Archives 2000...

 

Louisfert, la chambre d'écriture (photo Luc Vidal)

La bibliothèque du poète à Louisfert (photo Luc Vidal)

 

 

 

 

 

Propos de l’éditeur Bruno Doucey recueillis par Luc Vidal

Source: DVD, René Guy Cadou ou les Visages de Solitude (2011)



 

Je ne suis pas sûr que René Guy Cadou et Pierre Seghers se soient réellement rencontrés, je ne l’oserais pas l’affirmer. Le livre Hélène ou le Règne végétal est paru un an après la mort de Cadou. Il meurt en 1951, le livre parait un an plus tard. En fait ce que j’ai découvert en lisant la correspondance de Cadou avec Raymond Quenault, c’est qu’Hélène ou le Règne végétal était destiné aux éditions Gallimard, qui avaient même signé un contrat avec le poète. Le livre ne paraissait pas, et chez Cadou il y a une impatience, une impatience de la tendresse, mais aussi parfois une rage de vivre. Cadou avec son impatience, et parfois une méfiance à l’égard des milieux littéraires, écrit à Gaston Gallimard en lui demandant quand est ce que cette publication va enfin arriver. Et d’atermoiements en atermoiements, Gallimard semble le décourager. C’est très étrange, au point que Raymond Quenault qui est son interlocuteur le plus proche et qui est extrêmement fraternel, voire un peu paternel avec lui, en dépit de leurs incroyables différences, dit à Cadou c’est assez mal engagé. Il ajoute que malgré le contrat signé il est possible que ce projet n’aille pas au bout. Cadou envoie une lettre à Gaston Gallimard – je ne peux pas dire quelle est la date de cette lettre- disant en substance ceci : après tout, ne me publiez pas, c’est une bonne chose, je n’ai nulle envie d’être publié par une maison qui a ciré les pompes des nazis pendant la guerre. C’est extrêmement violent et là il y a une rupture de contrat.


C’est à ce moment-là que Pierre Seghers entre dans l’histoire et promet une publication à Cadou. C’est Jean Rousselot qui fait découvrir Cadou à Seghers. Malheureusement il est mort trop tôt, trop jeune ; il ne verra pas publier sa grande œuvre Hélène ou le Règne végétal. L’histoire continue au-delà de la mort du poète, puisque Pierre Seghers, et par la suite Colette, son épouse, deviendront proches d’Hélène, entretiendront avec elle des relations nourries, amicales, affectueuses. L’éditeur propose au début des années 1970 que l’ensemble de l’œuvre poétique soit rassemblé, publié en un seul volume, intitulé Poésie la Vie entière.


D’où viennent les éditions Seghers ? C’est assez intéressant de se poser cette question. Je crois que le cœur des éditions Seghers a commencé à battre bien avant la création de la maison. Vous savez que le cœur commence à battre avant la forme humaine : on le voit dans les échographies, dès les premières semaines de la vie du fœtus. Et bien parfois pour une maison d’édition, pour une entreprise littéraire c’est la même chose. Il y a déjà la pulsation d’un cœur sans qu’il n’y ait ni de cœur ni de sens. Le cœur des éditions Seghers a commencé à battre lorsque celui de Federico Garcia Lorca s’est arrêté, en août 1936 sous la mitraille fasciste. L’assassinat du poète par les franquistes, c’est un élément primordial dans la conscience poétique au XXème siècle. Cela va donner forme à une solidarité internationale des poètes, de Paul Eluard à René Char, d’Ilya Ehrenbourg en URSS à Pablo Neruda au Chili. C’est le moment où nait la conscience que la poésie peut apporter quelque chose à la marche du monde. Sachant que durant la première guerre mondiale il n’y avait pas de poète engagé, du moins de grands mouvements de refus de la guerre. 1939, trois ans plus tard Seghers n’a pas encore fait grand-chose de sa vie. Il est affecté à Nîmes. Il y arrive le 9 septembre 1939. Il réalise en franchissant le seuil de la caserne, que là un grand poète était là avant lui, une génération plus tôt, Guillaume Apollinaire. C’est un détonateur extraordinaire et c’est là que commence la grande aventure des éditions Seghers.


En 1974, Pierre Seghers, édite la Résistance et ses poètes, reprise par les éditions Marabout. Totalement épuisée jusqu’à la réédition que j’en ferai en 2004. C’est un livre très important : Seghers mentionne Cadou à plusieurs reprises, ainsi que Jean Rousselot et Luc Bérimont. C’est un des livres les plus importants des cinquante dernières années. Pourquoi Seghers l’écrit-il à ce moment-là ? Que se passe-t’il dans le monde, en France, dans le domaine de la politique mais aussi de la littérature ? Qu’est ce qui a poussé cet homme déjà âgé, Pierre Seghers a déjà presque 70 ans, fatigué par une intense activité éditoriale, à rédiger un ouvrage de 800 pages au prix d’un travail quasiment titanesque. Il faut dire que les brasiers de la haine ne sont jamais totalement éteints, les braises du fascisme couvent sous la cendre. Je veux parler du coup d’Etat de Pinochet en septembre 1973, la mort de Salvador Allende, la mort de son grand ami Pablo Neruda, la mort du chanteur chilien Victor Jara, tout cela est de nature à inquiéter Seghers, et lui faire sentir, que ce qui s’est passé une génération plus tôt, 40 ans plus tôt en Espagne, n’est pas irréalité. Le monstre hante toujours le labyrinthe. Voilà ce que comprend Seghers au début des années 1970. Voilà une des raisons pour lesquelles il écrit ce livre.


Sur le plan littéraire en France plusieurs choses se produisent qui probablement inquiètent Seghers. 1970-1975, c’est l’époque où apparait dans la littérature un nouveau type de personnage qu’on n’avait encore jamais vu dans notre patrimoine littéraire : Les Lauriers du Lac de Constance sous la plume de Marie Chaix : livre où elle ose raconter sa famille déchirée ; un père collaborateur, bras droit de Doriot, parti en Allemagne en 1944 puis emprisonné à Fresnes après la Libération ; la perte d'un frère, qui avait suivi son père à la toute fin de la guerre, et qui disparut sous un bombardement allié. Sous la plume de Pascal Jardin, de Patrick Modiano La Ronde de Nuit, la Place de l’Etoile. La figure du collabo réapparait, celui qui a pactisé avec les nazis, qui a été un agent double, et parfois un double agent double comme le personnage de la Ronde de Nuit de Modiano. Ces livres entrent dans le patrimoine littéraire national. On peut penser à Lacombe Lucien aussi. Seghers n’a rien contre ces écrivains, lui-même est écrivain. Mais il s’inquiète de la fascination que ces livres pourraient exercer sur ceux qui pourraient avoir la mémoire courte. On peut dire que c’est le retour de l’intolérance et des idées d’extrême droite dans notre pays ; l’inquiétude de Seghers n’était pas tout à fait anodine. Sur le plan de la poésie Seghers s’inquiète aussi de voir comment, de quelle manière, la génération des fils s’acharne à perpétrer le meurtre symbolique du père. Celle de Seghers commence à disparaitre. Cadou est mort, Seghers lui-même est âgé, Eluard, Aragon, Claude Roy, tous ne sont pas morts mais la génération de ces poètes qui ont fait la résistance, c’est une génération qui disparait.


Elle laisse la place à des poètes qui vont utiliser de nouveaux outils, nés du structuralisme, de la linguistique, de la linguistique énonciative. Il n’est pas le seul, André Frénaud sur France Culture, s’étonne de voir des jeunes poètes s’embarquer dans une écriture de la combinatoire textuelle. Il va jusqu’à dire que ce qu’ils écrivent, ce ne sont pas des poèmes mais des simulacres de poèmes. Le vieux capitaine des éditions Seghers, qui n’est plus aux commandes de son bateau, se dit qu’il est temps d’édifier un phare pour les générations à venir. Ce phare qu’il érige le plus haut possible dans le paysage, s’intitule La Résistance et ses Poètes, c’est une façon de nous dire que le poète, l’écrivain ne doit pas s’abstraire du monde, c’est une erreur de se mettre à l’écart. De n’avoir pour seul credo le fait de dire - je reprends là une phrase de Michel Onfray dans la préface de René Depestre Non Assistance à Poètes en danger -  je ne suis pas lu, pas compris, pas aimé donc je suis génial. On est là aux antipodes de la poésie de Cadou.


Après 2010 je pense que cette parenthèse est refermée, le public peine à revenir, échaudé qu’il a été par les poètes eux-mêmes, qui ont souvent fait sentir au commun des mortels, qu’il fallait avoir l’agrégation de lettres modernes ou de grammaire pour pouvoir accéder à la poésie. Si on regarde les poètes français des année 1980-1990 sont tous des universitaires français professeurs de lettres, qui s’adressent à d’autres professeurs. Il est grand temps de redonner à la poésie cette assise populaire.

 


 

 

 

 

 

Interview de Marie Hélène Fraissé-Bérimont par Luc Vidal (2011)

Source: DVD, René Guy Cadou ou les Visages de Solitude (2011)



 

Bérimont et Cadou ce sont deux hommes qui ont vécu dans des campagnes où la religion était très présente, même si les hommes attendaient les femmes à la sortie de l’église ; ils se répartissaient un peu les rôles au village. Après la première guerre mondiale, madame était confite en dévotions tandis que monsieur attendait madame en buvant des verres avec ses copains. Etant élevés prioritairement par les femmes dans cette ambiance de mystère, dans ces maisons souvent assez obscures, où on se contait des histoires le soir, je pense qu’ils ont été l’un et l’autre élevés dans une culture de la transcendance, à travers les contes et la présence de la religion, le bon dieu, les histoires de saints. Ils en ont gardé, tout en se mettant à distance de la pratique religieuse, réfutant la pratique catholique dans ce qu’elle a pu avoir de réducteur, mais tout en vivant avec des personnes qui avaient la foi, ils ont forcément ressenti des émotions religieuses. La dimension spirituelle était présente au cœur de leur enfance, ils avaient cela l’un et l’autre. C’est assez troublant de voir qu’au fil des années, la mort se rapprochant, pour Cadou à un âge très jeune, pour Bérimont vers 66-67 ans quand il a commencé à être malade, il y a la même démarche : réactiver cette référence à Dieu, au Seigneur. L’ultime poème de Bérimont :

« Seigneur guidez le souffle court
Qui vous cherche dans la prairie »

Chez Cadou il y a aussi cette invocation au Seigneur, avec un grand S, qui fait d’ailleurs problème pour un croyant. J’ai eu l’occasion d’en parler avec un moine récemment, l’abbé de Cîteaux, il reconnait que le terme de Seigneur fait problème même pour les chrétiens pratiquants d’aujourd’hui. Mais l’un et l’autre, Cadou et Bérimont, reviennent à ce qui est pour eux incontournable, la question fondamentale, vers quoi allons-nous après la mort. Il y a chez l’un comme chez l’autre une sorte de réconciliation ultime avec Dieu. Cette manière de faire confiance à la capacité d’être accueilli, quelque part, où ? cela reste ouvert. Il y a comme un départ dans l’acceptation.

LV : Dans la vie de tous les jours, quand Bérimont évoquait Cadou, que disait-il ?

Il y avait une souffrance définitive, je l’ai senti à plusieurs reprises quand il en parlait, c’était vraiment une déchirure durable, il faisait partie des quelques êtres dans la vie, dont on n’accepte jamais la mort. Je ne sais pas si vous acceptez la mort des êtres que vous avez profondément aimés. Vous allez voir le psychologue qui vous dit que vous n’avez pas fait votre travail de deuil. On ne fait jamais son travail de deuil. On ne veut pas le faire. Pour la mort de Cadou, je pense qu’effectivement, le scandale de cette mort a été inacceptable pour un certain nombre de gens, à commencer par sa femme. Hélène, je peux comprendre cela, Cadou n’a jamais été mort. Quand Bérimont parlait de Cadou, il en parlait dans des termes d’une souffrance toujours vivante aussi forte que lors de la mort de sa mère vécue très durement. Sa grand-mère est morte quand il avait 12 ans et sa mère quand il en avait 15. C’est très dur de perdre sa mère à cet âge-là. Il y avait cette déchirure.

Du côté des amis, il y a eu ce désir de porter l’œuvre. Ils ont tous serré les coudes pour que l’œuvre ne meurt pas dans la mémoire, pour que l’œuvre soit publiée, pour que constamment on en reparle. Ils ont fait cercle autour d’Hélène de manière très belle. Il y a eu aussi la perte du jeune frère d’élection, qui au fil du temps est devenu une sorte d’ombre tutélaire, douce, aimante, et qui sans doute le soutenait.

Bien évidemment je n’ai pas connu Cadou, mais quand j’ai rencontré Jean Bouhier pour la première fois, la manière dont s’établissaient les relations entre Luc et Jean Bouhier, j’ai ressenti quelque chose dans le registre de l’amitié qui était tout à fait exceptionnel. Ils ont eu leurs dissensions, ils n’étaient pas toujours d’accord, mais il y avait une sorte de religion de l’amitié. Cadou le ressentait d’autant plus, que lui vivant solitaire, attendait ardemment la visite des amis : on le lit constamment dans sa poésie et ses textes en prose. La ferveur à laquelle peut donner lieu l’amitié. Amitié entre hommes, en dehors des compagnes des poètes, les femmes sont tout de même très marginalisées dans l’école de Rochefort. C’est une question qu’il faut se poser.

LV : Manoll disait Rochefort c’est la Mecque de l’amitié.

C’est quelque chose comme cela. J’en ai ressenti les échos. Cela n’a jamais été des amitiés lourdes, pontifiantes et larmoyantes, il y avait énormément d’humour. Une envie de déconner et de boire ensemble, ce n’étaient pas des personnages pontifiants, au contraire et une forme d’autodérision qui était vraiment salutaire.