Poésie et chanson

 

 

 

 

Entretien avec Jacques Bertin, par Luc Vidal

Revue Signes N°4, septembre 1984

Bonjour Jacques Bertin Tu es chanteur, écrivain, chanteur-écrivain ?

J.B. - Je ne me considère pas comme un écrivain, quoiqu'il m'arrive de temps en temps de le mettre sur des biographies. Il faut dire qu'écrivain, c'est connoté : prestige et compagnie. Chanteur ça fait plutôt balayeur des rues, éboueur de la culture. Je préfère m'appeler chanteur. Bizarre... C'est peut-être plus facile à porter, je ne sais pas ! Pourtant, j'ai un deuxième bouquin en préparation (une biographie). Je pourrais m'intituler écrivain. Mais je suis d'un milieu social dans lequel on ne s’annonce pas facilement sous ce titre. Que fait votre fils ? Il est écrivain... Il est vrai que pour une mère, dire que son fils est chanteur ça ne doit pas être plus facile. Mais les écrivains sont des gens qui vivent dans une société qui est supérieure à la nôtre. Il suffit de regarder à la télévision, la manière dont on parle des chanteurs, et la manière dont on parle des écrivains. Il y a une différence de ton. De même dans les journaux, on parle de la littérature avec sérieux, tandis qu'on réserve à la chanson un ton un peu gouailleur, moqueur, ironique.
Pourtant la chanson, c'est aussi un texte, et je ne vois aucune raison pour qu'elle soit un art inférieur. Beaucoup de textes de chansons sont de beaux poèmes, alors que beaucoup de poèmes sont nuls ! Mais cela fait plaisir à tout le monde de dire que la chanson est un art mineur. Tant mieux !

Il est vrai que la chanson joue un rôle que l'ethnologue appellerait un rôle de déversoir de nos pulsions, un exutoire scatologique de nos rognures d'ongles. C'est pipi-caca, trou des cabinets..., enfin c'est utile à l'être humain. Même si on est à l'académie française, on a besoin de fredonner dans sa salle de bain. On a besoin, même si on est prix Nobel de littérature de dire des grossièretés. Chaque être humain a en lui un jardin sauvage dans lequel il peut être quelqu'un de peu recommandable, qui dit des banalités, hurle des onomatopées et met les doigts dans son nez.

« Quand tu me disais Rosalie, que tu m'aimais Rosalie, moi je savais bien que c'était de la blague... ». S'il n'y avait pas un art populaire pour dire ça avec des chansons à gueuler dans la bagnole en rigolant, ou même sans rigoler, il faudrait l'inventer. La chanson est un art supérieur parce que du point de vue de ses composantes artistiques, elle a tout ce qu'il faut pour l'être. Mais la chanson est aussi un art minable, mineur, parce que les gens ont besoin d'un art inférieur qui les aide à vivre. Monsieur René Char, qui méprise la chanson (je le sais par un journaliste) pleure peut-être, non pas en écoutant un poème de Paul Eluard mais une chanson de Vincent Scotto. Mais il ne le dira jamais.

Dans ton livre : « Chante toujours tu m'intéresses » tu dis : «La chanson est un art populaire, une fille des faubourgs, une fleur des pavés »

J.B. - Nous venons tous des chanteurs des faubourgs, et plus loin encore, avec la littérature, le roman, la danse, la musique sérieuse, de cette même origine la poésie chantée, scandée, qui existait avant le moyen-âge. Avec la diversification des classes sociales, il y eut une séparation des genres. Les classes du haut voulaient avoir un art noble. Il fallait se distinguer, or on ne peut être distingué si on ne peut se distinguer de quelqu'un. Alors pour avoir l'air « distingué », pour avoir l'air plus fort, plus malin, pour avoir l'air de mériter ses privilèges, il fallait posséder un art supérieur à celui des autres. Pour pouvoir leur dire : « Vous êtes trop cons, vous ne pouvez pas faire ça, vous ne pouvez pas comprendre », on inventa des formes artistiques soi-disant plus élaborées. C'est un jeu puéril. L'humanité y joue depuis des siècles, cela me fait marrer.

Dans ton livre, il y a une critique acerbe du monde du show-business qui tue la création et qui falsifie les rapports entre les gens. Tu t'insurges contre ce système.

J.B. - Le star-system est fournisseur en pipi-caca. Il est là pour ça, très bien. Mais il joue un rôle, comment dire... ecclésial. Il met en place de la religion, du sacré. Quand vous allez « écouter » tel artiste avec 50 000 autres personnes, quand tout le monde a acheté 50 000 disques de ce même artiste en une semaine, quand dans tous les repas en ville, le même jour, on se met à parler de lui, à ce moment-là, il ne s'agit plus d'art. Pour moi le contact entre un artiste et un auditeur se fait en dehors de ces grands boulevards. Je n'ai plus d'authenticité si en allant bouffer dans tel endroit, on me demande ce que je pense du dernier disque de machin, alors que la veille au soir on me l'avait demandé dans tel autre endroit, et l'avant-veille aussi... ce n'est plus moi qui vais répondre, c'est une sorte de moi social qui a intérêt à dire telle chose à tel moment pour être bien introduit dans tel groupe social. Par conséquent, il ne s'agit plus là d'un contact entre un artiste et un spectateur, il s'agit plutôt d'une espèce de carte d'identité ou de talisman que je présente réduits à quelques mots, quelques valeurs. Ce matraquage finit par détruire le sens. Le jour où j'ai entendu Joan Baez chanter « Sacco et Vanzetti », j'étais terriblement ému. Quelque temps après, je tombe sur une conne de la radio qui dit : « Sacco et Vanzetti sont cinquième au hit-parade ». J'étais furieux. Tout le contenu s'évaporait... Disons que l'œuvre d'art requiert les mêmes précautions que le vin.

Tu te rebelles contre la banalisation ?

J.B. - Je me rebelle contre le fait que tout le monde s'imagine (c'est une idée très actuelle) que, pour avoir l'air malin, il faut être conforme, avoir un look commun à tous les autres. Il y a 10 ans au contraire, il fallait montrer une singularité, une personnalité. Maintenant il faut ressembler à tout le monde pour avoir l'air d'être quelqu'un. Je trouve cela abominable. Voilà tout le contraire de ce que des centaines de philosophes, de moralistes, d'écrivains ont enseigné, fait de la civilisation occidentale depuis des siècles : « Connais-toi toi-même, aies le courage d'avoir tes propres opinions, fais une rencontre personnelle avec l'œuvre d'art, évite le conformisme, etc... » Aujourd'hui on vous dit que si l'on est peu à avoir les mêmes goûts, c'est que ces goûts sont nuls. Ce raisonnement idiot est basé sur une foi naïve dans les vertus de la société moderne et de ses modes de communication.

Tu as eu beaucoup de préoccupations politiques et sociales. Faut-il en parler au passé ?

J.B. - Un peu. Je ne saurais dire pourquoi. Peut-être que j'ai vieilli, que je suis un peu fatigué. J'ai beaucoup donné. En vieillissant je suis plus révolté encore, mais il y a comme un déplacement du point d'application de ma révolte. Elle se dirige davantage (on va trouver l'expression un peu vague) contre la connerie. C'est-à-dire contre le conformisme, le puritanisme, l'arrivisme, la mesquinerie, la grossièreté intellectuelle.

(...) Le côté « ne laissons rien paraître à côté des gravissimes propos que nous tenons dans nos œuvres » des écrivains et des musiciens me choque. Les grands écrivains, les grands poètes, les grands musiciens sont aussi des types qui se marrent bien à dire ces conneries avec leurs copains. Etre grave parfois n'oblige pas à se gratouiller tout le temps le cerveau avec des larmes aux yeux.

Les biographies sont une escroquerie du même genre. Elles parlent de gens qui n'ont aucune profession, pas de femme, pas d'enfants, pas de maîtresse, ou bien alors tout cela est soigneusement canalisé par l'étude de l'œuvre. Et pourtant le mec se payait le bordel tous les samedis... On rend la moindre chose importante, même la plus banale.

De même pour la correspondance littéraire qui fait partie de toutes ces conventions, ces « m'as-tu-vuismes » du monde artistique. Lorsque Claudel écrit à Gide, ce n'est pas à lui qu'il écrit. Il prend Gide pour le réceptacle, la pute qui va lui servir à s'adresser à la postérité. Je trouve ça dégueulasse. J'espère qu'il n'y aura pas un salopard pour ressortir dans 50 ans les lettres que j'ai écrites à ma femme. Elles étaient faites pour elle, seulement pour elle. Il y a des fautes de français, des cochoncetés qu'on se dit entre amoureux, et qui ne regardent pas les petits-enfants. Il faut respecter ce « petits tas de secrets » qu'ont tous les hommes. Ceux qui font ce travail d'exhumer les lettres des morts sont des charognards. Ce sont les renseignements généraux de la littérature. Les artistes sont des êtres banals, ils méritent qu'on les considère et non qu'on les mette sur un piédestal.

Pour toi, la chanson semble être avant tout un travail sur le vers, la musique du langage. Pourquoi ?

J.B. - Il y a des sonorités, des consonances, des césures dans la langue française. Faire une chanson c'est d'abord écrire un texte musical avant qu'il soit mis en musique. La plupart des chansons m'emmerdent parce que ce travail n'a pas été fait précédemment. Dans le meilleur des cas on écrit une chanson en prose. Dernièrement, j'ai écrit un texte en vers plus que libres. Lorsque j'ai essayé de le mettre en chanson, ça ne collait pas. Alors je l'ai retravaillé, j'ai tout réécrit en vers de 16 pieds, avec une césure 8/ 8. J'ai dû faire un bricolage précis, un véritable travail de menuisier, d'horloger, de plombier. Ça ne fait pas très inspiré, mais c'est cela la réalité.

C'est le même problème pour l'adaptation. Lorsque Ferré met Aragon en musique, il commence par prendre une paire de ciseaux, il taille dans le tas. La poésie est souvent trop bavarde, et pour l'adapter en chanson il faut ôter les scories. Le papier ne coûte pas cher, et souvent le poète se laisse aller... Dans « Plupart du temps » de Reverdy, par exemple, c'est le même poème qui se répète tout au long du recueil : rien que des variations sur le même thème. Il pouvait se le permettre, mais le chanteur ne le peut pas. Dès la 3e chanson sur le même thème, on lui dit « Dis donc, tu ne pourrais pas parler d'autre chose, bouger un peu, changer de style ? » Reverdy aurait pu répondre « Je vais à l'essentiel ! ». Mais le chanteur qui répond «Je vais à l'essentiel » risque d'aller à la porte. (...)

Il est rarissime que je lise un recueil de poèmes d'un bout à l'autre. Cela m'est arrivé une fois, avec CADOU. Je m'en souviens très bien, c'était « Hélène ou le règne végétal ». J'étais dans le train. On s'est arrêté ensemble, le train et moi. Sensationnel. Je viens de lire aussi un très beau poème de Michel Manoll. Mais je vais attendre un peu avant de me taper le recueil.

« J'ai pris l'écriture par le bas de l'échelle », dis-tu.

J.B. - C'est tout à fait vrai. Quand j'avais vingt ans, je ne songeais pas à être écrivain... J'étais étudiant à l'école de journalisme de Lille et j'étais probablement le seul de toute ma promotion à ne pas vouloir être écrivain. Tout le monde disait : « Moi, j'espère publier mon premier roman très bientôt » ; ou bien « Je serai prix Goncourt. » Moi, c'était pas du tout mon truc... Il se trouvait que j'avais beaucoup chanté quand j'étais gosse et tout ce que je pouvais avoir d'émotivité, de créativité, de sensibilité se déversait par le chant... C'était une manière d'être. Cela paraît singulier, mais à l'époque, dans les années 50-65, on chantait, c'était naturel. Aujourd'hui ça paraît absolument extravagant, mais c'était comme ça ! La créativité s'évacuait par là. Quand les cordes vocales vibrent, pas besoin de faire du zen.

Cela produit à la fois une émotion, un plaisir et un soulagement. Ça vous exprime dans tout ce que vous avez de plus profond. Alors petit à petit je me suis mis à écrire des textes, des chansons d'abord. J'ai mis très longtemps. Je faisais ça dans une semi-inconscience... je n'étais pas très lucide. Je n'ai commencé à faire des poèmes que vers les années 72-73. Pis encore : j'ai le sentiment de m'intéresser à l'écriture depuis très peu de temps seulement, 2 ou 3 ans peut-être.

Il y a dans tes poèmes une large place donnée à l'amitié, « Je vais à l'amitié comme à des auberges » ; ou encore : « Que mes chansons restent après moi pour mes amis ». Les femmes aussi sont importantes ? Comme source d'une création peut-être... ?

J.B. - Une source d'emmerdement aussi... Mais il est vrai que je suis assez sentimental. Je crois que je tiens ça de mon père. Dans mon adolescence, j'ai vécu deux grandes périodes d'amitié. Entre 14 et 20 ans à Rennes et ensuite à l'école de journalisme de Lille. Cela m'a beaucoup marqué, je suis assez fidèle en amitié et je suis toujours surpris par l'inconstance des gens sur le plan sentimental. En amitié, en tous cas. Je ne parle pas de l'amour qui est... autre chose.

Moi j'ai les mêmes amis qu'il y a vingt ans. Quand j'ai un copain, je ne peux pas supporter l'idée de rompre, de ne plus le voir ou de l'avoir oublié. Il me semble que l'oubli c'est une espèce de preuve donnée a postériori ; que mon amitié n'était pas sérieuse.

C'est une parole ?

J.B. - Oui, même s'il n'y a pas eu de parole. Peut-être est-ce pour me sécuriser, pour me prouver à moi-même que l'amitié a un sens, qu'elle existe, que c'est un absolu. Quant aux nanas, alors ça...

« Je suis né dans cette chanson ! Le pleur des femmes est mon domaine » c'est quand même étonnant...

J.B. - Je pourrais même dire l'inverse : le domaine des femmes est mon pleur ! Qu'on ne m'en veuille pas : je peux parler de l'amitié (on peut en parler avec pudeur), mais sur les filles, j'aimerais autant être discret. Je préfère n'en rien dire. Ça en dit long... Pourtant je pourrais beaucoup en dire, dans une conversation amicale, dans un article, dans une chanson, ou dans un bouquin, mais pas dans une interview. Disons que ces dernières décennies elles m'ont un peu agacé...

Tu fais très peu d'allusions au Christ ou à Dieu dans ton œuvre, pourtant il y a cette phrase qui est très belle : « Dans les phares j'ai cloué la peine d'un Christ inconnu. »

J.B. - Dieu ou le Christ, ce n'est pas vraiment un grave problème pour moi. Voyez Cadou ou Aragon... Il y a peut-être quelques inquiétudes métaphysiques chez le premier, je n'en suis même pas sûr. Mais chez Aragon, en tous cas, ce qui a rapport à Dieu est là comme un décor littéraire, une manière de placer des mots qui sonnent, des mots colorés, des mots du vocabulaire chrétien, de la mythologie chrétienne. Chez moi aussi, si vous voyez le bon Dieu ici et là c'est pour le décor...

Y a-t-il des poètes ou des chanteurs qui ont influencé ta manière d'écrire?

J.B. - J'ai découvert les poètes très tard, après vingt ans. Ils m'enthousiasment peu, il faut bien le dire. Pourtant quelques-uns m'intéressent. Cadou, bien sûr, Bérimont, dont on s'apercevra avec le temps qu'il était un grand, et qui va survivre, Aragon, Eluard, Pavese et Nazim Hikmet, Reverdy... Déjà je commence à peiner pour en dire d'autres, j'en oublie peut-être... Ritsos, Jacottet, Reda... j'ai à peu près fait le tour des poètes qui m'intéressent. Quant aux chanteurs c'est encore pire. Vasca fait les plus belles chansons et il y a deux ou trois copains comme Elbaz, Brua et Sommer qui savent écrire des textes chouettes. Parmi l'ancienne génération évidemment Leclerc, Vigneault, Ferré sont des gens qui m'intéressent. A part cela il y a de belles chansons dont l'auteur ne m'intéresse pas, mais dont je suis bien obligé de reconnaître qu'il a fait une, deux, trois, quatre belles chansons. J'aurais du mal à trouver dix chanteurs, mais je peux trouver 500 chansons extraordinaires.

Cette écoute des autres nourrit-elle ton œuvre ?

J.B. -. Bien sûr. Mais je ne suis pas quelqu'un qui se fatigue à tout lire et tout écouter afin d'être « au carrefour des arts de son temps ». Dans les carrefours, il y a des flics et des feux rouges ! Par ailleurs, je ne suis pas le gars qui branche sa radio dès qu'il monte dans sa voiture. Je suis un amateur de silence. Le silence est propice à vivre. Ne serait-ce que pour chanter pour moi, pour le plaisir. Je chante dans ma bagnole, pour garder à ma voix une bonne tenue entre autre.

Tu as écrit : « Et que le temps nous traqué qui est bien l'ennemi principal ». La vie qui passe, la perte de la jeunesse, c'est un souci important ?

J.B. - Le temps, le passage du temps, l'effacement du passé, les souvenirs, la mélancolie, la nostalgie, tout cela me travaille beaucoup. C'est pour cela que j'essaye d'être fidèle en amitié, pour ne pas vieillir, pour ne pas me détruire, pour me créer des absolus, pour dire que la mort n'existe pas.

Mais je n'essaye pas de pousser l'analyse. Je ne prends pas la création artistique et la création poétique comme une science. Pour moi, la poésie, ce n'est pas de la psychologie ni de la philosophie. Je n'aime pas le poète qui arrive armé avant toute chose d'une « conception de la poésie ». Je n'ai pas de conception de la poésie et je ne crois pas qu'on en ait besoin pour en faire. Je ne suis pas le poète qui arrive en disant : « attention messieurs-dames, maintenant je vais me plonger à l'intérieur de moi-même dans le cadre de la recherche appliquée en psychologie. » La poésie ou la chanson c'est un lyrisme, c'est-à-dire une exaltation ou une exhalaison et non pas une science. C'est moins une manière de pénétrer en soi-même que de s'extérioriser. C'est un acte magique qui consiste à nommer une chose pour se soulager, pour déplacer cette chose, la transformer, et non pour la connaître. C'est un exorcisme.

Dans tes premières œuvres, tes premiers disques, il y avait une gravité pesante, comme si tu portais le poids du monde d'une certaine manière. Puis l'humour est venu avec « Voyage au bout du monde ». Comment s'est faite cette évolution ?

J.B. - Cela va peut-être paraître paradoxal mais on peut se permettre de faire de l'humour quand on est davantage sûr de soi. Dans un premier temps, j'écrivais au premier degré, je ne me sentais pas assez fort pour me remettre en cause par l'humour. En vieillissant, il me semble que j'ai un peu plus de technique et que je peux me permettre davantage. Mais là je me heurte à un problème : j'ai une image telle, que le public n'est pas prêt à se marrer avec moi sans réticence. Il met un moment pour savoir si c'est « du lard ou du cochon ».

Les artistes qui font des chansons marrantes, ne font que des chansons marrantes, ils sont précédés par un physique marrant, par une légende marrante, par une manière de parler, par une voix, etc. Je n'ai pas ces atouts et il faudrait que j'aie la possibilité d'être tragique et, dans la seconde d'après, de devenir un autre homme. J'y arriverai peut-être mais pour l'instant c'est difficile. Par ailleurs, il y a un petit mystère. Jusqu'à ces derniers temps, j'avais beaucoup de mal à écrire en vers de la poésie ou des chansons marrantes. Mais quand je prenais la plume pour écrire de la prose, je n'arrivais pas à écrire des choses sérieuses. J'ai dans mes tiroirs des centaines de pages de pur délire.

Il y a une évolution musicale très nette dans tes disques. L'orchestration devient de plus en plus importante. A quelle évolution cela correspond-il ?

J.B. - Il y a deux choses : Avant tout l'aspect financier. Actuellement, je serais ravi de me faire accompagner par un orchestre symphonique, mais je ne peux pas car c'est trop cher. Malgré cela, j'investis de plus en plus de pognon dans la musique. Il y a dix ans, je n'aurais pas pu le faire, mais aujourd'hui, modestement, j'y arrive.

Le deuxième aspect, c'est que, lorsque j'étais plus jeune, je n'avais pas une assez grande technique de l'écriture des chansons ni une assez grande maîtrise pour pouvoir penser sérieusement à me faire accompagner. Il m'a fallu du temps pour acquérir tout cela. Il m'a fallu apprendre, me domestiquer petit à petit, avant d'être capable de prendre du recul et de dire : « là, tu enlèves un temps parce qu'il n'a pas de raison d'être et que cette mesure doit faire quatre temps ». Quand j'apprends les chansons des autres, je n'ai pas du tout cette difficulté. Même si elles sont plus difficiles que les miennes, j'y arrive aisément. Avec les miennes c'est un problème, chacun de mes mots est beaucoup plus que ce qu'il est. Je dis la syllabe et elle continue à résonner dans ma tête, dans tout mon corps. Mais il faut déjà que cela s'arrête et que je continue. Quand ce sont les syllabes des autres : pas grave. Mais quand ce sont les miennes, ça me secoue. Il m'a fallu des années pour arriver à faire ce travail et regarder mon œuvre de l'extérieur.

J'ai voulu évoluer à ma vitesse. Je n'ai pas voulu travailler avec les gens de ce métier parce que je les méprisais totalement (pas les musiciens, les gens du métier). J'aurais pu entrer dans une maison de disque et, le premier jour, on m'aurait dit : tu vois cette phrase, on va la changer ! Du jour au lendemain, le jeune chanteur se trouvait ainsi accompagné par une formation qui ne correspondait pas à sa personnalité réelle, mais à ce que le producteur se faisait comme idée de ce qui pouvait se vendre. En refusant cette solution, j'ai eu beaucoup plus de mal. Il m'a fallu attendre beaucoup plus longtemps, mûrir, trouver les copains, réunir l'argent.

Pour conclure, mais provisoirement, j'aimerais te citer une dernière fois : « J'inviterai quelques poètes pour faire un bel enterrement ». Comment concilies-tu cet appel à la poésie et ce que tu viens d'en dire ?

J.B. - Oui, effectivement, je suis un amateur de poésie. Un amateur seulement, pas un prof de fac ! Un, amateur de poésie, c'est-à-dire quelqu’un qui aime bien en lire de temps en temps et qui connaît les poètes. Chez moi je dois avoir trois ou quatre cent bouquins de poésie, et je connais à peu près les poètes français. Leur nom résonne familièrement dans ma tête pour la plupart.

Les titres de tes disques ressemblent à des titres de recueils de poèmes. « Chansons plantées entre les épaules » par exemple...

J.B. - Je trouve que « la chanson plantée entre les épaules » est une assez belle image de la conception que j'ai du métier et de la chanson. C'est quelque chose d'exigeant qui force à se redresser, comme un coup entre les deux épaules.

Propos recueillis par Luc Vidal Septembre 1984.

Les Noyés

Qu'avons nous fait ? Qu'avons nous pu ?
le monde est passé devant nous
comme allant à la mer le fleuve
qu'avons nous fait ? Qu'aurions nous pu ?
ô fais-moi subir l'épreuve
au destin la passion j'oppose
et mes 20 ans au cours des choses
20 ans déjà... je n'ai rien pu

C'est vrai, pourtant je vous ai vu
dans l'eau jusqu'aux genoux pourtant
avançant contre le courant
tandis qu'on criait de la rive :
- prends garde le sable est mouvant
Toute foi est une dérive
Des milliers de poissons d'argent
vous faisaient une cour naïve

Le fleuve meurt. Le fleuve va
il a ses mouvements profonds
Lèvre molle au vent des chansons
on croit s'y baigner. On s'y noie
Le noyé pense, allant dans l'onde
gouverner le courant, le monde
entraîne l'homme et l'homme apprend
à être l'épave du temps

Le long séjour dans l'eau lui a
mangé les yeux, fait un visage
vous n'êtes déjà plus si beaux
vous êtes vieux. Sommes-nous vieux ?
Nous avons cru à l'espérance
nous allions dans le fleuve immense
comme à la belle destinée
où brillaient d'impensés soleils

Soleils adieu ! Nous sommes vieux
nous sommes pareils à nos vieux
fourbes, défaits, nous sommes faits
qu'aurions nous pu ! Qu'avons nous fait ?
Souvenons-nous allant dans l'onde
avec nos visages mangés
que nous gouvernerons le monde
indulgents comme des noyés

Soleils et vous mes espérances
merci pour ce cortège lent
du plus lointain de mon enfance
qui m'emmène vers l'océan
Ceux qui sont restés sur les rives
arbres morts au vent immobile
grinçant dans les éternités
voient-ils le ciel bleu des noyés ?

coda : cette folie qui nous délivre...

Jacques Bertin.

 


 

 

 

 

Sur l’école de Rochefort, par Jacques Bertin

Revue Signes N°4, septembre 1984

Les nouvelles ne vont ni vite ni loin.

A Rochefort sur Loire (49) se réunissait « l'école ». C'était la guerre. Mes parents vivaient à Chalonnes (10 km). Sur les photos, la campagne, les murettes sont les mêmes. La robe blanche et les socquettes d'Hélène sont celles de ma mère et de mes tantes. Mais à Chalonnes, personne n'a entendu parler de rien. A Rochefort il y avait des poètes ? Ah...

Ils en faisaient du bruit, pourtant : « Un soir nous sommes partis prendre la garde du pont sur le Louet, munis très officiellement de deux bâtons pour chasser les parachutistes et les saboteurs !... Les autorités nous avaient remis un carnet où nous devions consigner tout ce qui se passait : ... 23 h un poisson saute à droite. 1 h 25, lumière à gauche. 1 h 28, plus de lumière derrière la fenêtre. Vraisemblablement quelqu'un qui avait envie d'uriner... Au matin le carnet était rempli. » (2).

Une bande de jeunes gens démobilisés et assoiffés de rêve. Et puis le bruit s'est étouffé dans l'eau de Loire. Les gens n'ont pas besoin de poésie. S'ils en avaient besoin, les Angevins feraient gloire aux livres de « l'école ». Mais Michel Manoll, mort il y a quelques semaines, a eu dix lignes dans Le Monde. Luc Bérimont, mort I' an passé, eu droit, à cause de son ancienne renommée de présentateur-vedette de la radio, à des papiers plus nombreux. Mais on cherche sans trop d'espoir un éditeur pour réunir ses œuvres poétiques. Il faudrait deux ou trois mille lecteurs

A Rochefort, je passe fréquemment sur la place de l’église. Il n'y a pas sur la pharmacie de Jean BOUHIER la plaque qui pourrait indiquer à la postérité qu'ici fut inventé l'équivalent littéraire du vin d'Anjou, vin blanc sucré amical.

J'ai retrouvé seul la ferme de Piedgüe où logeait BERIMONT. Si l'on ne veut pas marcher dans les vignes il faut contourner le coteau , un détour de plusieurs kilomètres. Dans le pli du terrain, comme dans une carte postale, elle est toujours là, toujours vide, toujours aussi perdue dans les foins. On l'a conservée ? Non, on n'a pas jugé utile de la démolir. Les intempéries elles-mêmes l’ont épargnée et le fameux temps qui, à ce qu'on dit, s'attaque à tout. Il en sera de même pour vos œuvres !

Une Ecole ? Une école de campagne tout au plus, pas bien importante pour l'histoire littéraire qui a assez à faire avec la rue d'Ulm et Janson de Sailly. Bien plus insignifiante que les modern'styles, les nouvelles vagues et les surréalismes. Bien moins prétentieuse surtout : personne ne s'y donnait la peine de théoriser. En France, cela équivaut à un suicide. Pas d'exclusions, pas d'ukases, pas d'insultes. Rien que les cadavres des bouteilles bues. Le bruit des bouchons au lieu des coups de revolvers. Pas un mot dans le journal... Quel manque de souffle : une poésie de la nature qui se passe vraiment à la campagne ! Et un oubli total de « conception du monde », rien que les yeux avec le monde devant !...

Je lis les poètes de Rochefort. Le moins que je peux car cette lecture me fait mal. Je suis trop lié à cette bande par les paysages de ma jeunesse et Luc Bérimont était mon ami. Je fuis Cadou que j'aime tant et sa « tristesse émerveillée ». Jadis je ne fuyais pas Luc dont la passion, la vivacité, l'optimisme me gonflaient de vie.

Jusqu'à ce que ces derniers poèmes me ramènent comme un filet au sanglot essentiel :

« Vie !, ma vie, je sais à présent que tu partiras sans bagages comme une femme qui s'en va, laissant celui qu'elle a aimé tu partiras seule, en pleurant, par la porte sans paysage... » (3)

Puis malgré moi je reviens à Cadou. Ces poèmes ont pour moi l'évidence des lettres d'un frère aîné (« je pense à toi qui me liras dans cette petite chambre de province/avec des stores tenus par des épingles à linge »). Et c'est le même, le même sanglot essentiel.

L'école est fermée pour cause d'éternelles grandes vacances. La bande des copains s'est évanouie. Sur les photos, personne ne reconnaîtra bientôt plus personne. Après la guerre, la poésie toute entière semble avoir mis la clé sous la porte. L'école de Rochefort ferma la dernière, dans ce crépuscule doux de coteaux, de jardins, de « lilas du soir ». L'odeur de l'eau, un bruit dans les ruelles. Puis le silence.

(1) Voir interview, dossier « CHANSON » p. 53
(2) Jean Bouhier « l'école de Rochefort » Seghers. 1983
(3) Reprise du récit, Rougerie éditeur.

« Cela se passait, aux rives de Loire, à Rochefort, dans un pays large et vert, bordé de collines, de châteaux et de sables. Dans cette contrée où les vignes et les roses ajoutent leurs parures à la couleur ardoise du ciel, un pharmacien : Jean Bouhier, et un instituteur : René Guy Cadou, avaient décidé d'ôter le bâillon que l'Occupant tentait d'imposer à la poésie. Souvenons-nous un instant du climat : chacun avançait à tâtons sur un parcours semé d'embûches, cherchant à reconnaître les amis sous le masque, à déceler l'adversaire sous la cordialité d'emprunt. 1941, c'est la guerre. Paris a faim. Paris a froid. L'Europe est un camp retranché. Les veilleurs de Londres et de Moscou chuchotent pendant que les bruits de bottes signalent l'approche d'une patrouille allemande dans la rue où les lampadaires sont éteints... Vichy prône une poésie « nationale et traditionnelle », pieusement enroulée autour d'un bâton de Maréchal. Aragon publie « Le Crève-Cœur ». Pierre Seghers lance les premiers numéros de POESIE 41. Max-Pol Fouchet édite la revue FONTAINE, à Alger. En zone occupée, la poésie, cette dignité de l'homme, a officiellement disparu... »

Luc Bérimont (Source : Colloque René Guy Cadou - Textes et Langages n° 6 - Université de Nantes - 1982)

 


 

 

 

 

 

« Faites-vous les gardiens des nuits de miel »

Revue Signes, mai 1983

 

Môrice Bénin ou l'exploration permanente de la vie par le chant ouvert, saisissement du monde. Au questionnaire de Marcel Proust que nous lui soumettions lors de son interview en Mars 1983: « Quel est votre personnage historique favori ? », il répondait : « Ulysse, Jésus » Nous sommes là à la frontière du réel et de l'imaginaire. Ecouter son chant est un peu de cet ordre-là : Môrice Bénin ou le chant apprivoisé « des mots pleins comme des oranges de vie ». Alors, « il faudrait pénétrer les gens » et découvrir ou redécouvrir « Je vis », « Peut-être », « C'était en... », « Tu vois c'que j'yeux dire », « Passage », « Apocalypse », « Prémices à l'éveil de l'ours », « Sémaphore », autant de balises, de croisées de chemins où la rencontre est possible. Ce chant où nous sommes, ce voyage d'Ulysse du dedans. Et puis « Aimer sans issue » le prochain disque, un autre rendez-vous à ne pas manquer...

Voici quelques extraits de l'interview réalisé qui jalonneront les émissions de Poésie consacrées à Môrice Bénin sur Radio Atlantic (97 F M).

L.V. et D.G.

*Les mots entre guillemets sont tirés des titres des disques ou livres - diffusion des disques : A B A bp : 1 32410 Castera - Verduzan

 

Ns : Je vais lire quelques mots : c'est la fin d'une époque qui commence, j'ai le dos au mur comme mon ami Jean je ne sais pas où je vais mais j'y vais.

MB : ben j'y vais oui. En fait j'ai toujours l'impression d'être poussé au cul par quelque chose. Ya une espèce de mur. Peut-être que ce mur se grossit derrière moi, je ne sais pas. Il y a toujours une ambivalence je crie dans la vie : c'est cette recherche d'une espèce de paradis, d'un cocon, de quelque chose de sécurisant qui soit doux, velouté et en même temps quelque chose de complètement opposé qui est un besoin vital de foncer, de donner des coups de cornes, de sortir de moi-même et l'un et l'autre sont profondément inconciliables ce qui fait que si je me tourne vers mon enfance j’ai toujours ce sentiment de marcher sur  un fil d'être toujours, oui, c'est ça,  d'être poussé au cul par quelque  chose qui me dépasse, de ne jamais  pouvoir m'appuyer définitivement  sur quoi que ce soit.

Ns : Cette impression liée à l'enfance, est ce qu'il y a quelque chose qui l'explique tout simplement, des anecdotes, les gens, le père, la mère…

MB : Oui, tu sais, je suis originaire d'une famille pied noir et quand on dit famille pied noir on imagine tout de suite une emprise familiale très forte, très intense à la fois riche par sa tendresse, son affection mais en même temps négative par sa possessivité exacerbée et je crois que j'ai été à la fois heureux dans mon enfance et que j'ai souffert de cette emprise-là. On en revient toujours au même problème : j'ai toujours essayé de préserver cette sécurité affectueuse et en même temps par tous les moyens de m'en défaire, de m'en débarrasser, de fuir.

Et ce qui a fait qu'à l'âge de 17 ans je suis parti, soi-disant en vacances, en France et que je ne suis plus jamais revenu. Il fallait cette coupure à mon avis vitale, fondamentale pour m'envoler dans l'existence.

Ns : Où as-tu et comment as-tu appris la musique ?

MB : J'ai appris la musique intuitivement, instinctivement je n'ai jamais fréquenté le conservatoire des cours privés de piano etc... J'ai été attiré par la musique, son expression populaire, par des rengaines ensuite par toute la vague Yé Yé, les chaussettes noires les pirates qui ont bercé mes 10/12 ans. Et j'avais comme idole Eddy Mitchell, je l'ai adoré, j'avais dans ma chambre tous les posters géants et tout et tout. Puis j'avais un copain qui avait une guitare. Il m'a appris une dizaine d'accords et j'ai commencé à imiter d'autres chanteurs au début quand j'avais 12/13 ans. J'ai fait mon premier radio crochet à 12 ans. Je chantais « Marie Marie Anne prends garde à toi Marie Marie Anne »... (Môrice chante). Je ne m'en rappelle plus ce dont je me souviens, c'est que c'est une vieille chanson du folklore américain qui a été repris en français

Ns : Tu écoutais la radio

MB : Radio Maroc qui était un pâle reflet d'Europe N° 1 et puis surtout j'ai commencé à faire les bals mais pas les mêmes qu'ici. Si tu veux au Maroc, la culture se mélange étroitement aux expressions populaires. Le bal n'a pas que cette signification de faire danser les gens comme en France. On allait aussi voir les gens chanter puis ils dansaient. Il y avait un côté spectacle puis un côté baboche. J'avais 14/15 ans. On m'a acheté ma première guitare. J'ai commencé à jouer. Ah oui ce qui a balisé vraiment très fortement la route, mon itinéraire ça a été la rencontre avec BREL. RENCONTRE scénique j'entends. Je l'ai vu au théâtre municipal de Casablanca. J'avais 15 ans et j'ai reçu un vieux coup de bambou de derrière les fagots vraiment tu vois j'ai été époustouflé ; je chialais quand je suis sorti du spectacle de BREL j'ai été complètement abasourdi, j'ai mis dix jours avant de m'en remettre. Je crois que ça été prépondérant dans mon désir inconscient de chanter, d'être chanteur. BREL a été important. Il a été la porte ouverte vers autre chose que le yé yé, Eddy Mitchell et compagnie. Je me suis progressivement détaché, du modernisme, des trucs qui étaient à la mode. Et j'ai commencé à  entrevoir la chanson comme un  moyen d'expression qui est quand  même fondamental car jusqu’ alors la chanson était considérée comme un dérivatif, une distraction.

Ns : la chanson quelque chose qu'on peut prendre avec humour mais sérieux, de grave d'une certaine manière.

MS : OUI un art quoi au même titre que la poésie, le théâtre, la peinture.

Ns : Vers 14/15 ans Brel puis après vers 17 ans tu pars en Europe avec la guitare sous le bras ?

MB : Oui c'est ça, j'ai ma guitare mon sac. J'ai débarqué à Marseille. Ma première rencontre avec des français c'était un chauffeur de taxi qui m'a demandé si j'étais arabe parce qu'il avait horreur des arabes. C'est dur d'arriver comme ça à Marseille. Comme j'avais une vague connaissance familiale j'ai atterri chez eux. Ensuite je suis allé à NICE. Curieusement j'ai été attiré je ne sais pas pourquoi et je suis resté 6 mois Nice à faire des petits boulots à droite et à gauche. Ensuite je suis carrément  monté à PARIS.

Ns. La mort de ton père celle de ta tante Marie c'est ce qui explique ton départ. Tu es parti en sachant que tu n'allais pas revenir

MB. Non je ne le savais pas où je me cachais. Je sentais que ce  départ était important. C'était la première fois pourtant que j'allais en France, la seconde fois c'était avec mon père qui allait au salon du cycle à Paris en septembre que j'allais en France. D'y aller c'était colossal c’était l'Amérique (rires)

Mon père m'avait payé le voyage en 3e classe. Il y avait trois classes dons les bateaux à cette époque, c'était des dortoirs collectifs, il y avait plein de sénégalais. Le bateau faisait Dakar Casa Marseille. Je l'avais pris à Casablanca et je m'étais retrouvé avec 18 ou 20 sénégalais dans le même compartiment, j'étais le seul blanc là-dedans et puis dans les troisièmes classes il y avait des barrières. On n’avait pas le droit d'aller sur les ponts. On vivait un peu sous les ponts des riches. C'était curieux et vraiment symbolique, j'explique comme ça je me suis trouvé du jour au lendemain partant du cocon familiale avec des sénégalais, c'est pas rien une autre couleur une autre culture pour aller dans un autre continent pour aller en France en me disant que j'allais en vacances mais peut-être intuitivement je savais que je risquais de ne pas revenir.

Ns : Alors qu'est-ce qui t'as déterminé : une rencontre, un événement... ?

MB : Non non je crois qu'il n'y a rien de précis en tout cas à mon souvenir qui a déterminé que je reste ici. Il y a eu comme une poussée en avant c'était impossible de tout reprendre au Maroc une espèce de routine que je sentais léthargique, somnolente. Cela me semblait impossible après avoir passé un ou deux mois en France de reprendre le train-train du lycée.

Ns : La chanson, ta carrière au niveau des contenus ; les différents types de chansons, les étapes, les balises ?

MB : Il y a une trame que je présente souvent mais je ne sais pas s'il elle est vraie parce qu'il n'y a pas si longtemps j'étais fâché avec mon passé. Maintenant je me réconcilie, j'avais tendance à me représenter avant et maintenant. Mais ce n'est pas si simple que ça. On a envie comme tu dis de baliser comme si on pouvait se défaire même au présent en se disant je ne suis plus comme ça ; à la limite c'est faux et c'est pour cela que je reprends sur scène des chansons anciennes comme les insurgés que je n'ai pas chanté depuis des années et c'est depuis peu que je me suis réconcilié avec cette chanson, quand les masques craqueront aussi. Il y en a certaines comme cela ON m'a demandé de chanter une fois c'est une chanson qui pour moi caricaturait l'époque ariégeoise des départs en communauté, en fait il n'y a pas que ça. Souvent ce qu'on imagine sur son passé est caricatural. Tout ceci en préambule à ta question. Quand je débarquai en France, j'essayais de percer, de monter à Paris, de côtoyer un peu les gens de métier mais tout à fait naïvement. Peut-être qu'il fallait que je passe nécessairement par cette phase très crédule comment dire mystificatrice de la chanson. Alors j'ai fait les antichambres de plein de maisons de disques. J'ai été dans les cabarets style rive gauche de l'époque et puis c'était des refus quasi permanents. Quelques-uns m'ont permis de chanter en public UN verre de coca un sandwich et bonsoir quoi. C'est une période de vache enragée comme on dit qui a duré deux ans. Ce sont les années 66/67. Au début de 68 je suis parti à l'armée, je suis parti en Allemagne. Au Maroc on était exempté du service militaire et j'avais omis de dire que j'avais déménagé exprès pour ne pas faire mon service. Ils ne m'ont pas envoyé d'ordre d'appel : les trois jours et compagnie. Ils m'ont pêché un jour et je suis parti en Allemagne. Ça été la cassure avec un grand C et je suis resté 2 ans.

Ns : Un peu plus que prévu ?

MB : Oui parce que j'ai fait du rab j'ai été souvent au trou. Pas pour de gros motifs : mauvaise volonté, réponses à ses supérieurs, des conneries comme ça et paradoxalement ça m'a fait faire des tas de chansons : j'ai écrit, j'ai écrit, j'ai l'impression que c'était comme un abcès qui se perçait, une phase existentielle et un peu solitaire, douloureuse l'impression que tout le monde était contre moi, que j'étais pris dans une toile d'araignée, que la société allait m'engloutir. Je pense qu'à des niveaux différents, tout le monde est passé par cette phase-là. Il y en a qui y restent toute leur vie.

Juste après l'armée, chose curieuse, il y a un éditeur qui s'est intéressé à mes chansons, ça a été très vite, en l'espace d'un mois, le contrat était signé, je rentrais chez Barclay. C'était complètement contradictoire avec la période de vache enragée d'avant l'armée. Un certain Jacques de Marny m'a présenté à un grand directeur artistique de Barclay. Je me suis mis à enregistrer mon disque le mois suivant.

Ns : Ces disques, c'est leur propriété ?

MB : Oui, oui c'est leur propriété. Les chansons ne t'appartiennent plus. Tu signes un contrat souvent les yeux fermés. J'étais un petit naïf, un petit novice, puis j'étais très flatté d'enregistrer chez Barclay, alors tu signes, t'en signerais dix à la limite et puis voilà ils peuvent te sortir quand ils veulent. C'est leur propriété.

Ns : Tu viens de parler souvent : « j'étais un petit naïf » mais tu n'es plus naïf ?

MB : Si, mais je crois que ma naïveté a muté. Elle n'est plus au service de n'importe quoi, n'importe quand, n'importe comment. Je m'en rends compte un peu plus qu'avant. En tout cas, mes moments de naïveté durent moins longtemps. C'est pas le piège en lui-même qui me fait peur, c'est sa longévité. Donc je suis parti de chez Barclay au bout d'un an et demi, j'ai cassé aussi le contrat justement parce qu'ils n'avaient jamais sorti le disque. Après ce fut le vide total. Tous mes clichés, mes schémas du chanteur, de la chanson, du monde du spectacle s'écroulaient. Tout mon château de cartes s'écroulait. Je ne savais plus comment faire, je ne voyais pas autre chose que chanter mais comme j'avais détruit en moi l'image d'une carrière classique, je me suis retrouvé complètement paumé et comme je crois avoir l'instinct de vie malgré tout, je me suis dit mais qu'est-ce qui t'empêche d'aller prendre des contacts, d'aller chanter, tu vas voir les lieux, les gens, les petits endroits. J'ai épluché les possibilités. J'ai vu qu'il y avait des foyers de jeunes travailleurs qui étaient réunis selon les régions, qui essayaient de faire des soirées cabarets. J'ai pris cette filière-là. Et puis j'ai commencé à chanter dans des maisons de jeunes, des maisons de quartier, les foyers ruraux, des trucs comme ça, des villages de vacances pendant un temps et le public a grossi. Ensuite ma rencontre avec l'écologie à une époque, elle a posé pour moi en tout cas les questions suivantes : qu'est-ce qu'on fout ? Pourquoi on est là ? Qu'est-ce qu'on mange ? Qu'est-ce qu'on respire 2 Pourquoi posséder ? Des questions assez fondamentales pour nous en tout cas révolutionnaires à l'époque. C'était vraiment les premiers pas de l'écologie. Je me rappelle de Fournier qui écrivait sur la gueule ouverte et puis on parlait de partir de Paris. Je dis ça parce que c'était les grands rêves communautaires qui naissaient : aller cultiver son jardin, élever quelques brebis.

Ns : En autarcie ?

MB : Oui, oui je l'emploie ironiquement. Je participais à l'époque, dans les années 72/73 à une revue qui s'appelait Tripot et qui était un peu la lance de fer du mouvement avec Jean Mars, pure et dure attention déjà, se dessinaient à l'époque les écoles qui faisaient des concessions style Brice Lalonde qui commençaient déjà à s'intégrer, et puis les purs et durs : aucune concession, désertion civile, le mot est lâché, c'était désertion civile. Au bout d'un an, on a essayé d'organiser notre petit rêve. ON est parti 10, 15, 20 en relation avec d'autres gens dans toute la France. L'Ariège. Donc on débarque dans l'Ariège. C'était vraiment caricatural, vraiment quand j'y pense. J'en parle un peu dans « les prémisses à l'éveil de l'ours ». Parce qu’heureusement on était arrivé l'été (rires). C'est merveilleux l'Ariège l'été, c'est paradisiaque. On avait trouvé un village en ruines et symbolique, c'est un village qui avait abrité des déserteurs de l'armée de Napoléon. En plus pour nous c'était magnifique, on s'assimilait à des déserteurs. Tout y était ? L'Ariège, c'est un cul de sac au fin fond des Pyrénées juste à la frontière espagnole. Et puis il y a 200 kilomètres en Espagne où il ne se passe rien : la frontière naturelle des Pyrénées. En plus il n'y avait pas de routes. On devait marcher quasiment 10 km à pince dans la montagne. On mettait facilement 1 heure 1/2, 2 heures pour rejoindre les lieux. Il fallait monter les sacs de ciment. Les deux premiers mois furent idylliques. On avait l'impression que la planète entière allait nous suivre. On était les précurseurs. Bref dès que l'hiver est arrivé, ce fut autre chose, alors ça s'est effrité. J'en parle en rigolant. C'est bien de casser des rêves enfin qui se cassent d'eux-mêmes. Parce que j'ai l'impression qu'il y a des rêves, peut-être en moi que je n'ose pas vivre ; je me dis que c'est impossible mais qui restent à l'état latent, qui restent renfermés et qui sont comme des couteaux renfermés parce qu'il y aura toujours cet éternel regret que je suis passé à côté de quelque chose et c'était bien d'être parti, d'avoir tout laissé tomber. Pour moi c'est une étape déterminante.

Ns : Ces liens avec ce monde de la communauté dont tu te moques un peu aujourd'hui, il en reste quelque chose au niveau d'un certain sens donné à la vie ?

MB : Il y a un deuxième départ quelques mois après quand je suis parti de ce village. J'ai essayé d'être un peu plus lucide, c'est-à-dire de se dire ce n'est pas ce genre de village qu'il faut retaper et puis j'ai connu d'autres gens que je connaissais un peu avant. Je suis parti avec une dizaine. Il s'est créé un lien un peu plus affectif un peu moins volontariste. Et cela fait déjà plus de 10 ans. Je les vois toujours. Ce sont des gens dont je peux dire qu'il n'y a pas eu de fin de relations. Il y a eu mouvance, il y a eu mutation dans les relations. Avec eux, on a retapé un autre village à 20 km d'où on était au départ et puis on a essayé de vivre de ce qu'on produisait et de choses comme ça et parallèlement à ça, je chantais de moins en moins. Je ne sais comment dire. Après cette période que je dirais euphorique, il y a eu un reflux terrible OU plutôt il y a eu flux et reflux, ça s'est joué sur 2 tableaux : sur le flux, il y a des choses que j'avais mises de côté, que j'avais occultées en moi, qui étaient les grandes frustrations parce que tu sais, vivre à la campagne c'est pas évident au départ. Quand tu t'appuies sur une volonté, au bout d'un moment, la volonté s'effrite et il y a des choses toutes simples, toutes bêtes dont je ne m'imaginais pas que je puisse être frustré et qui refaisaient surface. Je parle de ça pour expliquer qu'il y avait un terrain qui commençait à être fécond pour recevoir des graines et ces graines, je veux dire qu'il n'y a pas eu transformation brutale, radicale. Il y avait un truc latent, chez moi potentialisé mais qui ne pouvait pas se révéler. Et ces graines ont été des éléments extérieurs, des gens, des personnes, des frères de vie qui sont arrivés à un moment de mon existence et qui ont ensemencé ce terrain-là par leurs paroles, parce qu'ils apportaient. Je ne voudrais pas trop m'étendre mais j'ai participé à ce moment-là à des stages de psycho-génèse, au départ c'était des stages d'astrologie. On savait pas trop bien ce que c'était et les amis qui ont animé ces séminaires-là ont ensemencé mon jardin avec d'autres comme j'ai pu peut-être ensemencer le leur. Ça fait pompeux d'appeler cela séminaire de psycho-génèse. Au départ c'était de s'interroger sur le pourquoi, comment dire sur les images, le paraître et qu'est-ce qui se cache derrière le paraître. La vie ariègeoise, la vie que je menais à l'époque et qui commençait à s'estomper, je veux dire les certitudes commençaient à s'effriter, à être secouées par ces interrogations-là : la vie dans le couple, les enfants. Pourquoi refuserions-nous les enfants ? Le catastrophisme qu'on se complaisait à annoncer dans l'avenir et bien sûr le refus de toute transcendance, de tout sacré dans notre vie pour mieux transcender notre moi, l'égo. Enfin toutes ces questions étaient l'axe central de ces séminaires. On n'y allait pas pour théoriser, pour se mirer en rond ou pour y avancer dans une idéologie. Mais plutôt pour un retour peut-être en soi, pour voir ces fonctionnements naïfs, primaires, etc., peut-être pour sentir le sens de notre passage terrestre.

Ns : Dans prémisses à l'éveil de l'ours, il y a vraiment une démarche un peu cosmique : absorber un peu en soi. Tu emploies le mot tuyau.

MB : Oui, c'est un peu le témoignage d'un éveil.

Ns : Tu sors d'une sorte d'hiver mental, d'un sommeil ?

MB : Oui, le subtil de cet hiver-là c'est qu'il était camouflé en printemps. Il se donnait les apparences de nouvelles vies. Alors qu'en fait c'était un hiver assez froid et replié sur lui-même.

Ns : Un hiver de croyances intellectuelles ?

MB : Non pas trop intellectuel. Qu'est-ce que tu veux dire ? C'était dans le vent de l'époque même actuel : libération sexuelle, plus de différence de sexe entre l'homme et la femme. Oui, enfin toutes ces idées qui sont dans l'air c'était plutôt tout tout de suite à bas les limites. C'était le fantôme de la fusion permanente avec tout le monde n'importe où, n'importe comment bannir le couple ; justifier le désintérêt ou le non-engagement vis-à-vis de nos gosses par un discours théorique, par il faut se libérer des emprises de la société pourrie, etc. Je suis peut-être dur en disant cela, dur avec moi-même. J'ai une lourde responsabilité et je sais que j'ai pas été un père et vraiment ça m'arrangeait. Seulement pour me déculpabiliser, je me disais que mon enfant ne m'appartenait pas plus qu'à n'importe qui.

Ns. Môrice revenons à la chanson et puis ce qu'on pourrait appeler d’une manière générale la chanson, la création de ce qu'elle veut dire.

MB. On n'a jamais quitté la chanson depuis le début tu sais. Je n'ai jamais  eu un décalage entre ma vie privée et ce qu’on appelle la vie et la chanson.  Tout à l'heure on est allé au restau et nous avons mangé avec le conteur.

Ns. Pierre Tessier.

MB. J'ai beaucoup aimé l'émission que vous lui avez consacrée, je le dis au passage. Il disait qu'il écrivait un journal et que vous étiez les premiers à qui il avait montré ce journal et je te disais que je comprenais qu'il ne se prenait pas pour un poète ou un écrivain O.K. Mais ce qu'on se doit,  c'est peut-être le problème des  artistes, c'est de restituer ce qu'on a, ce qui nous traverse. Mais ce qui est ambigu, c'est qu'on vit au XXème siècle avec les moyens de communication qu'on connaît, les moyens de diffusion mégalomaniaque qu'on connaît aussi et quand on décide de restituer et de faire une carrière, c'est un chemin semé de pièges très subtils quelquefois. L'ambiguïté, elle est par exemple, j’ai besoin et désir de chanter, et restituer de me vivre comme un facteur d'une certaine manière et en même temps de faire gaffe, de ne pas tomber dans cette mégalomanie, dans cet ambitionnisme, de faire carrière absolument. Je mets autant en garde les artistes en règle générale ou les chanteurs contre l'élitisme, l'intimisme que contre la mégalomanie. J'ai peut-être une petite préférence vers l'intimisme mais bon j'ai fait des choix dans ma carrière de chanteur qui sont limitatifs et qui imposent, comment dire des frustrations, des découragements. J'ai fait le choix de ne pas habiter à Paris, ça limite profondément la carrière d'un chanteur, cela veut dire qu'un tas de gens qui sont habitués à être courtisés dans les couloirs du show bis ne me connaissent pas et ne veulent pas me connaître de par ce choix. Puisque la condition sine qua non c'est d'habiter Paris quand on veut faire une carrière je veux dire communément. J'ai fait ce choix de ne pas passer par une multinationale de disques et de participer à la diffusion de mes disques. Ce n'est pas moi qui suis le producteur. C'est un ami qui s'appelle Christian Anne et Gisèle mais je mets la main à la pâte. On se réunit toutes les deux semaines. Il y a tentative de maîtriser, de rendre à échelle humaine cette diffusion de disques, que cela ne soit pas systématique et surtout que la fin ne justifie pas les moyens. Tu vois c'est le problème des idéologies, des partis politiques, la fin pour moi ne justifiera jamais les moyens.

Ns : Tu parles souvent dans tes chansons d'une époque opaque. Tout se passe comme si tes créations, ton écriture, et puis ta façon de vivre avec les autres, avec ta femme, ta fille, tes amis, c'est une façon de briser cette vitre opaque, justement ?

MB : Ma vie avec Anne, ma compagne, avec ma petite fille Maïlis, avec quelques amis que nous avons, c'est des sémaphores des balises. C'est des petites étoiles dans la nuit et effectivement dans l'époque actuelle où il y a tout et rien, je veux dire l'impression d'une jungle à la fois vide et une confusion, une inflation de choses et j'ai l'impression que ce qui est précieux c'est les petites choses, les petites rencontres, ce qui se passe dans l'intimité aussi quelquefois, c'est pour moi une façon de se ressourcer. Quand je dis époque opaque, c'est pas un jugement négatif, je me rends compte qu'on vit une époque incroyable dans tous les sens du terme. Il y a des données actuellement qui vont permettre de retrouver des pistes. Je peux être plus précis que ça. Appelons-les poétiques, religieuses. Et en même temps, il y a une telle inflation de choses, de gens, de spectaculaire, de vitrines, autant de parasites qui brouillent les pistes et c'est là toute l'ambiguïté et toute la richesse de notre époque et au regard de tout cela, peut-être pour déparasiter toutes ces pistes, ces signes, ces sémaphores j'ai le besoin, je pourrais dire la nécessité vitale de vivre avec des amis, de partager avec des amis, parce que je sais qu'ils ont des possibilités de déparasitages que je n'ai pas et réciproquement, dans la critique, dans le jugement qu'on a aussi de nos comportements. Des choses comme ça. Je ne sais pas si c'est clair ce que je dis. J'essaie de le restituer, c'est pas évident. Dès qu'on aborde le problème des relations, de vie sociale on se heurte à des non-dits, à des impossibilités à dire mais quand même qu'il faut dire c'est aussi cela l'ambiguïté. Vivre un impossible rêve comme dirait Jacques BREL. Notre époque c'est aussi dire l'indicible. Essayer.

Ns : Justement c'est important d'approfondir cela. A travers ton prochain disque « Aimer sans issue ». L'expression peut paraître terriblement contradictoire. Ça rejoint ton propos. On retrouve cela au fil de tes chansons, de tes disques, de tes livres, « Nous marchons dans le noir côte à côte pour y voir ». Les mêmes thèmes qui reviennent ?

MB : C'est bien que tu parles de « Passage ». Je parle de mon passage terrestre et aussi dans cette chanson et entrevoir la vie comme un passage, c'est peut-être inconsciemment se situer dans une même issue dans quelque chose qui n'a pas de début et pas de fin en tout cas pas palpable, pas terrestre aussi j'ai beaucoup de mal à en parler et quand je dis aimer sans issue, souvent quand on dit sans issue, c'est lié à la notion de désespoir. Il n'y a plus rien. On ne sait plus où on va. On est perdu, c'est l'errance. Or c'est tout le contraire, aimer sans issue. C'est ne jamais arrêter de chercher en sachant qu'il n'y a pas de fin, qu'il n'y en aura jamais. Notre vie est parsemée de cette recherche de l'issue de tenir enfin le bout de quelque chose et ça je ne le crois pas. En tout cas pas pour ce qui est de mon passage terrestre. Je ne le crois pas. Pourtant ça peut conduire au désespoir. Moi ça me conduit à aimer. A la fin de la chanson, je dis y a pas d'issue même si tu t'arrêtes pas d'en chercher, regarde plus haut au lieu d'avoir les yeux rivés à la ligne d'horizon, c'est-à-dire que l'issue pour nous, c'est souvent la ligne d'horizon, c'est illusoire parce que derrière la ligne il y a quelque chose comme ça si on s'arrête là illusoirement, on a l'impression qu'il y a une issue alors que regarder plus haut c'est s'apercevoir qu'il n'y a pas d'issue mais qu'il y en a quand même une dans l'acceptation qu'il n'y en a pas. Je ne sais pas si c'est clair.

Ns : On rejoint par-là la création de tes chansons, comment elles naissent, d'où elles viennent ?

MB : C'est aussi très mystérieux cette chose-là. Je sais que je suis très scié de voir comment une chanson arrive, l'inattendu d'une chanson. Une chanson comme sarabande qui est une chanson joyeuse, un truc assez rythmé. Tout ça, je l'ai composé, un matin. Je me suis réveillé très tôt, j'ai endossé mes pantoufles. J'ai été faire un petit café tout abasourdi de sommeil et puis pourquoi je ne sais pas quelque chose un truc qui me titille, tiens qu'est-ce qui se passe et le besoin de prendre la guitare et la chanson est sortie alors que j'étais tout ensommeillé, tout rempli de la nuit. Et cette chanson qui est une sorte d'hymne à la joie. Sarabande est quelque chose contre le stress, contre le dialogue intérieur, contre la complaisance de côtoyer la mort des choses comme ce qui est arrivé ce matin-là de bonne heure, mystère et boule de gomme. Parfois je suis sidéré de voir comment dans quelles circonstances des chansons arrivent. Sémaphore, je l'ai écrite en plein dans une tournée en ébullition, le brouillon de sémaphore a été écrit à l'arrière de la voiture et le climat ne s'y prêtait vraiment pas.

Ns : Sommes-nous tous dépositaires de ce mystère par rapport à la création.

MB : Oui, je crois. Ce qui devient difficile c'est qu'il se traduit d'autant de manières qu'on est sur terre, qu'on est d'habitants sur cette terre. J'ai peut-être la chance d'une certaine manière de le traduire avec des chansons, c'est-à-dire de trouver un véhicule d'expression qui est relativement ou en tout cas palpable, visible. Je ne sais comment dire, et le nombre de gens, je veux dire, qui ont ce germe, cette graine en eux qui ne peuvent pas le savoir ou qui peuvent pas le faire savoir en tout cas c'est moins reconnaissable. Y'en a qui peuvent transmettre ça par des regards, par des signes qui sont d'autant plus imperceptibles qu'ils sont fugitifs et qu'ils se croisent à un détour de chemin aussi inattendus.

Ns : Est-ce qu'il ne faut pas aussi avoir un certain courage ? Est-ce qu'il n'y a pas un certain courage dans la création ?

MB : Oh, oui.

Ns : Je cite Prémisses à l'éveil de l'Ours : « les mots sur le papier tombent comme des gouttes de pluie douloureusement et la musique vient à leurs rencontres. Je suis le voyant de ces épousailles ».

MB : Oui, c'est une fissure, c'est une souffrance, ce matin-je lisais un truc de Simone Veil qui disait que la souffrance et la joie sont très liées et que cela faisait l'authenticité.

Ns : Finalement, tout ce que tu dis, cela suppose un travail sur soi-même et les autres, exige une certaine constance dans un travail, une certaine rigueur de pensée ou de sensation, ce n'est pas le chemin le plus facile que tu proposes si tu proposes un chemin.

MB : C'est pas un chemin, c'est prendre au moins l'engagement de suivre une piste quelle qu'elle soit, de s'engager en fait. C'est plutôt qu'une rigueur, une exigence de vie. C'est se connaître par les autres. Je ne crois pas qu'on puisse se connaître soi-même. Je crois beaucoup à ce qui se restitue de soi par les autres. Comment les autres te voient, accepter que tu puisses donner cette impression sur les autres ou en tout cas à être ouvert à ce que comment les autres te voient. J'ai beaucoup résisté et je résiste encore beaucoup à accepter comment l'autre puisse me sentir, me recevoir.

Ns : Même en mal en négatif de son propre point de vue ?

MB : Mais bien sûr.

Ns : Quelque chose qu'on aime pas en soi et qu'apparemment...

MB : Ce qui te parvient est parfois diamétralement opposé de ce que tu crois être. Ce que te montre l'autre voix, c'est quelquefois une imagé que tu ne veux pas.

Ns : Finalement l'écriture quand tu écris une chanson, c'est un moment comme les autres.

MB : Oui, oui j'ai semé l'interview du mot restitution. C'est une restitution ni plus ni moins. Tu restitues alors, alors à ce moment-là, tu ne peux pas te prendre pour le créateur de ce que tu dis, c'est impossible vu sous cet angle. Tu restitues avec ton canal ta façon de dire, c'est tout.

 


 

 

 

 

 

Sémaphore, chanson de Môrice Bénin

 

J'vis au cœur d'un champ de bataille
parmi mes frères ennemis
moitié homme et moitié sauvage
moitié silence, moitié cri

Séparé par tant de malheur
réuni par tant de beauté
affolé par le fil des heures
apaisé par l'éternité

Ecartelé dans l'infini
ou fusionnant dans le cocon
d'un bonheur cent fois trop fragile
tant il se suspend dans le vide

et je continue de chanter
de marée haute, en marée basse
on a la tête comme une lame
pour se faire hara-kiri
quand on parle de vie sans la vivre

J'suis né dans un pays bizarre
en cette année de l'après-guerre
ou le français beau et superbe
se prenait pour l'père de la terre

notre splendide civilisation
avait érigé des décrets
pour empêcher les p’tits arabes
d'aller pisser dans leur quartier

Et l'on voyait des citadelles
où les chaouch et les fatmas
avaient la porte grande ouverte
pour torcher le cul colonial

des écoles ô combien françaises
pour apprendre l'atrocité
d'un matérialisme obèse
qu'on nous faisait miroiter
comme le paradis d'l'humanité

Maintenant je rêve d'une vie tangible
faite de paroles et de signes
loin des paradis celluloïd
d'l'assedic et des vitamines

j'aimerais qu'les hommes soient égaux
dans l'écrabouillement des mythes
dans la cassure de nos égos
pour laisser couler la musique

qui nous engendre et nous relie
dans nos îles désertes fétides
pour voir s’élever un continent
pour que du désert nous sortions

à contre-courant de ma vie
au bout du ruisseau de mon enfance
à la source des origines
éclate un mystère étonnant
qu'est-ce que je fous sur celle terre ?

Si j’vous ai parlé de ma personne
c'est pour vous parler du sens
que je trouve à notre passage
sur cette terre incandescente

que nous servions de sémaphore
aux générations à venir
que du tremplin de notre mort
elles s'élancent enfin pour vivre

que nous leur taillons un chemin
défrichant la jungle du monde
comme une piste comme une sonde
un don pour qu'ils vivent demain
un peu moins balourds que nous.

Nous ne sommes que des étoiles
clignotant dans l'infini
qui s'éteindront au matin blême
ne laissant que des souvenirs
à nos enfants qui se rappellent
et qui perpétuent la parole...

Môrice Bénin.