Textes tirés des Cahiers des Poètes de l'Ecole de Rochefort

 

(Editions du Petit Véhicule Nantes)

 

 

 

 

 

 

 

Poèmes engagés, poètes aux ordres : à propos du manifeste Défense de la Poésie de Jean Bouhier, Marc Alyn et Pierre Garnier (1955), par Olivier Delettre

 

Publié par les éditions du petit véhicule (Nantes) : Les Cahiers des Poètes de l’école de Rochefort, N°3

 

Janvier 1955, la poésie est-elle encore en danger qu'il faille publier un manifeste pour sa défense comme quatorze ans plus tôt il avait fallu se défendre contre l'oppression de l'armée allemande ? Apparemment pour Jean Bouhier, Marc Alyn et Pierre Garnier, l'offense est suffisamment importante pour nécessiter une intervention musclée et remarquée des milieux littéraires.

Revenons un peu en arrière et situons-nous dans le temps afin d'appréhender ce Défense de la Poésie (À propos d'une « Poésie Nationale ») publié en 1955 par ces trois poètes dans ce numéro de la revue Terre de feu dirigée par le jeune Marc Alyn.

I.Présentation du Manifeste

Depuis 1951 et la mort de Cadou, l'École de Rochefort s'est reconstituée à Paris à la brasserie Lipp en reprenant les publications poétiques sous le nom « Les Amis de Rochefort » et suscite à nouveau l'intérêt de jeunes poètes parmi lesquels Pierre Garnier, Marc Alyn mais aussi Serge Wellens. Cette seconde École revendique une inspiration commune avec les premiers poètes : Luc Bérimont, Jean Rousselot, Jean Bouhier, Michel Manoll. Les mots d'ordre sont toujours proches de ceux de 1941, bien que l'époque ait changé et les mots / maux d'ordre avec. Jean Bouhier, lui, affirme son engagement au côté des communistes et accepte de collaborer dans de nombreuses revues et notamment au journal LeSoir où il côtoie de près Louis Aragon entre 1947 et 1948. Cet engagement sincère lui sert aussi de protection lorsque l'épuration se fait trop pressante à la Libération (1). Pourtant, en 1953, suite à l'éviction de Charles Tillon et André Marty, puis, des répressions en Tchécoslovaquie et en Hongrie - sans que le Parti Communiste Français en France ne s'en offusque ! - confortent Jean Bouhier dans son éloignement et finalement sa démission du Parti (2).

Le manifeste Défense de la poésie est co-signé par Jean Bouhier, Marc Alyn et Pierre Garnier. Le rédacteur principal en est ce dernier, Jean Bouhier s'est « contenté» de cautionner le texte tout en en étant l'inspirateur. En effet, il avait côtoyé Aragon et il était déjà revenu de ses illusions, il pouvait alors porter un regard théorique et critique sur le réalisme socialiste. Marc Alyn, quant à lui, était le directeur de la revue et vouait une admiration sans borne à Bouhier. De plus, sa responsabilité de directeur de la publication l'affirmait comme co-auteur du manifeste. Le texte se présente comme un tiré-à-part, de mille exemplaires, imprimé en rouge sur une double page 21 x 27 cm, ce format permet une large diffusion et ainsi un large écho dans la presse. La dernière page, quant à elle, est imprimée en gras pour encore renforcer l'anaphore « Nous affirmons ».

Pourquoi en janvier 1955, Marc Alyn, Pierre Garnier et Jean Bouhier décident-ils de publier ce brûlot à l'encontre de Louis Aragon et sa doctrine de la « Poésie Nationale ». Depuis quelques années, le débat entre les tenants d'une ligne dure au sein du Parti et les tenants d'un humanisme socialiste couvait et réapparaissait de temps à autre. Mais en 1954, la crispation atteint un point de non-retour. Tout d'abord, la ligne éditoriale des Lettres Françaises, pour lesquelles travaillait Bouhier se radicalise : toute œuvre qui ne répondait pas aux critères du réalisme socialiste est impitoyablement refusée et qualifiée de « bourgeoise ». Ensuite, second élément déclencheur des hostilités, la polémique autour d'un recueil de Guillevic et surtout de l'ouvrage que lui consacre Pierre Daix dans la collection « Poètes d'aujourd'hui » de Seghers. Dans cet ouvrage, Pierre Daix explique que les critiques de René Guy Cadou « font des tours de passe-passe » (3). Évidemment les membres de la première École de Rochefort, ni ceux de la seconde École ne pouvaient pas ne pas répondre ! Ce rappel est nécessaire à la compréhension de la dernière partie où la mémoire de René Guy Cadou est appelée. En effet, le poète a bien adhéré au Parti Communiste à la Libération, mais son engagement était davantage de cœur que réellement idéologique (4) et Jean Bouhier de le souligner comme pour désamorcer la critique possible :

« [...] c'est pourquoi nous affirmons que René Guy Cadou [sic], communiste, a plus justement et mieux servi son Parti et l'Humain par poésie d'amour, de clarté et de réalité, que la surenchère de la poésie nationale ne pourra jamais le faire, parce que la poésie de Cadou ne saurait se comparer aux fausses recettes aragonaises, mises en pratique par Guillevic » (5).

II. Réalisme Socialiste et Poésie Nationale

Créé en 1931, par Jdanov sur ordre de Staline qui souhaitait une littérature nouvelle, le Réalisme Socialiste promeut l'esprit révolutionnaire communiste. Évidemment, cette théorie s'opposait à tout ce qu'avait pu produire précédemment la littérature russe qualifiant par là même une grande partie des œuvres comme « déviantes » et « bourgeoises (6)». En France, le réalisme socialiste n'existe pas en tant que tel. Louis Aragon théorise cette idée sous l'appellation de « Poésie Nationale ». Il prône un retour aux formes poétiques traditionnelles : le sonnet, la rime, l'alexandrin et l'expression pure. Il souhaite que les poètes abandonnent ce pour quoi ils se battaient depuis plus d'un demi-siècle : le rythme et la musicalité et « pour cela préfère l'impair ». Dès lors, nous voyons comment cette vision pouvait s'opposer à celle d'Aragon. Ainsi, tout ce qui n'était pas réaliste n'avait pas voix au chapitre dans Les Lettres françaises et au CNE. Dans un article paru fin 54, Aragon citait Guillevic en exemple afin d'illustrer ce qu'il appelait de tous ses vœux avec un poème intitulé « Mais » et dédié à Elsa.

III. La raison d'être de Terre de Feu

La revue Terre de Feu ne pouvait que s'opposer à ces visions et se rapprocher de la conception développée par Jean Bouhier lorsqu'il avait fondé Les Cahiers de l'École de Rochefort en 1941 puis en rédigeant La Bataille du poète (7) en 1952. En effet, le projet de Marc Alyn dans la revue est ainsi rédigé dans la dernière page du tract :

« Terre de feu » est une échappée d'air frais, de mots jetés à plein ciel ; c'est la réaction d'une jeunesse devant le désespoir dont on berce sa vie ; « Terre de feu » groupe les écrivains et les grands poètes de demain, les mêlant fraternellement avec les grands noms d'aujourd'hui.

La jeune poésie qu'elle représente lutte pour une vie meilleure, pour donner à chacun une nourriture à base de soleil ; elle est engagée dans la vie de toutes ses forces neuves, elle aspire à un retour aux choses simples, elle croit en l'avenir. »

Rappelons que son directeur n'a que dix-huit ans à ce moment et sa fougue encore neuve (8). D'ailleurs, Bouhier choisit de ne pas publier ce texte aux éditions des Amis de Rochefort comme pour signifier un passage de témoin.

IV . La position des poètes par rapport à la « Poésie Nationale »

Jean Bouhier, dans ce manifeste, développe, avec Alyn et Garnier, sa critique de la politique du CNE et des Lettres françaises, dans lesquels Aragon est très engagé, tout en défendant l'adhésion au réalisme socialiste et en conséquence l'appartenance au P C. La figure est périlleuse et la posture difficile à tenir tout au long du développement. Le soutien au réalisme socialiste contre la « Poésie Nationale » reflète cependant une conception philosophique beaucoup plus vaste comme le révèle l'interrogation suivante : « Est-ce l'art qui doit aller à la masse ou la masse qui doit aller à l'art » Pour les signataires de l'article ; il est évident que si l'art - et donc la poésie - doit toucher la masse, elle doit surtout l'élever et non se confondre avec elle : « il est temps [...] d'affirmer [...] que la seule réalité valable n'est pas pour le Poète celle du fait politique social ou théorique, mais bien la Réalité de son œuvre [...] ; de préciser enfin que nous nous refusons à abaisser le niveau de l'art », affirment-ils très rapidement. Ils citent ensuite R. Becher : « L'élargissement de niveau [...] ne signifie pas une baisse de ce niveau, mais la création d'une plaine au niveau sûr avec la possibilité de monter par des lignes de hauteurs douces vers les hauts sommets ». Bouhier réaffirme l'obligation pour la poésie de relier les hommes entre eux. Il ne faut pas abaisser la poésie pour la masse dans une volonté de réponse à une demande, mais de créer le désir de la poésie.

Pour Jean Bouhier et ses amis, afin d'atteindre cet objectif, la poésie de la seconde moitié du XXe siècle naissant doit éviter deux obstacles majeurs personnifiés par le même homme : Louis Aragon. D'une part, dans la lignée de Rochefort, ils refusent l'héritage du surréalisme finissant et tous les groupes qui veulent faire collectivement de la poésie avec manifeste et ligne de conduite ; et, d'autre part, la poésie nationale qui bride, selon eux, la création artistique pure en refusant les dernières avancées.

V. Le réalisme socialiste selon St Jean, St Marc et St Pierre

Si les trois signataires de l'article peuvent se permettre de défendre le réalisme c'est qu'ils en ont une lecture particulière et développent trois arguments. Tout d'abord, le réalisme socialiste est « fondé sur une communauté, qui elle-même devrait être une culture ». Selon les auteurs, les esprits de groupes représentés en France par les surréalistes, expressionnistes et autres donneurs de leçon en -iste sont arrivés à bout de souffle. Ils ne peuvent rien attendre des mouvements collectifs qui lancent des manifestes et des mots d'ordre ! Et, selon les trois auteurs, la poésie, et donc l'art, ne peut s'affirmer que par des individus qui vont traduire les désirs des hommes, leurs aspirations, leurs hantises et leurs peurs ancestrales et nouvelles après les deux bombes nucléaires américaines. Ils conçoivent alors le réalisme socialiste comme une bannière fraternelle où chacun doit apporter sa création personnelle : « Il convenait d'affirmer que cette théorie n'était pas un dogme, qu'elle n'avait rien d'exclusif, qu'aucune règle ne pouvait remplacer le Génie et que l'époque socialiste, comme les autres époques, serait exprimée par de grands artistes et de grands écrivains quand le temps serait venu de ne pas se forcer ». Autrement dit, le réalisme socialiste est une douce idée permettant aux écrivains de retrouver le chemin de l'homme en toute liberté.

Jean Bouhier, Marc Alyn et Pierre Garnier tentent de concilier l'expression du lyrisme, comme l'École de Rochefort l'avait renouvelé dix ans auparavant, et le réalisme socialiste : « Il fallait enfin préciser que la souffrance, l'amour, la vie, la mort, le caractère, la personnalité, les questions insolubles [...] étaient des thèmes réels, subsistants au sein même d'une société communiste et que, comme signes permanents de l'existence ils devaient être exprimés » (9). Ils tentent de réhabiliter tout de même l'idée du lyrisme en évitant un concept très galvaudé. S'agissant d'une aspiration commune, elle a aussi son rôle à jouer dans le réalisme socialiste. En effet, l'expérience du poète étant possibilité de tous, alors il se doit de l'expérimenter jusqu'à son paroxysme. Partant du postulat que l'art doit élever la masse, le poète se fait le héraut de son époque. Somme toute, on est assez proche du poète « voyant », et défricheur des espaces encore inconnus pour le moment.

Enfin, Bouhier, Alyn et Garnier dénoncent l'amalgame fait autour du concept esthétique de Jdanov. Selon eux, on confond, en France, art inspiré du réel et art copié du réel : édification, catharsis et utilitaire. Les poètes ne doivent pas tomber dans le piège de la facilité en cédant aux sirènes de la copie les apparentant à ce qui ne serait que du naturalisme aux phrases et aux images faciles, immédiatement accessibles au public sous peine d'être irrémédiablement taxé de littérature « petit bourgeois ». Art de publicitaire et non art de poète. L'art  est utile à la communication entre les hommes et non traduction immédiate de leurs attentes et de leurs aspirations. Le poète ne doit donc pas être dans la masse ou la suivre, il doit être en avance sur elle sans pour autant être enfermé dans une tour d'ivoire. Or, pour Bouhier, une des caractéristiques du réalisme socialiste est de mettre l'artiste au contact de la masse et d'en être intelligible.
Si on se méprend autant sur le réalisme socialiste, c'est évidemment à cause de l'orientation que veut lui donner Louis Aragon en prônant la « Poésie Nationale ». Responsable de tous les maux, le patron du CNE cumule tous les défauts : ancien surréaliste, écrivain petit-bourgeois dans ses œuvres récentes, notamment dans Les Yeux et la Mémoire, il ne lui restait plus que l'arrogance pour compléter ce tableau - certes partisan - et ce dernier reproche ne tarde pas à venir : « Certes, nous ne refusons pas les thèmes d'Aragon : cette nouvelle « Leçon de morale » pouvait être dite : il fallait du génie et pas de la prétention ». Et de lui opposer Éluard pour l'humilité ! Bouhier et Garnier lui reprochent essentiellement de rabaisser le niveau poétique en France en écartant d'un coup la musicalité, la recherche du « lyrisme humaniste » que n'avaient de cesse de rechercher les poètes de l'École de Rochefort. Ils refusent le retour à la poésie
de Sully Prudhomme et aux autres auteurs classiques dont les œuvres sont, certes intéressantes, mais n'apportent rien à la création poétique. Il fallait Picasso pour révolutionner l'art pictural et non Fourgeron (11) Ils déplorent le laisser-aller de certains poètes à ce qu'avec un léger anachronisme on pourrait qualifier de populiste. Ce n'est pas en voulant avoir l'air populaire qu'on devient poète mais en captant la réalité humaine.et en la transcendant, dans le poème, que l'artiste accède au statut de poète : « Il est temps [...] d'affirmer que la seule réalité valable n'est pas pour le Poète celle du fait politique, social ou théorique, mais bien la réalité de son œuvre ». Ainsi, selon Bouhier, la « Poésie Nationale » réduit le réalisme socialiste à un jeu de forme :

« Cette énorme médiocrité [ils viennent de citer un quintil de Les Yeux et la Mémoire] qui veut se donner un air populaire, ce fade amour des inversions gratuites et du style pompeux sous son apparence simple, cette fâcheuse tendance au discours, au déballage, à l'étalage ne seraient que mauvaise littérature si elles ne tendaient pas à s'identifier à des idées qui sont réelles et à tenter de les rendre par là même méprisables (12). »

VI. Quel art poétique réclamer ?

La fin de l'article change de typographie (elle adopte des caractères gras) et développe quatorze paragraphes commençant par l'anaphore « Nous affirmons que ». Le premier paragraphe est une défense et illustration de René Guy Cadou (13) et de son appartenance - certes discutable ! - au Parti Communiste en dépit des attaques ! Les treize points suivants montrent la vision que Bouhier, Alyn et Garnier développent dix ans après la fin de l'École de Rochefort (14). Si dans la première anaphore, Bouhier affirme que le réalisme socialiste est une « théorie valable », cette conception est vite dépassée et une vaste vision poétique se fait jour comme par exemple dans cet aphorisme : « Nous affirmons que le poète doit aussi se poser des questions apparemment insolubles. » Que doit-on entendre par ces « questions insolubles » ? S'agit-il d'une recherche métaphysique ? Il est difficile de l'imaginer compatible avec le réalisme socialiste, mais il est évident que la question de la transcendance ne cesse de traverser les trois œuvres.

Bouhier revendique ensuite une position défendue lors de la fondation de Rochefort. Si en 41, les poètes avaient déjà le sentiment d'être arrivés au bout du cycle surréaliste et symboliste, ils ne reniaient aucunement les apports à la poésie moderne. Ici, Jean Bouhier réaffirme, sans ostraciser, la nécessité de s'inspirer des anciens afin de créer les formes neuves de la poésie sans revenir impérativement à la question de la forme et sans cesser non plus de rechercher de nouvelles inspirations poétiques et de nouvelles expressions poétiques. Le poème est d'abord, transcription d'un état d'âme avant d'être un sonnet régulier :

« Nous affirmons que le poème est un tout où images, rythmes, pensées, musique, sentiments, expériences participent à la même joie de création, à la même chair spirituelle. »

Enfin, la liberté de la création et la solitude du poète face à cette matière qui s'impose à lui et qu'il doit renvoyer à l'humanité :

« Nous affirmons que partant de l'homme et de l'humain le poète doit jouir d'une liberté totale de création et qu'il n'en doit compte qu'à lui-même et à l'homme. »

Cette liberté de création est essentielle, car si le poète est asservi à un dogme, il perd alors sa place dans la société. S'il n'est qu'un formaliste, alors le poème ne s'extrait plus de l'homme et s'appauvrit. Ainsi, pour Bouhier et Garnier, il est important que le poète soit en avance sur le reste de l'humanité afin de l'éclairer et d'être rejoint par elle - bien qu'il s'agisse toujours du paradoxe de Zénon. Le poète occupe donc une place prépondérante dans la société, il explore, recherche, sans forcément savoir où il va :

« Nous affirmons que le vrai poète sera tôt ou tard rejoint par les hommes même s'il s'est séparé d'eux pour atteindre un sommet. »

Par conséquent, bien plus qu'une réponse à la polémique née des malentendus quant à la critique de Pierre Daix et sur le radicalisme de la position d'Aragon à propos de la « Poésie Nationale », ce texte est véritablement d'un art poétique commun aux trois poètes. Ils défendent une esthétique, et à travers elle, leur conception de la poésie. Alors qu'Aragon souhaite une poésie qui commente les temps sociaux, politiques et qui se fasse chronique, les trois poètes continuent la défense de la poésie humaniste entreprise en 1948. Le poète n'est pas un commentateur, il a le devoir d'éclairer les hommes sur ce qu'ils vivent et pourquoi pas de les appeler à la révolte. La poésie et le poète doivent résister et relier les hommes entre eux (15).

Notes :

1 Son amitié avec Elya Ehrenbourg le protégeait également des charges du journal d'extrême droite Rivarol.
2 D'ailleurs, en 1955, il est élu maire de Fay-aux-Loges sans étiquette.
3 Cité par Christine Chémali, Jean Bouhier ou « Croire la vie », Angers, Presses Universitaires, p. 154.
4 L'appartenance idéologique de René Guy Cadou est d'ailleurs toujours une question complexe.
5 En italiques dans le texte. Texte non paginé.
6 Nous renvoyons pour plus d'informations à l'ouvrage de Michel Aucouturier, Le Réalisme socialiste, Paris, éd. PUF, coll. « Que sais-je», 1998.
7 Jean Bouhier, La Bataille du poète - Essai, Paris, éd. Paragraphe, 1952, 45 p.
8 D'ailleurs, il sera surpris de la proportion prise par les réactions au manifeste et sera ensuite plus prudent.
9 En italique dans le texte.
10 L'idée de lyrisme est incompatible avec l'idée de réalisme socialiste puisque l'expression individuelle est difficilement conciliable avec le collectivisme.
11 La référence est constante dans l'article. En effet, depuis quelque temps, Les Lettres françaises ouvraient leurs pages largement au peintre. Picasso, quant à lui, s'était quelque peu brouillé avec le P. C. suite à son portrait lors de la mort de Staline.
12 En gras dans le texte.
13 Cf. Supra.
14 Avec le recul, les révélations des exactions communistes après les années 50, il est évident que les trois auteurs se méprennent quelque peu et que le totalitarisme existe aussi en matière d'art mais on peut estimer leur position louable.
15 Nous ne faisons qu'ébaucher une réflexion sur le rôle du poète et de la poésie chez Jean Bouhier; pour davantage de développement, nous renvoyons au travail de Christine Chémali déjà cité et au travail de Jean-Yves Debreuille, L'École de Rochefort. Théorie et pratique de la poésie 1941 - 1961, Lyon, Université Lumière Lyon 2 - P. U. Lyon, 1987, 508 p.


 

 

 

 

Appel

La poésie a pour but la vérité humaine, par Jean Bouhier, Marc Alyn et Pierre Garnier

 

Il est bon de le rappeler au moment où la culture de l'«Europe Bourgeoise» se rétrécit jusqu'aux pirouettes de Jacques Prévert et jusqu'aux jongleries des derniers Surréalistes. Cette «culture» est une peau de chagrin. L'Esprit frappé à mort tourne encore une fois sur lui-même, se revoit, se fait écho. Est-ce le «novel to end novels» dont parle un critique avisé à propos des œuvres de Joyce? C'est probable. Le roman bourgeois est devenu infertile et Ortega y Gasset ne se trompe pas en précisant que les gisements riches et accessibles à toute main travailleuse sont épuisés; il paraît encore de bons romans, il ne paraît plus de grands romans. Pour la poésie, le problème est le même : un T. S.. Eliot cherche à créer le frisson de l'imprévu et pense atteindre l'absolu alors qu'il ne touche qu'une mince frange de relatif.

Soyons clairs : l’individualisme romantique, poussé à son extrême par tous les mouvements artistiques contemporains : expressionnisme, surréalisme, futurisme, cubisme, le culte volontaire du moi, l'arbitraire, sont aujourd'hui à leur fin. Certes, les conquêtes ont été admirables: elles sont la preuve que seul l'individu est créateur et que la poésie conçue inconsciemment par tous ne peut être créée que par un; ceux qui ont exprimé un homme et les hommes, un monde et le monde, un espace et l'espace, un temps et le temps, une vie et la vie, ont seuls comblé leur «dur désir de durer».

Mais le Surréalisme a découvert, puis forcé son inconscient et son inconscience, le Cubiste a exposé l'objet à la lumière glacée de son esprit, l'Expressionniste a mis son âme et son cœur à vif : chacune des qualités du Génie humain a trouvé une force nouvelle, l'Esprit s'est avancé jusqu'à l'abstraction la plus épurée, l'Ame jusqu'à la chair spirituelle et la Conscience a en vérité gagné plus que son dû. Ces mouvements, toujours au bord de l'Inespéré, nous ont cependant permis de reconnaître qu'il y avait une limite à l'Individualisme et au Subjectivisme : cet extrême se nomme l'arbitraire; il y a en effet un délicat formalisme dans la poésie que d'aucuns voudraient faire passer pour «occidentale» : c'est la désinvolture du poète prétendant : «J'ai du génie, ne contrôlez pas; je vous emmène dans les ruelles scabreuses de l'inconscient. Ma Vérité, mais c'est la Réalité!».

Or, seuls ceux qui ont créé l'humain sont de vrais poètes: leur œuvre est tôt ou tard contrôlée par l'homme; malheur au Poème qui n'a pas été et qui ne sera pas contrôlé par l'homme : il n'existe déjà plus; en vérité il n'est jamais sorti de chez son auteur.

Contre ce subjectivisme outrancier, un nouveau mouvement se dessine en France et s'affirme dans les pays de l'Est, où une nouvelle culture, fondée sur une communauté, qui elle-même devrait être une culture, est en train de naître; cette tendance s'appelle le Réalisme Socialiste.

ll y a vingt ans, le Premier Congrès des Écrivains Soviétiques définissait ainsi le nouveau «mouvement» : il a pour but, disaient les statuts du Congrès. « la-représentation fidèle et historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire». Cette définition groupait plusieurs propositions qui ne sont pas forcément complémentaires, mais qu'il était nécessaire d'associer pour donner à cette phrase valeur manifeste. Il s'agissait cependant et il s'agit toujours de préciser ce qu'est la_«Réalité» : est-ce celle qui ne nait que dans la mémoire, est-ce celle de l'objet, est-ce celle du sujet, est-ce la vérité? il importait aussi que le mot représentation ne soit pas confondu avec le mot reproduction; il était nécessaire de préciser que l'adjectif fidèle n'était pas l'équivalent de l'adjectif naturaliste et que le développement révolutionnaire s'appliquait plus à la vie et à l'humain qu'aux faits strictement politiques : il convenait d'affirmer que cette théorie n'était pas un dogme, qu'elle n'avait rien d'exclusif, qu'aucune règle ne pouvait remplacer le Génie et que l'époque socialiste comme les autres époques serait exprimée par de grands artistes et de grands écrivains quand le temps serait venu de ne pas se forcer. Il fallait enfin préciser que la souffrance, l'amour, la vie, la mort, le caractère, la personnalité, les questions insolubles, tout ce qui fait que Monsieur Dupont est Monsieur Dupont et Boris Pasternac un très grand poète, étaient des thèmes réels, subsistants au sein même d'une société communiste et que, comme signes permanents de l'existence ils devaient être exprimés. Ces précisions ont singulièrement manqué : il s'agissait en ce temps d'intégrer l'écrivain et son œuvre à la poussée de la Révolution mais aujourd'hui encore, les politiques et les fonctionnaires ont une idée fausse de la réalité de l'art : ils désirent que la peinture, la sculpture ou la poésie soient utiles et efficaces, mais ils confondent ces termes avec utilitaires et à utiliser; nous avons alors le plus aberrant des spectacles : ceux qui se réclament du réalisme tombent dans le formalisme le plus banal et l'allégorisme le plus fade, genre Fougeron, ceux qui se flattent de concevoir un art socialiste, brodent simplement sur une série de slogans et se mettent ainsi au rang des artistes petits-bourgeois qui ont comme chacun sait défendu le naturalisme, la reproduction, la copie, la banalité et ne se trouvent guère dépaysés devant la poésie nationale lancée par Aragon ou la Traktorenlyrik dont chacun se moque dans les pays de l'Est.

Pour nous aujourd'hui, c'est de la Poésie Nationale qu'il s'agit. Il est temps de mettre en évidence cette escroquerie, qui non seulement trahit la poésie mais ridiculise le réalisme socialiste. Quoi! Faut-il que le peuple apprenne dans la banalité ? C'est aller à l'encontre même d'un art national que de vouloir redire ce que de très grands poètes ont mieux dit, et c'est mépriser le peuple que de lui offrir comme art le discours, la reproduction et la copie, alors que tous les arts venus vraiment du fond des peuples parlent contre ce naturalisme. On est allé, sur une scène célèbre, jusqu'à amener des arbres véritables en guise de décors, sous prétexte de réalisme : n'est-ce pas retomber dans le naturalisme et est-ce que l'homme du peuple a besoin d'arbres pour imaginer une forêt ; a-t-il une imagination si pauvre et si petite-bourgeoise ? Eh bien, non !

Nous demandons aux simples gens qui pour vivre la poésie et la comprendre ont suffisamment de force de pensée et d'amour, pour ne pas exiger la grotesque exactitude, de juger eux-mêmes si l'Art, la Réalité de l'œuvre et la Vérité humaine se trouvent par exemple dans ces vers de Louis Aragon :

« La cruauté générale et les saloperies
Qu'on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu'on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d'une injure ou d'un cri »(16)

ou dans ceux-là :

« Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici
N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle ».(17)

ou encore dans ces quatrains, signés malheureusement Guillevic :

« Je sais que notre vie est une tragédie
Que nous en connaissons le dernier dénouement
Qu'il claquera sur nous, le calme caïman
Et que ça dure à peine autant qu'un incendie.

Je sais ce qu'est tomber, je sais la maladie
Je sais la guerre aussi et les arrachements
Les misères sans nom et quotidiennement
Et l'incommensurable et pire perfidie » (18).

Le charabia de l'un le dispute à la simplicité précieuse de l'autre. Certes, on pourrait plaisanter, se contenter de sourire et de rire comme beaucoup l'ont fait, soit avec l'indifférence pour mépris, soit avec la calomnie pour désir, s'il s'agissait pour nous comme pour eux d'employer cette médiocrité comme arme contre une toute autre réalité que la réalité poétique, ce que nous ne voulons pas, mais il est temps de prendre l'escroquerie au sérieux, de la dénoncer et de proclamer, tout d'abord, que le réalisme socialiste n'est ni un retour à un quelconque discours révolutionnaire, ni un pseudo-naturalisme ; d'affirmer ensuite que la seule réalité valable n'est pas pour le Poète celle du fait politique social ou théorique, mais bien la Réalité de son Œuvre et qu'on ne saurait situer un Picasso, un Prokofiev, un Maïakovski, par rapport à une théorie, mais qu'au contraire ce sont eux qui nous situent ; de préciser enfin que nous nous refusons à abaisser le niveau de l'art et que nous demandons de faire le leur à ceux qui ont été bernés par la poésie nationale la remarque de Johannes R. Becher dans sa Poetische Konfession: « je ne savais pas coordonner l'élévation du niveau avec l'élargissement de ce niveau, et par cela je me trouvais souvent dans la situation décrite par Mao Tse-Tung, de vouloir soulever un seau sans terrain ferme sous les pieds. En quoi l'élargissement de niveau - il faut y faire attention - ne signifie pas une baisse de ce niveau, mais la création d'une plaine au niveau sûr avec la possibilité de monter par des lignes de hauteurs douces vers les hauts sommets», c'est-à-dire que le poète, l'artiste, partant et ne cessant de partir de l'homme doivent sans cesse approfondir, augmenter, accroître l'humain : à coup sûr, alors, ils seront un peu plus tôt ou un peu plus tard atteints, connus, reconnus : Maïakovski n'a jamais abaissé le niveau de ses poèmes ; il fait maintenant partie du domaine public soviétique.

Car, dans la poésie nationale de quoi s'agit-il ? On pourrait croire, et nous l'avons cru au début, que le but était de reprendre contact de façon décisive avec le trésor poétique français, d'assimiler les conquêtes faites par les grands poètes et de poursuivre la marche en avant, certes sans se forcer ni s'efforcer, mais en ne plagiant pas les banalités de la Société des Poètes Français à laquelle semble avoir adhéré Louis Aragon. Or, courons aux œuvres qui nous détromperont et notamment à l'œuvre qu'André Wurmser nous propose comme un monument de plus, impérissable, à la cité royale de la poésie française: «Les Yeux et la Mémoire», ce livre que Pierre Daix nous présente comme le contrepoint du «Journal d'une Poésie Nationale», donc comme sa preuve d'existence. Certes, nous ne refusons pas les thèmes d'Aragon : cette nouvelle «Leçon de Morale » pouvait être dite : il fallait du génie et pas de prétention : Paul Éluard a exprimé cette grande marche des hommes et de l'humain : Kuba, dans la République Démocratique Allemande, a dès 1948 publié une épopée de ce temps ; Neruda a chanté la grande conquête ; or, à côté de ces œuvres magistrales, que nous propose le chantre d'Elsa ? S'il est vrai comme le précise André Wurmser que « ce sont les médiocres qui, craignant que leur voix ne se confonde avec une plus haute qui s'éleva jadis, recherchent avant tout une originalité dont ils montrent ainsi qu'ils sont naturellement incapables ; s'il est vrai qu'un grand poète n'a pas de ces soucis, et que sa poésie coudoie, tutoie, égale celle des grands poètes de son pays. Ainsi des Yeux et la Mémoire, où vibre l'écho des voix, par la distance transformées de Du Bellay et d'Apollinaire, d'Hugo, Vigny, Rimbaud, sans que jamais cesse d'être elle-même la voix du poète, la voix d'Aragon ». Si cela est vrai, cela est heureux pour Aragon et dommage pour Hugo, Apollinaire et Rimbaud qui ne recherchaient guère l'originalité, mais la possédaient fort naturellement et faisaient entendre leurs voix. Dans Les Yeux et la Mémoire la voix que nous cherchons est justement celle d'Aragon et nous ne la trouvons pas : serait-ce au milieu d'un constant laïus inefficace qui, comme ces vastes tableaux de Fougeron, ne dit rien à personne, sinon, peut-être, aux assis dont parle si bien l'enfant de Charleville, serait-ce L'avenir sur un manche-à-balai caracole ou Je les vois passionnés de courses cyclistes, ou Tu te trompais facilement au tintamarre, ou serait-ce :

« On allait déjeuner à Longchamp sur l'herbette
On est tous des phonos à saphir plus ou moins
On ne se trouvait pas en caleçon l'air bête
Mais au ciné voir couronner Elizabeth
C'est ça qui vous donne la gueule du témoin » (19).

Cette énorme médiocrité qui veut se donner un air populaire, ce fade amour des inversions gratuites et du style pompeux sous son apparence simple, cette fâcheuse tendance au discours, au déballage, à l'étalage ne seraient que mauvaise littérature si elles ne tendaient pas à s'identifier à des idées qui sont réelles et à tenter de les rendre par là même méprisables : c'est là que se cache l'escroquerie littéraire. Quoi? pensent partisans et adversaires du réalisme socialiste, est-ce là la poésie nouvelle d'une nouvelle société ? Est-ce que le réalisme socialiste se confond avec l'image pour calendrier agricole de Fougeron et avec le pathos de Louis Aragon ; est-ce que le réalisme socialiste s'est condamné à être un vague naturalisme d'histoire, un miroir déformant, une maquette, une décalcomanie, un art à la hauteur des petits fonctionnaires ! Les voix d'Éluard, de Dolmatovski, de Neruda, de Kuba, de Stephan Hermlin nous autorisent à répondre non. La réalité de leurs œuvres nous laisse espérer une nouvelle époque littéraire où l'art et la poésie se retrouveront, sans heurts, sans fausse simplicité, mais par leur réalité même à côté et en avant de l'homme .

C'EST POURQUOI nous refusons de nous laisser mystifier par Louis Aragon et c'est pourquoi nous affirmons que René Guy Cadou, communiste, a plus justement et mieux servi son Parti et l'Humain par sa poésie d'amour, de clarté et de réalité, que la surenchère de la poésie nationale ne pourra jamais le faire, parce que la vérité de Cadou ne saurait se comparer aux fausses recettes aragonaises, mises en pratique par Guillevic.

Nous affirmons que le réalisme socialiste est une théorie valable; qu'il ne saurait prétendre être un dogme car il se nierait et que la théorie si bonne et si juste soit-elle ne pouvant définir qu'une partie de l'humain doit s'effacer devant la Réalité de l'Œuvre, qui, telle une symphonie de Beethoven ou une sculpture de Michel-Ange ou un tableau de Picasso, tend à s'affranchir de toute chaîne actuelle pour s'épanouir dans la permanence humaine.

Nous affirmons que la poésie inconsciemment vécue par tous, ne peut être conçue que par un.
Nous affirmons que l'art vrai ne vieillit pas.
Nous affirmons que le poète doit aussi se poser des questions apparemment insolubles.
Nous affirmons la nécessité de poursuivre l'expérience des siècles.
Nous affirmons que les conquêtes de l'art et de la poésie ne doivent pas cesser sous le pseudo prétexte d'être accessibles immédiatement à l'homme moyen.
Nous affirmons que le vrai poète sera tôt ou tard rejoint par les hommes, même s'il s'est séparé d'eux pour atteindre un sommet.
Nous exigeons pour l'art et la poésie la même dignité et la même indépendance que pour la science.
Nous affirmons que le poème est un tout où images, rythmes, pensées, musique, sentiments, expériences participent à la même joie de création, à la même chair spirituelle.
Nous affirmons que le problème forme-contenu est un problème de dialecticien : ce sont les Trissotins qui disent : nous allons faire un sonnet.
Nous affirmons que partant de l'homme et de l'humain le poète doit jouir d'une liberté totale de création et qu'il n'en doit compte qu'à lui-même et à l'homme.
Nous affirmons que certaines œuvres dites abstraites sont des Réalités et ont acquis par là même une valeur de permanence humaine.
Nous luttons contre tout conformisme qu'il se trouve dans l'art pour l'art ou dans le pseudo-réalisme d'Aragon.
Nous demandons au nom de la Poésie et de l'Homme que soit dénoncée l'escroquerie nommée Poésie Nationale, qui non seulement tente de ruiner la Poésie Française, mais ridiculise le réalisme socialiste.

Janvier 1955.

(Toutes les suggestions, illustrations, mises au point de ce manifeste sont reçues au siège de la Revue Terre de Feu, 11, rue Eugène-Wiet, Reims (Marne).