Cahiers des poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire N°15, Centenaire de la naissance de René Guy Cadou (1920-2020)

 

Numéro spécial centenaire...

 

 

 

 

 

 

 

SIGNOL Christian. Écrivain français notamment connu pour sa trilogie La Rivière Espérance. Il est né dans le Quercy dans la commune des Quatre-Routes-du-Lot.

René Guy Cadou, l’enfant qui ne grandit jamais, par Christian Signol

Source: Cahiers des poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire N°15, Centenaire de la naissance de René Guy Cadou (1920-2020), Editions du Petit Véhicule, Nantes, 2020.

 

 

 

 



« Peut-être entendrez-vous cette voix volontairement monocorde : désarçonnée à bas du cheval dans rallée, derrière cette grille à triple verrou, derrière cette grille, derrière cette âme, cette voix, Ô jeunes gens et vous hommes de tous âges : peut-être entendrez-vous cette voix qui frappe, qui veut entrer, qui frappe, Ô jeunes gens, qui frappe, comme vous à la porte de son destin … »

Combien sommes-nous à l'avoir entendue cette voix ? Des milliers, des centaines de milliers, jeunes gens devenus adultes sans avoir réalisé le rêve d’une vie : écrire de la poésie au cœur d'une école perdue dans la campagne. Moi aussi bien sûr j’en ai tout comme mon ami Pierre Bergounioux qui brûlait du désir d'une vie d'instituteur dans un village du Lot, tout près de la rivière Dordogne, et qui ne le réalisa jamais. Pour ma part, j'avais compris très tôt, en lisant la poésie de Victor Hugo dans ma petite école lors de l'étude du soir là, et seulement là, pouvait se décider le bonheur d'une vie.

Cadou l’a réalisé ce rêve, heureux homme ! Sans doute avait-il deviné, sur les pas d’Alain-Fournier, qu'en ces lieux-là, pouvait surgir « Augustin Meaulnes, qui pénètrerait en coup de vent et comme un prince dans I ’école ». Il suffit d 'observer les photos de Louisfert où René Guy enseigna sept années, pour comprendre que cette existence impliquait aussi la sobriété, la mesure et la sérénité. Toutes trois magnifiées par cette poésie qui ne se trouve que dans sa simplicité, qui se fraye tout de suite un chemin vers les âmes des hommes de bonne volonté. Et qui dévoile des secrets oubliés, des choses indicibles et cachées, les mirages du temps, les humbles maisons paysannes, la course des nuages, un monde plus vivant que celui qui nous porte, et d’où sont absentes les villes et le malheur.

Dans cette veille lumineuse régnait Hélène, fidèle sentinelle qui l'accompagnait dans sa beauté grecque, avec fierté ; Hélène qui l'admira, le rejoignit dans une poésie dont elle sut prendre le relais tout en la faisant sienne. Qui l'a connue sait quelle force brûlait en elle malgré la disparition de René à trente ans. Ils ne se sont jamais quittés, en fait elle vivait près de sa mémoire et entretenait un feu couleur d'or et de miel qui brûlait sans jamais se consumer.
« Je te vois mon Hélène au milieu des campagnes innocentant les crimes roses des vergers
Ouvrant les hauts battants du monde afin que l'homme
Atteignent tes comptoirs lumineux du soleil. »

Cette école les gardait précieusement ensemble, et pour toujours. Enfants de la vie et de sa poésie. L'un et l'autre connaissaient les miracles des premières fois, l’un et l'autre savaient qu'ensuite rien n'est jamais plus pareil et que seule la poésie permet de retrouver les traces d'un bonheur trop grand pour avoir été suffisamment embrassé, définitivement conquis. « Rien ne s'est plus passé depuis que je suis sorti de la cour de mon école  », a écrit l'un de leurs disciples, et ils furent nombreux, à l'époque, que ce soit Max jacob, Pierre Reverdy, Michel Manoll, Luc Bérimont, tant d'autres qui couraient à Louisfert pour écouter cet homme qui avait refusé de grandir.

Sans doute devinait-il qu'un cruel destin l'attendait, et qu'il perdrait très vite « I’odeur des pluies de son enfance et les derniers soleils de la saison ». Il refusait le temps qui passe, celui qui le rapprochait de la mort pressentie. Il campait dans les territoires de son âme la plus secrète, il luttait pour ne pas s'en éloigner. D'où cette enfance préservée, le refus de vieillir, le souci d'emporter avec lui le meilleur ; ce qui n’a jamais été souillé, ce qui demeure inscrit à jamais dans le cœur, dans l'esprit, au-delà de la mort :

« Ô temps charmant des brumes douces
Des gibiers, des longs vols d'oiseaux
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre pomme et pouce
Une rouge pomme à couteau  »

Oui, pourquoi sont-ils si nombreux ceux qui seraient encore capables de s'asseoir, avec lui, aujourd'hui, sous un préau ? Parce qu'ils savent eux aussi que I’enfance et le monde, l'innocence et la nature dans son étrange beauté, ont toujours eu partie liée. Et Cadou le savait mieux que quiconque, lui qui célébrait cette alliance magique, que seuls les initiés de génie peuvent aller capter dans les cantons d'une existence sublimée, au-delà des jours et des vicissitudes du quotidien. Une chaise, un bureau en bois de noyer suffisent à cela. Il y a des êtres pour qui les sortilèges sont familiers, ceux qui savent saisir le pouls battant des plus petites choses, la caresse des jours, les subtils parfums de la mémoire.

La paix règne éternellement dans les pages de ses poèmes où le ciel de la mi-juin s'éclaire en fin de jour d'un vol bas de colombe. Cadou n'avait besoin que du silence des campagnes pour aller chercher les trésors que son cœur trop fragile avait rassemblés dans les fougères, l'herbe des prés, la houle des champs, les feuilles des pommiers. C’est dans un univers clos qu'il se trouvait le mieux face à lui-même. « Que les oiseaux et les sources sont loin » écrivit Rimbaud à la fin de sa vie . Pour René Guy Cadou, jamais ils ne se turent. Ses poèmes lui parvenaient de « beaucoup plus loin que de lui-même  ». C’était un enchanteur ébloui de la vie. Comme I’a si bien écrit Julien Gracq, il ne fréquentait que « les confins où la pensée se couche au profit d'une lumière meilleure . »

 


 

Note:

(1)Préface d’Hélène ou le Règne végétal

 


 

 

 

 

Image de la maquette du 33 tour d'Eric Hollande consacré à René Guy Cadou (1976)

HOLLANDE Éric. « chante Cadou comme on marche dans une haute allée en novembre » (Hélène Cadou).

 

René Guy Cadou, poète indispensable, par Eric Hollande

Source: Cahiers des poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire N°51, Centenaire de la naissance de René Guy Cadou (1920-2020), Editions du Petit Véhicule, Nantes, 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Cadou est de ces poètes d’instinct qui font parler leur corps. Son écriture est une respiration, calquée sur la pression artérielle. Déjà en 1937, alors que Cadou publiait son premier recueil, « Les brancardiers de l’aube », Jean-Daniel Maublanc écrivait : « la poésie, il en sentait la fièvre, il en garrotait la tension au poignet de force.»  Poète haletant donc, précisément parce qu’il n’a pas le temps. Le corps s’énonce dans l’urgence des mots. Cadou ne serait qu’un passeur, l’intermédiaire entre un monde supra-sensible et le poème finalisé.Cadou est de ces poètes d’instinct qui font parler leur corps. Son écriture est une respiration, calquée sur la pression artérielle. Déjà en 1937, alors que Cadou publiait son premier recueil, « Les brancardiers de l’aube », Jean-Daniel Maublanc écrivait : « la poésie, il en sentait la fièvre, il en garrotait la tension au poignet de force.»  Poète haletant donc, précisément parce qu’il n’a pas le temps. Le corps s’énonce dans l’urgence des mots. Cadou ne serait qu’un passeur, l’intermédiaire entre un monde supra-sensible et le poème finalisé. « Je n’ai fait qu’enregistrer comme un muet l’écho durable qui frappait à coups redoublés l’obscur tympan du monde. » Me revient cette formule d’Hélène que j’avais interrogée sur les signes prémonitoires qui jalonnent cette poésie : « si l’homme ne savait pas, (ou ne voulait pas exprimer, car il existait entre eux un pacte tacite qui leur défendait d’évoquer la maladie), le poète savait. » Comme si en quelque point du corps, des signaux précurseurs, des alertes, appelés en médecine syndrome paranéoplasique, véhiculés par les flux internes – et le sang en premier lieu - cheminaient jusqu’à l’inconscient. Trente ans après la mort de Cadou, Luc Bérimont écrit : « Je n’avais pas compris ce que la plus obscure molécule de son corps savait …écrire plus vite que nous. » 

Mais si la poésie de Cadou est jaillissement, ce que laisse à penser la quasi-absence de ratures sur ses manuscrits, le travail du poète est d’organiser, de canaliser cette énergie créatrice, ce flot incessant d’impressions, de sensations, de souvenirs pour leur donner forme et beauté. « Matières premières indispensables, mais qui demandent à être transformées » écrit-il dans une lettre à René Lacôte. Cette beauté, il la définissait comme « boiteuse ». Cadou gauchit le langage et cette claudication fait que les images les plus simples, les plus évidentes, font un pas de côté, et, une fois déjetées, légèrement réfractées, suffisent à nous faire entrer dans un nouvel univers où les notions d’enfance et de mort, qui devraient se situer aux antipodes l’une de l’autre, dialoguent et se superposent. On ne sait plus si l’enfance est fugace et la mort permanente ou le contraire, pour un poète en perpétuel « équilibre sur le jet d’eau du temps. » Ce vers tout simple « c’est la pluie ancienne et molle », montre à quel point en s’extirpant de l’ornière de la langue usuelle, la métaphore est le creuset, le carrefour où fusionnent des instances multiples, en l’occurrence la mémoire visuelle et sensitive.

La multiplicité des études, la diversité des approches témoignent de la densité de la charge sémantique de l’œuvre poétique de Cadou. On n’a pas fini d’épuiser de nouvelles thématiques, alors qu’en tirant sur un fil, c’est tout un écheveau qui vient, un réseau de correspondances un peu à l’image de cet univers ferroviaire si obsédant depuis l’enfance chez Cadou.

Si Cadou répugnait à qualifier sa poésie, s’il se tenait à l’écart des mouvements ou des chapelles littéraires, on peut dire qu’il la situait par une définition en creux dans la mesure ou il avouait son exécration pour Mallarmé et qu’il voulait se tenir autant éloigné de « l’ouragan romantique » que des « chutes de vaisselle surréalistes. » Sans renier cependant l’apport irremplaçable de ces deux périodes de l’histoire de la poésie française, puisque la seule définition qu’il a avancée du bout des lèvres et presque par défaut, fut cette notion de surromantisme qui n’a pas eu le retentissement qu’elle méritait car elle peut caractériser aussi la grande famille poétique des poètes de Rochefort. Reprendre à leur compte les avancées décisives du surréalisme fécondant les images en faisant appel au riche réservoir de l’inconscient tout en refusant l’écriture automatique et en préservant  le lyrisme et l’interrogation existentielle qui est inhérente à tout homme, telles étaient les lignes de force communes à tous ces poètes qui avaient reconnu en Cadou, le plus jeune de tous et le plus tôt disparu, une voix poétique unique et fulgurante.

Me revient cette formule d’Hélène que j’avais interrogée sur les signes prémonitoires qui jalonnent cette poésie : « si l’homme ne savait pas, (ou ne voulait pas exprimer, car il existait entre eux un pacte tacite qui leur défendait d’évoquer la maladie), le poète savait. » Comme si en quelque point du corps, des signaux précurseurs, des alertes, appelés en médecine syndrome paranéoplasique, véhiculés par les flux internes – et le sang en premier lieu - cheminaient jusqu’à l’inconscient. Trente ans après la mort de Cadou, Luc Bérimont écrit : « Je n’avais pas compris ce que la plus obscure molécule de son corps savait …écrire plus vite que nous. » 

Mais si la poésie de Cadou est jaillissement, ce que laisse à penser la quasi-absence de ratures sur ses manuscrits, le travail du poète est d’organiser, de canaliser cette énergie créatrice, ce flot incessant d’impressions, de sensations, de souvenirs pour leur donner forme et beauté. « Matières premières indispensables, mais qui demandent à être transformées » écrit-il dans une lettre à René Lacôte. Cette beauté, il la définissait comme « boiteuse ». Cadou gauchit le langage et cette claudication fait que les images les plus simples, les plus évidentes, font un pas de côté, et, une fois déjetées, légèrement réfractées, suffisent à nous faire entrer dans un nouvel univers où les notions d’enfance et de mort, qui devraient se situer aux antipodes l’une de l’autre, dialoguent et se superposent. On ne sait plus si l’enfance est fugace et la mort permanente ou le contraire, pour un poète en perpétuel « équilibre sur le jet d’eau du temps. » Ce vers tout simple « c’est la pluie ancienne et molle », montre à quel point en s’extirpant de l’ornière de la langue usuelle, la métaphore est le creuset, le carrefour où fusionnent des instances multiples, en l’occurrence la mémoire visuelle et sensitive.

La multiplicité des études, la diversité des approches témoignent de la densité de la charge sémantique de l’œuvre poétique de Cadou. On n’a pas fini d’épuiser de nouvelles thématiques, alors qu’en tirant sur un fil, c’est tout un écheveau qui vient, un réseau de correspondances un peu à l’image de cet univers ferroviaire si obsédant depuis l’enfance chez Cadou.

Si Cadou répugnait à qualifier sa poésie, s’il se tenait à l’écart des mouvements ou des chapelles littéraires, on peut dire qu’il la situait par une définition en creux dans la mesure ou il avouait son exécration pour Mallarmé et qu’il voulait se tenir autant éloigné de « l’ouragan romantique » que des « chutes de vaisselle surréalistes. » Sans renier cependant l’apport irremplaçable de ces deux périodes de l’histoire de la poésie française, puisque la seule définition qu’il a avancée du bout des lèvres et presque par défaut, fut cette notion de surromantisme qui n’a pas eu le retentissement qu’elle méritait car elle peut caractériser aussi la grande famille poétique des poètes de Rochefort. Reprendre à leur compte les avancées décisives du surréalisme fécondant les images en faisant appel au riche réservoir de l’inconscient tout en refusant l’écriture automatique et en préservant  le lyrisme et l’interrogation existentielle qui est inhérente à tout homme, telles étaient les lignes de force communes à tous ces poètes qui avaient reconnu en Cadou, le plus jeune de tous et le plus tôt disparu, une voix poétique unique et fulgurante.

 


 

 

 

 

 

Editeur et poète, Jean Lavoué, prix Yves Cosson de poésie 2019 - Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire -
Derniers ouvrages :
René Guy Cadou la fraternité au cœur, L’enfance des arbres 2019
Que serions-nous sans nos silences, L’Ardent pays 2019
Chant ensemencé, dessins de Nathalie Fréour, L’enfance des arbres 2018
Ce rien qui nous éclaire, L’enfance des arbres 2017

 

René Guy Cadou, poète fraternel, par Jean Lavoué

 

Source: Cahiers des poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire N°51, Centenaire de la naissance de René Guy Cadou (1920-2020), Editions du Petit Véhicule, Nantes, 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

On ne sort pas indemne, à vingt ans, de la rencontre avec la poésie de René Guy Cadou. J'ajouterai qu'on ne l'écoute pas, sa vie durant, par la voix de ceux qui en ont magnifié le chant - Morice Bénin, Philippe Forcioli, Julos Beaucarne, Jacques Bertin, Gilles Servat, Martine Caplanne, Eric Hollande et tant d'autres... - sans qu'un jour ou l'autre s'empare de vous le désir d'honorer cette dette de ferveur et d'amitié. C'est ce qu'il m'a été donné de vivre au cours de ces trois mois de l'été 2019. C'était après la traversée de deux années d'éprouvante maladie. Depuis quelques années déjà, j'avais recueilli à Nantes, dans le cadre du fonds René Guy Cadou, des correspondances qui m'avaient bouleversé. Celle du Père Agaësse en particulier, celui-là même qui était venu le 23 mars 1951 sur le seuil du printemps « saluer un prince ». Depuis cinq ans, ces notes étaient restées en jachère ; mais voici qu'en cet été 2019 le temps était soudain venu de laisser monter, à propos de ce poète toujours si vivant en moi comme en beaucoup d'autres, toutes ces intuitions qui depuis tant d'années m'accompagnaient.

D'emblée, en quelques jours, la structure du livre s'est donnée.(1) Toutes les semaines qui ont suivi m'ont alors permis de glaner dans tous les ouvrages accumulés chez moi depuis des décennies les mille éclats d'autres lectures venant donner peu à peu sa lumière au vitrail d'une œuvre depuis si longtemps chantée. Des trouvailles m'ont été accordées en chemin comme ces magnifiques articles de Jean-Louis Cloët (2) qui en quelques figures, dont celle du vitrail justement, me semblait avoir saisi le cœur même de l'œuvre de Cadou.

Au principe de cet ouvrage de mémoire et de célébration, il y a l'intuition centrale de la présence aux côtés de René, et cela dans tout son travail de créateur comme dans sa vie d'homme, de son frère Guy. Beaucoup d'auteurs ayant écrit sur Cadou mentionnent l'existence de ce frère, mais sans toujours, me semble-t-il, en tirer, autant que je la ressentais moi-même depuis longtemps, la ligne de force qui se dégage de cette fraternité intime dans l'œuvre et dans la vie du poète. Nul n'y a insisté plus qu'Hélène, son épouse, et elle fût bien placée pour en saisir toute la portée. Elle a partagé la vie de René, puis tant d’années de son absence vive, dans la conscience de la présence permanente de ce frère à ses côtés. Pour différentes raisons et notamment en référence à d'autres travaux réalisés sur des auteurs comme Perros avec la prégnance dans son existence et dans son œuvre de son frère jumeau perdu à la naissance (3), cette réalité est devenue pour moi l’axe majeur permettant de mieux comprendre la source de l'étonnante fécondité et maturité de l'œuvre comme de la vie de cet homme disparu encore si jeune : tant en ce qui concerne la précocité et la profondeur des rencontres qu’il lui fut donné de vivre avec de grands poètes, Max Jacob et Pierre Reverdy notamment, mais aussi tous les amis de Rochefort, la richesse de sa correspondance, l'intensité de son amour pour Hélène et, reliant tout cela, l'extraordinaire humanité de son œuvre poétique. La présence de ce frère intime à ses côtés, est devenu pour moi le sésame de cette vie dont j'avais à cœur de faire vibrer le chant et le mystère. S'il y a bien une trame spirituelle dans la poésie de Cadou c'est, me semble-t-il, en particulier, à cette source d'absence-présence qu'elle se nourrit : cet art non pas d’être resté accordé à la mort d'un autre dont il portait le prénom et qui aurait pu, tout aussi bien, le tirer en arrière ; mais, au contraire, d'avoir su magnifier des liens apparemment infimes avec cet être qui comme Cadou le pressent pour lui-même, n’aura fait « que quelques pas sur cette terre », des liens que beaucoup seraient sans doute tentés de trouver tellement ténus qu’ils en deviendraient inexistants, et d’en avoir fait pourtant le ferment d’une telle œuvre créatrice. 

Aussi ce livre, « René Guy Cadou la fraternité au cœur », n'est-il, au fond, qu'une longue variation autour de ce thème avec lequel l’ensemble de cette brève, mais si intense vie humaine, artistique et spirituelle semble entrer en résonance. René Guy Cadou est, d'une part, une sorte de survivant de la grande guerre dont son père revint comme par miracle : né sur le seuil d'un autre temps où tout semblait à nouveau possible à ceux qui étaient sortis de cet enfer, il se fit de cette vie redonnée le chantre émerveillé. Mais il est aussi, comme il aime l'évoquer, « l'enfant posthume » d'un autre dont il porte le prénom gravé au cœur. Dès lors, poète il le sera, et non seulement en écrivant des textes empreints tour à tour d'une extrême nostalgie et d'une ardente fertilité, ce qu'il commença à faire très jeune dans le partage de la mélancolie et du deuil de son père après la perte du grand amour de leur vie : Anna, la mère de René disparue alors qu'il n'a que douze ans... Mais aussi par le flair extraordinaire qui le conduira, lui l'écolier somme toute, si l’on en croit les témoins, assez médiocre, à la rencontre de ces grands frères en poésie qui l'éveilleront si bien et si vite au déploiement de la lyre lumineuse qu'il porte en lui : Michel Manoll, Julien Lanoe, Max Jacob, Pierre Reverdy, Jean Rousselot, Jean Bouhier, Luc Berimont et tant d'autres... Quelle merveille qu'un jeune homme que rien apparemment ne préparait à cela se soit trouvé entouré d'une telle constellation fraternelle et créatrice. Mais justement, dans l'âme ouverte et disponible du jeune poète, la place se trouvait-elle à la fois préparée et vacante pour vivre une telle moisson de rencontres fécondes et profitables. Aucun de ces grands frères ne l'écartera, bien au contraire, de cette orientation poétique profonde qu'il porte en lui naturellement. Ils n'auront de cesse, au contraire, de la conforter. Tous pressentiront en le côtoyant le secret de ces liens de sang et d’amitié dont son être est depuis l’origine tissé. C'est bien cet élan fraternel et poétique, en effet, qui le conduit d'abord vers les simples, les artisans de son village, entre autres, et, d'une manière générale, avec une intuition sans pareille, vers les êtres authentiques : Hélène, bien sûr, qu'il célébrera en des poèmes d'une rare intensité amoureuse, mais aussi les personnages sincèrement spirituels de son enfance comme sœur Chantal qu'il célèbre encore à plusieurs reprises dans ses poèmes laissant entendre qu’elle fut peut-être pour beaucoup dans cette initiation à la vie intérieure,  au silence et à la présence du mystère. Ou encore vers ce père Agaësse de l'abbaye de Solesmes dont la critique à propos de ce qu'il écrit lui est plus précieuse que celle de bien des gens de lettres. Difficile de saisir d'où lui viennent encore la force et l'émotion qu'il entretient au fil des années avec celui qu'il nomme dans un poème « son plus proche voisin », le Christ lui-même... Et l'on peut dire que le dialogue avec ce mystérieux passant ne cessera de s'intensifier au fil des années tandis que la maladie referme peu à peu sur lui son emprise et que la « mort aux mains fraternelles » – celle de Max Jacob en particulier renouvela en lui la prégnance de tous ces deuils dont la trame de son existence est marquée - ne cesse d’accroître sur lui son empreinte. D'où a donc bien pu lui venir ce discernement si précoce qui le conduira ainsi, de rencontres lumineuses en conjonctions heureuses, vers cette intériorité ouverte et libre ? Cette authentique aventure spirituelle qui en fait aujourd’hui une sorte de figure anticipatrice et révélatrice pour tous ces hommes et ces femmes dont nous sommes, plus encore peut-être marqués que lui-même en son temps par le doute et l'agnosticisme, mais capables à leur tour de trouver en lui un frère sur le chemin d'une présence intime, insaisissable et étonnante, même si, bien souvent, ils ne peuvent la nommer ? « Confirmation » est un mot qu'affectionnait Cadou. Il le préférait à celui de « signe ». Peut-être parce que le signe semble venir d'un ailleurs auquel il ne parvenait pas complètement à se résoudre. Tandis que la « confirmation » est un donné qui surgit de la chair même de l'existence, de l'éclat des rencontres comme de la magnificence du cosmos et du réel : c'est le souffle qui se donne dans la vibration même de la vie, ce frôlement de « la branche et de l’aile au bord de la maison », et celle-ci englobe tout, la nature, la femme aimée, les amis, l'art...

Oui, Cadou est bien l'homme de cette « vie entière » qui a pour nom « poésie », l'homme des « biens de ce monde », son ultime et sans doute l’un de ses plus beaux recueils : c'est dans cette vie, dans ce monde qu'il reçoit les confirmations qui, même dans la traversée des plus grandes douleurs, laisseront toujours passer en lui la musique infinie de la joie. Pas de divin, pas de sacré pour lui dans les arcanes de la métaphysique ; pas d’échappée mystique vers une Présence totalisante et souveraine à laquelle le vieux Max ne cessait pourtant de l’enjoindre par les envolées méditatives qu’il lui adressait. « Mais ne plus avoir ce tremblement de la main / Qui se dispose à cueillir des œufs dans la haie », écrit-il… Mais cette humanité pauvre et blessée qu’il aime tant fréquenter et qu’il éprouve dans sa propre chair… !  Le départ prématuré de René Guy Cadou, tellement pressenti par lui-même depuis les tout débuts de son écriture poétique, est ainsi partie intégrante de son œuvre. Celle-ci, comme transfigurée par l'interruption même de ce chant d’amour – « Le temps qui m’est donné, que l’amour le prolonge » - ne cessera plus ensuite de féconder le cœur de nombreux artistes, poètes ou chanteurs, qui sauront à leur tour faire trembler autour d'eux cette flamme de l'émotion fraternelle. 

En exégète d'une extrême finesse de l'œuvre de son mari, c'est sans doute Hélène Cadou elle-même qui a trouvé les mots les plus justes pour dévoiler la part la plus intime de ce secret créateur. Dans l'intervention qu'elle fit en 1981 lors du colloque organisé par l'Université de Nantes à l'occasion de l'anniversaire des 30 ans de la mort du poète (4), elle met au jour le joyau que recèle le mystère de ce départ resté pour elle à jamais « inenvisagé » et de l'absence ardente dont il est le foyer : elle fait, au fond, de ce départ l'accomplissement de ce creusement même qu'avec douleur mais persistance René Guy Cadou n'aura cessé d'opérer en lui-même tout au long de sa vie : la quête d'un « ciel » qui ne se tient pas « au-delà » ni « au-dehors » mais « au-dedans ». Et dans cette vacance même, dans ce vide laissé, se trouve tout le chant vital, tout l’être à jamais vibrant du poète lui-même. Sa table d'écriture restera cette mine à ciel ouvert où il n'aura jamais fini, « à genoux dans le lit boueux des journées », d'extraire les pépites de lumière dont son âme était assoiffée ni d'explorer « ce monde où les doigts du Seigneur sont marqués ». Sa croix sera son chevalet de poète dressé devant le vitrail de la nuit qu’il ne cesse de zébrer de mots tremblants de ferveur et d’amour. L'échelle de Jacob, c'est lancée tout au fond de son cœur qu'il ne cessera de la gravir. Et la page qu’il nous tend, c’est encore son souffle, si intensément, si intimement… C'est ainsi que chaque soir il monte dans sa chambre et « prépare les feux » ; il « appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu ». S'il y a bien un dialogue intime avec le divin chez Cadou, cela n'a pas grand-chose à voir avec ce que l'on a coutume de mettre sous le vocable de « religieux ». Mais cela aurait plutôt trait à ce trésor infini de la parole capable, si du moins on la laisse à son humeur sauvage et vagabonde, à son aube réelle et vraie, de s'approcher avec crainte et tremblement du plus sacré en l'homme : ce mystère même de l'absence et de la mort au tronc duquel sa vie est nouée.

Dans un article du 29 mars 1951 (5), Jean Rousselot donne un écho bouleversant des derniers instants de la vie du poète : « J’ai passé avec lui sa dernière journée. Il était faible mais lucide… - « La poésie est peut-être inutile, me dit-il, du moins rapproche-t-elle les hommes et permet-elle l’amitié. » Il me parla aussi des primevères qu’il aimait et dont un bouquet garnissait sa table, puis il me fit lire les lettres que Blaise Cendrars et Pierre-Jean Jouve venaient de lui adresser : déjà sa main dans la mienne était sans poids, sa voix lointaine. Dans la nuit, il eut une syncope : pendant que je courais à Châteaubriant chercher un médecin, il mourut sans souffrir, sa tête, me dit sa jeune femme, retombant sur sa poitrine comme celle d’un oiseau blessé… » Ainsi, lui, si sensible à cette extrême porosité de l’oiseau avec le mystère de l’âme humaine, avait-il fini, en se livrant totalement, par devenir l’un d’eux…  Aussi, est-ce bien dans cette densité d’une vie jusqu’au bout vécue dans cette chaleur fraternelle que René Guy Cadou est devenu le poète de cette flamme fragile frémissant sous les côtes de chaque être : « La nature et le sentiment religieux tiennent une large place, conclut Jean Rousselot, dans cette œuvre originale et robuste, mais aussi le sens de la fraternité humaine ». Oui, c’est bien ce sens de la fraternité humaine qui nous est transmis par la fréquentation reconnaissante de cette œuvre et de cette vie, entièrement données à la ferveur de l’autre…

 


 

Notes:

(1) Jean Lavoué, René Guy Cadou la fraternité au cœur, Editions L’enfance des arbres, Hennebont, 2019

(2) Jean-Louis Cloët, « D’une « esthétique du vitrail », ou de la résurgence chez Cadou de la pensée pansophique et romantique allemande », in Un poète dans le siècle, René Guy Cadou, op. cit. p. 243-260 ;  « Cadou, un certain « bleu » », publié dans Revue Polaire samedi 25 août 2007, en ligne : http://www.editions-polaire.com/revue-polaire/spip.php?article12

(3) Jean Lavoué, René Guy Cadou la fraternité au cœur, Editions L’enfance des arbres, Hennebont, 2019

(4) Hélène Cadou « L’échelle de Jacob – Méditation sur le thème de la mort chez René Guy Cadou », in René Guy Cadou, Actes du colloque des 23 – 24 – 25 octobre 1981, Université de Nantes 1982, p. 81 – 91.

(5) Hélène Cadou « L’échelle de Jacob – Méditation sur le thème de la mort chez René Guy Cadou », in René Guy Cadou, Actes du colloque des 23 – 24 – 25 octobre 1981, Université de Nantes 1982, p. 81 – 91.

 


 

 

 

 

 

Claude Serreau à la médiathèque de Nantes en 2014...

SERREAU Claude. « Je suis né à la poésie avec René Guy Cadou. Sans la découverte de ses poèmes vers mes vingt ans, je n'aurais jamais osé aller montrer quelques textes à Sylvain Chiffoleau, son imprimeur-éditeur et ami qui me conseilla de contacter Gilles Fournel, créateur de la revue Sources.»

 

Centenaire de René Guy Cadou, par Claude Serreau

Source: Cahiers des poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire N°25, Centenaire de la naissance de René Guy Cadou (1920-2020), Editions du Petit Véhicule, Nantes, 2020.

 

 

 

 

 

 


 


Je suis né à la poésie avec René Guy Cadou. Sans la découverte de ses poèmes vers mes vingt ans, je n’aurais jamais osé aller montrer quelques textes à Sylvain Chiffoleau, son imprimeur-éditeur et ami qui me conseilla de contacter Gilles Fournel , créateur de la revue Sources . Ainsi paraitra en 1956 mon premier poème consacré à Cadou dans le numéro 4 de cette publication qui a marqué, à l’Ouest, le domaine poétique dans la grande tradition lyrique héritière de Châteaubriand.

Dans ces parages, sur les traces de René Guy, je trouverai ma voie et ma voix, bien petites coopératrices au concert des muses dont le premier violon est incontestablement Cadou. Trois ans après son décès à Louisfert, je serai aussi instituteur dans un poste déshérité, à Fercé, dans cette région de Châteaubriant, comme Cadou, et je découvrirai de la fenêtre de la maison d’école « la grande ruée des terres », ces forêts et collines ouvertes au déferlement des vents venus de l’océan. Cent ans, c’est peu et c’est beaucoup, quand on a marqué de ses vers toute une génération qui, après ladite « école de Rochefort » et ses successeurs, dont l’équipe de Sources, s’est retrouvée dans les pages de Traces, improbable publication créée et maintenue à bout de presse et de bras pendant un demi-siècle par Michel François Lavaur ! Sans doute, sans l’exemple de Cadou n’aurait-il pas envisagé de réunir et publier tous ceux qui, de près ou de loin, pouvaient se recommander du grand frère de Louisfert, lui le « petit lavaur de campagne » venu d’Occitanie et qui avait atterri à Lusanger à portée des ondes cadoucéennes ! On s’est souvent gaussé de l’influence qu’avait pu avoir Cadou, ce chantre d’une fraternité complice de la nature omniprésente dans son œuvre, que ce soit dans les souvenirs de son enfance briéronne ou dans les pages inspirées par la fréquentation des plus humbles, comme ce Pacifique Liotrot, confrontés à un environnement qu’ils savaient apprivoiser. Oui, Cadou, pour nous autres gens d’Ouest, est le poète qui a retrouvé et célébré les courants porteurs d’une sensibilité à fleur de cœur et d’eau, une généreuse unanimité regroupant hommes, bêtes et plantes, et, ce faisant, n’avait nul besoin des artifices d’un langage abscons pour être entendu. Très librement, il s’épanchait, et son chant avait l’ampleur de la spontanéité et de la sincérité qui ont suffi à convaincre et à émouvoir tant de ses lecteurs. Je suis né à la poésie avec Cadou, et je ne suis pas le seul, assurément, parce qu’il a toujours su toucher juste, à la brisure des mots et des émotions, là où parfois, se blottit, imprécise mais évidente, la Poésie. Cadou devient ce révélateur qui explore la cicatrice de l’indicible et atteint son lecteur au plus profond de la sensibilité, dans un élan de sève, de clarté et d’amour où la vie se débat et ne triomphe pas toujours, ainsi qu’il le pressentait. Mais Hélène, si proche du « règne végétal » le sauvera pour un temps, plus forte alors que les allusions prémonitoires à son trop court passage parmi nous, rejoignant ainsi avec lui l’empyrée des esprits créateurs, parmi ces couples mythiques qui ont jalonné la littérature. Cent ans d’un trajet qui n’est pas près de se terminer, puisque, en ces temps de retour sur soi devant la nature en danger, de jeunes auteurs apprendront à se ressourcer à l’œuvre de Cadou. Il assure ainsi une pérennité qu’il semblait avoir prévue, pariant sur l’authenticité d’un chant qui transmute les émotions, ce langage qui tissera toujours la véritable tapisserie légendaire des hommes dignes de ce nom.

Comment ne pas conclure sans vouloir citer une lettre datée de janvier 1945, de Cadou à Michel Manoll, le libraire nantais premier interlocuteur de René en poésie, beau témoignage d’amitié et de fraternelle affection, extraite du journal du poète breton, Gérard Le Gouic, « Au manoir des champs », et à lui confiée par Manoll lui-même : « Tu me donnes du courage et la force d’aimer tout ce qui n’est pas mon amour…Je suis plein d’orgueil et d’humilité et j’aime… J’ai froid mais je suis très heureux. A cause d’Hélène, à cause d’Orphée, à cause de toi. Ton frère. René. »
Cent ans pour s’apercevoir qu’un tel homme jamais ne meurt, à l’image de tous les poètes !


 

 

 

 

Le poète à la bibliothèque de Boulieu les Annonay...

Daniel Rivel, fils de paysans du Forez, a passé son enfance en pleine nature. Ses textes portent la marque de son origine, il garde en lui la rudesse de ces terres encore en naissance, données par l’usure du granit. Il vit actuellement à Annonay en Ardèche, un pied en ville et l’autre à la campagne.
Il a publié plusieurs recueils de poésie, dont Les chercheurs d’aube (chez l’auteur), Albâtre sur ciel   ( Encres Vives), La porte du bélier sans corne ..( Alcyone). De nombreux textes ont également été publiés ces dernières années en revues. (ARPA, Traversées, Journal des poètes, FPM, Dissonances, Verso, Souffles, Poésie première, Inédit, Littérales, Paysages écrits, Faire-Part…)


http://danielrivel.eklablog.com

 

 

Cadou… un soir d’été, par Daniel Rivel

 

Source: Cahiers des poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire N°4, Centenaire de la naissance de René Guy Cadou (1920-2020), Editions du Petit Véhicule, Nantes, 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

C’est un soir d’été encore bourdonnant des stridulations des criquets, une grenouille coasse dans le fossé, des hirondelles fusent dans le ciel. Cet été là, et à l’appel de Serge, ils sont arrivés de Lyon, de Saint Etienne et d’un peu plus loin ; Ils sont là dans l’intimité d’un « chapi », ce hangar à demi fermé adossé à une ancienne ferme des collines. La chaleur décline, la lune monte et le mur de pierres prend de chauds reflets sous les projecteurs.

« Tu as sept ans et tu vas à l’école
 Tes vêtements sentent la colle
 De menuisier »

Sur une estrade de quatre planches la voix de Môrice Bénin porte avec douceur la poésie de René Guy Cadou loin de la Grande Brière où il est né. Des poèmes forts de cette enfance dans les villages tranquilles lovés au milieu d’une nature omniprésente. Le petit monde de Viricelles dans ses odeurs de foins coupés fait écho, avec les sentiers de mon enfance, aux chemins et aux champs de Sainte Reine de Bretagne. Ce coin d’entre les étangs qui fût origine, point de départ, d’une voix poétique unique, personnelle, toute d’humanité. Des origines bien plantées que celles de Cadou, enracinées dans un pays, si petit soit-il, mais qui n’enferment pas. Habiter le monde, être sans que ce soit une question de lieu, faire de chaque paysage le pays de l’instant, son pays. La ville aussi, traversée de grandes douleurs, pays de l’adolescence, des premières traces et des premières rencontres décisives.

« J’ai choisi mon pays à des lieues de la ville
Pour ses nids sous le toit et ses volubilis »

La musique et les paroles ouvrent les souvenirs et le rêve. La chambre de Cadou à Louisfert
« Comme l’avant d’un navire qui fend les hautes vagues de la campagne ».
Louisfert, la vigie, le phare ouvrant la passe du port où se retrouvent les barques des amis.
« Une bourgade de six cents âmes disséminées dans la campagne avec son église sans clocher entourée de cinq ou six bistrots
le temps donné au maréchal, au charron, au cocassier (un mot admirable), à la buraliste, au boucher, au fossoyeur, à l’épicier ».
Louisfert comme la poésie de Cadou est le pays du temps donné, du temps rendu, de l’attention simple entre « gens du même bord », de la vie.

Puis bien sûr Hélène, le port d’attache…
« Tu es une grande plaine parcourue de chevaux
Un port de mer tout entouré de myosotis….
 …Tu es l’algue marine et la plante sauvage…
…Tu es la petite voisine
Du trèfle et la compagne du lézard
Tu t’ensoleilles sur les pierres
Et tu es toujours sur ma joue…. »

« Je t’attendrais ainsi qu’on attend les navires »

Mais aussi Cadou et la traversée d’une époque, d’une guerre.
Cadou croisant le camion du dernier voyage pour les fusillés de Châteaubriant, donnera en écho une célébration du courage dans son absolue grandeur, dans son absolue simplicité . Le courage des femmes dans les humiliations et l’horreur des camps. La mort, au front du jeune homme qui gît dans un fossé avec une balle dans le cœur, jeune homme mort pour « la belle, la grande, la liberté ».

La soirée est bien avancée, les dernières notes s’élèvent dans la nuit et nous nous retrouvons autour de la table. Un repas partagé entre amis d’un jour et amis de toujours, clin d’œil aux réunions entre camarades d’hier et de là-bas. Un repas sans cérémonie avec ce vin rouge qui remplit les verres et coule dans les gorges. Avec un rien de désuet, quelques lampions vacillent au-dessus des têtes. Une guitare reprend du service, un chant enflammé par la chaleur du vin embrase la tablée. Tout se passe avec la légèreté profonde de la simplicité et de l’attention qui transforme un concert en une soirée chaleureuse dans l’air doux d’une nuit d’été. Les étoiles en rient. Amitié, partage et fidélité sont les marques de Cadou
« Amis venus à la parole
 Comme un bruit de moteur à l’orée du matin
 Amis lequel de vous s’est réservé mes mains ».

 


 

 

 

 

Paul Dirmeikis.
Poète, compositeur, chanteur et peintre. Né en 1954 à Chicago (USA).
Vit en Bretagne.

Site : www.dirmeikis.org

Extraits audio et bon de commande pour le digipack 2 CD consacré à Cadou :
http://p.dirmeikis.free.fr/Pages/discographie.htm 

 

La mise en musique de René Guy Cadou, par Paul Dirmeikis

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Ça s'est passé de manière inattendue. Après une dizaine d’années passées à chanter mes propres poèmes, ainsi que ceux de Federico Garcia Lorca, Louis Aragon, Pablo Neruda, Pierre Emmanuel, et Charles Baudelaire entre autres, je n'avais plus composé de chansons depuis longtemps, et je croyais que je n'en composerais plus, m’étant tourné vers la musique contemporaine et électronique.

Et puis, un jour de mai 2005, cloué à la maison par une sorte de grippe, je me suis assis à mon piano, j'ai pris au hasard un livre de poésie, l'ai ouvert au hasard également, et quelque chose est venu. Des accords. Une mélodie.

Le livre était "Poésie la vie entière" de René Guy Cadou, ce recueil à couverture bleue que tout le monde connaît, et dont je n'avais lu que quelques textes depuis que je l'avais acquis quatre ans plus tôt. Pourquoi fut-ce ce livre-là que j'ai pris dans ma bibliothèque et posé sur mon pupitre, ouvert à la page de La Fleur rouge ? Et pourquoi m’y suis-je alors plongé pendant un an et demi ? Je l'ignore encore aujourd'hui.

Tout s’est construit petit à petit. S’est dessinée d'abord l’idée d’une mise en chansons – pour utiliser cette expression qu’Aragon préférait à mise en musique – d’un modeste ensemble de douze poèmes, chacun dans une tonalité majeure différente. Mais mes doigts s'entêtèrent à poursuivre ce chemin ouvert sur mon clavier ; de nouvelles chansons s’ajoutèrent à cette douzaine originelle, me signifiant avec évidence que d'autres textes de Cadou me convoquaient encore.
Le cycle s'étendit alors à vingt-quatre poèmes lors des mois qui suivirent. Je pensais qu’il allait s’arrêter là, mais, obstiné, il continua à me pousser du coude et à gagner de l'ampleur. Je décidai, en septembre 2006, de le clore sur le nombre définitif de trente-et-un poème, nombre symbolique, puisque c'est avec ce même maigrichon nombre d'années dans ses bagages que Cadou s'en était allé en mars 1951.

J'ai donné à ce cycle le titre de "entre parenthèses". Je croyais que ce travail ne représenterait qu'un court moment dans ma création, de même qu'avait été court le passage terrestre de Cadou, comme entre parenthèses, lui aussi. Ce retour à la chanson – qui me fit remonter sur scène – fut une période particulièrement heureuse et féconde ; aujourd’hui, plus de douze ans après, ces supposées parenthèses ne se sont toujours pas fermées puisque d’autres poètes, tels Georges Perros, Armand Robin ou Salah Stétié, ont emboîté leurs pas à ceux de Cadou. Il existe des temps parallèles, souterrains, de dimensions différentes, qui s’imposent d'une manière insoupçonnée. "Le temps qui m'est donné que l'amour le prolonge" (La Barrière de l'octroi).

C’était la première fois que je me consacrais aussi exclusivement à un seul poète.

Et je n’ai pas été le seul à avoir été ensorcelé. On le sait, Cadou a beaucoup été chanté : Jacques Douai, Gilles Servat, Môrice Bénin, Michèle Bernard, Julos Beaucarne, Manu Lann Huel, et d'autres noms moins familiers du public (si tant est que l’on puisse considérer que Môrice Bénin et Michèle Bernard soient des noms « connus »), tels que Martine Caplanne, Marc Robine, Philippe Forcioli, et j’en oublie.

Qu’un tel nombre de chanteurs/compositeurs ait été séduit par les poèmes de Cadou montre avec évidence que ses textes sont des chansons en puissance. Il ne serait pas exagéré d’imaginer que si une plus longue vie terrestre avait été accordée à Cadou, des collaborations exclusives, à l’instar de Kosma et Prévert, auraient vu le jour et un répertoire porté par des interprètes célèbres aurait fleuri pendant l’âge d’or de la chanson poétique des années 50/60, même si l’aversion de Cadou pour la capitale lui aurait probablement donné, moins que Prévert ou Vian, l’occasion de frayer avec le milieu de Saint-Germain-des Prés.
L’approche et l’émotion immédiates suscitées par ses poèmes, l’atmosphère en même temps lyrique et quotidienne que ses vers savent créer, leur sincérité et vérité foncières, sans parler évidemment de leur musicalité et de cette familiarité quasi fraternelle qu’ils savent engendrer avec tout lecteur ou public sont, entre autres qualités, les atouts qui ont poussé tant de chanteurs et chanteuses à les métamorphoser en chansons.
Il est à noter que, sauf Jacques Douai né en 1920 comme Cadou, la génération de ces chanteurs et chanteuses est peu ou prou la même – né(e)s entre 1945 et 1955. Ce n’est probablement pas anodin. C’est une génération qui a vécu une jeunesse généralement rurale en partie et qui a pu connaître par l’enseignement dont elle a bénéficié et dans son environnement social une riche proximité à la fois avec la poésie des livres et l’univers de la chanson dite « à textes » ou populaire – dans le bon sens du terme. Bref, cette génération dont les oreilles et le cœur furent ensemencés à la radio par Yves Montand, Juliette Gréco, Serge Reggiani, Catherine Sauvage, Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Charles Aznavour, Georges Brassens, Jean Ferrat et Léo Ferré. Y a-t-il aujourd’hui qui que ce soit agé(e) de quarante ou trente ans qui chante la poésie de René Guy Cadou ? Trop datée, peut-être, trop paysanne, pour les nouvelles générations nourries aux musiques urbaines, à l’Internet et aux couplets vite (trop vite ?) tournés. Sa voix s’éteindra-t-elle en même temps que celles de nous autres, chanteuses et chanteurs sexagénaires et septuagénaires ? Je le crains.  

Dès le départ, je me suis abstenu d'écouter ce qui avait été antérieurement composé sur les vers de Cadou (hormis La Fleur rouge de Jacques Douai entendue en concert interprétée par Jacques Bertin).

Non pas que je craignais d'être influencé, mais je désirais me garder dans un état de virginité émotionnelle pour permettre aux poèmes de Cadou d'effectuer en moi leur travail de transmutation sans aucun parasitage éventuel si minime fût-il. C'est plus tard, lorsque le cycle fut achevé, que je me suis autorisé à écouter ce qui avait été fait en amont ; il est notable que dans l'océan des presque 400 pages des œuvres poétiques de Cadou, ce sont souvent les mêmes textes qui nous ont appâtés les uns(e)s et les autres.

Chacun de nous a forcément imprimé son style à sa mise en chansons des poèmes de Cadou, certain(e)s – ne nous interdisons pas de le dire ici – avec plus ou moins d'adéquation que d'autres, mais il s’agit là d’appréciations personnelles. Il serait intéressant d'étudier comment et pourquoi un même poème peut engendrer des approches musicales différentes, voire antinomiques (je pense notamment à la mise en musique de "Mourir pour mourir" par Manu Lann Huel et par moi-même, où il nous aurait été difficile d’être musicalement plus opposés).

Il ne s'agit pas bien entendu d’établir un tableau d’honneur et décréter qu'un(e) tel(lle) a mieux "réussi" qu'un(e) autre, même si chacun de nous aura forgé ses préférences selon sa sensibilité, son goût musical, et son approche personnelle du poème ; il faut au contraire se réjouir de la diversité des climats musicaux, des univers mélodique et harmonique et des arrangements qui se sont exprimés.

Au -delà du style personnel de ceux et celles qui ont œuvré sur leur mise en musique, c’est aussi l’époque qui a marqué son empreinte sur ces chansons, nous permettant de dater les années de leur composition. Il est évident que de nos jours plus personne ne pourrait s’inscrire dans un style musical analogue à celui de Jacques Douai par exemple.

Disons-le, la tâche est difficile, voire utopique : mettre en musique la poésie d'un autre demande d’une part à se mettre en symbiose émotionnelle avec l'auteur, et exige d’autre part une distanciation d’avec soi-même, d’avec ses propres « tics », son propre style ; il faut une grande humilité (vertu peu fréquente chez les artistes, on le sait) pour se détacher non seulement de soi, mais aussi de l’air musical du temps pour servir au mieux un texte, sa métrique, ses couleurs, ses élans, ses images et ses résonances. Dilemme : faut-il se montrer le plus respectueux possible ou, au contraire, se permettre des libertés dérangeantes ? Comment réagirons-nous la première fois – si cette première fois n’advient jamais – où nous entendrons un rappeur scander « Automne » sur un rythme binaire de hip-hop avec l’accent des banlieues urbaines et la voix soumise au traitement d’un Vocoder ?

Nous ignorons quelle place le public et les spécialistes de Cadou, ou de la chanson poétique en général, réserveront, dans le Panthéon de celles et ceux qui ont chanté ses poèmes, à notre travail de compositeurs et d’interprètes. Ce n'est pas très important.

Ce qui l'est pour moi, c'est cette troublante impression ressentie lorsque je travaillais à ces chansons : assis à mon piano, il m’a semblé maintes fois que quelqu’un se tenait debout derrière moi, tel un frère invisible, me guidant, une main posée sur mon épaule, la cigarette aux lèvres, vers des sentiers cachés dans une forêt touffue, et me murmurant parfois : "Oui, là, tu y es, c'est ça ... C'est cette mélodie-là qu'il faut... Oui, cet accord-là..."

J'ai pris la décision, fin 2006, de produire et d'éditer sur mon label, "L'Eveilleur", l'enregistrement de ces trente-et-une chanson sur un album regroupant deux CD paru en 2008 (avec une peinture de Tati Mouzo en couverture). J'en ai composé les arrangements entre l'hiver 2006 et l'été 2007.

Ah, l’arrangement ! Cela nous ramène, en la complexifiant, à la question de la mise en musique déjà abordée plus haut.
Ce fut un intense bonheur pour moi que de tirer le fil de mes compositions originelles dédiées au piano seul pour en dérouler ce qu'elles dissimulaient, et en déplier toutes les couleurs, les timbres, les chants et contrechants qui y étaient en instance d'éveil de manifestation.
Et d’abord : pourquoi le piano alors que sur scène, je m’accompagne à la guitare ? Que l’on ne me demande pas de l’expliciter, mais je n’ai jamais pu associer la poésie de René Guy Cadou au timbre de la guitare. C’est ainsi. Dès que je me suis plongé dans ses poèmes, j’ai entendu, dans la matière charnelle et vibrante de ses vers, le timbre du piano. Pour des raisons pragmatiques, il m’a été donné quelquefois par la suite de devoir chanter Cadou en m’accompagnant à la guitare. Ça ne m’a jamais convenu.

De même, pour l’éventail des instruments que j’ai eu la chance de pouvoir offrir à mes arrangements, j'ai entendu uniquement un monde acoustique où prédominaient, près du piano, le violoncelle et le hautbois. D’autres bois se sont immédiatement imposé : cor anglais, basson, flûte, clarinette et clarinette basse. Se sont ajoutées ensuite ponctuellement la couleur de la trompette et celle d'un trio à cordes. Je baignais dans les univers musicaux d’œuvres de musique de chambre de Darius Milhaud, d’Heitor Villa-Lobos et de Charles Koechlin. Je savais pertinemment que ce type d’arrangements était totalement incongru et aux antipodes de ce que l’on pouvait entendre en 2008 dans le domaine de la chanson. Je savais encore plus que réunir autant de musiciens sur scène pour restituer ces compositions en public était économiquement impossible pour moi, et d’ailleurs cela ne s’est hélas jamais produit : le maximum atteint fut un trio piano, violoncelle et hautbois. Déjà un exploit d’avoir trouvé à deux reprises un organisateur prêt à débourser quatre cachets pour de la chanson poétique !

Ce sont ces instruments-là que l’on entend sur les deux CD de cet album. Il me les fallait pour « mon » Cadou, toujours debout derrière moi, me soufflant ses suggestions et sa fumée de cigarette sur la nuque.

Je tiens à citer ici les neuf musiciens qui m'ont fait l'honneur de mettre leur talent et leur cœur au service de mes compositions : Aldo Ripoche (violoncelle), Boris Pamouktchiev (hautbois), Jean-Mathias Petri (flûtes),Kathy Thibault (basson), Michel Aumont), Vincent Requeut (trompette), Annie Gouronnec (violon), Ruth Weber (alto) et Jean Zimmermann (piano).

Dès sa naissance la poésie fut chantée. Homère chantait les vers de l’Odyssée. Les aèdes ceux de l’Antiquité, les troubadours ceux du Moyen Âge. Elle le sera toujours. La poésie a besoin de la voix car elle est également musique, c’est-à-dire rythme, timbre, durée, hauteur, intensité et spatialisation. En poésie, je suis convaincu que le son triomphe toujours sur le sens. Qui n’a jamais été ému par un texte dit ou chanté dans une langue qu’il ne comprenait pourtant pas ?
« La poésie est inutile comme la pluie » a écrit René Guy Cadou. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de pluies quotidiennes pour alimenter les nappes souterraines de l’âme. Aujourd’hui, où tente de régner cette fausse parole, ainsi que la nommait Armand Robin, déversée au travers des entonnoirs clinquants et omniprésents des médias, des clips, des discours politiques, de l’info, de l’info sur l’info, et de tous ces lieux communs devenus aussi communs qu’une fosse commune où reposeraient pêle-mêle nos émotions émoussées et notre pensée dévitalisée. Avec le silence du cœur moribond.
Parmi d’autres pluies, nous avons besoin des douces averses de René Guy Cadou. Ou plutôt, dirais-je, de sa pluie fine, de ce presque crachin qui perle nos cheveux et nos épaules telle une rosée, une caresse à peine sentie. Aujourd’hui, presque soixante-dix ans après s’être arrêté devant cette barrière de l’octroi qu’il savait ne pas franchir, par cette étrange prescience dont bénéficient les poètes, aujourd’hui, après avoir déposé sa vie entière comme une offrande à ceux qui l’ont prolongée par l’amour, aujourd’hui René est bien devenu ce frère prodigue qui s’attable à notre côté, à ce lourd moment de la journée où il faut allumer une lampe. Son coude frôle le nôtre. Nous savons la famille réunie, malgré les absents, à cause des absents. Et la soirée nous est plus douce.

 


 

 

 

 

ARBATZ Michel. Chanteur et comédien intéressé par la théâtralité dans toutes ses formes (chanson comprise), il se met en scène dans des spectacles faits d'un mélange inclassable de textes (les siens et ceux des autres), de gestes et de musiques.

Le CD « Bruits du cœur, hommage à René Guy Cadou » est paru en avril 2020.

Il contient les titres suivants :
Je t’attendais – Gottffried August Burger – Mon Dieu, ce n’est pas parce que tu as coupé ta barbe… - J’ai toujours habité de grandes maisons tristes … - Art poétique – Ce soir du 2 janvier 49… - L’homme au képi de garde -chasse – Encore l’enfance – Après Dieu, le déluge – Toi – Bohémiens de la mer – L’enfant du garde – Pensez, il en restera quelque chose – A cette heure dans le monde – Rue du sang – Adieu à Gandhi – Chaleur du sang – Dans la nuit du 17 novembre – Nocturne -  L’idiot - La grande folie – Les camarades – Les paroles de l’amour – L’enfant précoce.

Il est en souscription auprès de Zigzags, 16 bis rue de l’Ecole de Droit 34000 Montpellier www.michelarbatz.com

Comme un vin de vigueur, par Michel Arbatz

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Adolescent, j’ai découvert René-Guy Cadou par le petit « Poètes d’aujourd’hui  » que lui consacrait Michel Manoll, chez Seghers. Lycéen à Paris, j’allais parfois à la librairie du Pont Traversé, rue Saint Séverin, chez Marcel Béalu, qui fut son ami, et qui m’autorisait en bougonnant à lire au fond de sa caverne d’Ali Baba les écrits des poètes, et ceux de Cadou en particulier. Une photo assez connue, dans ce livre, me frappe encore : en costume et cravate, le cheveu ondulé, la pose un peu penchée, Cadou a quatorze ans — il en paraît presque vingt—, et ses yeux très clairs vous transpercent d’ironie et de bonté. Il a perdu sa mère deux ans plus tôt, il perdra son père huit ans plus tard, en 40.  Lui-même mourra à 31 ans, en 1951.

Rien à tirer de la grenouille de l’enfance


Rien à frire dans la poêle de l’avenir

J’ai habité quelques années dans la Brière, il y a longtemps,  à deux pas de Sainte Reine de Bretagne, qui fut son lieu d’enfance. Je vivais alors de petits métiers, et commençais à chanter aux quatre coins de Bretagne. Et souvent me revenait cette question : comment un tel élan vers les hauteurs a-t-il pu surgir d’un terreau aussi aride et rude
?
C’est un pays de marais, de canaux cachés par les roselières, où les fruitiers millénaires enfouis dans la vase deviennent bois de fer.
La poésie de Cadou, les quelques textes du moins que j’en retenais à l’époque, étaient pour moi un contrepoint au silence de cette campagne.  Il en va des poètes comme des étoiles lointaines, leurs lueurs parviennent longtemps après leur extinction, et malgré leur permanence dans la nuit, on y retourne après avoir trop souvent oublié de regarder le ciel.

J’avais mis deux textes de Cadou en musique à l’époque : J’ai toujours habité de grandes maisons tristes, et L’homme au képi de garde -chasse enregistrés dans un de mes premiers vinyles.  Ils parlaient tous deux de ce monde rural, de deux points de vue, celui de Cadou se retournant sur le mystère de son enfance ébruitée doucement par un vol de vanneaux, l’autre donnant la parole, comme souvent chez lui, dans une longue galerie de portraits monologués, à un humble domestique survivant à ses maîtres.
J’ai découvert au fur et à mesure l’immense variété de Cadou. Je pense avoir été, comme nombre de mes congénères qui ont mis ses textes en musique, charmé d’abord par sa musicalité, et un certain romantisme, dont lui-même se réclamait. Mais c’est là peut être l’arbre qui cache la forêt. Quelques années plus tard, retournant à ses textes (j’avais été invité par Hélène à chanter à Louisfert), je m’étais attelé au long Ce soir du 2 janvier 49, sorte de retour sur les années de la guerre, et leurs traces, mais aussi constat de la violence raciste ( -bas où il fait chaud et où l’on pend des hommes noirs à la porte des blancs).

Par là j’entrais dans un autre courant de Cadou, que je pense négliger à tort, celui d’une vigueur rebelle, d’une force qui tranche avec la douceur qu’on lui accole parfois jusqu’à la mièvrerie. Je préméditais depuis un certain temps un CD d’hommage pour le centenaire de sa naissance. Je m’y suis lancé au printemps dernier, et cette nouvelle immersion dans l’œuvre m’a conforté dans le choix de textes peu interprétés (si j’excepte le magnifique Je t’attendais que Michèle Bernard m’a autorisé à reprendre). A cette veine rebelle je rattache des textes comme l’Adieu à Gandhi, Gottfried August Burger, Le fils du garde, Chaleur du sang Les camarades, mais aussi d’autres apparemment plus méditatifs comme Pensez, il en restera quelque chose.
J’y ai redécouvert un autre trait qui m’émerveille : la façon dont Cadou refuse toute fioriture, sa phrase économe et fulgurante, parfois populaire, directe (avec ce masque triste d’Arlequin sur ma gueule …) ou mêlant le châtié et la langue parlée (autrefois j’eusse été moine, ou bien garder les vaches), et qui se fiche du bel adjectif. Ou encore ce portrait du poète en conducteur enragé d’une vieille limousine :
O mon poète, appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté
Lisant ce vers à une amie qui pourtant n’est pas ignorante de son œuvre, je vois sur son visage la stupéfaction : c’est que Cadou a été trop longtemps cantonné en poète instituteur pour les enfants des écoles, avec cette gentillesse un peu bonasse qui le réduit considérablement.

La poésie de Cadou ressemble à une petite gare de campagne qu’on ne découvre que par la panne inopinée de l’express. Elle ouvre sur un paysage immense, insoupçonné, dont on ne veut plus repartir, avec ses oseraies, quelques taches de sang, ses champs fumés, et des villas aux volets clos, un garde du château

entouré de vieilles photographies de mariage.
Elle témoigne d’un monde paysan presque disparu, pas si lointain, peuplé de personnages de peu, gardes-chasse, braconniers, forgerons, noceurs, servantes, aubergistes, facteurs ruraux. Tous fréquentent le diable et ses tentations, découvrent la joie et la violence de la vie dans des paysages pelés de canaux, de piardes et d’herbes sèches, encore peuplés d’oiseaux. 
Et à chaque détour de vers, on y reçoit le mystère de trouvailles qui sont à la fois des énigmes, et des évidences que nous sommes forcés d’accepter instantanément, par le fait d’une modestie qui nous subjugue.
Dieu entre chez Cadou comme un rouge-gorge qui se heurte au grand mur de la bibliothèque. Chez lui cette veine religieuse parle avant tout de la condition d’homme, relié par un sentiment océanique à la création tout entière. Le mal n’y est qu’un avatar de l’énergie de vie. Ainsi cet homme qui se dit épouvantable interroge-t-il : Est-ce ma faute à moi s’il n’est d’autre chaleur que la chaleur du sang ?
Ce ne sont ni les stances brûlantes de Saint Jean de la Croix, ni l’appel enflammé de la Pâques à New York de Cendrars, c’est un ton plus modeste et plus familier, qui fait le décompte des déceptions de Dieu et salue sa fragilité de s’en être remis aux hommes. Tu arrives au moment où je t’attends le moins, lui dit Cadou. Toutes les images de ce Dieu sont celles, très humaines, d’une certaine impuissance devant le mal, et qui se retient de juger.
J’ai choisi, dans ce disque, de donner place égale à ces aspects très différents d’un homme multiple, complexe et comme grandi à pas de géant (n’oublions pas que tout fut écrit chez lui en une quinzaine d’années). J’ai voulu aussi y inviter d’autres voix que la mienne. On y retrouvera Florence Delay, Marc Pastor, Maud Curassier, Mélanie Arnal et une pléiade de talents qui me pardonneront de ne pas tous les citer. J’ai cherché aussi la variété des ambiances musicales, de la composition méditative pour quatuor à cordes à la chanson populaire, du long récitatif à la brève vignette, comme ces Bohémiens de la mer, que je ne résiste pas au bonheur de citer, pour la lumière de ces deux vers, dans lesquels on pourrait voir un autoportrait du poète :

Des enfants qui n’ont pour eux que leur visage
Et l’allégresse à peine humaine des pieds nus.

 


 

 

 

 

Née à Wavre en Belgique, longtemps professeur de lettres, Colette Nys-Mazure collabore à différents journaux et revues ; elle aime faire connaître la littérature de son pays au-delà des frontières. Poète Feux dans la nuit (Espace Nord), nouvelliste Tu n'es pas seul (Albin Michel), essayiste Célébration du quotidien (Desclée de Brouwer), elle écrit aussi pour  le théâtre et la jeunesse; parfois en correspondance avec des artistes « Quand tu aimes, il faut partir sur Maternité de Modigliani (Invenit). Ses livres, couronnés par  de nombreux prix dont le prix Max Pol Fouchet, sont traduits en plusieurs langues.)

Hommage à Cadou, par Colette Nys-Mazure

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Mais pour apprendre à écrire, il nous a fallu apprendre à vivre, c’est-à-dire à souffrir et à aimer. Cette citation servait de conclusion à l’atelier d’écriture poétique destiné à la formation continue des professeurs de Lettres, donné par le professeur Pierre Yerlès (l’UCL).

J’étais en classe de première – en Belgique, on disait de poésie – et je lisais, relisais, apprenais pas cœur les huit poèmes - La part de Dieu, Nuit de l’autre, Europe, J’ai toujours habité, Poème d’amour à Hélène, Les chiens qui rêvent , Nocturne et Celui qui entre par hasard dans le sillage de sa présentation que proposait mon manuel scolaire : Modèles français de R.Hanquet. J’entendais la voix, j’éprouvais la vie par tous les sens et le cœur. Devenue enseignante, animatrice d’ateliers et conférencière, j’ai communiqué ma passion à l’égard de ce poète mort à l’âge de mes parents.

En 2002, j’ai été invitée en résidence poétique à Rochefort-sur-Loire sous l’égide du C.N.L. afin de rencontrer écoles, associations, librairies, médiathèques… tout en travaillant au manuscrit Seuils de Loire pour le Dé bleu (aujourd'hui épuisé et repris dans l'anthologie Feux dans la nuit, Espace Nord. Logée dans le Moulin au milieu des vignes, j’ai eu l’occasion de découvrir la bibliothèque du Centre mais aussi la région. Hélène Cadou m'a proposé de visiter la maison de Louisfert, de partager un repas. Pendant quelques années, j’ai pu participer au Marché de la Poésie de ce lieu de mémoire.

Je cite souvent cet immense poète dans mes livres autour de la poésie tels La Chair du poème (Albin Michel), La vie poétique, j’y crois (Bayard), Eveil à la poésie, l’Arbre à paroles…), je reprends des vers et des aphorismes en tête de communications diverses. Autrement dit je vis en intimité soutenue avec René Guy Cadou depuis plus de soixante ans. Comment pourrais-je ne pas m’associer à l’hommage qui lui est rendu ?

Pour René Guy Cadou

En ton pays de Loire,
Tu as semé tes cailloux-poèmes
Et frayé nos voies.

Petits Poucets radieux,
Nous suivons à la trace
Ta piste vive.

La poésie demeure, tu l’attestes.
Les mots quotidiens brûlent nos lèvres.
Ils défient la mort et l’oubli.

 


 

 

 

 

Né le 21 juin 1933, rue Paul Dubois, à Nantes. Vit à Nantes. Poète et conférencier
Vice-Président de Sac à Mots Ed., Rédacteur de la revue 7 à Dire, Membre fondateur de l’Association Cadou-Poésie, Auteur de 23 recueils, 1 essai, nombreuses publications dans des revues françaises et étrangères, présent dans 17 anthologies dont Poètes de Bretagne de Charles Le Quintrec - 1er Prix de "Poésie libre" des Cahiers de l'Adour" (1994), Prix des Amis de la Poésie de Bergerac (1999), Prix Yves Cosson de poésie de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire (2015)

René Guy Cadou, le cœur à pleines mains, par Jean-Claude Albert Coiffard

 

 

 

 

 

 

 

 



Moineaux de l’an 1920 - février 2020… Un siècle, à peine un battement d’ailes, juste un battement de cils dans l’histoire des hommes. René Guy Cadou et Hélène, plus vivants que jamais. Cher René, votre cri d’amour fondamental qui retentit dans toute votre poésie est bien le message, le message essentiel, dont, aujourd’hui comme hier, notre pauvre monde a tant besoin. Et vous, chère Hélène, votre dialogue d’outre-tombe, écrit, de poème en poème, d’une écriture penchée vers l’éternité, nous assure que vous serez à jamais, avec René, les fabuleux amants des libres nuages.

Vos chants mêlés prennent la vie à pleines mains, car si René, se croyant, très jeune, malade du cœur, avait l’obsession de sa mort précoce ; si vous, Hélène, reviviez avec force les derniers mois de Louisfert, vos poésies chantent la vie, toute la vie, la vie entière caressée aux yeux de tous1et le jour beau comme une échelle,²avec l’inimitable bleu du ciel au dernier échelon. Le ciel présent, à l’heure fixée, afin d’honorer son rendez-vous pris avec les éternels amants.
Des Brancardiers de l’aube aux Biens de ce monde, René chante l’amitié. Chaque jour, il guette le facteur. Chaque jour, il attend la lettre d’un ami. Chaque jour, car il porte au plus haut degré le sens de l’amitié. Cette amitié, nous dit Yves Cosson, qui est une image privilégiée de l’amour.3 C’est le cœur tout bruissant d’étincelles1que le poète de Louisfert se rappelle les heures passées en compagnie de Michel Manoll, son frère en poésie. C’est le sang de ses amis de Rochefort qui donne une teinte aux saisons.1 Ses amis, il aime les tenir comme un miroir entre les mains.1Ils sont le visage de lui-même. Il aime le dire. Voyez, comme en parlant de René, on emploie facilement le verbe aimer. Plus tard, alors qu’il sera instituteur à Louisfert, il dira : « Je n’ai jamais reçu / Tant d’amis à ma table… » Mais, peut-être, est-ce là plus un rêve que la réalité, nous dit Christian Moncelet.4

L’amitié… Il faut se rappeler, qu’avant de connaître Hélène, combien René était seul, ayant perdu sa mère à l’âge de douze ans et, à vingt ans, son père. L’amitié lui était vitale - l’amitié, l’amour et la poésie. Il faut savoir aussi, qu’instituteur à Louisfert, il se trouve loin de sa chère Cité d’Orphée, dans un bourg qui, à la mauvaise saison, est parfois difficile à atteindre.  Alors, dans la petite école, adossée à des maisons grises, avec, au loin, la chevelure d’une grande forêt, le poète peut se sentir cerné de solitude, malgré ses visites à Châteaubriant et la rencontre de quelques amis comme les peintres Guy Bigot ou Yves Trévédy ou bien encore Jules Daniel, « poète du dimanche ».

La solitude… Ecoutez Hélène : Qui parle de solitude ? Qui s’effraie pour nous de ce pays perdu ? Nous habitons les quatre points cardinaux, chaque heure m’apporte mille projets, j’ai mille abeilles dans les mains.
Et je regarde ton dos courbé, en cet instant d’une autre vie. A partir de tes épaules je construis un monde solide. Je pourrais passer ma main dans tes cheveux. Tu poserais peut-être ta cigarette, ta plume, et la musique d’un bal pourrait bien retentir dans un village, au loin, nous serions persuadés qu’il n’est nulle part une autre lumière, une autre fête.5

« L’amitié est le leitmotiv qui revient inlassablement pour qui est « allé à Rochefort », pour ceux dont le cœur et la jeunesse sont restés dans ce village où trois ponts de fer enjambent trois bras de Loire. » dira Luc Bérimont, dans son beau témoignage, lors du colloque René Guy Cadou, à Nantes, en 1981.3
Depuis les lettres à Dieu, commencées dans Brancardiers de l’aube,1 l’amitié et l’amour couleront à flots dans toute la poésie de René. L’amitié et l’amour sont les deux grands axes de son œuvre. Son écriture s’appuie sur le quotidien pour aller à l’universel. Le poète transfigure le réel - ce que l’on croit être le réel -, pour le planter dans le livre en granit d’éternité, nous faisant découvrir ce qui dure dans l’éphémère de nos jours. Hélène, ou le règne de l’amour, aura, à l’évidence, bouleversé la vie de René. Hélène, la pierre d’angle de sa vie.3

Rien ne subsistera de moi dans votre Histoire, écrira René, Pas même un invendu dans un kiosque de gare / Mais mon amour et moi nous avons notre histoire.1A voir, cher René… Vous étiez, sans doute là, trop pessimiste, grâce à votre chant et à celui d’Hélène, votre histoire s’inscrit durablement dans notre Histoire. Votre histoire qui est, d’abord, une histoire d’amour avec les vergers en fleurs et les roseraies en feu apparaissant à travers la limpidité du front de l’aimée.

Vos deux poésies, René et Hélène, prennent la forme de l’amour. La forme d’un dialogue d’amour sans fin. D’un cri jeté à l’oreille un peu basse du trèfle.1 Un cri, la nouvelle, la grande nouvelle que la terre est sauvée1 […] qu’il a suffi [de l’] amour pour tout changer.1 La vie retournée comme un gant, grâce à l’amour. Nous avons choisi de vivre / A cœur ouvert devant le jour,6 écrira Hélène, en 1956, dans l’admirable recueil, Le bonheur du jour, qu’elle nous dédicacera, à Simone et à moi, en juillet 2001, sur la même table d’écriture au-delà du temps, la même lumière, le même jour […].Cette lumière qui éclaira son cœur, et celui de René, le 17 juin 1943, lorsqu’ils se rencontrèrent, à Clisson près de Nantes, continuera toujours de briller pour celle qui fut la belle écolière au pied du paysage.1Cette lumière, on pouvait la lire dans ses yeux. On pouvait y lire l’amour de la vie partagée avec René, dans sa présence et dans son absence.
C’est la lumière des étés de Louisfert que l’on retrouve et qui éclaire la poésie d’Hélène. Ses mots ont la mémoire du soleil. Il y a les blés, les pommiers, le Calvaire, comme une image d’Epinal qu’on ne saurait oublier.5 Il y a les rayons à livres qui sont dans la chambre, comme des rayons de soleil. C’est la lumière de Louisfert fusionnée avec celle du Pays blanc miroitant  sur la blancheur éclatante des pyramides de sel offertes au grand soleil et au grand vent. C’est cette lumière qui donnera à Hélène son écriture verticale, telle une échelle dressée contre le ciel, appuyée sur le ciel. Une échelle où s’écrira une œuvre en forme de dialogue et s’établira aussi une communication avec le lecteur dans laquelle s’épanouira l’identité de l’auteur. Les pommiers de Louisfert et le sel du Pays blanc, mariés dans un seul éclat de lumière, donneront souvent au poète ses premiers vers d’où naîtra l’intensité du poème.
Pays natal  / D’abord le sel // Et puis le blanc / D’où tout va naître // Force du vent / La terre à nu // Le ciel s’éclaire.7
L’enfance, l’amitié et l’amour seront toujours présents dans la poésie de René et d’Hélène. René et Hélène, comment les séparer ? Leurs œuvres, si dissemblables, ont, à la vérité, des racines semblables.

Revenons à René, aux Brancardiers de l’aube. Dès son premier recueil, il nous confie qu’il écrit [d]es lettres à Dieu.1A la lecture de son œuvre, on ne peut pas ne pas voir, on ne peut pas ne pas être sensible au grand souffle christique qui traverse un grand nombre de ses pages. Un souffle christique, sans doute, mais rien, absolument rien que l’on puisse interpréter comme une quelconque adhésion au catholicisme, tout au moins en tant qu’institution religieuse temporelle. Je relève quand même, dans l’un de ses poèmes : Pardon Seigneur ! Pardon pour vos églises […].1

Hélène m’a dit, plusieurs fois, qu’elle croyait aux signes, ainsi que René, et, à la lecture de l’admirable poème Nocturne, l’un des beaux textes de la langue française, on peut penser - je reste prudent -, on peut penser que le poète qui a aussi écrit : Mais lorsque j’éteignis ma lampe / Jésus était dans la chambre1 croyait dans le Signe de la Croix. Il ne serait pas raisonnable d’imaginer que c’est sous l’emprise de la maladie que René écrivit : Je crois en Vous Hôtelier Sublime1, car, dès 1942,on trouve dans Lilas du soir : Me reconnaîtras-tu, Seigneur ? Viens. Ne résiste pas. Tu es dans la prairie verte de mes yeux et je t’emporte. Non. Laisse ta croix.1Peut-être, à cette époque, le christianisme du poète était-il fortement empreint de panthéisme ? Je ne sonderais ni les reins, ni les cœurs.

Ah ! Le Visage du Seigneur que, de poème en poème, René nous dessine, n’est pas Celui, entrevu, par Marie Noël, au cours d’une crise d’angoisse religieuse. Celui, écrit-elle, qui n’a inscrit qu’une seule Loi sur ses Tables silencieuses : « Tu tueras… tu seras tué » et qui n’a jamais pris la peine de l’expliquer autrement que par la marche implacable de l’Univers.8Non. C’est le tendre Seigneur, le doux berger que reproduisaient les images religieuses de notre enfance. Nazaréen ou Nazairien ! Peu importe l’état civil.1 C’est le Visage du Fils de l’Homme. Le Fils qui est aussi notre Père. Puis, au fil du temps, la plume du poète nous donnera à voir - ou plutôt à deviner - un Visage de souffrance, ce sera plus le Christ de Grünewald que celui d’une imagerie sulpicienne.
On ne peut pas parler de Cadou sans parler de Manoll. Sans parler de celui qui fut son frère en poésie, depuis le jour de 1936 où, encore en culottes courtes, le futur poète de Louisfert entra dans une romantique bouquinerie9 de la Place Bretagne à Nantes et que l’accueillit un long jeune homme aux doigts brûlés, nourris de cigarettes.9 Ce jeune homme était Michel Manoll, son aîné de neuf ans. Cette rencontre fut, on le sait, déterminante. Onze ans après, René écrira dans Les Essais : Ainsi, Michel Manoll personnifiera toujours pour moi la première chance, cette singulière audace du trappeur en face d’une solitude passablement surhumaine, tout entière comprise dans le domaine de l’Art.10

Dans l’une de ses nombreuses lettres à son aîné - lettres qu’il serait intéressant de voir publiées -, on trouve le poème que mon ami Jacques Taurand a placé en exergue de son admirable biographie, Michel Manoll ou L’envol de la lumière :
[…]
N’aie plus peur de la nuit
N’aie plus peur de ton cœur
Très loin nous sommes là
Et ma main sur ta main tout mon sang passe en toi.11

De son côté, Michel Manoll fera paraître, en 1952, un magnifique recueil, en hommage à son cadet, Louisfert-en-Poésie :

Tu m’écriras avec l’encre du ciel
Sur du papier tissé dans les fibres de l’aube
Tu m’écriras avec les larmes de mes yeux12

Et, on ne peut pas parler de Cadou sans évoquer l’Ecole de Rochefort, ou plutôt la cour de récréation, ou mieux encore Les amis de Rochefort, comme il aimait le dire. C’est à Bourgneuf, où René se trouvait en remplacement d’un instituteur prisonnier, que Jean Bouhier, en mars 1941, lui proposa de participer à la direction des Cahiers de Rochefort, ce qu’il accepta avec empressement, devenant rapidement l’élément essentiel d’un groupe d’amis poètes, dans lequel on retrouva le fidèle Michel Manoll, Marcel Béalu, Jean Rousselot et Luc Bérimont… L’Ecole de Rochefort avait-elle une vraie doctrine poétique unitaire, unifiante ? S’interroge Yves Cosson, au cours de sa communication, René Guy Cadou et l’Ecole de Rochefort, lors d’un colloque sur L‘Ecole de Rochefort,  à Angers, en 1983. Et, le conférencier continue : Ces rencontres sous un préau ou en plein vent avaient comme dénominateur commun la jeunesse : moyenne d’âge 25-30 ans. Cadou y faisait figure de gamin (aimant les gamineries) mais, en même temps, perçait en lui une volonté ardente d’être un poète reconnu de ses pairs et du public.13

Sur les amis regroupés autour de Jean Bouhier - et grâce à lui -, pharmacien à Rochefort, veillent particulièrement deux grands aînés, Max Jacob et Pierre Reverdy. Au cours de ces années de guerre, Rochefort a été, avant tout, un lieu d’où rayonnait l’amitié, un lieu chargé de chaleur humaine, alors que résonnait, sur notre sol, la botte de l’occupant. Même si cette Ecole ne s’est jamais réunie, comme nous l’assure Jean Bouhier, les liens tendus entre les membres, les rassemblèrent et créèrent une immense saison d’amitié, un soleil de communion fraternelle qui n’est pas prêt de s’éteindre, écrira Michel Manoll, en 1954.10
L’Ecole de Rochefort… Charles Le Quintrec nous en parle, L’on riait de tout ! Parfois du bonhomme Claudel qui s’endormait dans les marges de la Bible et parfois des surréalistes qui, même au fond des provinces, commençaient sérieusement à agacer leurs plus fidèles thuriféraires.14
Et puis ce fut Louisfert… L’école, le tableau noir et la craie, René et Hélène, et, à dix-sept heures, la vie rêvée. La feuille blanche sur la petite table avec, encadrés  par la fenêtre, le ciel, les grandes terres et, au loin, le bouillonnement de la forêt. C’est là qu’Hélène, chaque soir, aura vu René faire le tour de lui-même. Elle revivra ces heures d’autrefois, et nous les fera vivre, dans un livre magnifique, C’était hier et c’est demain, où, à travers le temps et l’espace, s’adressant à René elle écrira :  C’est là que je t’ai vu, chaque soir, faire le tour de toi-même, explorant cette solitude entre tes deux épaules, dans « ta vérité de craie », cherchant à tout reprendre à ton compte, tous ces visages de la terre qu’il te fallait réinventer afin de les aimer d’un amour plus durable et sans cesse épuré.15

Les livres et la petite lampe… La lampe de René Guy Cadou restant allumée tard la nuit, son voisin, le menuisier Victor Caridel disait : « Le jour il nous écoute, la nuit il nous éclaire. » Il ajoutait devant moi, nous dit Charles Le Quintrec : « Il m’a fait cadeau de tous ses livres dédicacés. Il a bien fallu que les rats me les abîment ! »16

L’école, la chambre, les saisons, le temps qui passe… A vrai dire, la campagne entrait comme chez elle dans cette chambre. Certains jours, le ciel, toujours en mouvement, semblait traverser les murs dans son voyage, avec ses longs vols de nuages et d’oiseaux.15La douceur des jours… mais bientôt la maladie qui rongera les heures. Et mon cœur doucement aura cessé de battre / A cause d’un compotier de pommes sur la table.1
La douceur des jours… Parfois, le jeudi, un voyage à Nantes, une visite à la Librairie Nantaise, le plaisir de revoir l’ami Sylvain Chiffoleau, de feuilleter les derniers livres et de parler avec Paul Fort et sa femme la Tourangelle… Nantes, la Cité d’Orphée… Le retour à Louisfert et la petite école… Hélène, son amour… L’attente du facteur… de temps à autre la visite d’un ami, la joie de l’amitié…

1948, la maladieLa longue maladie… L’hospitalisation… Les opérations… L’ombre portée sur la vie de René Guy Cadou imprègne l’ensemble de son œuvre 17 écrit, Hélène Cadou qui s’interroge : De quelle nature est cette ombre ? De quelle Autre est-elle le signe? 17Cette ombre qui l’accompagna très tôt dans la vie, et qu’il sent près de lui, tout près de lui, peut-être en lui, cette ombre ne l’aura pas quitté et l’aura conduit à son magnifique Nocturne que tous ceux qui l’ont entendu lire, de sa belle voix timbrée,18 en ont été fortement impressionnés.

Alors, vint la nuit du pommier. Le 20 mars 1951, l’ombre portée saisira René à bras le corps et l’emportera au Pays de la Lumière Eternelle, sous le regard du Doux Nazaréen.

Le soir du 19 mars, Francis Caridel avait apporté quelques pommes au jeune couple.
Au bord des routes et dans les prés, fleurissaient les premières ficaires.


Bibliographie


1 - René Guy CADOU. POESIE LA VIE ENTIERE - SEGHERS. 1991
2 - Hélène CADOU. LA MEMOIRE DE L’EAU - ROUGERIE. 1993
3 - ACTES DU COLLOQUE. René GUY CADOU - UNIVERSITE DE NANTES. 1982
4 - Christian MONCEET. VIE ET PASSION DE RENE GUY CADOU - BOF. 1975
5 - Hélène CADOU. LE PREMIER PRINTEMPS DE LOUISFERT. Les soleils de René Guy Cadou - S. CHIFFOLEAU. 1976
6 - Hélène CADOU. LE BONHEUR DU JOUR - Poésie 56 - SEGHERS. 1956
7 - Hélène CADOU. LE PRINCE DES LISIERES - ROUGERIE. 2OO7
8 - Marie NOEL. NOTES INTIMES - STOCK. 1998
9 - Michel MANOLL. René GUY CADOU - SEGHERS, Poètes d’aujourd’hui. 2001
10 - René Guy CADOU. LE MIROIR D’ORPHEE - ROUGERIE - 1976
11 - Jacques TAURAND. MICHEL MANOLL ou L’ENVOL DE LA LUMIERE - L’HARMATTAN. 1997
12 - Michel MANOLL. LOUISFERT-en-POESIE - Ed. SERPENOISE. 1992
13 - ACTES DU COLLOQUE d’ANGERS. L’ECOLE DE ROCHEFORT - PRESSES DE L’UNIVERSITE d’ANGERS - 1984
14 - Charles LE QUINTREC. LES LUMIERES DU SOIR, Journal - 198O - 1985 - ALBIN MICHEL. 1987
15 - Hélène CADOU. C’ETAIT HIER ET C’EST DEMAIN - Ed. DU ROCHER. 2000
16 - Charles LE QUINTREC. LES OMBRES DU JOUR, Journal - 1970 - 1980 - ALBIN MICHEL. 1985
17 - Hélène CADOU. UNE VIE ENTIERE René Guy CADOU la mort, la poésie - Ed. DU ROCHER. 2003
18 - Christian RENAUT. SOUS LE SIGNE D’HELENE CADOU - Ed. du TRAICT. 2010

 


 

 

 

 

Roger Wallet, né le 1er juillet 1947 à Rouen1, est un romancier et nouvelliste français. Il réside à Beauvais dans l'Oise. Sa carrière s’est partagée entre l’Éducation nationale et l’action culturelle. Il a été instituteur dans différents types d’établissements...

Quatre ou cinq chansons de Jacques Bertin, par Roger Wallet

 

 

 

 

 

 


 

Depuis ce soir de novembre 67 où je l’ai entendu dans La Fine Fleur de la chanson française, l’émission de Luc Bérimont qui n’a pas été remplacée, je ne suis jamais resté loin de Jacques Bertin. Par ses disques d’abord (67, 68, 70…) et puis, m’étant plusieurs fois retrouvé dans la peau d’un programmateur, par ses venues dans les théâtres que je dirigeais. La plus récente, ce fut en 2012, à Beaugency, la salle était pleine, des fidèles comme moi. Un peu plus tôt, pour une publication qui n’a jamais vu le jour, je suis allé passer la journée avec lui à Chalonnes-sur-Loire, dans la maison familiale, mais c’était pour parler du journaliste et du romancier. Il me faut confesser que rares sont les journées où aucune bribe de chanson ne me vient, notamment de celles qui me touchent le plus. Pourtant je ne connais pas tout de lui, je n’ai pas tout entendu ni lu, et je n’aime pas tout. Je ne suis pas un inconditionnel de Jacques Bertin. Je suis mieux que cela : un épris. Soixante ans de fidélité.

La première chanson qui me happa l’oreille, ce fut « Louvigné-du-Désert », elle date de 69, je crois. Trois quatrains aux vers irréguliers, de 14 à 20 pieds, et aux rimes fluctuantes (aabc/ddde/ffff). J’écrivais quelques poèmes – pas encore des chansons – et sa formidable liberté me subjuguait. Et puis il y avait cet incroyable dernier vers où il se permettait l’image la plus audacieuse que je connaisse :
Comme une cigarette éteinte rallumée et qui s’éteint
échappée de notre quotidien de vingtenaires. Je sais pourquoi elle me frappa tant : par sa banalité assumée. La poésie que j’avais apprise avait son vocabulaire recherché et sa syntaxe savante. Là, rien de tout cela : les mots les plus pauvres qui soient, et qui résonnent longtemps encore avec la musique de François Rabbath (qui accompagna Brel). La ligne mélodique est là : toute simple, avec juste quelques déhanchements aux troisièmes et quatrièmes vers. Un climat, une ambiance, une photo noir et blanc à la Cartier-Bresson.

Sur le même 30cm, « Les Anglais bombardaient les ponts » qui, après toutes ces années, ne laisse pas de me plonger dans des abysses d’étrangeté avec son dernier couplet, plus exactement ses deux derniers vers – les derniers vers ont toujours une grande importance chez Jacques Bertin, comme l’ont le dernier regard ou les derniers mots à celle qui s’en va. Il y raconte les amours de ses père et mère – Jacques est né en 46 – les rêves de maison, la vie qui va, les désenchantements, la lassitude,
Allez l'église du bon dieu est trop petite maintenant
trop de silence dans les cartons de maman

De nuits de veille on fera en deux fois le prochain déménagement
la séparation. Et ce qui reste – de la tendresse, dit-on communément, je dirais plutôt une flamme par intermittences – et, crois-je (ou veux-je ?) comprendre, les retrouvailles.
C'est une nuit d'hiver très tard
il pleut dehors l'hôtel est vide
le veilleur de nuit à un sourire très doux
Il dit ma mère lui prête son châle et quelle chambre voulez-vous?

Je ne suis jamais allé vérifier si Bertin mettait deux fois des guillemets dans la dernière phrase mais la voix chantée marque l’arrêt après « il dit ». C’est donc bien le veilleur qui parle. Mais qui a organisé ces retrouvailles ? Peut-être le fils, on peut le penser en s’attardant sur l’avant-dernier couplet. Certaines fois, il me plaît de penser que le veilleur de nuit au sourire très doux, c’est lui : le père…
J’avais alors rencontré des amis musiciens et nous nous étions mis en tête d’écrire des chansons. Les premières, bien sûr, étaient nulles, plates, convenues. Mais tous les trois nous aimions Bertin. Il ne tarda pas à influencer mes textes. Précisément par cette idée de ne pas tout dire, ne pas tout dévoiler, laisser peser du mystère, de l’incompris. Notre première chanson « bertinienne » ce fut « L’étier ». Etrangement, la musique en est assez proche de « Louvigné-du-désert » par l’horizontalité de sa ligne mélodique : « Tu porteras le bleu de ma mort / Le chemin passe par les étiers / Tes tendresses n’amarreront plus / Qu’en de rares lunes de l’hiver / Le temps n’a plus ce goût de raisin ».
Rimes soigneusement évitées, métrique régulière mais inhabituelle (ennéasyllabes). Plus tard nous ferons mieux, comme par exemple avec « Tu entends, dérisoire » - nous avions même pris l’habitude, qui est celle de Bertin, de désigner une chanson par ses premiers mots : « Tu entends, dérisoire, je t’aime, c’est comme une musique / Lointaine et dérisoire / Avec toi le premier, elle dit / J’ai joui avec toi des nuits son corps et sa poitrine / La marche grince et dans le noir tu repenses à son corps ».
C’est que nous avions, alors, écouté « Claire » et « Portrait d’Aude »…

La femme qui me touche de plus près, chez Bertin, c’est « A celle que je ne verrai plus ». Mais c’est qu’elle est liée à un souvenir précis, à un de ces « derniers » dont je parlais plus tôt. Comme tant de chansons sont liés aux moments de notre vie. Ainsi, de mes premières années, cette chanson venue plus tard qui, irrésistiblement, ramène ma pensée vers un petit village de Seine alors Inférieure : « Verte campagne où je suis né Douce compagne de mes jeunes années… » A la vérité elle n’était pas plus verte que la campagne picarde ou balgencienne, mais mes années l’étaient, vertes… Métonymie.
Claire et Aude donc. Toutes deux fugitives, la première s’en va, il quitte la seconde. J’ai rencontré la première, j’ai aimé la seconde. De la première, il entend le pas dans l’escalier quand elle part :
Entend son pas dans l’escalier décroît il ne fait pas tout à fait nuit
La seconde,
J’ai quitté doucement son corps dans ma chaleur collé
C’était du côté de la place d’Italie, des ruines, du vent, des chantiers
De loin on voyait dans la nuit sa fenêtre éclairée

Comprenez bien : ces ruines, ce vent, ces chantiers, c’est dans le cœur qu’il les a. Et, dans la nuit, cette fenêtre éclairée, je sais bien que des années plus tard, jusqu’à la dernière heure, Aude, je la verrai. Je la regarderai, essayant d’y lire un présage, un message, une promesse.
Les femmes dans les chansons, il n’y en a que d’une espèce : celles qui partent. La différence avec la vie, c’est que, dans la vie, il y a aussi celles que l’on quitte.
Quand je remonte de la Loire vers la Picardie, les nuits où je me sens un peu de nostalgie, je prends le périphérique par la droite et, trois sorties plus loin, je remonte jusqu’à la place d’Italie. Rien que pour guetter Aude.
Dans « A celle que je ne verrai plus » - que je fais figurer à la fin de mon dernier roman – Bertin est déchirant dès le premier vers :
Et de très loin je vous souhaite une maison sans rideaux
qui m’est devenu une expression familière : aux femmes que j’aime je souhaite toujours « une maison sans rideaux ».

Il est un autre Jacques Bertin, parmi ceux que j’aime, dont je n’ai pas parlé : celui qui vibre des combats du monde. On pense bien sûr tout de suite à « Ambassade du Chili » ou « A Besançon ». Je veux évoquer ici « Roman », dont le titre me demeure toujours mystérieux. Sur le quatrième 30cm, de 72. C’est le portrait d’un jeune homme d’un idéalisme absolu. Mai 68 était passé par là, le Chili tomberait un an plus tard – grâce à l’aide des Etats-Unis, ce qui n’interdira pas à Kissinger d’obtenir le Nobel de la Paix ! Entre lui et Aung San Suu Kyi on se demande qui est le plus méprisable…
Il descendait de la montagne et du silence et devant lui les hommes
Là-haut il était seul, on n'entend que le vent
Il descendait, dans sa tête il cherchait la parole implacable
Qui le lierait au monde, aux hommes et à lui-même à tout jamais

La parole ne saurait être qu’implacable, et liaison, elle est un absolu. Mais que trouve-t-il en descendant ? Des hommes « bardés d’objets petits, malingres » :
Il entendait votre plainte sur la ville et elle sortait de sa bouche
Il vous voyait égorgés dans les ravins de l’Algérie
Il entendait son propre râle qui montait du métro Charonne
Au Vercors il se levait avec les ombres battant l’air sur les croix
Près de Châteaubriant dans les haies les fusillés chantent
La nuit dans les banlieues les affiches se décollent au vent
Ce sont toujours les mêmes mots à terre simplement qui demandent qu’on les prenne

Et qu’on les porte de main en main, surtout qu’on n’oublie pas

Les évocations, bien sûr, sont emblématiques : au Vercors et à Châteaubriant s’opposent l’Algérie et Charonne. Et pourtant ce sont les mêmes – les mêmes ! – qui ont résisté en 40 et n’ont rien compris à l’Algérie. J’ai le même âge que Bertin, j’ai vécu les mêmes incompréhensions historiques : que la France de Mendès-France s’engage dans la guerre d’Algérie, que Mitterrand signe la mise à mort de chefs du FLN… comment voudriez-vous que l’on comprenne ça ? De Gaulle, c’est normal : on devrait interdire une bonne fois pour toutes aux militaires de faire de la politique. Et pourtant « Ce sont toujours les mêmes mots à terre simplement ». Ceux de la dignité humaine. Ceux que Bertin chantera plus tard à travers les mots de Nazim Hikmet : « Les chants des hommes / Sont plus beaux qu’eux-mêmes / Plus lourds d’espoir / Plus tristes / Plus durables / Plus que les hommes / J’ai aimé leurs chants ».
Plus que les hommes, Bertin aussi aime leurs chants. La preuve : il aurait pu conclure par ces deux vers :
C’est toujours le temps de dresser des barricades de paroles
C’est toujours aujourd’hui qu’il faut défendre ce brasier-là
mais il préfère faire passer une femme et se résoudre à l’impuissance :
Il pariait chaque instant, il parlait de choses présentes
Il était de tous les combats systématiquement
Il n’avait pas d’espoir, pas d’avenir, il était ivre
Il se tenait dans l’Histoire comme le pleur arrêté d’un enfant

Ce n’est pas un renoncement, c’est un cœur qui saigne. C’est le constat de la modeste place de chacun dans le monde. Pour les lendemains qui chantent, écoutez Ferrat. C’est un grand chanteur, ce sont de grandes chansons. C’est un idéaliste, lui. Jacques Bertin est le chanteur modeste de vies modestes. Comme la mienne. C’est pour ça qu’il chante si souvent en moi.

 


 

 

 

 

Rémy Prin est né en 1947 à Nantes, il a fait des études d’ingénieur électronicien, puis de science  (doctorat en Physique du Solide / 1972). Il déménagera en Saintonge où s’est tissé le temps, entre la terre, l’amour et le silence. Rémy Prin est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Les pierres & l’âme, fragments arméniens », préface de Denis Donikian, Ed. Parole Ouverte, (2011) et « Entre Loire et lac, chroniques d’une enfance à la campagne », Ed. Siloë, (2012)...

Cadou, Bérimont

Extraits du Livre “ L’empan des années ”, Rémy Prin, Parole & Patrimoine, 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Tous les soirs, je lis un peu de poésie, en ce moment R.G. Cadou. Cadou que j’ai découvert au Furet aussi, avec ce drôle de titre Hélène ou le règne végétal. Au dos du livre : Les ciels de son pays d’enfance, proche de l’Atlantique, les amitiés et surtout la présence et l’amour d’Hélène, telle est la poésie de Cadou . Je n’ai pas hésité, j’ai lu, submergé par l’écriture de cet homme, mort dans son village de Louisfert à trente et un ans et dont l’incandescence des poèmes est sans pareille. Mots simples, d’une extrême puissance, imbibés de la nature, où le tragique du monde effleure à chaque phrase :
Si la neige du temps demeurait sur la terre
Comme un garçon trop grand qui ne fait point exprès
D’être pâle et d’avoir dans le fond de ses poches
Une main que le vide des journées effraie ” (1)

Je lis, je relis, je découvre l’ajustement des mots, ce qui dans l’écriture vole derrière eux, comme les chants d’oiseaux invisibles derrière les paysages. Et ces paysages sont les nôtres, ceux du Pays de Retz, de la Brière. Avec Cadou, je découvre à rebours là d’où je viens, ces horizons que nous partageons toi et moi.
En un pays mené de biais par les averses
Et meurtri dans son cœur par le fouet des rouliers
Le lit défait du garde-chasse
Les chemins creux du monde entier
C’est là que je t’attends, c’est là que je te veille. ” (2)

De ma chambre – le soleil se couche. J’en vois un dernier reflet sur le pont à côté. Devant moi, il y a un arbre, dernier reste de nature dans une vision de béton et de pierre, de ma chambre je plonge dans nos ciels d’averses, nos chemins creux, les poèmes disent leur vertige, bien plus loin qu’eux-mêmes. Quelque temps plus tard, nous irons tous deux sur ses traces, à La Bernerie, puis plus tard encore nous recueillir – c’est cela, cueillir encore, cueillir la mémoire – dans son école de Louisfert. Et quand j’aurai écrit quelques textes qui m’auront semblé décents, nous rencontrerons Sylvain Chiffoleau, l’ami de Cadou, encore imprimeur, qui nous accueillera bras ouverts. Et puis enfin, quand Luc Bérimont m’aura préfacé un recueil de poèmes, Hélène Cadou m’écrira d’Orléans vos poèmes m’accompagnent, je les relis, évoquant l’amitié, celle de Luc Bérimont, celle des poètes, et de grands pays qui auront toujours cours dans la mémoire . Nous sommes alors dix ans plus tard, ai-je gagné en certitude ? C’est toi qui m’as donné l’écriture, j’ai plongé en elle naïvement, pour me sauver de l’absence, pour qu’entre nous les mots se tissent plus intensément. Au-delà, cela n’avait guère d’importance, j’avais appris la nécessité d’écrire mais je faisais peu de cas de construire une œuvre, tant ces mots ne me semblaient pas si considérables, même si je compris plus tard qu’ils touchaient aussi vraiment d’autres que nous-mêmes.

Du fond de ma chambre, l’enthousiasme naïf – les jam-sessions d’ici sur les antennes de France ! – la certitude d’une émergence, d’une autre parole, d’un autre monde peut-être. La ferveur de l’écoute, le mardi, quand de sa voix si entraînante, Luc Bérimont présentait ses chanteurs.
Avant d’être l’animateur chaleureux, Luc était poète lui-même, à l’écriture pétrie d’ardeur, dans l’exubérance du vivant :
Peut-être, quand viendra la nuit
Vais-je poser mes mains autour de ton visage ?
Une lampe assourdie balancera le vent
Qui monte des ravins d’Octobre avec la pluie ;
Tu t’approcheras, nue, entre les murs bâtis
Mais je ne connaîtrai de toi que ton visage.
Je retiendrai l’instant comme une écluse haute
Capable d’emporter deux corps dans un courant ... ” (3)

J’apprendrai cela quelques années plus tard quand, ayant lu quelques-uns de mes textes dans une revue de poésie nantaise, il m’écrivit pour m’en dire le plus grand bien et que je devins son ami. Je lui dois d’avoir continué à écrire, cette conscience de la nécessité des mots malgré tout, malgré la futilité de tous les tintamarres. Quelques années et les temps changent. Nous sommes invités chez lui dans cette maison isolée de la forêt de Rambouillet où il vit. La Fine Fleur est reléguée aux oubliettes, il anime encore des émissions poétiques sur Culture ”. Nous marchons parmi les grands arbres, il me parle de Cadou, de Rochefort sur Loire, de ce temps de la guerre… Il me dit la densité fraternelle des hommes. Au repas le soir, quelques invités venus de Paris - C’est si loin ! Comment fais-tu, Luc, pour vivre ici ? ” - ils s’occupent du Panorama sur Culture. Au cœur des échanges, l’avenir des médias, les jeux à la télé, les intérêts privés, la production… La culture, celle qui ne fait pas d’argent, pas assez, qui lutte pied à pied, comme en sursis. Les temps changent.


Quand je suis venu, je t'ai laissé les poèmes de Cadou. J'ai lu René-Guy Cadou, le texte de Manoll et une dizaine de poèmes […] Tout est clair dans ses poèmes, simple comme la terre qu'il chante, mais tu vois cela me paraît trop simple. Tu compares avec Apollinaire, avec dans ta besace tout l'attirail du Certificat de Littérature que tu viens d'obtenir. Quelques jours plus tard : Cadou, j'aime, parce que c'est un peu notre pays, la Brière, c'est le lac de l'autre côté, et puis j'aime le personnage. Tu vois, il était poète mais avait un autre métier. Rien que des poèmes, c'est bien, c'est fulgurant, immaculé, pur, mais ça ne justifie pas toute une vie. C'est pourquoi j'aime bien Cadou, il était intègre, pas mêlé au milieu qui semble infernal des “ littérateurs ” et il faisait son métier, comme un paysan, et en plus il donnait son cœur aux autres, comme ça, sans éclat. J'aime bien.
Au fur et à mesure des années qui couleront, quand de temps en temps j'irai quêter dans ses textes, ce sera comme une fidélité jamais épuisée, l'admiration d'un immense talent resté modeste, dans ce territoire de l'enfance qui est à tout le monde. Une place pour l'écriture la vie entière, le soir à l'étage de la maison d'école de Louisfert, une autre pour le jour en bas dans la classe, quand il préparait l'aventure des enfants vers le monde. J'ai toujours eu besoin d'échos entre les paysages de la terre et l'amour vécu, de cette liaison dense entre les corps, leurs lumières et l'espace qu'ils habitent, et même de la mémoire des générations qui ont façonné cet espace. Et Cadou rassemble tout cela dans une écriture simple, oui, mais dont l'humanité et le tragique débordent, gonflés ensemble devant l'inéluctable.


Sans doute, si l’on puisait jusqu’au fond de la langue, on s’arrêterait d’écrire, voire de parler. L’humain tient dans cette quête constante des mots envers soi-même et les autres. Des années plus tard, la poésie me semble constituer toujours l’ultime densité de la langue, qui interpelle la totalité d’un instant ou la totalité du monde. Mais cela me reste, à moi comme à bien d’autres, inexplicable. Comment dire que les mots portent en eux un au-delà d’eux-mêmes ? Et que cet au-delà peut naître de bien des formes d’écriture, de celle de la réalité décrite au noyau compact et scintillant du poème ? Sans doute ainsi le philosophe ou l’historien, sans parler du romancier, peuvent charger leur langue de cette dimension-là, sans pour autant s’éloigner de leur propos même. Le poète, lui, dispose de toute liberté, son objet n’est que cet au-delà des mots. À chaque fois, comme disait Cadou, il

Notes:

(1) Hélène ou le Règne végétal, Seghers

(2) Ibidem

(3) Luc Bérimont, Un feu vivant, Flammarion, 1968.

 


 

 

 

 


Jacques Lardoux: Docteur ès lettres, a enseigné à Madagascar de 1978 à 1984, professeur à l'université d'Angers (en 1999) A consacré deux essais Max Jacob et l'école de Rochefort, Reverdy et l'école de Rochefort.

« Il songe à des enfances … », par Jacques Lardoux

 

 

 

 

 

 


« Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté » écrivait Baudelaire qui chantait ainsi « le vert paradis des amours enfantines » dans « Moesta et errabunda » (Triste et vagabonde) et qui, dans plusieurs poèmes notamment dans « Je n’ai pas oublié, voisine de la ville... » et dans « La servante au grand cœur … », revivait avec émotion de grands moments de sa prime jeunesse. Même si René Guy Cadou est plus près d’Apollinaire que de Baudelaire, il partage incontestablement avec l’un et l’autre un sens poétique profond lié à l’enfance, quand sa poésie ne semble pas sortie « d’un des plus poignants chapitres du Grand Meaulnes » ...  De  fait, tous les critiques s’accordent sur l’importance de l’enfance (et de l’enfant) dans l’œuvre de Cadou. Mais de quelle enfance et de quels enfants est-il au juste question ?

Dans la sensibilité et la philosophie modernes, l’enfant (infans, celui qui ne parle pas) est loin d’être considéré comme un être inachevé préfigurant l’homme ou la femme à venir, et pour notre poète, le monde de l’enfance représente plutôt un paradis perdu qu’il convient de réactualiser et même une sorte d’idéal auquel il convient d’essayer de se hausser. René Guy Cadou , (1920-1951) qui portait la moitié du prénom de son jeune frère disparu très tôt (comme cela se faisait à l’époque), et dont la mère (en 1932) puis le père (en 1938) sont morts de maladie alors qu’il était jeune, demeura marqué par ces tristes événements, ce qui nous valut quelques-uns de ses écrits les plus émouvants.  A partir de là, une mélancolie profonde, « surromantique » a-t-on dit parfois, aura imprégné l’œuvre  entière, sensible, riche en images, musicale et composée comme en un seul élan lors d’une vie qui allait se révéler bien trop courte. 
Le métier de René compta également beaucoup . Il fut instituteur dans plusieurs petits villages des pays de Loire, comme l’avait été aussi son père, de même furent très importants l’amitié avec les poètes et les peintres de l’Ecole de Rochefort ainsi que la rencontre lumineuse et le mariage avec Hélène, mais aussi sa proximité de la nature, sa foi religieuse simple, son sens du dépassement et de la fraternité ...
Non seulement l’enfance va inspirer directement plusieurs poèmes, dont le recueil Les Amis d’enfance composé de quatorze titres sur ce même thème (sans compter un livre de souvenirs en prose Mon Enfance est à tout le monde), mais les motifs disséminés de l’enfance et de l’enfant vont habiter un grand nombre de compositions. Ce sont ces motifs et uniquement ceux-ci qui vont retenir ici notre attention, seulement dans la première partie de l’œuvre poétique en question, car ne serait-ce que grâce à eux, il devient possible de suivre au moins les grandes lignes de  l’itinéraire poétique de René Guy Cadou d’une façon originale, du moins est-ce là notre hypothèse de lecture.

Michel Manoll ne s’y était pas trompé qui commençait son étude, pour la collection des Poètes d’aujourd’hui des éditions Seghers, par une première citation de Cadou évoquant la naissance : « Moineaux de l’an 1920/ La route en hiver était belle/ Et vivre je le désirais/ Comme un enfant qui veut danser/ Sur l’étang au miroir trop mince ». Il y aurait déjà là beaucoup à dire en ce qui concerne la fantaisie, la légèreté, la fragilité …  Autre forme de commencement, le premier recueil, Brancardiers de l’aube (1937), débutait par ces mots : « Ils sont venus au jour prédit par le prophète/ Dans leur gangue de l’enfance ». De même un peu plus loin pouvait-on lire ces vers, prémonitoires d’une certaine façon : « Un rebouteux m’a remis pour la fête/ Un cœur boiteux depuis l’enfance ». L’évocation sous-jacente de la guerre d’Espagne se poursuivait dans le recueil suivant : « Des femmes et des enfants quittent Barcelone/ A pied » ... Face au conflit mondial qui se prépare la nostalgie de l’enfance chez Cadou  (une « enfance heureuse » écrivit Luc Bérimont), n’en est que plus vivace : « Où sont les clés de mon enfance/ Le dernier carré de ciel bleu/ Et ceux qui partageaient leur cœur/ Pour me donner la préférence ? »  Cependant, simultanément, ce regard rétroactif, le poète doit savoir s’en préserver : « Pour me sauver/ Je retranche mon enfance de ma vie/ Mes premiers pas brodés d’herbe/ Mes jeux dociles ».

Il ne fut pas facile d’avoir vingt ans en 1940 ! Mobilisé dans les Basses Pyrénées , avant d’être hospitalisé à Oloron-Sainte-Marie, René retourne bientôt dans son pays natal : « Hommes qui retrouvez l’écorce la plus verte/ Et ces larmes d’enfant qu’on vous avait volées » (Bruits du cœur, 1941). L’amour aussi fut volé à toute une génération : « Rien n’avance/ Je roule dans le bleu des yeux de mon enfance/ Et c’est toi que j’attends/ Pas un mot de l’amour/ Nous n’aurions plus le temps ».
En juin 1943, c’est la rencontre avec Hélène, et le recueil La Vie rêvée qui parut en 1944 lui est naturellement dédié : « C’est à vous que je vais/ Collines-Babylone/ Roseraies suspendues…// A  vous aussi jardins/ Complices de l’enfance », « O femme que j’avais/ Cernée de tiges molles/ Enfant qui bondissait/ Dans son ventre léger ». S’exprime un désir d’enfant, l’enfant que le couple n’aura jamais.  Bataille aussi quand il s’agit de ne plus succomber aux sirènes des jeunes années : « J’ai secoué les livrées les cris de mon enfance », « Ecartez-vous de moi sinistres de l’enfance », « Les bergers sont vaincus qui menaient ton enfance », « Mon visage a perdu les hâles de l’enfance/... Il est temps de hisser la grande voix des hommes ». Ce qui n’empêche pas par ailleurs les prisonniers d’appeler à eux « les lilas/ Bergers de (leur) enfance » ... Bref, une véritable dialectique s’est mise en place au fil des poèmes : désirs, contradictions, rejets, appels ….

Notons que même dans l’adversité, la poésie de Cadou, dominée par les vers pairs et rimés, conserve malgré tout sa belle allure, une harmonie constante proche en cela d’Eluard.  Cadou semble la plupart du temps rester « plus calme qu’un enfant », ce qu’il parut parfois regretter : « A quoi bon ces matins sans hâte de l’enfance »! Quoi qu’il en soit il demeurera toujours l’homme de son terroir, l’homme de la Brière : « Encore un soir où je m’en vais/ Sur le grand livre des marais/ Tracer les mots de mon enfance  » …

Le recueil « La vie rêvée  » culmina en une alliance entre le récit personnel et le récit religieux évangélique : « C’est d’abord un jardin où sommeille l’enfance », un « enfant nourrit de ciel » ,« l’enfant divin à l’abri sous l’agneau », « Jérusalem/… Des enfants sont partis rechercher des troupeaux » ...
Cependant Pleine poitrine (1946) marqua une étape supplémentaire, d’une part dans le délaissement : « Ce visage d’enfant dont je suis éloigné/ Par des années d’incertitude et de mensonge », et d’autre part dans une forme d’engagement résistant :

Il sortait d’un pays d’enfance
Couverts de flammes et d’oiseaux
Un pays qui montait si haut
Qu’il l’avait appelé la France
Et le serrait contre sa peau

Ce n’était pas un patriote
Mais un enfant du premier jour
Qui chantait à tue-tête pour
Dominer le bruit sourd des bottes
Qui effarouchait son amour                                                                                                     

« Chanson de la mort violente »

« Enfant du premier jour », l’expression résume à elle seule l’enjeu fondamental ! Presque toujours en rapport avec un vocabulaire concret, l’enfance, dans les poèmes de René Guy Cadou, laissa peu de place aux concepts, leur préférant une immédiate sensibilité que Kant puis Hegel en leur temps auraient peut-être juger puérile, mais que nous modernes apprécions parce qu’elle aura su atteindre  une fraîcheur rarement égalée ( il « était la présence enfantine des rêves »)... Cadou écrivit à Max Jacob : « Il faut d’abord ce refus de l’habitude et des fausses urgences, se visser des yeux d’enfant ». Et c’est avec humour qu’il en vint à se définir lui-même comme le « Poète au visage d’enfant / Dont les vers ne sont pas mauvais » ! Dans « Le portrait fidèle », il se hâtait de dire : « La sémantique ? Connais pas ! /… Mon orgueil à moi ce serait / D’être entré en littérature/ Plus interdit qu’un roitelet/ Par un trou méchant de serrure ! » (in Les biens de ce monde)

 


 

 

 

 

Patrice Pipaud, né en 1954, habite Les Moutiers en Retz: ili fait partie des Historiens du Pays de Retz depuis plus de 20 ans.

Cadou en Pays de Retz, par Patrice Pipaud

 

 

 

 

 


 

1/ une histoire de petit train

René Guy Cadou sur la côte du Pays de Retz, c’est d’abord pour moi une histoire de petit train. Celui qui circule au début du siècle entre Paimbœuf et Pornic et fait son plein de voyageurs au débarcadère de Mindin. Lorsque Gilles, le héros de la Maison d’été (seul roman largement autobiographique - 1946) participe aux battages, son enfance lui revient aux oreilles avec le bruit d’une locomotive :
« Tout d’un coup, au détour d’une charrière, j’ai eu un choc au cœur, un vrai choc qui fait mal et je suis devenu tout blanc. Quel était donc ce bruit qui me rappelait tant de choses ? Je me souviens. C’était à chaque départ de vacances le petit train souffreteux que nous prenions pour aller au bord de la mer. Il passait entre des haies de tamarins, il s’arrêtait à toutes les gares. Un monsieur à casquette dorée allait de wagon en wagon, remuait au passage des chaînes peintes en noir, et laissait sur les petits cartons que nous lui tendions une étoile, une étoile de vide à laquelle on pouvait appliquer l’œil et regarder. La locomotive était comme celle du chemin de fer qu’on m’avait acheté pour jouer le soir sous la lampe. Elle avait des hoquets et des bruits de freins terribles, il fallait lui donner à boire souvent. A une station, le train s’arrêtait dix minutes. Ma mère restait dans le compartiment ; mon père et moi allions jusqu’à la buvette de la gare. La bonne femme qui nous servait s’appelait la mère Rouget et cela me faisait rire. Je buvais quelques gouttes d’un vin blanc à goût de pierre. Au mur, il y avait un portrait de Gambetta. » (1)

Un an plus tard, dans Mon enfance est à tout le monde, René évoque à nouveau :
« Le petit train des baigneurs qui fait halte entre les tamarins et lève le coude dans toutes les gares. Le chauffeur a l’air d’un vieil automobiliste idiot avec de grosses lunettes et sa visière dans le cou. Les wagons sont comme les tronçons d’un ver énorme, qui se raccommodent parmi les pins et les fougères, et dans les sables de la côte : ils n’en finiront jamais de s’unir et ça fait un bruit épouvantable de vitres brisées, de carcasses maigres qui s’entrechoquent. Les fleurs des acacias neigent sur les banquettes. » (2)

Le poète ne manque pas d’exploiter la veine ferroviaire de sa mémoire :

« Te souvient-il de la douceur des petits trains
Dans les pays de bord de mer entre les tamarins
Tu es en voyage avec ton père et tu regardes
Un collège de bœufs qui part en promenade
Tu es dans un bistrot près du mécanicien
A lui rafistoler les lignes de la main
Et tu songes tout bas à ta mer qui brode
Des jeux de lotos ou bien des pagodes »(3)

puis, apostrophant un triste train de banlieue :

« Tu ne peux me mener plus loin que ton ancêtre 
qui paissait tristement le long de la banquette.(4) »

Adolescent, à Saint-Michel-Chef-Chef, il se moque gentiment de la cheffesse de gare qui guette les convois avec la lunette de son défunt mari, capitaine au long cours, et, avec d’autres garnements, suiffe les rails du petit train pour le faire désespérément patiner.(5)

2/ Le côté des falaises et le côté des dunes

C’est au cours des vacances pornicaises à la villa « ‘Restons-y’  ; à mi -côte, dans la rue de la source, un escalier de pierre dure, une demeure délabrée, comme un vieil accordéon, des pièces sombres où nous nous entassions […] » (6) où à « ‘La Tirelire’ une demeure de parpaings et de planches que nous avons à un carrefour, là-bas où c’est déjà la mer »(7)  que René découvre « la côte sauvage entre Pornic et la Bernerie » et ses éboulis de pierre par lesquels il aborde la mer :

« Un étroit sentier, coupé en certains endroits par l’érosion, suivait la falaise. Des lézards venaient se chauffer entre les touffes d’ajonc sur les pierres plates. Des oiseaux criaient ; au loin, dans la brume, on apercevait les contours de l’île de Noirmoutier et la masse sombre du bois de la Chaise. » (8)
Les premières promenades solitaires de l’enfant Cadou le mènent sur la pelouse de la « Pétardière » (que l’on appelle aussi Monval). Il a huit ans et aime les ombrages des grands sapins sous lesquels se cache le vieux manoir à tourelles et la chapelle construits à la fin du XIXe siècle par un vieil abbé poète. Sous les frondaisons d’autres poètes ont précédé le poète en devenir : l’ancien maître des lieux, l’abbé Pétard, il appelle volontiers ses œuvres des « pétarades », Joseph Rousse chantre de la bretonnité, ou le baron de Wismes. Cadou était difficile en poésie et je doute qu’il put goûter les réalisations parnassiennes de ses devanciers, lui qui préférait les refrains de corps de garde aux « vers antiques de Lecomte de Lisle » et aux « poèmes mansardés d’un François Coppée ».(9)
La grand-mère Cadou (grand-mère Viaud depuis son remariage) avait loué vers 1900 un logement d’été chez le jardinier de Monval, elle rassemblait maintenant ses enfants à Pornic autour du 15 août. L’une de ses filles, Marie, la marraine de René, avait été institutrice à La Bernerie pendant la guerre.
A Saint-Michel, « entre deux équipées dans les dunes de Camberge »(10) nait le premier recueil d’un poète de 17 ans :

« Oh ! Ces grands escaliers
Qui descendent jusqu’à la mer
Voici la plage où l’on efface les pas compromettants » (11)

Avant que la mer ne devienne « le miroir du souvenir » et qu’elle laisse la place au mystère des « labours plats » de Louisfert, elle exerce une fascination nostalgique sur l’adolescent :
« La barrière qui ouvrait sur les prairies grasses de la mer a clos ton visage abyssal. Tes mains ne frotteront plus le dos tambourinant de la lune pour en faire jaillir les marées : les vagues ont ceint leur écume de courroies d’algues. » (12)
A peine plus de 20 ans et le voici qui aborde l’autre bout de la Bernerie, après celui des falaises, le côté des dunes :

« Je pars aux premiers feux vers les dunes de Lierne
Et quand j’arrive enfin – la mer est déjà là » (13)

Par la vertu d’un remplacement de quelques mois à l’école de Bourgneuf en Retz (printemps 1941), il a retrouvé l’ami Sylvain Chiffoleau qui l’accueille chez ses parents à l’hôtel de la Boule d’or :

« Les souvenirs que j’ai sont vagues de grand large
Qui retombent parfois sur les pays déserts
Hôtel des Chiffoleau ! Tes chambres à cordage
Ballottent mon esprit comme un enfant des mers » (14)

En route vers le fabuleux spectacle des couchers de soleil sur la baie qui leur laissaient « l’âme bleuie » les deux amis s’en vont par les marais dans la « dansante beauté des jours » :
« Lorsque nous avions longuement marché dans la tiédeur des marais, franchissant les innombrables planches lancées de part et d’autre des fossés, nous débouchions sur un large chemin, parallèle au grand étier. Nous le suivions jusqu’à l’écluse dont nous montions les quelques marches pour mieux surplomber le port minuscule du Collet ; quelques barques noires s’agglutinaient sur les pavés du quai, en tout sens, la coque renversée, comme ivres de goudron qui les revêtait. Aussi loin que portaient nos regards, s’étendait la luisante marée des vases aux eaux figées, jusqu’à la frange blanche du jusant, vers Noirmoutier. » (15)

Dans le petit square où nul enfant ne joue, la stèle solitaire élevée en 1964 par la volonté des amis du poète et ceux du Pays de Retz a perdu le saule pleureur qui l’abritait. La Boule d’or n’apparait plus sur la façade refaite à neuf de l’hôtel des Chiffolleau.

« Mais le soir dans ton triste hôtel
La Boule d’Or si bien nommée 
D’embruns et de ciel embrumée 
Roulait au fond de nos prunelles » (16)

Désormais, la mer ne le verra plus qu’aux grandes vacances ou lors de quelque froide visite dominicale à la Villa les anges à Saint-Brévin chez son ami Michel Manoll, mais dans le vent tinte déjà la cloche des départs :

« La porte s’est fermée
Ma lampe a brûlé tard
Sur la table vernie j’avais laissé ta part » (17)

3/ La maison d’Hélène

Clisson, 17 juin 1943, « un grand pan de ténèbres s’écroule sur ma vie, je vois clair » (18) écrit-il à Michel. Hélène, fille de Saint-Brévin et de la Bernerie est entrée dans sa vie :

« Sans t’avoir jamais vue
Je t’appelais déjà
Chaque feuille en tombant
 Me rappelait ton pas
 La vague qui s’ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étais l’auberge 
Aux portes des villages. » (19)

Cet été -là, René est en villégiature à l’auberge des Chiffolleau, il marche sur la plage « à la recherche d’un pied nu ». Il le sait d’enfance : les falaises cachent aussi de petites plages où il n’est point besoin d’exprimer l’indicible :
« Nous usions du silence à l’infini. Pour nous, le silence c’était une petite plage où la vague bourdonne du côté des falaises de Crèvecœur » et d’évoquer l’impossible maison au long cours, la maison du Crève-cœur :

« Roulée par le soleil déroulée par la vague
 Lissant son col mouillé aux fleurs des terrains vagues
Apaisant de son toit les tremblants horizons
Tandis que les rameaux se mêlent aux cordages
Que les fenêtres bleues guettent leur équipage
Appareille vers nous l’impossible maison » (20)

Est-ce son caractère de pèlerinage ? La visite à la chapelle de Monval le laisse étonnamment solennel :
« Nous restâmes de longues minutes sans rien nous dire, sans souci de religiosité, simplement parce que, en dehors de tout romantisme, la solitude et le silence du lieu nous semblaient propres à une muette interrogation de deux âmes qui ne faisaient que pressentir leur communion.  » (21)    
La solitude et le silence ne fait plus peur et les amis viennent se rafraîchir dans la maison chaloupe échouée là -haut près de la gare :  
« Dans une simple maison du Pays de Retz j’ai rencontré le visage de solitude. Plus que par la lampe, le vaisselier y était éclairé par les pommes et de cette ambiance banale émanait pour moi une tendresse particulière […] La mer vivait, si proche qu’elle semblait inquiéter les très jeunes enfants troublés dans leur sommeil. Le chalet Charles-Marie devenait une chaloupe gorgée de tous les biens de ce monde, dons que le poète répandait autour de moi. Un amour surprenant en rayonnait, que je reçus alors de mains attentives à mon apaisement. » (22)
Cadou de bien des lieux et de peu de temps, de l’enfance Meaulnienne au printemps de Louisfert. Cadou des hameaux et des petites plages, « la poésie n’est pas vaine puisqu’elle permet l’amitié » et dans ces jours où la gare prend des allures de Golgotha, les amis recueillent avant son départ qu’ils savent éminent « le visage du voyageur » (23) :
« Mais quels éclats de voix, quelle allégresse, lorsque nous lui rendîmes visite, […] dans la villa familiale où crépitait un feu de garde-chasse. Des iris, des violettes, des genêts et des narcisses embaumaient le jardin, d’où l’on découvrait l’océan […] étrangement frêle, le visage diaphane et les yeux comme lavés d’une eau céleste. […] Ce garçon de trente ans, naguère robuste, bien posé sur le sol, à la voix chaude, chantante et qui savait se faire vibrante, haute en couleurs, était sorti de sa chrysalide charnelle. Ses épaules s’effaçaient ; de sa belle main il ne restait qu’une feuille déjà détachée de l’arbre, mettant à jour ses nervures […] son sourire, mélancolique, hélas, creusait davantage ses pommettes décharnées. »

Le demi-siècle s’achève à la Bernerie et l’hiver à Louisfert :

« Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?

[…]
Qu’ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d’une pluie très pure comme les larmes ? » (24)

Hélène Cadou, poète elle-même a rejoint son mari le 21 juin 2014

 


 

Notes:

(1)René Guy CADOU, La Maison d’été, Le Castor Astral 1990  p.40-41

(2)René Guy Cadou, Mon enfance est à tout le monde, Le Castor Astral 1995 p.126

(3)René Guy CADOU, Trains de vie, recueil Le Diable et son train 1947-48

(4)Christian MONCELET, Vie et passion de René Guy Cadou, BOF éd. 1975

(5)Mon enfance est à tout le monde p. 75

(6)Mon enfance est à tout le monde p. 126

(7)Mon enfance est à tout le monde p. 127

(8) Poésie la vie entière, œuvres poétiques complètes de R.G. Cadou, Ed. Seghers 2001 p. 402

(9)Michel MANOLL, René Guy Cadou, collection poètes d’aujourd’hui Seghers 1954

(10)René Guy CADOU, Brancardiers de l’aube 1937

(11)Michel MANOLL, René Guy Cadou … p81

(12)René Guy CADOU, Au creux d’une pipe, recueil Brancardiers de l’aube 1937

(13) René Guy Cadou, Bourgneuf en Retz, recueil Bruits du Cœur 1941

(14)René Guy Cadou, Sylvain Chiffolleau, recueil Que la lumière soit 1949-1951

(15)Sylvain CHIFFOLLEAU, l’ami René Revue Signes N° 12/13 1990

(16)René Guy Cadou, Sylvain Chiffolleau…

(17)René Guy Cadou, Villa les Anges 1943

(18)René Guy Cadou, Villa les Anges 1943

(19)René Guy Cadou, Hélène, Recueil La vie rêvée 1944

(20)René Guy Cadou, La maison du Crève-cœur, Recueil La vie rêvée 1944

(21)Mon enfance est à tout le monde p. 127

(22)Jean BRUNEAU, dans Les soleils de René Guy Cadou, témoignages et souvenirs. S. Chiffolleau 1976

(23)René Guy Cadou, Sainte Véronique, Recueil Saint Antoine et compagnie 1948

(24)Michel MANOLL, René Guy Cadou. Coll. Poètes d’aujourd’hui. 4e éd.  P. Seghers  1969 p. 101

(25)René Guy Cadou, La soirée de décembre, Recueil Les biens de ce monde 1949-1950

 


 

 

 

 

Né(e) à Thouarsen 1964.
Il se présente lui-même de la manière suivante en 2013:
"Je vis à Chartres depuis 2000. J'y bricole des émissions dans une petite radio d'intérêt local. Il y a 17 ans, en toute impunité,je me suis mis à l'école buissonnière de la poésie, grâce à la rencontre du merveilleux poète Serge Wellens. J'aime le fil des jours, les petits crus de Loire, la cétoine dorée, André Dhôtel, les Récits du pèlerin russe, et jouer au foot en bas de l'immeuble avec mes fils."


De Wellens à Cadou de Christophe Jubien

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Il y a des types, vous leur tendez timidement la main, ils y déposent la clef des cieux. J'ai croisé un tel homme en 1993, à la Rochelle, dans la librairie Le Puits de Jacob ; il s'appelait Serge Wellens, il était poète, brillant, drôle, et bon au naturel. La preuve, quand tout tremblant je lui tendis mes premiers gribouillis, il alla jusqu'à les lire avant de me répondre : bien, bien, vous en avez d'autres sur le feu ? Quinze jours plus tard, j'étais attablé chez lui à Marans, au bord de la Sèvre Niortaise, buvant ses paroles autant que son vin (c’est qu'à l'époque je tétais sec). Un apprenti-poète, on l'éduque, on le bichonne, on le soigne, je suis rentré chez moi avec une ordonnance des plus strictes : lecture matin, midi, et soir. Au programme : Jean Rousselot, Luc Bérimont, Marcel Béalu, et... René-Guy Cadou. Une semaine plus tard, je dévorais les Œuvres Complètes du poète de Louisfert parues chez Seghers sous le titre « Poésie, la vie entière ». Très vite, Cadou m'a hanté. Une proximité bocagère peut-être, j'avais un peu vécu près de Bressuire, dans un pays de chemins creux et de haies vives, où Bleus et Blancs s'étaient bien étripés à l'ombre des calvaires, durant la Terreur. Et puis ce verbe cadoucéen d'une fraîcheur qui vous brûle (par quel miracle ?). Ces métaphores envoûtantes, que je cite de mémoire : « Beaux hommes-sangliers que j'apaise d'un doigt / la bauge de mes yeux est pleine de pervenches / Soulevez les forêts et portez-les en moi. », « Il a suffi du liseron, du lierre, pour que soit la maison d'Hélène sur la Terre », « J’ai toujours habité de grandes maisons tristes / appuyées à la nuit comme un haut vaisselier » ... Me plaît chez Cadou cette ivresse des sens d'autant plus entêtante qu'elle puise son nectar dans les parages de la mort :  « je ne ferai jamais que quelques pas sur cette Terre / et dans cette longue journée / je ne passerai pas pour un vieil abonné. » Oui, c'est bien Cadou qui a guidé mes premiers pas en poésie, et Francis Krembel, accueillant mes premiers textes dans sa « Petite Fabrique de Rêves », ne manqua pas de le signaler dans sa préface, évoquant « un léger cousinage » entre le grand René et votre indigne serviteur... Extrait de ce mince recueil intitulé Saint-Loup sur terre, et paru en 1996, ce très court poème d'un débutant, intitulé Jardin.

 

Sans le bois à couper
sans le jardin à faire
comment crois-tu passer l'hiver ?

Pour moi je tiens le manche d'une main
et du revers de l'autre
je chasse les nuages
en essuyant mon front

le ciel passe sans bruit
dans les branches.



 

 

 

 

Michel Valmer, né en 1947, a passé son enfance au Croisic, puis fait des études à Nantes au lycée Jules-Verne, à la Faculté des lettres et au Conservatoire de musique et d’art dramatique. Il suit un stage avec Pierre Debauche et Antoine Vitez, en 1973. Il complète sa formation à l’université de Bourgogne. Comédien et musicien professionnel depuis.

Cadou, le chemin de l’enfance, par Michel Valmer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Il y avait, ouvert en permanence, sur une table de l’école de la rue Jean-Jacques Rousseau du Croisic où mon père était instituteur dans les années cinquante, un livre de Cadou, Et sur le tableau noir, calligraphiés à la craie quelques vers du poète. Il faisait, dans l’enthousiasme, répéter les élèves à pleine voix - comment ne pas les écouter… Plus tard, adolescent, je rencontrai Boré, le peintre nantais des mélancoliques plages morbihannaises, qui sortait systématiquement, et précautionneusement comme un trésor, de sa bibliothèque, quand je venais le voir, Saint-Antoine et Cie ou Moineaux de l’an 1920, livres parus chez Sylvain Chiffoleau. Boré me parlait des artistes Bigot et Toulouse que Cadou connut bien… A cette époque, avec plusieurs amis - les filles Rabu, les gars Gicquiaud, Pahun et quelques autres, en même temps que nous commencions de fréquenter les soirées « Feu vert » de la Place du Commerce organisées par Lavaur, on se réunissait et le jeu consistait à dire chacun à notre tour un poème de Cadou. Je disais toujours le même : Automne. Il y eu, ensuite, la rencontre avec Yves Cosson, qui fut mon professeur, poète adepte comme Cadou de l’écriture de la la ligne claire. Cosson me familiarisa plus largement avec l’Ecole de Rochefort, Max Jacob, Reverdy, Apollinaire et me fit lire Guillaume Apollinaire ou l’artilleur de Metz, livre édité lui aussi chez Sylvain Chiffoleau… Plus tard encore j’achetai à la librairie Franklin, à Nantes, un livre de Rouaud dont le titre me saisit d’emblée : Cadou Loire intérieure - lecture marquante, empreinte d’une tendresse profonde - chaleureuses bouffées venues de loin via Rouaud pour le poète même… Je fis, non sans émotion, pour des soirées, plusieurs lectures de poèmes de L’Ecole de Rochefort sur proposition de Vidal des Editions du Petit-Véhicule… Je rencontrai, un jour, grâce à Vidal toujours, à l’occasion d’un marché de la poésie, Hélène, Reine végétale du Pays blanc, la plus proche du poète - Hélène Cadou, une vie d’écriture partagée jusque dans la solitude. Inoubliable rencontre…

Aujourd’hui, assis dans mon propre jardin, rempli d’arbres fruitiers, sous le soleil d’automne, pensant à Cadou, une vague de mots me reviennent, des mots qui mènent à l’enfance : Craie, miel, poussières, gibiers, préau, classe, père, vacances, guêpes, rouge pomme à couteau…

Le Croisic - 18 septembre 2019

 


 

 

 


Jean Marc Bourdet:poète, romancier et marin...

"Je viens de croiser votre proposition d'écrire ce que la poésie de René-Guy Cadou nous apporte.
J'ai vécu à Saint-Nazaire quelques années et je crois que c'est ainsi que je suis vraiment devenu marin. La Brière de ce grand poète m'a aussi ouvert l'esprit à la poésie. Ensemble, nous avons créé mes "Chants de Liberté".Ce texte, je l'ai écrit d'une traite cet après-midi. Il est le fond de ma pensée sur ce que je ressens en relisant ses poèmes."

Les mots pleurent souvent, par Jean Marc Bourdet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

D’abord le bonheur lorsque naît une pensée échevelée dans le vent d’un hiver au lendemain d’une guerre. Je vois, un visage fripé et des yeux encore fermés ; le gel sur l’étang dont la brume glaciale fait frissonner un corps neuf qui pleure déjà de découvrir la vie.

Les fées se penchent parfois sans savoir sur les berceaux des nouveaux nés. Un baiser rappelle que le menhir se dresse sur la berge et qu’il parle aux étoiles, inspiratrices des formules magiques murmurées à l’oreille de l’enfant qui dort.

Il entend les mots dans son sommeil, il les déchiffre déjà, les mordille lorsque percent ses dents et entend les petites pattes d’un oiseau qui glisse. C’est ainsi que l’âme s’éveille à la vie.

Février est le mois le plus dur, celui qui peut rompre une vie d’un seul coup de sa hache d’effroi. Quoi ? C’est en frôlant les eaux gelées de la Brière que le poète est né ? Quel berceau magique pour un meneur de mots ! La Brière, lorsqu’elle vous attire dans ses bras amoureux faits de méandres, de canaux et d’étangs, ne vous lâchera plus, jeune garçon !

Comme les mots sont parfois impuissants à décrire l’ivresse des sentiments et comme d’un seul coup ils se délivrent de la glaise collant à la langue. Le Crapados la hante, Korrigan noir qui porte en lui la détresse des âmes perdues. Le destin d’un enfant se nourrit de cette nature forte, rude, faite de la danse des civelles troublant les eaux de cercles bleus et argentés ; mouvance des strophes écrites dans la fascination des eaux noires de tourbe ; chantées par les grenouilles et crapauds lorsque la lune les éblouit.

Balbutiant comme nous tous, René-Guy sortira de cette terre en ne sachant si elle n’allait pas plonger dans le pays des Crapados. Plus tard, assemblant les mots appris dans la classe de ses parents, il les reliera du tic-tac d’une horloge comtoise collée contre le mur de la chaumière. Les pieds dans l’eau, tremblant, amoureux de cette Brière, il prophétise :

Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre

Et dans cette grande journée
Je ne passerai pas pour un vieil abonné

Si les miracles font qu'une image demeure
La mienne tremblera dans les vitres gelées
Comme le chant lointain d'un enfant colporteur

L’enfant d’instituteurs est un rêveur et il donne vie à ses songes, ses désirs de sentir la vie qui l’entoure à l’égal d’un Chaman de Mongolie. La nature l’aime et il la hume de toutes ses forces :

Odeur des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison !
A sept ans comme il faisait bon,
Après d'ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été

O temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d'oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau.

Comment pourrais-je marcher dans la Brière sans entendre la voix du poète ? Une maison abandonnée sur laquelle niche une cigogne me le rappelle et ses vers refusent de dire autre chose que ce désir de la vie. Mais cette vie justement peut éloigner le poète de ce noir qui engraissait les jardins et l’atteindre jusque dans son cœur d’enfant lorsque la ville posée sur les marais l’emprisonne. Les chantiers forgent d’autres pensées. L’évasion c’est alors l’image, ce cinéma qui découpe chaque séquence en des plans ressemblant à des cris poétiques. Je partage son ennui lorsque vient de cette rupture entre les mots et les images dans les rues de Saint-Nazaire balayées par les grains :

Je n’ouvrirai pas la porte d’écume
Qui scelle les creux bariolés de la mer
Ni les dunes bourdonnantes
Le soleil navigue dans les ramures méduse perdue
Une main se tapit dans l’ombre de mon bras
Ma voix frôle des voix têtues
C’est l’écorce de l’eau qui m’emprisonne
Toutes ses clés rouillées qui ferment ma gorge
Tous ses goémons sur le coeur
Pour me sauver
Je retranche mon enfance de ma vie
Mes premiers pas brodés d’herbe
Mes jeux dociles
Je vis avec lenteur.

Le temps de l’insouciance viendra très vite bouleverser sa vie lorsqu’il foulera les pavés de Nantes et il découvrira jusqu’où peut mener la poésie. Les fusillés de Châteaubriant ne sont pas loin. Le jeune homme a déjà vu passer ces soldats casqués aux visages durs, entendu le cri des bombes crever la nuit et anéantir les maisons du quai de la Fosse… Qu’importent les études, ces diplômes arrachés qui ont fermés ses yeux… à présent, il a le temps de regarder ce monde qui plonge dans l’horreur :

Avec l'amour
Avec le ciel
Avec le jour
Et les souvenirs démêlés un à un
Avec le plus faible qui t'aime
Avec la plus belle d'entre toutes
Qui te regarde et s'humilie
Avec les prisons qui s'éclairent
Lorsque tu passes sous les murs
Avec l'oiseau
Avec les bêtes
Qui tremblent de te perdre un jour
Poésie la vie entière
Je te caresse
Aux yeux de tous.

Il tient les vers comme un bouquet d’herbes sauvages fraîchement coupées sur un bord d’étang. Il mâche une brindille tout en pédalant dans les odeurs d’automne. Il rêve. Il enseigne comme ses parents et va ouvrir l’école lorsqu’il croise la mort… Ils seront 27 fusillés à Châteaubriant. Le poète s’arrête, il voit en songe les coquelicots s’étalant sur les poitrines dans l’odeur de la poudre et le vacarme des fusils… Silence ! La mort fait son métier, elle moissonne en octobre de jeunes hommes trop engagés et que les casques d’acier veulent anéantir. La poésie se fait plus dure :

A Ravensbrück en Allemagne
On torture on brûle les femmes

On leur a coupé les cheveux
Qui donnaient la lumière au monde

On les a couvertes de honte
Mais leur amour vaut ce qu'il veut

La nuit le gel tombe sur elles
La main qui porte son couteau

Elles voient des amis fidèles
Cachés dans les plis du drapeau

Elles voient… Le bourreau qui veille
A peur soudain de ces regards

Elles sont loin dans le soleil
Et ont espoir en notre espoir

René-Guy Cadou c’est la voix qui résonne et entraîne l’aigrette à fuir les soldats aux bottes épaisses écrasant la liberté. Pour chanter avant de s’éteindre comme la flamme de la grosse bûche lorsque la nuit l’étouffe, il faut aimer et c’est la grande leçon de la vie que celle des caresses d’une femme. Deux amants deviennent invincibles face aux tourments qui les environnent. Le cœur se révèle enfin dans l’arc-en-ciel qui fait pleurer à nouveau d’en découvrir la beauté, les mains serrées pour partager les émotions du printemps :

Penche-toi à l'oreille un peu basse du trèfle
Avertis les chevaux que la terre est sauvée
Dis leur que tout est bon des ciguës et des ronces
Qu'il a suffi de ton amour pour tout changer

Je te vois mon Hélène au milieu des campagnes
Innocentant les crimes rosés des vergers
Ouvrant les hauts battants du monde afin que l'homme
Atteigne les comptoirs lumineux du soleil.

Un soir, à quelques heures du printemps à renaître, je marchais en longeant le marais, harassé après une longue randonnée photographique au milieu des herbes folles, dans ce bruissement des roseaux ballotés par le vent d’ouest et se riant des chênes disparus sous les eaux noires. Je me suis assis un instant sur une souche émergeant de la boue, couverte de mousse épaisse presque sèche, et j’ai écouté ce que raconte la Brière à ceux qui savent entendre. Elle me semblait pleurer de douleur… Elle murmurait aussi d’une voix étranglée :

Si tout doit s'arrêter
Si les poumons se vident
Si mon front a bouclé son chemin sous les rides
Si ma voix ne sait plus les paroles dorées
Alors tu peux venir
Je t'ouvrirai la porte
Mais nous irons dormir ailleurs que dans les prés.

Comment rester insensible à cet appel d’un poète parti trop vite et retourner dans la ville posée sur le marais ? Le haut portique des chantiers crevait encore l’espace dans le soleil venu un instant saluer le poète. Dans la pénombre, penché sur les pages quadrillées de mon carnet de route, le crayon traçait les vers de mes poèmes : « Les chants de Liberté ».

Novembre 2019

 


 

 

 

 

MAGTYARD Martine. Au sein de l'association Voix tissées, Martine Magtyar milite pour défendre la poésie à travers des rencontres, des lectures et des ateliers d'écriture... Cela se passe du côté de Montrouge... Elle anime également une petite revue de poésie Portulan bleu.

La vie en poèmes, par Martine Magtyar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Comme une évidence, l'influence de René Guy Cadou a infusé toutes les consciences, dès le plus jeune âge, quand dès l'école primaire ou au collège, elles ont appris ses poèmes. Son lyrisme prend racine dans les fables de l'enfance, les romans populaires et la vie. Il est de ces poètes qui ont écrit les choses du quotidien, les ont données à voir, à ressentir. Pour lui, comme pour tant d'autres aujourd'hui : vivre en poésie est une réalité. Parmi ceux que je connais, je peux dire que c'est de plus en plus devenu une manière d'être au monde, bien à soi, avec sa propre façon d'être et d'écrire. Une formation de maître d'école ou de professeur, avec dans les écoles normales des professeurs eux-mêmes poètes, j'imagine comme cela a été le cas pour ma part avec Georges Jean ou Christian Poslaniec, qui ont enseigné et transmis cette faculté de dire plus avec le langage. ( à l'école normale d'institutrices de la Sarthe au Mans (72), dont j'ai moi-même bénéficié de 1974 à 1976.)

« Manuscrit qui n'est rien qu'une page navrante
Où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés
Comme au fond d'un grenier éclairé par les pommes
Les six ans d'un enfant et son jouet mutilé. »

Hélène ou le règne végétal, 1946 éditions Seghers

«  La valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée. » : voilà ce qu'il pense quant à lui de la poésie. C'est vrai que pour sa part, il est bien servi : il n'a vécu que 31 ans !

Avec l'anniversaire de la naissance du poète René Guy Cadou : né en 1920, nous brassons 100 ans de poésie active, de poésie avec les mots de chaque jour, avec l'effet de prendre à bras le corps toute l'importance de la vie, de la nature, des sentiments, des émotions, de toute la richesse d'être des humains...« Quand on entre par hasard dans la demeure d'un poète » écrit Cadou. Et le poète Jean-Claude Touzeil, une année au Printemps des poètes de Durcet (Orne), l'inscrit sur un oriflamme nous saluant dès l'entrée du chapiteau où œuvraient poètes éditeurs qui accueillaient le public. Tout un programme tout le long des années de ce siècle, pourtant lourd d'atrocités – comme les autres, ou pire – tous ces hommes, toutes ces femmes ont participé et participent à contre-balancer l'horreur, si l'on peut dire, par leur simplicité d'évocation, d'élévation de l'esprit, développant une critique bénéfique de la condition humaine.

Cette richesse du dire qui embellit la vie ! Cadou à l'École de Rochefort sur Loire, des amitiés dans l'adversité et ce travail incessant de mise à jour, de transmission pour que vive la poésie malgré toutes les barrières, les murs dressés devant elle.

« Dans l'auberge haute et large
À l'enseigne des rieurs
On discute on se goberge
De volaille et de liqueurs »

Noël dans Hélène ou le règne végétal, ed Seghers – 1950

Et aujourd'hui, après que sa femme Hélène poète également de valeur a quitté cette terre, nous continuerons à témoigner dans la maison du poète à Louisfert de cette vie en poèmes.

« Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou de femme »  [...]

Celui qui entre par hasard dans Hélène ou le règne végétal, ed Seghers – 1950

René Guy Cadou, à le lire, à lire aussi ceux qui en témoignent, traverse la vie, sans perdre un instant. Attentif à chaque moment, à chaque être, il écrit tout cela en apparence le plus simplement du monde et grâce à ses amis poètes, à son épouse Hélène, grâce à son aura magnifique, il continue à nous émouvoir. Ses poèmes sont entrés dans notre littérature, ils servent de viatiques, de golem aussi, presque devenus anonymes, tellement ils nous parlent au plus près de notre âme, de notre humanité.

Comme l'écrit Robert Sabatier dans « Les Poètes du XXe siècle », Cadou a su mettre en avant cette âme bien particulière de son pays de l'Ouest. « Toute poésie tend à devenir anonyme » écrit Cadou dans « Usage interne » et « La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles – usuelles comme le ciel qui nous déborde. »
Je pense aujourd'hui comme Sabatier que la poésie de René Guy Cadou « réinvente un humanisme ». Je cite Cadou : « Nous irons nous-mêmes au-devant de l'homme... »

Et quand il écrit ce dialogue avec ses thèmes de prédilection : les fleurs, la liberté des feuilles :

« Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ?
Mais l'odeur des lys ! Mais l'odeur des lys !
Les rives de la Seine ont aussi leurs fleuristes
Mais pas assez tristes, oh pas assez tristes ! »

(extrait de Cadou)

J'entends encore la voix d'André Dussolier disant ce poème à la télévision dans les années 1970, alors que j'étais adolescente, j'ai gardé à l'oreille cette conversation splendide... comme un appel, en dehors du temps, une incitation à vivre en poésie.

De l'Ouest aussi, je reconnais à la lecture de Cadou mes propres racines. Ce n'est pas un hasard si Jean Laugier*, poète comédien et dramaturge, rencontré plus tard, devenu mon compagnon, m'a raconté Cadou à l'École de Rochefort sur Loire, créée en 1941. Je crois me souvenir qu'il ne l'avait jamais rencontré, mais que sa place était toujours entière dans ce groupe d'amis poètes où Jean fut accueilli sans trop s'y engager, avec Luc Bérimont, Michel Manoll, Jean Bouhier, Rousselot, Béalu et bien d'autres.

Les Cahiers du Centre Froissard de Valenciennes ont accueilli l'École de Rochefort dans leurs pages, cette poésie des grands espaces et d'air pur, ce qui contribuera à les faire tous connaître d'un plus grand nombre de lecteurs.

Toute cette énergie rassemblée et humaine perpétue cet esprit de la poésie jusqu'à nos jours d'un nouveau millénaire où elle est bien aussi utile que la pluie...

Novembre 2019.

 


 

 

 

 

Georges Drano, né le 6 février 1936 à Redon (Ille-et-Vilaine), est un écrivainpoète et enseignant français.

Il a vécu en Bretagne jusqu'en 1993, et réside maintenant dans l'Hérault.

Il organise et présente régulièrement des lectures publiques et participe à l'organisation de festivals de poésie ("À la santé des poètes", "les Voix de la Méditerranée", Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée, Sète).

Lorsque j’ai ouvert pour la première fois « Hélène ou le règne végétal » , par Georges Drano

 

 

 

 

 

 

 

 


 

j’ai été bouleversé ; je rencontrais avec les poèmes de René-Guy Cadou la voix que j’attendais, celle dont j’étais certain qu’elle allait m’ouvrir d’autres chemins en poésie.

J’ai aussitôt adhéré à cet éloge du monde ordinaire, au culte de l’amitié et à la fidélité en amour et à tout ce milieu rural dont je partageai la vie étant à cette époque instituteur dans une bourgade de Loire-Atlantique non loin de la Brière et de Sainte Reine de Bretagne.

« Aussi éloignée de l’ouragan romantique que des chutes de vaisselle des surréalistes » selon une déclaration de Jean Follain, j’entrai de plein pied dans l’écriture de Cadou ;

Son lyrisme, ses liens directs avec la vie simple et quotidienne « offrez-vous le luxe d’être simple », sa foi dans la poésie, l’émerveillement qu’il nous fait partager pour « les Biens de ce Monde ». Une poésie porteuse d’espoir parce qu’elle témoigne de l’homme, de sa liberté d’expression au-delà de ses émotions et de ses angoisses.

Cadou m’a appris à regarder le monde autrement, à croire au droit à la vie, à la force et à la nécessité de la poésie.

Ce premier contact avec l’œuvre de Cadou a eu lieu à la fin des années 50 j’appartenais à une équipe de jeunes poètes regroupés autour de la revue « Sources » -revue de la jeune poésie- créée par le poète Gilles Fournel dont le premier numéro publié à la fin de l’année 1955 s’ouvrait sur un « Cri du cœur » poème de Cadou (extrait de son recueil « Morte Saison »).

Ainsi cette nouvelle revue implantée en Bretagne se plaçait ouvertement sous le parrainage du poète de Louisfert et dans la lignée de l’Ecole de Rochefort, orientation à laquelle les premiers collaborateurs de la revue tels Gilles Fournel, Henry De Grandmaison, Claude Vaillant, Michel Luneau, Michel Velmans resteront fidèles au-delà de leurs œuvres poétiques personnelles.

En ce qui me concerne j’avais 19 ans ; lecteur assidu de la revue j’y publiais régulièrement des poèmes avant de faire partie du Comité de Rédaction.

Pour les jeunes gens passionnés de poésie que nous étions il fallait que la poésie soit vivante, c’est-à-dire que les poèmes soient lus et entendus, aussi à côté de la revue Sources furent créées les éditions Sources et programmée une série d’animations pour faire entendre la voix des poètes. Ainsi furent présentés des récitals, lectures publiques, livres vivants… dans la plupart des villes de l’Ouest : Rennes, Saint Brieuc, Guingamp, Morlaix, Saint-Nazaire…De même qu’aux Rencontres Poétiques du Mont Saint Michel organisées début juillet avec chaque année un thème particulier exemple « Des bardes gallois à René-Guy Cadou » ou « Autour de l’œuvre poétique de René Guy Cadou » (1961). Avec ma compagne Nicole, nous avons activement participé à la plupart des animations et depuis cette époque nous avons continué à organiser des rencontres de poésie en invitant des poètes de notre temps à lire un choix de leurs poèmes.

Il m’est difficile de conclure tant ces années de découvertes et d’apprentissages sont restées ouvertes, avec la distance mon intérêt pour l’œuvre de René-Guy Cadou ne s’est pas estompé même si je me suis éloigné de certains poèmes, je garde en moi la présence d’un jeune homme épris de poésie qui, dans l’urgence, a su nous faire partager sa passion.

Novembre 2019

 


 

 

 

 

 

 

Poète et plasticien né le 6 janvier 1949 à La Chapelle S/Erdre (44240) a fait ses études de lettres à Nantes, Angers et Rennes. Devenu enseignant puis professeur de lettres, il a privilégié dans ses actions les projets de lectures-rencontres avec des écrivains et des conteurs (Jean Rousselot, Kenneth White, Rabah Belamri, Charles Carrère...) Il a participé à de nombreuses animations et lectures poétiques. Il écrit et aborde toutes les formes d’écriture sur des supports peu conventionnels (bûchettes de bois, bâtons, morceaux de différentes formes que lui a légués son père menuisier, des galets, des baguettes de marbre, du plexiglas, du verre, du tissu, du papier de sa fabrication…).
Fidèle depuis plus de 30 ans au même éditeur il a publié une quinzaine de recueils. Il vit sur les bords de L’Erdre, attentif aussi à la quiétude de ses paysages.

Les paysages de René Guy Cadou, par Yves Moulet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Il existe encore des villages perdus entre ville et gros bourg. La nature conserve ses ramages de toutes sortes. Tissage de bosquets, résidus de forêts ancestrales. Et à l’intérieur, le peuple des oiseaux qui osent encore défier les agressions chimiques humaines contre la terre. Trouvent-ils pitance d’insectes qu’on nomme nuisibles alors qu’ils font partie de l’équilibre naturel ?

La nature est encore belle, damier de prés, de champs que les paysans, véritables gardiens du paysage, savent encore conserver malgré tous les essais et excès d’une économie d’expansion et de standardisation. Les grandes superficies qu’on retrouve en Beauce, en Brie ou dans la région niortaise n’ont pas affecté les paysages poétiques de Châteaubriant, Nozay et les petits villages de Louisfert, Saint-Aubin-des-Châteaux ou de Saint-Vincent des Landes.
René Guy Cadou a parcouru ces paysages. Il a traversé les landes, les prés, les vallons, les vignes même entre Louisfert et Rochefort-sur-Loire. Et le paysage lui offrait la métaphore et la féerie des images de sa poésie. Mais ce qui le marquait encore plus, c’étaient les rencontres, les conversations avec les gens des villages : le forgeron, le menuisier, le cafetier, l’épicier, tout le peuple qui envoyait ses enfants à la petite école. Toutes les conversations de la vie simple le nourrissaient.

Pas de protocole. Pas d’extravagances : « Pourquoi n’allez-vous pas à Paris ? Mais l’odeur des Lys ! Mais l’odeur des lys ! » Autant avec les gens du village de Louisfert qu’avec ses amis en poésie. Il s’accordera quelques déplacements vers la maison familiale de la Bernerie.
Yves Trévédy, l’artiste né à Rennes et grand prix de Rome de peinture en 1943 témoigne. Il « revoit René autour des années 45 à la porte de la maison d’école, la main tendue…»  Il a sur ses lèvres le poème qu’il va écrire pendant la soirée dans sa chambre de méditation et de création. La poignée de main a déjà serré une partie du poème. Les compagnons de Cour ou de rue tissent cette amitié au fil des mots. « Mais je vous aime, en vérité/ Pour le plaisir de vous aimer ». Pas de protocole en effet, ni de réunion d’Académie, des mots simples, une poignée de main, une réunion autour d’un verre dans un café ou dans l’arrière-boutique du pharmacien de Rochefort sur Loire ; une vraie cour de récréation.
Il faut lire cette phrase comme une authentique Cour de Re–création d’un réel imaginé et transcendé. René Guy Cadou puisait sa magie poétique comme dans une source active et vivifiante.

Un poème au titre simple : « Automne », décline cette magie des lieux. Les impressions visuelles, olfactives, auditives, sensuelles, activent tous les sens.
Les souvenirs resurgissent. Et le quotidien reprend sa place. Une place souvent perdue de nos jours. Oui, quel bonheur de « se retrouver dans sa maison ».
La simplicité y rejoint l’universel.   

Nuls besoins exotiques pour vivre des sensations magiques. Tout le bonheur, le vrai bonheur, est autour de soi. Et René Guy Cadou nous l’offre dans sa poésie.

Aujourd’hui un écrivain comme Christian Bobin est en parfaite osmose avec la poésie de René Guy Cadou. Il exprime cette simplicité qui devient essentielle et universelle.

J’ai été fasciné par cette magie des lieux où a vécu René Guy Cadou. J’ai, en effet, enseigné pendant une année comme instituteur dans la petite école de Saint-Vincent des Landes à six kilomètres de Louisfert.

J’ai pu partager ces bonheurs simples en traversant des paysages que René Guy Cadou avait parcourus. J’ai rencontré les gens ordinaires. Il y avait, vingt ans après la mort du poète, les mêmes personnes rencontrées par le Poète : l’ouvrier, le paysan, la secrétaire de Mairie, le maire, le notaire, le curé, le garagiste… Et encore aujourd’hui, ces femmes et ces hommes revendiquent une part de dignité. Car, ils détiennent, pour la plupart, la simplicité du savoir, du savoir-faire et surtout le bon sens nécessaire à l’équilibre des savoir-vivre des communautés. 

Je pensais souvent au travail simple de l’instituteur, étant moi-même ce fonctionnaire magister et agent de la transmission des savoirs et des valeurs. Les enfants étaient sages, réceptifs.  Les besoins restaient ordinaires : savoir lire, écrire, apprendre un métier pour la vie, savoir communiquer. Et dans l’école où j’exerçais, le mobilier était simple. Par exemple dans les classes, les tables étaient en chêne, encore fabriquées par le menuisier local. Des cercles dans les bureaux servaient à y glisser l’encrier. Aurais-je été encore un des derniers disciples de la calligraphie, à faire écrire à la plume, cette écriture aux pleins et aux déliés.

On voyait dans les premières années de l’existence du musée de Louisfert un de ces bureaux. Maintenant ce sont des vitrines de verre qui enferment les souvenirs du poète. Autour des années 1970 ce qui m’a marqué le plus, c’est la présence d’un couple dans la petite école. « Le vent » devait encore « souffler sous le préau ». Y avait-il encore « des rouges pommes à couteau » dans les cartables ?  Mais rien n’avait, semble-t-il, changé… Le logement des enseignants côtoyait les classes. L’école n’avait que deux ou trois classes. Et on y apprenait toujours à lire et à écrire en quelques années.
Et ce n’est pas de la nostalgie que d’évoquer cette période. C’est un simple témoignage. Il y avait dans ces lieux, une âme créatrice qui planait encore. Car l’instituteur de l’époque avait peuplé son lieu de vie, même jusque dans la cuisine, de tableaux qui illustraient la vie locale, donnaient ses impressions sur les paysages traversés. Il faisait vivre la population dans un regard, dans une attitude et dans les rencontres illustrées. La vie exprimée d’une manière artistique en quelque sorte. Je me souviens que les couleurs architecturaient cette féerie et cette présence poétique des lieux.

Cadou aimait les peintres et la peinture. L’art était une aventure. Mais là encore, pas d’école, la spontanéité et la réalité. Et ses goûts sont éclectiques : les Modernes, les peintres de son époque mais aussi Goya et Le Greco. Il aimait le lyrisme aventureux de Van Gogh et se frayait un chemin entre le figuratif et l’abstraction. Et ses discussions avec ses amis peintres comme Guy Bigot et Roger Toulouse étaient toujours animées.

Les tableaux que j’ai pu admirer à cette époque conservaient certainement des traces inconscientes de passage. Et aussi une présence spirituelle des passeurs.
J’en veux pour preuve, plusieurs décennies après, la présence d’Hélène Cadou qui, après une vie consacrée aux livres, a voulu revivre dans la demeure du poète. On ne peut que penser à ce poème de René Guy qui évoque le regard poétique sur ces lieux de passage et de vie. «  Celui qui entre par hasard dans la demeure du poète /Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui…… »    

Elle avait conservé d’une manière intacte la chambre de René Guy avec cette main de plâtre moulée puis de bronze sculptée par Jean Fréour et qui est maintenant sur la table de travail. Elle avait replacé à l’identique les petits rayonnages de la bibliothèque. Tout était là. Même le silence de la méditation et de la réflexion qu’il fallait au poète pour écrire ses textes.

Hélène Cadou avait exprimé ce désir de revenir dans la maison d’école. Il fallut monter une association de la demeure de René Guy Cadou pour permettre la réalisation de ce projet. Hélène a réalisé un rêve, transposé un « temps d’exil » et métamorphosé, certes une présence absente, en transparence poétique. La maison d’été est devenue « Ce retour à l’été ». Le livre est né. « …L’infini traverse la chambre… » L’amour dépasse la poésie ou, mieux, la poésie fait grandir l’amour. « Le temps qui m’est donné que l’amour le prolonge »

J’ai eu le bonheur de partager cette mémoire avec la voix majestueuse et douce de Mme Hélène Cadou qui parlait en ces lieux comme si elle y était restée à jamais. Et, j’ose ici vous faire part de mes impressions et surtout de mon émotion.

J’y suis retourné cette année (2019) en été. Dans un an, René Guy Cadou aurait eu 100 ans. La rue était vide. L’école était fermée. Comme le titre d’un livre d’Yvon le Men «  La clé de la chapelle est au café d’en face . » Là, c’est à la mairie qu’il faut s’adresser pour visiter la maison du Poète. Les poètes sont absents, mais leur mémoire comme la clé du ciel poétique est accrochée à notre cœur et reste toujours présente et dense.

Aimer la poésie de Cadou et les paysages qu’il a traversés, (je vais certainement me répéter), ce n’est pas faire preuve de nostalgie, c’est tisser les liens de ce monde, c’est tenir entre ses doigts ce qui unit et rappelle l’Extra-Ordinaire, mais surtout l’Ordinaire de cet Extra qu’est la VIE. La lucidité nocturne et dramatique, parfois, qu’a rencontrée René Guy Cadou conduit à la lumière sur-naturelle d’un monde simple et quotidien. Il y a là, les éclats ou les éclairs de la Poésie. 

Louisfert fait partie dans ma mémoire de ces denses lieux où opère la magie de la Poésie. Et même ailleurs, lorsqu’on se recueille sur le petit carré blanc de terre, il y a comme un champ de lumière qui se reflète au-delà.  L’œuvre est là dans le cœur. 

 


 

 

 

 

Arlette Chaumorcel née Brionne à Châteaubourg, Ille-et-Vilaine, le 20 mai 1935 est une poétesse. Elle est membre de plusieurs jurys littéraires tels que le prix des Trouvères, le concours Africa poésie, prix découverte Simone de Carfort, prix des musées, prix des Beffrois. Elle est également présidente d'honneur et co-fondatrice avec Noël Josèphe de la Maison régionale de la poésie 3,4,5,6 des Hauts-de-France.

Intervenante et conférencière, elle intervient et anime des ateliers de poésie en direction de tous les publics7. Arlette Chaumorcel présente son œuvre poétique aux élèves des classes de première, à la demande des professeurs, dans le cadre de l'épreuve littéraire du baccalauréat où sont présentés ses textes

3 contributions d'Arlette Chaumorcel

  • Cadou Le choix de la demoiselle
  • Cadou, le poème se fait chanson
  • Cadou , le Prix Poésie jeunesse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Nous sommes, me dit l’ami musicien, invités à Lyon en intervention dans quelques mois. Nous aurons à répondre d’environ une heure d’échange avec des étudiants en Fac de Lettres. Es-tu d’accord ?

Nous travaillons ensemble Roger Lahaye et moi depuis près de trente ans. J’écris. Roger accompagne de ses mélodies ce qui de moi devient chanson. Parfois il m’arrive de partager la scène avec le chanteur interprète en donnant à voix nue la parole à un ou deux textes.
Je ne suis donc pas surprise et demande simplement quelques explications supplémentaires.
Roger m’apprend qu’une étudiante aimerait, leur trouvant un petit air de parenté, mettre en parallèle des poèmes de Cadou et certaines de nos chansons.
Va donc !

Nous irons à Lyon puisque la proposition émane d’une demoiselle, peut-être indulgente à l’égard des auteurs de chansons que nous sommes, mais sans aucun doute, dotée d’un grand sens artistique pour désirer entendre la poésie de René Guy Cadou en intercours.

Roger chantera non seulement nos créations mais aussi deux ou trois poèmes de Cadou qu’il a récemment mis en musique, je dirai des textes choisis dans Les Brancardiers de l’aube etdans Hélène ou le règne végétal. Avec ce programme l’heure prévue sera certainement trop courte.

Rendez-vous pris nous quittons Lille pour Lyon très tôt un matin d’avril. Nous profitons des trois heures de voyage pour affiner et revoir le fil conducteur de l’intervention. En fin de matinée nous sommes accueillis bien chaleureusement à l’université par la demoiselle organisatrice. Comme à chaque prestation l’ami musicien essaie le piano et teste le micro. L’amphithéâtre se remplit peu à peu.

Encore quelques réglages.
Tout est prêt.

Le silence maintenant a gagné l’espace et Roger, après une introduction musicale, offre La voyageuse à un public visiblement conquis d’avance. Viennent ensuite Je t’attendais, Place Bretagne, quelques-unes de nos propres créationsentre lesquelles s’intercalent C’est bien toi, La fleur rouge, Ne plus penser à rien, 30 mai 1932… Pour le plaisir l’interprète donne aussi un texte de Seghers, qu’il a mis en musique, ce qui me permet d’ajouter cet au revoir de Pierre à René Guy Il faut toujours dire que tout est bien.

Nous n’avons pas vu passer l’intercours. L’amphithéâtre ne désemplit pas. Nous abordons la première tentative de sortie.
Peine perdue.
Le musicien regagne le piano, je me réinstalle au pupitre.
Nous reprenons les chansons et les textes que le volume et la durée des applaudissements nous ont signalés particulièrement appréciés.

Nous tentons une deuxième sortie c’est à nouveau l’échec…

Discrètement je consulte ma montre. Nous tenons depuis près de trois heures. Ces jeunes manifestement n’ont pas l’air d’avoir faim…
Pour nous, le petit déjeuner c’était là -haut, il y a huit ou neuf heures… Alors déjeuner… Ce mot sonne comme un désir irréalisable puisqu’il va nous falloir être à l’heure pour reprendre le train.
Nous parvenons enfin à échapper à l’enthousiasme ambiant et nous reprenons le chemin vers la gare. Sur le trajet une charmante dame, amie du musicien, nous offre à la hâte une légère collation.

Dans une dizaine de minutes, à présent, notre T G V reprendra la route du Nord.

Sur le quai ils sont presque tous là, nombreux sympathiques et joyeux, ceux du matin de l’intercours Cadou pour un aurevoir exubérant, inoubliable.

 


 

Cadou, le poème se fait chanson

 

Deux pas en avant un pas en arrière trois sur le côté, depuis plus d’une heure maintenant nous essayons Francis et moi de rejoindre la voiture. Nous venons de passer une merveilleuse journée entre musique et poésie chez l’ami Julos Beaucarne.
Le cours de nos vies respectives ne nous permet pas de nous rencontrer aussi fréquemment que nous l’aimerions et le moment de l’aurevoir est toujours moment délicat, repoussé à l’extrême.
« Quand tu aimes il faut partir » écrit Blaise Cendrars.
Julos s’est appuyé sur le chambranle de la porte et de tout son beau sourire il m’écoute lui proposer un dernier poème :
Spontanément alors me vient en bouche :

Vous étiez-là je vous tenais
comme un miroir entre mes mains
la vague et le soleil de juin
ont englouti votre visage…

Le texte se déroule et face au regard hypnotisé de l’ami auditeur j’ai l’impression d’être devenue à la fois la fée Viviane et Merlin l’enchanteur.
- C’est de qui ? Interroge Julos
- De René Guy Cadou
- Mais tu le sais par cœur ! Tu l’as déniché où ?
- Dans le premier tome des œuvres complètes de Cadou aux Editions Seghers
- Tu me l’envoies ?
- Pas de problème. Je dois justement écrire à Hélène cette semaine, je la préviens et     je t’adresse le texte.

Ainsi fut fait.

Pourquoi cette Lettre à des amis perdus s’est-elle imposée à ce moment-là ?
Oui, pourquoi ?
Quelques semaines plus tard, sur les lèvres de Beaucarne, accompagné d’une mélodie le poème, bien que toujours poème, avait aussi une place de choix dans le répertoire chanson de l’ami Julos.

 


 

 

Cadou , le Prix Poésie jeunesse

 

Savez-vous, me dit en poussant la porte de notre appartement le poète André Devynck, savez- vous que Cadou avait juste cinq ans et un jour quand je suis né ?

J’aimerais répondre à mon voisin. Nous sommes à l’automne 1957 et l’auteur dont le nom vient de m’être révélé n’est déjà plus de ce monde. Pour la jeune institutrice que je suis, pourtant originaire de Bretagne, Cadou, et la poésie dans son ensemble, appartiennent à un domaine des plus méconnus.
Je dissimule mon ignorance et me procure le Florilège poétique de René Guy Cadou alors tout récemment paru aux Editions Seghers.

Le livre s’ouvre sur le titre :

La fleur rouge

Le choc est immédiat. Je lis. C’est la révélation.

Cadou de la Bernerie, de Sainte Reine de Bretagne, Cadou des longs vols d’oiseaux, des gibiers, des paysans et des amis fidèles, Cadou orphelin, Cadou d’une enfance si proche de celle que j’ai moi abandonnée là-bas sur la Vilaine entre pommiers et camélias.

Cadou, instituteur comme je le suis, Cadou de la tendresse, de la lumière et de l’ombre qui chante.
Cadou le Poète maintenant ne me quittera plus. Il s’est installé jusque dans ma classe et si l’Education nationale m’a nommée dans un petit village des Weppes je m’y sens entre l’odeur des pluies et l’enfant des neiges un peu au cœur de Louisfert.

J’enseigne et le soir, après avoir taquiné sur n’importe quel air un extrait des Ballades Françaises ou des Chansons et les Heures, je m’invente des histoires. L’une d’elles, par je ne sais quelle migration, parvient aux oreilles d’un journaliste qui me sollicite pour participer au jury du Prix Poésie Jeunesse organisé par La Voix du Nord. J’accepte. Je n’ai d’ailleurs aucune raison de refuser puisque la Poésie me passionne et que, si je suis novice en mon rôle de juré, je pense naïvement que je vais avoir à primer des textes d’enfants.

Or, le jour venu, je me retrouve, moi l’inexpérimentée, décontenancée perdue, assise entre Bernard Dimey et Luc Bérimont dans un jury Prix Poésie Jeunesse certes, mais dont les participants sont des adultes. Prudente, discrète, attentive aux commentaires face à deux redoutables et inoubliables Maîtres du Verbe, je franchis sans trop de sueurs froides le cap de toutes les délibérations. Nous en sommes à présent au dernier tour de table. Mon favori, qui n’est certainement pas celui de Dimey est, avec un autre concurrent, toujours en lice. J’ai, au cours des discussions qui ont précédé, largement entamé mon bien mince capital de compétences et de connaissances, je me heurte en finale à la truculence et à la vivacité de Bernard Dimey qui m’apostrophe :

- Qu’est-ce que vous lui trouvez à votre poulain ?
- J’aime ses mots, ses images, j’aime sa façon d’écrire.
- Mais encore ?
- J’aime le rythme de ses poèmes je leur trouve une musique, une musique proche de celle de Cadou
- Cadou ! Ils n’ont plus que ce nom à la bouche !
Cadou Cadou vous n’avez rien d’autre ? me lance visiblement agacé mon contradicteur.

Que se passe-t-il alors ?
Privée de tout argument véritable, prise d’une rage soudaine, furieuse je riposte
- Non, Monsieur ! Je n’ai rien d’autre, mais il vaut mieux ressembler à Cadou qu’à n’importe quel chanteur ou prétendu poète !
Surpris par le ton insolent de la réplique, amusé autant qu’ébahi, Bernard Dimey me dévisage. Il semble d’ailleurs tout à coup tenir vraiment compte de ma présence.
Luc Bérimont, qui ne s’est pas encore exprimé, éclate d’un rire qu’il a grande peine à maîtriser.
- C’est bon ! Terminé, dit-il, le président que je suis à voix double, je rejoins la petite dame je vote comme elle.

Je ne savais pas, à l’époque, qu’en prononçant devant Bérimont le nom de Cadou j’orientais innocemment la première place du Prix Jeunesse.

 


 

 

 

 

 

Romain Fustier est né en 1977. Après l’obtention de son baccalauréat, il entreprend des études de lettres, en classe préparatoire au lycée Blaise Pascal puis à la faculté de Clermont-Ferrand, où il rencontre Amandine Marembert, qui deviendra sa compagne. Il fonde avec elle, au cours de leurs années étudiantes, la revue et les éditions Contre-allées. Il vit aujourd’hui à Montluçon, où ils poursuivent tous deux cette aventure poétique. Il a publié une quarantaine de livres ou plaquettes, parmi lesquels Une ville allongée sous l’épiderme (Editions Henry & Ecrits des Forges, 2008), Des fois des regrets comme (Editions des États civils, 2011), Infini de poche (Editions Henry, 2013) et Bois de peu des poids I & II (Editions Lanskine, 2016 & 2017).

Contribution de Romain Fustier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Au milieu de Littérature – textes et documents – XXe siècle (éditions Nathan, collection Henri Mitterand), je retrouve cette strophe avec émotion :

Les chevaux de l’amour me parlent de rencontres
Qu’ils font en revenant par des chemins déserts
Une femme inconnue les arrête et les baigne
D’un regard douloureux tout chargé de forêts

Je revois la librairie Sauramps à Montpellier. J’en avais ramené cet ouvrage, grâce aux bons soins d’amis professeurs de lettres de mes parents qui me l’avait offert, l’été d’avant ma classe de Terminale.

Ce couple était bibliophage et m’avait acheté une pile de livres dont j’ignorais l’existence. J’étais revenu à la maison avec une liste de romans dont la lecture m’était vivement conseillée.

J’avais tenté de suivre ces recommandations. J’avais désormais la conviction que ma vie s’organiserait autour de la littérature. C’était dorénavant une évidence, tandis que je gagnais avec eux à la caisse de la librairie.

J’ai dépassé l’âge auquel René-Guy Cadou est mort, a été arraché à ses proches et à la poésie. Son œuvre a résisté, survécu à son corps malade. Sa parole nous est parvenue.

Je parcours à nouveau ce poème où l’écrivain, une fois de plus, tente de surmonter ses déchirures, de sublimer ses tortures, de noyer sa douleur dans l’espérance :

Mais je marche et je sais que tes mains me répondent
O femme dans le clair prétexte des bourgeons

Je connaissais le nom de René-Guy Cadou avant la lecture de ce texte – encore que je n’en sois pas certain.

Je me rappelle avoir découvert ce poème par hasard, comme je me souviens de sa page dans l’ouvrage, où figurait également une photographie de l’auteur.

Les concepteurs du manuel avaient choisi d’illustrer cet extrait du recueil Hélène ou le Règne végétal, datant de 1952, d’un portrait que René-Guy Cadou avait fait de sa femme en 1948. Tout au plus y décelais-je les linéaments d’un visage.

Je vivais, je découvrais pour de bon l’amour au quotidien, moi aussi, et les écartèlements de la chair.

Montre tes seins que je vois vivre en pleine neige
La bête des glaciers qui porte sur le front
Le double anneau du jour et la douceur de n’être
Qu’une bête aux yeux doux dont on touche le fond

Voilà que je remets à présent la main sur ces vers, dont je n’avais finalement conservé qu’un vague souvenir, que des réminiscences entremêlées à ma propre passion.

Reste quoi qu’il arrive cette fulgurance, à des années de distance : « le poids de la vie est sur toi ».

 


 

 

 

 

 

Marcel Migozzi est né en 1936 à Toulon, rue de la Fraternité, dans une famille ouvrière d’origine corse. Enseignant retraité, il vit dans le village du Cannet des Maures (Var).
Il a publié de nombreux ouvrages de poésie chez différents éditeurs, en France et à l’étranger, collaboré à de nombreuses revues, ouvrages collectifs, anthologies, livres d’artistes. Il tient pour une poésie lisible, incarnée, en souci du monde quotidien.

Odeur des pluies..., par Marcel Migozzi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

« Odeur des pluies de mon enfance
 Dernier soleil de la saison… »

À la rentrée des classes, j’ai souvent présenté à mes collégiens ce poème de René Guy Cadou qui commence par ces deux vers… Nous l’apprenions par cœur et nous aimions ce poème qui nous faisait entrer en automne avec douceur, nostalgie, sur les traces d’une enfance heureuse. Et je disais à mes élèves que ce grand poète avait été instituteur (maître d’école) ; qu’il avait vécu, comme nous, loin de Paris, dans une campagne où « …l’odeur des lys et la liberté des feuilles… » avaient contribué à son bonheur ; qu’il avait été un amoureux passionné – et je leurmontrais, paru chez Seghers l’ouvrage tiré de ma bibliothèque Hélène ou le règne végétal – ; qu’il avait aimé les gens humbles, les animaux, les paysages de son pays de Loire ; mais, hélas, qu’il était mort trop jeune... Et j’évoquais longtemps le souvenir deCadou avec, dans ma bouche, le goût rare de ses poèmes simples (apparemment), au lyrisme discret, avec dans ma voix l’émotion d’un admirateur sincère…

J’avais déjà lu depuis longtemps les poètes de l’École de Rochefort, ce mouvement poétique dont Jean Bouhier, venu vivre dans le Var les dernières années de sa vie, avait évoqué pour nous les nombreuses figures et notamment celle de Cadou, son ami…

Aujourd’hui, je n’enseigne plus, mais les poèmes de Cadou tapissent toujours ma mémoire, j’aime bien leur faire une place d’honneur aux côtés d’Éluard et de tant d’autres poètes qui me sont chers. 

 


 

 

 

 

 

Marie-Josée Christien, poète et critique, vit à Quimper. Elle est responsable de la revue annuelle Spered Gouez / l’esprit sauvage qu’elle a fondée en 1991 et collabore à ArMen. Lauréate du prix Xavier-Grall et du Grand prix international de poésie francophone pour l’ensemble de son œuvre, présente dans de nombreuses anthologies, elle a publié une vingtaine d’ouvrages, dont Les extraits du temps (Les Editions Sauvages), Lascaux & autres sanctuaires (Jacques André Editeur), Conversation de l’arbre et du vent (Tertium éditions), la poésie pour viatique (Chiendents n°118) et Affolement du sang (Al Manar).

Rendez-vous manqué avec René Guy Cadou, par Marie-Josée Christien

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Mes premiers souvenirs de poésie remontent à l’école primaire. Ils sont surtout liés à La Fontaine, Victor Hugo et Lamartine. « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » était pour moi une sorte d’incantation magique que j’aimais déclamer sur tous les tons avec jubilation.

Je fréquentais une école à classe unique, perdue en pleine campagne de la Cornouaille morbihannaise, qui accueillait garçons et filles des villages environnants jusqu’au certificat de fin d’études. J’y ai été scolarisée très tôt, au printemps 1959, dès l’âge de deux ans et demi.

J’ai découvert Cadou l’année du CE2 que je suivais avec un an d’avance en 1964-1965. Mademoiselle Gallo, jeune institutrice tout juste sortie de l’Ecole Normale de Vannes, était nommée pour l’année scolaire. La poésie occupait à l’époque une place importante dans les programmes scolaires. C’était une matière à part entière dans l’emploi du temps, à laquelle était réservé un cahier particulier que je n’ai hélas pas conservé. Ce moment hebdomadaire était commun à tous les élèves de la classe, petits et grands. Parmi les poèmes choisis par l’institutrice, que les élèves devaient recopier soigneusement au porte-plume à l’encre violette et apprendre par cœur, il y avait ceux, assez nombreux d’après mes souvenirs, de René Guy Cadou. Etait-ce par goût personnel de l’enseignante ? Une initiative suite à une recommandation pédagogique à l’Ecole Normale ? Etait-ce une directive de l’inspecteur de la circonscription ? Ce dont je suis sûre, c’est que je n’ai plus rencontré ensuite le nom de Cadou de toute ma scolarité. C’était sans doute mon premier contact avec la poésie d’un auteur contemporain (hormis le poète belge Maurice Carême, également instituteur, très présent dans les écoles).

Je l’avoue humblement, c’était un rendez-vous manqué. Je ne suis pas parvenue à apprécier Cadou. Par contre, ma mémoire a retenu la musique insolite que son prénom double composait avec son patronyme. Les « odeurs des pluies de (s)on enfance » étaient trop proches de mon univers familier et me ramenaient au quotidien. Au moment du terrible exercice de récitation (qui ne me posait habituellement pas de problème de mémorisation), invariablement ma langue fourchait et, à la place de « derniers soleils de la saison », je continuais le poème, sous le regard désolé de l’institutrice, tantôt par « morte saison », tantôt par « morne saison », sans doute plus conformes à l’idée que j’avais de l’automne. J’avais alors une préférence pour les poèmes qui emportaient mon imaginaire vers des univers inconnus et mystérieux. Je les appréciais vifs et rythmés, porteurs de mots énigmatiques. J’aimais pourtant l’école, mais le tableau noir et la craie ne trouvaient alors aucun charme à mes yeux. Je comprends cependant que cet univers de l’enfance puisse susciter aujourd’hui de la nostalgie.

En 2001, Jean Rouaud me donna envie de m’intéresser à Cadou par son convaincant et sensible Cadou Loire inférieure (Joca Séria). Cela tombait bien, car justement, un peu plus tard la même année, sortait un hommage photographique à Cadou par Christian Renaut, illustrant un choix de ses poèmes (préfacé par Gilles Servat et coédité par L’esprit Large & Blanc Silex). J’eus l’impression immédiate de les connaître, ce qui était  sans doute faux, même si je retrouvais dans cette anthologie certains de ceux que j’avais « appris » à l’école primaire. Mais une fois encore, inexplicablement, la magie n’a pas eu lieu. Le choix proposé était-il trop succinct et puisé dans une seule veine du poète ? Après le plaidoyer enthousiaste de Rouaud, ce fut pour moi une grande déception de manquer ce deuxième rendez-vous avec Cadou.

Pourtant, beaucoup de propos isolés de Cadou, découverts ici et là au hasard de mes lectures, en particulier ceux extraits d’Usageinterne publié peu après sa mort (Les amis de Rochefort, 1951), me parlent. Ainsi cette phrase souvent reprise par mon ami Guy Allix pour résumer sa démarche personnelle : « Je ne conçois pas de poésie sans un miracle d'humilité à la base. » Ou encore « La poésie est inutile comme la pluie », mise en épitaphe par Jean-Claude Touzeil sur son blog Biloba. Je partage aussi l’opinion si juste de Cadou sur la poésie orale, qui se révèle aujourd’hui encore plus pertinente : « Les poèmes ne devraient jamais être dits que par leurs auteurs ou par d'autres poètes, un peu comme une liturgie. Les acteurs ont le tort de trop déclamer.» Ces passages laissent entrevoir une direction plus affirmée qui aurait à coup sûr fertilisé son écriture poétique. Décédé trop prématurément, n’ayant pu bénéficier du temps nécessaire à une lente maturation de son œuvre, il n’a sans doute pas pu donner la pleine expression de sa poétique.

Merci à cet ouvrage et à ses initiateurs de m’offrir ici un nouveau rendez-vous avec Cadou, que j’espère cette fois ne pas manquer.

 


 

 

 

 

 

Auteur (poésie, albums jeunesse, romans et pédagogie)
www.patrick-joquel.com

J’ai sept ans…, par Patrick Joquel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

J’ai sept ans. Rentrée des classes. CE1. La maîtresse nous donne à copier Odeur des pluies de mon enfance… et à illustrer. Je ne me souviens plus de mon dessin. Mais je me souviens des mots. De l’intrigante pomme à couteau… Et surtout je me souviens de cette après-midi de septembre et de pluie. Récréation sous le préau. Je suis à la limite, à la frontière entre le sec et le mouillé. Je me récite doucement le poème. Pour moi, cet instant-là est ma première émotion poétique. Cadou, à l’origine de mon désir de lire et d’écrire des poèmes. Sans aucun doute.

 


 

 

 

 

François de Cornière est né en 1950 à Caen.
Il vit aujourd’hui à Mesquer, en Loire-Atlantique.
Il a publié une trentaine de livres de poésie, principalement au Dé Bleu (tous épuisés) et maintenant au Castor Astral.
Ses deux derniers titres disponibles sont : Nageur du petit matin (2015) et Ça tient à quoi ?
(2019) tous deux au Castor Astral.

 

Une petite tête de mort, par François de Cornière

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

J’ai connu Hélène Cadou dans les années 1980 alors qu’elle travaillait à la bibliothèque d’Orléans. À l’époque j’avais créé une petite revue de poésie, La Corde Raide. Hélène avaitpris un abonnement pour sa bibliothèque. Plus tard j’ai retrouvé Hélène Cadou à l’occasion d’une lecture-rencontre consacrée à René Guy Cadou au théâtre de Caen. Le jour de cette rencontre, Hélène (nous nous étions revus une ou deux fois au Centre National des Lettres à Paris, où elle faisait partie d’une commission) était venue déjeuner à la maison. Dans mon petit bureau, parmi mes livres, sur une étagère, j’avais une petite tête de mort sculptée
dans un os. Elle faisait partie de ces objets personnels un peu « magiques », qu’on garde on ne sait pas trop pourquoi. Elle ne m’avait pas quitté depuis mes premières années de Lycée.

En apercevant la petite tête de mort, Hélène s’était exclamée : « C’est incroyable, il avait exactement la même ! » Je me souviens, elle avait pris la petite tête de mort dans le creux de sa main, comme une petite boule de souvenirs, ou comme un petit oiseau blessé… Elle avait répété : « Exactement la même ! » Elle était très troublée. Et moi aussi, du coup.

C’était il y a plus de quarante ans, je pense. Je n’ai pas vérifié la date. Je ne pouvais pas savoir, à l’époque, que j’habiterais un jour à Mesquer, le village où Hélène Cadou est née. L’école publique porte son nom. Quand je passe devant, je pense souvent à Hélène, à René Guy Cadou, et à la petite tête de mort, elle aussi disparue, envolée, partie pour ailleurs.

Mesquer, le 6 novembre 2019


 

 

 

 

 

Né en 1957, Robert Barès exerce successivement les professions de charpentier, d'éducateur, et depuis peu, de chômeur...En tant que copropriétaire de la langue et sujet de son existence, c'est tout naturellement qu'il recherche la compagnie des poètes, et que d'écrivant il devient peu à peu sculpteur sur mots autant que sur bois. On peut le croiser lors de rencontres, festivals ou marchés de la poésie, où il vient discrètement se ressourcer à la découverte de fraternités nouvelles, de vibrantes formulations ou d'éclatantes solitudes...

Il suffirait d'une île centrale au front, par Robert Barès

 


 

Il suffirait d'une île centrale au front, au beau milieu d'une Loire intérieure aux rides tourbillonnes, d'une épaule tendrement inclinée vers la mer, d'un transport de phrases voyageuses sur la berge en un convoi tortillant de paroles mixées, pour que rien ne s'égare, pour que s'emplisse la boite à images, pour que les mots de tous les jours se mettent à chanter et à mélodire, pour que la mort se métamorphose en paysage...
Il suffirait d'un arrêt brutal du train au beau milieu de la campagne un jour d'été, de quelques gouttes d'une pluie très pure comme les larmes, pour que les loups n'égorgent plus la lune aux ronds-points des forêts, qu'un bouquet de ténèbres glisse par la serrure pour aller, enlacées, dans les brumes d'automne, pour que rien ne subsiste du voyageur, pour qu'à l'heure où coule de la route la longue nappe noire des moteurs, il danse sur la feuille et voit comme un voleur, le bruit du monde dans le cercle des jours, quand la nuit s'étale, que le vent s'est tu...

Il suffirait de remercier ces relayeurs de rencontres, ces amis de ciel d'été et de hasard, qui aident à regarder dans ta tête éclatée les éléments épars de la beauté...

Merci grand jacques, Bertin à la voix d'outre monde, albatros, mais si proche dans tes envolées bleues, la fleur rouge à la boutonnière. Merci petit homme infatigable, en blouse de travail, la massette à la main, un dimanche de merveilles à Batz-sur-mer, miracle de te rencontrer, Jean Fréour, sculpteur maître en beautés, dont l'atelier aux trésors déshabillés de leurs draps blancs, habite à jamais ma mémoire, malgré la récente dispersion...

Vous portiez René Guy dans une intransigeance, une simplicité, une force et une humilité...au coin du regard, au creux d'une anecdote, dans le souvenir d'une bonne blague, d'une jeunesse revisitée...
Il suffirait de te remercier Hélène (je dis tu à tous ceux que j'aime), dont la rencontre, si inattendue, si forte et si simple, me fut un éblouissement, une ondulation sismique, une conjonction, dans cette petite école de Louisfert en poésie où jadis une jeunesse française s'inventait une cour de récréation au milieu du désastre...

Toulouse, septembre 2019