouest des années quarante et cinquante, mais ce vécu n’est pas idéalisé : nombre de textes témoignent de la lourdeur de ces terres, du caractère oppressant de son climat, du manque d’ouverture de ce terroir, de la solitude douloureuse du jeune maître d’école itinérant. Par la suite, Louisfert, le port d’attache, sera transfiguré par la présence d’Hélène ; sans elle, le lieu aurait bien perdu de son charme et l’attrait de Paris aurait sans doute été le plus fort. L’important n’est pas le lieu ni l’époque mais l’amour qui ouvre l’horizon, les liens simples et fraternels tissés au quotidien qui nourrissent le travail de fond livré au soir dans la chambre d’écriture. Comme toutes les œuvres importantes, la parole de René Guy Cadou est ancrée, ne rejette pas le réel dans lequel elle s’inscrit, mais le dépasse pour atteindre l’universel.

Pour comprendre Cadou, il ne faut pas rester à la lisière, méfiant, précautionneux mais plonger au cœur des mots, accepter qu’ils vous traversent et vous bouleversent. Découvrir Cadou, à la fin de l’enfance, fut pour moi un choc, un viatique salvateur. J’entendais là une voix fraternelle qui me parlait et qui disait l’essentiel, sans tricher… D’emblée, j’ai effacé l’image scolaire, rassurante, bucolique mais réductrice de l’instituteur rural des « Amis d’enfance »(8). Cette voix vibrait d’accents déchirés, déchirants, révélait une fêlure que rien ne pourrait combler. Je fus ainsi saisi par la nudité tragique de « 30 mai 1932 », par la force des mots les plus simples qui disent avec une pudeur extrême l’abandon, l’amour partagé envolé, la déréliction la plus totale…

Il n’y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs sont écroulés
La chair s’est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu’elle a laissées

Dix heures
La pendule qui sonne
Et le sang qui recule
Il n’y a plus personne
Maison fermée
Le vent qui pousse au loin une étoile avancée

Il n’y a plus personne
Et tu es là
Mon père
Et comme un liseron
Mon bras grimpe à ton bras
Tu effaces mes larmes
En te brûlant les doigts. (9)

Que dire, que faire après avoir lu un tel texte ? Se taire, laisser en soi les mots germer pour découvrir que la poésie n’est pas un jeu mais une parole vive et brûlante qui aide à vivre.

La parole de Cadou n’est pas tiède, elle est souvent tendue comme un arc, perçante comme une flèche ; qu’il évoque dès Retour de flamme

« un homme renversé sur la chaussée
Qui n’en a pas pour longtemps » (10)

dont les

« yeux sont de l’autre côté »

ou qu’il nous confie 

« Mon corps pend aux fils de fer
Avec tout le ciel sur le dos. »(11)

Pas de pathos, déjà, dans ces vers de jeunesse ; des mots simples, justes, qui ciblent au cœur la détresse humaine. A ce propos, écoutons le poème « Antonin Artaud », vibrant, haletant, dont les vers fulgurent comme des fusées ivres :

Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée Antonin
Comme un printemps foutu
Avec tes mains
Tes mains sur les barreaux de l'asile Antonin
Tes mains sur les fils électriques
Sur l'espagnolette sur la poésie partout
Antonin partout
Tes mains sur ton front pressées
Sur tous les corps de jeunes filles
Sur la campagne de Rodez
Antonin la campagne
Tu pêcherais dans la rivière
Avec une arbalète Antonin
Avec toutes les femmes
A même le bocal Docteur
A même
A même la poésie Antonin
Et pas de camisole
Pas de frontière
Pas de répit surtout (12)

L’émotion initiale ressentie à la lecture de Cadou est intacte, plus de cinquante ans après. Elle s’est même enrichie de tout un vécu humain et littéraire. Je considère toujours le deuxième des « Quatre poèmes d’amour à Hélène » (13) comme l’un des grands poèmes d’amour de la poésie française et « Les Fusillés de Châteaubriant » (14) comme un texte exemplaire, sans un mot de haine pour l’ennemi, aussi ignoble soit-il ; un texte universel, à lire et à dire partout où l’on broie la dignité de l’homme. Hélas, aujourd’hui plus que jamais.

Cadou fut un veilleur mais aussi un éveilleur. Combien sommes-nous à avoir osé prendre la parole parce qu’il l’avait prise et portée à son plus haut point d’ébullition ?  Hélène, la première, sut bâtir à sa suite une œuvre personnelle, d’une profondeur et d’une délicatesse remarquables. Sa voix discrète, feutrée, a maintenu, alimenté et enrichi le feu. Le dialogue avec René s’est poursuivi, les voix se sont mêlées en un chant d’amour ininterrompu. « En ce visage l’avenir » (15) et « Le livre perdu »(16) sont à cet égard, pour moi, deux très grands livres. Comme René, qui plongeait en lui-même, se faisait mineur de fond, « chercheur de beauté », « à genoux dans le lit boueux de la journée »(17), Hélène puise dans le puits de la douleur la force d’avancer, et nous

« donne

cet espoir à jamais vivant
dont (elle) s’étonne ».

La ferveur qui entoure les œuvres de René et d’Hélène tient avant tout à la profondeur humaine qui les constitue. Elles disent dans un langage accessible et juste ce que l’on aurait aimé dire. Elles touchent les points sensibles, éclairent les zones d’ombre et révèlent que l’amitié, la fraternité, l’amour ne sont pas des mots vains, qu’ils sont notre seule raison d’être

 


 

Notes :

(1)Le titre de cette communication reprend volontairement un titre de Luc Bérimont « Un feu vivant » paru chez Flammarion en 1968.
(2) Luttes et Luths, anthologie de Jacques Charpentreau, Le Livre de Poche Jeunesse, p.165 à 167, éditions Hachette, 1992.
(3)Brancardiers de l’aube, PLV Seghers, pages 13-19.
(4)Années-lumière, ibidem, page 38.  
(5)Morte saison, ibidem, page 45.
(6)Les mystères d’Eleusis, p.128 et 129, éditions Belfond, 1979
(7)Les mots germent la nuit, éditions Seghers, 1951.
(8)Les Amis d’enfance, ibidem, pages 353-359.
(9)30 mai 1932, ibidem, page 109
(10)Mort d’homme, Retour de flamme, page 33.
(11)Peu à peu, Retour de flamme, page 32.
(12)Antonin Artaud, ibidem, page.295.
(13)Quatre poèmes d’amour à Hélène, Je t’attendais…, ibidem, page 279.
(14)Les Fusillés de Chateaubriant, Pleine poitrine, page 169.
(15)En ce Visage l’avenir, Brémond, 1977.
(16) Le Livre perdu, Rougerie, 1997.
(17)Tout Amour, ibidem, page 350.

 


 

 

 

 

 

 

La demeure de René Guy et Helene Cadou Louisfert en poésie,

par Jean-Claude Martin

 



 

 

 

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Louisfert en Poésie, mars 2022

Notre demeure a sept fenêtres…

Notre demeure
A sept fenêtres
Le savais-tu ?

Sept fenêtres
Pour boire le ciel

Sept fenêtres
Pour nous aimer
Comme des fruits

Dans le feuillage de l’été.

Hélène Cadou « Retour à l’été » 1993

Cette belle maison du début du XXe siècle avec ses parements de pierres bleues, des pierres de schiste de Nozay, est devenue aujourd’hui la Demeure de René Guy et Hélène Cadou, une maison d’écrivains.

Cette école de garçons a accueilli en 1945 un instituteur-poète avec son épouse Hélène. Ils connaîtront le bonheur, l’amitié partagée avec de nombreux amis mais aussi la souffrance.

« Pourquoi vous pleurez Madame ? Vous reviendrez un jour… » lui avait dit un enfant en 1951 au moment où Hélène quittait Louisfert après le décès de René.
Cette prophétie se réalisera.

En 1971, Hélène est revenue à Châteaubriant à l’occasion d’une grande exposition réalisée par Noëlle Ménard, à la Bibliothèque Municipale …

En 1981, à l’occasion du Colloque CADOU à l’université de Nantes, Hélène a retrouvé Louisfert et est entrée dans la chambre du poète « inoccupée » par l’instituteur de l’époque Jacques Feuillet. Elle a découvert qu’un projet de nouveau groupe scolaire était dans les cartons… Ce n’est qu’en 1988 qu’Hélène apprendra – quelques temps avant sa retraite – que la municipalité de l’époque envisageait de transformer l’école pour y accueillir le club du 3e âge ! Nul n’est poète dans son pays et Hélène devra attendre l’année suivante avec l’arrivée d’une nouvelle municipalité dirigée par Michel Ledevin, ancien élève de René, pour que le rêve devienne réalité. Les témoignages de Bernard Richard en poste à la DRAC de Nantes, de Madame Chassagne, sous-préfète de Châteaubriant attestent de l’engouement qui va naître pour voir aboutir le projet de la Demeure de Cadou et de la Grange aux Poètes – ancienne salle paroissiale, réaménagée en salle de spectacle et en bibliothèque.

Témoignage de Bernard Richard

Pourquoi et comment ai-je été amené, à participer au nom de la DRAC des Pays de la Loire, à l’aventure de « La Demeure de René Guy Cadou » à Louisfert ?
Pour répondre, il faut remonter le temps et rendre compte de trois rencontres :

-1954 – J’ai 20 ans, suis étudiant à Paris et en vacances à Aurillac (Cantal). J’attends, dans le petit square de l’église St Géraud, celle qui, en 1955, deviendra mon épouse. Elle arrive avec une plaquette de poèmes signés René Guy Cadou, intitulée « Hélène ou le règne végétal ». Eblouissement ! Depuis ce jour, Cadou ne m’a pas quitté… Plus tard, Hélène nous confiera qu’il y avait là un signe du destin : Cadou avait séjourné, non loin de là, dans le Cantal, et elle avait publié ses premiers poèmes sous le pseudonyme de « Jordane », le nom de la rivière d’Aurillac…

-1964 – Dix ans plus tard, je suis à Bourges, secrétaire général de la Comédie de Bourges et de la Maison de la Culture, chargé des relations publiques et de la publication mensuelle du journal « l’Almanach ». Le directeur, Gabriel Monnet, grand amateur de poésie, donne liberté à ses collaborateurs pour proposer et animer des manifestations. Je lui suggère un « Hommage à René Guy Cadou », qu’il accepte avec enthousiasme. Je vais à Orléans pour rencontrer Hélène Cadou, alors bibliothécaire : elle dit « oui, avec joie ! », et vient à plusieurs reprises à Bourges, participant au montage de l’exposition et du catalogue.

En janvier 1965, l’hommage a lieu : exposition, poèmes dits par des comédiens, rencontre avec Manoll, Lacôte, Guilloux. En parallèle, l’Almanach de janvier (numéro 13) est consacré à la poésie, avec le titre « Poésie la vie entière ». C’est un succès. A partir de là, je suis resté en relations avec Hélène, avec un passage-éclair à Orléans, en 1969-1970, pour la préfiguration de la Maison de la Culture, puis pour des responsabilités plus lointaines à Grenoble, Aubusson et Montpellier.

-1984 – Vingt ans plus tard, j’arrive à la DRAC de Nantes, sur proposition de Dominique Wallon, responsable du « Développement Culturel » au Ministère de la Culture, comme « Délégué pour le théâtre, le cinéma et l’action culturelle ». Retrouvailles à Nantes, avec Hélène ! Elle me fait part, alors, d’un projet, encore imprécis, autour de Cadou et de la Maison d’Ecole de Louisfert. L’idée mûrit en moi, d’apporter le concours de l’Etat à partir de ma « Délégation culturelle ». J’en vois bien les difficultés – la poésie en milieu rural … mais j’ai acquis une certaine expérience en Creuse (à Aubusson), et je vois, surtout, le caractère singulier, exceptionnel même, de la présence d’Hélène, veuve du Poète, poète elle-même, prête à faire revivre, de l’intérieur, la maison d’école ! Avec l’accord du directeur de la DRAC et la collaboration de ma collègue déléguée au livre et à la lecture, je me lance dans l’aventure. Travail classique sur un projet culturel : rencontre avec les élus concernés – dont Monsieur Ledevin, alors maire de Louisfert et ancien élève de Cadou, fidèle soutien ; les collectivités locales, les divers acteurs culturels. Travail plus facile que prévu, certains s’engageant même avec enthousiasme. Pari finalement gagné, avec, en point d’orgue, la commémoration du cinquantenaire de la mort de Cadou au printemps 2001 : poètes, chanteurs, amis, ils sont là nombreux, de la nouvelle école à la « Grange aux Poètes » : Georges Jean, Véronique Vella, Eric Hollande, Martine Caplane, Gilles Servat, Môrice Benin, Manu Lan Huell etc… Comme prévu, Hélène a, de l’intérieur, entretenu la flamme de la poésie, séjournant l’été dans la Demeure, y accueillant, avec simplicité et ferveur, de nombreux visiteurs. Elle a, discrètement, contribué à la restauration de la Demeure, par exemple pour la chambre du poète, reconstituée quasiment à l’identique par Xavier Ménard, et aussi pour le petit musée abrité dans la classe d’école, avec les pupitres des élèves. C’est dans cette classe que, le 23 juin 1995, lui sera décerné, par le Directeur de la DRAC, au nom de l’Etat, le titre de « Chevalier des Arts et Lettres ».

Que « Louisfert en Poésie » soit pour toujours, le village, si bien nommé par Manoll, des deux poètes centenaires : René Guy et Hélène CADOU !

Bernard RICHARD, Combes, le 30 janvier 2022.

 

Témoignage de Madame CHASSAGNE – février 2022

René Guy Cadou avait choisi « à des lieues de la ville pour ses nids sous le toit et ses volubilis » Louisfert, pour y enseigner, pour y rêver, pour y écrire, pour y vivre avec Hélène son épouse et sa muse.

De ce choix naissait un début de renommée pour ce village simplement charmant. Alors le maire et la municipalité, inspirés par Mme Cadou, conçurent de faire connaître les lieux de vie du grand poète ; ainsi naquit le projet de la « Demeure Cadou ».
Trois éléments en composaient principalement l’ossature : le logis où le couple avait vécu, l’école où enseignait René Guy et une belle longère qui devait accueillir les manifestations culturelles autour de la poésie, la littérature, le théâtre, la musique – c’était vraiment un excellent projet de développement local comme on disait alors. Nous étions, ceux qui en étaient proches, convaincus, restait à convaincre les autres, les bailleurs de fonds.
C’était dur, la réunionite fonctionnait à haut débit, tous n’étant pas également sensibles à Erato… Pourtant, ce n’était pas seulement un dossier de papier, d’argumentaires, de plans, de chiffres, de prospectives et de résultats escomptés… c’était un dossier vivant, presque intime, on voyait les Cadou vivre dans leur maison, dans la classe reconstituée, les garnements et fillettes à cadenettes et coque dans leurs sarraus gris étaient sages devant leur pupitre incliné à l’encrier de porcelaine blanche. L’imagination allait… car le projet avait du souffle, que dis-je, une âme, l’âme d’Hélène discrète et omniprésente qui garantissait l’authenticité du dossier.

Dans l’aura du rayonnement d’Hélène, nous devenions tous lyriques, c’était merveilleux, c’était délicieux. Grâce à la bonne volonté de tous et surtout à la suave détermination de Mme Cadou, le dossier avançait. Sa seule présence ranimait les ardeurs parfois désabusées ou défaillantes comme elle aurait, Vestale, entretenu le feu sacré de la foi.

L’inauguration arriva, c’était bien, la suite vous la connaissez mieux que moi.
Ce fut une jolie aventure autour de René Guy et d’Hélène Cadou. Cette aventure pour la mémoire des poètes, pour Louisfert, elle doit continuer à vivre. N’en doutons pas, elle vivra.

Nathalie-Janine Chassagne
Sous-Préfète de Chateaubriant 1992-1996

 

...La réalisation de ces deux structures sera financée à 80 %par des subventions... En 1993 c’est « le retour à l’été » pour Hélène qui de mai à septembre va s’installer chaque année dans cette maison réhabilitée par Xavier Ménard, architecte…

Hélène a reconstitué à l’étage, la « chambre d’écriture » comme l’appelleront les élèves de l’école primaire. La bibliothèque, la malle de voyage, le divan, le coq offert par Max Jacob, tout a repris vie dans cette « chambre à l’avant du navire » dont les fenêtres s’ouvrent sur « la ruée des terres ».

La salle de classe conserve son parquet… mais la nostalgie de l’école ancienne est rejetée par Hélène… ce ne sera pas un musée mais une salle d’exposition… le tableau noir est remplacé par un écran, huit vitrines avec leurs tabourets futuristes ont remplacé les pupitres d’écolier… Dans ces vitrines, Hélène y a déposé : objets familiers, manuscrits, livres et carnets personnels.  Les murs blancs sont ornés de gravures, de portraits et de photos. L’iconographie est réalisée par Vincent Jacques, le neveu d’Hélène.

Une convention a dû être signée avec la DRAC, la Mairie de LOUISFERT et l’Association de Gestion de la Demeure, créée à cette occasion, le 13 mars 1992, pour assurer avec Hélène, le fonctionnement de ce lieu culturel. Le premier président sera Christian Bulting.

L’Association de gestion s’est fixé trois missions :

1 – accueillir le public dans la salle d’exposition.
2 – organiser l’accueil des groupes scolaires lors de visites préparées par les enseignants et proposer des classes de patrimoine.
3 – faire rayonner la poésie de Cadou à travers des spectacles poétiques.

La première a été assurée régulièrement avec le concours de la Mairie et ensuite de la Communauté de Communes du Castelbriantais puis de la Communauté de Communes Châteaubriant-Derval… Des centaines de visiteurs ont été accueillis dans cette Demeure par Hélène, accompagnée d’Anne-Marie et par la suite avec le concours de jeunes étudiants. Jusqu’en 2008, Hélène passait l’été à Louisfert. Ce « retour à l’été » a été aussi un retour à l’écriture. C’était toujours une grande émotion de recevoir en quelque sorte ces pèlerins poétiques qui marchaient sur les traces de Cadou. En 2005 Hélène fut très touchée par la démarche de l’évêque de Nantes, Monseigneur Soubrier, qui est venu avec quelques séminaristes.  Il a su trouver les mots justes pour s’excuser auprès d’elle de la dureté du curé de l’époque, l’Abbé Moreau, qui avait refusé les obsèques religieuses au prétexte que René et Hélène ne s’était pas mariés à l’église !
A partir de 2008, Hélène ne peut plus séjourner à Louisfert… Les visiteurs se font plus rares. Pourtant de nombreux groupes programment des visites : La Fédération des Maisons d’Ecrivains à laquelle adhère La Demeure, profitera de sa rencontre annuelle à Lire, pour faire le détour, les amis d’Alain de la Flèche, Les amis de Marie Le-Franc de Sarzeau, l’association des Palmes Académiques de Loire-Atlantique, les membres de l’université Permanente de Nantes, ceux de l’université Inter Ages de Saint-Nazaire et bien d’autres que j’oublie encore…qu’ils m’en excusent. En citant toutes ces associations « amis » d’écrivains… je me dois de rappeler un engagement très fort auprès d’Hélène qui ne voulait pas qu’une Association des Amis de Cadou soit créée !
Aujourd’hui l’ouverture de la Demeure et les visites sont confiées à l’Office de Tourisme de Châteaubriant. Des audioguides permettent les visites individuelles et dans la mesure de mes disponibilités j’assure les visites de groupes.

La seconde mission a été importante. Grâce à la pugnacité de Christian Bulting, huit classes de Patrimoine ont pu être organisées : du CM2 à la seconde. Il s’agissait d’accueillir des élèves pendant une semaine en internat et de leur faire découvrir la Brière, pays natal de René, Louisfert et son village muré de palis, la demeure et à Nantes le Centre René Guy Cadou où ils rencontraient Hélène. Cette semaine était ponctuée d’ateliers : écriture, imprimerie, photos, observation du paysage, expression théâtrale… La principale difficulté était l’hébergement et la seconde le financement…

L’accueil des classes à la journée était plus facile et nous avons eu de fidèles enseignants des collèges de St Brévin, de Lanester ou de St Florent le Vieil… Hélène n’hésitait pas à aller à la rencontre des classes et c’était toujours un bonheur de l’accompagner et de compléter son témoignage par la lecture de poèmes. La plus belle expérience fut la semaine au Collège René Guy Cadou de St Brévin, qui deviendra en 2017 « Collège Hélène et René Guy Cadou »…
Je ne peux que regretter le peu d’enthousiasme des enseignants du Castelbriantais pour faire découvrir à leurs élèves la Demeure de Cadou… Michel Courbet, directeur culturel à la Communauté de Communes du Castelbriantais, avait proposé à toutes les écoles primaires un parcours littéraire autour de Cadou… Une seule école a adhéré à ce projet, celle de St Vincent des Landes, commune qui à l’époque était dans la Communauté voisine de Derval !
Il a fallu parfois faire le forcing et ma fonction de Principal du Collège de la Ville aux Roses de Châteaubriant, m’a permis de faire participer tous les élèves de 5e du Collège aux animations organisées par Martine Caplanne, en 2001, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de René Guy Cadou.

 

Témoignage de Patricia Barreau, professeur de lettres au Collège Hélène et René Guy Cadou à St Brévin les Pins

La rencontre avec Hélène Cadou et les visites à Louisfert-en-Poésie comme point de départ d’un engagement qui perdure.

Pédagogiquement, les visites de nos élèves à la Demeure de Louisfert furent un prolongement heureux et fructueux de l’étude des poèmes abordés en classe. Elles ont permis aux élèves et aux professeurs de se figurer de façon plus concrète la vie du poète-instituteur et son œuvre.
Mais elles représentent beaucoup plus que cela puisqu’elles faisaient suite à un événement très spécial imaginé par mon Principal de l’époque, M. Christian Crognier, dans notre collège René Guy Cadou de Saint-Brévin-les-Pins. Il s’agissait d’un hommage officiel en l’honneur d’Hélène et René Guy Cadou, en présence de la poétesse, heureuse et lumineuse, ce 1er juin 2006, lorsque j’ai eu le privilège de l’accueillir dans mon établissement et dans ma classe. Quelques semaines après, nous avions le bonheur d’être accueillis une première fois à Louisfert, par Hélène Cadou elle-même et par Jean-Claude Martin, nos précieux guides.
Je ne suis pas sûre que les élèves aient mesuré sur le moment la chance inouïe qu’ils avaient d’être guidés par la poétesse elle-même, dans chaque partie de la maison-école : la cour et le préau, (où ils ont déclamé, seul ou à deux, des poèmes, devant Hélène Cadou très émue), la classe-musée avec ses pupitres d’écoliers transformés en vitrines dévoilant les objets, photos et documents personnels du poète, la chambre d’écriture restée fidèle à la disposition de l’époque, etc. Dans chaque partie de la demeure, le poète était là, avec nous, à travers les paroles de nos deux guides.
Personnellement, ces rencontres et ces visites, au collège et à Louisfert, ont été pour la professeure que je suis, une étape décisive pour approfondir d’années en années ma connaissance des deux poètes. J’ai également à cœur de poursuivre l’hommage que nous avions initié. Plusieurs réalisations ont vu le jour : le collège de Saint-Brevin-les-Pins se nomme depuis 2017 « Hélène et René Guy Cadou » pour réunir et honorer les deux poètes. La fresque murale les évoquant, peinte sur la façade de notre établissement par Jean-Luc Trinchero a été inaugurée en présence de la famille d’Hélène Cadou et du Recteur de Nantes, William Marois. Une salle du collège porte même le nom de « Louisfert-en-Poésie ». Je peux également citer avec émotion la promesse que j’ai faite à Hélène Cadou et qui m’engage, chaque année, à imprégner tous mes élèves de leur poésie. Ils prennent plaisir à déclamer à une ou plusieurs voix les poèmes et à illustrer la poésie cadoucéenne. C’est une façon, pour moi, de prolonger leur belle histoire d’amour et de poésie, de les faire vivre encore !

Patricia Barreau-Yu, professeure de lettres
Février 2022

 

...La troisième mission de l’Association de Gestion : faire rayonner la poésie de Cadou en organisant des spectacles, a été une réussite grâce à la ténacité d’Hélène. Pendant quinze ans, Louisfert en Poésie a vibré aux accords de musiciens qui ont mis en musique la poésie de René et d’autres poètes. Avant que la salle paroissiale ne devienne « la Grange aux Poètes », c’est dans la salle commune de l’école maternelle que les premiers artistes se sont produits… Le public n’était pas nombreux… Notre politique de gratuité pour les locfériens n’attiraient pas les foules… Les difficultés matérielles : location de piano, de sonorisation ou d’éclairage, recours à des vacataires intermittents du spectacle ne nous décourageaient pas. La charge financière était allégée par la subvention de la DRAC pour les trois premières années.
Grâce à son carnet d’adresses, Hélène a fait venir de nombreux artistes, ceux de la première heure, fidèles parmi les fidèles : Eric Hollande, Martine Caplanne , Môrice Benin… d’autres ont répondu à l’appel, Manu Lann’Huel accompagné du pianiste Didier Squiban, Gilles Servat, Michel Arbatz, Michel Bernard, Pierre Ménoret, Jacques Bertin ou Melaine Favennec et d’autres encore… Des comédiens, des cinéastes sont venus : Jacques Zabor, Michel Liard, Véronique Vella et Daniel Gelin… Le rayonnement touchera aussi des artistes locaux : le Failli Gueurzillon, le Théâtre Messidor, le Conservatoire intercommunal de Châteaubriant… Il faut marquer d’une pierre blanche cette période florissante : en 2001 le spectacle organisé autour du cinquantenaire de la mort de René Guy Cadou. De nombreuses manifestations furent organisées en France… A Louisfert, cinq artistes se sont retrouvés à la Grange aux Poètes pour rendre hommage à René Guy : Eric Hollande, Môrice Bénin, Martine Caplanne, Manu Lann’Huel et Véronique Vella de la Comédie Française.

 

Souvenirs de Daniel GELIN
« A bâtons rompus » Mémoires

Je suis allé à Louisfert en septembre. J'avais choisi de dire des poèmes de René Guy Cadou et de sa femme, Hélène, ainsi que des textes de ses poètes préférés et des extraits de lettres que Luc Bérimont écrivait à René Guy. Avant le spectacle, j'ai demandé à Hélène Cadou où je pouvais m'isoler un peu pour me concentrer. Elle m'a dit : « Tu n'as qu'à monter dans la chambre de René Guy, tu seras tranquille. »

Sur l'instant, l'idée m'a un peu impressionné et puis je suis monté. La nuit commençait à tomber. Je me suis étendu sur le lit avec tous les textes que j'allais dire éparpillés autour de moi. En face, je pouvais voir la campagne bretonne par une fenêtre, à côté il y avait la bibliothèque et la reproduction du visage de La Noyée de la Seine qui l'avait toujours accompagné, et de l'autre côté, une seconde fenêtre donnant sur le coucher de soleil. Je n'ai pas allumé la lumière, je n'ai pas regardé mes textes ... j'étais dans la chambre de René Guy, et près de moi, la petite table en bois où il avait écrit tous ses chefs-d'œuvre. Je me sentais en état de grâce, en parfaite communion avec cet homme que je n'avais jamais rencontré mais dont les œuvres, les sensations, les émotions, m'accompagnaient depuis des années. S'il était possible de choisir l'instant de sa mort, j'aurais choisi cet instant-là, dans la chambre de Cadou.

Puis on est venu me rechercher pour le récital. La grange était pleine à craquer. Et j'ai commencé le premier texte, en voix off, un peu à l'écart de la salle. Les lumières baissaient lentement, j'ai pris ma chaise, je suis entré sur la scène et je me suis assis devant une petite table qui rappelait celle de la chambre de Cadou…
Et j'ai fait mon plus beau récital, inspiré comme jamais je ne l'avais été : un moment sacré.

Ce fut mon dernier récital de poésie et la dernière fois que je suis apparu sur une scène.

« A bâtons rompus » - mémoires Daniel Gélin
Editions du Rocher Archimbaud 2000

 

Enfin la Communauté de Communes Châteaubriant-Derval en réhabilitant la Demeure en 2019 en fera une résidence d’écrivains sous le parrainage de Martine et Philippe Delerm.

Hélène JACQUIER, vient de terminer cette première résidence en assurant de nombreux ateliers.

Hélène est allée retrouver son « Prince des Lisières ». Ses héritiers ont fondé une Association de portée nationale Cadou Poésie, organisatrice de ce colloque. Elle a signé une convention avec la Communauté de Communes de Châteaubriant-Derval. L’Association de gestion n’a plus de raison d’être.

Mais la Demeure d’Hélène et René Guy Cadou à Louisfert en Poésie accueillera encore longtemps, je l’espère, les amoureux de la poésie d’Hélène et René Guy Cadou.

 

J'ai toujours habité...

J'ai toujours habité de grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier
Des gens s'y reposaient au hasard des voyages
Et moi je m'arrêtais tremblant dans l'escalier
Hésitant à chercher dans leurs maigres bagages
Peut-être le secret de mon identité
Je préférais laisser planer sur moi comme une eau froide
Le doute d'être un homme Je m'aimais
Dans la splendeur imaginée d'un végétal
D'essence blonde avec des boucles de soleil
Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
Ébruitée doucement comme un vol de vanneaux
Je m'entendais dans les grelots d'un matin blême
Et c'était toujours les mêmes murs à la chaux
La chambre désolée dans sa coquille vide
Le lit-cage toujours privé de chants d'oiseaux
Mais je m'aimais ah ! je m'aimais comme on élève
Au-dessus de ses yeux un enfant de clarté
Et loin de moi je savais bien me retrouver
Ensoleillé dans les cordages d'un poème.

René Guy Cadou « Les Visages de solitude » 1944-1946

 

Crédit photos : Jacques Vincent ; Association Cadou-Poésie ; Association la Demeure Cadou de Louisfert en Poésie ; Jean-Claude Martin.

 


 

 

 

 

 

 

 

Du surromantisme au surlyrisme : fonctions phatique et conative dans l’œuvre poétique de René Guy Cadou,

par Eric Hollande.

(Retour au sommaire du colloque)

 



L’intitulé de cette communication peut paraître, au-delà de sa longueur, ampoulé, jargonnant, voire pédant, mais il m’a semblé que les quatre concepts qu’il contient trouvaient dans cette œuvre toutes leurs justifications et interactions.

Il est vrai que la difficulté d’extraire un thème de l’œuvre d’un auteur -- et Cadou ne fait pas exception à la règle -- s’apparente à celle qui fait le principe du fameux jeu de mikado : l’effleurement d’une baguette fragilise l’édifice. Eu égard aux nombres d’études thématiques et aux différents angles d’approche de l’œuvre de Cadou, ainsi qu’à tous les autres dont on entrevoit le potentiel, on réalise que la complexité d’une œuvre n’est pas réductible à un de ses aspects et que le poète construit, parfois à son corps défendant -- on se souvient de son : « Ah je ne suis pas métaphysique, moi ! »(1)- une conception du monde, une architecture de la pensée, qui même en poésie fait cohérence.

Point n’est besoin de revenir sur tous les signes prémonitoires qui jalonnent cette poésie. Le thème de la mort y est récurrent, omniprésent. C’est même l’instance centrale de cette œuvre, très justement et densément développée dans le mémoire d’Hélène Cadou.« Méditation sur la mort dans l'œuvre poétique de René Guy Cadou » (2). D’autant plus que cette précarité existentielle les a habités tous deux pendant leurs huit années de vie commune.

Ce sentiment permanent de fragilité, d’insécurité, incite Cadou à vivre intensément, à exacerber chaque moment de cette courte parenthèse terrestre. A cet envahissement de la ténuité, de la fugacité du passage, vient confusément se mêler une impression onirique ou pour reprendre le titre d‘un de ses recueils, de « Vie rêvée ». « « Est-ce que je sais seulement que j’écris ? » s’interroge Cadou dans le poème intitulé « Ecrire mais vivre » (3), ou encore « Je préférais laisser planer sur moi comme une eau froide le doute d’être un homme »(4). Comment échapper à cette empreinte d’irréalité, inhérente à la perception permanente de l’abime, sinon en lui opposant un contrepoids de réalité, un ancrage terrien, une appétence pour « les Biens de ce Monde ».(5)

Julien Lanoë a écrit : « Un violent appétit de vivre et d’aimer est mêlé à un sens aigu de la précarité de toute chose…Succession d’élans, avec la sourde préscience de la brisure »(6). Et pour sa légitime défense, Cadou a pour seules armes ses mots, comme ces prisonniers qui gravent leurs initiales, leur nom sur les murs ou les poutres de leur prison, comme ces passants ou ces amoureux qui incrustent un cœur et une date dans l’écorce d’un arbre. C’est une sorte d’appel aux vivants qui doit inscrire sa poésie dans le temps et qui fera que son passage sur terre n’aura pas été que la lueur évanescente de la trajectoire d’une météorite.


Eric met en musique les textes de Cadou depuis 1978, il est l'auteur du premier album en 33 tours qui fut consacré entièrement au poète. Ici, en récital en compagnie d'Hélène.

 

Pour affirmer sa présence sur terre et la rendre évidente aux yeux de ses contemporains en même temps que pour se rassurer lui-même, Cadou convoque l’Histoire, les dates, la géographie, les lieux, le cercle de ses relations, ses parents, ses amis, peintres et poètes…L’onomastique tient une place importante dans ses poèmes. J’ai relevé 100 noms de personnes ayant fait partie de son entourage, 102 noms de lieux, 17 dates qui sont pour la plupart des titres de poèmes, 21 noms de fiction, 22 noms d’objets utilisés à l’époque comme  « la Lucilline », qui est une marque d’huile à pétrole, « la lampe Pigeon », « l’Almanach des Muses », « Le New Herald Tribune », les cigarettes « Caporal »

Au premier plan de cette volonté d’inscrire dans sa poésie le nom des êtres et des choses qui composent son univers, Hélène bien naturellement, occupe une position centrale puisque le recueil principal s’intitule « Hélène ou le règne végétal », un autre « Quatre poèmes d’amour à Hélène », et que son prénom apparait 11 fois dans les poèmes et donne son titre à 4 d’entre eux.

Non seulement Cadou nomme les êtres ou les choses qui composent son univers, mais pour accentuer encore sa proclamation vitale à la face du monde, il se nomme lui-même 7 fois dans son œuvre, « comme si notre patronyme, marque intime dans le symbolique pouvait rendre raison d’une vie » nous dit Yvan Leclerc (7) dans une étude sur le nom de Cadou. Il relève, par ailleurs, que dans sa signature manuscrite le R de René était stylisé en forme de croix, qui connote l’idée de Résurrection ou de Rédemption. Cadou revendique le fait de décliner son nom dans sa poésie « Est-ce voler encore que de coucher son nom sur le livre du port ? »(8).Cette autojustification patronymique est parfois amplifiée par l’indication de son âge : « Me voici dans la vingt-neuvième année » (9), répété deux fois dans le poème, « J’ai vingt-neuf ans » (10), « J’ai soufflé les vingt-neuf bougies » (11), comme si ces précisions d’état-civil pouvaient officialiser, corroborer sa présence sur terre. Dans un souci supplémentaire de précision, et comme pour graver dans le marbre son action créative, la plupart de ses poèmes manuscrits sont datés au quantième du mois.



Cadou qui a forgé le néologisme surromantisme ne s’est pas trop attardé sur cette notion, peu enclin, nous dit-il, à « ajouter un nom en -isme à l’histoire littéraire qui se meurt de classification ». Il ne l’a développée que deux fois : dans la revue « Les Essais » en 1947 et dans un passage de ses notes poétiques rassemblées sous le titre d’ « Usage Interne » « J’appellerai surromantisme toute poésie qui, ne faisant point fi de certaines qualités émotionnelles, se situe dans un climat singulièrement allégé par le feu, je veux dire ramenée à de décentes proportions, audible en ce sens qu’elle est une voix aussi éloignée de l’ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes. »(12)

Si le surromantisme peut emprunter au lyrisme et à l’exaltation sentimentale qui caractérisent le romantisme, il en repousse le côté artificiel et excessif. « Qui ne s’est laissé séduire par l’appareil grandiloquent du romantisme, son apparence de vérité et de sensibilité ? ...L’école romantique, tout en pratiquant un appel au peuple comme source de générosité, comme matière fécondante, s’intéressait d’une façon pittoresque et somme toute assez navrante aux choses du passé. »(13)

Quant au surréalisme, si Cadou reconnait son apport indispensable, son pouvoir fertilisant, le ferment de révolte et la révolution qu’il apporte dans le surgissement de l’image poétique, ainsi que l’appel aux ressources de l’inconscient, il en déplore l’absence de questionnement ontologique et éthique qui est au contraire le cœur de l’activité poétique des poètes de l’Ecole de Rochefort.

« Le surréalisme, auquel nous devons d’avoir pris conscience de nous-mêmes, que nous n’avons cessé d’estimer pour tout ce qu’il a mis en notre pouvoir, de rêves, de cris de haine, d’images, d’espoir dans une liberté prometteuse et totale de l’esprit, le surréalisme dans lequel nous ne voulions point voir uniquement un procédé d’écriture mais que nous n’aurions su accepter en tant qu’attitude philosophique, nous apparut très tôt, malgré son immense séduction génératrice, comme un des produits les plus faisandés et somme toute un ersatz de la culture, signe moins sur tout ce que nous avions mis en nous de l’ambition humaine. »(14)

On voit donc le surromantisme comme le double dépassement de ces deux mouvements littéraires. C’est un des traits caractéristiques qui est le dénominateur commun des poètes de l’Ecole de Rochefort.

Même si Cadou, dans ses notes, ne s’est jamais défini comme poète lyrique, il n’en demeure pas moins que ses références fréquentes au mythe d’Orphée revisité par Cocteau, corroborent bien cette obsession de la mort et du passage de l’autre côté du miroir. « Orphée meurt » écrivait Bérimont au lendemain de sa mort. Cadou n’a-t-il pas intitulé les chroniques régulières qu’il écrivait pour la revue « Les Essais » le « Miroir d’Orphée ?» Or, l’attribut essentiel d’Orphée est la lyre. Cadou est bien le poète qui chante ses sentiments, ses états d’âme avec effusion, (j’ai noté 80 occurrences du mot chant ou chanter et 5 pour le mot lyre), et toujours avec ce recul un peu ironique de s’être laissé aller. « Fais le précieux, va, fais l’élégiaque, ô poète ! » (15) et « Voici qu’à son tour un jeune maniaque de poésie se dresse pour t’enfermer dans la cage de sa lyre » (16), « Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poules contre le ciel » (17). Avec le poème « De quel bois je me chauffe » (18), on subodore une réminiscence du péan, à la fois chant de triomphe et chant funèbre dans l’Antiquité grecque : « Quand basculé dans les cordages de la lyre j’entonnerai ce chant d’orgueil ».(19)

Ce lyrisme exacerbé, ce sur-lyrisme est inhérent à son permanent besoin d’affirmer sa présence au monde. Les interjections pléthoriques sont les éléments de langage qui renforcent l’expression de ses passions. L’exaltation, la joie, la douleur, la tristesse, l’invocation, sont amplifiées par ces exclamations.  J’ai relevé pas moins de 68 « Ah ! », 135 « O ! » avec ou sans accent circonflexe, 19 « Oh ! » sans compter les « Las ! » « Hélas ! » « A quoi bon ! » Le poème « Source de vie »(20) et ses 19 points d’exclamation est particulièrement éclairant à cet égard.

C’est pendant les dernières années de sa vie, principalement à partir du « Cœur définitif » et surtout « d’Hélène ou le règne végétal » que les signes d’exhortation et d’interpellation vont se multiplier.

En 1923, l’ethnologue Malinowski avait le premier défini une fonction du langage qu’il avait appelée « phatic communion » (du grec phasis : parole), qui visait à renforcer la communication entre les individus. Cette notion a ensuite été développée par la linguiste Jakobson en 1963 dans ses « Essais de linguistique générale ». Selon la définition du CNRS, c’est une fonction du langage dont l’objet est d’établir ou de prolonger la communication entre le locuteur et le destinataire sans donner du sens au message. Il s’agit de vérifier si l’interlocuteur est à l’écoute et de s’assurer qu’il n’y a pas relâchement de l’attention. La fonction phatique est la condition première de l’appel téléphonique : « Allo ? » parfois complété par « tu m’entends ? ». Jakobson la définit comme « un échange profus de formules ritualisées ». J’ai noté chez Cadou 170 éléments de langage qui relèvent de cette fonction : « Dis, dites, écoute, écoutez, va, allez, toc-toc, pardon, bonjour etc… »

« La déclaration d’amour »(21) qui est le titre d’un de ses poèmes est d’ailleurs un des vecteurs essentiels de la fonction phatique. Dans cet élan volontaire vers autrui, Cadou s’épanche sans fausse pudeur, - il n’a pas le temps d’être pudique, du moins l’éprouve-t-il ainsi, et ne bride pas ses sentiments. De telle sorte que 16 poèmes incluent dans leur titre les notions d’amour ou d’amitié qui reviennent par ailleurs 32 fois dans les poèmes.

Un poème-lettre, en forme de panégyrique, adressé à Jules Supervielle (22), particulièrement emblématique de cette fonction linguistique est aussi une déclaration d’amour. Le nom du poète apparaît 6 fois et le terme « voici » est répété 7 fois dans une sorte de célébration liturgique. C’est une manière d’introduction du public à la découverte de Supervielle, une offrande, une présentation quasi-eucharistique (étymologiquement une action de grâces) du poète. Les interpellations jalonnent le poème « Mais je vous parle », « Pardonnez-moi », « Je vous aime », « Voici Jules Supervielle, dis-je »

De loin en loin, Cadou ponctue ses poèmes d’apostrophes, d’exhortations. Le tutoiement est monnaie courante : il tutoie Dieu, ses parents, ses amis poètes, son fils putatif. Il se tutoie d’ailleurs lui-même quand il se dédouble. N-a-t-il pas écrit dans un de ses premiers poèmes « Je cherche un homme en moi à qui parler » (23). Il questionne, répète, insiste. Il reprend à son compte la déchirante et fondamentale question de Gauguin : « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? »(24)

Les nombreuses répétitions participent aussi de ce lyrisme effréné : « Mais l’odeur des lys » (25), « Anonyme Châtelain est mort » (26), « Cocher, cocher » (24), « entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans » (27), (« Satan, c’était Satan » (28), « O profondeur » (29), « Je te prendrai » (30), leitmotiv du poème éponyme et particulièrement le poème consacré à Artaud, où les répétitions obsessionnelles procèdent d’une empathie, d’une identification à l’univers mental perturbé d’un poète en souffrance.

La fonction conative, (du latin conatio : effort) ou incitative, telle qu’elle est définie par Jakobson vise à faire pression sur le destinataire du message. Elle est principalement manifestée sur un mode impératif ou vocatif.

Chez Cadou, le mode impératif contribue à une valorisation de l’échange affectif. « Asseyons-nous ensemble » (31), « Rejoins-moi » (31), « Aide-moi » (32), « Souvenez-vous » (33), « Relevez-vous » (34). Cette adresse à autrui va jusqu’à imposer un sentiment - l’étonnement – alors que celui-ci relève ordinairement de la réaction spontanée. « Etonnez-vous braves gens ! » (35).

Un poème illustre particulièrement cette fonction conative « Malgré tout » (36), suite d’injonctions adressées à différentes puissances naturelles où l’on peut lire une sorte de panthéisme, et exprimées sur le mode impératif de verbes dits « performatifs » : « Traine-moi », « Allume-moi », « Crucifie-moi », « Ecrase-moi… ». Ces provocations successives sont destinées à faire ressortir par contraste le refus d’une parole imposée qui suit, comme inébranlable et définitif.
C’est donc dans environ un tiers des poèmes de Cadou qu’on peut trouver ces éléments de langage qui sont des amplificateurs de la communication. La poésie de Cadou est un appel à ses contemporains, qui cherche à transcender cette sourde inquiétude qui envahit nombre de ses poèmes. Une phrase-clé du poème « La barrière de l’octroi » (37) peut résumer ce « Grand élan » : « Le temps qui m’est donné que l’amour le prolonge » (37). Dans sa quête d’amour et d’amitié, Cadou va chercher ce supplément de vie qui lui fait défaut. Dans l’effusion, il aspire à cette transfusion qu’il demandait à Hélène « Où tu serais en moi plus forte que mon sang. » (38) p.279). On pourrait appliquer à Cadou la qualification que donnait René Bertelé à la poésie de Michaux : « une intensité expressive. »

 


 

Notes :


(1) Poésie la Vie entière, Hélène ou le Règne végétal, page 300.
(2) L’échelle de Jacob, Méditation sur la mort dans l’œuvre poétique de René Guy Cadou , Actes du colloque René Guy Cadou, Nantes, 23-25 octobre 1981
(3) Poésie la Vie entière, Hélène ou le Règne végétal, Le Diable et son train, page 296.
(4) Ibidem, Les visages de solitude, J’ai toujours habité, page 275.
(5) Ibidem, pages 341-347.
(6) ?
(7) ?
(8) Ibidem, Les visages de solitude, Cavalier seul, page 269.
(9) Ibidem, L’Héritage fabuleux, Me voici, page 313.
(10) Ibidem, Moineaux de l’an 1920, page 319.
(11) Ode à Serge Essenine, page 330.
(12) Poésie la Vie entière, Usage Interne, page 386.
(13) Ibidem, page 386.
(14) Présence d’un surromantisme, Le miroir d’Orphée, Rougerie, 1976. Texte repris des Essais n°6, 1947.
(15) Les Biens de ce monde, Vieil océan, page 334
(16) Ibidem.
(17) Ibidem, Le Chant de solitude, page 336.
(18) Hélène ou le règne végétal, Les Visages de solitude, De quel bois je me chauffe, page 273.
(19) ?
(20) Ibidem, L’héritage fabuleux, Source de vie, page 324
(21) Le Cœur définitif, Ma vie en jeu, Déclaration d’amour, page 193.
(22) Lettre à Jules Supervielle,Le Cœur Définitif, L'Aventure n'attend pas le Destin, page 211.
(23) PLV, Retour de Flamme, La Solitude, page 28.
(24) Hélène ou le règne végétal, L’Héritage fabuleux, page 320.
(25) Ibidem, Le Diable et son train, Pourquoi n’allez-vous pas à Paris, page 301.
(26) Les Biens de ce monde, le Crieur des morts, page 343.
(27) Poèmes Inédits, les Visages de Solitude, Miroir comme une eau froide, page 365.
(28) Hélène ou le règne végétal, le Diable et son train, page 297.
(29) Ibidem, l’Héritage fabuleux, Paille et velours, page 312.
(30) Ibidem, le Diable et son Train, Je te prendrai, page 287.
(31) La vie rêvée, Fortune, page 150.
(32) Le Cœur Définitif, Ma Vie en Jeu, la Survivante, page 188.
(33) Hélène ou le Règne Végétal, Le Diable et son Train, Symphonie de printemps, page 292.
(34) Ibidem, Saint Antoine et Compagnie, Saint François, page 303.
(35) Ibidem, Les Biens de ce Monde, le Chant de solitude, page 336.
(36) Pleine Poitrine, Dernier communiqué, page 173.
(37) Hélène ou le Règne Végétal, Les Visages de Solitude, la Barrière de l’octroi, page 276.
(38) Ibidem, Quatre Poèmes d'Amour à Hélène, Comme un fleuve…,page 278.

 


 

 

 

 

 

 

Cadou : critique d’humeur, d’humour, d’humanité,

par Christian Moncelet.

 

sommaire du colloque)



 

Avant-propos : Je commence par une plaisanterie d’Alexandre Vialatte (1), ma deuxième passion littéraire après Cadou. Vialatte commença un jour une conférence par cette loufoquerie, plus sensée qu’il n’y paraît : « Avant de prendre la parole, je voudrais dire quelques mots ». Donc, tout d’abord, je remercie chaleureusement Jean-François de prêter sa voix à mes mots. Mon état de santé ne me permet pas d’être entièrement parmi vous, à Nantes, ville si chère à mon cœur, cité natale de mon père et où vivent encore notamment un cousin germain et son épouse, Patrick et Anne-Marie Moncelet. Je sais gré à Jean-François d’avoir, de lui-même, proposé d’être mon porte-parole. Comment ne pas se souvenir de ce que fit amicalement Luc Bérimont, lisant les réponses de René, cloué par la maladie à Louisfert, aux questions de Pierre Béarn, lors d’une émission de radio à Paris, le 21 octobre 1950 !

 

 

Cadou, poète, a beaucoup parlé de la poésie et des poètes, sans oublier les romanciers. Que ce soit en privé, dans des discussions ou des correspondances, que ce soit, publiquement, dans des articles de presse, dans des émissions radiophoniques, dans des ouvrages comme ceux consacrés à Guillaume Apollinaire (2) , et, à une fréquence exceptionnelle, dans plusieurs poèmes.

Cadou fut pour moi un merveilleux initiateur à la littérature, notamment celle de la première moitié du XXe siècle. Entrer patiemment, longuement, dans son univers m’a fait découvrir des œuvres variées tant poétiques que romanesques. Sans cette opportunité, aurais-je lu avec passion La Maison du peuple de Louis Guilloux, Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit ? Aurais-je même osé compléter ma petite connaissance du folklore paillard des carabins dans la salle spéciale (surnommé « l’Enfer ») de la Bibliothèque Nationale ? Il me fallut montrer âme blanche pour pouvoir y pénétrer, afin de mieux comprendre le bien fondé de l’étude que René avait consacrée à l’érotisme apollinarien, sous le titre Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz (cf. aussi « Le folklore érotique de la France n’est pas une poésie dévoyée », Les Liens du sang ? (3) Serais-je aussi passé à côté de l’œuvre de Serge Essenine, de Milosz, aurais-je ignoré le Max Jacob des Chants de Morven le Gaëlique ?

Mon objectif est, présentement, de rappeler que René fut, en matière de littérature, un critique particulièrement avisé, un passeur passionné et passionnant. Je profite de ce colloque pour dire qu’un éditeur serait bien inspiré de compléter le recueil Le Miroir d’Orphée, publié chez Rougerie en 1976, par la publication d’autres articles parus dans l’hebdomadaire communiste Clarté (4), dans les revues Horizons (5), Les Essais, (6) Verger (7) et autres, sans oublier les textes des évocations dialoguées diffusées sur Radio Nantes. Je fais un petit signe à notre ami Robert Duguet (8), attelé à un travail considérable, sur le net, pour constituer un grand corpus cadoucéen.

Dès l’aventure de l’Ecole de Rochefort, Cadou demanda plusieurs fois à Jean Bouhier de l’aider à trouver une chronique dans un journal. Il fut même question d’intercaler, dans les « cahiers » de poèmes, un supplément critique que René voulait intituler Tribunal de poésie puis, plus poétiquement doux, Vendanges. Finalement, les « cahiers » parurent sans encart critique.

Désireux d’écrire sur les autres, René fut aussi soucieux d’analyser sa propre démarche créatrice. Dès 1941, il recueillit au fil des jours ses aphorismes publiés dans Usage interne.(9) Plusieurs fois, René eut envie de « réunir en meule toutes les glanes » et en annonça la publication. Quelques extraits parurent d’ailleurs dans l’Anatomie poétique,(10) publiée à Rochefort, mais ne furent pas repris ensuite dans le projet ultime d’édition, concrétisé seulement après la mort du poète.

Insistons sur ce constat : Cadou se singularise par le nombre important d’écrivains nommés dans sa poésie. J’ai renoncé à dénombrer exactement les grands précurseurs (tels Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire), ses mentors (comme Reverdy ou Max Jacob), des auteurs reconnus (Cendrars, Cocteau, Aragon, Eluard, Supervielle, Antonin Artaud, Claudel), sans oublier les poètes de sa génération (Manoll et d’autres « écoliers de Rochefort », Maurice Langlois, Michel Levanti, Louis Parrot, voire le père Yvernault, un brave curé de campagne destinataire d’une empathique lettre- poème.

Les poètes cités ne sont pas tous français, tels Serge Essenine ou Lorca. Germaniste de formation scolaire, Cadou fit plusieurs références à des écrivains allemands comme Goethe ou Gottfried Bürger (auteur de la ballade « Lenore »).

 

Critique d’humeur

Référons-nous d’abord à certains jugements, lisibles dans des lettres de Cadou à ses copains de l’Ecole de Rochefort. Ils reflètent des sentiments vifs et circonstanciés, dans le cadre du choix des « écoliers » susceptibles d’être publiés. Le ton est volontiers tranchant avec parfois des éloges outrés ou des éreintements expéditifs. Le spectre des évaluations va, aux extrêmes, du « je t’aime » à l’anathème. René se risqua parfois à une certaine franchise à l’égard de Jean Bouhier, initiateur de l’École de Rochefort et avec lequel il anima ce rassemblement de jeunes poètes. La preuve en est une lettre de René à Jean en février 1944 : « Si j’ai dit parfois à des amis ce que je pensais de ta poésie, Michel [Manoll] te l’a écrit souvent et tu sais toi-même que tu es fait pour le roman ou la critique et que ceux qui te tressent des lauriers de poète ont besoin de toi ». Les jugements pouvaient évoluer d’une période à l’autre. Par exemple, René accepta dans son écurie Maurice Fombeure qu’il critiquait maintes et maintes fois. Dans une lettre à Bouhier du 4 décembre 1942, il parle « du tas d’immondices que Fombeure a donné à la N.R.F. ». Cette gentillesse n’est pas unique à l’égard de celui que notre poète surnommait, rigolard, « Ni fond, ni beurre » ! Et pourtant, Chansons de la grande hune ont bien paru avec son assentiment. Cadou trouvait des expressions truculentes pour rosser tel ou tel. Dégustons, dans une lettre à Jean Bouhier (5 mars 1942), une volée de mots verts presque digne d’un Léon Bloy : « La prose poétique d’Armand Robin est pleine d’enflure et de ridicule, spasme quotidien de vieille fille éthylique ». La verve incendiaire est peut-être, ici, injuste, déplacée, mais avec un tel brio satirique Cadou met les railleurs de son côté. Cela dit, le jeu de massacre se fait dans une lettre privée et, avec la bénédiction de feu Jean Bouhier, je suis, sans vergogne, responsable de vous le faire connaître.

En 1943, Jean Rousselot fit paraître aux « Amis de Rochefort » Refaire la nuit, or le premier mouvement de Cadou (directeur de la collection) ne débordait pas d’aménité : « Le manuscrit est très mauvais. Le commissaire est un obsédé sexuel qui n’a désormais aucune conscience poétique » (14/11/42). Après parution et plusieurs relectures, René trouva néanmoins « d’excellentes choses » mais ajouta « notre ami n’a ni le sens du rythme, ni la ferveur nécessaires à toute œuvre poétique. Il aligne des pas quand il faudrait marcher sans compter »(7/6/43). Des critiques de ce genre ne sont pas réservées à quelques compagnons. Manoll, l’ami privilégié, en est aussi l’objet. Son Armes et bagages, troisième volume de la série, a été jugé « trop poétique » par Cadou qui trouva une belle formule pour en analyser la faiblesse relative : « Le style est trop fleuri : on ne laisse pas de bourgeons à une flèche, ni de duvet à une plume d’oie » (lettre à J. Bouhier). La verdeur sapide du langage n’a rien de gratuit puisqu’elle est au service d’une rigueur notable de la pensée.

La critique d’humeur est tributaire non seulement d’un état d’esprit personnel et souvent passager, mais, parfois, de l’atmosphère du moment. Dans l’immédiat après-guerre, certains jugements étaient de circonstances, orientés politiquement, de parti pris. Aragon et Elsa Triolet régnaient au Comité National des Ecrivains et il était de bon ton de louer les acteurs communistes de la Résistance sous l’Occupation.
Comment expliquer autrement la sévérité du poète de Louisfert à l’égard du recueil de Jules Supervielle 1939-45 ? On trouve René un peu mal venu de reprocher à son aîné de n’être pas assez sincère pour cause d’exil en Uruguay pendant l’Occupation et après (de 1940 à 1947) :

« Je ne doute pas que vous ayez de votre exil volontaire (mais fut-ce vraiment un exil ?) senti ces « poèmes de La France malheureuse », il vous a du moins manqué de les vivre réellement comme vous vivez les galops de vos mustangs, et la poésie, vous savez bien, Jules Supervielle, donne toujours tort à ses absents. » (11)

Certes, Cadou fut présent sous les bombes, à Nantes, mais ce baptême du feu, involontaire, lui donne-t-il un tel droit de critique, surtout quand on songe que sa propre poésie ne se fit l’écho de la « France malheureuse » qu’au moment où elle commençait à l’être moins ?

Il faudrait parler de la demi-douzaine de chroniques parus dans Clarté, l’hebdomadaire communiste de la Loire-(alors)Inférieure, du début février à la fin de 1947… Sans recevoir d’ordre, le poète n’y parlait que des livres ayant trait au « monde réel » au sens d’Aragon. Assez naturellement, Cadou rendit compte d’ouvrages dont les auteurs étaient communistes, tels Aragon, André Wurmser ou Louis Parrot. Certes, la teneur de ses articles dépendait de l’idéologie des lecteurs du journal (compliments à Louis Aragon, rappel appuyé du rôle des communistes pendant la guerre), mais, pour autant, René n’eut pas à rougir de ses propos : sa nécrologie de Jean-Richard Bloch (27 avril 1947) est irréprochable.

 

Critique d’humour

J’aime rappeler le goût de Cadou tant pour l’humour subtil que pour la franche rigolade. Soit cet aveu dans  Usage interne: « J’aimerais assez cette critique de la Poésie : La Poésie est inutile comme la pluie ». Ce souriant paradoxe sur la mystérieuse fertilité de son genre littéraire de prédilection date de 1941. Il remplaça in extremis cette formule truculente : « La poésie serait la petite vérole du cœur ». Cadou demanda, épistolairement, à Jean Bouhier de la supprimer. Initialement, voulait-il dire par cette métaphore truculente que, si le cœur le démange, le poète ne peut résister au prurit littéraire ?

Il ne faut jamais oublier que René et ses copains de l’Ecole de Rochefort étaient jeunes, qu’ils avaient la langue bien pendue et qu’une alacrité propre à leur âge dictait des formules pétulantes. Avec le temps, le poète ne perdit pas son sens de l’humour, volontiers piquant dès qu’il fallait réagir à des propos ou des partis pris qu’il ne partageait pas, essentiellement en matière de littérature.

On boit du petit lait en dégustant la nuance souriante et percutante de René parlant de l’hermétisme : « Il ne faut pas confondre les œuvres hermétiques (Mallarmé) et les œuvres fermées (Reverdy). Les premières ne nous donnent pas la possibilité d'y entrer, les secondes d'en sortir » (12)

La comparaison rigolarde assassine l’une de ses têtes de turc en poésie, le sieur Mallarmé, le parangon d’un verbe alambiqué, fuyant le naturel comme la peste : « La probité de Mallarmé me fait songer à l’histoire de ce faux-monnayeur qui frappait, avant guerre, des pièces de cent sous [5 francs] lui revenant à six francs ». Le rapprochement aurait plu à Jules Renard qui, pour sa part, dans son Journal, avait écrit : « Mallarmé est intraduisible, même en français ».

Un lecteur professionnel sourcilleux fit les frais de la propension cadoucéenne à l’analogie drôle et fulminante. Le censeur d’une maison d’édition, avait souligné, en signe de réprobation, le mot familier « champignon » (l’accélérateur d’une automobile) dans le poème « Art poétique » (13). Il s’attira ce mouvement d’humeur et d’humour : « Lorsque j’écris « Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté », ce champignon lui fait l’effet d’une fausse oronge. » Cadou imagine une réponse piquante qu’il aurait pu lui envoyer : « Voici une dizaine d’années, arrivaient dans une bourgade de campagne une jeune fille parisienne avec son fiancée. Sa surprise fut grande lorsqu’elle aperçut dans un petit rectangle de pâture, rêveuse, une vache – « O Georges, une vache ! une vraie vache ! ». Ainsi, Monsieur, je vous pardonne. Vos petits signes de cabales au crayon ont-ils voulu marquer tout simplement votre surprise ? Quoi que vous puissiez en penser, il existe encore une vraie poésie, comme il existe de vraies vaches dans nos villages » (14). Ce poète parisien qui se prend au sérieux dans son rôle de juge des élégances poétiques est assimilé à une jeune femme naïve, une oie blanche en matière de connaissances animalières. On imagine René racontant, avec le ton approprié, cette rosserie enjouée !

Le poète qui est si inventif en matière d’analogie pointe toujours le bout de sa plume quand il se fait critique littéraire. La moisson est copieuse, notamment dans Usage interne : « Il y a des poètes qui sont comme ces singes qui prennent plaisir à secouer l'arbre pour en faire tomber les fruits, imitant ainsi le geste sacré de l'homme »(15). C’est dans le même recueil de notes que gîte la métaphore juste et juteuse décrivant les deux repoussoirs que fut le « surromantisme » ainsi défini : « une voix, aussi éloignée de l'ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes... »(16). L’archipel de réflexions que constitue Les Liens du sang propose de semblables bonheurs d’expressions : « Dommage que [les surréalistes] aient fait de la juste colère de tout un peuple — celui des poètes — une kermesse à bazars chinois et à loteries. »(17) On ne peut mieux estimer à leur valeur toute relative les « cadavres exquis » et autres jeux de l’amour de la gratuité et du hasard !

Le franc-parler du critique brille par sa verve rafraîchissante, par sa rude tendresse dont la pertinence s’accommode d’une petite provocation jubilatoire : « J'écris pour des oreilles poilues, d'un amour obstiné qui saura bien, un jour, se faire entendre. »(18). Les conduits auditifs bien épilés ? Très peu pour Cadou qui se veut nature, parlant à tous sans chichis, avec des mots non toilettés mais tellement poignants, virilement poignants. « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère »… ce n’est pas sa tasse de thé : « tous les sonnets d'Arvers, fruits stériles d'une poésie émasculée qui devait jeter le discrédit sur des générations entières de poètes. » (19)

La verve du critique n’est pas exclusivement satirique. Cadou invente aussi des fusions sympathiques et judicieuses pour ceux qu’il apprécie. Affirmant que la correspondance de Max Jacob était une véritable œuvre en prose, Cadou croqua ce portrait cocasse et juste : « Max Jacob : Madame de Sévigné en pantalon de velours et gros sabots » (20) Le même Max Jacob, mystique et drôle, métaphysique et proche de la fantaisie pataphysicienne, fut ainsi résumé : « Pascal moderne mâtiné de Jarry » (21) Une autre analogie résuma l’originalité de Jacques Audiberti en qui René voyait « un Hugo marseillais orné du toupet de Mayol ». Un lyrisme épique, prolixe et musclé faisant bon ménage avec la liberté cabotine d’un artiste de music-hall : bien vu, bien dit ! Bref on sourit d’aise en découvrant ces drôles de créatures chimériques, surprenantes au seul premier abord, jamais sans pertinence.

L’humour prend parfois la forme d’un clin de plume — en l’occurrence un effet leste d’hypertextualité, comme disent les critiques modernes —, comme celui qui agrémente un commentaire visant l’auteur des Feuilles d’herbe : « L’œuvre de Walt Whitman exalte à grands cris la nudité du sexe : si elle est une grande bouche gourmande, c’est pour mieux dévorer la routine mon enfant ».(22)

La variation finale qui renvoie à un célèbre conte pour jeune public fait sourire dans une évocation de l’érotisme adulte.

Il est difficile à René de résister à la tentation de faire un bon mot. Ayant appris que le poète Gabriele d’Annunzio avait cessé d’écrire le temps de sa liaison avec une femme de couleur, René Guy écrivit à Marcel Béalu : « Il eut une négresse comme maîtresse et, durant toute cette époque, il ne traça pas une ligne, préférant coucher du blanc sur du noir que du noir sur du blanc ».(23) Ce résumé chromatique de la situation se concrétise très drôlement dans la figure de style dite « antimétabole ». Rhétorique ? Rhétorire plutôt, de la part d’un poète qui prétendait se moquer de « l’anacoluthe » !

 

Critique d’humanité

« Humeur », « humour » riment avec « humanité », au niveau de leur première syllabe. Le dernier mot englobe sémantiquement les deux premiers si l’on veut bien admettre que le propre de l’humanité, le sentiment qui siège dans le cœur, s’exprime par des mouvements d’humeur et/ou d’humour, par des réactions, sérieuses ou plaisantes, d’amour ou d’aversion.

Les lecteurs de Cadou savent la place primordiale de la cordialité, au sens le plus large, dans son univers. À l’intelligence glaciale, au regard sec, à l’analyse impeccable mais insensible, René a toujours préféré l’approche tremblée, palpitante. Ses jugements sévères visant les critiques savants, professionnels (les universitaires, certains maîtres à penser, certains journalistes ayant opinion sur rue) s’expliquent par son refus de donner une quelconque prééminence à l’esprit. René n’y va pas de plume morte contre ces fonctionnaires du maintien de l’ordre littéraire :

« Les critiques installent la poésie sur une table à dissection au marbre froid comme leur encre. C'est dans la mesure où la poésie vérifiera telle loi, s'approchera le plus près de telle constante, qu'ils se prononceront en sa faveur ou en sa défaveur. Le rôle de la critique est de constater, c'est une opération de simple police. Le procès-verbal rédigé, dans le style huissier ou adjudant de service, ne permet pas au poète de se justifier. « Vous aurez huit jours » ou bien « Je vous fous dedans ». Voilà quelles sont les formules en usage dans les tribunaux de poésie. » (24)

Ces beaux esprits ont le tort, le plus souvent, de n’être pas eux-mêmes des créateurs : « Il manque à tous les spécialistes cet amour qui est le bien inaltérable des hommes du bâtiment » (25) J’imagine sans peine comment René, s’il avait vécu plus longtemps, aurait commenté la position du structuraliste Roland Barthes disant en substance : « Un critique doit être comme un chimiste auquel on ne demande pas d’aimer les molécules qu’il analyse ».

Mais l’expression de l’amour des textes ne doit pas pour autant être influencé par l’affection que le critique peut éprouver pour l’auteur. « Quant à la critique payée par la camaraderie, écrit René, elle est le plus dangereux et le plus moderne fléau dont aient à souffrir les lettres modernes » (26). Une telle impartialité n’est pas toujours facile à observer, et notre poète-critique en a fait l’expérience.

Le sens critique du poète eut l’occasion de s’exprimer dans un livre consacré à Guillaume Apollinaire et commencé au début de 1942. Dans son Testament d’Apollinaire, (27) René voulut faire une critique affectueuse, nourrie d’une enquête auprès de ceux qui avaient bien connu l’auteur d’Alcools (dont Marcel Allain, co-auteur des Fantômas, André Salmon, André Billy, Pierre Roy, Louis de Gonzague Frick, Jacqueline Apollinaire ou Marie Laurencin…). Pas question pour ce jeune poète enthousiaste de compiler des références livresques ! Cadou avait à cette époque des vues bien arrêtées sur la manière de parler d’un écrivain et il s’en expliqua fermement dans une lettre à Jean Bouhier (9 janvier 1942) : « On n’écrit pas un livre avec des livres, mais avec tout son cœur et un immense amour. Quel travail écœurant que les prises de vue sur l’œuvre. Je voudrais faire déjà ma première déclaration d’amour ». Au début du second livre sur le « mal aimé » — Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz — Cadou fit une honnête autocritique : « Je n’apportais rien de nouveau au personnage, et, un amour non déguisé pour cette vie aventureuse mis à part, ce Testament d’Apollinaire ne pouvait prétendre à autre chose qu’une reconnaissance de dette ». Le mérite du Testament d’Apollinaire tient à une sympathie communicative qui révèle autant Cadou que l’auteur d’Alcools.

Pour finir, je voudrais attirer l’attention sur la présence des références littéraires dans l’œuvre poétique. La mention directe ou allusive de tel ou tel écrivain dans les poèmes est, certes, le degré minimal de la critique mais elle en dit long sur l’idée humaniste que le poète se faisait de la vie. Cadou éprouve le besoin de citer ses frères en poésie, de les inclure chaleureusement dans le texte qu’il destine à ses lecteurs potentiels. Le jugement de valeur se réduit au constat : tel ou tel écrivain mérite d’être cité en raison de ce qu’il a vécu, de ce qu’il a écrit. Cadou témoigne de l’importance, dans son destin propre, de ses lectures, de sa façon de faire son miel lyrique des mots des féaux d’Orphée. Les mentions d’un auteur ou d’un livre dans un poème ont le tremblé de sa vie réelle, lamée, sans aucune affectation, de références littéraires. Dans ces cas, la référence vaut révérence et affirme mezzo voce que la littérature irrigue fertilement l’existence.

Dans la trame du poème, le fictif littéraire et le monde empirique ont un statut égal. Quelques écrivains ont droit, nommément, à un poème entier. Cadou réussit, à chaque fois, un amalgame rare, celui d’une évocation réaliste (portrait, détails biographiques) et la formulation de l’esprit général de sa création. L’homme réel le touche autant que le créateur. Soit le cas d’Antonin Artaud : le poème qui lui est adressé commence par une double comparaison qui traduit le regard fixe et alarmé du poète (28):

Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée, Antonin
Comme un printemps foutu…

Personne n’a décrit aussi justement, avec des mots simples voire familiers, le cri pathétique d’une âme. Le texte fait allusion à l’internement du poète à l’hôpital psychiatrique de Rodez, en 1943) mais il parle surtout d’un poète, d’un Orphée moderne dont les mains touchent follement des « fils électriques », cordes d’une lyre nouvelle, d’une « délyre » en quelque sorte. Quand René l’imagine « [pêcher] dans la rivière avec une arbalète » il fait probablement allusion à une pratique de la grande tribu mexicaine, dans laquelle Artaud a vécu lors d’un voyage à visée initiatique et dont témoigne son livre Voyage au pays des Tarahumaras (29)

On constaterait la même osmose entre l’homme et l’œuvre dans les poèmes dédiés, entre autres, à Serge Essenine (30) ou à Jules Supervielle (31). Les mots tantôt renvoient au parcours terrestre, tantôt sont tirés des intitulés des œuvres. Dans plusieurs cas, René s’en tient à une allusion qu’il appartient au lecteur d’identifier, s’il le peut. La réception plénière du poème est alors tributaire de la culture du destinataire. Pour autant, il ne s’agit pas pour Cadou d’étaler ses connaissances. Ici, pas d’érudition cabotine. Rien à voir avec les mots savants dont Apollinaire, lecteur gourmand, pimentait certains poèmes. Dans Apollinaire ou l’Artilleur de Metz, Cadou épingla ces « souvenirs livresques […] pas toujours du meilleurs goût », du genre « immortels argyraspides » ou « dendrophores livides » qui « n’ajoutent rien à l’admirable Chanson du mal aimé » (32). Dans la poésie de René, l’insertion des références littéraires répond à l’idéal de son équation « Poésie la vie entière ».

La présence des poètes est, majoritairement, précise mais elle peut être filigranée dans de subtiles allusions. Par exemple, le titre « Mehr Licht » (« Plus de lumière ! »), dans Grand élan (33) est une citation des dernières et mystérieuses paroles de Goethe sur son lit de mort. S’agit-il du sentiment que la mort permet de connaître le fin mot eschatologique de l’existence, s’agit-il de l’espoir que le monde grâce aux écrivains soit toujours plus limpide, plus beau ? Le jeune poète se place ainsi sous l’obédience d’un grand lyrique allemand, en choisissant le lien discret de l’allusion, de la référence en demi-teinte :

Me reconnaîtrez-vous à ces mains ces prunelles
À ce cœur douloureux
Visages familiers
Plus de lumière encor sur mon front
Sur ma bouche
Et je vais gaspillant mon sang dans les rosiers (33)

Très discrète aussi est cette pointe allusive : « la photographie / Mise en relief par Véronique » dans « Le portrait fidèle » (34). Cadou aime les petites touches d’humour. (ici un anachronisme concernant la « Sainte face » fixée par une sainte femme, pendant le chemin de croix).

On trouve de semblables ruptures de ton dans des poèmes graves, notamment ceux qui concernent la religion. Cadou se souvient-il alors du Jarry de La Passion considérée comme une course de côte qui racontait ainsi l’épisode célèbre du chemin de croix : « La reporteresse Véronique de son Kodak prit un instantané » ?

Le poème épistolaire à Pierre Yvernault, curé de campagne contient une citation qui a la même fonction de bémol au trop grand sérieux. Sans crier gare, Cadou impose un collage savoureux pour tout lecteur qui reconnaîtra un emprunt au roman policier Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux : « Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat » (35). Pour le lecteur non averti, le texte s’intègre naturellement dans la logique d’un courrier envoyé à un prêtre rural ; de plus, sa joliesse et la rythmique charmante du parallélisme « presbytère/jardin » ne dépare pas le style de l’ensemble. Il ne déplaît pas au poète d’apparier, avec le sourire, une enquête et une quête, l’élucidation d’un mystère policier et l’adhésion fervente d’un homme à un mystère religieux.

Pour finir, intéressons-nous à l’incipit d’un poème de L’Héritage fabuleux (36)

« Me voici dans la vingt-neuvième année de mon âge
Avec beaucoup de litres bus derrière moi »…

Quand on lit cette ouverture du poème sans titre, il est difficile, pour qui connaît l’œuvre de François Villon, de ne pas se souvenir du début de son Testament :

« En l’an trentième de mon âge
Que toutes mes hontes j’eu bues ».

On peut penser que cette réminiscence, consciemment approximative, est lourde de signification. Cadou se sent très proche de Villon, non seulement par l’âge, mais aussi par un comportement pas toujours exemplaire (intempérance fautive, même vénielle, de tous ordres). Il s’agit d’un rapprochement fraternel avec un poète lyrique qui a parlé de sa vie avec une franchise tendre mais aussi gouailleuse.

Ces quelques exemples montrent la constance d’un lien cordial entre la vie et la littérature.

Petit bilan

On est frappé par la lucidité de Cadou à propos de sa poésie et de celle de certains écrivains, dont ceux de sa génération. Il a su trouver des mots mémorables pour analyser ce qu’il a nommé le « surromantisme ». Son sens des formules fait le bonheur, entre autres, des commentateurs. Quand il déclare à Michel Ragon, en 1943 : « Je serai le Francis Jammes de ma génération », il propose une analogie qui, une fois de plus sous sa plume, valorise un lien intergénérationnel et une fraternité littéraire.

En un temps où se multiplient des ouvrages prônant la « bibliothérapie », je pense à ce passage d’Usage interne où René évoque une littérature à grande vertu médicinale, celle qui a toujours eu sa préférence : « Je sais, dans nos campagnes, de ces plantes merveilleuses qui font bien plus pour la guérison des patients que toutes ces spécialités homologuées par Messieurs les critiques dont l’écœurante santé ne fait de doute pour personne » (37). L’éloge des simples, dans tous les sens de ce mot, caractérise Cadou, merveilleux phytothérapoète, si je puis dire. C’est pourquoi, dès mon premier livre, René Guy Cadou dans son temps (1974), j’ai proposé de créer l’adjectif-valise « cadoucéen », où fusionnent « Cadou », « caducée » et, pour l’oreille, « douce », comme la médecine du poète qui nous réunit.

Amis, j’aimerais vous avoir convaincus que celui qui avait déclaré « la poésie a besoin de chlorophylle » en avait largement dispensée dans son œuvre critique.

 


 

Notes :

 

(1)Alexandre Vialatte (1901-1971), critique littéraire et traducteur d’œuvres littéraires en langue allemande.
(2)Le Testament d’Apollinaire, Rougerie, 1980, Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz, Editeur Sylvain Chiffoleau, 1948.
(3)PVE, page 402.
(4) Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier fondent au début des années 1920 une revue qui porte le nom d’un groupe de militants qui rejoindront la IIIème Internationale. Revue universitaire elle sera publiée de 1920 à 1928. Le groupe surréaliste français collaborera avec Clarté. Elle fut renommée en « Lutte des classes » par Pierre Naville, lui-même surréaliste, après son exclusion du PCF et fusionne en 1935 avec La Vérité, organe des trotskystes français Ce n’est bien sûr pas à cette première mouture de la revue Clarté dans lequel Cadou écrira, mais à un bimensuel des étudiants communistes de Paris qui publiera 59 numéros de 1947 à 1956. La reprise en main de l’UEC (Union des Etudiants Communistes) par le PCF conduira à une 3ème mouture de la revue de 1965 à 1996. Enfin en 2020 elle reparait sous forme numérique.
(5)Horizons (compléter)
(6)Essais (compléter)
(7)Verger : il me semble que la revue Verger a été créée par Luc Bérimont en zone d’occupation française à Baden Baden, il était alors le capitaine Leclercq. Tu confirmes ?
(8) URL :http://rene-guy-cadou.fr/.Site regroupant la plus grosse partie de l’œuvre en poésie et prose ; les articles, essais, colloques portant sur l’œuvre publiés entre 1936 et 1985 ; des vidéos sur des poèmes mis en musique par différentes chanteurs…
(9)Usage interne, PVE, pages 386-396.
(10)Anatomie poétique de l’école de Rochefort, Feuillets de l’Ilot : Ecole de Rochefort, 1941.
(11) Revue Horizon, n° 5.
(12)Ibidem (9).
(13)PVE, Le Diable et son train, page 290.
(14)PVE, Notes inédites, pages 424-425.
(15) Ibidem (9).
(16) PVE, Les liens du sang, page 406 : « J'appellerai surromantisme toute poésie qui, ne faisant point fi de certaines qualités émotionnelles, se situe dans un climat singulièrement allégé par le feu, je veux dire ramenée à de décentes proportions, audible en ce sens qu'elle est une voix, aussi éloignée de l'ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes... » 
(17)PVE, Les Liens du sang, page 408. 
(18)Ibidem, page 413.
(19) Ibidem, page 401.
(20) Le Miroir d’Orphée, Rougerie, p. 105.
(21) Préface á Esthétique de Max Jacob, Pierre Seghers, 1956.
(22)Walt Whitman ? PAS TROUVE
(23) Correspondance Cadou-Béalu1941 1951, Rougerie, 1979, Bourgneuf-en-Retz, 28 mars 1941, pages 24-25.
(24) PVE, Les Liens du sang, page 407)
(25)Ibidem, page 407).
(26)Ibidem, page 407
(27) Ibidem (2)
(28) PVE, Antonin Artaud, page 295.
(29) Revue Fontaine, à l’initiative de Max Pol Fouchet, 1945.
(30)PVE, Ode à Serge Essénine, page 327.
(31)PVE, Lettre à Jules Supervielle, PVE, page 211.
(32) Ibidem (2), l’Artilleur, page 106.
(33)PVE, page 118
(34)PVE, page 340.
(35)PVE, page 338
(36)PVE, Me voici, page 313.
(37)PVE, Usage interne, page 341.

 


 

 

 

 

 

Hélène Cadou à Orléans,

par Jean François Jacques.

 

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Les grandes périodes de la vie d’Hélène Cadou sont bien connues. Son adolescence heureuse à Nantes, l’irruption magnifique de René Guy Cadou dans sa vie en 1943 – et les presque 8 années de vie radieuse qui ont suivi, puis, à la mort de René, 42 ans de vie Orléanaise avant le retour à Louisfert et Nantes. De cette vie Orléanaise, nous connaissons surtout son métier de bibliothécaire, son dévouement inlassable à l’œuvre de René, et le développement de sa propre œuvre poétique à partir de 1977, avec « Les pèlerins chercheurs de trèfle », première édition d’une longue série chez Rougerie ou Jacques Brémond. Deux plaquettes avaient précédé, en 1955 & 1958, chez Seghers.

Sur cette longue période Orléanaise, je voudrais ici m’attacher plus particulièrement à son intense implication professionnelle et militante dans la vie culturelle de la ville, particulièrement dans les années 60 et 70 : c’est un aspect de sa biographie beaucoup moins connu. Je le ferai en particulier en évoquant quelques-unes des personnalités avec lesquelles elle a travaillé : car il n’y a pas de hasard, disait-elle, il y a surtout l’ange qui a toujours veillé sur elle, et cet ange l’a mise en présence de personnes d’exception.

Tout d’abord, sa carrière de bibliothécaire.

Au lendemain du 22 mars 1951, Hélène est démunie. Elle savait depuis de longs mois ce qui l’attendait, mais le silence qu’elle s’imposait faisait qu’elle ne pouvait en aucun cas s’y préparer. Mais il faut vivre : elle espère un temps reprendre le poste d’instituteur de René, l’Académie ne veut pas ; elle hésite devant d’autres voies, heureusement les amis veillent.

A Orléans, le peintre Roger Toulouse avait été initié à la poésie de l’École de Rochefort par son ami Max Jacob, rencontré en 1937. Il était venu à Louisfert en 1947, dès ce moment très fidèle à René Guy et Hélène, puis en 1948, ils se revoient au moment du transfert des cendres de Max Jacob en 1949. Il deviendra un fidèle des poètes de l’École : Bouhier, Manoll, Bérimont… Il connait aussi Roger Secrétain : celui-ci était une personnalité hors du commun. Largement autodidacte, excellent violoniste, journaliste, spécialiste de Nietzsche, de Péguy, de Montherlant (qu’il a préfacé pour La Pléiade), il est aussi un ami de Max Jacob et un bon connaisseur de Cadou. En 1951, il est directeur de La république du Centre, avant d’être élu député en novembre 1951, conseiller municipal en 1953, puis Maire d’Orléans de 1959 à 1971. Tous les deux proposent à la ville de recruter Hélène à la Bibliothèque municipale. Avec Marguerite Toulouse, ils sont ainsi de très fidèles amis et soutiens. Hélène est tout d’abord logée à Orléans chez les parents de Marguerite, quai Saint-Laurent, dans le petit logement où la précéda Max Jacob en 1942.

Hélène prend son poste le lundi 10 septembre 1951, comme rédactrice auxiliaire. C’est le début d’une longue carrière de bibliothécaire, ponctuée de promotions. Elle se forme au métier en passant le Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire, qui vient d’être créé, en choisissant la spécialité « Jeunesse » : cela lui permet d’être titularisée. En 1961, la Ville créée un poste de Bibliothécaire de 2ème catégorie, qu’elle obtient après avoir passé un concours. Courageuse, elle reprend ses études de philosophie pour passer en 1978 le certificat qui lui manquait pour la licence. Cela lui permet de progresser encore, et d’être nommée bibliothécaire de 1ère catégorie : à l’époque, il n’y avait pas de grade de Conservateur municipal, le grade étant réservé au personnel d’état nommé dans les bibliothèques classées. Elle continue, avec un certificat de philosophie politique en 1979 pour accompagner sa maîtrise, obtenue en 1980 avec mention très bien. Bien sûr, son sujet de mémoire est une « Méditation sur le thème de la mort dans « Poésie la vie entière de René Guy Cadou ». Elle en tirera « Une vie entière », aux éditions du Rocher.

Quand elle arrive en 1951, Georges Bataille vient d’être nommé à Orléans, venant de la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras où il ne se plaisait pas. Il reste à Orléans jusqu’en mai 1962. Bien entendu, Hélène connaît l’œuvre ; il écrira à Orléans certaines de ses œuvres les plus fortes. Hélène noue une relation amicale avec son épouse Diane. Elle apprend à connaître l’excellent directeur de bibliothèque qu’il est, et devient vite son adjointe. Tous les deux font progresser la lecture publique à Orléans et dans ses environs : création d’une véritable bibliothèque pour la jeunesse, d’un bibliobus urbain et périurbain, d’une véritable section de prêt, et bientôt d’annexes. Hélène est ensuite chargée du fonds d’étude, crée un fonds de livres d’artistes et de bibliophilie contemporaine … Au départ de Bataille, nommé à Paris peu avant sa mort, elle assure de mai à septembre l’intérim de la direction.

François Hauchecorne succède à Bataille. Il arrive de la Bibliothèque nationale d’Alger (où il exerçait depuis 1948) en septembre 1962. Le hasard fait qu’il est un ami de son beau-frère André Jacques, époux de la sœur d’Hélène, Jeannette, et parrain de leur fille. Nouveau tandem, efficace et novateur, à une époque de grand développement pour la ville d’Orléans avec la création de l’Université et du quartier de la Source, sous l’impulsion du Maire Roger Secrétain. Une très belle bibliothèque annexe est créée.  Hélène est très active dans la préparation des expositions organisées par la Bibliothèque municipale d’Orléans :

 

Hélène Cadou bénéficie de la part de la ville d’une très grande confiance. Le Maire Roger Thinat et le Secrétaire général, Lionel Marmain, lui proposent en 1972 de diriger le Service des Affaires culturelles de la ville. En septembre, elle retire sa candidature : « Peut-être donnez-vous à la partie administrative et financière du Service des Affaires culturelles une place trop importante. Les propositions de coordination que vous formez sont par contre tout à fait dans la ligne de ce que je souhaiterais…. Je regrette que vous retiriez votre candidature » lui écrit Roger Thinat, le 19 septembre 1972. Par ailleurs, les projets menés à bien à la Bibliothèque comme à la Maison de la Culture la mettent en relation épistolaire ou directe avec un grand nombre de personnalités qui la marquent, et… qu’elle marque : Alain Cuny, Maurice Blanchot qui lui adresse une très belle lettre sur la nécessité du « silence » concernant la vie privée de Bataille, Gabriel. Monnet, Bernard Noël, etc.

De ses activités concernant René Guy, très nombreuses, je ne retiendrai ici que les deux expositions importantes consacrées à René Guy Cadou : celle de la Maison de la Culture de Bourges, conçue en 1965 par Bernard Richard en collaboration avec Hélène, suivie de celle du CRDP d’Orléans 1979, conçue par Larousse.

François Hauchecorne meurt brutalement le 9 septembre 1981, c’est un déchirement pour Hélène qui ne retrouvera pas avec ses successeurs la complicité créative qu’elle a pu avoir avec lui.

La Maison de la Culture d’Orléans.

En mars 1967, une cinquantaine de personnes réunies par François Hauchecorne décident de travailler à l'implantation d'une action culturelle permanente et à la construction d'une maison de la culture. Olivier Katian, directeur de la Comédie d’Orléans depuis deux ans, va pouvoir mettre en œuvre ses projets novateurs. Le maire, Roger Secrétain, offre provisoirement la Maison de Jeanne d’Arc réaménagée. Hélène devient présidente de la maison de la Culture, officiellement dénommée « Centre d’animation culturelle d’Orléans et du Loiret » (CACO).

En mars 1967, une cinquantaine de personnes réunies par François Hauchecorne décident de travailler à l'implantation d'une action culturelle permanente et à la construction d'une maison de la culture.

S’ouvre alors une période extraordinaire, où le trio qu’elle forme avec Olivier Katian et Louis Guilloux fait preuve d’une vitalité, d’une imagination et d’une efficacité admirables.

Je cite Hélène, qui écrit fin 1968, dans un texte accompagnant le document d’adhésion pour l’année 1969 - 1970  :

« Comme le disait Guillaume Apollinaire, cet homme habité par le futur, il faut « embrasser d’un coup d’œil le passé, le présent et l’avenir », et, surtout, cesser de les percevoir contradictoirement.

Si cette continuité n’est pas inscrite, au départ, dans notre dessein, si cette volonté d’invention ne nous anime pas, nous ne ferons que répéter, rassurer, remédier.

Il s’agit, au contraire, d’ouvrir à tous les portes d’un domaine privilégié qui peut devenir quotidien. Certes, la Maison de la Culture ne sera pas une fin en elle-même mais une possibilité parmi d’autres, car la Maison de la Culture idéale serait finalement le carrefour, le marché, la ville elle-même.

Nous n’en sommes pas là. Mais nous pouvons, du moins, tenter de faire que naisse une relation nouvelle entre les personnes et les manifestations dites culturelles ou artistiques, nous pouvons espérer qu’au mouvement d’instruction gratuite et généralisée lancée au début de ce siècle réponde à notre siècle, comme un nouveau pas en avant, une facilité d’accès aux richesses artistiques réservées jusqu’ici à une minorité jugée seule apte à les recevoir ».

Ce texte évoque une partie du « programme » de la Maison de la culture à venir, dont la construction débutera en 1973. Ce programme prévoit en particulier une novation importante : un pavillon réservé aux enfants : « Musée pour enfants », discothèque, coin lecture, salle de jeux, atelier d’expression libre.

Dans une lettre adressée à Hélène Cadou et Olivier Katian le 20/12/1967 (soit quelques mois après la création du CACO)  le photographe René Maltête reprend ainsi ce programme :

« Sur le plan local, je suis enthousiaste. Je crois que cette Maison de la Culture est une grande chance pour Orléans. Une chance qui doit s’étendre, s’amplifier pour longtemps. Une maison ouverte à tous les vents de la pensée, de la sensibilité. Une maison pour tous et pas seulement pour les favorisés et que je souhaite un jour fréquentée par tous. Une maison dont le but est de rendre l’homme meilleur, parce que mieux informé. Ne subissant plus la loi des tricheurs, des démagogues, des mauvais bergers. Une Maison pour rendre l’homme plus lucide, plus sensible et plus responsable. »

Un autre texte évoque la place du livre et de la bibliothèque :

« Une conception traditionnelle avait fait des bibliothèques un sanctuaire où reposent, denrées de luxe et rarissimes, des objets au caractère sacré véhiculant une pensée réservée à une élite. Or les livres sont, entre autres et avant tout, des stimulateurs à la création car ils ne constituent qu’une proposition qui trouve – ou non -un achèvement dans l’esprit de celui qui la reçoit. » Suit une longue énumération des caractéristiques de la bibliothèque idéale à ses yeux : dynamique, échange, gratuité, considération du livre pour ce qu’il peut apporter et non en tant qu’objet, etc.  (vous trouverez ce texte in extenso dans la version numérique de cette intervention).

Louis Guilloux, l’inspirateur.

René Guy Cadou avait fait la connaissance de Louis Guilloux par l’intermédiaire de Julien Lanoë, et bien sûr de Max Jacob. Après plusieurs années de correspondance et d’admiration réciproque, ils se retrouvent aux obsèques tardives de Max Jacob le 5 mars 1949.
Hélène Cadou, lui propose de devenir Conseiller culturel de la Maison de la Culture, dès 1968. Il avait participé à Saint Brieuc à la création d’une « Maison du peuple », nom tiré de son roman, lieu symbolique de l’éducation et de la culture populaire. Il vient donc régulièrement à Orléans, où ses convictions en faveur d’une action culturelle qui aurait d’abord les publics comme principaux acteurs, où la relation de tous aux artistes et aux mouvements créateurs primerait. Louis Guilloux, humaniste et pragmatique : « La question n’est pas de savoir quel est le sens de cette vie, mais qu’est-ce que nous pouvons en faire ? ». Louis Guilloux,indépendant : « Sachons rester libres de ne pas se conformer à une image ».
Je cite ses Carnets 1944-1974 (Gallimard 1982), à la date du 8 mai 1968 : « Je me sentais assez fatigué en arrivant à Orléans, où Hélène Cadou et Olivier Katian sont venus me chercher à la gare, mais cette fatigue a complètement disparu dès le début de la soirée à la maison de la culture où le débat était sur la violence, à propos du meurtre du pasteur King, de celui de Bob Kennedy et des évènements récents à Paris et en France. … [le lendemain, ils se rendent tous les trois à Beaugency, puis à La ferté Saint-Aubin] « …et, revenant à Orléans, nous avons appris que, dans la nuit, un commando de cent à cent cinquante « paras » - ou soi-disant tels – avaient chassé, à six kilomètres d’Orléans, au campus de La Source, les étudiants qui occupaient les lieux, et fait un certain nombre de blessés. On nous avait prévenus, d’autre part, que le même commando avait annoncé son intention de procéder aujourd’hui même, à une autre expédition contre la maison de la culture où nous devions, à partir de quatre heures, reprendre le débat de la veille sur la violence […] Nous n’avons pas cru, pour autant, renoncer à la réunion promise […] Tout s’est passé très calmement. Hélène Cadou, effrayée par une assez étrange visite de deux inconnus chez elle ce matin, a décidé à l’instant de ne pas rentrer chez elle et de passer la nuit en ville, à l’Hôtel. » A travers l’anecdote, ce texte exprime bien et les thématiques du moment, et la détermination des trois acteurs !

Olivier Katian, le troisième acteur.

Une interview d’Olivier Katian pour la revue ATAC-Informations de mai 1975, peu avant l’ouverture du « Carré Saint-Vincent » qui va abriter la MCO, donne une idée précise du projet culturel qui les anime : « Je suis Orléanais, je veux être parmi les orléanais, vivre leur vie, voir les problèmes en fonction de leurs conditions de vie. On a une vocation d’implantation, d’abord. C’est un des facteurs principaux de l’action culturelle. Il s’agit de nous sentir issus d’un besoin non exprimé mais que nous devons percevoir en vivant au milieu des gens […] Et pour vivre cette implantation, je dis priorité aux expositions qui touchent le maximum de public, priorité à l’animation qui fait vivre le spectacle. Je suis beaucoup plus homme d’action culturelle qu’homme de spectacle ».

D’autres acteurs culturels collaborent avec Hélène au sein du CA de la MCO.
Le plus proche fut sans doute Guy Dandurand, professeur à l’École normale d’Orléans, collègue et ami de Roger Toulouse, écrivain et poète, excellent analyste de Georges Bataille comme des œuvres de Toulouse. « Il savait avec infiniment de modestie partager son savoir et faire naître l’enthousiasme » : ainsi est-il décrit dans un  Il est décédé en 2007. 

Il y eut notamment, pour une période brève mais dense, Bernard Richard, qui, une vingtaine d’année plus tard, à la DRAC des Pays de Loire, œuvrera très efficacement, avec d’autres, pour Louisfert. Bernard Richard est le secrétaire général de la Maison de la Culture de Bourges, et, en 1965, commissaire de l’hommage qu’elle consacre à René Guy Cadou. Hélène Cadou collabore donc avec lui. En 1969, elle se tourne vers lui quand elle cherche un chargé de relations publiques. Intéressé par la perspective de la publication d’un mensuel dont Louis Guilloux ferait l’éditorial, Bernard Richard accepte. Presque aussitôt, dès l’été 69, Bernard Gilman, adjoint à la Culture de Hubert Dubedout à Grenoble, lui propose de diriger le théâtre et l’action culturelle de la ville. « Je n’ai donc travaillé que quelques mois à Orléans, m’écrit-il, à mon grand regret, car j’étais en très bons termes avec la merveilleuse Hélène et avec le remarquable Louis Guilloux. »

La fin de l’aventure.

Marc Baconnet, inspecteur pédagogique régional, qui lui succéda à la présidence de l’association, qui m’écrit : « … Quand Hélène Cadou a su que c’était Irène Ajer qui était nommée directrice de la MCO, elle a immédiatement démissionné de la présidence, car elle se méfiait beaucoup d’une personne qui venait du ministère (Irène Ajer était dans l’entourage de Gaëtan Picon, bras droit de Malraux). Cela a surpris le maire de l’époque, Roger Thinat, qui n’a pu qu’accepter la démission et m’a alors demandé d’assumer la présidence. […] Mais nous avons continué à avoir de bons rapports. Grande dame, distinguée et réservée, elle m’impressionnait et je fus triste de la voir partir. Elle cachait une grande sensibilité et une réelle préoccupation des autres, elle savait accompagner et conforter les interrogations et les doutes des créateurs qu’elle fréquentait, comme le peintre Roger Toulouse, grand ami de René Guy Cadou, et aussi moi-même, quand je lui ai donné à lire le manuscrit de mon premier roman. Elle connaissait les affres de la création et savait aider ceux qui se confiaient à elle. »

Hélène annonce cette démission au Maire le 13 juin 1977, et la confirme par une lettre du 14 juin 1977, adressée au ministère de la Culture.

Au sein du Conseil d’administration de la MCO se trouve aussi en 1971 William Marois, recteur d’académie à Nantes – mais à l’époque jeune étudiant. Voici le témoignage qu’il a communiqué à Noëlle Ménard, qui diffère un peu : « Présidente, elle gérait avec beaucoup d’engagement la MCO alors dirigée par Olivier Katian. […] Il y avait une vraie dynamique culturelle durant ces années ; Olivier Katian dirige, anime, crée. L’association de gestion accompagne ; Hélène Cadou discrète mais engagée est très présente. » Fin 1975, se tient la première assemblée générale après le départ d’Olivier Katian : « Hélène Cadou et moi-même sommes, avec d’autres, candidats à notre renouvellement. Mais nous ne fûmes ni elle, ni moi, réélus… Certains milieux culturels s’étaient organisés et il fallait probablement solder « l’ère Katian », l’ère d’une culture pour tous dont Hélène Cadou était le symbole (et moi-même aussi accessoirement). Je ne sais comment elle a vécu ces évènements. Mais au regard de son engagement, alors qu’elle n’avait compté ni son temps ni son énergie pour créer et faire vivre la MCO, je considère que ce fut une terrible injustice et la manifestation d’une profonde ingratitude de la part de certains milieux. Pour ce qui me concerne, à 21 ans, j’avais travaillé avec une femme remarquable. »

C’est bien la fin de l’aventure MCO ; elle en sort couverte d’honneurs : Ordre du Mérite en 1975, Arts et Lettres en 1982. Mais c’est aussi le début d’une autre période de la vie d’Hélène Cadou : celle de son importante production poétique, qui lui vaut le prix Verlaine en 1990. Elle commence avec « Les Pèlerins chercheurs de trèfle » en 1977. Suivent 21 recueils et deux livres sur René Guy, un nombre très important de conférences, de rencontres, d’animations en milieu scolaire, jusqu’à son retour à Nantes et Louisfert en 1993. Mais c’est une autre histoire pour Hélène Cadou, si discrète et si forte, toujours à la fois dans le quotidien et le futur à la fois :

A n’y pas croire
Chaque matin
Le don de vie.

L’arbre boit le soleil

Pour grandir

Un enfant court
La parole s’ébroue
Ici et là

Si peu de temps
Pour dire
Ce jour furtif
Qui se nomme aujourd’hui.…

 

 


 

 

 

 

 

Photo Éric Fougère / Corbis

La météo Cadou,

par Jean-Joseph Julaud



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Chaque poète porte en lui un univers qu’il nous laisse en héritage. Un univers de mots et d’images, tout un peuple de passantes et de passants sereins ou tourmentés, qui peuplent des paysages en esquisse, comme une pensée.

Et puis, dominant tout cela, les ciels, les vents, les ouragans, le jeu troublant des nuages avec leur cortège de paréidolies (1), bref, le temps qu’il fait au fil des vers et dans les strophes, ce dont jamais ou presque on n’est conscient, lisant telle ou tel, parfois surpris de quelque traîne morose laissée par un sonnet, par une mélancolie tenace.

Quel temps fait-il dans l’œuvre de Verlaine ?
« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… »(2)
Verlaine, ce sont, entre autres, des averses de larmes, de regrets et de douces fureurs dans la grisaille des plaines traversées avec son compagnon de bamboche, son frère en ribote : Rimbaud !
Quel temps chez Rimbaud ? Un temps d’enfer en toute saison !
Quel temps chez Hugo dans le clair-obscur, dans le soir charmant, dans l’ombre qui déploie ses voiles ? Hugo toujours conjugue tout, et tous les temps !

Chaque poète à travers les images et les mots s’assure, en filigrane, une météo fidèle, un ciel qu’on identifie au moindre alexandrin :  

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux »…(3)

Voilà, c’était Baudelaire, reconnaissable entre tous… La pluie, nous dit-il, une prison ?

Et maintenant, écoutons :

Odeur des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison !
A sept ans comme il faisait bon
Après d'ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été́.

O temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d'oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau. (4)

 Météo Cadou ! Comme il fait bon chez René Guy ! On se laisse environner par le pétrichor (5) de ce début d’automne, les brumes sont douces, le rouge de la pomme invite à croquer la vie !

Météo Cadou ! À quels ciels, à quelles saisons donne-t-il sa préférence ? Quels liens mystérieux établit-il entre les mots pour créer cette tendresse intense et aveugle qui nous lie à ce qui nous entoure après l’avoir lu, et pour toujours ? Par quelle magie, quel sortilège nous ravit-il à la pesanteur ordinaire pour nous installer dans ce monde où les villes sont légères, la « campagne bleue » (6), les « relais si reposants dans l'ordre de la Terre»,(7) « le toit secoué par la lumière »,« la faux du clocher éparpille les ailes » (8), où les marais se déchiffrent comme d’étranges solfèges ?

C’est une gageure d’approcher le mystère Cadou, c’est un danger peut-être d’en entrouvrir les portes. Le mystère Cadou demeure entier. En être pénétré demeure un privilège, cela vous change l’âme et le corps, et vous réserve l’abri sûr lorsque les mots des autres se laissent piéger dans des tornades ordinaires. Les mots de Cadou, sa météo sereine, se font thébaïde heureuse, et voilà qu’il nous dit :

« Rien ne sert de partir Il faut vivre
Être là
Au bord du feu-berger qui ramène les doigts
Dans la main du soleil où bourdonne midi
À la pointe du cœur où glisse le souci

Sous le chaud de l’averse
Quand le corps se raidit
Quand le jour se renverse
Quand la dernière lampe éparpille la nuit

On recoupe un visage
En quel état je suis
Ces paumes défleuries
Roseaux de mon courage
Et le mur à lui seul est tout un paysage »(9)

Quinze lignes, quinze jours ou quinze ans de courage, et bien davantage, pour qui laisse entrer en soi ces alliances inattendues au début de Morte-Saison.

Cadou a vingt ans.

Pour lui, le soleil est une main qui secourt, l’averse est chaude, la frontière du mur devient un paysage de plénitude qu’on aime, nous, lecteurs, regarder comme un parent lointain du petit mur jaune de Bergotte.(10)

Alors, envahi par la présence intemporelle de celui qu’à l’entrée du printemps 1951, le père Agaësse, de l’abbaye de Solesmes, salua ainsi dans le silence de la petite chambre hélas enfin située(11): « Je viens saluer un prince » (12), on se dit que le temps est venu de vivre dans le parage de ses mains(11), maîtresses du ciel et des saisons, de l’aube et des matins, des soirs et de la nuit. On devient familier de ses mots, de sa météo, et on scrute le ciel.

Le ciel de Cadou ! Facile à trouver ! Presque un ciel à chaque page. Tel celui du Chant de solitude, dans Les Biens de ce monde, en 1949 :

Voici que je dépose ma lyre comme une échelle à poule contre le ciel
Et que des paysans viennent voir ce miracle
D’un homme qui grimpe après les voyelles…(13)

Par ces voyelles, ces consonnes, le ciel est doublement le pays des lettres et le paradis de la poésie.

L’humble échelle à poules - si commune dans les poulaillers d’antan, élément dépourvu de son utilité ordinaire puisqu’ici, il sert seulement de perchoir – l’échelle à poules devient une lyre, l’instrument qu’Apollon, le dieu de la poésie, de la beauté, offre à Orphée, ce héros poète et prophète au langage lumineux.

Le ciel réel, le ciel mythique, l’univers mythologique et le ciel poétique se superposent, s’emparent de l’espace et lui donnent une extension telle qu’on perçoit tout cela à la fois.

Et le monde se démultiplie comme dans ces palais des glaces où se créent de vertigineuses perspectives, et l’illusion de parcourir les couloirs de l’infini.

À Lesbos où Orphée trouve enfin une sépulture, sa lyre est emportée au ciel par les muses, et devient la constellation que nous connaissons.

Cadou ajoute à cette ascension renouvelée le cortège des braves gens qui vivent l’instant magique du miracle. La foi est capable de déplacer des montagnes, mais elle transforme aussi les échelles à poules en lyres qui conduisent au ciel toujours serein, celui de la création poétique.

Dix ans plus tôt, Cadou nous offre un ciel anthropomorphe, un ciel qui rit, un ciel joyeux.
Ou plutôt, il superpose le ciel, au premier degré, puis un ciel qui perçoit les sons, un ciel parent de l’humain, ou de l’animal, un ciel vivant.
Et ce ciel vivant s’endimanche doublement, les hommes dorment, sans doute dans la quiétude d’un après-midi, et voici que ce ciel se peuple de cloches qui sonnent à toute volée.

De l’humain, il devient la gorge d’où fuse le rire. « On entend le ciel rire à cloches déployées »

Voilà peut-être, à travers cette météo par les mots, une infime partie du mystère Cadou qui apparaît ici : un mot dans le vers cadoucéen ne voyage jamais seul !

Il clôt et ouvre dans le même temps, une verticalité de sémantismes où l’esprit du lecteur opère un choix qui éloigne de l’ordinaire le mot lui-même ; et ce choix l’associe dans l’instant à l’image qui suit, choisie elle aussi dans l’éventail inattendu des significations possibles.

Et tout cela ricoche comme la pierre qui défie l’eau et persuade celui qui contemple son vol éphémère qu’elle s’est affranchie de toute pesanteur, et qu’elle dansera sur la vague jusqu’à la fin des temps.

La terre s’est retirée
Dimanche
Tous les hommes sont couchés
Au-dessus des mêlées

On entend le ciel rire
À cloches déployées
On entend les oiseaux qui ont sauté le mur (14)

De nouveau le ciel dans cet extrait de Morte-saison, le recueil des vingt ans de Cadou :

Les mots s’envolent
Il y a des baisers coulés dans les paroles
Des larmes sur la main
Un grand ciel de printemps au fond du lendemain
Un grand soleil
La nuit mon cœur qui bat trop fort
Et me réveille
Les ailes des oiseaux sur la gorge du vent
Tous ces matins perdus
Ces haines à renaître
Et ceux qui ne voudront jamais me reconnaître (15).

Ici, le ciel a pris pour refuge le jour qui vient :

« Un grand ciel de printemps au fond du lendemain ».

Ce lendemain s’infléchit vers le dessin d’une sorte de demeure, d’une halte heureuse dans le cours du temps, une thébaïde de renaissance, peut-être encore empreinte du souffle de Perséphone, et de l’espoir intemporel de l’éclosion.

Curieusement, ou logiquement plutôt, chaque recueil - du premier en 1937 au dernier en 1951 - porte en ses premiers vers, en son premier poème, en son début, un ciel qui donne aux mots qui l’entourent des désirs d’infini, un ciel toujours clair qui s’affranchit des nuages si peu présents au fil des pages – on n’en compte que cinq occurrences dans l’œuvre entière, et la première apparaît dans Bruits du cœur, en 1941, premier nuage à 21 ans :

Des nuages sont tirés le long du boulevard
Un homme fait sa ronde
On entend une cloche à l’autre bout du monde
Et la main-jeune-fille qui froisse les lauriers (16)

Dans le mot « nuage » lui-même se superposent les images de limites mystérieuses et vaporeuses, à moins qu’on y devine se dessinant des maisons éphémères, affranchies de toute durée, et qui s’évanouissent à la fin du vers qui les contient.

Dans Grand élan, en 1943, autre nuage, consolateur celui-là :

Un arbre cherche au fond des nuages sa caresse. (17)

En voici un troisième saisi dans l’audacieuse fusion entre un contour, un contenu ferme, résistant comme une pomme inaltérable, et l’éphémère densité d’un brouillard aérien où s’engouffrent toutes les paréidolies.

« Les joncs seront courbés sous le pommeau des nuages
L’aile noire d’un fouet coupera le village
Mais en voyant tes yeux je m’y reconnaîtrai » (18)

On le constate, les mots, dans la poésie de Cadou, ne voyagent jamais seuls, ils accompagnent les autres bien sûr, mais s’accompagnent eux-mêmes de leurs propres miroirs, de leur silhouette esquissée dans d’autres paysages.

Ils surgissent d’une sorte d’ubiquité multipliée à l’infini, comme une éternité domptée, qui consent à laisser dans le poème sa trace et son mystère.

Ainsi, que ce soit par le ciel ou par les nuages, par la rosée, par la tempête, par le cyclone ou par l’ondée - tous vocables de passage au fil de ses vers - les mots de Cadou nous élèvent, nous descellent de ces mortiers pesants coulés dans le réel et qui nous font prendre chaque terme pour une fin alors que tout, dans le langage cadoucéen, n’est que départ, préparatifs à l’aventure, vertiges sans déroute, épiphanies, échelles de Jacob qui donnent accès à un autre temps, et, pour revenir au thème choisi, une autre météo, d’autres hivers :

La route en hiver était belle !
Et vivre je le désirais
Comme un enfant qui veut danser
Sur l’étang au miroir trop mince (19)

Une météo qui installe le lecteur au cœur d’un tourment, d’un tapage à travers l’un des vingt orages présents au fil des poèmes :

Jamais plus tu n’iras dans les havres déserts
Ni dans les bleus chantiers que dressent les orages (20)

Une météo comme une porte ouverte sur l’une des treize aurores, celle-ci peuplée d’oiseaux qui volent vers le lieu sacré de la naissance, lieu d’insouciance où apparaît le tendre osier de la Brière :

Il allait découvrant la candeur végétale
Et la palpitation confuse des ramiers 
Emportant pour l’hiver les aurores natales
Dans ses yeux
Entre ses lèvres un brin d’osier (21)

Une météo vers d’autres pluies, celles d’un autre univers :

« Rien n’est sûr si ce n’est le sommeil passager
L’étonnante moiteur de la ronce et des pierres 
Et sur ma joue la pluie battante des paupières
Mon cœur allant bon train ce vogueur hauturier » (21)

Qu’est-ce donc que cette Image de la pluie, image du regard, des larmes peut-être ? Averse drue, crépitement, et battement des paupières, et ce visage et cette joue…

Déjà, plus de cent images se pressent comme tout un livre, et l’on se sent comme ivre à chaque pas vaillant avec Cadou, flânant avec lui de conserve, longeant les lisières de sa raison afin que la nôtre se dépouille de ses carcans.

Afin qu’elle comprenne, par exemple, qu’il existe par les mots, une autre planète, identique à la nôtre où des prodiges naissent d’une plume vagabonde en un lieu où l’on « jaillit du sol comme une tulipe », insoucieux des « palabres aux Deux-Magots ou bien au Lipp », où l’on « monte dans la chambre et prépare les feux », où l’on « appareille tout seul vers la face rayonnante de Dieu »(22) :

« Je t’attendais et tous les quais toutes les routes
Ont retenti du pas brûlant qui s’en allait
Vers toi que je portais déjà sur mes épaules
Comme une douce pluie qui ne sèche jamais »(23)

Oui, cette planète existe, puisque Cadou nous l’offre, puisque le prodige inouï d’une « douce pluie qui ne sèche jamais » y trouve sa place comme ces bienveillantes chimères, ces samaritaines consolatrices qui secourent l’égaré dans les méandres de la nuit et le reconduisent dans son rêve.

Outre le ciel, la météo Cadou, c’est aussi le « jour » et le « soleil », présents eux aussi à chaque page ou presque.

Dans le poème inaugural de Brancardiers de l’aube, tout premier recueil publié en 1937 - Cadou a dix-sept ans – les trois premiers vers portent en creux et en clair ces deux piliers de son programme : le jour et le soleil

Ils sont venus au jour prédit par le prophète,
Dans leur gangue de l’enfance.
Les soleils matinaux dévissaient les serrures (24) 

Ciel, jour, soleil, pluie, tempête et nuée, gel et rosée

Tout cela s’organise en fin tressage du temps qui passe, afin d’y loger l’or des belles rencontres, la présence des bonnes gens, des bons, des vrais amis reçus à la table, « il en vient chaque jour de nouvelles étables » (25); afin d’y voir passer « le diable et son train »(26), d’y apprendre « la langue des muets »(27) entre Louisfert et Saint-Aubin où coule un ruisseau qu’on nomme Le Néant.

Mais jamais ne surgiront, jamais on ne lira, dans quelque page que ce soit, la violence de la foudre, celle de l’ouragan, celle du typhon ; jamais non plus la bruine au syllabes laborieuses, le crachin si peu mélodieux, ou la giboulée à l’étymologie obscure.

Pour terminer, tentons de dresser pour la vie qui vient, les jours qui passent et l’espoir tenace que seule la poésie peut désarmer les enragés, que seule la poésie ne poste jamais de sentinelles à ses frontières puisqu’elle en est dépourvue, tentons de dresser un bulletin météo où l’étincelante et tendre lumière Cadou fera de chaque instant la clochette d’argent qui tinte dans les liens de la terre, et sortira chacun de « l’ouate des mensonges »(29) :

Demain, si c’était l’automne, que prévoyez-vous, René Guy Cadou ?

« Automne tu me viens dans ces vols d’hirondelles
Plus chargés de secrets que les isolateurs
Où battait l’inquiétude étroite de leurs ailes
Et qui dérangent les espaces de mon cœur »(29)

Le vent soufflera-t-il, poète, et de quelle façon ?

« Qu’importe le nom des vivants
Et l’oiseau bleu ou les menaces
J’ai là au fond de ma besace 
Le doigt bénévole du vent. »(30)

Et pour les siècles qui viennent, René Guy, un peu de neige au pays ?

« Si la neige du temps demeurait sur la terre
Comme un garçon trop grand qui ne fait point exprès
D’être pâle et d’avoir dans le fond de ses poches
Une main que le vide des journées effraie
On aimerait au moins une fois dans sa vie
Retrouver sur la route à force de blancheur
La trace aventurée la démarche conquise
D’un printemps de soi-même étouffé dans son cœur

Je marcherais longtemps dans les rues de village
Dévorant à pas lents mes jours comme un viveur
Retrouve après vingt ans la soupe de famille
Dans un logis qui sent l’étable et la grandeur
Peut-être gravissant les paliers de la neige
Jusqu’au faîte invisible et proche du chagrin
En un matin de bonne chance trouverais-je
La première étincelle blanche du destin
Mais le soleil qui brasse au-dessus des tonnerres
Le froment noir le sel amer et l’illusion
Éteint la neige à la surface de la terre
Qui meurt comme un été de ses constellations » (31)

Et pour Cadou, pour vous seul et pour nous, René Guy Cadou, dites-nous, quel temps il fera dans nos temps que voici, dans ce jour que voilà, en ce 1er avril, ce vendredi, entre hier et bientôt, quelle serait votre météo ?

« Refermez les forêts sur moi c’est merveilleux
Cet astre qui ressemble tant à mon visage
Un jour vous écrirez mon nom en pleine page
D’un vol très simple et doux
Et vous direz alors c’est René Guy Cadou
Qui monte au ciel avec pour unique équipage
La caille la perdrix et le canard sauvage. »(32)

 


 

Notes :

(1)La tendance naturelle qu’a le cerveau humain de percevoir dans les manifestations de la nature des visages ou des personnages imaginés est un bon exemple de paréidolie.
(2)Paul Verlaine, Romances sans paroles (1874).
(3)Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen LXXVIII.
(4)PVE, Les Amis d’enfance, Automne, page 358.
(5)Odeur de la terre après la pluie, notamment la pluie d’orage.
(6)PVE, Le Cœur définitif, Louisfert, page 228.
(7)PVE, Les Biens de ce monde, Nocturne, page 345.
(8)PVE, Comme un enfant perdu, La Vie rêvée, page 122.
(9)PVE, Partie perdue, Morte saison, page 44.
(10)Bergotte est un personnage du roman de Marcel Proust À la recherche du temps perdu.
(11)PVE, Aller simple, Le Diable et son train, page 285.
(12)Cité par Michel Manoll dans le Seghers N°41 René Guy Cadou, poètes d’aujourd’hui.
(13)PVE, page 336.
(14)PVE, Joie courte, Années-lumière, page 35.
(15)PVE, Saisons du cœur, Morte saison, page 41.
(16)PVE, Sans le masque, Bruits du cœur, page 63.
(17)PVE, Job, La vie rêvée, page 100.
(18)PVE, Comme un Enfant perdu, La Vie rêvée, page 122.
(19)PVE, Moineaux de l’an 1920, Hélène ou le Règne végétal, page 318.
(20)PVE, Dernier Signe à Levanti, Bruits du cœur, page 68.
(21)PVE, L’Enfant du silence, Le Cœur définitif, page 191.
(22) idem (19).
(23)PVE, Je t’attendais, Quatre poèmes d’amour à Hélène, page 279.
(24)PVE, Ils sont venus…, Brancardiers de l’aube, page 15.
(25)PVE, La Fleur rouge, Hélène ou le Règne végétal, page 253.
(26)PVE, Le Diable et son train, idem, page 297.
(27)PVE, Avec la Langue des muets, idem, page 286.
(28)PVE, Avant sommeil, Bruits du cœur, page 62.
(29)PVE, Comme un cri long de paysan, Le Cœur définitif, page 232.
(30)PVE, Ecoute aux meules du couvent…, Forges du vent, page 23.
(31)PVE, Si la neige du temps…, Le Diable et son train, page 287.
(32)PVE, Refuge pour les oiseaux, Hélène ou le Règne végétal, page 272.

 


 

 

 

 

 

Renélène en âme commune,

par Ghislaine Lejard.

Article paru dans la revue Spered Gouez n° 23 en 2017

(Renélène, signature commune élaborée par René sous un dessin autoportrait du poète lié à celui d’Hélène.)

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Hélène Cadou née le 4 juin 1922 à Mesquer est décédée à Nantes le 21 juin 2014 soit 63 ans après le décès de René ; elle fut celle qui en porta le souvenir et ne cessa de dire cette communion qui fut la leur depuis leur rencontre à Clisson le 17 juin 1943. Une communion qui jamais ne s’achèvera, elle était son âme sœur : « Depuis le temps que je t’invente / fatalement tu me ressembles. » R G Cadou. 4 vers d’Hélène font écho à ces 2 vers :

« Peut-être arriverai-je
Sur le seuil du dernier soir
Avec mon âme comme une eau tranquille
Dans la tienne. » (1)

En ce mois de juin 2014, elle est enfin allée le rejoindre dans son éternité, en leur éternité sur les « routes du ciel ».

« Mais laissez laissez-moi aller
Il est là de l’autre côté
Peut-être qu’il aurait bien froid
Dans une éternité sans moi ! » (2)

Hélène avait rencontré l’écriture de René Guy Cadou à 15 ans, son père Julien Laurent lui avait donné à lire Brancardiers de l’aube que Georges Cadou le père de René lui avait offert. Hélène aime la poésie et étudiante en lettres à Nantes elle publie ses premiers poèmes sous le pseudonyme de Claire Jordanne ; elle participe en 1943 à un recueil collectif Sillages. Le groupe demande à un jeune poète René Guy Cadou de parrainer cette publication, ils se rencontreront le 17 juin 1943 à Clisson, ce sera pour Hélène et René le coup de foudre que le poète retrace dans son poème intitulé justement 17 juin 1943.(3)

Elle écoutera, conseillera et lira les poèmes de René Guy Cadou pendant toutes les années que le couple passera à Louisfert. Écrira-t-elle durant ces années ? nul ne le sait. Elle cesse de publier, il semble que la présence de René et l’écriture de René Guy (4) la comblent et nourrissent sa passion pour la poésie.

Après la mort du poète le 21 mars 1951, Hélène ne cessera de parler de René au présent, « Dans ce présent des peintres et des poètes qui arrête le temps et donne à chaque lumière à chaque sensation un goût d’éternité. »  (Philippe Delerm) (5)

Il faudra attendre 50 ans pour que Hélène livre ses souvenirs ; au crépuscule de sa vie, elle osera dévoiler de leur intimité à Louisfert et parler de la douloureuse expérience de la maladie qui emportera René ; elle publiera une magnifique autobiographie : C’était hier et c’est demain (6), elle y révèle une expérience amoureuse au-delà même de la présence, le texte est un hymne d’amour charnel et spirituel , intact malgré les années d’absence !: «  Les années passèrent, le temps s’épaissit, et pourtant aujourd’hui encore, il me suffit de fermer les yeux, dans le silence, pour deviner, sous ma  main, la chaleur de ton poignet, pour sentir en moi cette paix rassurée. » (7)

Hélène incarne l’aimante, l’amante dans l’esprit du Fin’amor, elle porte en elle et pour toujours l’amour qui l’a fait naître, l’amour présent et déjà absent… « Tu es en moi pour toujours » (8). Durant plus de 60 ans, elle vivra dans cette « grande joie silencieuse » dont parlait René Guy Cadou, car Hélène a cette capacité, malgré l’absence, de vivre à « cœur ouvert » et de regarder « les éclats de soleil / Et les bourgeons au fond des ombres. »

Après des années de silence poétique qui correspondent au temps partagé avec René et 5 ans après sa mort, Hélène entre définitivement en poésie ; elle publie en 1956, en ce douloureux mois anniversaire de mars, un recueil : Bonheur du jour aux éditions Seghers. Elle s’adresse à René, lui redit son amour et sa gratitude et livre aux lecteurs le sens même de son retour en écriture : redonner vie à René Guy en prolongeant sa parole et en le faisant communier à la sienne :

« Je sais que tu m’as inventée
Que je suis née de ton regard
Toi qui donnais la lumière aux arbres
Mais depuis que tu m’as quittée
Pour un sommeil qui te dévore
Je m’applique à te redonner
Dans le nid tremblant de mes mains
Une part de jour assez douce
Pour t’obliger à vivre encore… »

Dès années plus tard, pour le n° 25 de la revue À Contre Silence, Hélène confiera au poète Christian Bulting : « Non seulement survivre, mais aussi tenter de poursuivre le dialogue, d’apporter une réponse à celui qui m’avait tout donné. »

Hélène ne cessera de donner rendez-vous à René et pour elle, la nuit ne sera jamais totale, car toujours au creux de la nuit, une lampe veille ; elle ne connaîtra pas la désespérance, elle sait que après l’ombre et la souffrance le printemps revient :

« Il y avait tant de silence
Tant de présence dans cette chambre
Toutes les lampes
Sur nos lèvres le même sourire
Que lorsqu’ELLE est venue vers toi
Elle avait le visage du printemps. »(9)

La poésie d’Hélène prolonge le dialogue amical que René Guy avait avec la nature. Elle le rejoint en ce même amour pour le monde animal et végétal où elle ne cesse de se ressourcer. Elle est bien Hélène du règne végétal et le monde toujours entre dans la chambre, comme il le faisait en la maison d’école à Louisfert ; l’arbre, l’oiseau, la fontaine…viennent se réchauffer en la maison d’Hélène, en la chambre d’Hélène : « À l’heure où la fenêtre boit/ l’eau douce de la nuit… » (10)

Dès ce recueil, le bonheur du jour, il y a déjà cette atmosphère commune que souligne Jean Rouaud dans la préface de la réédition aux éditions Bruno Doucey (11) : « On est heureux de retrouver cet attirail commun au jeune couple fait de lampes basses et de rosées, de pivoine et de gel sur la vitre, de pommiers et de migrations d’oiseaux. »

Ce regard qu’elle ne cessera de porter sur le monde a été initié par René Guy, elle le prolonge, allant même jusqu’à se demander si sa poésie ne vit pas à travers elle une transmutation :
 « Est-ce la poésie d’un autre en moi transmuée ?»(12)
Entre Hélène et René le dialogue jamais ne s’interrompra :

« Vous parliez de silex
De cendre
De refus
Mais à la pointe de l’espoir
Il y a ce front tendu
Le dialogue qui se perpétue. » (13)

Si René Guy a donné naissance à Hélène, à son tour Hélène donnera naissance à René Guy, il devient l’enfant qu’elle n’a pas eu, elle le porte en elle, Hélène orpheline de sa maternité ; comme une mère, elle berce celui qui n’est plus en une berceuse aux accents universels :

« Dors mon enfant paré de lys et de silence
Dors sur le grand vaisseau qui traverse le temps
la nuit est douce

Je rentre sous la lampe avec ton souvenir
plus calme qu’un goéland
Dors mon petit enfant

Dors toi qui connus le malheur de vivre
Dors… » (14)

« [La] Chambre de la douleur »(15) que connut René Guy, il la lègue à Hélène…comme lui qui a écrit au-delà des absences, Hélène écrira au-delà de l’Absent. Ces deux vers, écrits par René Guy dès le 17 juin 1943, jour de leur rencontre, ont un accent prémonitoire : « Sans rien dire, je pris rendez-vous dans le ciel / Avec toi pour des promenades éternelles. »(16) L’autre déjà absent de son vivant !

Après la mort de René, la maison d’école de Louisfert, haut lieu de la poésie du XX ème siècle, Hélène en fera une maison de mémoire. Ce lieu plus que tout autre lui sera essentiel, elle en sera des années la gardienne, elle accueillera et ouvrira tous les étés durant ses années de retraite ce temple de la poésie qui fut aussi le temple de leur amour. Elle y retrouvait charnellement la présence de René qui n’a cessé d’y demeurer. Elle y écrivit sûrement …

Hélène jusqu’à la fin de sa vie continuera à vivre à la hauteur de leur relation, à la hauteur de la Poésie de l’homme aimé ; elle vivra une ascèse amoureuse à la poursuite du Graal perdu. L’Absent lui apprend que tout est don, que tout ce qui est donné est sauvé, que la mort ne peut rien contre l’Amour.

Cette ascèse est le terreau de sa poésie et elle est habitée de spiritualité, elle fait écho à la quête spirituelle de René Guy, une spiritualité qui rejoint la figure christique, source d’inspiration et d’espérance, un Christ pour Hélène « aux innombrables visages transitoires. » (17)

En la bibliothèque de René et Hélène, figuraient de nombreuses œuvres mystiques du XIIéme au XVII ème  parmi lesquels : Saint François d’Assise, Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix…

La poésie d’Hélène est une poésie lumineuse, vivante et si parfois elle est teintée de mélancolie, elle n’est jamais triste, car toujours habitée ; c’est une poésie du dépouillement, une poésie de méditation et de contemplation. La sérénité l’habite à l’image du visage d’Hélène, lumineux et serein. Elle était habitée d’une joie et d’une paix intérieures.

C’était une femme solaire, pour ceux qui ont eu la grande joie de la rencontrer, elle était bien vectrice entre le visible et l’invisible.

Fragile, fidèle et d’une grande force spirituelle ; une grande dame tout autant qu’une grande poète ce que dit parfaitement le poète Gilles Baudry : « Pour avoir su élever au-dessus de l’absence un chant d’amour dans une tonalité qui aurait pu être crépusculaire et qui est nuptiale ; pour nous avoir appris que la perte irréparable pouvait être porteuse de vie, vous êtes une grande dame de la poésie. »

Elle a su écrire une poésie de douceur, de confiance et d’apaisement, qui a pu transfigurer à travers les mots la vie et la mort, elle a pu restituer la vie sans René, en un va et vient entre la terre et le ciel, entre hier et aujourd’hui. Cette poésie de dialogue avec l’aimé, avec les éléments, avec les êtres, avec Dieu et les lecteurs, c’est une poésie de l’éveil spirituel, elle est « une quête permanente de l’éternité. » Sylvie Karila (19)

Cette écriture, sculpte les mots et les poèmes, elle fait jaillir ce qui n’était pas visible comme le sculpteur donne à voir la forme qui se cache au cœur de la pierre.

Sa poésie dit le monde et en une peinture « spirituelle » fait naître un paysage de l’âme où se retrouvent Hélène et René en une âme commune ; en communion d’esprit et d’âme, ils feront œuvres différentes, la lumière de l’un éclaire l’œuvre de l’autre. La parole de l’un fait naître la parole de l’autre :

« De cette mort
Non mortelle
Tu renais en vivante vie
En ce jour d’hui

Ta parole me fait parler
En ce jour vivant
Quand toi tu es
Depuis si longtemps
Racine parmi les racines. »  (20)

Ils marchaient ensemble, humainement, affectivement, spirituellement et poétiquement ; qu’ils marchent maintenant : « Par des avenues éternelles/ Vers des banlieues perdues de l’Univers. » (21)
Elle et lui nous laissent en héritage, une poésie selon la belle formule de Gilles Baudry : « Pétrie d’une humanité rayonnante, d’une sensibilité chaleureuse. »

(Hélène Cadou a obtenu le prix Verlaine en 1990
Elle a été élue membre de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire en 1993
Elle était Chevalier dans l’Ordre national du Mérite et Chevalier dans l’Ordre des  Arts et Lettres.)

 


 

Notes

(1) Cantate des nuits intérieures, éditions Seghers, 1958.
(2)Le bonheur du jour, éditions Seghers, 1956
(3)17 juin 43, PVE, Hélène ou le règne végétal, page 260.
(4)Hélène n’appelait jamais l’époux René Guy, mais René, lorsqu’elle parlait du poète, elle le nommait René Guy.
(5)Préface de C’était hier et c’est demain, éditionsdu Rocher
(6) Ibidem
(7) Ibidem, pages 50-51
(8)Ibidem, page 148
(9)Le bonheur du jour
(10)Ibidem.
(11)Bruno Doucey, 2012
(12)Cantate des nuits intérieures
(13)Ibidem.
(14)Ibidem.
(15)Allusion au poème que Cadou écrivit sur la mort de son père Georges, Chambre de la douleur, Hélène ou le règne végétal, PVE, page 254.
(16) 17 juin 43, PVE, Hélène ou le règne végétal, page 260.
(17)Ibidem.
(18)Référence ?
(19)Revue Signes n° 15-16 Hélène et René Guy Cadou (p.74).
(20)Hélène Cadou  Mise à jour, Librairie Bleue, 1989
(21)Cantate des nuits intérieures

 


 

 

 

 

 

Lettres de René Guy Cadou inconnues et retrouvées,

par Patricia Barreau

 

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Qui suis-je ?

Bonjour à toutes et à tous, merci de votre présence.

Tout d’abord, je me présente, je m’appelle Patricia Barreau-Yu, je suis un peu impressionnée de me retrouver devant des éminents spécialistes des Cadou. Pour ma part je ne suis pas une spécialiste mais j’aime la poésie de René et d’Hélène, je suis membre de l’association « Cadou Poésie » et j’ai le privilège d’enseigner dans l’unique collège de France qui porte les deux noms associés de nos chers poètes, le collège « Hélène et René Guy Cadou », (que nous avons réussi à faire rebaptiser ainsi en 2017) à Saint-Brevin-les-Pins.

J’ai eu le grand bonheur de recevoir Hélène Cadou dans ma classe le 1er juin 2006, accompagnée par Jean-Claude Martin et Martine Caplanne lors d’un hommage que nous avions organisé dans notre collège qui s’appelait alors René Guy Cadou. J’ai également été accueillie par Hélène et Jean-Claude Martin à Louisfert-en-Poésie, avec mes élèves, la même année.

Depuis cette rencontre inoubliable, Hélène et René ne m’ont plus jamais quittée et j’ai plaisir chaque année à les faire vivre encore et toujours dans le cœur des élèves qui me sont confiés, en restant fidèle à ma promesse faite à Hélène.

Les circonstances de ma découverte

Je suis vraiment très heureuse d’être parmi vous aujourd’hui pour vous faire part d’une découverte épistolaire que j’ai faite récemment grâce à un joli hasard dont j’ai envie de vous raconter le point de départ.

L’été dernier, j’ai trouvé un galet avec un cœur peint dessus qui portait  un message au dos : il fallait le recacher et poster une photo de l’endroit sur un groupe Facebook de galets peints de Loire-Atlantique.

Sachez que j’habite à quelques ruelles de cette petite villa brévinoise qui s’appelle « Amis les anges » où René Guy Cadou venait rendre visite à son ami Michel Manoll. C’est un lieu que j’affectionne particulièrement, parce que j’y ai emmené Hélène Cadou en 2006. Un poème de Cadou s’intitule également « Amis les anges ». J’ai donc publié une photo du galet devant la villa « Amis les anges », en mentionnant plusieurs éléments biographiques sur Cadou et Manoll.

 

 

Six mois plus tard, une personne, Laurence Villaeys, que nous pouvons remercier pour son sens de l’observation, a eu un déclic en lisant le nom « Amis les anges » et ma mise en relation avec son ami Pierre Cauët qui est avec nous aujourd’hui. Ce monsieur avait en sa possession un recueil de poèmes intitulé  « Amis les anges »  dédicacé par RG Cadou et envoyé à Yvette Rouceau, la mère de Pierre.
C’est ainsi qua commencé une correspondance très intéressante avec Pierre par Internet. Il m’a raconté que sa mère avait travaillé avec René Guy Cadou au bureau-gare de Nantes, au tri postal en 39-40. Il m’a révélé avoir découvert dans une armoire, après le décès de sa mère, dans ses archives, des lettres de René Guy Cadou adressées à elle, ainsi que des livrets de poèmes dédicacés, des photos, etc. quelle avait gardées précieusement.

Sa mère avait évoqué seulement une fois à ses enfants avoir connu René Guy Cadou et avoir des lettres, quelle ne leur avait jamais montrées.

Devant mon vif intérêt, Pierre a bien voulu me dévoiler ce trésor qui est constitué de :
-20 lettres manuscrites de janvier 1940 à octobre 1942 et une dernière datée du 15 mai 44 (sur papiers à lettres variés : on y trouve aussi bien des lettres sur feuilles de cahiers d’écolier (écrites pour certaines pendant la classe !) que du papier à entête d’un buffet de la gare de St Pierre des Corps ou des Cahiers de l’école de Rochefort...)
-6 photos dont certaines sont dédicacées
-10 recueils de poèmes dédicacés pour certains (et parfois corrigés à l’encre rouge par Cadou lui-même)
-des articles de journaux en rapport avec René Guy Cadou
-un exemplaire du journal « L’époque » du 1er août 1939 avec un long article élogieux de Jean-Daniel Maublanc sur le tout jeune poète de 19 ans, René Guy Cadou.

 

 

 

Démarche

Pierre et moi avons remis dans l’ordre chronologique les lettres, qui ne sont d’ailleurs pas toutes datées… à partir de recoupements, de déductions.

Il en manque certaines, visiblement renvoyées à René par Yvette… et nous n’avons de cette correspondance que les lettres de René, qui nous laissent de nombreuses interrogations... Nous avons recherché au Fonds Cadou des traces éventuelles des lettres d’Yvette à René, pour l’instant sans succès. Ont-elles péri dans les bombardements ou l’incendie de son domicile à Nantes en 43 ou 44 ? Ont-elles été détruites ensuite ? Nous l’ignorons.

Si les lettres dont je vous parle aujourd’hui étaient jusque-là inconnues, en revanche, l’existence d’Yvette, elle, était connue. Elle est mentionnée dans un ouvrage, celui de Christian Moncelet, « Vie et passion de René Guy Cadou » à la page 201, réédité aux éditions du Petit véhicule par Luc Vidal.

Il s’agit d’une référence à des courriers de novembre 42 envoyés à Jean Bouhier dans lequel René parle d’une prénommée Yvette, une belle fille de Vendée qu’il connaît depuis trois ans.

D’après ce que ma dit Jean-François Jacques (le neveu d’Hélène Cadou), Christian Moncelet a obtenu ces informations auprès d’Hélène Cadou, ce qui nous informe qu’elle avait donc tout à fait connaissance de cette correspondance, qui est d’ailleurs bien antérieure à leur rencontre du 17 juin 43 à Clisson.

Donc, soyez tout à fait rassurés, vous pouvez cesser de trembler, rien de ce que je vais vous révéler ne ternira leur histoire.

Ce qui nous intéresse, dans ces lettres, ce sont surtout les éléments biographiques, historiques ainsi que les états d’âme souvent touchants de notre cher poète, jeune homme de tout juste 20 ans, il ne faudra pas l’oublier.

Je vais surtout laisser parler René avec des extraits significatifs, les replacer dans le contexte et les commenter.  Cette découverte très récente par rapport à la date du colloque ne m’a pas permis d’en faire une analyse poussée, je laisserai cela aux experts.

Les lettres

Mais enfin, que contiennent ces lettres ? C’est certainement ce que vous brûlez de savoir maintenant.
Dans la première de ces lettres, qu’il na pas datée, René écrit depuis Orléans, un dimanche. Il attend le car qui doit l’emmener auprès de Max Jacob à St Benoîtsur-Loire.

On peut donc la situer au dimanche 18 février 1940, puisque c’est la seule fois qu’il rencontrera Max Jacob. Il vient de perdre son père, décédé deux semaines avant, le 31 janvier 1940. Il a fêté ses 20 ans quelques jours avant cette lettre, le 15 février, pour la première fois sans son père. Il trouvera quelque consolation auprès du poète Max Jacob.
René travaille alors comme trieur de courrier au bureau-gare de Nantes depuis quelques mois pour gagner sa vie.
Cette première lettre est adressée à une certaine Mme Gaudin (on comprend qu’elle est une collègue du bureau-gare) à qui il demande d’être sa messagère auprès d’une collègue, la jeune Yvette.
 « Chère Madame Gaudin,

Il n’y a guère plus de 12h que j’ai quitté le bureau-gare et j’y vis encore en pensée. Mais comment pourrais-je l’oublier, ce vieux Bureau-gare ?

Orléans ! Je ne vois même pas la ville. J’attends mon car pour Saint-Benoît où Max Jacob, lui, doit m’attendre.

Je suis heureux, j’ai hâte de le voir mais c’est à vous que je pense, à quelques vieux camarades, comme Rens et surtout à Yvette. Dites à Yvette ce que je n’ai pas eu le courage de lui dire : que je l’aime, que je n’oublie rien, qu’aujourdhui plus que jamais j’ai besoin d’affection pour vivre et que je compte sur la sienne. Quelle me pardonne aussi ce que vous allez lui dire là ; mais elle a déjà compris mes sentiments.

A bientôt chère Mme Gaudin. Que Pigeonneau vous laisse à nous en service de nuit !

Et laissez-moi vous embrasser vous et Yvette comme au soir de mes 20 ans.
René

PS Jai une confiance affectueuse assez grande en vous pour ne point douter que cette lettre restera entre vous, Yvette et moi. N’est-ce pas ? »

 

 

Cadou a tout juste 20 ans, il est amoureux. Timide, il n’a pas osé avouer son amour directement. Il se trouve dans la plus noire solitude après la perte douloureuse de son père, qui ajoute encore à celle de sa mère dont il se s’est jamais vraiment remis...

Quelques mois plus tard, c’est de la gare du Mans qu’il écrit, un mois avant sa mobilisation dans le Béarn qui aura lieu en juin 40.

Époque de guerre, temps de tristesse, de solitude et de souffrance…

Le Mans gare mercredi 4h30
Ma petite Yvette,

Loin de vous, c’est encore à vous que je pense.
Comment ne le comprenez-vous pas ?
J’ai toujours devant les yeux ces quelques mots que vous glissâtes pour moi dans une lettre à Mme Gaudin : « Dites à René qu’il ne se fasse pas de peine pour une tête de linotte comme moi »
Oui ! C’est bête ce que je vais vous dire là ma petite Yvette, je le sais mais vous ne pouvez savoir combien je souffre. Cela se lit pourtant dans mes yeux.
Ah ! Comme je maudis ce vendredi saint ! Comme je me maudis ! -Avant, j’avais encore l’espoir que vous alliez m’aimer. Quel déchirement aujourd’hui.
Je ne vaux pas grand-chose hélas ! Les vices de certains ont des apparences de vertu, les miens sont à fleur de peau. Mais c’est mal connaître mon cœur que douter de ma grande affection.
J’ai choisi le prétexte de ce voyage pour vous écrire cela et encore que je vais être mobilisé d’ici un mois et que je partirai sans haine vers le front pour la seule raison que je vous aime.

Il ne faut pas men vouloir de préférer la plume à la parole. Jamais je n’aurais eu la force de vous dire de vive voix :

Yvette, je vous aime.

René

 

Que sait-on de la jeune Yvette au moment de cette correspondance ?

En 1939-40, elle a 19 ans et vit à Nantes chez son oncle et sa tante à qui elle a été confiée à l’âge de 8 ans, sa mère ayant une santé fragile. Elle a eu l’éducation d’une petite fille à la ville, musées, théâtre, expositions, concerts. Son oncle lui apprend la musique, le dessin, la peinture. Très présent, il s’occupe de ses devoirs. Après ses études, elle travaillera donc au bureau-gare de Nantes.

Nous comprenons que les sentiments de René pour elle ne sont pas vraiment réciproques, et qu’il a dû se passer un événement qu’il regrette ce fameux vendredi saint, (le 22 mars 40). Il s’en veut visiblement mais affirme très fort la sincérité de son cœur puisqu’il réitère sa déclaration d’amour par écrit.

La lettre suivante, qui passera à nouveau par Mme Gaudin, avec un petit mot à part, sera datée du 21 juin et envoyée du foyer militaire de la Citadelle à Bayonne. Il semble vouloir garder espoir quant à une relation avec Yvette.

 

 

Ce qui nous touche dans cette lettre et les suivantes, c’est cette grande solitude et cette souffrance qu’il exprime qui lui font rechercher l’affection d’Yvette à qui il s’accroche désespérément.

« Quand je vous écris, c’est comme si vous étiez près de moi et ça me fait du bien de vous dire que je vous aime…. Nous ne recevons aucun courrier. Et je souffre, je souffre. »

Il utilise le vouvoiement et le tutoiement en même temps, il semble troublé :

« Je voudrais tant vous revoir, ma grande chérie, te dire mon amour.
Ce que je n’osais pas dire hier je le puis aujourd’hui. J’avais rêvé d’un avenir heureux pour tous les deux….Je ne perds pas tout espoir. Désormais, c’est sur ma petite Yvette seule que je compte pour vivre. »

 

 

La lettre suivante est datée du 1er décembre 40, à Nantes, soit 6 mois plus tard.

Il a été réformé et est revenu en Loire-Inférieure :

« Trois semaines encore sans lettres de vous. Je n’espère plus en recevoir. Et pourtant comme je vis auprès de vous. Je pense à vous comme un enfant aux vacances : je vous aime. Depuis deux longues semaines, déjà, j’ai repris la succession de mon père, je suis devenu instituteur, j ‘apprends à des gosses de 8 ans ce qu’il faut savoir et ce qu’il faut faire pour devenir des hommes – ce qu’on ma mal enseigné » écrit -il.

Cette lettre fait aussi référence « à un temps béni, il y a un an, il y a un an, vous ignoriez mon amour, je vivais dans votre ombre. » Qui indique qu’ils se connaissaient donc déjà en décembre 39. Il semble vraiment déprimé : « Aujourd’hui, je ne puis supporter la solitude... la poésie, les amis, la vie même, me pèsent. Plus que jamais, je vis avec lenteur » Il supplie d’ailleurs Yvette de ne pas l’abandonner et de lui écrire.

Cadou continue d’espérer, pourtant dans la lettre du 13 décembre 40, il doit se rendre à l’évidence, Yvette ne veut que de l’amitié.

« Désormais c’est entendu, nous sommes tous les deux de bons copains avec une amitié comme celle qui me lie à Jean-Daniel Maublanc ou à Max Jacob. Comme preuve, je vous joins à ma lettre le poème que j’envoie à Max. »

Ce poème c’est Fausses présences qu’il dédicace à Yvette

 

Fausses présences


Tous les bruits disparus au tournant de l’oreille
Les monstres défraîchis
Les ailes du réveil
Le chant de l’homme au loin
La main blanche du vent sur le cou des sapins
Le ciel sans une ride
L’odeur d’un inconnu à cette place vide
Ce qui touche le fond
Les bêtes familières
Un buisson de soleil au beau milieu du champ
Et le cœur qui s’en va sur l’arbre du couchant
Les pampas de l’orage

J’ai tout perdu
Et mon propre visage
Ce qui tenait à moi par des attaches d’or
Volet qui ne bat plus
Et qui m’écrase encore

Le poème porte un commentaire en bas, au crayon :

« Comme c’est vrai, j’ai réellement tout perdu »

 

Fausses présences et vraie absence d’Yvette, qui est loin. Absence des siens, ses parents perdus, ses amis qui sont loin...
Sur ce poème apparaît pour la première fois une signature particulière, qui sera présente sur quatre autres courriers envoyés à Yvette. On dirait un petit trident. Je ne sais pas si cette signature apparaît sur d’autres courriers de Cadou à d’autres destinataires.

 

 

Cadou nous donne de précieuses informations sur sa perception du métier d’instituteur : dans sa lettre du 13/12/40

« Ah ! Ne me parlez pas de mes élèves, monstres charmants qui me volent tout mon temps. Je les aime bien quand même et c’est le seul métier pour qui ( lequel) j’avais vraiment du goût.(...) Et il me faut de longues heures pour travailler la poésie, métier impossible et épuisant qui m’arrache mes forces chaque jour (…)  en janvier, je serai sans doute placé dans quelque campagne de la Loire-Inférieure ; c’est une « saison en enfer » que je vais accomplir,  j’en suis presque heureux ; l’amitié des humbles, la vie sans tramways, sans cinémas autour de la place  du village, est bien ce que je puis souhaiter de mieux.  Seul, sans affection, mais avec beaucoup d’amitiés - la vôtre- et la Poésie ma part est encore belle.

Vous méritez le bonheur, chère Yvette, et comment aurais-je pu vous l’offrir ? 

Par un coup de cafard, envoyez-moi quelques lignes, comme à un copain : je répondrai toujours. »

 

 

Ce René est un amoureux qui se résout à n’être qu’un ami, mais qui semble vouloir à tout prix garder ce lien qui lui est infiniment précieux. « Ecrivez-moi. Je répondrai toujours » est le gage d’une présence fidèle de sa part.
Nous avons remarqué qu’il a envoyé une lettre à Yvette à chaque changement d’affectation en tant qu’instituteur intérimaire :

 

 

Il lui donne ainsi à chaque nouvelle nomination l’adresse qui lui permet de tenir informée Yvette du lieu où il se trouve.
Les courriers sont pour lui, essentiels, ce sera le cas toute sa vie, d’ailleurs. J’ai entendu Hélène Cadou dire l’importance de la venue du facteur.
Le 28 mars 1941, de Bourgneuf, il lui annonce pourtant avoir une « amie », il lui en parle avec un peu de culpabilité, comme si c’était une sorte d’infidélité. Il lui explique que ne supportant plus la solitude, il s’est rapproché d’une collègue...et dans le même temps, dans cette lettre il semble renouveler plus que jamais à Yvette son attachement. C’est une lettre assez troublante et ambiguë ! Le ton et le style des lettres ont changé également depuis les premières missives.

« Bourgneuf-en-Retz, 28 mars 1941

Ma petite Yvette,

Je serais bien incapable d’écrire des lettres comme les vôtres. Quoi ! Pas même un reproche ! Je ne savais pas comment vous annoncer cette nouvelle – que vous êtes la seule à connaître et que je vous supplie de ne révéler à personne, pas même à Madame Gaudin – La solitude dans laquelle je vivais jusqu’alors n’était plus supportable. Vous ne m’auriez plus reconnu, de plus en plus aigri, ne voyant plus personne, ne croyant plus en personne. Et puis ma nomination à Bourgneuf voilà deux mois passés. Pendant 8 jours, je déjeune en face de ma collègue sans dire un mot. Le soir, même comédie et nous gagnons après un bref salut chacun notre chambre. La semaine suivante, les regards ont suffi. Puis des paroles sont venues compléter ces regards. Que vous dirai-je encore ! Oui, je crois bien que je suis heureux, que nous serons heureux. Comprenez aussi que je suis sans famille, tous mes amis bien loin et ne me condamnez pas. Vous savez avec quelle joie j’aurais mis ma main dans la vôtre. Longtemps ce fut mon plus cher désir, mon seul désir. Vous n’avez pas voulu. Je croyais ne pas pouvoir vous oublier- d’ailleurs je ne vous ai pas oubliée – et je me demande parfois si ce n’est pas votre souvenir que je cherche dans mon amie -

Je ne vous en veux pas de m’avoir renvoyé ces lettres. On ne juge pas les gens sur les gestes qu’ils font mais sur le cœur qui les pousse. Gardez cette photo que vous avez de moi, gardez-la comme celle d’un ami qui vous a beaucoup aimé et qui vous aime bien encore. Quant à moi, je ne me sépare pas de votre cher visage que je conservais sur mon cœur durant tout mon exil. Un jour, quand j’aurai l’occasion de me faire « tirer en portrait » (comme on dit ici) je vous enverrai ma vieille figure – et vous verrez que je n’ai guère changé.

Une grande joie ç’aurait été que vous joigniez à votre lettre une photo de vous, la photo d’un bon camarade ou d’un ami très cher.

Je vous envoie en retour tous mes vœux de bonheur et de tendresse.

Je formule les mêmes pour la proche guérison de votre mère*. Je voudrais savoir prier – pour vous. Hélas ! Si j’en crois Dieu, on ne vit bien que dans la souffrance.

Croyez bien que je ne vous oublierai pas ma petite Yvette. Je n’ai qu’une peur désormais : celle de vous revoir un jour. Alors, je serais bien capable de vous aimer encore comme par le passé et peut-être davantage.

Ne pensez pas trop à moi, ou pensez-y sans haine. J’aurais voulu vous aimer toujours. Hélas, vous ne men avez pas donné le temps.

Vous fâcherez-vous si je vous embrasse, fraternellement ? 

René »

Il apportera son soutien fidèle à Yvette, à plusieurs reprises, dans ses lettres, et il aura cette jolie phrase dans sa lettre des vacances de Pâques 1941 :

« Il y a des heures difficiles qu’on ne traverse qu’à pas lents. J’ai connu ça l’an passé. Quand on a le cœur plein de larmes à craquer, il faut quand même épingler un sourire à ses lèvres et donner espoir au malade. Aujourd’hui c’est votre devoir. Ne doutez pas de la sincérité des vœux que je forme pour le rétablissement de votre maman. Soyez forte. Et voici pour vous mille pensées affectueuses »

La mère dYvette* Émilienne Ohron, née 12/02/1894 décédera le 09/05/1942 à St Médart des prés (commune de Fontenay-le-Comte, Vendée)

 

 

Quant à son « amie », sa collègue de Bourgneuf, encore une déception, « Hélas, du jour où j’en suis parti, quand il n’y a plus eu mes finances pour me seconder, je ne suis plus resté qu’un camarade à qui on envoie de petits saluts de temps en temps. Comme quoi on ne fait pas l’amour par correspondance. J’ai accepté ce nouvel affront sans colère et sans désespoir. Je devrais savoir depuis longtemps que je me suis donné toute une vie de solitude : alors, à quoi bon. »
Pour qui aime Cadou, c'est à la fois une joie et une tristesse de le retrouver dans ses lettres, dans la jeunesse de ses 20 ans, dans cette grande sincérité, ses souffrances, sa solitude, son amour, ses amitiés, pris entre son quotidien d'instituteur, sa recherche de l’amour, souvent déçue, et sa quête absolue de poésie.

On trouve aussi dans ces lettres des traces de ses publications, puisqu’il la tient régulièrement au courant :

 

 

Il évoque la réception prochaine d’ Années-Lumière et Morte-saison et signale un changement de nom, initialement le titre prévu était « Limites permises ») Il dit clairement à qui sont adressés ces poèmes : 1er juillet 1941

« J’ai publié ces mois derniers Années-Lumière et Morte-saison, poèmes de l’an passé – Et si votre nom n’est pas inscrit en tête de ces poèmes, on sent très bien qu’ils s’adressaient à vous.
Si vous le désirez, un petit mot ! »

26/11/ 41

« Deux contes « Pierre-à-filleul »
« Porte d’écume » paraîtront en février dans les cahiers de l’école de Rochefort et  une plaquette de vers « Amis les anges » pour les cahiers des poètes
Préparation d’un gros recueil de poèmes que j’espère publier à la NRF (nouvelle revue française) dans un an et un livre de notes sur la poésie et sur l’art. »

Il sait que sa vie sera consacrée à la poésie, comme le montrent plusieurs lettres, ici, dans celle du 26 novembre 1941

« Je suis fait pour rester seul, pour souffrir seul. La poésie n’a jamais mené qu’à la misère.
C’est la voie que j’ai choisie. Elle est tellement toute ma chair que je ne peux la renier. Je serai donc toute ma vie un poète et uniquement un poète et croyez bien que je ne dis pas cela avec quelque orgueil mais que je cache cette calamité au plus profond de moi comme une maladie honteuse »

 

Cette période semble douloureuse, Cadou doit encore accepter un deuil, dont il parlera dans la lettre du 11 décembre 1941 :

 « Je viens d’apprendre la mort à 29 ans du poète Michel Levanti mon ami et je suis bouleversé comme jamais.
Que m’importent désormais toutes les questions internationales, sentimentales etc.. Les hommes ne m’intéressent plus avec leurs querelles.»

Au fonds Cadou se trouvent quelques belles lettres de Michel Levanti (né à Venaco (Corse) le 24 octobre 1916 et décédé le 13 novembre 1941 à Ruines (Cantal). Il était un grand admirateur de la poésie de Cadou.

Dans ces moments de chagrin absolu et de désespoir, note poète a le cœur qui déborde et a envie de se détacher du monde, des questions politiques... pour finalement se donner entièrement à la poésie.

« Toute cette vie donnée à Dieu (La poésie, cest Dieu) ne sert à rien puisque je ne peux la partager à personne. »

Début octobre 42, René reprend contact avec Yvette lors de sa nomination à  Pompas dHerbignac, « un hameau plein de fauves et de beautés, aux confins de la Loire-Inférieure. Si vous étiez encore à Pornichet (Yvette a changé plusieurs fois de lieu de travail), j’aurais plaisir à vous y rencontrer » : les quatre lettres très rapprochées qu’il lui envoie suggèrent que pour la première fois, elle semble peut-être s’intéresser davantage à lui.

C’est à cette période d’ailleurs qu’il se confie à Jean Bouhier dans 3 lettres, celles dont parlait Christian Moncelet.

 

 

Où il révèle qu’il est : « Officieusement fiancé »
« Yvette est une belle fille de la Vendée que je connais depuis 3 ans »

Mais deux semaines plus tard, le 14 novembre 42, il n’est plus du tout question  de mariage : sur un ton qui est très différent de celui employé avec Yvette, entre amis, tout devient plus brutal, direct :
« Entendu pour Noël mais tu ne verras pas ma femme, j’ai tout rompu. C’est mieux ainsi » Le mystère reste entier sur ce qui s’est passé. A-t-il simplement pris ses rêves pour la réalité ? Avait-elle changé d’avis et nourri des projets avec lui ?

Toujours est-il que la correspondance s’arrête pendant un an et demi, jusqu’au 15 mai 44, c’est une réponse à Yvette, qui lui reproche de l’avoir oubliée. La première lettre que je vous ai lue mentionnait Max Jacob, cette dernière aussi, tragiquement.

Elle mentionne également Hélène, vers qui l’avenir de René est désormais tourné :

« Château de la Forêt
Le Cellier
Loire-Inférieure

Ma chère Yvette,

Je ne vous oubliais pas, j’ai même répondu à votre lettre d’avant Noël dans laquelle vous me parlez de votre malheureux frère. Seulement la vie va si vite et a une telle façon de vous déchirer, de vous broyer que bien souvent il est trop tard pour l’écriture. Mon vieil ami Max Jacob est mort en mars dernier à l‘hôpital Rothschild où sont soignés les malades du camp de Drancy, il avait été arrêté quelques jours plus tôt à St Benoît lors de la procession dominicale. Je n’arrive pas à me consoler de ce nouveau départ. Et puisqu’on n’en a jamais fini avec la douleur, il faut bien vous dire que ma petite Hélène a été très très fatiguée. Nous pensions nous marier aux grandes vacances et il faudra attendre un an sinon davantage. Heureusement l’intervention chirurgicale que nécessitait son état a merveilleusement réussi et tout n’est plus qu’une question de repos. Notre amour fera le reste.

Mais vous ne me dites pas ce que vous devenez ma chère Yvette. Croyez-vous que je sois un ami oublieux ?
Je n’ai pas le bonheur égoïste et pense à vous avec beaucoup d’affection.

Ma fiancée vous embrasse. 

René  

15 mai 44 »

 

 

René et Hélène se marieront en effet le 23 avril 1946 et vous connaissez la suite...Quant à Yvette, elle épousera Jean Cauët, le père de Pierre, et de six autres enfants, le 13/ 02/1946. Elle l’avait rencontré en demandant à être marraine de guerre pour les jeunes gens engagés dans les FFI. Elle aura 7 enfants avec lui. Elle a travaillé toute sa vie à la Poste et est décédée en 2018, entourée de tous ses enfants.

Conclusion

J’espère que cet aperçu rapide des lettres donnera envie aux amateurs et aux spécialistes de la poésie de Cadou de les découvrir dans le détail. Elles enrichissent notre connaissance du très jeune Cadou de 20 à 22 ans, attaché à une muse qu’il ne verra quasiment pas mais qui l’accompagnera dans sa création poétique.

Les recueils poétiques des années 39-40-41- 42 pourront être lus avec un regard nouveau. Ces lettres mont permis d’aimer encore plus ce jeune René, poète amoureux, qui nous touche tant dans sa sincérité, sa délicatesse, sa détresse aussi et la profondeur de son engagement poétique.

Vous pourrez bientôt vous aussi vous emparer de ces lettres puisque Pierre Cauët et ses frères et sœurs ici présents sont désireux de partager les lettres de leur mère avec le grand public, ils souhaitent qu’elles soient déposées et protégées au fonds Cadou à Nantes. Qu’ils soient vivement remerciés pour ce geste.

Remerciements

Je remercie beaucoup Laurence Villaeys qui ma mise en relation avec Pierre Cauët. Sans elle, rien de tout cela ne serait arrivé !

Merci infiniment à Pierre Cauët qui m’a fait confiance en me prêtant les lettres de sa mère pour que je puisse les étudier. Merci à lui pour cette belle aventure, grâce à lui, je sais enfin ce que c’est que de découvrir un trésor.
Un grand merci à Caroline Flahaut du fonds Cadou et à Laurence Legal de la BU d’Angers qui m’ont été très précieuses.
Merci à mon cher homonyme, M. Joël Barreau, qui a tenu à ce que je prenne sa place aujourd’hui. Merci à son épouse Madeleine et à sa fille Marianne pour leur accueil, leur écoute et leurs encouragements.

Merci à Christian Crognier qui ma embarquée dans le train merveilleux de ces deux poètes que je porterai en moi pour toujours.

 


 

 

 

 

Les Cadou à la lumière du pays de Retz,

par Dominique Pierrelée

Chancelier de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire
Avec la participation de Michel Valmer et d’Annie Ollivier pour les lectures

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Le littoral de Pornic

 

Les Cadou à la lumière du pays de Retz, ce titre nous amène à considérer les liens divers qui ont pu se créer entre les deux poètes et ce territoire particulier, liens suscités par les paysages, l’enracinement familial, le sentiment amoureux, le truchement des amis mais aussi la maladie. Les caractères et les attraits d’un pays sont de nature à influencer la représentation que peut s’en faire le poète. En retour, la terre et l’eau (comme c’est le cas pour Retz ou la Brière) résonne de poésie lorsqu’on évoque le passage d’Hélène et de René Guy le long des étiers du marais Breton ou du sentier littoral des douaniers, et avec eux nous reviennent les souvenirs de Paul Fort, de Marc Elder, d’Eloi Guitteny ou de Jean Yole. Le poète est inspiré par le pays quand ce dernier respire la poésie.

 

 

 

 

 

 


Hélène et René Guy, photo de leur mariage le 23 avril 1946.

On a coutume de mettre l’accent sur l’itinérance de René Guy et d’Hélène au fil de leurs pérégrinations familiales, professionnelles ou amicales. Jean Rouaud a écrit : c’est dans cette géographie de poche que [René Guy Cadou] inscrit sa poésie (1) . D’autres auteurs ont parlé de la géographie d’une œuvre sans frontières Et il est vrai que le parcours de René Guy Cadou, notamment en raison de ses remplacements ici ou là en tant qu’instituteur l’a amené en de nombreux endroits du département. Vous en connaissez sans doute le circuit. Mais citons Hélène Cadou : « L’œuvre de René Guy Cadou est entre toutes située entre la Loire et l’Atlantique, autour d’un estuaire, entre un pays d’ardoises et de bocages au nord du fleuve, et un pays de tuiles et de vignes au sud. Elle illustre ce Pays de Loire, dans sa terre, dans ses eaux, dans son ciel, dans son histoire, qu’elle chante avec ferveur… » (2)

 

 

 

 


Itinérance des Cadou en pays de Retz

Parlons donc du pays de Retz.

Le pays de Retz est ce territoire situé au sud de l’estuaire de la Loire et bordé par l’océan, sorte de presqu’île - Paul Fort la qualifiait de presqu’île du vin rose et des moulins à vent (3) – vascularisée par le lac de Grand Lieu et ses rivières. Pays de Retz, pays d’eau, pays de marais et de vieilles salines ourlées de schiste.

 

 

 

 

 

 

 


Jean Yole et les paysages de Milcendeau

Retz, jolie contrée capotée d’un ciel vaporeux et transparent qui a la grâce d’une coiffe. Devant cette lumière unique, il faut vous arrêter un moment, par une belle journée calme, pour en jouir. La Bretagne est là, sans doute, mais avec sa grisaille amincie, prête à se fondre, traversée en flèches par les reflets du miroir à facette de nos eaux maraîchines. Mais à n’en pas douter aussi, la Loire y a convoyé des lambeaux de cette splendeur lumineuse qu’elle apporte des ciels d’Anjou et de Touraine. La mer, cette grande riche, le lac de Grand Lieu, ce morceau admirable de création inachevée, font le reste. Le ciel de Retz n’est qu’à lui. Notre œil s’y repose et s’en grise (4) .

 

 

 

 


Le pays de Retz de Marc Elder

Aux côtés de Jean Yole, d’autres littérateurs ont aussi parlé de ce pays des Retz cher aux Cadou. Paul Fort, Henry Jacques ou encore Marc Elder :

« Le pays de Retz complétait l’enseignement de la Bretagne mouillée, pierreuse, et si charmante dans ses bocages discrets disposés le long des rivières…

La maison de ma grand’mère, à la Bernerie, s’adossait à une ferme au sommet d’une falaise… Nous étions placés exactement au point ou la côte rocheuse de la Haute-Bretagne se perd par une transition schisteuse, dans les sables qui enveloppent le littoral, presque sans interruption, jusqu’aux marches du pays basque… » (5)

 

 

 

 

 

 

 

 


Le marais Breton

Ces diverses visions ou représentations correspondent sans doute aux attentes paysagères ainsi qu’à la géographie poétique de René Guy. Après avoir côtoyé la Brière (à Sainte-Reine-de-Bretagne), le poète se réapproprie une ambiance connue de longue date, grâce à son ami Sylvain Chiffoleau, ancien camarade du lycée, qui l’accueille à Bourgneuf-en-Retz et le conduit au cœur du marais Breton.

« Lorsque nous avions longuement marché dans la tiédeur des marais, franchissant les innombrables planches lancées de part et d’autre des fossés, nous débouchions sur un large chemin, parallèle au grand étier. Nous le suivions jusqu’à l’écluse dont nous montions les quelques marches pour mieux surplomber le port minuscule du Collet… Aussi loin que portaient nos regards, s’étendait la luisante marée des vases aux vagues figées.
Assis sur le granit de l’écluse, contemplatifs, nous faisions partie du silence. René aimait ces moments rares que nous disputions aux rythmes quotidiens et empochions comme des voleurs » (6) .

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le port du Collet

Nous sommes en 1941. René Guy est nommé à Bourgneuf pour assumer l’un de ces nombreux remplacements d’instituteur (du 10 janvier au 30 avril) :

« Je suis plein de cafard et romantique à souhait. J’ai quitté Bourgneuf en pleurant ou peu s’en est fallu et j’attends les grandes vacances avec plus d’impatience que mes élèves pour retourner là-bas.
Je suis ici perdu dans un pays de marais »(7) .

 

 

 

 


L’hôtel des Chiffoleau, La Boule d’Or à Bourgneuf-en-Retz.

 

René Guy a beaucoup aimé Bourgneuf, le marais et le site de Lyarne (qu’il nomme Lierne). Si bien reçu par le couple Chiffoleau dans l’hôtel qu’ils tiennent avec les parents au carrefour central, lieu si loin des apparences :

« Mais le soir, dans son triste hôtel
La Boule d’or si bien nommée
D’embruns et de ciel embrumé
Roulait au fond de nos prunelles. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Venons-en à Lyarne, cette ancienne saline désaffectée depuis plusieurs siècles, entre Bourgneuf et Les Moutiers. Cette ruine de paysage fait sans doute dire à Hélène qu’on ne se situe vraiment plus dans un « pays blanc ». Qu’en dit René Guy ?

« Assez de sangs mêlés au nectar des collines
De peaux mortes jetées sur le bord du chemin
Les membres sont épars dans la luzerne
Je pars aux premiers feux vers les dunes de Lierne
Et quand j’arrive enfin
La mer est déjà là.
Ses ailes se détachent
Des quartiers de soleil aussi qui se détachent
Le cœur fait un remous
L’écume et le matin se sont levés sur nous
Un peu de vent qui vole
Plus haut
Dans le grand air
Sont dressées les paroles
On marche en écrasant des mottes de ciel bleu

Tu peux fermer les yeux
Tous les arbres s’éloignent
Des monstres inconnus traversent les campagnes
Les blés sont sur le champ
C’est l’aube
Et l’on entend les fleuves du couchant
Maintenant je suis seul
Mon ombre s’est glissée à l’ombre du tilleul
Il fait nuit
La terre bouge
Les adieux sont tendus au bas du rideau rouge (8)

 


Le petit train du Morbihan

Mais René Guy n’a pas attendu cette nomination temporaire à Bourgneuf pour faire connaissance avec le pays de Retz. Enfant, il venait rendre visite à sa grand’mère qui avait loué une chambre dans la maison du jardinier au domaine de Monval, au Clion-sur-mer. Il avait emprunté avec sa famille le petit train du Morbihan qui reliait Paimboeuf à Pornic par la côte.

La locomotive était comme celle du chemin de fer qu’on m’avait acheté pour jouer le soir sous la lampe. Elle avait des hoquets et des bruits de freins terribles, il fallait lui donner à boire souvent. A une station, le train s’arrêtait dix minutes. Ma mère restait dans le compartiment ; mon père et moi allions jusqu’à la buvette de la gare. La bonne femme qui nous servait s’appelait la mère Rouget et cela me faisait rire. Je buvais quelques gouttes d’un vin blanc à goût de pierre. Au mur, il y avait un portrait de Gambetta (9).

 

 


Le grand escalier de Saint-Michel

C’est à Saint-Michel-Chef-Chef, en vacances en 1937 que René Guy écrit Brancardiers de l’aube, dans ce pays mené de biais par les averses. Un exemplaire de l’œuvre viendra bientôt échoir entre les mains d’Hélène et tout commencera dès lors entre eux deux.

« Oh ! Ces grands escaliers
Qui descendent jusqu’à la mer… »

« …La barrière qui ouvrait sur les prairies grasses de la mer a clos ton visage abyssal. Tes mains ne frotteront plus le dos tambourinant de la lune pour en faire jaillir les marées : les vagues ont ceint leur écume de courroies d’algues » (10)

 

 


« Messidor »

Au cœur de ce qui deviendra la Côte de Jade, René Guy a fréquenté également Pornic (une location estivale rue de la Source) et La Bernerie, car Marie Cadou, sa tante en même temps que sa marraine y demeurait. Elle y était maîtresse d’école dans les années 1920. Il se trouve que les parents d’Hélène y possédaient aussi une maison de famille, enracinée à cette terre marine depuis des lustres, voisine du moulin de la gare dont leurs ancêtres étaient les meuniers. Les Laurent habitèrent un temps une villa qu’ils dénommèrent « Messidor ». Sorte de maison de vacances, lieu de retrouvailles et lieu de cristallisation d’un sentiment mutuel entre les deux poètes. Après la rencontre de Clisson de 1943, ils viendront à plusieurs reprises sur cette côte pour édifier leur amour.

 

 

 

 


La plage de Crève-Cœur

Les balades océanes le long des falaises de Crève-Cœur ouvrent à Hélène les chemins de la grâce :

« Tu prends
Toute la place

Terre et ciel
Soir et matin

Tu grandis en moi
Depuis si longtemps

Que j’entends ton visage
A tous les carrefours » (11)

 
« Roulée par le soleil déroulée par la vague
Lissant son col mouillé aux fleurs des terrains vagues
Apaisant de son toit les tremblants horizons
Tandis que les rameaux se mêlent aux cordages
Que les fenêtres bleues guettent leur équipage
Appareille vers nous l’impossible maison » (12)


L'Allée du Bréviaire à Monval.

 

 

La propriété de Monval, gentilhommière construite à la fin du XIXème siècle par un certain curé Pétard qui se disait poète, nichée dans un vallon de verdure qui penche vers la mer, se prête à des promenades méditatives, au long de l’allée du Bréviaire, ou près de la petite chapelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


La chapelle de Monval

« Nous restâmes de longues minutes sans rien nous dire, sans souci de religiosité, simplement parce que, en dehors de tout romantisme, la solitude et le silence du lieu nous semblaient propres à une muette interrogation de deux âmes qui ne faisaient que pressentir leur communion »(13).

 

 

 

 

 

 

 

 


Le règne végétal

Comme l’écrit Christian Moncelet, « pour Hélène, le végétal indique la durée, l’écoulement à la fois linéaire et cyclique du temps. Il indique ouvertement ou secrètement l’enchaînement recommencé de la naissance, de la croissance, de la mort puis de la renaissance. Le dialogue, parfois tendu, parfois apaisé, de la vie et de la mort est au cœur de la poésie d’Hélène qui a perdu son cher René à une date symbolique, la naissance du printemps » (14) .

 

 

 

 

 

 


Sur la plage de la Bernerie en 1950

La villa Messidor est réquisitionnée durant l’année 1950 comme base de repli en vue de l’accueil d’Hélène et de René Guy. Pour se rendre aux séances de rayons, il est plus facile de rejoindre Nantes à partir du pays de Retz. A la fin de l’année, René Guy reçoit quelques-uns de ses amis fidèles et immortalisa ce moment par le poème La soirée de décembre :

« …Qu’ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d’une pluie très pure
Comme les larmes ?... » (15)

 

 

 


Le pays d’Hélène

« Il y avait la terre
Une terre
Que j’appelais mon pays

Une demeure
Ouverte aux quatre temps

La vie y passait
Entre deux soleils

Des mortes
Des morts
Y dormaient souvent

Quand le jour sortait du vieux puits
Il n’y avait que des vivants

C’était une terre
Sous le vent
Qui a basculé hors du temps

La clef
Rouille au fond du vieux puits
Que viendra desceller la porte ?

La dernière vague de la mer
Ou bien
La graine amoureuse du printemps » (16)


Eloi Guitteny le poète-forgeron

 

 

 

Eloi Guitteny se présente ici à gauche en compagnie des parents d’Hélène. Il fut le chantre du pays de Retz, lui le poète forgeron de Saint-Hilaire, qui fut l’ami de Duhamel, Mauriac et Claudel. La famille Guitteny a été très liée à la famille Laurent. Eloi Guitteny considérait son pays, sa petite patrie, à la manière des Cadou, pays blanc ou pays bleu (17) . Il savait bien lui-aussi, comme l’écrit Mathilde Labbé que le poète n’est pas le seul à chanter : la nature, la sève, les hommes, les objets et jusqu’aux machines, tout chante et accompagne le poète (18) . Proche d’Hélène, il regretta toute sa vie de n’avoir pas connu de son vivant René Guy Cadou à qui il vouait un véritable culte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Crédits photographiques

Photos 1 6 7 9 13 14 15 16 in V.Chiron, D.Fétiveau, E.Fréour, D.Pierrelée, Pays de Retz, Ciel d’eau et terres marines, Siloë, 1998
Photos 3,5 10 13  Dominique Pierrelée
Photos 2 8 12 17 18 19 Itinérances, Éditions du Conseil général de Loire-Atlantique, 2003.
Photo 10, Bulletin de la Société des historiens du Pays de Retz, mobilités et transports, 2021


 

Notes:

 

(1) Rouaud Jean, Cadou Loire-Intérieure, Joca Seria, 1999.

(2) Tiré de l’ouvrage Itinérances, Éditions du Conseil général de Loire-Atlantique, 2003.

(3) Fort Paul, Complaintes du pays de Retz.

(4) Yole Jean, La Vendée, 1936.

(5) Elder Marc, Pays de Retz, Paris,1928.

(6) Chiffoleau Sylvain, cité dans Itinérance, op.cit.

(7) Lettre de René Guy Cadou à Marcel Béalu, citée dans Itinérance, op.cit.

(8) Cadou René Guy, Bourgneuf-en-Retz Bruits du cœur 1941.

(9) Cadou René Guy, La Maison d’été, Castor Astral, 2021.

(10) Cadou René Guy, Brancardiers de l’aube, Œuvres poétiques complètes, éd. Seghers.

(11) Cadou Hélène, De la poussière et de la grâce, Rougerie, 2000.

(12) Cadou René Guy, La maison du Crève-cœur, La Vie rêvée, 1944.

(13) Cadou, René Guy, tiré de l’ouvrage Itinérances, Éditions du Conseil général de Loire-Atlantique, 2003.

(14) Moncelet Christian, Je demeure ta voix retenue. Hélène et René Guy Cadou. Dir. Mathilde Labbé. Nantes, Joca Seria, 2022.

(15) Cadou René Guy, La soirée de décembre, Œuvres poétiques complètes, éd. Seghers.

(16) Cadou Hélène, Poèmes du temps retrouvé, Rougerie, 1985.

(17) Guitteny Éloi, La cavalerie de mon père, 1976.

(18) Labbé Mathilde, Je demeure ta voix retenue op.cit.

 


 

 

 

 

Les oublis de Mnémosyne,

par Vincent Jacques

 

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1- Tous deux assis au bord d’un puits, la tête comme dans les nuages, le corps en bascule prés de la margelle, au dessus des profondeurs, l’amour incendiant le jour, le scellant de ses braises ardentes, Hélène et René regardent l’objectif.

Celui-ci est en partie masqué par le doigt du photographe. Au delà de cette maladresse l’instant semble figé dans sa grâce, l’évidence en partage, la passion donnée en viatique.

Nul Narcisse pour observer leur reflet au fond du puits. Celui-ci inviolé voyage encore par l’onde noire, conservant le pacte silencieux du baiser de Monval. Tout ce qui n’est pas montré, hors cadre, hors champ, participe à l’étreinte invisible, à la mêlée fougueuse, indicible bataille des corps effacés par la brièveté infinie de l’instant.


 

2-La lumière émise par nos corps vivants, en mouvement, par nos gestes aimants, par nos hontes aussi, aime à emporter notre apparence à la vitesse des photons dans le vide sidé-rant.
Mais depuis la chambre noire, quelques sels d’argent s’oxydent, piégés par nos regards, se déposant sur une surface plane, évitant ainsi pour quelques temps encore la dispersion dé-finitive de nos êtres et de leur représentation.

Dans l’ouvrage « Usage interne » RG.Cadou dit :

« On n’immobilise jamais que des surfaces mouvantes, des volumes virevoltant dans l’espace. Ce que le temps immobilise échappe à la conscience poétique qui, elle, est en dehors de toute durée » 

 

 

 

 

 

 


 

3-Si l’écriture, la musique, transfigurent le sentiment du monde, prolongeant ainsi le temps donné et bientôt repris, la photographie par l’image d’une vérité renvoyée, colle intimement aux apparences. Elle entraine avec elle le vertige des hommes pensant remonter le temps, déréglant l’horloge en transformant le présent en souvenir.

Ainsi de ce reflet faisons nous un usage dangereux, car quand celui-ci pâlira, nous disparaîtrons aussi, entrainés dans l’effacement du grand tableau noir.

 

 

 


4-Hélène et René, dans les courtes et immenses années de leur amour partagé n’eurent guère le temps de figer eux-mêmes leur histoire filante, occupés à vivre à perdre haleine, confiant à quelques amis le soin de capter leur image.

Ainsi la dispersion du corps venu, du temps vécu ensemble, l’image se révéla intérieure, universelle, épistolaire, partagée, mais finalement peu figée dans une représentation visible.

Hélène prit soin, dans le désordre intérieur et douloureux de cette autre vie commençant le 20 Mars 1951, de réunir les feuilles dispersées au pied du poète. Choisissant ainsi celles où l’aimé lui semblait ressembler le plus au vivant qu’il fut, s’employant ainsi à le faire revivre, transformant par amour le miroir brisé en galerie des glaces.

L’onde ainsi propagée peut encore faire écho au temps présent, c’est de cela dont il s’agit aujourd’hui.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

En remontant l’Avenue de la mer

En gagnant la liberté du regard, je fus pris par l’illusion qu’il serait possible de fracturer l’espace temps à l’aide d’un objectif 35 mm. Animé par la conviction profonde d’être le résident à mi-temps d’un monde parallèle, j’entrepris rapidement la remontée de ce torrent de sel d’argent.
En commençant par, l’enfance à peine estompée, vouloir par oxydation recréer les paysages de celle-ci.

Pour avoir partagé ces lieux avec Hélène, ceux-ci étant ceux de sa propre jeunesse, et dans la conviction commune que cette effraction ne sera rendue possible que par le biais de la poésie, nous nous lançâmes dans l’Avenue de la mer.

« Chassé croisé
Des regards
L’enfance entre eux
Sans le temps »     
                         

Hélène Cadou, Avenue de la mer.

 


Déjà décoiffés par les orages de la vie et asséchés par le vent et le sable, c’est à tâtons que plusieurs années durant, nous cherchâmes dans les arrières salles éteintes et poussiéreuses l’interrupteur qui remettrait en route et le manège, et la musique, et l’insouciance…

 

 

 

 

 


Très vite le sentiment Atlantique gagnait, Hélène ouvrant les fenêtres de la chambre d’un grand hôtel pour embraser la mer. Chaque crique de la côte ouest, chaque impasse ensablée par une dune voyageuse, chaque Casino décrépi, chaque Château de sable, de Biarritz à Étretat furent mis à contribution dans la lente montée de la marée des souvenirs.

 

 

 

 


 

Le 23 Avril 1987
Pour l’Avenue de la mer
Hélène écrivit :

 

« Après tant d’années
Les images
Ont l’insolence du jeu

Le vert est cru
Comme une oreille de laitue
À l’aube

Les dunes
Découvrent leurs genoux
Sous l’audace du vent

Les fusains
Font écran sur la terrasse
Quand les vagues
S’ébrouent
Jusqu’aux confins du monde

C’est aujourd’hui
Que tout commence »

 


L’ensemble poèmes photos fut associé dans le cadre d’une exposition qui voyagea deux années durant, transportant loin des côtes la discrète fêlure, la brise salée, déposant ici et là dans les cœurs et les regards les grains du sablier, et, par la même, enrayant les rouages implacables des années passant.

L’exposition fut présentée en 1988 à la Bernerie en Retz, puis successivement à la Bibliothèque d’Orléans, à la Bibliothèque de La Source, à la Médiathèque de Roman en Isére, au Printemps du livre de Montaigu, et pour finir en Juillet 92 aux rencontres littéraires « Esprit Balnéaire » à la Baule.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Puis l’Avenue de la mer retourna à l’ombre d’une mansarde, dans un de ces tiroirs gonflés, difficiles à entrouvrir, peu commodes à refermer. Le livre dans son projet initial associant les 32 poèmes et les 32 photographies ne parut pas, n’apparut pas.

L’ensemble démonté, ainsi rendu à son ombre, continue à inonder la faille élargie, séparant de la mémoire les traces laissées par imprudence sur la plage blanche.

13 poèmes d’Hélène trouvèrent place dans le recueil « Si nous allions vers les plages » édité en Mai 2003 chez Rougerie, pages numérotées 9 à 22 du chapitre « Avenue de la mer ».

« Il n’y avait même plus
Assez de vie pour les fantômes
Au château
La dame
Avait regagné son portrait »     
  

Hélène Cadou – Avenue de la mer


Sur l‘écran de nos représentations intérieures, chacun se projette de petits films intimes, courts métrages précieux comme autant de rares incunables. La vie de René Guy Cadou est inséparable de l’espace où se déroule, du premier au dernier acte, la pièce ancrée dans le territoire d’une humanité sensible, d’une terrestre estrade où les étoiles font office de figurants.


« Je ne suis plus chez moi
Le ciel est sur ma table
À présent
C’est le cœur qui roule dans le sable
Et des bouquets de mer qui flambent sur le toit »

RG Cadou, Mer voisine, Bruits du cœur, 1941


L’histoire d’un homme dans la paume du géographe, du narrateur, du témoin glisse entre ses doigts comme l’eau dormante des jours éteints.
L’itinérance de René, des premiers paysages aux premières détresses, file avec le courant du grand estuaire. Elle se mire dans les eaux sombres des marais, là où le Morta tel l’Ankou témoigne pour nos plus anciens ancêtres.

 

 

 

 

 

 

 

 


Elle participe à la bataille du sel et du limon, sombre dans les pampres au crépuscule, s’enivre des coteaux, s’étourdit d’odeurs boisées. Elle a comme fil conducteur l’encre quotidienne, cette hémorragie de mots, ce lien qui relie l’homme aux mondes. Ces pages jamais blanches, aux paysages changeants, traduisant la langue des pluies et des vents dans d’épistolaires confidences.

 

 

 

 

 

 

 

 


Dans ce grand cercle, bordé physiquement par les limites du département, nous entreprîmes Hélène et moi, de réunir face à face, d’un côté un texte d’elle ou de René évoquant, décrivant, suggérant l’une des étapes du périple poétique et d’autre part une évocation par l’image de ces lieux.


« Chaque village de Loire Atlantique eut, pour lui, un visage accordé à son écriture » HC

 

 

 

 

 

 


Mais l’érosion était à l’œuvre, avec les mutations urbaines, les bocages dévastés, la Place Bretagne transformée, méconnaissable. Il a donc fallu fuir la confrontation, abandonner la recherche de preuves, toute trace disparue, bue dans de modernes ivresses. Attendre au seuil du parcours, les pieds au bord du Néant, le regard rafraîchi à la vue du ruisseau. Le ciel et les eaux seuls, gardiens du mouvement perpétuel envoyèrent des signes. L’image pouvait resurgir dans l’une des failles de nos inconsciences. C’est un long demi-sommeil, un état de veille engourdie qui commença.

La lanterne magique reprit du service.

Au début des années 90, nos périples commencèrent, parallèles cheminements, soirées croisées dans un face à face des mots et des photos, comme deux apprentis sorciers arpentant les coursives oubliées du grand château de la mémoire.

 

 

 


Les années passèrent dans la patience d’Hélène, confiante dans l’horizon discret, siège de sa parole, au couchant figé, astre doux et chaud posé au delà du temps.

Elle me confia souvent sa longue attente, sa certitude que le jour sur chaque ouvrage à paraître se lèvera, à la fin d’une attente dont il fallait s’évader.

Les millièmes de secondes capturées, de St Herblon à Mesquer, de Piriac au Quai Hoche, de Bourgneuf à Monval, dans un noir et blanc aux nombreuses demi-teintes rejoignirent la cohorte des témoins silencieux.

 

 

 

 

 

 


L’ouvrage devait s’appeler « Itinéraire poétique de René Guy Cadou ».
Dans le même temps et dans la dynamique impulsée par Hélène et la Demeure de RG.Cadou à Louisfert, cette idée d’évocation d’Itinéraire poétique fut partagée par le Conseil Général de Loire Atlantique.
À l’initiative de la Bibliothèque départementale de prêt une belle exposition fut réalisée, qui tourna dès 2001 dans tout le département et dont le catalogue « ITINÉRANCE » contient certaines images du projet « Itinéraire ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Enfin c’est en 2011, aux Éditions du Petit Véhicule que le livre parut sous le titre « Géographie poétiques de René Guy Cadou ». 100 exemplaires dont chacun comporte 39 tirages photographiques originaux.

Le livre mis à jour nous permit de renouer ce dialogue sur l’oubli, sur la représentation de la figure disparue. Le puzzle éparpillé, aux pièces manquantes, évoque pourtant la genèse d’un monde dans lequel l’image fragmentée retentit encore de détonations littéraires.

« La mer
afflue de tous côtés
C’est l’enfance toute nue
Qui recommence l’histoire »   
 

Mise à jour, Hélène Cadou, p 81

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

Les Éditions Bruno Doucey et Cadou, une histoire au long cours,

par Ariane Lefauconnier.

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« Viens me prendre et m’aider à refermer la porte
J’ai peur de tous les jours nouveaux et qu’on m’emporte
Au plus sombre de moi. J’avais tant de plaisir
À penser que j’allais être seul à mourir. »

À dix-sept ans, je découvrais ces vers, extraits du poème « Le grand voyage » de René Guy Cadou. Ce texte, paru à l’origine dans le recueil La vie rêvée, avait été retenu dans l’anthologie Comme un oiseau dans la tête, établie par Jean-François Jacques et Alain Germain et publiée en 2011 aux éditions Seuil, dans la collection de poche Points .

Quelques mois plus tard, je lisais, comme un écho :

« Je vous accueille en moi avec une tendresse infinie
Il ne faut pas mourir
L’aube encore une fois va naître
Sur terre il restera toujours
Un espérance infime
À découvrir ».

Nous étions alors en 2012, et ces vers que je découvrais pour la première fois étaient ceux d’Hélène Cadou. Ses deux premiers recueils, Le bonheur du jour et Cantate des nuits intérieures, venaient d’être réédités par les Éditions Bruno Doucey, près de soixante ans après leur première publication aux éditions Seghers, en 1956 et 1958.

Cette année-là, grâce au travail des éditions Points et à celui des Éditions Bruno Doucey, je découvrais donc à la fois la poésie de René Guy Cadou, et celle d’Hélène Cadou.

*

Un parcours d’éditeur

Bruno Doucey, poète et éditeur, connaît l’œuvre de René Guy Cadou depuis l’adolescence. Une œuvre poétique qu’il lit, bien sûr, mais qu’il écoute aussi, grâce aux interprétations de chanteurs tels que Morice Bénin ou Martine Caplanne. Dès le début de sa carrière d’éditeur, il glisse à chaque fois qu’il en a l’occasion un poème de René Guy Cadou dans les anthologies qu’il prépare, souhaitant ardemment continuer de faire découvrir cette œuvre au plus grand nombre. Dès son arrivée aux éditions Seghers, dont il prend la direction en 2001, il veille à ne jamais laisser épuisées les œuvres poétiques complètes de René Guy Cadou, qui ont été rassemblées sous le titre Poésie la vie entière en 1978.

Pour mener à bien ce projet, il entre en contact avec la muse du grand poète, celle qui, sa vie durant, aura eu à cœur de défendre la mémoire de son mari et de faire connaître son œuvre : Hélène Cadou. Les rencontres entre Bruno Doucey et Hélène Cadou seront nombreuses, et au fil des ans, tous deux tisseront une relation de confiance et d’amitié. Celle-ci permettra, entre autres, la publication d’une nouvelle édition du recueil Hélène ou le Règne végétal, avec une postface de Luc Vidal et un CD de Morice Bénin. Parmi les projets dont ils discutent, il y a bien sûr la réédition des premiers recueils d’Hélène Cadou. Mais en 2008, Bruno Doucey est contraint de quitter les éditions Seghers ; il faudra attendre 2010 et la création de sa propre maison d’édition pour que l’idée puisse se poursuivre. Le livre Le bonheur du jour suivi de Cantate des nuits intérieures paraîtra finalement en 2012, préfacé par Jean Rouaud. Bon nombre de lecteurs et lectrices découvrent alors la poésie d’Hélène Cadou, qu’ils ne connaissaient, jusqu’à présent, qu’à travers les poèmes de René Guy.
Malheureusement, en 2014, la disparition d’Hélène Cadou semble mettre un terme aux différents projets d’édition en cours. Mais c’était sans compter sur les trésors cachés dans les tiroirs de la poétesse…

Afin de saisir la profondeur du lien qui unit les Éditions Bruno Doucey aux œuvres de René Guy et d’Hélène Cadou, il semble nécessaire de revenir sur l’histoire même de la maison d’édition. Celle-ci fut fondée en 2010, par le poète et éditeur Bruno Doucey, et par la romancière Murielle Szac. En créant cette maison d’édition, tous deux cherchent à démontrer que la poésie contemporaine peut être accessible à tous, à travers des textes lyriques et engagés. Une maison d’édition ouverte sur le monde – on y trouve des poètes venus de tous les continents, et de nombreux textes en version bilingue –, porteuse de valeurs humanistes et fraternelles, et qui laisse une large place à l’oralité – les auteurs et autrices publiés participent à des lectures et des rencontres tout au long de l’année –, voilà ce qu’il s’agit de défendre.

Parallèlement à l’édition des poètes contemporains, quelques projets de réédition de poètes du siècle précédent voient également le jour, afin de prolonger l’héritage de Pierre Seghers et de son travail de publication des poètes de la Résistance.

Dès 2011, les Éditions Bruno Doucey publient Comme une main qui se referme (Poèmes de la Résistance – 1939-1945), une anthologie qui rassemble des poèmes de Pierre Seghers, dont l’œuvre n’est plus éditée par la maison d’édition qui porte pourtant encore son nom. Suivront, en 2015, des textes de Luc Bérimont, (Le sang des hommes, Poèmes 1940-1983), Pierre Emmanuel en 2016 (La liberté guide nos pas) et à nouveau Pierre Seghers en 2019 (Dis-moi, ma vie). La maison d’édition publie également de nombreux recueils du poète grec Yannis Ritsos.

En 2012, avec la parution du livre Le bonheur du jour suivi de Cantate des nuits intérieures, c’est Hélène Cadou qui voit ses deux premiers recueils réédités. En ouverture du livre, on découvre ses tout premiers poèmes, trois textes initialement publiés par P.A. Benoît à Alès en janvier 1949 et tiré à 49 exemplaires. Les Éditions Bruno Doucey poursuivent donc le travail mené par les éditions Seghers quelques décennies auparavant, et offrent une seconde vie à l’œuvre de ces poètes, en les inscrivant à nouveau dans l’actualité littéraire.


 

Les hommes lui donnèrent le prénom d’Hélène
Aujourd’hui
C’est le sillage de ses bras qui m’entraine
Avec douceur vers des hameaux perdus
Sa main sur mon visage
Et le ciel m’est rendu
Qui dira les jardins où nous dormons ensemble
Ces greniers vagabonds où nous avons vécu
L’un et l’autre
A des kilomètres de distance

 

 

https://www.editions-brunodoucey.com/

 

...Une occasion rêvée m'est donnée de dire ce que je dois à René Guy Cadou et à celle qui a su, si patiemment, prolonger sa vie. La joie profonde de l'éditeur qui publie des inédits de René Guy se double de l'émotion de faire paraître, dans le même mouvement, un recueil de poèmes inédits d'Hélène intitulé J'ai le soleil à vivre.

Leurs textes se répondent. Et pour la première fois de toute leur vie, Hélène et René Guy Cadou voient deux de leurs livres paraître ensemble. En même temps. Chez le même éditeur. Sur les fonts baptismaux d'un même désir de vivre pleinement cette autre vie qu'offre la littérature. Le couple le plus mythique de la poésie française tient sa revanche sur l'infortune du sort.

Bruno Doucey, extrait de la préface préface.

 

 

 

 

L’obscur me gagne
J’assiste à la montée sévère
De la nuit
Alerte à ceux que j’aime
Il s’agit d’eux

Qu’ils cherchent le jour
Sous les fougères
Dans le creux mousseux des prés
A la retombée de l’ombre la plus douce
Qu’ils traquent la vie
Sans attendre

 


Éditer Cadou en 2022

 

Depuis plusieurs années, Bruno Doucey réfléchissait à la conception d’un livre de dialogue entre René Guy Cadou et Hélène Cadou, à travers leurs poèmes. Rassembler au sein d’un même ouvrage ce couple tragiquement séparé par le destin : quel meilleur prolongement pouvait-on imaginer pour leur histoire intime et littéraire ?

Mais à l’occasion de l’exposition consacrée à Hélène et René Guy Cadou à la Médiathèque Jacques Demy de Nantes, les Éditions Bruno Doucey ont été sollicitées pour publier des poèmes inédits des deux poètes, qui avaient été retrouvés après le décès d’Hélène Cadou, et précieusement conservés depuis. En découvrant l’étendue du corpus, il est devenu clair que nous avions affaire à une matière textuelle assez riche pour permettre la publication deux livres distincts, l’un de René Guy, l’autre d’Hélène. Ce serait donc deux livres séparés, certes, mais publiés en même temps, chez le même éditeur : une première dans l’histoire du couple, dont les publications avaient toujours eu lieu de façon décalée. Les couleurs de couvertures seraient également choisies dans cette optique : fond bleu et titre jaune pour le livre de René Guy, et chromie inverse pour Hélène. Quant aux titres, ils peuvent se rejoindre pour ne former qu’une même phrase : J’ai le soleil à vivre... nous dit Hélène ; ...Et le ciel m’est rendu, répond René Guy. Deux livres, oui, mais que tout tend à relier, et qui arrivent sur les tables des librairies le même jour, le 3 mars 2022.

Deux livres qui, pourtant, donnent à lire deux poètes aux langues bien différentes : celle de René Guy, que l’on redécouvre avec bonheur, à travers des textes majoritairement écrits autour de 1945. On y retrouve l’ensemble des thèmes qui lui sont chers, et on soulignera notamment la présence de quelques sublimes poèmes d’amour, dignes de ceux d’Hélène ou le Règne végétal.

Quant à Hélène Cadou, on la redécouvre dans ces poèmes écrits à la fin de sa vie, dans laquelle elle se dévoile à demi-mot, tout en retenue et en pudeur. Qu’il s’agisse d’évoquer l’amour éternel qui la lie à René Guy ou de parler de la mémoire qui s’enfuit, ses vers sont incisifs, percutants, bouleversants. La préface de Murielle Szac rend hommage à cette femme qui a consacré sa vie à promouvoir l’œuvre de son mari, mais dont la poésie mérite tout autant d’être lue et mise en lumière. Avec J’ai le soleil à vivre, nous espérons qu’elle accèdera pleinement à la reconnaissance littéraire de la part du grand public.

Outre l’exposition qui se déroule à Nantes, cette double publication s’ancre dans une période particulièrement propice à la poésie au niveau national, puisque c’est au mois de mars que se déroule le Printemps des poètes. Chaque année, c’est durant ce mois que les médias ouvrent leurs pages, leurs plateaux et leurs micros aux poètes, médias qui d’ordinaire ont bien peu d’espace à consacrer à la poésie contemporaine. Publier ces deux ouvrages au mois de mars, c’était donc leur offrir une chance supplémentaire de retenir l’attention des journalistes et des lecteurs.

Par ailleurs, nous avons eu la joie de découvrir que l’un des textes de René Guy Cadou avait été retenu par le Printemps des poètes pour être proposé dans le cadre de leur Prix de la poésie Andrée Chedid du poème chanté. En 2022, c’est donc « Lettre à mes amis perdus » que devront mettre en musique celles et ceux qui souhaitent concourir à ce prestigieux prix.

D’autres signes nous laissent entendre que René Guy Cadou occupe toujours une place de choix dans l’histoire de la poésie : « Moi, j’ai commencé à écrire de la poésie parce que j’ai lu les textes de René Guy Cadou, il était instituteur à la campagne, il est mort très jeune à 31 ou 32 ans, et il a écrit, sans doute, les plus beaux poèmes du XXème siècle, donc je vous invite à les lire. » Ces mots, ce sont ceux de Cécile Coulon, autrice de best-sellers et lauréate du prix Apollinaire en 2018, à vingt-huit ans seulement, pour son premier recueil, Les Ronces (éditions Le Castor Astral). Un hommage qui montre l’influence de la poésie de René Guy Cadou, et l’intérêt qui lui est encore porté aujourd’hui, plus de soixante-dix ans après sa disparition.

Un intérêt confirmé par les nombreux articles qui suivent la parution des recueils d’Hélène et René Guy Cadou : dès le mois de mars, plusieurs médias d’importance relaient l’annonce de la parution. Une presse en partie locale, avec des médias tels que Ouest France ou Bretagne Actuelle, mais aussi nationale, avec plusieurs articles dans la presse catholique – très prescriptrice lorsqu’il s’agit de chroniques littéraires : La Croix , La Vie ou encore Le Pèlerin.

Concernant la réception de ces deux ouvrages, on observe également une nouveauté par rapport aux titres précédemment parus, avec la présence de chroniques sur les réseaux sociaux. En effet, les Éditions Bruno Doucey ayant bâti en quelques années une communauté très active sur Facebook et Instagram, de nombreux lecteurs et lectrices ont partagé leurs retours de lecture sur ces réseaux, participant ainsi à l’action de promotion.

Grâce aux réseaux sociaux, on peut constater la découverte de ces deux poètes par un nouveau public, plus jeune, et qui n’avait connaissance ni de l’œuvre de René Guy, ni de celle d’Hélène. Les deux poètes, dès lors, sont lus avec une même attention, une même curiosité et un même enthousiasme.

Dix ans après la réédition de Bonheur du jour, la publication de J’ai le soleil à vivre offre donc à la fois d’heureuses retrouvailles avec la poésie d’Hélène Cadou pour le public qui la connaît, et permet à de nombreux lecteurs de découvrir cette œuvre poétique, dans son versant le plus contemporain.

*

Les livres d’Hélène et de René Guy Cadou – tirés respectivement à 1500 et 2000 exemplaires – connaissent depuis le mois de mars un succès manifeste au sein des librairies.

Des commandes très importantes ont bien sûr été passées par les libraires de Bretagne, mais l’intérêt s’exerce bien au-delà de cet ancrage local, et les livres circulent sur l’ensemble du territoire.

La parution du nouveau titre d’Hélène Cadou a par ailleurs entraîné la réimpression du Bonheur du jour, qui connaît également un regain d’intérêt de la part du public.

Plusieurs rencontres ont déjà eu lieu autour de ces parutions, et d’autres sont à prévoir au cours des prochains mois, qui permettront de faire entendre les textes inédits des deux poètes. 

D’autres projets devraient également voir le jour : tous les poèmes inédits n’ont pas été publiés dans ces ouvrages, et ceux qui restent pourraient faire l’objet d’une publication commune, dans un livre de dialogue selon l’idée initiale.

Si le travail de réédition concerne bien évidemment une réflexion et un travail éditorial mené autour des textes, il est également intimement lié à des questions de communication, de sur-diffusion, de promotion – auprès des libraires, de la presse et surtout du public.

En choisissant de rééditer l’œuvre de René Guy et Hélène Cadou, les Éditions Bruno Doucey souhaitent contribuer à l’inscrire durablement dans une histoire littéraire vivante et mouvante. Une histoire littéraire complexe où la postérité tient, bien souvent, aux efforts conjoints des ayants-droit, des maisons d’édition et de toutes celles et ceux qui continuent à lire, étudier et transmettre les textes qui leurs sont chers. Pour l’œuvre du couple Cadou, une chose est sûre : en 2022, plus de cent ans après la naissance de René Guy Cadou, elle semble ne pas avoir pris une ride.

 

Notes


1     René Guy Cadou, « Le grand voyage », in. La vie rêvée

2    Hélène Cadou, extrait d’un poème de Cantate des nuits intérieures

3     France Culture, « Cécile Coulon : "La poésie contemporaine nous aide à vivre" », le 5 octobre 2021.

4     La Croix, « Hélène et René Guy Cadou, la poésie à soixante ans l’un de l’autre », par Loup Besmond de Senneville, le 9 mars 2022.

5     La Vie, « Printemps des poètes 2022 : Brûlant comme la poésie », par Gérard Bocholier, le 11 mars 2022.


 

 

 

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La mise en chanson de la poésie de René Guy et Hélène Cadou chez Môrice Bénin

par Luc Vidal

 

 

Chanteur, compositeur et interprète d'Hélène et René Guy Cadou, né à Casablanca au Maroc le 21 juillet 1947 et mort à Die le 19 janvier 2021.

 

Mörice Bénin interprétant Devant cet arbre immense....

 

 

Devant cet arbre immense...

Devant cet arbre immense et calme
Tellement sûr de son amour
Devant cet homme qui regarde
Ses mains voltiger tout autour
De sa maison et de sa femme

Devant la mer et ses calèches
Devant le ciel épaule nue
Devant le mur devant l’affiche
Devant cette tombe encore fraîche

Devant tous ceux qui se réveillent
Devant tous ceux qui vont mourir
Devant la porte grande ouverte
A la lumière et à la peur

Devant Dieu et devant les hommes
A chaque vie d’être vécue.

(PVE, Hélène ou le Règne végétal, page 263)

 


 

 

 

 

 

A propos de la contribution de Jean Lavoué au colloque, par Robert Duguet

 

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Avertissement : ces notes ont été rédigées à la lecture de la contribution de Jean Lavoué, poète et essayiste, au colloque, tout en s’inspirant du livre très important de l’auteur « Voix de Bretagne » : cet ouvrage est consacré aux poètes de culture celte : Michel le Bris, Armand Robin, Yann-Franch Kemener, Angela Duval, Guillevic, Jean Sulivan, René Guy Cadou, Max Jacob, Georges Perros, Xavier Graal. Il y démontre, comment des auteurs à l’origine catholiques fervents, sauf Cadou qui est appartient fondamentalement à la culture laïque, évolue sur le terrain de l’art, vers des formes de panthéïsme. Je ne peux que conseiller vivement de lire cet ouvrage. Cette analyse vient d’un écrivain, qui n’a pas je pense la culture philosophique matérialiste qui est la mienne et qui, en fait, partage mon analyse sur le panthéïsme de Cadou. (1)

 

Le terme de spiritualité, appliquée au message que l’on peut tirer de la poésie de Cadou, est impropre à mon sens, car il est trop connoté par des références religieuses. Au-delà de la théologie, il est globalement circonscrit à ce qui relève de l’école bergsonienne puis du personnalisme et de l’existentialisme chrétien. J’ai fait une recherche avec le moteur du logiciel Word sur « poésie, la vie entière », l’adjectif qualificatif « spirituel » ou le terme « spiritualité » n’apparait nulle part. Dans « Usage Interne » qui sont des notes sur le métier de poète ou dans « Le Miroir d’Orphée », diverses communications sur la poésie et les poètes, il n’y est pas employé. Une seule fois, dans Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz, Cadou utilise l’adjectif « spirituel », à juste titre dans un sens religieux, puisqu’il parle de la foi de Max Jacob. Il s’agit du prosélytisme de Max que René ne partageait pas. J’entends bien le sens que Jean Lavoué lui donne : « [ce] qui se tient intégralement dans les limites de cette terre même si les doigts d’une présence mystérieuse s’y trouvent également gravés » ou encore « la source spirituelle pour Cadou naît du sol, de la beauté de la nature et du monde. Son Dieu est une force végétale. ».

Il faudrait inventer un nouveau concept pour en rendre compte ou mieux, revenir à l’héritage que Cadou assume, celui du romantisme allemand, qui transite chez lui par Guillaume Apollinaire : c’est la Weltanschauung, ou Conception du monde. Le grand poète Heinrich Heine sera un ami personnel de Karl Marx. Alors que le romantisme français est très marqué à l’origine par le catholicisme romain – Hugo prendra vite ses distances - les intellectuels allemands sont davantage influencés par la religion réformée depuis le XVIème siècle. La pratique du libre examen n’est jamais qu’une forme de la liberté de conscience.

De plus, chez Cadou sa conception du monde ne va pas à la généralisation philosophique, parce qu’il sait que cette démarche tue l’émotion poétique. « La philosophie est l’hôpital de la poésie », écrit-il. Elle s’exprime par la force des images. D’ailleurs il envoie promener aussi bien Maritain, Mounier et les échanges avec Bouhier sur le matérialisme historique « l’emmerdent ». Dans une discussion avec Rousselot sur Milosz, il rejette l’aspect métaphysique que son ami défend, qui pour lui est parfaitement superfétatoire. L’image ou l’association des images d’où jaillit l’émotion poétique suffit, au-delà le lecteur du poème en fait son propre miel : libre à lui d’en méditer la conception du monde qu’elle porte.

Mêler aux accents panthéistes de la pensée de Cadou une référence à Teilhard de Chardin ne me semble pas juste. De ses compétences scientifiques en paléontologie, en géologie il dégage dans le Phénomène humain une histoire de l’évolution jusqu’au système nerveux humain, qui est le stade le plus évolué, où matière et esprit sont les deux faces d’une même réalité. Toutefois il n’est pas du tout pour moi dans le prolongement du panthéisme de Spinoza. Teilhard écrit souvent : « Tout ce qui monte converge » du stade alpha de la matière à l’oméga. La spiritualisation de la matière trouve son accomplissement dans le point Omega, le Christ. Aussi élaborée que fut la conception teilhardienne lorsqu’elle s’appuie sur les données de la connaissance scientifique, dans ses conclusions le jésuite qu’il est revient à la vieille conception « vitaliste » du théologien Thomas d’Acquin (XIIIème siècle), pour qui la matière est habitée par un principe divin transcendant l’espèce humaine. Son point Omega sauve le Christianisme comme religion révélée. La conception de Spinoza rejette la transcendance : elle est fondée sur l’ « unité de la substance », débouche sur l’éthique, déjà une conception du monde séparant le religieux et le politique et sur le matérialisme des Lumières. C’est ce qui lui valut d’être chassé par sa propre communauté d’origine. Et c’est là qu’on retrouve la culture laïque qui est au cœur du spinozisme.
Lors d’une manifestation culturelle sur Cadou à Troyes fin 1981 où j’étais allé chanter, j’ai eu la chance de parler assez longuement avec Hélène sur cette question : je rappelle qu’elle avait une formation philosophique, qu’elle avait étudié Spinoza, et qu’on a été amené à aborder la question du panthéisme dans la poésie de René. Toutefois c’est une réflexion dont elle reconnaissait le bien fondé, mais qui la gênait. Simplement parce que ses propres convictions fondées sur un acte de foi l’empêchaient de poursuivre. Elle avait même ajouté, avec gentillesse et sans s’offusquer des idées que je défendais, qu’un jour la Révélation me frapperait. Diable ! Je n’ai toujours pas emprunté mon chemin de Damas ! En fait Hélène était chrétienne, en tant que croyante à une vérité révélée. Il y a des références à l’évangile de Jean en particulier dans « En ce visage l’avenir ». Quant à la citation d’Hélène reprise dans la contribution de Jean Lavoué sur la culture laïque, j’y vois une interprétation sujette à caution des positions de René :

« Il était très laïque et en même temps très chrétien. C'était même, précise-t-elle, l'instituteur laïque qui apportait le vrai sens de la chrétienté. Les gens étaient ébahis. Dans un sens, il les a convertis. Ils sont tous venus à lui alors que l'instituteur [en ce temps-là, pour eux] c'était le diable. [Or là c'était] un homme parmi les hommes... »

Dans mon livre, j’ai développé une argumentation sur cette génération d’instituteurs à laquelle appartenait Georges Cadou son père, revenue de l’épreuve du feu avec des convictions fondées sur la liberté absolue de conscience, un attachement à la transmission des connaissances, y compris l’adhésion à de nouvelles méthodes pédagogiques, et faisant de la devise de Victor Hugo « l’Etat chez lui ! l’Eglise chez elle ! » leur éthique. Dans cette corporation des « Hussards noirs », beaucoup rejettent l’anticléricalisme des Radicaux-socialistes qui, outre qu’il n’est pas respectueux de la liberté de conscience des croyants, sert à dresser une paysannerie catholique contre le prolétariat. Georges Cadou était parfaitement intégré et respecté par sa tolérance laïque et les services qu’il rendait aux élèves en difficulté au-delà de ses obligations professionnelles. Ajoutons ses engagements locaux. C’est une génération où l’instituteur est fréquemment secrétaire de mairie ou élu municipal : la laïcité s’incarne dans le grand corps de la République jusqu’à la dernière bourgade de campagne. René avait la même rigueur à Louisfert, toutefois avec Sylvain Chiffoleau à Nantes il lui arrivait de brocarder un ensoutané. C’était Cadou. Je pense qu’Hélène projette sur René ses propres convictions religieuses. On peut se permettre de le dire aujourd’hui, ce qui n’infirme en rien le travail qu’elle a produit pour faire connaître et défendre l’œuvre de son mari.

A propos des « allégories » chrétiennes, je cite Jean Lavoué :

« Ses nombreuses références aux personnages de l’Évangile participent donc de cette « allégorie », comme le dit Robert Duguet, ou encore de cette transfiguration poétique d’un réel dont l’homme, et particulièrement le poète, serait le célébrant : une sorte de vision cosmique à laquelle le moindre être, la moindre chose participent, et particulièrement l’amour d’Hélène. »

Je précise que le terme d’allégorie est utilisé par Cadou lui-même à propos d’une toile peinte par un de ses amis, représentant le Christ et apposé dans la maison du poète à Louisfert. (Il faudrait retrouver la référence épistolaire, je l’ai croisée en écrivant mon livre, mais je ne la retrouve pas).

Entre Cadou le celte et Camus le méditerranéen il y a effectivement des connivences : « Noces », « l’été », « le Femme adultère » dans « l’Exil et le Royaume » sont des proses poétiques célébrant l’homme fusionnant avec le règne végétal et minéral, l’union du corps et de l’esprit, réalisant le seul bonheur possible. Camus écrira, transformant la parole du Christ dans les évangiles, « tout mon royaume est de ce monde. » Le dernier recueil de René s’appelle « les Biens de ce monde ». La création littéraire ou poétique ne prend une valeur que si elle prend ancrage sur ce mouvement qui va des intuitions panthéistes vers la fraternité. Camus disait dans son discours de réception du prix Nobel :

« L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. »
C’est une conception qui est très proche de la fonction que remplit le poète :
« Je n’ai pas écrit ce livre. Il m’a été dicté au long des mois par une voix souveraine et je n’ai fait qu’enregistrer, comme un muet, l’écho durable qui frappait à coups redoublés l’obscur tympan du monde. La parole m’a été accordée par surcroît, afin de retransmettre quelques-unes de ces étonnantes vibrations, quelques-unes de ces mystérieuses palabres qu’il nous est donné d’intercepter, parfois, dans les couloirs de la détresse. » (Préface d’Hélène ou le Règne végétal)

Les interrogations qui me poursuivent depuis de si longues années sur le thème traité dans mon livre « une histoire de fleurs rouges entre les hommes », ont trouvé dans les « Voix de Bretagne, le Chant des pauvres » de Jean Lavoué un horizon plus large qui s’étend à toute une culture littéraire celte. Ce que l’Eglise dans la période ancienne de constitution de sa domination avait combattu comme un « paganisme ». Dans cette Bretagne où le catholicisme romain a régné, voulu sonder les cœurs et les reins pour imposer la condamnation des biens de ce monde, le vieil anticléricalisme celte est toujours là. J’ai rappelé dans mon livre, et Jean Lavoué l’a repris aussi dans son livre la condamnation papale du Syllabus de décembre 1864. Le pape Pie IX, après s’être adapté à la démocratisation des sociétés européennes, s’effraie sur la question sociale devant les révolutions de 1848 et l’Eglise se donne alors au bonapartisme et à la réaction. La première erreur, dit le pape, dans laquelle le peuple de Dieu ne doit pas tomber est la suivante :

« Il n’existe aucun Être divin, parfait dans sa sagesse et sa providence, qui soit distinct de l’universalité des choses, et par conséquent assujetti aux changements : Dieu, par cela même, se fait dans l’homme et dans le monde, et tous les Êtres sont Dieu et ont la propre substance de Dieu. Dieu ainsi est ainsi une seule et même chose avec le monde, et conséquemment l’esprit avec la matière, la nécessité avec la liberté, le vrai avec le faux, le bien avec le mal, et le juste avec l’injuste. » (Article 1)

Très bonne définition de « l’hérésie » panthéiste par le pape. Dans un échange de courrier Jean Lavoué m’avait répondu :

« Quelle meilleure condamnation de la poésie bretonne et de son inspiration profonde, pélagienne et celtique, appelée pourtant à une si belle postérité au XXème siècle ! D’Armand Robin à Guillevic en passant par Cadou et Xavier Grall… Merci de cette référence précieuse qui décrit assez précisément la conviction intime de tous ces auteurs même s’ils sont venus, pour la plupart, d’un catholicisme fervent… »

Jean Lavoué souligne chez Xavier Grall l’hommage qu’il rend à celui qui avait abandonné « le christianisme pontifical pour le christianisme de la race humaine » (Paroles d’un croyant) :

« Il y a une tempête dans la philosophie de Lamennais. Il y a cette fureur, il y a une générosité de la houle. Il y a ce souffle d’Armorique. Ingratitude des temps !... Et c’est pour cela aussi que je poursuivrai mon propos, que je m’acharnerai à élever cette stèle à la gloire de ce damné qui fut enseveli dans une fosse commune du Père Lachaise, par un matin de mars, de longs manteaux et de longues tristesses. La police avait chassé le peuple loin de son ensevelissement. Ce prêtre faisait peur ! » (Les Vents m’ont dit, Pour Féli, Editions du Cerf, Paris 1982.)

Et Marceau Pivert dans les derniers mois de sa vie, alors qu’il était engagé en 1958 dans son dernier combat contre le système colonial, lui le laïque et l’anticlérical, voit dans l’engagement de militants venus du Christianisme social qui le rejoignent, le « bonnet rouge de Lamennais planté sur la croix »…

Pour ma part ce que j’ai essayé de restituer dans mon étude, c’est cette formidable unité chez Cadou de l’homme et de l’œuvre. Lorsque commence l’aventure de Rochefort, Bérimont disait qu’en 1941, la poésie « cette dignité de l’homme », n’existait plus. Rochefort revendique la liberté absolue de créer et n’accepte aucun manifeste, codification définitive, à l’instar du surréalisme. Que le groupe de copains qui buvaient ferme, parfois en chantant « le Père Dupanloup » et discutaient jusqu’à quatre heures du matin de l’avenir de la poésie, tout en l’écrivant, en aient eu conscience ou pas, ils ont défendu des aspirations contre de puissantes forces sociales ou religieuses. N’oublions pas cela, et c’est souligné par Bérimont qui était croyant, l’Eglise est à Vichy. Si l’on veut comprendre cette mise à distance, chez Cadou ou chez les poètes dont Jean Lavoué parle dans ses « Voix de Bretagne, Le Chant des pauvres », à l’encontre de l’appareil clérical, cette quête d’un « christianisme de la race humaine », il faut aller à ce conflit profond qui n’en finit pas de resurgir.

Le poète écrit à la Libération que celui qui est, ni du côté de l’Eglise, ni du côté du PCF, n’a aucune chance d’être publié grand public. On oublie que Cadou existe dans des circonstances historiques exceptionnelles. Il a marqué une empreinte décisive sur l’esprit de Rochefort, dans le contexte d’une résistance littéraire au régime de Vichy, a affirmé une indépendance de pensée vis-à-vis de tous ceux qui voulaient bâillonner la liberté de création. Cela concerne aussi bien les émules de la poésie nationale « pieusement enroulée autour d'un bâton de Maréchal », dira Luc Bérimont (Intervention au colloque de 1981 à Nantes), que la défense par Aragon et Les Lettres Françaises du réalisme prolétarien. Lorsque Jean Bouhier revient de ses engagements « communistes », en 1955 il tente de faire revivre l’esprit de Rochefort et s’entoure de jeunes poètes comme Marc Alyn. C’est Pierre Daix, collaborateur direct d’Aragon, alors que Cadou est mort depuis quatre ans, qui écrit un article non contre Bouhier mais contre l’esthétique de Cadou dans les Lettres Françaises. Christian Moncelet en vient à s’étonner dans sa rigoureuse biographie que dans les différents anniversaires ou colloques qui vont célébrer Cadou après sa mort ; comment une poésie fraternelle ait pu susciter de tels règlements de compte entre ceux qui s’en réclamaient. Ainsi un homme comme René Lacôte, poète et journaliste à la botte d’Aragon, sèmera bien des graines de discorde et prononcera des excommunications majeures.

En 1851, Victor Hugo, pressentant la montée du bonapartisme, s’opposait à la loi Falloux qui allait imposer de faire passer l’enseignement primaire sous la coupe du clergé. S’adressant à ce très vieux parti, qui avait dix-huit siècles d’état de service, « le parti clérical », il disait à la tribune de la chambre :
« …Tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, imaginé, illuminé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures, convenez-en ! »

Au XXème siècle, le stalinisme a fait aussi bien que l’inquisition. Et le travail de deuil, qu’Aragon a commencé avec le Roman Inachevé après 1955, où il retrouve les accents d’un grand poète lyrique, ce qu’il est, ne l’exonère pas de son soutien à des crimes contre la pensée libre. Il porte toujours la responsabilité d’avoir tenu pour quantité négligeable et mis sous le boisseau le message des poètes de Rochefort.

Notes :

(1)Voix de Bretagne, Jean Lavoué, Edition l’Enfance de arbres, 2021. http://www.enfancedesarbres.com/www.editionslenfancedesarbres.com