Revue Signes du Temps - 7/8 - 1951

 

 

 

 

 

 

René Guy Cadou et la poésie

Signes du Temps, 1951, pages 12/13.

Il est bien rare que la poésie de ces dernières années me touche vraiment. Il me semble en effet que depuis la mort de Miloscz, d'Essénine, de Lorca, et de Max Jacob, les jeunes poètes ont singulièrement oublié la vertu du chant.
(20/10/49).

Il faut s'en tenir à des images très simples comme celle-ci : le soleil tendre des visages et s'évertuer à faire en sorte que les toits, l'Evangile, les oiseaux, l'enfance continuent de se rencontrer.
(8/12/50).

Il y a une ligne qui va de Villon à Claudel en passant par Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, Max Jacob, Cendrars, Miloscz et qui est celle des gens de hauture. J'aime moins et souvent pas du tout le cabotage de Mallarmé, Rilke (mis à part les Cahiers de Malte), Valéry, Eluard et la plupart des surréalistes…
(6/1/50).

Je travaille la fenêtre ouverte avec les hirondelles enfin de retour au bord du toit et tout va beaucoup mieux ainsi. Le chat ronronne, la chienne s'étire dans le sommeil (ou dans le soleil), Hélène lit un roman de Guilloux. Demain me retrouvera dans ma classe avec des soucis d'examen mais le soir dès cinq heures devant la feuille blanche.
(16/4/50).

Je me remets à la poésie malgré l'avis du chirurgien qui envisage de me faire suivre un nouveau traitement de rayons. Comme si les rayons étaient affaire de lampes et de plaques de zinc et non émanation de l'Ardente Lumière.
Si vous saviez comme nous sommes près l'un de l'autre tous deux
(23/5/50).

(Extraits de lettres à l'Abbé Pierre YVERNAULT, curé de campagne).

L'expérience poétique ! Ah ce n'est pas Ce qu'un Monsieur de Renéville croit Mais dans la minuterie intacte de la haine Cette montée extravagante vers la Croix Un matin de soleil humide à travers bois.
Clinique Notre-Dame de Lorette, 6 mai 1950.

 


 

 

 

 

 

Liarn

Signes du Temps, 1951, pages 14/19.

 

On était obligé de donner un solide coup d'épaule, de se mesurer directement avec le bois dur de la porte pour entrer. C'est qu'on craignait le vent de ce côté-ci de la terre. Alors la forêt s'était trouvée d'un coup contre les murs avec les vieilles épaves arrachées au courant et le silence s'était fait dans la demeure. A l'aise comme un bœuf sous les chaumes du soleil, la maison remuait vers le large son front de bête brumeuse en signe de connivence. Très tard dans ses hublots s'envolèrent les pétrels.

Je me rappelle le sol battu, la bauge éclairée d'étincelles en novembre. J'étais venu là pour la mer, certain de reconnaître sous les solives l'outillage délicat des marées. En effet, l'homme était là, un haleur des grandes époques, pareil à ces chiens maigres qui effarouchent si fort les laitiers.

Sous le plafond, une lampe-tempête donnait à la flamme l'allure d'un serin babilleur dans sa cage. C'était d'ailleurs avec la table, le lit de varechs et une image de la Vierge —peut-être de la fièvre — le seul confort de cette conque entraînée par les terres à la limite extrême des marées. Pour l'étranger il n'y avait d'habitable que ce regard mille fois disputé aux pervenches de la mer.

Sitôt entré, on sentait malgré tout qu'il ne pouvait être, ici, question de solitude. C'était plutôt le langage assourdi d'une ménagerie vernale, un dialogue de voix prenantes où s'enflaient par moment les graves syllabes de la Joie.

Aujourd'hui, je sais bien pourquoi nous sommes restés des heures sans parler, sans qu'il s'inquiétât seulement de ma réponse. Je me contentais de soupeser ses mains faites pour la moisson, ses mains de pierre où venaient se chauffer les noires couleuvres de son sang ; parfois j'entendais dans ma chair des continents sauvés du gel qui se soudaient.
Tout semblait vain sinon cette démarche obstinée des épaules, ce va-et-vient d'un œil à l'autre et le ronronnement des genoux sous la table. Sans un mot on était bien à l'aise, ce soir-là, pour tout se dire.

L'enchantement commençait avec la mer — je parle de celle où aucune ancre n'a sonné — pour se prolonger dans l'écume volante de ces beaux soirs d'équinoxe. En vérité il suffisait d'habiter quelques heures chez cet homme. Une poulie grinçait, le toit se soulevait, dans la bouteille bue un navire jetait ses ailes. La maison était juste à sa place dans le vent.

Combien de voyages ai-je pu faire de la main à cette tempe avide ? Je ne me souviens plus. Le long de ma poitrine déambulaient des pays chauds, des campagnes exotiques pleines de panthères et de femmes charmantes. A la soudaine froideur de mes lèvres je me retrouvais à l'aube dans un petit bar à matelots aux environs d'Amsterdam.

Tout cela m'était venu à cause d'un tatouage qu'il portait à la naissance du cou ; il m'avait semblé reconnaître là le signe même des vogueurs, le chiffre d'or de mon baptême, et c'était devenu une douleur insupportable à mon cou.

J'aurais voulu en finir une fois pour toutes avec cette présence, lui jeter son ridicule secret à la figure. Ne savais-je pas qu'on me dépossédait lentement de moi-même, qu'on me jetait lentement à la mer. Déjà je voyais s'ouvrir des mains tumultueuses, bordant mes jours de vagues et de froids sommeils, et le plancher m'engloutissait pour me lancer plus loin sur les crêtes coupantes de l'abîme.

Pourtant je ne me serais pas décidé à quitter un seul instant la plage avant de ce visage. Pour cela il aurait fallu qu'une fleur — ou ce qui peut encore appartenir à la terre — vint à tomber entre nous. Or rien ne passait plus dans l'air que ce regard perdu.

L'homme dut m'emporter lui-même sur la dune.

Parce que le grand vent gonfle sa poitrine ou le suppose très riche, il est fort ; il déborde largement sur ses épaules, il marche avec les chiens.

On dit que sa maison tire sur ses amarres et que le soir venu tout un peuple de marins gauches niche dans ses volets. Que la mer envahisse les blés comme cet hiver et aussitôt c'est lui qui a donné le sort.

Il faut avouer qu'on ne s'est jamais bien expliqué sa présence. Un jour, voilà quelques années de cela, on aperçut comme une fumée du côté de Liarn. Ce pouvait être un caboteur longeant d'un peu trop près le rivage ou encore pour quelques pêcheurs de goémons le repas de midi. Mais ce n'était guère l'habitude de s'aventurer si loin vers l'ouest ; le tirant d'eau n'était pas suffisant pour les navires, quant aux vertes moissons ce n'était plus l'époque et les sables effrayaient très fort les pêcheurs avec leurs brusques colères de bêtes sous-marines.

C'est un enfant qui rapporta la nouvelle : on avait rouvert la maison où le Gaspard s'était envoyé une décharge de chevrotines dans le ventre à cause d'une bougre de salope qui ne voulait plus de son amour.

Des linges flottaient sur la barrière, on entendait l'ahan sourd d'une pioche dans le jardin abandonné, un pot de géraniums ensanglantait les marches. On n'a pas eu besoin d'aller voir. Dès le lendemain l'homme est descendu au pays, un bel homme, bon Dieu ! tout en velours à côtes et des rides bien travaillées sur le visage. Il venait pour le pain, pour les mots essentiels, dire qu'il était là, que ce n'était pas la peine de s'inquiéter, qu'il ne ferait guère de bruit dans le village. Bref ! les pires paroles.

C'est justement parce qu'il n'était qu'un passant qu'on n'était pas d'accord avec lui. Personne ne pouvait savoir d'où il tirait ce bleu qui faisait comme un massif de myosotis de ses prunelles. A le regarder on se doutait bien que la mer devait être pour quelque chose là-dedans, qu'il avait dû comploter longtemps avec le flot pour en arriver à cette silhouette lumineuse. Pour être sûr il aurait fallu qu'il parle, mais ces hommes-là c'est plus secret que le feu.

Alors on le laissa tout seul dans son Liarn.

Pendant ce temps, lui avait déjà mis tous les oiseaux de son bord et le toit de Gaspard était devenu un grand vivier d'étoiles à couleurs saisonnières. Maintenant il n'allait plus qu'enveloppé d'un nuage de plumes douces : ça commençait à ses joues par un pollen pour faire comme de gros flocons sur sa poitrine. Un buisson qu'on aurait dit, après le passage des béliers ou bien l'intérieur d'une cour de ferme dans les premières heures de l'aube au moment des combats de coqs au réveil.

Au Liarn, il faut le dire, on était bien déshabitué de toutes les vilenies de la terre. La pierraille et le gel, ça n'intéressait plus personne. Il y avait seulement ce mouvement venu de très loin, de plus loin que l'œil comme un dernier sursaut d'ignorance et d'amour.

C'est à cause de la mer qu'il était là, parce que dans son rêve natal elle lui était apparue, renversant le piano et le lustre, ruisselant sur le front de ses parents, dans cette petite chambre de province au troisième. Et aussitôt ç'avait été une démarche encombrante dans son cœur.

Le jour il est devant le seuil, assis, une grosse racine de bruyère entre les dents, à dresser sur ses doigts les vents siffleurs. La vague est comme une somnolence en lui. On voit qu'il ne cherche pas à comprendre mais à aimer; il est béant aux tornades multicolores, aux frais, aux meutes blondes du soleil; il est né pour recevoir l'anneau et la caresse.

Quand il ne reste plus dans le ciel qu'un mince filet d'eau, alors c'est autre chose; il devient avec l'ombre d'une jalousie insupportable, à croire qu'on lui volera son océan pendant la nuit. Il faut qu'il aille, qu'il dégringole les étages de la falaise en toute hâte pour être le premier, le seul au bord des sables.

Parfois ceux qui passent très tard dans la lande l'aperçoivent semblable aux feux-volants, en même temps à divers points du rivage.

C'est à ça qu'il aurait dû faire attention. Les plus malins ont dit tout de suite que ce n'était pas naturel, que ce gaillard-là devait avoir du démon sous le poil pour se baguenauder ainsi à plusieurs exemplaires. Alors on a pensé au père Charles, un douanier à la retraite, pour surveiller ses gestes, parce qu'il savait ce que c'était, lui, que la contrebande et la magie.

Et voilà ce qu'on découvrit. D'abord qu'il n'était pas plusieurs mais si vagabond que son pas laissait un sillage phosphorescent dans le sable et qu'il était lui-même une longue traînée d'argent. Quant à ces agenouillements, à ces brassées d'écume qu'il rejetait sur ses tempes c'était tout simple : le vent était passé un peu trop fort dans sa tête et celle-ci n'était plus qu'un grand vide où tintait le grain bleu de la folie.

A vrai dire, il y avait quelque chose que n'arrivait pas à s'expliquer le douanier. C'était juste avant que l'homme ne regagnât le haut du Liarn cette sacrée disparition dans la falaise. « Est-ce qu'il ne garderait pas pour lui tout seul une créature? » se demandait le père Charles, et malgré son grand âge il sentait mille piqûres d'abeilles dans sa chair. Tout de même, il ne fallait pas exagérer. Une femme, si consentante soit elle, ça ne se cache pas comme ça dans le creux d'un rocher. Alors ? Eh bien alors ! ça lui est venu tout d'un coup : un homme qui ne met pas la main à la pâte c'est riche, si c'est riche, ça doit avoir son argent quelque part et pour peu qu'on soit avare ou méfiant, l'argent c'est fait pour mettre en lieu sûr. Il ne doutait plus maintenant l'homme de Liarn avait un magot dans la falaise.

Ce qu'il a dit le vieux, ce n'est pas précisément ce qu'on attendait de lui. On aurait aimé qu'il tombât en plein dans le noir, que l'affaire sentît son diable d'une lieue comme lorsque le ferrant s'attaque à la jument du notaire. C'était si beau un homme qui commande aux marées.
Pourtant l'idée du magot n'avait rien de stupide, ça commençait même par trotter sérieusement dans la cervelle du Victor à tel point qu'il n'en dormait plus, avec des à-coups dans la respiration comme s'il avait dû par moment soulever son propre poids d'or ?

Un soir il a pris le chemin de Liarn avec du solide dans les tripes à cause de la peur, il était bien décidé à retrouver le sommeil parce que, après tout, c'était son sommeil qu'il cachait avec tant de soin cet homme. Justement le ciel était de première, à se casser la gueule à chaque pas; mais il y avait aussi l'oreille et pour cela il n'avait pas à se plaindre,

Vers neuf heures on a entendu des graviers rouler au-dessus de la tête, mais avec douceur, un peu comme la rosée dans la gorge des pigeons, et puis plus rien sinon un souffle large sur la mer.

L'homme est là. Victor le devine à cette brusque montée du sang dans ses joues; il imagine sa haute stature forestière; ses poings lourds et une terreur secrète est en lui. Si l'homme venait à parler il serait capable de tout lui avouer et de s'en retourner sans son sommeil. Mais voilà, l'homme ne parle pas. Alors il reste là, Victor, avec cette chose froide dans les moelles à attendre il ne sait plus trop quoi. Peut-être la lune !

En effet c'est moins noir maintenant. On distingue même une ombre attachée au rivage et cette ombre a l'air de monter vers la falaise, là où le sable est sec. A mieux voir c'est contre 'la falaise.

Victor pense aux belles nuits de printemps, la fenêtre ouverte; il dort; il n'y a rien qui puisse l'empêcher de dormir; les oiseaux sont partout dans son rêve.

Il est juste dans le dos de l'homme. Il ne voit plus que cette main qui cherche et ramène une longue boîte de métal. Il tient la gorge et serre; il serre davantage. Avec l'homme on dirait un pan de la falaise qui s'écroule.

Cette fois le sommeil est bien gagné. Victor force la boîte. Ce qu'il croyait contenir des joyaux et des ors n'est plein que des coquillages de la mer.

La Chesnaie
25 au 30 mars 1944.

 


 

 

 

 

 

A René Guy Cadou, par Marcel Béalu

 

Signes du Temps, 1951, page 20

 

René je viens de relire tes vers
On y sent par moments palpiter l'univers
Cet univers dont le poète écoute les appels
Prisonniers au fond de chaque homme

A ce cimetière de Nantes où nous te conduisîmes
Jusqu'au bord du trou comme tu l'écrivis
Le fourgon grinçait sous le ciel gris
Le froid la pluie traversaient le gravier
Et dans le lointain les cris lancinants des départs
Ajoutaient leur désespoir au nôtre

Tes yeux qui avaient la gravité des matins clairs
Tandis que j'écris ces lignes s'enfoncent lentement
A travers l'incessante pourriture des choses
Et leur transmutation

A présent c'est nous qui sommes au bord du trou
Et nous en détournons la tête ivres déjà de ce nouveau printemps
Dont ta mort devait saluer le premier jour

Quelques secondes encore nous restent
Sous le brillant soleil de ce miracle appelé Vie
Mais saurons-nous l'amour qu'il faut à la forêt
Pour qu'éclosent les œufs d'insectes sous la mousse

Quelques secondes encore et nous te rejoindrons
Dans la boue de ce creuset sans voix
Où le regard des poètes se transforme en silex
Avant de réapparaître lointaine étoile
Au-dessus des lilas du soir

 


 

 

 

 

 

René Guy Cadou dans ma vie, par Luc Bérimont

 

Revue Signes du Temps, Numéro 7-8, 1951

Orphée meurt. Son chant, modulé sur la lyre, arrêtait les moteurs et retenait les bêtes. A présent, dans les caves du sol, rien ne peut réduire au silence sa bouche pleine de feuilles et de boue. Orphée parle à chacun de nous par les lèvres de la mémoire, il s'exprime en coulées de soleil, en éclatements de bourgeons, en courses de gibiers, en croissances de champignons, en courbes de rivières. Orphée-Cadou, tel un prestidigitateur, tel un dieu, est passé de l'autre côté du décor. Il se drape dans le paysage, dispose de mille langues d'oiseaux. Regardez-le qui nous fait signe, à chacun de nous, ses amis ! Il y a de grands gestes de branches, des plaintes de vent sous les portes, de longues plaines de pluie dans les cieux. René parle. Il nous invite. Il dispose du monde et des marées, il est devenu dieu entre les Dieux, roi entre les Rois, minéral entre les Minéraux. Et s'il marquait de son vivant, par modestie, chacun de ses poèmes d'un pseudonyme terrestre, nous savons (à présent que la mort a lavé la pâle encre humaine, à présent que la mort a signé pour lui, tenant sa main comme celle d'un écolier malhabile) nous découvrons son véritable nom Orphée !... La rencontre d'un seul de ses vers avec l'admirable réalité, l'exaltante matérialité d'une minute des choses, provoque la décharge électrique et le tonnerre. Orphée mesure juste. Il meurt juste. Il calcule en ingénieur. Le contact de sa parole et de ce qu'elle évoquait libère la foudre. On ne le croyait pas ainsi, du temps de Rochefort. On ne le savait pas si grand !

Je suis assis devant ma lampe, dans la nuit de la campagne, ouatée de brouillard tiède. Une chouette passe en ramant devant la lune. Pénétrera-t-elle dans ma chambre, par mégarde, par goût de l'aventure ? Non. Elle se détourne. Un chien l'aperçoit, entre en transes. La nuit parle à voix haute. Et Orphée, tapi derrière l'air transparent, murmure :

« Les chiens qui rêvent dans la nuit
Il y a toujours un poète qui leur répond par une petite lueur
Tirée comme un bas jaune sur une maigre lampe » (1).

C'est ce ton, poignant, poignardant, et humain, cette force douce, cette exactitude frémissante, ce tremblement d'un trait toujours ferme — comme d'un horizon dur de grand soleil qui vibre, tout au bout, de ses couches chaudes remuées —, ce sont ces trébuchements de tendresse, cette salive reprise sur les dents, cette syllabe hasardée à la limite de la pudeur qui confèrent à chacun des poèmes de Cadou son authenticité et son visa pour les routes de l'avenir... On parle, on fait des phrases, on bavarde, on cherche des références. C'est aussi qu'il n'est pas facile d'immobiliser à jamais un être que l'on voit en action, un frère que les registres d'état civil mentionnent dans la colonne « disparus », quand on sait qu'il n'est que « prodigue ». Frère prodigue, petit frère engagé trop sincèrement, avec ton cœur et tes moelles, dans la grande aventure des chimies cosmiques, tes dernières lettres traînent encore sur ma table, avec le courrier en retard de tous ces gens auxquels il faudra bien répondre I j'ouvre l'une d'entre elles, et je lis :

« Si vous m'aimez oh ! que ce soit difficilement
Comme on aborde un pays disgracié !
Je ne révèle ma tendresse
Que par les épines des haies... » (2)

Tu écrivais cela, quelques semaines avant la « diane doucement poignante du destin » (3), tu l'adressais au peintre Jean Jégoudez qui était venu heurter à la porte de Louisfert par un matin de neige de l'hiver dernier. L'amitié te faisait chanter. L'amitié et l'amour, tes seuls vins. J'écarte une autre enveloppe. Le cachet gras de la poste porte « Châteaubriant. Loire-Inférieure. 31 Janvier 51. 18 h. 30 ». Je lis : « En ce moment il semble que l'hiver touche à sa fin. Le gel ne reste plus longtemps sur la terre et le soleil est déjà chaud comme une toile de Van Gogh. Mais la chasse fermée depuis 3 semaines, nous devons nous contenter maintenant de « manger du saignant », comme dans le « Mystère de la Chambre Jaune » que tu aimes sûrement et qui est une façon de Grand Meaulnes policier. Les perce-neiges ont fait leur apparition, d'ici peu ce seront les ficaires, les violettes, les primevères. Je reprends assez vite des forces et chaque soir me retrouve au travail sous la lampe... »

Mon cœur s'allège : allons ! René va mieux... Le printemps va venir. Il l'a vu. Il l'annonce. Vais-je appeler les miens pour leur faire part de la bonne nouvelle ?... Hélas. Cette lettre est recouverte d'une autre, plus grande, bordée de noir. Je ne m'habituerai jamais à l'idée qu'il n'est plus. J'ai mal à ses premières nuits de la terre. Mal à son rire. Mal à son corps. Que pourrez-vous jamais me dire qui console de la perte d'un ami, de l'arrêt définitif de ce cœur exigeant qui — par les après-midis torrides — nous obligeait à mettre pied à terre et à pousser nos bicyclettes dans les coteaux du Layon, brûlés comme un désert :

Il était rouge, suant, souriant, heureux, à bout de forces. La première auberge de campagne nous accueillait. Les goulots hoquetaient dans l'ombre. L’Anjou, opulent, jaune, épais comme une liqueur coulait dans nos verres. Nous revenions à la fraîcheur tombée. La maison de Jean Bouhier sentait les confitures et la cire. Une ronde de petites filles tournait au jardin, dans le soir. Si Cadou se faisait attendre, après la cloche du dîner, c'est qu'il était monté griffonner un poème dans le grenier mansardé qui nous servait de chambre. Je lui reprochais quelquefois, sans comprendre, cette hâte à trouver l'expression, à vouloir l'écriture. Mais lui me répondait qu'une journée sans la trace d'un poème était une journée perdue. Rochefort-sur-Loire représentait alors à nos yeux le centre de l'amitié et de la poésie. Il fallait voir avec quel cérémonial chaleureux Bouhier, Manoll, l'éditeur Debresse, Jégoudez, Béarn, Béalu, Rousselot et moi-même allions attendre René Guy Cadou à la gare des Forges, en pleine campagne. Manoll revêtait une soutane de cardinal, Debresse teignait une partie de ses cheveux blancs en bleu et une autre partie en rouge, de façon à pavoiser partout ! Jégoudez
qui avait trouvé une tenue horizon, trop grande et sans bandes molletières, jouait les piquets d'honneur. Je passe sur le détail de nos transformations vestimentaires respectives. Il me souvient que, sur la longue route du retour, un petit cabaret du bord de la Loire nous accueillait régulièrement bien après les douze coups de midi. Angèle, la cuisinière, gardait son alose géante à frire sur le coin du fourneau. Dès la première heure de l'après-midi, une joie d'écoliers en vacances nouait nos farandoles et présidait à nos chahuts. Ecole de Rochefort, disions-nous ! Douce école où, à l'ombre de Ronsard et de du Bellay (les grands chênes) les nourrissons des Muses s'en donnaient à cœur joie au bord de l'eau, sous les étoiles, dans les foins. je revois René vidant, à bras le corps, les gerbes de paille entreposées dans la maison de métayer, isolée dans un fond, en pleine campagne, et qu'il m'avait pris fantaisie de louer pour y écrire la « Huche à Pain » tout à loisir. Les vipères, les lièvres, les ramiers, déshabitués de la présence de l'homme, s'engourdissaient sur la pierre de mon seuil. Vagabond néophyte, je dormais demi-nu dans les meules. L'Ecole, au grand complet, venait me visiter au jour levant. Le lait frais moussait dans les bols. Puis, il y eut ce beau réveil, quand nous partîmes tous deux, seuls, avant le jour, visiter le village d'image ou René était alors instituteur. La lune brillait de son plein éclat sur la Loire. Nous avions quitté à pas de loup la maison endormie. C'est à cette occasion que j'écrivais :

« Tu m'avais entraîné par un grand jour de lune
Au travers des prairies, des villages, des bois.
De hideux cris d'enfant, parfois, stridaient des herbes
On étranglait la nuit dans la gorge d'un chat !

Un matin de vent pur, de soleil en médaille
Vint durcir nos souliers rongés par les brouillards;
Nous eûmes peu après les jambes sous la table
En un lieu qui sentait le terrier de renard.

La lumière tremblait, âcre vin blanc d'auberge.
Sur les forêts pelées d'où nous étions sortis,
A nos pieds, le lait cuit versait sur les flammèches
Et nous coupions le pain comme un gros gâteau gris. » (4)

Le lieu qui sentait le terrier de renard, c'était — bien entendu — l'auberge du pays, où des diplômes de garde-chasse se trouvaient au mur, dans des cadres. Villages préservés ! Après un repas de midi sensationnel, où la poule se trouvait accommodée à toutes les sauces, où les vins étaient du cellier, nous fûmes dormir sur les pommes, au grenier. Je me souviens de l'échelle branlante et du vertige qu'elle nous causa à la montée. Le blanc, la brise, le sommeil tapaient dur. René faillit manquer le train de Nantes qu'il avait décidé de prendre vers 19 heures. Je le vis partir dans le soleil couchant tandis que je rejoignais l’Ecole ! Le lendemain, Nantes fut bombardée et Cadou nous fit une de nos plus belles peurs en nous laissant sans nouvelles de sa personne pendant plusieurs jours. Finalement, une carte-postale représentant un nègre et revêtue du paraphe de l'expéditeur nous fit savoir que notre ami était en vie. Je pense à une matinée d'automne, au premier vent froid. Nous allions bientôt nous quitter. La fin des vacances était proche. Nous tremblions, au bord des vignes, dans nos vêtements d'été trop légers :

« Lorsque sur le revers d'un coteau, nous trouvâmes
La jaune, apaisante, caresse des raisins.
Bien à l'écart du vent, des grappes plein les mains
Nous bûmes longuement, renversés sur la flamme... » (5).

Je devais retrouver la même odeur d'automne, bien des années plus tard, à Louisfert, rentrant d'un long séjour en Allemagne. L'herbe poussait dans la prairie. Le propriétaire de l'auberge, une espèce de gitan, portait des anneaux d'or aux oreilles et de grosses moustaches rousses. Au fond, dans la petite pièce servant d'épicerie, des braconniers offraient leurs captures. Le décor de la boutique des « Loups de Malenfance » est né de l'impression très vive que j'ai ressentie là-bas. René, on le voit, m'aura beaucoup donné. Il aura été mon compagnon sur la partie la plus rude du parcours: celle où l'on prend conscience de soi-même.. Il m'aura, non seulement appris la gaîté solaire, le goût de la chair fraîche, du vin pur, des pommes mûres, mais encore — en ce qu'elle a de plus intérieur, de moins guindé — la dignité, la liberté, de l'écrivain et du poète. On sait qu'il était le plus jeune d'entre nous, de notre groupe. Mais peut-être les leçons que donnent les enfants sont-elles seules valables ici-bas. Leçons de patience, leçons d'audace, leçons d'amour aussi. Et de fraternité.

Il me semble entendre encore, cependant que j'écris, s'élever la voix de René devant les petits paysans, rassemblés dans sa salle de classe. Je suis dans la cuisine de la maison de Louisfert. Je colle mon oreille à la porte de séparation. Et j'entends René déclarer : « Autrefois, la France était pareille à un grand domaine dont les Rois étaient les fermiers... Ils s'occupaient surtout de prélever les richesses que rapportaient leurs terres... ». L'auditoire était attentif. Il y avait une nuance d'âpreté dans la voix chantante du maître.

L'école de Louisfert continue certainement de s'éventer doucement, à cet instant, entre les arbres. Les bâtons de craie, que j'ai rapportés de là-bas, sont devant moi, sur la table de travail. René est dans un cimetière de Nantes. Mais sur tout cela, sur cette voix qui parle aux écoliers, aux amoureux, aux malheureux, aux fervents, aux solitaires, passe l'ombre d'une femme, d'une compagne, qui saura maintenir vivants les trésors ! Hélène ! Hélène ou le règne végétal. Hélène à l'intention de laquelle furent écrits, par Cadou comme par Ronsard — quelques-uns des plus beaux poèmes de la langue française. Hélène, inspiratrice, et qui, aussi longtemps qu'elle demeurera parmi nous, sait que la voix de René continuera de la vêtir et de monter à travers elle, comme un lierre emmêlé aux branches :

« Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps... »
(6)

Notes

(1) Poèmes choisis.
(2) Inédit. Poèmes choisis (Chiffoleau, Edit à Nantes).
(4) Sur la Terre qui est au Ciel.
(5) Sur la Terre qui est au Ciel (Carnets de l'Oiseau-Mouche, Edit.)
(6) Poèmes choisis.

 


 

 

 

 

 

Lettre de Bigot à Yves Cosson

Cher Vieux,

Tu vas certainement m'en vouloir... J'ai travaillé pour vous. J'ai fait un dessin qui j'espère vous plaira. J'ai bagarré pour trouver mon Cadou et je l'explique à Hélène. J'ai tout fait pour pondre un Cadou pas faux et je ne peux pas. Mon amour est en dehors. Suis pas un littérateur. Sais bien : ce n'est pas ça qui m'échappe, c'est lui et suis trop propre pour sonder l'âme d'un homme, d'un homme tout entier parfaitement humain. Le gars de la Forêt Pavée ou de Saint-Aubin, l'ami de Jules et de Victor est une surface, c'est un corps qui se balance entre la boulangerie et la boucherie, comme le sac de René pendant ses courses. Tout çà c'est trop avec nous, pas assez intéressant pour les autres. Qu'importe une girolle ou un gardon ou même une grenouille. Ce sont des signes qui sont absents et qui seront toujours hors de la course. Crois-moi. René était très fort, très. Il y avait de l'explosion dans son amour. « Minen ». Laisse faire le métier de chacun. Suis certain que René serait d'accord avec moi.

Tu ne m'en voudras pas ?

Tu sais, j'ai vraiment essayé mais il est trop grand. J'ai peur maintenant de lui serrer la main,
Me contente de l'appeler quand je suis triste parmi les plantes.

Vous aime tous bien et vous me délaissez.

 


 

 

 

 

 

Louisfert, par Camille Bizot

Signes du Temps, 1951, pages 28.

 

Louisfert-en-Poésie, comme l'a nommé Michel Manoll. C'est le plus petit et le plus quelconque
des villages. Des maisons sans caractère autour d'une église blanche. Deux ou trois épiceries-bistrots. Le « tabac » vend aussi des sabots. Un dépôt de pains, une cabine téléphonique, tout cela annexé à d'autres commerces plus ou moins hétéroclites. Une exception le boucher, qui se présente pur de tout mélange. (Il lui arrive même de ne plus avoir de viande). Seul charme de ce petit pays un bois assez touffu où les premières pluies de l'automne venant à la rencontre des derniers rayons de soleil de l'été font éclore des cèpes.

C'est dans cette solitude, aggravée du fait que la population de cette campagne se montre, en général, un peu méfiante à l'égard de l'enseignement laïque et de ses représentants, que Cadou a vécu depuis la Libération jusqu'à sa mort. Il ne souffrait pas de cette solitude. Il n'y a pas de solitude pour un poète.

On arrivait le matin, vers neuf heures. Le car s'arrêtait à quatre kilomètres du bourg. On prenait la route et à mi-chemin on apercevait une courte silhouette surmontée d'un nuage de fumée. C'était René Guy Cadou, avec son éternelle cigarette, qui ne manquait jamais de venir au-devant de ses visiteurs. Toujours vêtu d'un chandail et d'un pantalon très ample, il aurait fait penser à quelque artisan de campagne si sa démarche balancée n'avait plutôt évoqué le marin. Il y avait de l'un et de l'autre dans la lignée dont Cadou était né dans la presqu'île rurale et maritime de St-Nazaire. Mais la chevelure assez longue, très blonde et floconneuse, et les yeux bleus très clairs étaient d'un poète. Un sourire accueillant une poignée de main large, et cordiale. On repartait en parlant des menus incidents des derniers jours et on arrivait bientôt à la maison où Hélène Cadou s'affairait à la préparation du café qu'elle servait aussitôt.

Ceux qui s'imaginent que le logis d'un poète doit témoigner, par un certain désordre, d'un mépris des contingences, auraient éprouvé une véritable déception en pénétrant chez René Guy Cadou, où tout était clair, minutieusement propre et rangé. Peu de meubles, mais de qualité et de bon goût, quelques gravures, dessins, aquarelles, ornaient une salle à manger ouvrant sur un minuscule jardin et sur la campagne. Dans la chambre à coucher, qui était aussi la bibliothèque et le cabinet de travail, le mobilier se composait d'un divan, de rayonnages supportant les livres et d'une petite table. Au mur une gouache de Max Jacob et des photos où l'on reconnaissait Pierre Reverdy, Cendrars, Supervielle, Max Jacob, d'autres encore. Il y avait encore une cuisine et une chambre de débarras. Tel était le logis à la mesure de ses goûts où notre ami connut l'ivresse de vivre et ensuite, peu à peu, l'appel d'un inexorable destin.

Le café bu, nous montions dans la chambre. Ii me montrait les derniers livres, les dernières lettres reçues, les journaux, les revues, des coupures de presse soigneusement classées et collées dans un album. Quel ordre ! quelle méthode ! René Guy Cadou aimait tant la Poésie et les Poètes et les Lettres, en général, que tout ce qui s'y rapportait était conservé par lui avec un soin religieux. Il parlait beaucoup de ses amis, des aînés : Cendrars, Supervielle, Reverdy et, naturellement, de Max Jacob, dont il gardait une très importante correspondance; et des plus jeunes : Jean Rousselot, Michel Manoll, Lucien Becker (qui sont ceux dont il fait l'appel dans un poème de la Vie Rêvée); et encore de Luc Bérimont et de bien d'autres, et de son éditeur nantais Sylvain Chiffoleau... On voudrait pouvoir tout dire et comment dans ces entretiens à bâtons rompus, (que n'interrompaient ni l'heure de l'apéritif ni le déjeuner et qui se complétaient par la lecture de quelques poèmes nouveaux, apparaissaient toutes les qualités de cœur et de caractère de Cadou. Il faut se borner, se hâter, et dire seulement que cet homme qui avait le culte de la Poésie, de l'Amitié, était aussi le plus généreux et le plus délicat des amis. Il ne se perdait pas en formules. Il avait horreur de toute cérémonie. Mais il était capable d'un lourd sacrifice pécuniaire pour vous apporter un cadeau qu'il savait vous être agréable.

Est-ce à dire qu'il était un homme parfait, que son caractère était sans défauts ? Non, sans doute. René Guy Cadou était un vivant, un homme de chair. Il avait ses humeurs, ses impatiences. Il lui arrivait de laisser échapper une plainte sur cet isolement où il se trouvait loin des éditeurs, loin des journaux qui font la renommée, qui font la Gloire, à laquelle, comme tout créateur, il aspirait. Mais tout cela passait vite, et ce n'étaient que de légers nuages dans un beau ciel serein.

René Guy Cadou était soutenu en tout et pour tout par l'amour exemplaire qu'il avait pour sa femme et par celui, également exemplaire, qu'elle avait pour lui. La Vie Rêvée, les Biens de ce Monde I c'était Hélène Cadou. Tous ceux qui ont connu, ne fut-ce qu'un instant, ces deux époux si parfaitement faits l'un pour l'autre, ont vu l'image du Bonheur dans tout son accomplissement.

A l'Amour et à l'Amitié ! Ce titre d'un recueil ! Ce titre d'un recueil de poèmes remonte à ma mémoire tandis que je trace ces quelques lignes A l'Amour et à l'Amitié ! Peut-on trouver une formule qui résume mieux ce à quoi tendait, à quoi fut entièrement dédiée la vie trop brève du poète René Guy Cadou ?

 


 

 

 

 

 

René Guy, par Pierre Chabert

Signes du Temps, 1951, pages 31.

 

René Guy à peine absent
je vous avais envoyé des poèmes
Cailloux roulés aux vagues de ma joie
Fêtes du sang naïve cruauté
Comme on envoie des pommes ou des noix
Au voisin invisible derrière la haie
Le temps n'avait pas d'importance
J'aurais pu vous rencontrer
Par-delà ce nom d'enfance
Et les pages remuées
Connaître votre visage
Le chiffre de pureté
Et sans rime ni raison
Vous nommer à haute voix
Car j'aime bien les vivants
Qui parlent avec douceur
Des cargaisons enfouies
Et des blessures des heures
Il ne reste de lumière
Que pour éclairer mes veilles
La parole faite mienne
Et plus dure que la pierre
Inflexion qui ne peut rien
D'autre que sa propre route
A ce cristal sans fêlure.

 


 

 

 

 

 

Cadou ou le chant de la solitude, par Paul Chaulot

Signes du Temps, 1951, pages 32.

 

Assez peu d'écrivains - et de poètes à plus forte raison — sont parvenus à se faire entendre loin de Paris pour que l'exceptionnelle aventure de Cadou, classé à 30 ans parmi les plus authentiques représentants du lyrisme français contemporain sans jamais avoir eu recours à la tapageuse publicité que la Capitale prodigue à qui sait la solliciter, reste longtemps un cas dans notre histoire littéraire.

Il n'est pas dans mon propos de justifier ce cas en ouvrant une nouvelle fois le dossier Cadou dont on n'a pas fini — tout au moins tant que l'on parlera encore poésie dans ce pays — de remuer les pièces, l'une autant que l'autre attestant de la haute et puissante personnalité du poète.

Simplement à partir d'un poème paru dans le choix qu'il publia l'an dernier chez Chiffoleau et que je suis loin, au demeurant, de considérer comme l'un des meilleurs de son œuvre, je n'aurai d'autre prétention que de mettre l'accent sur un thème qui lui fut cher, et pour cause : la solitude.

Ce poème a pour titre « Le chant de la solitude ».

De la poésie âpre, rugueuse, un peu amère et pourtant toute chatoyante de délicats reflets. De la poésie qui pousse comme une fleur de rocaille, Mais, encore une fois, là n'est pas la question.

Je ne crois pas que Cadou ait laissé avec ces quelques vers de message plus significatif, plus explicite puisqu'il trace les limites mêmes du domaine d'où il n'a cessé de créer son chant.

Domaine géographique : son village. Domaine poétique sa solitude. Et quelle solitude ? Celle du capitaine qui sur sa dunette dirige le navire, celle aussi du moine dont la prière monte pour tous vers son Dieu. La route qu'il étudie, la prière qu'il psalmodie, autant d'actes de foi à la mesure de l'homme car la solitude de Cadou ne mûrit pas derrière les murs d'une orgueilleuse tour d'ivoire. Son écorce est « un pays plat barricadé d'étranges pommiers à cidre ».

Acte d'amour aussi. Rien ne vaut en effet que le recueillement au milieu du silence des choses simples et usuelles, « usuelles comme le ciel qui nous déborde »,     écrit quelque part, pour mieux entendre d'autres cœurs battre au rythme du sien et partant pour se mieux mêler à la commune musique du sang.

Que le message, né de cette retraite ne soit pas entièrement entendu, le poète ne s'en émeut pas :

« Que mon chant vous atteigne ou non, ce n'est pas tant ce qui importe
Mais la grande ruée des terres qui sont vôtres entre le soleil et ma porte ».

Voilà, au fond, son suprême espoir et, peut-être, le but qu'il a voulu assigner à sa poésie.

Entre l'homme et le poète, il y a la grande ruée des terres La Vie.

Au poète à en désigner les routes les plus commodes et les plus sûres, à condition toutefois de les rechercher dans le calme de la dunette.

 


 

 

 

 

 

Allocution prononcée par Sylvain Chiffoleau...

Revue Signes du Temps, N°7/8, page 34-38

 

Allocution prononcée par Sylvain Chiffoleau, le dimanche 23 Septembre 1951, à La Baule, à l'occasion de l'inauguration de l'Avenue René Guy Cadou.

Monsieur le Sénateur-Maire, Mesdames, Messieurs,

C'est avec une indescriptible émotion que je viens de lire, sur cette plaque, le nom de celui qui fut pour moi le compagnon de toujours, l'ami grave et vigilant, tel qu'il n'est donné d'en rencontrer qu'une ou deux fois dans une vie.

En cette première aube du printemps passé, quand la sonnerie du téléphone, cette forme moderne des trois coups que frappe à la porte le Destin, m'apporta la terrible nouvelle, pour mesurer la stupeur qui s'abattit sur moi, et, dès qu'elle fut connue, sur tous les amis, il faudrait dénombrer les liens subitement arrachés et les attentes qui demeureront vaines. Et pourtant, nous étions prévenus I Mais cette mort sans sursis, exacte, survenue au lieu même où il écrivait tant de messages essentiels, cette mort qui précipitait l'écroulement d'un pan d'histoire littéraire particulièrement attachant, émaillé des noms d'Apollinaire, de Max Jacob, de Francis Jammes, de tous ceux qui devaient rendre à la poésie une place d'honneur dans les lettres de notre temps, cette mort attendue, nous surprenait et nous laissait incrédules.

Nous savions que René Guy Cadou était d'une vigueur peu commune; nous savions qu'entre chaque opération il retrouvait, en un temps minime, un maximum de vitalité; nous savions qu'il avait écrit, dans l'un de ses derniers poèmes

« Mais n'étant pas encore exactement fixé
Sur la date du jour et le mois de l'année
Trois cent soixante-cinq ou six fois je célèbre
Le chapitre dernier et la mort du poète
Chaque jour de ma vie donne lieu à des joies
Qui ne sont pas celles des mourants et si j'en crois
La vigueur de mon sang et les anciens prophètes
Beaucoup de routes passeront sous ma fenêtre
Longtemps je marcherai à travers bois et champs
Avant perquisition finale des agents. »

Nous savions aussi qu'on ne meurt pas de maladie, mais d'une maladie qui est la mort, et nous savions qu'elle pose ses pièges la nuit, qu'elle guette et ne dédaigne pas les adversaires de première taille.

Mais un poète se survit miraculeusement par ses paroles, et, bien plus qu'un souvenir déjà fixé sur lequel la mort ne remportera pas de victoire, nous restent des vers inoubliables, accrochés aux lèvres comme une guirlande d'amour et de souffrance.

Je voudrais parler de la vie de René Guy Cadou, si courte et pourtant si remplie, mais ce serait agir à l'encontre de sa fierté et, même au-delà de la vie terrestre, dans l'ombre et le silence, sans doute a-t-il un imperceptible geste de contrariété, lui qui s'appliquait à rester éloigné du tumulte de la notoriété.

Parler des saisons de son enfance serait vain, car d'innombrables poèmes, parmi les plus attachants et les plus émouvants de son œuvre, évoquent les premières années, de la petite cour d'école, à Sainte-Reine, aux classes populeuses du 5, quai Hoche, à Nantes. Les souvenirs de son adolescence appartiennent déjà à nos cœurs d'amis. Par des retours sur le passé, je me rends compte que c'est à partir du jour, encore tout proche, où une inexorable maladie prononça sa sentence, que nous est pleinement apparue la grandeur morale de son existence. Au sortir de l'enfance, il avait vécu la tragédie de la mort de sa mère; je me souviens de ce qu'était alors sa prédilection pour la solitude recueillie, quand,
dans les cours du Lycée, il se tenait à l'écart de nos jeux. Encore adolescent, il devait perdre son père. Sans doute est-ce pour cela, et parce qu'il avait connu de bonne heure la douleur et le sacrifice qu'il savait être bon et serein. Qui a connu René Guy Cadou vers ses dix-septième et dix-huitième années, devinait de grandes choses dans ces yeux rieurs, dans cette voix volontiers railleuse, qui n'enlevaient rien à la gravité naturelle à son beau visage, dans sa bonté intuitive, toujours prête et toujours égale, dans les mille attentions qu'il avait pour tous ceux qui faisaient partie du cercle sans cesse grandissant de sa jeune vie.

C'est à cette époque, en 1937, qu'avec des plaquettes intitulées « Les Brancardiers de l'Aube » et « Forges du Vent », il commença cette œuvre sans concession, si pleine de noblesse, de fierté et de foi.

Puis ce furent les années quarante. Il faudrait un volume pour évoquer René Guy Cadou au long de cette période trouble traversée d'oasis heureuses, quand nous déjeunions ensemble dans les petits bistrots de nos vingt ans. Poète, il l'était déjà absolument, entièrement, uniquement, faisant revivre sous nos yeux l'antique aède, dont toute la vie était inspiration et musique. Relisons les œuvres de cette époque: « Année Lumière », « Morte-Saison », et surtout « Grand Elan » et la « Vie Rêvée »; nous y trouvons les premiers grands poèmes, piliers d'une œuvre qui nous enchante, où nous découvrons un cœur fraternel, qui continuera d'y battre à travers le temps.

Avec quelques amis, dont le poète Jean Bouhier, René Guy Cadou fonde alors les « Cahiers de l'Ecole de Rochefort », l'une des rares tribunes où put s'exprimer, pendant près de trois années, la jeune poésie. Parallèlement, il dirige la collection des « Amis de Rochefort », dans laquelle furent publiés, en ce qui le concerne, « Bruits du Coeur, Lilas du Soir » et les premiers « Visages de Solitude ». La pureté de ces poèmes, où l'on trouve déjà la constante prescience de son destin et de nombreux vers bouleversants d'amour et de tristesse, acheva de mettre René Guy Cadou non seulement au tout premier rang des poètes de sa génération, mais simplement au premier rang de la poésie, où il prend place aux côtés des plus grands. Et ce n'est pas un hasard si la critique littéraire est uasi unanime à son sujet et si, parmi les illustres amis qui lui rendirent hommage, malgré la différence d'âge, on compte des poètes aussi divers que Max Jacob et Paul Fort, Jules Supervielle et Pierre Reverdy, qui reconnaissaient en lui un écrivain de la grande lignée.

Sans conformisme, mais aussi sans rien sacrifier à cette mode qu'est l’anti-conformisme, à ce besoin d'« épater le bourgeois », héritage puéril du surréalisme, René Guy Cadou écrivait avant tout avec le cœur ; c'est pourquoi il figurera dans toutes les anthologies de l'amour et de l'amitié. Mais cette sensibilité du cœur se doublait de celle de l'intelligence, qui va plus loin et touche plus juste. Intelligent, il l'était, certes, d'une manière équilibrée, tonique; mais intellectuel, pas du tout. Il avait su rester l'instituteur de petit village (chère silhouette à gros sabots qui nous accueillait sur l'unique place de Louisfert), initié au langage secret des arbres et des plantes, des forêts et des champs, cette écume de la terre, servant honnêtement une profession à laquelle il était attaché, ne serait-ce que par sa grande connaissance des mystères de l'enfance, tout entier pris par la poésie, art austère et sérieux, loin de Paris où il eût pu prétendre à une place de choix, méprisant l'intrigue, dédaigneux des honneurs et des distinctions.        

C'est donc à Louisfert, petit bourg près de Châteaubriant, que se situe la grande période de l'œuvre et de l'homme. Auprès de sa femme, dans le calme de la grande maison d'école, il put non pas donner libre cours, mais au contraire ordonner harmonieusement cette richesse du verbe et ce lyrisme intérieur qui le consumaient. Il écrivit alors beaucoup, non seulement des poèmes, mais des articles, des chroniques pour satisfaire aux demandes de revues et journaux littéraires, des essais, même, dont il consacra l'un des plus importants à Guillaume Apollinaire qu'il considérait comme l'un de ses maîtres spirituels avec Max Jacob et Pierre Reverdy, Guillaume Apollinaire dont il avait déjà honoré la mémoire dans un premier volume paru en 1945, le « Testament d'Apollinaire ».

Cette lampe qui brûle très tard à l'avant du pays, dont il est question dans le « Chant de Solitude » est celle-là même qui éclaire René Guy Cadou travaillant à ce qui devait être « St-Antoine et Cie », « Les Sept Péchés Capitaux », les « Poèmes Choisis », les « Biens de ce Monde », « Usage Interne » ou écrivant les innombrables lettres qui tenaient une telle part dans le déroulement de ses journées.

Mais Louisfert, c'est aussi la maladie, la souffrance, la terrible dernière année, auprès de l'admirable compagne dont on ne saluera jamais assez le courage. Que ceux d'entre nous qui l'ont bien connu alors se souviennent. Vingt fois par jour, ses paroles donnaient l'allure d'une sublime mais atroce tragédie aux vicissitudes quotidiennes de ses souffrances. Il nous semblait apprendre à le mieux connaître et il se révélait à nous, nous devenant plus cher, paraissant nous appartenir davantage à l'instant même où nous allions le perdre. Il pliait comme une branche qui ne peut plus supporter le poids de fruits trop abondants et trop riches, mourant avant le temps, parce qu'il n'appartenait déjà plus à ce monde. En ce sens, sa mort fut vraiment, comme on l'a dit et écrit, un accomplissement.

Je revois ce cher visage foudroyé, arrêté net dans sa course, uniquement préoccupé de problèmes qui ne nous concernent pas, entre les énigmes de cette terre et celles de l'au-delà. Tel fut René Guy Cadou, poète de l'enfance, de l'amour et de la mort.

Et c'est l'honneur de votre Municipalité, Messieurs, que de vous être souvenus, au milieu des soucis et occupations multiples qui sollicitent votre attention dans l'administration de votre belle cité, que René Guy Cadou est fils de cette Brière toute proche, et qu'il est bon d'honorer l'élévation de la pensée et la grandeur de l'âme, en un mot l'esprit et le cœur. Par ce geste, vous contribuez à ne pas laisser improductif ce patrimoine de vie et de mort, d'enseignements et de réflexions.

Quelques heures avant de s'éteindre, le poète déclarait à Jean Rousselot, avec lequel il évoquait les amis Parisiens : « La Poésie n'est pas vaine, puisqu'elle permet l'amitié. » Pour nous, ses compagnons, nous n'oublierons pas de telles paroles, comme nous n'oublierons pas le clair regard de cette ombre dont nous percevons la présence, et qui sait bien que la ferveur d'amis connus et inconnus s'attache à sa mémoire.

 


 

 

 

 

 

Le poète de Louisfert poète de plein vent, par Yves Cosson

Signes du Temps, 1951, pages 40.

 

Il avait choisi de vivre et de mourir dans une maison d'école, au bas bout d'un village mal défendu contre l'envahissement des fermes qui le cernent, « dans un pays mené de biais par les averses », avec ses petites routes départementales truffées de nids de poules, ses chemins creux où les charrois s'embourbent jusqu'aux essieux, dans cette Maison d'Ecole que l'on atteint après avoir passé des cours encombrées de fumier, des vergers moussus et ce Calvaire, bâti de bric et de broc au début du siècle par un curé astronome, architecte et poète qui s'embusquait dans les fossés, les nuits claires d'été, braquant sa lunette dans tous les azimuts. René Guy Cadou avait choisi ce pays pour y accomplir, dans sa plénitude crucifiante, son destin.

Et les écoliers de ce pays lui rendirent bien l'attachement qu'il leur portait quand, à la queue leu leu, ils jonchèrent son cercueil de bouquets de primevères, de colchiques et de coucous, ces fleurs qu'on appelle encore par ici des périgolettes. Et les gens du bourg, le menuisier, le forgeron, le cafetier-marchand d'essence, l'amoulageur, furent bien surpris en apprenant qu'un grand poète avait vécu parmi eux.

« Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur des lys et la campagne agenouillée
...Oui mais l'odeur des lys ! la liberté des feuilles ! » (1)

Cadou était un poète de plein vent, vivant au milieu du peuple qu'il chantait et pour qui il chantait : avec les mots de tous les jours, les plus humbles, il délivrait l'enchantement.

Du poète, il en avait reçu tous les dons et le savait d'une certitude secrète, humble, exempte de toute pose mais qui ordonnait sa vie.

La classe finie, les cahiers rangés, corrigés à l'encre rouge qui tache les doigts, Cadou montait dans sa chambre et s'installait à sa petite table de travail. Alors il devenait lui-même. Il se coltinait avec le Verbe. Scrupuleux, sourcilleux, il alignait les mots sur des grandes feuilles blanches, à l'encre noire, de sa belle écriture magistrale. Et il besognait comme charpentier à l'ouvrage, ne laissant rien au hasard d'une fausse inspiration facile, car la Poésie est Opération laborieuse, cernant « l'objet de poésie », prompt à saisir dans leur jaillissement les images fulgurantes, à l'affût des trouvailles, des « mots qui font l'amour ». Et quand il avait bien peiné pour apprivoiser les mots, poussé parfois quelques « coups de gueule » contre les importuns qui l'avaient dérangé, il' éprouvait son poème au tranchant de la parole. Il lisait, et le piège royal du langage se refermait, et la vertu des rythmes et des images opérait la transfiguration. Sa voix large, aux inflexions affinées, donnait réellement l'âme aux mots proférés, puis se résolvait dans un silence épanoui :

« Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
Ebruitée doucement par un vol de vanneaux
Je m'entendais dans les grelots d'un matin blême
Et c'était toujours les mêmes murs à la chaux
La chambre désolée dans sa coquille vide
Le lit-cage toujours privé de chants d'oiseaux
Mais je m'aimais Ah ! je m'aimais comme on élève
Au-dessus de ses yeux un enfant de clarté
Et loin de moi je savais bien me retrouver
Ensoleillé dans les cordages d'un poème. » (2)

Cette vie brève, il la donna, la consacra, à la lettre, et jusqu'au dernier souffle, à son œuvre — comme l'on disait au Moyen Age le Maître d'Œuvre — avec sa ténacité de Breton et de Briéron. Il savait ce qu'il voulait et le voulait bien et jusqu'au bout, d'une vigueur inflexible, dissimulée sous une jovialité bon enfant. Il est mort à la tâche.

René Guy Cadou avait choisi une solitude effacée, humble, pauvre, et du même coup, il pénétrait d'emblée la vérité des êtres et des choses. Sa poésie se nourrissait de la sève des
jours et s'ordonnaient selon les grands rythmes végétaux de ce pays secret qui n'étale pas d'abord tous ses appâts, telle une prostituée. Les terres y sont glaiseuses, les fenêtres des fermes barricadées de fer, les pluies d'hiver interminablement maussades, les vaches crottées jusqu'à la panse. Mais l'automne dans la Forêt Pavée à une demi-lieue de l'école, renouvelle le ruissellement de ses ors fauves et de ses ocres, mais une fois les barrières à contrepoids de pierre enjambées, les prairies offrent la profusion de champignons roses et des mousserons; mais le printemps établit la saison frêle des aubépines et des ficaires :

« Voici que le plus simple d'entre nous s'émerveille
D'avoir entre les mains un bouquet de jonquilles
Et l'oiseau qui dormait encore se souvient
D'une fenêtre au bout du monde... » (3)

Cadou terrien vivait cette poésie à fleur de terre, à fleur de peau, savoureuse et sensuelle comme le parfum du chèvrefeuille dans les chemins tortueux du Tertre Rouge et des Houssines, ou le safran sans repentir des champs de colza sous la lumière veloutée. Il parcourait son domaine, flanqué de sa coureuse de chienne Zola, chienne de romanichels, sans race et sans pédigrée, recueillie un lendemain de fête de Louisfert après le départ des verdines et des pousse-pousse. Il aimait son chat, « les chiens qui rêvent dans la nuit », les oiseaux, toutes les bêtes.

La fréquentation des paysans dégingandés, coiffés de casquettes raidies par des bourrelets de papier journal, engoncés dans ces vestes de velours côtelé, les Pacifique Liotrot, les Anonyme Chatelain, le réjouissait. Il appréciait leur ténacité et leur bon sens finaud, leur façon paisible de trinquer. Il aimait la vérité de ces hommes qui, en dépit de leur ruse, de leur crédulité superstitieuse, voire de leur pingrerie, ont gardé dans l'enracinement des saisons et des jours la fidélité des affections accordées à ceux qui sont des « bons gâs », le respect et le sens des choses sacrées, de Dieu lui-même. A ce commerce s'élaborait une poésie sans apprêts frelatés, dépouillée de toute sentimentalité facile, mais saine comme pomme de Rougeaud, croustillante comme galette de blé noir, une poésie offerte à tous comme un pain vivant de communion.

Tous ses amis étaient conviés à ce partage. Il s'était « fait des copains partout dans sa mémoire » de tout bord et de tout poil. Entier dans ses antipathies, exclusif dans ses attachements, il savait se donner dans la solidité d'une poignée de main, la truculence gauloise d'une histoire de derrière les fagots, le pétillement moqueur d'un regard, la complicité de livres bouquinés, de poèmes lus, la délicatesse discrète d'un geste qui trahissait son émotion cachée. Il entretenait de longues correspondances avec des curés de village, des peintres bohêmes, des poètes, des révolutionnaires, tous hommes libres, acharnés à défendre ce qui reste de dignité et de liberté dans un temps où les totalitarismes font tache de sang sur le monde. Cette fraternité virile se muait en une indignation éprouvée en « pleine poitrine » pour tous les opprimés et toutes les victimes. Il était l'ami des pauvres zigues, des pas vernis qui portent sur leurs frusques les stigmates graisseux de la misère. Sans doute savait-il reconnaître, comme Véronique, même sur les visages ravagés par les pires déchéances, les traits d'un autre Pauvre.

« Ah ! Si j'avais autre chose que cette lampe-tempête sous les côtes
Par exemple un pommier en [leurs
C'est volontiers que je le donnerais I » (4)

Le poète « comme un enfant sous la roue » entend mieux qu'aucun autre « le cri des hommes qui ont mal et le gémissement des plantes » et des bêtes. Il éprouve jusqu'à l'épuisement cet inconsolable écartèlement dont parle « La Sauvage » de Jean Anouilh : « J'aurai beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces... Il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m'empêchera d'être heureuse. »

A moins que l'accord triomphal d'un Amour humain sans limites, mystère de sang et d'âme mêlés, n'apaise ses angoisses. René Guy Cadou connut cette Joie, source de paix et de plénitude. Hélène, sa femme, dont il faudra un jour dire l'héroïsme pendant ces années de maladie cruelle et tragique, non seulement reçut la Dédicace de l’œuvre toute entière, mais se révéla sans cesse la conscience fervente de l'Autre, le miroir sensible et frémissant où se déchiffraient les signes et les énigmes d'un destin noué dans une certitude exaltante et sans faille.. Comme Jacques Hury saluant la petite Violaine dans le soleil d'un verger printanier, Cadou découvrait cette « Vie Rêvée » qui rassemble dans une communion éternelle deux êtres cheminant l'un vers l'autre de toute éternité :

« Sans t'avoir jamais vue
Je t'appelais déjà
Chaque feuille en tombant
Me rappelait ton pas
La vague qui s'ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étais l'auberge
Aux portes des villages » (5)

Mystère des rencontres par lequel s'opère l'osmose subtile des sentiments, s'élabore l'identification réciproque des, âmes :

« O mon amour ! ce n'est pas seulement à travers mon Lied que je te chante
Mais dans la pousse de ces mains levées vers toi comme une promesse de plante
Je sais bien ! Moi non plus je ne suis plus ce que j'étais
Qui dormais seul et faisais la foire dans les cafés
Je me suis retrouvé plus d'une fois dans l'aube
Avec tout juste ce qu'il faut de corde pour se pendre
Et c'est peut-être et c'est sûrement pour cela que je t'ai aimée
Hélène I dans mon verre comme une goutte de rosée, » (6)

Source de la plus humaine et spirituelle poésie, car le surnaturel est ensemble charnel, car la Création germe et s'épanouit clans les mains des êtres purs, ceux qui se donnent totalement, dans la simplicité et l'humilité de leurs cœurs, restituant ainsi « l'immense octave » de l'Univers à son Auteur.

Cadou n'a jamais cédé aux vertiges capitaux et capiteux de la glorification onaniste, de la perversion populacière. Mais parce qu'il avait consenti à cet embrasement ambigu et crucifiant de l'Amour en lui, il avait reçu les clefs. Même et certainement sans qu'il en prît jamais pleine conscience - ne sommes-nous pas tous instruments et les poètes en particulier harpes vivantes -  René Guy Cadou détenait les pouvoirs de délier le langage, de transfigurer le réel le plus quotidien, de tracer le dessin prémonitoire de son départ terrestre, de dériver au grand large « vers la Face rayonnante de Dieu ». Celui qui a surpris, fût-ce une fois, le souffle de l'Archange, garde sur lui la nostalgie confuse et tourmentée de l'Ineffable. Ce privilège n'est accordé en ce monde en proie aux plus subtiles embûches des malins et des puissants, qu'aux cœurs d'enfants : Cadou s'était abreuvé à « ce bol de larmes au pied des marches de l'éternité », et jusque sous la meule de la souffrance, il ne cessa de percevoir le bruissement mystérieux de l'Amour à travers les êtres et les choses :

« Si je reviens jamais de ce côté-ci de la terre
Laissez-moi m'appuyer au chambranle des sources
Et tirer quelque note sauvage de la grande forêt d'orgue des pins
O mon Dieu que la nuit est belle où brille l'anneau de Votre Main !
Tous ces feux mal éteints dans l'air et ces yeux de matous en bas qui leur répondent
Ce cri d'amour fondamental qui est celui de notre pauvre monde ! » (7)

« Ce cri, d'amour fondamental », il avait déjà retenti au cœur d'hommes qui se nomment Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Blaise Cendrars. Par eux et comme eux René Guy Cadou apprit très vite à le reconnaître. Désormais, il ne cessera de nous visiter dans le silence de son amitié et la perfection de son chant. La maison d'Ecole n'est plus. Qu'importe

18 Aout 1951.

Notes:

(1) Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ? Poèmes Choisis.
(2) J'ai toujours habité — Poèmes Choisis.
(3) Symphonie de printemps — Poèmes Choisis.
(4) Jugé — Poèmes Choisis.
(5) Hélène -- La Vie Rêvée.
(6) Lied — Les Biens de ce monde.
(7) Nocturne — Les Biens de ce monde.

 


 

 

 

 

 

Notre cher Cadou, par Bogomir Dalma

Signes du Temps, 1951, pages 45/49.

 

Quand j'ai publié quelques pages de mon essai sur le grand et inoublié poète franco-roumain, Ilarie Voronca, dans « Signes du Temps », René Guy Cadou m'a écrit, le 23 Novembre 1950

« Mon cher Dalma,

J'ai eu grand plaisir en Septembre dernier à trouver votre signature au bas d'un bel article consacré à Voronca dans la revue « Signes du Temps ». Nos deux noms réunis pour la première fois, dans un même sommaire, cela me donne une vraie joie »...

Hélas ! le Destin a voulu que je consacre, à présent, un article fraternel à René Guy Cadou lui-même, dont l'enveloppe corporelle nous a quitté, pour toujours, mais non son âme, vêtue du manteau sans couleur et sans ombre que la gloire donne à ceux qu'elle a choisis, et qui est tissé de tous les prismes du Souvenir impérissable.

Notre cher Cadou reste parmi nous, invisible, mais présent, et palpable, à toucher, dans ses poèmes plastiques, irradiants de bonté et de tendresse. Cadou savait que la Mort ne pouvait détruire son œuvre, et il n'avait nullement peur de la Mort. Il a sûrement compris le vers pathétique et hautain de Ronsard :

« Je te salue, heureuse et profitable Mort ».

Mais, s'il était visible, comme me l'a écrit sa fidèle et noble compagne, Hélène Cadou, que : « le poète savait par un pressentiment profond son destin, l'homme, lui, ne l'a jamais su ». Par ce secret pressentiment, Cadou s'est dépêché de donner tout ce qu'il portait en lui, de moissonner son champ avant les tempêtes automnales de la vie, et il a ramassé une récolte magnifique, sans prix, qui est sa poésie, toute sa poésie, et, enfin : « Les biens de ce Monde ».

L'œuvre de René Guy Cadou était connue dans toutes les capitales Européennes, et aussi outremer. La renommée avait souligné son nom d'un trait lumineux, d'un néon pensant et céleste.

Le poète et essayiste Serbe, Dr. Konstantin Stoyanovitch, lui a dit, de Belgrade, son admiration pour son ouvrage remarquable sur « Guillaume Apollinaire », et Cadou en a été vivement touché.

De Lisbonne, mon éminent ami, Joao da Silva, grand sculpteur portugais, Membre de l'Académie de Bellas Artes du Portugal, écrivit à Cadou une lettre de vives félicitations, et, en m'écrivant à moi, me disait quelle émotion il avait ressenti en lisant le beau livre de Cadou sur Apollinaire.

Cadou avait des moments de découragement et de doute, non en la mission du poète, mais en la compréhension du public pour la poésie, dans ces temps où la mécanique prime tout, et le progrès se mesure en frigidaires et vacum cleaners. Il en souffrit en son âme : « Que vous dire sinon que la poésie m'apparaît de plus en plus comme une Jérusalem des cieux jamais atteinte, et ce n'est point faute de souffrir cependant. 10 Novembre 1949. »
Cadou, qui a écrit un des plus beaux poèmes sur « La découverte de l'Amérique », d'une richesse d'images prodigieuse et unique, n'avait pas envie de visiter l'Amérique d'aujourd'hui, qui, prise de remords tardifs, imprime les timbres postes à l'effigie de Walt Whitman et Edgar Allan Poe, ses plus sûres et impérissables gloires

« 6, Mars, 1947.

Mon bien cher Dalma,

Choisir ! Bien sûr l'Amérique ! Je revois ça à travers les lectures de Fenimore Cooper et de Gustave Aymard, quand j'avais quinze ans. Cendrars en dit aussi beaucoup de bien. Mais il s'agit des régions Sud, avec ses grandes plaines sauvages, sa mythologie Incas et tout ce qui fait la fortune des romans populaires. J'ai souvent envie de prendre le bateau, mais je crois bien que je me jetterais à la mer avant d'être arrivé ».,.

Cadou savait apprivoiser les paysages et en faire ses amis. Il m'écrivit de Thiezac (Cantal), Août 1946

« Non, je ne vous oublie pas J Et comment oublierait-on celui qui est l'Amitié même, le froment de la vie ! Il y a eu des vacances brouillées au départ. D'abord moi seul dans un pays de vignes au bord de la Loire, avec des soirs de sable rouge, de longues vitres où l'éclat de verres s'achemine tandis qu'un ami secoue sa pipe sur la table. Puis Hélène et moi dans une villa d'enfance retrouvée, près de la mer. Ce bonheur de promenades très tard et très tôt. Enfin depuis quelques jours cette solitude de montagne, aggravée par la grève des postiers.
Je monte et descends les pentes tandis qu'Hélène bavarde sous les noisetiers avec le paysage. Je reviens avec des bottes d'œillets, des bruits de cloches dans l'oreille, un goût de lait sûr sur la langue. Je travaille l'après-midi quand les enfants et les volailles du voisinage se taisent, assoupis. La poésie délaissée pendant plusieurs semaines me reprend comme une neuve fringale »...

Oui, c'est bien cela, malgré les amertumes de la vie, la maladie aussi, vaillamment supportée, jamais plainte, Cadou avait la fringale de la Poésie. Car il était le poète né. Et artiste aussi, incomparable. Lisez son poème « Procession des incurables à la Devèze, Cantal »: d'une si poignante tristesse:

« La première ne chante pas
La deuxième pourrait chanter
Mais la dernière ne chante pas
Et de tous ces silences naît une voix
Comme un vieux chapeau fané
Comme une lampe allumée
Dans la chapelle du collège... »

Les grands journaux et les revues littéraires de Paris n'ont pas été justes ni compréhensifs pour l'œuvre de René Guy Cadou, qui, vivant au fond de sa chère et pensive province, à Louisfert, était éloigné des coteries et des cénacles littéraires, et ne vivait que pour la Poésie, et l'amitié; soutenu par ses amis proches et lointains, et entouré de l'amour le plus tendre et le plus vigilant de sa chère compagne, Hélène Cadou, son inspiratrice, et son ange gardien.

Il a fallu la mort pour voir reproduire le beau et franc visage de Cadou, au front Hugolien, aux cheveux en révolte, la bouche fine et comme ourlée de pitié et de bonté, au sourire à peine teinté d'amertume, d'un homme qui a beaucoup souffert sans l'avouer, sauf à ses amis intimes. ,

Dans une lettre il me confie son mépris et son dédain pour les faiseurs attitrés des fausses renommées; si serviles pour les riches et les puissants, si arrogants et inabordables pour les pauvres et les libres pour ceux qui ne vivent que pour les très hauts idéaux.

« ...L'insignifiance de nos ennemis et de leurs valets nous console de la médiocrité dans laquelle ils nous tiennent ; je parle de cette indifférence, de cette pauvreté matérielle qui est celle de notre grande famille de malchanceux lyriques, voués à la perpétuelle adoration de leurs bourreaux »...

« ....Il y a de l'angoisse partout depuis que les hommes se sont mis à plusieurs pour vivre; le seul vrai bien est dans la solitude, mais où la trouver, le seul bruit du sang nous dérange.
Pour ma part je me suis retiré à jamais au fond d'une campagne soumise aux seules lois des saisons, et là, derrière le vol sournois des vitres, je tente d'appréhender ce qui peut être le ciel bleu »...

Cadou est mort dans les bras de son épouse et de ses amis.

Il est mort quand les arbres en fleurs étaient en pleine exaltation à l'aube du Printemps, entre le 20 et le 21 Mars, sans savoir qu'il a franchi le Grand Passage qui mène de la Vie éternelle à la Gloire par la Mort libératrice, quand les arbres caressés par le soleil levant se mirent à sangloter sous les fenêtres de sa chambre, sous la brise fraîche et odorante de sa Province natale.

Son âme de poète s'est envolée comme un oiseau sous la rosée printanière.

Il est mort libre, n'ayant jamais consenti d'écrire la moindre ligne par ordre, ou sous la dictée.

Il ne concevait pas la Poésie sans la liberté entière de s'exprimer à son gré.

...« Je n'ai pas l'habitude de cacher ma façon de penser. Je dis un peu trop souvent, dans les revues qui m'en donnent l'occasion, mon dégoût de voir la Poésie se parer des plumes d'un paon politique. Je ne conçois pas certes la Poésie qui ne soit engagée. Il s'agit de s'entendre sur ce mot. On est engagé vis-à-vis de soi et des hommes. On ne doit pas être ac croché au téléphone et attendre les ordres d'une conscience crispée dans les plis d'une Idée ou d'un drapeau... ».

Cadou n'a pas cherché comme poète la virtuosité mélodique et envoûtante, ni les souplesses ensorcelantes. Mais justement, dans sa pure simplicité, ses vers avait une facture admirable. Rappelant par moments Francis Jammes, en plus artiste, tout en reflétant l'humilité idéale d'un homme de la terre.

Quand on réunira toutes ses poésies, on rangera sûrement René Guy Cadou au nombre des grands poètes de ce milieu de XXe siècle.

« Laissez-moi la lumière
Ce visage étonné où je baigne mes mains
Et ma couche de pierres dans les frais du chemin
Pour aujourd'hui pas davantage
Je porte sur le dos la laine des orages
La flamme du torrent réchauffe mes genoux
Ma tête est couronnée de roses et de ronces
A chaque pas mon Dieu c'est vrai que je m'enfonce
Un peu plus dans le ciel... »

D'une soixantaine des lettres que j'ai reçu de Cadou, la dernière était datée du 24 Décembre 1950 :

« Mon cher Dalma,

En ce soir de Nativité ma pensée s'en va vers vous. Je vous redis mon admiration, mon amitié et souhaite que l'année qui vient vous apporte bonheur et gloire. Je sais que le livre de vous qui doit paraître sera très beau.

J'ai lu le livre d'Emié sur l'Espagne : c'est en effet magnifique; il y a là-dedans une Prière du Greco inoubliable... Fidélité, affection de nous deux... »

Adieu, adieu Notre cher Cadou ! Notre grand ami fraternel que je pleure, que nous pleurons tous, car il était la Loyauté et l'image du Devoir et de la Droiture humaine. Un grand poète, tout simplement, que la mort n'a nullement anéanti, mais délivré.

Londres, Juillet 1951.

 


 

 

 

 

 

Sur un texte oublié, Jean-Marie Desselas

Signes du Temps, 1951, pages 50.

On ne saura jamais ce que les poètes ont dans la tête. Qui n'a aimé René Guy Cadou ? D'ailleurs, il était impossible, je crois, de résister à semblable attirance. Il appartenait à cette lignée de jeunes hommes voués, par le malheur des temps à déposer en faveur de l'espérance. Comme eux aussi, il s'était consacré à la plus folle tentative du monde : celle de Rimbaud et de Rilke, d'Eluard et de Desnos. Et, jamais, on n'en finit avec de tels hommes et de tels rêves. Cadou est là, veilleur impassible, que tous oublient et retrouvent sans cesse. Puisse ce texte * aider à ce sain retour ! Remis en 1946 à Janine Lamarche qui composait alors une Anthologie Poétique, les circonstances retardèrent puis empêchèrent sa publication. Il sort aujourd'hui d'un tiroir, mais c'est une pièce du monde ébloui que révèlent les poètes, de ce monde qui nous entoure...

*« Liarn » qui nous fut remis par Jean-Marie Desselas (Note de l'Editeur).

 


 

 

 

 

 

A 31 ans, par Etienne Durian

 

René Guy Cadou
Je ne t'ai pas connu
Excuse-moi si je te tutoye ce soir
N'es-tu pas mon frère
Aux bras chargés de fleurs
de primevères et d'espérances

N'es-tu pas pareil à l'herbe fraîche du matin
où se baignent les oiseaux

On m'a dit que tu es mort sans souffrir
Alors que montait la sève au cœur des arbres

Rien ne reste plus que la pluie
devant mes yeux criblés d'oiseaux
passagers à la recherche d'un soleil en fuite

Cadou dis-moi est-ce que tu trouves
ce chemin bordé de bruyères et semé
de cailloux blancs Je l'ai cherché si longtemps
parmi les hommes en courant

Et moi aussi je suis fait pour aller
à genoux.

 


 

 

 

 

 

Message vers l'infini, par Gabriel Dupland

Signes du Temps, 1951, pages 52.

 

Dans le soir étendu de pluie
l'oiseau se penche
et le chant des enfants respire

je cherche un visage en plein soleil
j'appelle un compagnon de bonne route

tu m'as offert un poème
tu m'as tendu la main
René Guy Cadou
Merci

 

 


 

 

 

 

 

Regard sur René Guy Cadou, par Jean Follain

 

Revue Signes du temps, N°7/8, page 53

 

René Guy Cadou reste un poète essentiellement lyrique. L'instituteur de Louisfert ! Il me plaît qu'il ait exercé un aussi brave métier. Ce terrien ne sentait pas le besoin de nos agitations. Je ne l'ai jamais rencontré à Paris mais seulement une fois à Nantes et une fois à Orléans. Et venant à Orléans il n'éprouvait pas le besoin de pousser le voyage jusqu'à Paris.

Cadou donnait une impression de sécurité. Lui condamné à une mort prématurée, il avait pourtant, la certitude d'être bien au monde et l'âme bien chevillée au corps.

On dénombrerait de nombreux charmes chez Cadou. Là où je le préfère, c'est quand il donne l'impression d'écrire comme sous une dictée. Une dictée aux phrases parfois laborieusement formulées mais qui font bon poids. Laborieusement n'est point ici péjoratif. Cette difficulté que semblent avoir à décoller les vers de Cadou fait partie de leur vertu et de leur vérité. Ces vers parfois massifs restent pourtant subtilement aérés.

On sent donc que la poésie de Cadou lui est arrachée. Même sous les dehors de la bonhomie et parfois de l'anecdote, une palpitation secrète, une ferveur diffuse fait vivre cette poésie. Compacte et résolue, elle demeure pourtant tremblée et, ce disant je' pense, entre tant d'autres, à ces vers de son dernier recueil qui la révèlent si bien :

« Un millier d'années ce n'est rien
Mais ne plus avoir le tremblement de la main
Qui se dispose à cueillir les culs dans la haie. »

Ii semble que Cadou entre les lignes de ces poèmes ait voulu incessamment nous dire : C'est à prendre ou à laisser, voilà l'indestructible beauté du monde.

Il gardait un espoir invaincu : « Si je reviens jamais de ce côté-ci de la terre », écrivait-il.

 


 

 

 

 

 

L'amour sauve tout..., par Louis Guillaume

Signes du Temps, 1951, pages 55.

Je n'ai pas vu René Guy Cadou à Nantes, à Rochefort-sur-Loire, à Louisfert. Je n'ai pas connu la couleur de ses yeux, le son de sa voix, la chaleur de sa poignée de main... Je n'ai de lui que des livres dédicacés, un paquet de lettres, deux petites photos.

Sur l'une c'est le printemps. René est assis sur un vieux mur, devant un massif de roses. Il est en veston, en culotte de golf. Il a la cigarette à la bouche, la fleur à la boutonnière. Son visage est grave.

Sur l'autre non plus, il ne sourit pas. C'est l'hiver. Il est debout devant sa porte. Son chien est à ses pieds. Il tient sa pipe d'une main. L'autre main est dans la poche de son pardessus qui porte un crêpe. René vient de perdre son père...

Et juste sous ce dernier portrait, je trouve un poème qu'il m'avait recopié, qui s'applique maintenant au fils :

Chambre de la douleur
La porte est bien fermée

Une goutte de sang reste encore sur la clé
Tu n'es plus là, mon père
Tu n'es pas revenu de ce côté-ci de la terre
Depuis quatre ans
Et dans la chambre je t'attends
Pour remmailler les filets bleus de la lumière…

Jamais plus les oiseaux n'entreront dans la chambre
Ni le feu
Ni l'épaule admirable du soir
Et l'amour sera fait d'autres mains
D'autres lampes
O mon père
Afin que nous puissions nous voir.

Je relis la lettre si enjouée que m'envoya ce fils d'instituteur devenu à son tour « maître d'école », le soir de son premier jour de classe, le 18 novembre 1940. Il n'y dissimule pas une sorte de tendresse pour le chahut, qui se retrouvera jusque dans ses définitions de l'Ecole de Rochefort :

« Avant tout vous autres, ne soyez pas dupes ! L'Ecole de Rochefort n'est pas une école, tout au plus une cour de récréation. Ne cherchez pas les marbres et les syntaxes derrière la façade, les lignes difficiles au bord du tableau noir. L'écolier siffle les mains dans les poches le dos tourné au professeur ».
« Que vous demande-t-on à L'Ecole ? D'être vous, de faire le plus de chahut possible autour de la Poésie, de citer Cambronne à tous les rabat-joie et d'être un homme enfin parmi les empaillés. Alors » (Anatomie et Position poétique de l'Ecole de R. Debresse).

C'est là le côté spontané et frondeur de son caractère qui allait de pair avec une gravité, une profondeur, un sens de la douleur qui se font jour dès ses tout premiers vers, et lui feront écrire, plus tard, des lettres presque désespérées, comme celle-ci (23 octobre 1945) :

« Je ne fais guère de poèmes en ce moment, emprisonné dans une solitude sans mots qui fait de moi un de ces voyageurs de la Toussaint dont il est parlé dans un livre de Simenon... je voudrais pouvoir t'envoyer des choses neuves, mais est-ce qu'on peut faire encore des choses neuves ? Ce que j'écris me dégoûte comme le vieux meuble. Il faudrait dépayser, se dépayser. J’essaie vainement de me créer une seconde enfance, tu sais une de ces cryptes vertes où les mots prennent un goût de pomme, où le sang vagabonde comme un coursier. A quoi bon, me dis-je souvent. Le monde va si mal et sans moi, qu'il est vain de tenter la moindre chose désormais. »
« Ne me crois pas aigri, ni las. Je suis dans une période de face à face. Tu vois ça d’ici : grimaces, rires, grimaces… Mais l’amour sauve tout. »

Jamais Cadou n'a douté de l'amour, et voilà pourquoi, malgré son isolement, sa maladie, il est resté lui-même jusqu'au bout.

Maintenant qu'il est parti, avec ce recul brutal que donne la mort, nous nous rendons compte combien René Guy était le plus pur d'entre nous, le plus touché par la grâce. Désormais, il ne fera que grandir. A quoi bon discourir ? Son œuvre se défend par elle-même.

D'aucuns auront pu s'étonner qu'il puisse être à la fois chrétien d'inspiration et révolutionnaire d'idées. Il était trop en contact avec la terre des hommes, des bêtes et des plantes pour accepter l'iniquité de notre régime. Il était trop près du ciel pour ne pas croire à cette religion qu'il rêvait. Ce sont les René Guy Cadou du monde qui font Dieu.

 


 

 

 

 

 

Bain de soleil, par Louis Guillaume

Signes du Temps, 1951, pages 54.

à René Guy Cadou.

Pourquoi te disperser au royaume des pierres
et des plumes pourries de l'air ?
Collée au cœur la vie est cette mousse pâle
au fond de la faille des nuits.

Souviens-toi de ce crépuscule de printemps
la pluie à la fenêtre accrochait ses opales
lovés comme des chats tournant le dos aux champs
les villages venaient s'endormir dans ta main
dans leurs prunelles veillaient des lampes timides
et leurs clochers étayaient le couchant.

Par les volets gauchis plus tard le clair de lune
planta ses croix sur tous les tertres du sommeil
Une araignée des prés pendait au buis bénit
les oiseaux neufs étaient les fruits du lierre.

Rejoins-toi au plus noir du puits
remonte le courant des rires et des sèves.
Baiser mortel brûlure du mensonge
le soleil fond dans le néant du ciel.
L'étoile d'un ami brille toujours.

 


 

 

 

 

 

Pour un lilas avec dalhias, par Edmond Humeau

Signes du Temps, 1951, pages 58.

Mieux vaut cacher au fond du coeur
Le visage du voyageur.

René. Guy Cadou (Sainte Véronique).

Si nous ne plantions un arbre à Louisfert-de-Bretagne, c'est que la poésie en nous n'aurait même plus force de germer et nous serions les plus économiquement tristes d'un temps qui peut crever d'ennui pourvu que le soleil repasse sur les pourritures et lève à leur place les herbes et les verdures dont justement René Guy Cadou est le thaumaturge rêvé, tellement sa présence est solaire jusqu'au cœur.

Le thaumaturge René, je ne dis point à la légère. Une récente histoire irritante me convainc entièrement que ce garçon demeure parmi nous un salubre plant d'apaisement, toujours aussi généreux que le montre son œuvre et que le racontent les bienheureux compagnons qui l'ont rencontré dans notre pays commun. Généreux mais discret. Je ne voudrais manquer à ce double don qui sera de mieux en mieux reconnu à Cadou, dans la mesure où nous aurons libéré sa mémoire des vanités séculaires et deviendrons attentifs au miracle de sa présence.

En soi, la mort d'un poète n'existe pas mais sa disparition nous laisse toujours sans armes. Nous sommes effrayés par le scandale du rapt qui s'est accompli et n'y pouvons répondre que par la dénonciation d'une oppression capitale. Ce désaveu jeté, le seul défi de nos larmes demeure en notre pouvoir. Qu'il s'agisse de Jacques-Marie Prevel, pour ne reprendre l'horrible distance qu'Artaud a franchie en se retirant de notre enfer, cette mort est détestable d'autant mieux que Poèmes pour toute mémoire et Poèmes mortels préparaient la charge évidente et son recul dans l'absence. Rien à dire quand le coup est parti. Car la parade continue. Le testament apparaît authentique. Cher Jean de Boschère, grand chêne à ses soixante-dix ans, quels seront alors nos Héritiers de l'Abîme ? Je ne songe pas à l'évocation des ténèbres puisque toujours l'ombre mortelle nous gagne. C'est là que nous retrouvons les arbres.
Avec Cadou, nous sommes quelques-uns à répéter après Michel Manoll : La mort d'un poète n'est pas une victoire des ténèbres. Notre négation commence un pays du cœur qui s'ensoleille avec ardeur et dévotion. René Guy Cadou, derrière notre chef Max Jacob, se lève au creux d'une bouillerée de saules dans le pré de Louisfert-en-poésie, de l'autre côté de Liré, sur la rive droite de notre fleuve où je sais parfaitement qu'il est dans l'air aussi vif que le feu de son regard, enchanteur des oiseaux venus à sa rencontre matinale des deux rives de la Loire. Oui, le voilà toujours sensible au souffle premier de la poésie qui est celui de la terre et du ciel, une fois que l'on a trinqué dans la grande communion du vin et vous pouvez convoquer le monde entier pour la célébration du Règne végétal (1), comme nous en est laissée la charge.

Depuis que Julien Lanoé découvrit à Nantes La ligne de cœur, il serait bien temps de reconnaître une poésie de la Loire dont la fameuse Ecole de Rochefort-sur-Loire aura été le relais nécessaire, au plus sombre de notre génération. Je salue au passage deux revues disparues : Le Pain Blanc et Horizons que l'historien n'oubliera pas. En cette contrée qui, dès l'origine, reconnut pour patrons aussi bien le solitaire Reverdy que Morven Le Gaélique, j'aperçois volontiers Jean Rousselot, Louis Parrot, Pierre Menanteau, Michel Manoll, Marcel Béalu, même Julien Gracq qui déguise un beau nom d’arbre sous lequel nous nous sommes rencontrés, tous deux enfant du Mont-Glonne, puis Maurice Fombeure réconcilié avec René Lacôte mais pour accomplir ce présage, il est bien évident que le thaumaturge a fait signe, m'égarant un peu au sud jusqu'aux Charentes où Pierre Boujut et Claude Roy s'écoutent dans Jarnac. Compagnons aux Signes du Temps, nous sommes encore loin du compte en nos apaisements.

Quelque jour, nous tâcherons de mettre au vent cette compagnie de voltigeurs heureusement dispersés mais dont l'entretien prépare l'un des traits essentiels d'une renaissance en poésie dont plusieurs contrées de langue française portent les couleurs à l'espérance. Mais ici, la première affaire, ce sera d'aller ensemble planter un arbre à Louisfert. Je demande que ce soit du lilas pour Cadou et nous aurons le goût du printemps à ses mauves et à ses blanches dans les poèmes où la bonne lampe du guidon perce le brouillard. Il arrivera bien — au moins le 27 Avril sinon le 21 mars — que Moineaux de l'an 1920 (2) viendront redire au copain de L'Artilleur de Metz, si merveilleux :

Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Çà ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur
Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge
Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe par ma bouche
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon lied ne soit jamais enregistré
Il est porté par le bouvreuil et l'alouette jusqu'à la haute cime des blés
Buvez quand même ô fils ingrats ! buvez
Mes larmes et dans l'instant désaltérés
Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s'en moque

Et combien nous sommes d'accord, frère. L'ingratitude ne nous fera oublier qu'il faudrait aussi des dalhias à l'entour du lilas et je songe bien aux œillets qui peuvent être d'un si beau rouge végétal, de ce rouge qu'il aime, notre cher voyageur à miracles dont le visage tient en une goutte de rosée, charette I

L'Océan, 19 Septembre 1951.

Notes:

(1) Hélène on le Règne végétal reste encore manuscrit inédit. Si la maison Gallimard à ce qui Cadou J'avait adressé il y a tantôt quatre ans tarde à comprendre ce scandale (voir Marcel Arland dans La Table Ronde, juillet 1951), j'espère qu'un autre éditeur montrera que l'intelligence du cœur existe autant que la triperie.

(2) Dix exemplaires chez Sylvain Chiffoleau, Nantes 1949. On ne louera jamais assez ce camarade de Cadou pour les belles éditions qu'il fit, hors commerce. Maintenant, il faut rendre publique cette œuvre et très généreusement.

 


 

 

 

 

 

Tel que je l'aime, par André Jacques

Signes du Temps, 1951, pages 62.

 

Nos tempéraments étaient assez différents pour reculer l'heure de la véritable compréhension; l'affection nous a rapprochés bien avant. C'est dire qu'avant tout il possédait une puissance de sympathie exceptionnelle qui s'imposait à tous, même à ceux que son langage rudoyant avait cinglés. Ses yeux démentaient clairement une bravade apparemment grossière qui cachait une exigence toute faite d'amour — cet amour joyeux qui explosait en bonnes blagues et se prolongeait jusqu'aux bois des champignons. Qu'aucun témoignage ne vienne l'idéaliser : nulle autre image ne se présente à nous chaque jour que le René, solidement planté dans ses sabots sur la terre qu'il chérissait. Son rire s'entend encore à Louisfert et ses jurons lui font écho.

Ses jugements sévères, ses colères pour les détails de la vie, ses pardons et son affection pleine de tendresse, toutes ces explosions d'un fort tempérament déroutaient souvent : en réalité je n'ai connu d'autre René que le solitaire avide de sentir une affection pour l'entourer, le protéger, le comprendre. Passions-nous une journée, une soirée à Louisfert ? Nous, savions tout de suite les disputes vaines des amis, les réconciliations mémorables, les colères contre les éditeurs, les derniers livres reçus et les lettres d'amitié qui s'empilaient en de précieux dossiers.

Renélène était leur nom, liant indissolublement Hélène à son destin si rare et pressenti. Pour nous tous qui voulons savoir aimer, ils étaient le couple qu'on regarde avec de grands yeux admiratifs, celui qui a su mêler intimement les vocations et sauvegarder, malgré tout, le précieux temps qui accomplit l'amour. Inégalable cette hospitalité, bonne chère pour les bons amis, mais qu'on ne soit pas trop nombreux en même temps car le cœur s'effarouche et la pudeur s'irrite.

Il ne reste rien à dire de ces soirées de Louisfert autour du feu de bois, sous le portrait d'Hélène, à côté du verre de rouge et du bicarbonate, lorsqu'il ouvrait ses dossiers (rangés avec quel soin) et lisait ses poèmes comme on découvre un coin de son cœur à un ami, de sa voix émouvante et monocorde. Rien à dire sinon que l'on a connu là une intensité de vie dont il faut être reconnaissant.

Je me souviens encore avec quelle émotion et quel respect il montrait ses livres nouveaux, les dédicaces de ses amis et caressait du regard sa bibliothèque et les tableaux de Bigot, de Lenormand, de Toulouse, ou le coq triomphant de Max Jacob. Ces photographies qui tapissaient le mur, c'était la présence de ses amis mille fois rappelée le long du jour. Pour quiconque n'était pas totalement de connivence, il y avait quelque difficulté à supporter ce domaine un peu exclusif, cette ignorance sans mépris des horizons étrangers à la poésie, malgré laquelle cependant le cœur de l'homme était compris, les problèmes de l'heure pressentis, la misère et l'injustice dénoncés sans appel.

La discipline et le soin jaloux avec lequel il défendait son amour et sa poésie, son univers, contre l'intrusion de la mesquinerie, contre les « soucis », le gaspillage du temps, s'imposaient à nous. Inutile de discuter ses décisions. Et si nous étions parfois irrités par son impatience, nous comprenions toujours cette rigueur de l'homme. La preuve est venue hélas: il avait mille fois raison de vouloir achever l'œuvre pour laquelle il avait été appelé. Pas d'autre mot : il avait le sacerdoce de la poésie à travers laquelle nous pourrons toujours lire son incomparable amour pour les hommes, inséparable de son amour de Dieu. Mais c'est ce autour de quoi il faut le moins polémiquer.

Pour ceux qui ont vécu de Louisfert il y a des brassées de souvenirs odorants pour le cœur. Mais pour ceux qui n'y sont pas venus tout est dit dans ses poèmes. Il vivait pour eux.
j'ai encore ce témoignage à rendre : il était évident qu'il n’abuserait pas de son talent ni de sa facilité, qu'il n'écrirait jamais par habitude ou ambition. Il a fini sa vie terrestre en achevant son œuvre. Qu'on relise ses derniers poèmes et tout s'éclaire de son secret pressentiment.
C'est pour nous une superbe leçon, cette vie donnée et disciplinée, respectueuse de ce qui est sain, très près de tous ceux qui vivent l'intimité de la terre et dédaignent le décevant plaisir de l'agitation; mais en même temps ce renoncement a une perspective utilitaire de la vie, le souci de ne pas rester en dehors, comme un observateur, mais de participer de toute sa chair à tous les drames secrets du cœur humain..

Mais cela avec tellement de simplicité que jamais nous ne l'écrirons.

 


 

 

 

 

Poème pour René Guy Cadou, par Gilbert Lamireau

Signes du Temps, 1951, pages 65

 

Cette année de disgrâce-là
Cinquante et unième du siècle
Le printemps surprit la Saint-Benoît
En flagrant délit de pervenches
Et le matin j'effeuillai le calendrier
Pour de vrai comme une marguerite
C'est alors que je lus Saint-Benoît
— Le printemps déjà volait dans ma chambre
Sur un papillon couleur de jauneau —
J'oubliais le Saint-Benoit de Mursie
Saint du Mont Cassin de l'Ordre béni
Des Bénédictins liqueur immortelle
je pensais automne face au printemps
je pensais à Saint-Benoît-sur-Loire
Où Max Jacob attend la fin des temps

L'infirme idiot parlait à ses oies blanches
Et son regard s'emplit d'eau claire en me croisant
C'est le printemps lui dis-je avec une hirondelle
L'idiot répondit Oui c'est un temps pour mourir

Et c'est ce jour Cadou que tu choisis et la nouvelle
Fut transmise à longueur d'âmes par chants d'oiseaux
Et les chiens de Louisfert dans leur écuelle
De soupe mordirent tous les rayons de soleil
Et les gens de Paris découpèrent tes livres
La radio annonça que tu avais vécu
Et ton nom sentit l'encre fraîche

A la une dans les journaux
Tu étais mort Cadou
On n'avait plus à craindre tes poèmes
On n'avait plus à émonder tes saules
Et les messieurs de Paris
Qui n'ont jamais rien compris
Rien au printemps rien à la vie
Entre deux pots de bière à la brasserie Lipp
Passèrent à leur boutonnière
Ton nom comme un brin de muguet

René tu étais plus vivant que les vivants
Plus présent que leurs villes
Plus riche que leurs rimes
Plus pur que leurs poumons

Les paysans qui t'avaient vu t'en venir à Louisfert
S'entredisaient Tiens le maitre emménage
Ce printemps tu partis sans armes ni bagages
Et pourtant tu n'as fait que changer de maison
Ton âme est là dans l'air que je respire
Dans la menthe sauvage écrasée sous la fille
Dans la leçon que je fais à ma classe
Dans les élèves qui récitent
« Les chiens qui rêvent dans la nuit
Il y a toujours un poète qui leur répond... »

O Cadou tu ne guetteras plus la nuit
Dans la montée du Pont-aux-Moines
Tu ne marcheras plus avec Hélène dans les champs
Tu ne quêteras plus la clef perdue dans l'herbe
Et tu ne boiras plus le cidre
Au bistro des quatre routes
A l'amour à l'amitié

Tu prêches maintenant pour les bonnes nouvelles
Tu as su dénouer le secret de tes jours
Tu racontes à Dieu ton bon combat pour l'homme
Pour l'homme de Louisfert et de Californie
Pour l'homme des bateaux des mines des rizières
Pour l'homme qu'on opprime à tous les parallèles
Et Dieu te dit qu’il était avec toi
Et qu’il est avec toi plus encore
Alors que te voilà un souffle de Son souffle

Mais je ne peux m'empêcher de te voir vivant comme un arbre
Je te revois le jour de tes noces Hélène
Sourit heureuse entre Manoll et toi
Tu as le soleil dans les yeux comme un sourire du ciel
Et tu as boutonné deux boutons
Sur trois de ton paletot
Histoire de faire mentir le proverbe
Et tu plaisantes Manoll dont la pochette
Le fait prendre pour le marié

Déjà l'on ne dit plus ni René ni Hélène
Mais Renélène votre nom réinventé

Te voici maintenant rayon de la lumière
Muscle des eaux cheveux du vent
Et parce que tu as aimé tu connais Dieu

Rappelle-toi Cadou de ce Vendredi Saint
Où tu quittas Louisfert-en-Poésie
Tu planais à l'aise dans le vent
Dieu est tout le vent est Dieu le vent disait
Les morts enterrent ton corps les vois-tu
Ceux qui t'aiment de toute éternité et ceux
Qui font le beau devant les journalistes

Et Dieu et toi chantiez dans le chant des oiseaux

Quand on baptisera par l'esprit et le feu
A l'heure du grand règlement de comptes
Seuls il nous faudra tout braver par nous-mêmes
Attendrirons-nous les gardiens du Seuil

Le sang des croix fleurira roses
Et nous craindrons les emblèmes en triangle
On nous interrogera en mots kabbalistiques
Nos yeux verront sans comprendre
Les vieilles lampes éternelles
Et la pierre philosophale

Alors à la lueur matutinale
On nous appellera par nos noms véritables

Et tu iras renaître définitivement
Là où tu naquis pour la première fois.

 


 

 

 

 

René Guy Cadou, par Julien Lanoë

Revue Signes du Temps, N°7/8, page 69

René Guy Cadou m'apparut pour la première fois au printemps 1937 rose et blond sous un pommier en fleur, à Sainte-Marie-sur-Mer dans le jardin de Michel Manoll. Ses yeux rieurs et limpides étaient d'un azur plus brillant que la mer sous le soleil. Ils me séduisirent dès l'abord car ils promettaient mieux qu'une carrière ordinaire dans les lettres. Ce jeune garçon qui venait à peine de tracer ses premiers vers était déjà marqué par une destinée plus haute que celle d'un enfant prodige, d'un poète à la mode ou d'un aventurier de la plume. Il ne tarda pas à devenir un homme : ami délicieux toujours prêt à servir, camarade d'une franchise et d'une solidité éprouvées, maître et guide chaleureux de ces enfants ingrats que le fond de nos compagnes délègue à l'école communale, mari très fervent d'une épouse faite à sa mesure.

Sa poignée de main si résolue, sa voix si bien incarnée saisissaient au sens propre du mot. Sa simplicité avec les petites gens comme avec les princes de la littérature lui servaient partout de créance, signe évident de son ardente charité. Peut-être est-ce le seul écrivain de ma connaissance dont l'encre n'ait jamais taché les doigts.

Oserai-je dire que ses dons de poète n'étaient que la menue monnaie d'un trésor caché que sa cruelle mort a mis en évidence — monnaie d'une frappe exquise qui nous reste entre les doigts avec la lourdeur du regret.

Nietzsche a dit : « Il en est des œuvres d'art comme du vin. Le plus sûr est de s'en passer et de s'en tenir à l'eau claire. Et puis cette eau claire, par flamme et douceur intérieure de l'âme, inlassablement il faut soi-même la transfigurer en vin. »

Nous vivons une époque où les livres ne versent plus de philtres, où les statues sont prisonnières dans les musées, où les poèmes courent sur toutes les ondes. Ceux de Cadou, messagers d'une parfaite discrétion, nous permettront de rester en contact avec cette source d'eau claire; ce foyer de douceur dont parle Nietzsche.

Emerson évoque l'impatience de l'homme en face des grands problèmes : « D'où ? Quoi ? Vers où ? » et il ajoute: les poèmes, les œuvres d'art ne donnent que des réponses approchées ou obliques. La vraie solution est donnée non par un livre, mais par une vie et par une mort.


 

 

 

 

 

René, par André Lenormand

Signes du Temps, 1951, pages 71.

 

Vous nous demandez de parler de René Guy Cadou. Guy Bigot répond: « Je l'aime trop... c'est impossible ». C'est exactement pour la même raison que je m'abstiendrai, dans la crainte que chaque mot ne soit un sacrilège et chaque affirmation, une trahison.

Il suffit pour le connaître de le lire.

L'homme est tout entier dans son œuvre et en dehors de cet émouvant message, tout est vain et faux.

Et aujourd'hui s'il nous apparaît plus grand et davantage hors de notre portée, c'est qu'avec le recul, des paroles prophétiques, des sentiments cachés prennent une signification profonde et s'éclairent d'une vive lumière.

Laissons au Temps le soin de le grandir encore et faisons en nous le serment de nous montrer dignes de l'amitié qu'il nous témoignait en le défendant contre tout ce qui pourrait le menacer.

 


 

 

 

 

 

Douleurs, par Jacquelyne Lepaul

Signes du Temps, 1951, pages 72.

 

Ecarte les bords de ton cœur
comme un sac à main que l'infortune fouille
et laisse la douleur s'y tapir roulée en marmotte bien au chaud
pour tout son hiver terrien,

Quand l'arbre sur la colline crépusculaire
fait bondir la lune d'un coup de pied
qui la mutile d'un quartier,
tâte l'ombre et cherchant son bras
cale son poignet contre ton oreille
pour mesurer son halètement,

Surtout ne prends pas peur
— que celle-ci demeure derrière
les poteaux des réverbères
que les chauves-souris hallucinent —
lorsque tu pourras saisir
déroulés en vrilles sur ton cou
les cris des autres douleurs blotties
qui rêvent au creux des autres cœurs.

C'est cela qui fait mal aux yeux des étoiles
suspendues comme des araignées de phosphore,
c'est cela qui frémit dans les branches
affolées soudain sans qu'un vent les caresse,
c'est cela qui bouscule un sommeil d'oiseau
dont le- ressort se déclenche d'un coup,
t'est cela qui gémit derrière les chats
glissés en couple sous les fleurs.

Alors ne cache rien au fond de toi
laisse la bête chercher refuge,
laisse-la dormir, laisse-la hurler,
laisse-la déchirer ta chair trop blanche hier,
ton squelette ancestral usera bientôt sa griffe
et ta main se réchauffera sur son pelage;
Homme ne pleure pas ce bijou
très lourd, je sais, pour ton fragile écrin de pourpre;
car ses sœurs sont foule innombrable
mais tes frères sont choisis,

 


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, Par Marie-Madeleine Machet

Signes du Temps, 1951, pages 74.

 

C'est à Rochefort-sur-Loire, chez Jean Bouhier que je l'ai connu en 1942. Si jeune et si grave cependant. A son âge d'alors, beaucoup sont encore des enfants. Lui, il était un homme, solide, silencieux, avec le goût de la plaisanterie qui le maintenait dans son âge.

Quelques rides, une casquette, un loup de mer, il eût semblé un de ces gas de mer qui, de Brest à Santander, du Finistère au Finisterre, ont comme un air de cousinage.

Nous avons bu ensemble le vin de l'amitié et de la poésie. Il était simple, présent.

Un jour, dans une salle d'Archives, je tirai par jeu, d'une longue boîte de fiches poussiéreuses, une de ces fiches.
J'y lus

Orphelin Cadou René Guy Né en 1920

Un choc au cœur, je remis en hâte cette fiche à sa place. Non, Cadou n'était pas orphelin. Il était le fils de la terre et du ciel, du soleil et des eaux. Sa sœur jumelle était la joie de vivre.

 


 

 

 

 

La poésie de René Guy Cadou, par Michel Manoll

Signes du Temps, 1951, pages 75.

Ce qui importe pour le poète, ce qui importait pour René Guy Cadou, c'est de rendre compte de la beauté pathétique du monde, de s'en faire le témoin et le prospecteur. Car, rien de plus improbable que l'application de certains à découvrir ce qui est, ce qui a, par conséquent, une réalité permanente, parce que le désir de l'atteindre ne les sollicite pas.

Que serait le sens esthétique de l'homme, quelle représentation se ferait-il de l'univers si les artistes ne venaient éveiller, sans cesse, le dormeur ? Le poète supplée tout simplement à la cécité de chacun. Dans cette nuit sans paroles où baigne le réel, il met à jour les points lumineux, les fulgurations, les lignes et les signes — établi entre les uns et les autres ces transformateurs de mots, chargés d'une accumulation de sensibilité et d'émotion, qui tire sa source du cœur de l'homme.

René Guy Cadou n'a ni accepté, ni désiré, ni admise, ni épousé la poésie. Elle est venue à lui, porteuse d'une immense révélation qu'il se savait apte à capter et à découvrir, jusque dans son infini.

Il n'y a jamais eu de question pour lui, fut-ce même à l'instant où les vibrations du frêle instrument, entre les mains d'un adolescent de seize ans, ne rendaient encore que des sons imparfaits.

Si le génie l'avait déjà frappé au front, il ne titubait pas, pour cela, assez robuste, assez musclé pour maintenir son équilibre,

Dans la hâte, dans la fébrilité, dans l'improvisation, il n'eut fait que survoler ses dons pour ne retenir, de la leçon qu'il devait, donner, que des aspects fragmentaires.

Il lui restait à trouver, lorsqu'il écrivait ses premiers poèmes, à peu près tout ce qui est inclus dans la poésie, dès l'instant où elle devient ascèse, solitude et que l'être s'y engage tout entier. Ce n'est pas l'instant de perdre la tête -qu'il avait solide — puisque l'attention au monde et à soi-même devient la plus urgente des conquêtes — puisque, tout étant pesé, le poids qui fera pencher la balance sera précisément celui qui, à première vue, semblait le plus volatil.

Entre l'apparence et le réel s'élève une cloison, d'une hauteur vertigineuse que le poète ne saurait franchir, sous peine de perdre, à jamais, la partie. C'est le réel et l'apparence qui sont en cause et toute l'application de l'artiste consistera à susciter en lui cette magie qui lui permettra d'établir un relai entre le visible et l'invisible.

Ce que l'on peut nommer la réussite de Cadou -- sa vérité — ce qui lui confère un très haut rang particulier dans la Poésie, c'est ce va et vient incessant qui donne à ses poèmes une rumeur insolite, et pourtant familière, un mouvement allègre et mystérieux — celui d'un homme qui fait un pas dans l'ombre, un pas dans la lumière.

Mais pour cerner plus crûment l'image de ce grand poète, il faudrait suivre le premier rayon de clarté qui le nimbe. Cette clarté est aussi bien le pâle falot, dévoré de brumes, de la solitude, que le sauvage et junévile éclat de sarments, dans l'âtre de Louisfert. Elle vient de l'aube, en ligne directe pour achever sa course entre les mains du poète. Elle est la lave ardente des midi d'été. Sa robe d'escarboucles palpite dans l'agonie du soleil. On la trouve, comme une pépite dont il ignore le prix, sur la face de l'idiot du village que nous décrit Cadou, dans ses « Poèmes Choisis »      ou enclose dans la prison de verre d'une lampe à acétylène « qui tangue dans te soir comme un navire hanté ».

Cette lumière — qui est vraiment vivante, pure et ardente dans chaque poème de René Guy Cadou est celle d'un cœur partagé qui n'a de cesse de battre le silex pour que les ténèbres soient vouées, à jamais, à la perdition et à l'oubli.

 


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, cette haute lumière qui sera par tous perceptible, par Michel Manoll

Signes du Temps, 1951, pages 77/80.

 

J’ai vu René Guy Cadou, pour la dernière fois, le 5 décembre dernier. Il se trouvait alors à La Bernerie, dans une villa où crépitait un maigre feu de « garde-chasse ». Des iris, des violettes, des genêts et des narcisses embaumaient le jardin, d'où l'on découvrait l'Océan.

Je redoutais ce revoir, ayant été prévenu de l'état du poète, que je savais désespéré.

Pourtant, René Guy Cadou, qui ne connut jamais la nature et la gravité de son mal, n'était pas alité. Lorsque la voiture stoppa devant « Messidor » mon cœur se mit à battre, tant la pensée de déceler, dans les yeux de mon ami, les stigmates d'une mort prochaine me torturait.

Contrairement à son habitude — alors qu'il attendait fiévreusement notre visite — le bruit du moteur ne le fit pas se précipiter vers la porte. Nous dûmes : Rousselot, Toulouse, Béalu et moi — passagers de la voiture — heurter l'huis. Et ce fut Hélène, la femme aimée, « l'inspiratrice et la Madone», la compagne silencieuse, l'admirable garde-malade, qui nous introduisit dans la maison.

Je me glissai derrière mes amis, guettant les intonations de voix de Cadou et me préparant à affronter sans défaillance l'ami cher entre tous que je ne reverrais jamais plus.
Enfin je le tins dans mes bras — étrangement frêle, le visage diaphane et les yeux comme lavés d'une eau céleste. La maladie l’avait entièrement transformé, émacié. Ce garçon de trente ans, naguère robuste, bien posé sur le sol, au masque d'empereur romain, comme Apollinaire, à la voix chaude, chantante et qui savait se faire vibrante, haute en couleurs, était sorti de sa chrysalide charnelle. Ses épaules s'effaçaient; de sa belle main lourde il ne restait qu'une feuille déjà détachée de l'arbre, mettant à jour ses nervures. Ses paroles avaient pris le timbre neutre et assourdi d'une cloche trop longtemps livrée à son silence et son sourire, mélancolique, hélas, creusait davantage son masque décharné, aux pommettes trop roses

Cependant, les premières effusions passées — et sans qu'aucun de nous ne se fut départi d'une attitude sereine, dont nous avions convenu à l'avance — Cadou, autour de la table du déjeuner, dressée en hâte, s'épanouit soudain, comme une plante exposée à la lumière.

Le goût qu'il avait pour « les biens de ce monde » se manifestait, à nouveau, par sa manière de saisir une des bouteilles, sur le dressoir où elles étaient préparées, depuis plusieurs jours. Sans en remuer le liquide, il la portait à hauteur de ses yeux, s'assurant qu'il n'y avait nulle scorie; puis, le bouchon arraché, se versait une rasade et faisant claquer sa langue nous disait sa satisfaction de nous offrir un vin « loyal et marchand ».

Marie-Cécile, la bonne hôtesse de Rochefort-sur-Loire où, environ les années 1940-44, se donnaient les rendez-vous de Poésie I...

Quelle allégresse de voir soudain René retrouver ses rouages, se remettre en mouvement, s'agiter, veiller sur les uns et les autres, remplir les verres, me regarder, avec une ironie affectueuse, me débattre avec les coquillages — que je n'ai jamais su ouvrir ! Cela faisait partie du rite de notre amitié. A chacune de nos rencontres il couvrait mon assiette de palourdes, pour se réjouir de mon embarras et, finalement, voler à mon secours,

Dès lors nous oubliâmes que nous fétions un mort-vivant. Nous oubliâmes que le poète n'avait plus le droit de faire des projets, de préparer son futur, de nous assigner, comme il le fit, une autre rencontre, dans ce « pays sans charmes » de Louisfert, dont il avait la nostalgie.

Contraint de séjourner quelques semaines à La Bernerie, aucun poème ne vint sous sa plume. Renée Guy Cadou ne pouvait se passer, en effet, du décor familier et quotidien dont il connaissait les moindres détails. La rumeur proche de la mer troublait ce silence, qu'il voulait absolu et permanent.

Sa décision de se retirer au hameau de Louisfert — où il passa les cinq dernières années de sa vie — avait été déterminée en partie, par le fait que nulle route nationale ne le traversait, que les trains n'y passaient pas, que les gens n'y possédaient pas d'automobiles — ce qui éliminait ces bruits importuns qui lacéraient pour lui la trame ténue où s'inscrit la poésie.

Bien entendu, il nous était difficile d'imaginer René se tenant en retrait de la poésie — qui ne fut jamais, en ce qui le concerne, une activité sporadique, un délassement. C'était un porteur de croix et ses poèmes qui paraissent les plus spontanés, les plus aériens, les plus scintillants ont été, comme les autres, le prix d'une tension, d'un écartèlement de l'âme.

Il l'a écrit, je crois : chaque soir, à cinq heures, il se mettait à sa table, comme un supplicié s'abandonne au bourreau. Assis devant son bureau nu — car il était ordonné jusqu'à la minutie — il embrassait, d'abord, du regard, les livres qui cernaient les murs, les tableaux qu'il aimait : ceux de Max Jacob, de Bigot, de Toulouse — les objets de la chambre et ne traçait les premiers mots de son poème que lorsque tout avait repris sa physionomie habituelle. Il n'eut pas supporté un rideau détaché, un feuillet épars, un bibelot déplacé.

Je ne dirai rien de ses méthodes de travail, sinon qu'elles étaient régulières. Il n'écrivait pas, cependant, le dimanche et le jeudi, occupés à de longues promenades dans les bois, à la pêche, à des rencontres amicales. Partagé entre l'amour des êtres et l'amour de la poésie — une même chose, d'ailleurs — il se voulait, certains jours, disponible, offert à l'amitié. Car René Guy Cadou avait le don, très rare, de susciter, au premier contact, l'amitié. Cette amitié qu'il prodiguait à tous ceux qui vivaient parmi les hommes, au sein de la communauté terrestre, dans la franchise et la clarté, loin des apparences et des faux-semblants.

Certes, il aimait le charron du village, il aimait le cidre de son cellier, parce qu'il approuvait le mode de vie de cet artisan qui traquait, lui aussi, ces secrets de la nature que le poète recherchait, de son côté, avec une égale probité.
Louisfert-en-Poésie, c'est un nom qui, n'est-ce pas, est maintenant gravé en nous. Et conférer au plus obscur hameau la noblesse de la poésie, c'est une gloire que bien peu sont aptes à dispenser,

Quelques instants avant l'adieu, René Guy Cadou nous répétait encore que, lorsqu'il aurait regagné Louisfert, la poésie le sauverait de ses misères physiques.

Et pourtant, c'est la poésie qui l'a tué. Le mal qu'il portait en lui ne se serait peut-être pas manifesté, de longtemps, si René, sans ménager ses forces, sa résistance nerveuse, ne s'était immergé dans une solitude et un silence où l'asphyxie gagne, bientôt, les êtres les plus robustes et les plus aguerris.

« je viens saluer un Prince ! » a dit, au seuil de la chambre mortuaire, le Père Agaïsse, moine de Solesmes, que je tiens pour le plus subtil expert de notre Poésie.

C'est à ce Prince que j'adresse, aujourd'hui, dans la détresse de mon cœur, ces signes de reconnaissance.

 


 

 

 

 

 

Hommage à René Guy Cadou, par Pierre Ménanteau

Signes du Temps, N°7/8, pages 81-83

 

De « La Vie rêvée » aux « Biens de ce monde » se dessine une brève destinée poétique dont nous attendons les prolongements posthumes. Je n'ai point l'ambition de porter un jugement sur une œuvre qui reste ainsi en suspens, inédite encore en partie. Qu'il me soit seulement permis de dire combien j'aimais cette poésie, — et combien, n'ayant pas eu la joie de rencontrer René. Guy Cadou, j'aimerais trouver ici ces humbles détails qui rendent à un mort sa présence charnelle et lient son art à sa vie.

Il était né, comme Alain Fournier, dans une maison d'école, et c'est dans une maison d'école qu'il est mort. Son enfance en Brière, son adolescence à Nantes, sa vie de jeune homme et d'homme, sa vie professionnelle elle-même — tout cela, je ne le sais que par bribes, à travers les discrètes confidences de Lucien Becker, Jean Rousselot, Michel Manoll, ceux qu'il a appelés « les compagnons de la première heure », et qu'il a évoqués dans un poème exquis, — de Marcel Béalu, de quelques autres qui étaient ses amis fidèles.

Nantes... Je relis dans « Nadja » ces lignes si frappantes d'André Breton : « Nantes peut-être avec Paris la seule ville de France où j'ai l'impression que quelque chose qui en vaut la peine peut m'arriver, où certains regards brûlent pour eux-mêmes de trop de feux... où pour moi la cadence de la vie n'est pas la même qu'ailleurs, où un esprit d'aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres, Nantes, d'où peuvent encore me venir des amis ».,..

Je ne sais quelle place le souvenir de cette ville occupa
dans les rêveries de Cadou; ce fut, en tous cas, la première ville que le petit campagnard que j'étais eut jadis l'occasion de connaître, et j'imagine qu'il éprouva comme moi, le long des bras de la Loire, qui n'étaient pas encore asséchés, une extraordinaire impression de mystère. A la vérité, d'ailleurs, René Guy Cadou fut, plutôt qu'un poète urbain, un poète de la campagne, cette campagne mouillée de la Loire-Inférieure, aux verdures proliférantes, traversées par le vent, par les oiseaux, ces Brières, ces « limons de tendresse » où l'on sent toujours que le pouls de la mer est proche. « La mer pousse », disent les gens de nos pays d'ouest, pour suggérer que tous ces nuages qui passent naissent de sa présence invisible. Que de nuages, ainsi, il y a, au-dessus des images végétales tracées par René Guy Cadou, et qui s'imbriquent, et s'enlacent I

« Je préférais laisser sur moi comme une eau froide
Planer le doute d'être un homme. Je m'aimais
Dans la splendeur imaginée d'un végétal
D'essence blonde avec des boucles de soleil
Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
bruitée doucement par un vol de vanneaux. »

(« J'ai toujours habité » — Poèmes choisis).

La critique recherchera sans doute les diverses influences que Cadou a rencontrées : influence d'Apollinaire, de Max Jacob, de Pierre Reverdy, des surréalistes, de ses compagnons de route (on sait qu'elle se préoccupe souvent plus de déceler les sources premières que de suivre le fil de l’œuvre). Il est indéniable que Cadou doit aux poètes modernes le goût de ces mots concrets, triviaux même (le juif converti Max Jacob n'eût pas désavoué cette phrase où Chateaubriand a parlé de la trivialité de la Bible), insolites, parfois, dont la rencontre, ou le vide qui les sépare, fait naître la poésie. Mais il ne s'agissait pas pour lui d'un jeu gratuit, qui se fût suffi à soi-même. Car Cadou était « tout amour »; et, en même temps que, pressentant peut-être que sa vie serait courte, il se délivrait de son angoisse, il exprimait aussi la vie des petites gens humiliées, qu'un démon secret tourmente et pousse vers le malheur. De là sont nées tant d'effusions. De là est née cette chaleur qui fait que l'on oublie toutes les dettes possibles de Cadou (ne sommes-nous pas tous des débiteurs ?) et que l'on a le sentiment d'une originalité profonde, d'une inspiration qui est comme le souffle même d'une vie accordée à celle de la terre et des hommes.

Poésie humaine (je ne dis pas humanitaire); poésie mystique, à la fin de sa courte existence. Le « Nocturne » qui achève presque « les Biens de ce monde » — ces biens qu'il allait si tôt quitter — est un poème admirable, plein de révélations

« Considérez (il s'adresse à Dieu) que je vous suis parent par quelque femme de village.
Et par quelque vaurien d'ancêtre
L'une adorait votre visage
L'autre s'est payé votre tête. »

Ainsi se précisent les traits d'une nature qui fut, comme le génie de nos pays d'ouest, selon Michelet, « mixte et contradictoire ». (D'autres ont peut-être dit, ou diront, la foi politique de Cadou et sa foi, ou ses élans, vers la foi chrétienne).
Telle fut, dans sa complexité, dans sa richesse, et même dans sa prodigalité, la poésie de René. Guy Cadou. Il se peut que la postérité, qui simplifie toujours les choses, la rapproche de celle de Francis Jammes et que le vieux patriarche d'Hasparren tende ainsi la main au jeune instituteur de Louisfert, ce frère cadet plus dru, plus vert, qui aima tant, lui aussi, la campagne, et sut capter dans ses poèmes tant de souffles épars, tant d'averses, tant de rayons,

 


 

 

 

 

 

A la mémoire du poète René Guy Cadou, par Janine Mitaud

Signes du Temps, 1951, pages 84.

 

Le printemps s'ouvre par sa mort
Il nous a légué des villages
Ouverts comme la pomme et le pain partagés
Et des rivières et des lampes
Pour nous conduire au jour chargés de notre soif

Le printemps s'ouvre par sa mort

Il s'en va dominer des plages
D'armes abandonnées à la danse des vagues
Et debout comme un arbre-lyre
Lier nos voix à son silence fraternel

Le printemps s'ouvre par sa mort

Aux couronnes d'été nous nous sommes trouvés
Lui a traversé l'humaine saison
Tu caresses son nom blessé
Et nous traçons sur notre amour
Son visage indulgent de silence et de flamme.

 


 

 

 

 

 

Destin d'un poète, par André Mora

Signes du Temps, 1951, pages 85.

 

En écrivant le poème de ta vie brève
tu écoutais les écoliers réciter la fable du monde
voyageur pressé tu brûlais les étapes
tu avais lu sur le tableau noir
les mots avertisseurs
les dés étaient pipés au jeu de l'existence

Dans le ciel printanier les anges émigrants
poursuivaient leurs vols triangulaires
tu entendis prononcer un nom
René Guy Cadou
ton nom doux comme le velours

Et vers les rives aimantées
un nuage hale sans fin une lumière
c'est ton âme métamorphosée
qui porte l'étoile du Salut

Elle palpite au cœur des astres
vibrante des paroles que tu as dites
des lieder que tu as chantés
fruits de l'arbre de poésie
pour la faim des hommes tes frères
Sésame ouvrant toutes grandes
les portes du nouveau matin

 


 

 

 

 

 

Lettre du Docteur Marc Nédelec à Gilbert Lamireau

15 Octobre 1951.

Signes du Temps, 1951, pages 86/87.

 

Cher Monsieur,

J'ai l'air de me faire prier pour apporter ma pierre au monument que vous voulez dresser à votre ami René Guy Cadou. Cadou, qui est venu se confier à moi d'un tel élan, et qui m'a fait confiance jusqu'au bout !

Il n'en est rien; mais je suis, depuis quelques mois, frappé dans ma santé et arrêté dans une activité qui était, jusqu'ici, ma raison de vivre.
Que viens-je faire, d'ailleurs, dans ce concert de poètes, rassemblés pour les fêtes du souvenir ? Ce que j'ai à dire, dans un langage qui n'est pas le leur, il m'est dur de le dire; est-on disposé à l'entendre ?

« L'ennemi qui sera détruit le dernier, c'est la mort ». (Paul I, Cor. XV, 26 ).

J'ai gagné souvent contre la mort. Mais ce n'était que pour retarder l'échéance. J'ai perdu déjà beaucoup de mes amis
ô Max ! —, j'ai vu souffrir, et mourir, ceux qui m'étaient chers, j'en ai trop vu disparaître de la surface de la terre pour accepter d'en parler d'un cœur léger ou avec des paroles vaines.

Les hommes de ma discipline ne peuvent guère conserver d'illusions. Pour la lutte à laquelle ils sont appelés, une terrible lucidité est requise : le monde où nous nous complaisons n'est fait que de reflets et d'apparences. Les réalités biologiques sont souveraines et cruelles : tout s'efface, tout se corrompt, tout se défait, tout se délie, tout sombre à chaque instant dans un nuit abominable. Le jour appelle la nuit, la nuit appelle le jour, le cycle du temps, implacable, se referme sur nous. Alors, quand notre monde est détruit, quand notre solitude où nul ne peut pénétrer se dissout à son tour, que nous importe ce monde qui continue, et ses magies, et ses délires ?

L'horreur du mal que nous subissons et du mal que nous faisons, le courage de faire face chaque jour sont la seule ressource sûre, la règle et le secret.
Ces pensées amères sont difficiles à entendre. Je sais bien qu'envers et contre tout une espérance invincible habite au plus profond de nous. Et la mort de Cadou, la douleur des siens et de ses amis ont rempli mon cœur de pitié une fois de plus. Une fois de plus j'ai vu les portes de la mort s'ouvrir devant le condamné, j'ai vu le voyageur se retourner sur le seuil, j'ai vu l'étoile se lever en tremblant, à la limite du jour et de la nuit, derrière son épaule.
S'il est un royaume des ombres où l'amitié et le souvenir puissent l'accompagner, qu'il y trouve ce lieu dont il est parlé, le lieu du repos, du rafraîchissement, de la lumière et de la paix. Car le seul espoir qui puisse nous rester, Seigneur, est dans Votre miséricorde !

 


 

 

 

 

 

Poème pour René Guy Cadou, Pierre-Jean Oswald

Signes du Temps, 1951, page 88.

 

Ensanglanté de vie
j'écarte des corolles comme des lèvres
j'invite mon sang à visiter des sèves
arbres déjà meurtris
les enfants jouent à se goûter les lèvres
je sais
leurs mains gantées de pluie
se cherchant des boissons
sur les corps morts nés de nuit
je sais un passage
entre terre et ciel
et des signes de feu
que vengent des racines
et ma nouvelle apocalypse
née de bouche blessée
par un soleil de soufre
au bord de mes étés.

 


 

 

 

 

 

Dans un château perdu au milieu des marais..., par Michel Ragon

Signes du Temps, 1951, pages 89/90.

 

En 1943, vivant à Nantes, je ne pouvais manquer de rencontrer René Guy Cadou. Mais ce fut d'abord vers jean Bouhier, son co-équipier des Cahiers de Rochefort que le hasard me mena. J'avais dix-neuf ans et les poètes étaient pour moi des demi-dieux que je n'eus jamais oser approcher si Georges Duhamel ne m'eut incité à prendre contact avec ceux qui n'étaient mes aînés que de quelques ans et mes voisins proches. Je me souviens de mon retour de Rochefort-sur-Loire, les poches pleines de plaquettes de vers parmi Lesquelles Amis Les Anges, Morte Saison, et Grand Elan de René Guy Cadou. Celles-ci eurent tout de suite ma préférence. Il y avait dans ces poèmes une authenticité, une pureté de langage, un élan à vous faire tourner la tête en moins de rien. Bouhier m'avait donné l'adresse de Cadou qui vivait à ce moment-là dans un château perdu au milieu des marais de Goulaine. Je pris ma bicyclette le dimanche suivant et allai vers ce garçon déjà tout auréolé de gloire précoce. Je ne me souviens plus particulièrement de ce que fut cette visite, mais ce que je me rappelle c'est de l'attirance du mystérieux domaine enchanté où je me rendis le plus souvent possible.

René Guy Cadou me parlait du livre qu'il préparait sur Apollinaire; de son amitié avec Max Jacob; de son admiration pour Reverdy qu'il considérait comme son maître. Avec Cadou je découvrais la poésie vivante, la « jeune poésie » et plus tard, lorsque je me liai d'amitié à mon tour avec Julien Lanoë, Jean-Daniel Maublanc, Rousselot, Manoll, Fombeure, ce fut pour retrouver Cadou présent parmi eux bien que solitaire toujours en pays nantais. Il se faisait parmi les poètes parisiens une légende de René Guy Cadou.

De passage à Nantes, il y a deux ans, je rencontrai Cadou par hasard dans un petit bistrot à tonnelles un peu éloigné de la ville, en compagnie de son ami et éditeur Chiffoleau. Nous passâmes quelques heures ensemble et comme nous faisions un « tour d'horizon littéraire » il me fit cette confidence qui m'étonna :

— Moi, je serai le Francis Jammes de ma génération...

Avec son front hugolien et sa chevelure angélique, avec sa jeune gloire et mon inexpérience, je revoyais Cadou un peu comme Rimbaud. Mais réflexions faites, sa boutade n'était pas si fausse. Louisfert était devenu un lieu de pèlerinage pour les poètes comme le fut Hasparren en un autre temps et la poésie de Cadou elle-même ne ressemble-t-elle pas à celle d'un Francis Jammes qui serait passé par le surréalisme ?

 


 

 

 

 

 

Un rayon de bonheur, par Pierre Reverdy

 

Revue Signes du Temps, N°7/8, page 91-92

 

J'avoue que, en général, je n'ai jamais éprouvé qu'une fort médiocre sympathie pour les gens qui prennent assez facilement la vie du bon côté.

Peut-être parce que je n'ai jamais pu découvrir par quel moyen ou quelle ruse ils saisissent ce côté-là. Ou, plus sérieusement encore, parce que, depuis si longtemps, je n'ai eu l'œil exercé qu'à discerner l'autre, le seul qui me soit apparu vraiment sûr — la mort — même avant de m'être inquiété de savoir si ce pouvait être l'envers ou l'endroit.

Mais, pour René Guy Cadou il ne s'agissait pas de cela. Ah ! comme ce qui ne regarde que soi est difficile à dire.

Je n'ai jamais rencontré R. G. Cadou; et quand la nouvelle de sa mort m'est parvenue, stupéfiante, parce que rien — je dirai pourquoi — ne me l'avait laissé pressentir, un immense regret est venu compliquer le chagrin. Je ne le connaissais que par ses œuvres et par ses lettres, et toute l'affection qui s'était tissée entre nous venait de ce qu'il avait su mettre, avec tant de saveur, dans ses œuvres et dans ses lettres. Et, pour moi, qui n'ai pas à m'en expliquer ici, encore plus dans ses lettres que dans ses œuvres.

Quand j'ai reçu sa première, ses premières lettres il y avait longtemps déjà que je n'accordais plus la première importance aux œuvres — mais je ne savais pas que l'on pouvait mettre, avec tant de fraîcheur et de spontanéité, son cœur et son visage à nu dans une lettre. Dans chacune que je recevais de lui il m'a semblé voir rouler comme une goutte de rosée sur une feuille. Et même dans les dernières qu'il m'écrivit au moment où l'atroce malheur le tenait dans son inexorable pince, rien ne pouvait me laisser deviner qu'il était déjà roulé dans le drap sombre de la mort. A peine une imperceptible brume de tristesse que le ton superbe d'optimisme et de courage de sa verve m'empêcha de percer.
Cadou, ce n'était pas le bon côté de la vie, ce n'était pas cette fausse carte d'entrée et de sortie dont on ne sait quel côté vaut pour l'entrée et quel pour la sortie. Cadou, c'était dans ma pensée une pièce du jeu miraculeusement jetée sur l'échiquier pour tenir le rôle du bonheur. Et c'est peut-être pourquoi, méfiant comme je l'ai toujours été à l'égard de l'incompréhensible enjeu de la partie, je n'ai jamais voulu rencontrer cet homme dont la présence dans l'infâme tripot m'apparaissait comme un rayon merveilleusement irréel.

C'est cette fraîcheur, cette exceptionnelle pureté dans l'amour effréné de la vie, dans ce qu'elle a de plus fort, de plus sain et de meilleur, que ma prudence de vieil homme n'a pas voulu risquer de dégrader. Aujourd'hui, je porte le regret de n'avoir pas osé mettre en balance la gratitude que je lui devais de m'avoir envoyé cet immatériel rayon d'un bonheur qu'il irradiait avec tant de naturelle aisance — c'était son don — contre le plaisir plus humain de sentir la chaleur de sa main dans la mienne, celui plus vaste de croiser nos regards. Mais son œuvre est là, tout ce qu'il m'a donné de lui dans ses lettres est intouchable et, plus encore que si je l'avais approché, hors des atteintes de la mort qui le couche à trente ans dans la tombe.

Cher Cadou, quelles que soient la cruauté de ce destin et la douleur qu'il allume dans le cœur de ceux qui vous aiment, c'est pourtant celui-là qu'il m'a toujours semblé que devaient pouvoir assumer les poètes d'une aussi douce trempe que la vôtre.

J'avoue que, en général, je n'ai jamais éprouvé qu'une fort médiocre sympathie pour les gens qui prennent assez facilement la vie du bon côté.

Peut-être parce que je n'ai jamais pu découvrir par quel moyen ou quelle ruse ils saisissent ce côté-là. Ou, plus sérieusement encore, parce que, depuis si longtemps, je n'ai eu l'œil exercé qu'à discerner l'autre, le seul qui me soit apparu vraiment sûr — la mort — même avant de m'être inquiété de savoir si ce pouvait être l'envers ou l'endroit.

Mais, pour René Guy Cadou il ne s'agissait pas de cela. Ah ! comme ce qui ne regarde que soi est difficile à dire.

Je n'ai jamais rencontré R. G. Cadou; et quand la nouvelle de sa mort m'est parvenue, stupéfiante, parce que rien — je dirai pourquoi — ne me l'avait laissé pressentir, un immense regret est venu compliquer le chagrin. Je ne le connaissais que par ses œuvres et par ses lettres, et toute l'affection qui s'était tissée entre nous venait de ce qu'il avait su mettre, avec tant de saveur, dans ses œuvres et dans ses lettres. Et, pour moi, qui n'ai pas à m'en expliquer ici, encore plus dans ses lettres que dans ses œuvres.

Quand j'ai reçu sa première, ses premières lettres il y avait longtemps déjà que je n'accordais plus la première importance aux œuvres — mais je ne savais pas que l'on pouvait mettre, avec tant de fraîcheur et de spontanéité, son cœur et son visage à nu dans une lettre. Dans chacune que je recevais de lui il m'a semblé voir rouler comme une goutte de rosée sur une feuille. Et même dans les dernières qu'il m'écrivit au moment où l'atroce malheur le tenait dans son inexorable pince, rien ne pouvait me laisser deviner qu'il était déjà roulé dans le drap sombre de la mort. A peine une imperceptible brume de tristesse que le ton superbe d'optimisme et de courage de sa verve m'empêcha de percer.
Cadou, ce n'était pas le bon côté de la vie, ce n'était pas cette fausse carte d'entrée et de sortie dont on ne sait quel côté vaut pour l'entrée et quel pour la sortie. Cadou, c'était dans ma pensée une pièce du jeu miraculeusement jetée sur l'échiquier pour tenir le rôle du bonheur. Et c'est peut-être pourquoi, méfiant comme je l'ai toujours été à l'égard de l'incompréhensible enjeu de la partie, je n'ai jamais voulu rencontrer cet homme dont la présence dans l'infâme tripot m'apparaissait comme un rayon merveilleusement irréel.

C'est cette fraîcheur, cette exceptionnelle pureté dans l'amour effréné de la vie, dans ce qu'elle a de plus fort, de plus sain et de meilleur, que ma prudence de vieil homme n'a pas voulu risquer de dégrader. Aujourd'hui, je porte le regret de n'avoir pas osé mettre en balance la gratitude que je lui devais de m'avoir envoyé cet immatériel rayon d'un bonheur qu'il irradiait avec tant de naturelle aisance — c'était son don — contre le plaisir plus humain de sentir la chaleur de sa main dans la mienne, celui plus vaste de croiser nos regards. Mais son œuvre est là, tout ce qu'il m'a donné de lui dans ses lettres est intouchable et, plus encore que si je l'avais approché, hors des atteintes de la mort qui le couche à trente ans dans la tombe.

Cher Cadou, quelles que soient la cruauté de ce destin et la douleur qu'il allume dans le cœur de ceux qui vous aiment, c'est pourtant celui-là qu'il m'a toujours semblé que devaient pouvoir assumer les poètes d'une aussi douce trempe que la vôtre.

 


 

 

 

 

 

Plein ciel, par Gabriel Robert

Les jeunes poètes sont des saints.
Paul Fort.

Signes du Temps, 1951, page 93.

L'appel des nombres d'or, ô René Guy Cadou,
Comblait de haute nuit ta quête originelle.
Ton arôme strident dilatait ta prunelle.
Ton sang y répondait d'un hymne aveugle et doux.

Va ! nous écouterons, quand les étoiles d'août
Cerneront d'infini ta figure charnelle,
Ta lumineuse absence et ce qui bat en elle
Nous prodiguer ta voix revenant — Dieu sait d'où !

Aborde l'au-delà, maudit revêtu d'ailes !
Les plus purs ont toujours choisi d'être fidèles
A leur rêve assoiffé de crucifixion :

Heureux mortel humant par tes racines torses
L'extase de souffrir à la perfection,
Poète, étreins l'azur, meurs de toutes tes forces !

 


 

 

 

 

Lettre à René Guy Cadou, par Jean Rousselot

 

Signes du Temps, 1951, pages 94/96.

 

Mon cher René,

des semaines ont passé depuis que Gilbert Lamireau m'a demandé d'écrire « quelque chose sur toi » pour cet hommage amical qui t'eût sans doute réjoui, toi qui ne croyais à rien autant qu'à l'amitié et qui étais de méchante humeur quand ta boîte à lettres — ce « tabernacle » dit Pierre Reverdy — était vide. Je n'ai malheureusement pas trouvé le temps — tu sais quelle est ma vie — de composer un article et t'écris pour m'en excuser.

Je t'écris donc, et c'est comme si nous reprenions notre dialogue du vingt mars interrompu. Voyons, René, de quoi parlions-nous quand je t'ai quitté pour te laisser dormir ? Je me souviens : du beau moulage de l'Inconnue de la Seine, accroché au-dessus de la porte, en face de ton lit. « Quel mystère, m'as-tu dit, que ce sourire de ravissement sur la face d'une morte ! On dirait qu'elle va s'endormir, heureuse parce qu'enfin, après une séparation douloureuse, elle vient de retrouver le giron maternel pour y poser sa tête ». Et moi, je ne savais pas très bien ce qu'il fallait te répondre alors que, déjà, quoi que tu fisses pour rester éveillé, pour « me faire honneur », tes yeux se fermaient lourdement, que j'avais connus si perçants, si vigilants, dans leur azur d'enfance...

Quelques minutes auparavant, tu m'avais parlé des amis, de René Lacôte, de Michel Manoll, de Jean Bouhier qui devait venir, de Jean Jégoudez qui était venu, de Blaise Cendrars qui t'avait écrit de sa main gauche deux fois cordiale, et j'avais vu, sur tes lèvres exsangues, se dessiner l'ineffable sourire de l'Inconnue. Deux heures plus tard, quand le sommeil, décidément, t'eût emporté, c'était encore -- et pour toujours — ce sourire-là que tu avais, René...

Ah, tes amis, tous tes amis, qu'ils soient sauvés ! Impurs et misérables comme les autres hommes, qu'ils soient pourtant sauvés pour avoir été l'ébauche, la pauvre humaine ébauche de ce giron promis où l'Inconnue de la Seine te fit place à la pointe du printemps; qu'ils soient sauvés pour avoir été ton Eglise, alors qu'ils ne croient point, pour la plupart, qu'il y ait un Dieu au fond du fleuve où, désormais, tu roules aux côtés de l'Inconnue, alors qu'autour de toi ils ne sont pas toujours d'accord, comme l'on dit, sur les honneurs qu'il faut te rendre, à toi qui haïssais les honneurs et ne réclamais que la présence des cœurs contre le tien.

Rassure-toi, René : parce qu'ils sont à jamais marqués du sceau de ta clarté, de ta douce et ferme équité, aucun de ceux que tu aimais ne tirera vers lui ta couverture. Et « les autres », plumitifs crispés sur l'outil, ricaneurs de la poésie, jeunes suiveurs trop pressés de passer ton profil à leur boutonnière, il faudra bien que leurs chatouillements de glotte et de griffes s'apaisent. Tu fus ce que tu fus, nul n'y peut rien changer chrétien parce que Jésus est l'amour et la joie de ce monde, communiste parce qu'un poète ne peut être que révolutionnaire s'il s'avise de choisir entre le côté du manche et le côté du caillou. Me trompé-je ? Il me semble que tu eusses bien ri de ces gens de la ville s'ils se fussent avisés de te dire que les morts de Châteaubriant étaient des adversaires de ta foi, que le bon dieu de tes vers était réactionnaire, qu'il te fallait enfin comprendre qu'on ne peut, en même temps, vouloir le règne de l'esprit et le bonheur matériel des hommes...

Ah, laissons cela qu'il fallait pourtant dire et revenons à cette métaphysique à toi, à nous, qui te permit d'être, toute ta vie, le poète fidèle à ses origines saintes. Tu frémissais, tu chantais, tu pleurais, et c'était frémir, chanter, pleurer au nom de tous; et je ne sais pas un poète, depuis Apollinaire, qui ait eu pareille assurance, pareille candeur, pareille intime conviction dans l'accomplissement de sa mission. Nous avions beau t'avoir vu faire tes premiers pas dans ces revues-drapeau qui demeurent notre orgueil : Le Dernier Carré, Le Pain Blanc, Les Cahiers de Rochefort, un jour vint où nous n'osâmes plus t'appeler « Petit René » comme nous en avions l'habitude; ta carrure était devenue trop large et trop virile ta voix; dès Pleine Poitrine nous le savions : tu étais un grand poète.

Je te quitte : ce ne sont là que quelques mots, tracés d'une main rapide parce que Signes du Temps attend de mes nouvelles; y ajouterais-je de la nécrologie ou de l'analyse que ce serait tout à fait déplacé entre nous; je veux plutôt te remercier, pour finir, de me faire honte, chaque jour de ma vie, de ces années perdues dans la ville et dans les livres, quand il ferait si bon, quand il serait si bien d'aller vivre comme tu as vécu, dans l'immédiat des chaleurs et des pluies, enraciné, tel Orphée, dans la chair même de ce monde à la fois débile et menaçant que les poètes seuls peuvent encore nous faire aimer.

 


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, par Robert Sabatier

Signes du Temps, 1951, page 97.

 

Son nom sonne frais comme une offrande de fruits sauvages, ceux rencontrés dans ses poèmes.

Ses amis l'appelaient « Cher petit René ». Il était très jeune bien qu'on eut la sensation de le connaître depuis tant d'années.

Foudroyé avant d'avoir atteint l'âge où le Christ mourut sur sa croix; arraché à la poésie, à notre poésie — plus près d'elle peut-être — il a, du moins, laissé une œuvre importante qui lui ressemble et lui permettra de survivre après toute lecture.

« La nuit, lorsque les femmes très pieuses dorment »... commençait-il malicieusement un poème. Puisse-t-il dormir comme elles et retrouver de l'autre côté son frère, celui auquel s'adressait ce cri :

« Dis, Jean-Arthur, es-tu mon Christ ? »

Et plus loin :

0 Poésie !
Rimbaud, Rimbaud...

Cher René Guy Cadou, nous nous connaissions si peu : à peine ai-je dix lettres de vous ! - mais j'ai cent poèmes – et je voudrais parler de vous avec des mots si simples.

 


 

 

 

 

 

A la mémoire de René Guy Cadou, par Jules Supervielle

 

Ce poème des « Amis Inconnus »

 

A un poète mort

Signes du Temps, 1951, page 98.

Donnez-lui vite une fourmi
Et si petite soit-elle
Mais qu'elle soit bien à lui !
Il ne faut pas tromper un mort.
Donnez-la lui ou bien le bec d'une hirondelle,
Un brin d'herbe, un bout de Paris.
Il n'a plus qu'un grand vide à lui
Et comprend encore mal son sort.

A choisir il vous donne en échange
Des cadeaux plus obscurs que la main ne peut prendre,
Le lézard qui couche sous la neige,
Ou l'envers du plus haut des nuages,
Le silence au milieu du tapage
Ou l'étoile que rien ne protège.
Tout cela il le nomme et le donne
Lui qui est sans un chien ni personne.

 


 

 

 

 

 

Stances, Jules Tordjman

Signes du Temps, 1951, pages 99.

En mémoire de René Guy Cadou

 

Déjà tes pieds légers marchent sur l'eau qui dort
Tu n'entends plus, Cadou, nos saisons tapageuses.
Il fait étrangement calme sur l'autre bord
D’où peut-être Nerval hèle ses amoureuses.

Libre d'aller tu vas. L'anémone des nuits
De l'au-delà s'allume, et le poète passe
Délesté de son poids terrestre, sourd aux bruits…
...Et par l'air traîne un grave écho de messe basse.

Sans doute un homme est là : pris aux rets de tes vers,
Ii sent couler en lui leur plus secrète sève.
Des choses il ne voit ni l'ombre ni l'avers.
Sa prunelle, Cadou, brûle au feu de ton rêve.

 


 

 

 

 

 

La mort d'un poète, par Yves Trévédy

Signes du Temps, 1951, pages 100/101.



Par un triste et pluvieux Vendredi Saint, le poète René Guy Cadou, notre ami, s'en est allé vers sa dernière demeure.

Il nous a quittés après une longue et cruelle maladie à 31 ans d'âge. Comme les grandes âmes, les âmes d'élite qui brûlent plus ardemment que les autres, il avait déjà publié une œuvre importante, riche et profonde qui, depuis « Les Brancardiers de l'aube » le portait toujours plus haut jusqu'aux « Biens de ce monde », son dernier recueil.

Mais ce n'est pas du poète que je voudrais parler, d'autres, plus qualifiés l'ont fait mieux que moi, c'est de l'homme, de l'ami si cher.

René Guy Cadou vivait à Louisfert dans sa « maison d'école », un peu en retrait du bourg. La fenêtre de sa chambre où il avait accoutumé de travailler s'ouvrait sur un calme paysage d'âme. Souvent, lorsque je venais voir mon ami, nous en admirions l'ordonnance et l'équilibre. Je sais que ce paysage, il l'affectionnait; c'était toujours pour lui une joie et une récompense de le contempler. Sa femme, Hélène, admirable compagne, partageait et vivifiait sa solitude pleine et multiple. C'est là, dans ce cadre étroit et si vaste pourtant, que le meilleur de son œuvre s'est élaboré. Ah I cette petite chambre de Louisfert, avec ses livres et ses souvenirs, comme elle est présente à notre cœur, comme le bruit de nos vives et amicales conversations y résonne aujourd'hui tristement : N'est-ce pas Guy Bigot ? N'est-ce pas André Lenormand ?

Peu d'êtres avaient plus de bonhomie, de vraie gentillesse que René Guy Cadou. Il aimait la vie simple, les belles promenades où l'on parle de tout et de rien; jamais il n'employait ce langage de poète si décevant, jamais il ne faisait étalage de ses connaissances. Vivant loin du bruit, des modes passagères, des ambiances factices, il était resté pur. Tous le connaissaient, « son chant ne pouvait être ignoré », mais il n'avait jamais cherché à être connu et à paraître.

Voilà l'ami, que nous pleurons.

Il a quitté maintenant cette terre,

« Où la mort a passé, passera bien la grâce ».


 

 

 

 

 

 

René Guy Cadou, par Fernand Triger

Signes du Temps, 1951, pages 102.

 

Cadou, derrière ta fenêtre, tu guettais le printemps,
Et c'est la mort qui est venue tout doucement
Te prendre au milieu de la Semaine Sainte.
La souffrance avait resserré son étreinte
Comme l'hiver dont nous cerne le froid.
A genoux, te cassant les ongles aux pierres, tu gravissais ton
long chemin de croix
L'odeur forte des baumes qui endorment,
Et sur la bouche, l'affreux bouchon de chloroforme I
Le coup de lance froid du bistouri,
Et la chair qui se déchire sans bruit !
Mais toi, si attentif à la chanson des feuilles,
Aux psaumes de l'oiseau, déjà tu te recueilles
Ecoutant un appel. Puis un visage se dessine
En filigrane et se précise entre les lignes
De la dernière page. Alors, c'en est assez
Tu laisses le poème inachevé,
Car Max, cet ami qui t'espère
Te tend les mains dans la Maison du Père.
Tu t'éloignes de nous et te présentes sur le seuil,
Avec la croix du Christ clouée sur ton cercueil.

 

 


 

 

 

 

 

A René Guy Cadou en affectueuse reconnaissance, par Pierre Yvernault

Signes du Temps, 1951, page 103.

 

Je n'ai pas connu suffisamment René Guy Cadou pour parler beaucoup de sa personne; je l'ai vu deux fois, à Louisfert d'abord puis à Nantes chez notre ami commun Chiffoleau; je conserve de lui près d'une cinquantaine de lettres et sa photographie; c'est tout.

Je suis heureux de dire cependant que j'ai été le premier à connaître le « Nocturne » des « Biens de ce monde » achevé juste la veille.

René me l'a lu avec dans la voix tour à tour l'impétuosité de l'élan et la vibration contenue qui se perdait dans un souffle : « Mon Dieu, je crois bien que ce sera à genoux »... « que n'ai-je pu vous arrêter... »

Et nous nous regardions autant troublés l'un que l'autre; et, la lecture finie, nous sommes restés un moment en silence puis nous avons regardé distraitement les livres de la bibliothèque, sachant bien que nous pensions encore tous deux à la grande chose de la Foi qui tremblait dans le poème.

« N'allez pas redouter surtout quelque conversion retentissante ». René ne s'accusait que d'une fausse honte qu'on appelle du respect humain et qui l'éloignait des pratiques religieuses.

La prière frémissante des « seuls amis en ce inonde et ailleurs » lui aura ouvert les portes du royaume pressenti dans le tout dernier mot sur quoi se ferment « les Biens de ce monde ».
Si j'ai senti et aimé l'âme religieuse de Guy Cadou je n'ai pas été moins sensible au souffle de son art,

Le rythme coulait de source et les images prenaient pied opiniâtrement dans le sensible, le rythme arrivait tantôt en longues nappes comme « Pardonnez-moi de vous avoir aimé à travers moi, etc... », tantôt en un petit rire de fontaine : « Je te prendrai, je partirai ». Je lui écrivais que j'étais frappé par l'épaisseur de ses incarnations et je l'entends me répondre dans son bureau : « Mais il faut bien que chaque image ait sa confrontation dans le sensible, autrement ce ne serait pas la peine; mais maintenant tout le monde cherche la parade verbale, c'est beaucoup plus commode », et à ce sujet « Dur à vivre » me semble le plus présent de ses poèmes.

Celui qui a ressenti dans sa vie une fois au moins une extrême faiblesse physique comprendra ces vers de Cadou : « Si je n'ai plus pouvoir d'orienter les fenêtres, quand le filin du jour me glissera des doigts... tout dort, j'entends marcher au loin mille animaux... et mon cœur doucement aura cessé de battre... »

Il ne pourra pas dire que c'est de la rêverie sur du réel, mais bel et bien l'expérience du réel lui-même,

Puissent, cher René, ta Foi et ton art nous garder de tout égarement.

 


 

 

 

 

 

Toussaint, par Pierre Yvernault

Signes du Temps, 1951, pages 105.

*

A la tombe de René Guy Cadou

Lumière et la nuit tour à tour, à dessein,
Le soleil, les nuages passent sur le marbre;
L'automne étonné s'introduit entre les arbres
Dans le long sourire et le silence des saints
Commençant la prière avec le vent qui tombe

Mais nul ne se souvient d'avoir tout entendu;
L'eau dormante est bénie alors du ciel et du
Doux frémissement du feuillage sur les tombes.

*

L'ombre douce

A la tombe de René Guy Cadou.

Et maintenant penche, ô mon Dieu, ton ombre douce
Et la veilleuse du beau soir comme une housse
Sur la terre flottante des mourants, souris,
Détend tes mains pleines d'odeurs du Paradis !

Au cœur tremblant auquel plus rien n'a répondu
De ceux qui pleurent sur leurs morts qu'ils croient perdus
Une profonde paix vient sourdre, aux bras tendus :
La joie emplit le ciel rouge à la dernière heure
Le souffle chaud du jour reste dans la demeure.