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Louisfert, la chambre d'écrture (photo Luc Vidal)

La bibliothèque du poète à Louisfert (photo Luc Vidal)

 

 

 

 

 

L’enfance d’un poète, par Pierre Ménanteau

René Guy Cadou, Mon enfance est à tout le monde

L’Ecole et la Vie, février 1971

 


 

Elle est à tout le monde, en effet. Plus particulièrement sans doute aux lecteurs des pays d'Ouest, et d'abord à ceux de la Loire-Atlantique, lesquels, de Sainte-Reine de Bretagne à Louisfert (Louisfert-en-poésie où le poète mourut à l'âge de 31 ans) retrouveront dans ce livre le climat de leur région, ses longues pluies, sa douceur, sa prodigalité végétale, et sa faune, et sa sympathique population.

Elle est à tout le monde, cette enfance, et plus particulièrement aussi aux éducateurs : René Guy Cadou, on le sait, après des études au lycée de Nantes, devint instituteur rural. Il était fils d'une institutrice et d'un instituteur de campagne, et le milieu qu'il évoque a pour centre une maison d'école.

Au-delà de ce milieu, enseignant ou villageois, il n'est personne, d'ailleurs, qui ne puisse être touché par ce récit véridique, dru, charnu, succulent, émouvant.

Dirai-je que René Guy Cadou nous donne, dans ces pages, toutes les clefs de son œuvre poétique ? Il y a toujours quelque mystère dans la création littéraire, mais il est hors de doute que bien des passages appellent tel ou tel poème que nous connaissons.

Je lis par exemple ces lignes : « Dès la rentrée d'octobre, on allumait très tôt les lampes. La classe sentait encore les poires mûres, la vieille craie, la lessive ; des abeilles avaient fait leur nid dans le trou de la cheminée ; on en trouvait partout qui craquaient sous les pas. » Aussitôt me revient en mémoire cette strophe — la seconde — d'un petit poème que Cadou voulut bien m'adresser peu de temps avant sa mort :

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.

Souvent, ainsi, il serait aisé d'établir des correspondances entre les évocations de ce monde enfantin et « les Biens de ce monde », chantés par le poète dans son ultime et admirable recueil. Ecoutons-le encore :

« Passé le certificat d'études, les récréations traînaient en longueur surtout l'après-midi. A cette époque, nous n'étions en vacances qu'au 31 juillet et la grande chaleur nous prostrait sous les paulownias ou dans la poussière du préau.

Parfois un sursaut de vigueur nous lançait les uns derrière les autres dans une course effrénée autour de la cour ; alors nous nous accrochions dans le dos de grands numéros détachés des éphémérides qui claquaient au vent ; mais ces poursuites étaient de courte durée ; très vite, nous revenions à nos jeux de marelle qui étaient la géométrie boiteuse de la cour. »

Voilà le ton. Nous sommes en présence d'un enfant rêveur, qui a beaucoup aimé ses parents, ses camarades, les gens simples du voisinage. Ces souvenirs sont d'une étonnante fidélité. Et comment n'être pas frappé par cette acuité sensorielle, par le don de faire voir, entendre, sentir, en brusques bouffées, le monde extérieur, intimement lié à une vive imagination ?

René Guy perd sa mère, et ce sont des pages bouleversantes. Plus tard — aurons-nous un autre « posthume » ? — il perdra son père. Puis il rencontrera Hélène. Et son œuvre, partagée entre la joie et la tristesse, révélera, en filigrane, le pressentiment d'une mort prochaine.
Il faut lire ce livre d'un frère d'Alain Fournier, cc beau livre typographiquement très bien présenté, et que ne parviennent pas à déparer quelques coquilles. Oui, il faut que cette enfance, au-delà des pays d'Ouest et des milieux scolaires, soit vraiment à tout le monde.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, poète du partage, par Jean Rousselot

Les Nouvelles Littéraires

4 mars 1971

 


 

Non, l'amitié ne me grise pas : René-Guy Cadou, dont j'ai tenu la main pour l'aider à mourir, voilà vingt ans tout juste, alors que le printemps n'était encore que « la petite lumière d'un vélo sur la route », fut un grand poète, un des plus grands de notre temps. Qu'on me croie ! Je viens de relire toute son œuvre, m'obligeant à plus de sévérité que je n'en aurais mise à juger celle d'un inconnu, contournant systématiquement tels poèmes dont la trame affective m'est trop familière pour que je les puisse regarder objectivement et me livrant, sur cette liasse d'écrits tout pantelants encore, à une besogne de regrattier, sinon de cuistre, la loupe à l'œil et la plume aux doigts, comme je l'eusse fait sur un texte depuis longtemps glacé dans les frigos de la culture et, vraiment, pas un seul instant je n'ai douté d'assister au passage du génie.

Ce passage tout d'abord hésitant, discontinu, mais rapide et violent, voire chahuteur, qui va très bientôt s'élargir jusqu'au « plain-chant » sans pour autant cesser de bouillonner, commence dès la quinzième année d'un garçon au « cœur qui n'a pas son pareil », « prodigue à plaisir », qui veut « tout dire » sans précautions ni virgules, et sait de toute éternité que l'on « attend les graines de sa voix ». Deux ans plus tard, un premier recueil, Brancardiers de l'aube, parvient sur la table des critiques.

On est, je le précise, en 1937, c'est-à-dire en période d'orfèvrerie néo-surréaliste et, plus généralement, de non-adaptation de la poésie aux données immédiates de la vie, encore moins aux proches tragédies mondiales dont la guerre civile d'Espagne frappe au canon les trois coups. Tout de suite, cette voix naturelle, d'emblée concrète et souverainement située, étonne, plaît, emporte :

« Je sais que tu m'écrits le dimanche
C'est le jour où l'on blanchit les prisons...
Le soleil
A sauté le mur de franc matin
Avec une corde à bœufs »

I1 faut attacher le plus grand prix aux nombreuses menues plaquettes Forges du Vent, Retour de Flamme, Années Lumières (celle-ci inaugure en 1941 les Cahiers de l’Ecole de Rochefort, Morte Saison, Bruits du Cœur, que va publier Cadou jusqu’à sa vingt et unième année. Aspect négligé par la critique. Tout au plus le montre t’il engagé, un peu beaucoup comme Reverdy qui fut l'un de ses maîtres, dans une sorte de dramaturgie immobile où l'on peut, à tout instant, s'attendre « à quelque coup d'éclat » de la part des objets et des sentiments, curieusement énumérés et juxtaposés sans suite logique dans un éclairage étrange et même vaguement hallucinatoire. Aussi bien, cette remise en cause, par le langage, d'un univers physique dont il aurait tout lieu d'accepter l'ordre familier, s'accompagne-t-elle chez
lui, dès sa dix-huitième année, d'un grand souci de participer à l'aventure humaine qui remet sans cesse en cause l'univers social, pour le meilleur ou pour le pire.

Au détour d'un poème de Retour de flamme, « des femmes et des enfants quittent Barcelone à pied » ; dans Morte-saison s'élève le « cri désespéré d'un homme qu'on abat » ; dans Bruits du cœur, parus en pleine guerre, s'exprime « l'horreur de ces jours-là » et retentissent « des cris vers l'Est ». Cadou répondra d'ailleurs plus tard, dans Pleine Poitrine, re-
cueil composé en 1944-1945 qui s'ouvre sur l'admirable poème intitulé les Fusillés de Châteaubriant, que même s'il est « resté « volontiers à l'écart des rumeurs pourpres des frontières », il n'a pas pour autant « vécu à l'arrière ».

La nécessité de faire bref me contraint à quitter ces poèmes premiers que j'ai dits, où tout est déjà profilé, sinon fondé, d'un destin singulièrement ouvert et fraternel. A partir de Bruits du cœur, les alexandrins que, jusqu'alors, Cadou avait le plus souvent morcelés en deux ou trois mètres courts associés à des octosyllabes et à des vers sans mesure, se sont ça et là reconstitués, tant pour l'œil que pour l'oreille, et même groupés en strophes régulièrement rythmées et rimées.

Ce recours à la forme classique, de plus en plus fréquent à partir de la Vie rêvée, ce gros recueil paru en 1944 (2), ne va pas entraîner pour autant le poète sur les voies sèches du didactisme. Cadou verra bien plutôt, dans cette machine verbale qui a tendance à marcher toute seule, un tremplin sonore toujours prêt à le relancer dans la treille enchantée
des images. Non qu'il tienne l’image en soi pour « un style » (il s'est prononcé là-dessus dans ses notes d'Usage interne) ou, comme ses prédécesseurs surréalistes, pour un « stupéfiant ». Mais Dieu sait qu'il en est terriblement friand, qu'il la produit comme on respire, et toujours aussi irrésistiblement illuminante, enfin qu'il s'en barbouille avec une sorte d'ébriété.

Tant et si bien qu'au fil de ses poèmes les mieux apparemment ficelés selon les règles séculaires, la discontinuité logique tranche :

« C'est le premier matin la première aventure
Et dédaignant l'ivraie berceuse où tu t’endors,
Ecartant de ses yeux ta bouche et la verdure
L'homme rampe à nouveau vers sa truelle d'or… »

Cette espèce de faconde inextinguible, génératrice de merveilles envoûtantes que la sensibilité seule peut contrôler, va s'ordonner, dès 1945, comme si le poète, qui n'a cessé depuis qu'il écrit de pronostiquer sa mort précoce :

« 0 mort pressons le pas le ciel est en retard...
Je ne ferai jamais que quelques pas sur [la terre... »

voyait apparaître le terme de sa vie et éprouvait le besoin de « s'expliquer ». Hélène ou le règne végétal, qui paraîtra en 1952 (3), un an après sa disparition, groupe l'essentiel de la production nombreuse (les Visages de solitude, Quatre poèmes d'amour à Hélène, le Diable et son train, Saint Antoine et Cie, les Sept Péchés capitaux, l'Héritage fabuleux, Ode à Serge Essénine, les Biens de ce monde, Tout Amour) composée quotidiennement jusqu'à sa mort, à trente et un ans, dans la paix d'une maison d'école villageoise, avec une sorte de jubilation à la fois extasiée, tendre et savoureuse, voire narquoise, qui permet de voir en lui un cousin de Jammes, de Supervielle et de Jacob, par un poète qui « se rit de l'anacoluthe » mais « parle couramment le langage des pierres » — et encore mieux celui des hommes, des bêtes et des plantes — et trouve pour s'adresser à Dieu, cet « hôtelier sublime », cet « agrégé final », ce « grand éditeur », et au Christ dont, dit-il, il est devenu « le plus proche voisin », enfin et surtout peut-être à la femme aimée, identifiée à la parole tout autant qu'à la nature, les mots et des formes qui disqualifient toute notion d'école ou de chronologie :

« Mon amour tu est là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps »

Grand poète, dis-je. Et qui, à force d'amour, de simplicité et de labeur artisan (« il manque à tous les spécialistes cet amour qui est le bien inaltérable des hommes du bâtiment ») a su réussir ce miracle d'être audible sans rien abdiquer de ses audaces langagières. Mon enfance est à tout le monde, intitulait-il ses souvenirs, enfin édités l'an passé (4). Il eût pu en dire autant de sa poésie, qui est avant tout partage, sinon communion.

Notes :

(1) Elles ont été réunies, en 1961, par les Amis de Rochefort, sous le titre Poésie la vie entière.
(2) Editions Laffont.
(3) Editions Seghers.
(4) Editions Jean Munier.

 

 

 

 


 

Et le poète mourut le jour du printemps, par Guy Donnart.

Ouest France, 23 mars 1971

 


 

Il y a des minutes dans la vie, où l'on e envie de s'enfoncer le poing dans la bouche ou de se mordre pour ne pas crier. Cela peut être de douleur ou alors de joie.

Mais, parce qu'il n'y a, pour l'homme, rien de plus désespérant que le silence, des hommes sont venus, de toute éternité, qui, à leur façon, ont crié. C'est peut-être pour cela qu'ils ont été inventés.

On les appelle des poètes.

Sylvain Royer, un Nantais tué à Verdun (« Mourir en mai est adieu parfumé ») a hurlé plus fort que les obus et que la peur une « Prière des tranchées » toujours récitée par nombre de monuments aux morts français.

René-Guy Cadou s'en est allé le jour même où la plus belle des saisons éclaire les hommes et transfigure les choses de l'aveuglante lumière du renouveau.

Le matin du printemps.

Ce poète-là, qui était grand avant de l'avoir su, vécut déjà dans « une prison de rues, de gens, d'immeubles, de klaxons, de bruits de vaisselle, de ventres ouverts, de larmes, de pluies, de rire et de trains saouls. »

Mais l'instituteur de « Louisfert-en-Poésie » comme l'on dit encore dans tous les cénacles, s'est toujours émerveillé d'un enfant, étonné d'un chat et de la « douceur des petits trains dans les pays des bords de mer entre les tamarins ».

Son chien s’ennuyait à Paris.

En province, il a réussi sa carrière tout en faisant sa vie près de vrais paysans, avec de vrais couchers de soleil et de vraies fleurs.

Et M. Georges Pompidou, dans son « Anthologie de la poésie » a retenu cinq œuvres signées de lui.

Nous voir
« Pleine poitrine », « La vie rêvée », « Les biens de ce monde » (avant 1951) puis « Hélène ou le règne végétal », « Mon enfance est à tout le monde » sont peut-être les titres les plus connus de ce poète « enraciné mais aérien, triste mais émerveillé, fraternel mais libre » comme l'a heureusement défini Michel Manoll.

En Loire-Atlantique, et bien au-delà, il existe, vingt ans après, des amis qui se disent que Cadou va, tout à l'heure peut-être, pousser la porte et trinquer « avec une tranche de lune amère dans son vin ».

Quand Hélène, sa femme, aujourd'hui retirée à Orléans, les invite, elle dit simplement à ses futurs hôtes « Venez nous voir. Cela nous fera vraiment plaisir. »

Nous. René-Guy iui souriait sans doute encore avant d'écrire, miné par la maladie, pathétique :

« Tant de mains attendues n'en valent plus la peine
Une heure d'amitié ne tait pas la semaine
Est-ce mon sang, déjà, qui teinte le pavé. »

Déjà, pour cet homme de 31 ans, il n'était plus d'espoir d'accrocher la correspondance de la vie.

L'alphabet de la mort

La mort des autres, il l'avait approchée un après-midi à St-Aubin-des-Châteaux en apercevant les corps pantelants des fusillés de Châteaubriant « appuyés contre le ciel ».

Cadou était sans doute l'un de nos derniers poètes classiques « sur-romantique » aux yeux de son ami André Lenormand qui le récite par cœur.
Classique avec ce que cela comporte d'authenticité et de « raison ardente » comme l'on dit, bien longtemps après, au niveau de l'analyse de textes.

Même si l'on n'a pas connu Cadou, l'on peut se sentir par la lecture comme « Invité ».

Il y a des hommes avec lesquels on trinque d'un sourire s'il vient de l'âme, d'un vers s'il est autre chose que musique.

« Du temps que j'étais blond, je donnais mon visage
A ceux qui n'avaient pas de lampe à la maison ».

Dans la vie de Cadou, la poésie et l'amitié étaient jumelles.

En 1941 (il a 20 ans), « L'Alphabet de la mort » est prémonition :

« C'est à tous mes amis que j'offre ma poitrine
A tous ceux qui font l'air et la bonne chaleur
Après ça, laissez-moi rouler sous les collines
L'ombre des animaux ne (m'a jamais tait peur. »

Mais avant, le poète avait fait une découverte : sa filiation avec un grand.

« C'est avec la figure de proue sculptée par René-Guy Cadou que Guillaume Apollinaire voguera sur les eaux du temps » a écrit l'un de ses compagnons de la première heure.

Cadou n'est pas allé beaucoup plus loin que la barrière de l'octroi.

Quand il est mort le poète, le jour du printemps, ses amis ont regardé Hélène.

Et alors, ils ont réalisé que Cadou avait eu le temps de construire son éternité.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou s’éteignait il y a 20 ans, par Joêl CANCEL

A partir de dimanche, l'exposition « René-Guy CADOU de Châteaubriant » fera revivre le doux poète du terroir

La Presse Océan, 24 mars 1971

 


 

C'est à Sainte-Reine-de-Bretagne que naquit le délicat poète René-Guy Cadou, mort il y a vingt ans dans la fleur de l'âge et de son talent, le premier jour du printemps.

Nous l'avons déjà dit, une équipe d'érudits pour célébrer cet anniversaire s'est employée à préparer une exposition qui durera du 28 mars au 2 mai.

Dimanche 28 mars, à 11 heures, inauguration de l'exposition « René-Guy Cadou au pays de Châteaubriant »            en présence de Mme Hélène-R.-G. Cadou.

Samedi 3 avril, à 21 heures, témoignages de M. André Lenormand, dit Len, et de M. Yves Cosson, de l'Académie de Bretagne.

Samedi 24 avril, à 21 heures, la poésie de R.-G. Cadou par le Cercle Celtique et les instituteurs de Louisfert. Montage audio-visuel.

René-Guy Cadou, natif de Sainte-Reine-de-Bretagne, en Brière, a enseigné successivement à Bourgneuf-en-Retz, Clisson, Saint-Aubin-des-Châteaux, Le Cellier, Mauves-sur-Loire, Basse-Goulaine, Saint-Herblon et Louisfert.

Nous devons à Maurice Perrais, l'un de ses plus fervents admirateurs, cette étude d'une émouvante simplicité, qui fait véritablement revivre le poète.

Il parle notre langage, il est notre ami…

Je n'ai pas oublié cette maison d'école
Où je naquis en février mil neuf cent vingt,
Les vieux murs à la chaux ni l'odeur du pétrole
Dans la classe étouffée par le poids du jardin...

Fils de maitre d'école, après ses études au lycée de Nantes, il exerça à travers le département le métier d'instituteur.

J'ai toujours habité de grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un grand vaisselier.

C'est toujours le repas à l'auberge et la chambre nue de l'école de passage, où il se retrouve le soir.

Fixé à Louisfert avec sa jeune femme, entouré d'amis, il connait le bonheur, la vraie vie consacrée à l'amour, l'amitié et la poésie.

La classe faite, les cahiers corrigés, il s'assoit à sa table de travail devant la page vierge, la pipe, le tabac, attendant dans la nuit silencieuse la visite de la muse.

Peut-être qu'un cheval à l'humeur Insolite
Un soir qu'il fera gris ou qu'il aura neigé
Posera son museau de soleil sur mes vitres.

Il connaît bientôt la maladie, la fièvre, l'insomnie.

Un bouquet de draps blancs se fane entre mes doigts.

L'inquiétude religieuse qu'il finit par apaiser dans la croyance de Dieu, dans une prière qui est tout à la fois une confession, un appel, un acte de foi :

Pardon seigneur, pardon pour vos églises,
Et si j'ai galvaudé dans vos champs,
Si j'ai jeté des pierres dans vos vitres
C'est pour que me parvienne mieux votre chant
Que n'ai-je su vous arrêter
Quand vous alliez parmi les saules.

Les jours sont comptés, ii faut se dépêcher d'écrire, la mort, qu'il pressentait depuis plus de dix ans

Et je me glisserai dans la terre comme dans un pantalon de velours

Elle le cueille à la fleur de l'âge au milieu de son talent, à 31 ans, le 21 mars 1951.

Et vous direz alors c'est René-Guy Cadou
Qui monte au ciel avec pour seul équipage
La caille, la perdrix et le canard sauvage.

Un poète avait vécu, un homme simple et fraternel, au parler imagé et familier. Il partage nos joies et nos peines, nos espoirs et nos angoisses :

L'élan fou des 18 ans :
Jolies filles, je vous apporte mon cœur comme une pomme de pin.

La grande peine de ceux qui ont été marqués par l'agonie de l'Espagne :

Des femmes et des enfants quittent Barcelone à pied.

Il savait plaisanter :

Comme elle était danseuse étoile, elle s'éteignit un beau matin.

Il dépeint la morne occupation peuplée de bombes et de sirènes

Je songe à des printemps étouffés d'aubépine
à ces amis d'un jour qui puisaient dans mon cœur
mais ceux que j'attendais sont morts dans les usines.

L'espoir :

Printemps comme un chanteur des rues, printemps pareil à la petite lueur d'un vélo sur la route,
voici que le plus simple entre en nous, s'émerveille d'avoir entre ses mains un bouquet de jonquilles.

Le bonheur :

Ce serait si beau de s'en aller un soir de Mai
Parmi les chevaux blancs et les joueurs de palets

De cette joie unique et qui fait que l'on parte
Un soir au beau milieu d'une partie de carte.

Sainte Reine garde encore aujourd'hui, au Premier étage de cette maison d'école le souvenir de René Guy Cadou, de ses parents qui se sont dépensés sans compter pour 80 garçons répartis en deux classes, et qui terminaient la journée accablante par un cours du soir pour les plus âgés dont l'instruction avait été quelque peu négligée pendant la guerre
de 14-18.       

Gens aimables, simples, affables dont le départ pour Saint-Nazaire, en 1927, laissa un grand vide.

La forge du père Couvrand, le plus proche voisin, camarade de chasse du père, était pour René un antre merveilleux où, parmi les étoiles      qui naissaient sur l'enclume, un géant débonnaire façonnait le fer comme de la guimauve.

La vieille bonne, Marie Halgan a gardé de la famille un souvenir profond mais discret et le poète ne fut pour elle qu'un enfant dont elle sécha les larmes et beurra les tartines.

René Guy Cadou : sa place est dans tous les programmes d'enseignement, sur le rayon de la bibliothèque, comme sur la simple étagère, il parle notre langage,
I1 est de chez nous, il est notre ami

C'est en effet à Louisfert que la poésie de René prit son plein épanouissement.

Il avait épousé Hélène Laurent, licenciée ès-lettres dont l’appui, doublé de la plus grande affection fut considérable.

« L'oasis de Louisfert, en lisière de la Forêt Pavée et des bols de Caratel, convenait à ces deux natures poétiques. Ce fut un nid d'amour. Hélène fut pour Guy ce que la rosée est à la terre ».

Son torrent poétique tout naturel, il ne l'analysait jamais.

« J'écris comme on laboure » et chaque jour les impressions se cristallisent sur le papier.

Il aimait ses élèves et défendait son école avec le plus grand zèle, la population l'adorait. L'hiver, au coin du feu, il s'asseyait chez ses voisins.

Ah quelles bonnes veillées et que d'histoires amusantes contées en fumant la pipe.

Ainsi, dimanche, avec l'inauguration de l'exposition « René Guy Cadou au pays de Châteaubriant », nous pourrons revivre les grands tracés de la vie du poète, ceci grâce à l'équipe qui pendant plusieurs mois, s'est dépensée sans compter, pour présenter une reconstitution réelle de René Guy Cadou.

 

 

 

 


 

Vingt ans après sa mort, René Guy Cadou plus vivant que jamais, par F. Richard

Ouest France, 29 mars 1971

 


 

Au cours de l'inauguration de l'exposition consacrée au poète-instituteur, c'est un ancien forgeron qui a dit ses poèmes

Un poète, qu’est-ce que c'est ? Un voyant, un prophète. Quelqu'un qui voit des choses invisibles aux autres yeux. Quelqu'un qui dit des choses que les autres langues ne savent pas exprimer.

Un poète, c'est quelqu'un qui ne meurt pas. Bien sûr, il y a des usages auxquels un poète se plie. Il accepte de disparaître, sous quelques mètres cubes de terre. L'apparence est sauve.

Mais, en réalité, il se réfugie dans un autre monde, dans son monde. Sa voix prend de la force. Son langage devient universel. Enfin, il n'est plus que poésie.

« Tous les amis sont là »

C'est très émouvant de retrouver tous les amis. Hélène Cadou les Comptait dimanche matin à la bibliothèque du Château et René-Guy était du même avis.

Ils étaient tous là, au rendez-vous, les amis de toujours, ceux qui débarquaient à Louisfert et se avaient toujours attendus. Auparavant il les avait attendu à l'entrée de la petite école de Louisfert et 1es murs de la classe murmurait des poèmes redits depuis vingt-ans par des voix d'enfants. Le vœu de René-Guy Cadou exaucé, qui disait : je voudrais être le Francis Jammes de ma génération et voir mes poèmes dans les menus livres d'école.

Mais pourquoi parler à l'imparfait, puisque ses amis se tiennent présents.

La maison d'un petit bourg devenue un grand carrefour

Le bagad et le cercle celtique ayant joué et dansé au passé, Hélène Cadou a tranché le ruban qui barrait l'accès à l'exposition. Cadou attendait sagement au premier. 11 venait de poser sa pipe et son porte-plume et n'avait heureusement, pas eu le temps de ranger ses écrits.

Yves Cosson fit les présentations, saluant Manoll, Lenormand, Humeau, Fréour, Rousselot, Bigot, Trévédy, tous présents à leur façon, parfois ,à travers un tableau.

Hélène accompagnait MM. Labrunie, sous-préfet et Hunault, député-maire et faisait les honneurs de la maison. Sa poésie appartient
à tout le monde. La maison du petit bourg où elle est née est devenue un carrefour. Hélène n'est pas étonnée. Elle savait depuis toujours que les mots de René-Guy vivraient éternellement. Une éternité sans purgatoire précise André Lenormand.

Le neveu d'un général

Photographies, lettres, écrits. René-Guy Cadou est partout dans cette exposition. Ses anciens voisins de Louisfert, ses anciens élèves ne l'ont pas quitté. Ils lui empruntent des souvenirs pour parler aux visiteurs.

On a trinqué à l'issue de cette rencontre avec Cadou. Il aimait s'attabler avec les amis. Eloi Guittery, l'ancien forgeron de Saint-Herblon, a dit quelques-uns des poèmes de l'instituteur, des paroles connues par cœur.

Dans la nombreuse assistance, un général de chasseurs à pied, le général Courtois, se mettait moralement au garde-à-vous devant son neveu, la générale était la marraine de René-Guy Cadou.

Porte ouverte à la culture

20 ans après, une sorte de miracle s'accomplit. Tous les amis sont là, René-Guy Cadou aura approuvé Yves Cosson de souhaiter, à l'occasion, que les administrations s'en allant du Château, on ouvre la porte à la culture.

Centre culturel, musée, René-Guy y apportera une précieuse contribution.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou poète de l’amour, par Jean Rousselot

Le Coopérateur, (Ed. Charentes)

3 avril 1971

 


 

Mort à trente et un ans, il y a vingt ans tout juste, René-Guy Cadou continue de vivre et de chanter parmi nous. C'est une étrange et merveilleuse fortune, à très peu de mortels réservée. D'où lui vient-elle ? De ce que chaque poème de ce garçon fortement enraciné dans la terre et pas du tout dans les livres se développe comme une plante qui n'en finit pas de pousser de nouvelles branches et de porter de nouveaux fruits. Serge Brindeau l'a très bien dit « Cadou triait et rassemblait les mots selon leurs affinités et leur pouvoir germinatif ». De telle sorte, ajouterai-je, que sa parole fût à la fois pliée à son expérience et libre de se propager indéfiniment hors du temps et de l'espace où cette expérience s'accomplissait.

Né en 1920, à Saint-Reine-de-Bretagne, dans la marécageuse et sauvage Brière, René-Guy Cadou écrivit des poèmes dès son enfance. Son premier recueil, Brancardiers de l'Aube, paru pour ses seize ans, étonna et charma la critique, lassée d'assister aux acrobaties néo-surréalistes, par le franc, voire rustique coloris de ses images et, déjà, la souveraineté de son accent :

« Je sais que tu m'écris le dimanche
C'est le jour où l'on blanchit les prisons...
Le soleil a sauté le mur de franc matin Avec une corde à bœufs... »

De nombreuses plaquettes (1) allaient suivre. Cadou y affirmait son amour des « choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde » et aussi sa solidarité avec ceux qui travaillent et qui luttent. Cela sans la moindre éloquence, sans le moindre flonflon populiste ou terrien mais, bien au contraire, en pratiquant, un peu beaucoup comme Reverdy qui fut son maître, avec Apollinaire et Max Jacob, une sorte de discontinuité lyrique qui remet en question les rapports de l'homme et du monde.

A partir de Bruits du Cœur (1942), les alexandrins que, jusqu'alors, Cadou morcelait le plus souvent en deux ou trois mètres courts, associés à des octosyllabes et à des vers sans mesure, se reconstituent, tant pour l'œil que pour l'oreille, et se groupent même en strophes régulièrement rimées. Ce recours à la forme classique, et il sera de plus en plus fréquent à partir de La Vie rêvée, ce gros recueil de 1944 (2) ne fait rien perdre à Cadou de sa fulgurante spontanéité. Les provocations de la cadence et de la rime lui servent plutôt de tremplin et chacun de ses poèmes devient un essaim d'images bourdonnantes et bourgeonnantes dont le mouvement allègre et même un peu ivre a plus à voir avec la vie organique de la nature qu'avec les lois de la syntaxe et, plus généralement, de la pensée

« Entre nous les rayons, le sang, les tiges frêles
Toit léger suspendu sur les charrois du soir
Et les anneaux des jours qui tintent dans les prêles
Glissement de tes mains au fond du désespoir.
C'est le premier matin, la première aventure
Et dédaignant l'ivraie berceuse où tu t'endors
Ecartant de ses yeux ta bouche et la verdure
L'homme rampe à nouveau vers sa truelle d'or. »

Cette espèce de faconde inextinguible, génératrice de merveilles que la sensibilité seule peut ressentir et partager, va, dès 1945, non pas se raréfier mais s'ordonner, comme un torrent s'ordonne quand la plaine lui a donné des rives, dans une diction plus réfléchie. Il n'est pas besoin de rappeler qu'entre temps il y a eu la guerre, mais de préciser que Cadou, même s'il est « resté volontiers à l'écart des rumeurs pourpres des frontières », a profondément ressenti « l'horreur de ces jours-là ». L'école de Rochefort (3), qu'il fonda en 1941 avec Jean Bouhier, ne fût-elle pas, avant tout, résistance par le verbe, l'exercice du verbe à ce qui était précisément la négation du verbe, savoir le nazisme et ses collaborateurs ? Dès 1944, l'admirable poème intitulé Les Fusillés de Châteaubriant eût suffi à prouver que, pour Cadou, l'ivresse poétique n'était point un légitime alibi. On peut également supposer qu'en cette vingt-quatrième année de son âge ce poète qui n'avait jamais cessé de pronostiquer sa mort prématurée :

« O mort ! pressons le pas le ciel est en retard...

Je ne ferai jamais que quelques pas sur terre... »

voyait, lui, apparaitre le terme de sa vie et éprouvait le besoin de « s'expliquer ».

Hélène ou le Règne végétal, qui sera publié en 1952 (4), un an après sa disparition, groupe l’essentiel de la production très nombreuse (Les Visages de solitude, Quatre poèmes d'amour à Hélène, Le Diable et son train, Saint Antoine et Cie, Les Sept péchés capitaux, L'Héritage fabuleux, Ode à Serge Essenine, Les Biens de ce monde, Tout Amour) qu'il va composer jusqu'à sa mort, de maison d'école en maison d'école (5), l'oreille ouverte aux bruits du village et à la rumeur continue des saisons, le cœur constamment accordé à celui de la première, de l'unique femme de sa vie, qu'il identifie merveilleusement à     la fois au langage et à la nature :

« Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps. »

Ce qui frappe avant tout dans cette poésie, c'est l'espèce de jubilation à la fois tendre, savoureuse et, çà et là, narquoise avec laquelle elle remplit le « devoir sacré de la parole », rechargeant chaque mot, fût-il le plus banal, le plus usé ou le plus abstrait, d'une dynamique sensible, concrète, qui lui rend toute sa vertu créatrice et non seulement signifiante.

Rien d'étonnant, donc, à ce que, vingt ans après avoir été tranchée net par la mort, cette œuvre soit si fraîche, si peu datée, si fécondante enfin, comme le prouvent tant de vocations suscitées par sa lecture et l'élargissement sans cesse croissant de sa popularité. Aussi bien, ce poète qui se disait « le plus proche voisin du Christ » mais qui croyait « dans la vie plus qu'en l'éternité » a-t-il su, sans rien abdiquer de ses audaces langagières, aimer assez autrui pour « le poser en égal », ce qui, Michel Leiris, à qui j'emprunte cette formule, ne me démentira pas, devrait être l'ambition suprême de quiconque entre en poésie.

 

Notes :

(1) Forges du vent, Retour de Flamme, Années Lumière, Morte Saison, Bruits du Cœur, Lilas du soir. Avec Brancardiers de l'Aube, elles ont été réunies, en 1961, par les Amis de Rochefort, sous le titre Poésie la Vie entière.
(2) Editions Laffont.
(3) Sur ce groupe, qui ne s'était baptisé « école » que par moquerie et dont les membres (Marcel Béalu, Luc Bérimont, Jean Bouhier, René-Guy Cadou, Paul Chaulot, Jean Follain, Louis Guillaume, Michel Manoll, Jean Rousselot) eurent en commun des refus plutôt qu'une doctrine, on pourra consulter      L'Ecole de Rochefort, textes choisis, préfacés et annotés par Jean Dubacq .(Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1970).
(4) Editions Seghers.
(5) Comme son père, Cadou était instituteur public.

 

 

 

 


 

Un été de René Guy Cadou, par Joël Picton.

La République du centre, Orléans 19 novembre 1971

 


 

Roger Toulouse vient de m'apporter une plaquette, réalisée à Orléans par un garçon plein de goût, Jean-Jacques Sergent. Il s'agit d'un tirage limité — bien sûr, le beau ne peut être que rare — ayant pour support ce robuste Vélin du Marais cher à un certain Balzac, Honoré, imprimeur rue Visconti. La composition à la main, surtout dans le parti de l'italique, s'est attachée à « l'œil » d'écriture, évitant soigneusement l'uniformisation des espacements. Le choix du Caslon de corps 16 permet une présentation aérée, et l’on se surprend malignement à reconnaître, dans cet Elzévir de la fin du XVIIIe siècle, la source d'inspiration du fameux « Vendôme » de la Fonderie Olive, que tout typographe amoureux du beau langage ne peut manquer de compter dans ses casses. Élégance, assise, rondeur sans mollesse, on pourrait presque dire que le Caslon appelle déjà charme, tendresse, un certain art de vivre, tout autant que de penser...

Or il s'agit bien de charme, de tendresse, et justement et surtout d'un certain art de vivre, d'une manière émue de penser — de voir, de sentir, de préciser la vie : « La fenêtre est ouverte. Je regarde courir la Loire, jument verte. » — dans ces pages brèves, mais si frémissantes qu'elles se prolongent, qui constituent le recueil de René-Guy Cadou, « Le cœur au bond ». On retrouve tous ces fondus de la phrase de René-Guy : « Les baguettes du vent — Sur la peau des lauriers », « Une main traîne encore sur la cheminée » ; les choses à peine dites, avec comme une pudeur. La liberté métrique n'est qu'apparente : « Quand tes mains voleront sous les prèles » ; la hardiesse des images toujours contenue : « Et les enfants-volants oubliés dans les branches ». Cette distinction de l'expression, cette délicatesse du toucher, annoncent la race, évoquent constamment la musique française de l'école de Rameau, du temps justement de l'écriture Caslon. René-Guy Cadou : un homme qui a tant su vivre, que la mort n'a pas réussi à l'entamer !

On peut dire que Roger Toulouse a littéralement pris « Le cœur au bond », lui aussi. Bien sûr, on ne saurait s'étonner qu'il ait voulu illustrer ces textes, lui qui marqua tant d'étapes de la production de René-Guy, au point qu'on en est venu à les identifier. Mais, aujourd'hui, il nous donne plus qu'une image, par l'abstraction inhabituelle du trait : comme s'il avait plus « entendu » que « vu » ; une sorte d'évocation immatérielle, en somme, et surtout, une envolée. On rejoint ici le Cadou des frissonnements et des effluves : « Et l'ombre qui nous frôle. » ; jusqu'à ce choix d'une sienne brûlée, pour la gravure, qui dit l'amour de la terre, de ses floraisons.

C'était en 1946. On préparait, chez Pierre Fanlac, à Périgueux, l'édition de « Pleine Poitrine » : « A la mémoire de mon ami Max Jacob — Assassiné ». Un jour ou l'autre, les poètes sont assassinés : par le génie du mal qui fatalement se venge, ou par la maladie qui naturellement se repaît d'une vie qui lui devient bientôt insupportable. « Et que la mort surtout est une chose simple », écrivait alors prémonitoirement Cadou. A la même époque, nous travaillions justement sur « Le dernier visage de Max Jacob », par Marcel Béalu. Je connus Roger Toulouse et découvris en même temps René-Guy, que j'eus ensuite l'occasion de publier moi-même dans une de mes revues. J'entrai, dès lors, dans cette « Vie rêvée » qui nourrit toute l'existence de Cadou, participant de cette « quête de mule » qui caractérise les poètes pour qui vivre ne saurait qu'être poésie. Vingt-cinq ans déjà. Je brûle encore de mille nouveaux feux :

Il chantait la fenêtre ouverte...
Et c'est un mort de mort violente,
Qui s'achemine dans l'été...

Vingt-cinq ans, maintenant, et c'est toujours demain. Demain « pour ceux qui n'entendent pas », comme pour ceux qui attendent, « avec cette joie saine sous l'épaule ». Cher, bienheureux
René-Guy Cadou !

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, notre camarade, par Jean Autret

Tourisme et Travail, avril 1972

 


 

Au moment où l'on évoque un peu partout la figure du poète tôt disparu, je voudrais rappeler ici quelques souvenirs se rapportant à l'époque où nous étions collègues à l'école de Louisfert. Il convient de rendre hommage à la municipalité de Châteaubriant qui a su commémorer le vingtième anniversaire de sa mort par une saisissante exposition dans une aile du château. Mais une telle richesse de documents réunis ce dimanche 28 mars ne pouvait se concevoir sans le concours de tous les amis de Cadou. Et ils étaient tous là, entourant Hélène de leur chaude amitié, pour tempérer le côté officiel d'une inauguration avec Maire et Sous-Préfet. Toutefois, dans la foule qui se pressait là, nos anciens élèves devenus des hommes venaient simplement apporter leur témoignage, Clovis, Aristide, Moise, Michel...

Pourtant il en manquait un, disparu lui aussi, le " bon copain " que Cadou allait rejoindre à grandes pédallées chez Clémentine, à Saint-Aubin, devant une bouteille de Muscadet. Je veux dire Ernest-le-Facteur.

En effet, Cadou avait le culte de l'amitié et cette amitié qu'il dispensait autour de lui avait une qualité exceptionnelle. Tout en ayant le cas échéant la dent très dure et la rancune tenace, fustigeant avec des formules définitives ses antipathies. Il est arrivé à Louisfert en octobre 1945. Comme j'avais alors une classe fort chargée qu'il convenait de dédoubler, le nouveau maître fut installé dans une vieille bâtisse très sombre derrière l'église. Il porta ses pénates à l'école des filles, dans deux pièces dont l'une devint " l'antre du poète ". Le père Rialland ayant fixé aux murs des rayonnages de bois blanc, très vite on vit apparaître son impressionnante bibliothèque, avec sur sa table ses pipes, sa plume (de ronde) et le terrible cendrier, une tête de mort en ivoire. A la tête de son lit, un dessin à
la plume, vert et rouge, un coq signé Max Jacob.

Pour moi, comme pour tous, la venue de Cadou à Louisfert fut un enrichissement... Les gens du pays restaient perplexes devant la notoriété du maître d'école. On en parlait à la Radio, le facteur apportait un courrier considérable, venant d'Angleterre, de Yougoslavie, d'Amérique. Et puis, certains soirs au bistrot, cet afflux d'artistes qui le verre à la main entreprenaient des discussions jusqu'à une heure avancée.

D'autres ont porté ou ne manqueront pas de porter des jugements sur l'œuvre de Cadou. Pour moi, il me suffit d'évoquer aujourd'hui le copain et le camarade. Et si d'aucuns voulaient se récrier, je puis témoigner aussi que René avait sa carte de membre du Parti Communiste Français. Peut-être à cause de la hargne qu'il portait aux nantis, aux Tartufe, peut-être aussi à l'époque à cause du Parti des Fusillés. Dans ce village de 511 habitants, Cadou devint le vingt et Unième adhérent de notre cellule.

Déjà vingt ans, c'était le 20 mars 51. La veille, Jeanne et moi nous nous étions rendus à Louisfert, alertés par notre ami Jules Gadesaudes qui craignait le pire... C'est ainsi que nous avons pu revoir Cadou quelques heures avant sa mort. Il s'est éteint dans cette même chambre où sept ans auparavant était née ma fille Yvette.

 

 

 

 


 

Ce soir au FAC de Saint Brieuc Evocation de René Guy Cadou, par Pierre Duclos

Ouest France, 14 mars 1973

 


 

Yves Lavoquer, Len et Yves Philippe évoqueront ce soir, à 20 h 45, au Foyer d'action culturelle, le grand poète que fut durant sa courte vie René-Guy Cadou. Le premier a connu l'adolescent puisqu'il fut son professeur. Le second s'est lié d'amitié 'avec l'auteur d' « Hélène ou le règne végétal ». Le troisième dira des poèmes de l'instituteur de Louisfert. Cette soirée, organisée par le Foyer culturel breton Oaled Abhervé et qui sera à la fois conférence et récital poétique, s'accompagnera de la projection d'un film illustrant la vie de René-Guy Cadou, cet enfant de la Brière qui naquit dans une école en 1920 et mourut dans une autre en 1951.

Un poète en deuil de sa mort

Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre.

Extrait d'un poème intitulé « La barrière de l'octroi » ce vers illustre le destin un peu tragique d'un homme qui, bien que très jeune, semble avoir porté en lui l'idée de sa fin prochaine. René-Guy Cadou venait tout juste de fêter son trente-et-unième anniversaire quand la mort vint le chercher dans son école de Louisfert, près de Châteaubriant. C'était le 21 mars 1951.

Poète en deuil de sa propre mort, il connaissait le prix des larmes qui coulent sur les chers disparus. Sa mère la première était partie le 30 mai 1932. Une date et aussi un beau poème où il se lamente :

Il n'y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Et ce soir nous avons le même âge
Au bord des mains qu'elle a laissées.

Cadou A 12 ans. Huit ans plus tard, i1 sera seul « dans la mansarde ». Son père à son tour s'en est allé. L'amitié puis l'amour n'effaceront pas le souvenir des parents. Au fond de l’homme survit l’enfant. Et sa plainte est celle d'un orphelin :

Ah croyez-moi ! Je ne connais rien de plus atroce
Que de vous laisser partir seuls pour ce voyage de noces.

La mort du père coïncide avec la fin des études. Alors commence pour René-Guy Cadou l’existence errante de l’institueur. Ses remplacements le mènent d'école en école. C'est 1'époque des chambres anonymes, sans autre poésie que celle que le jeune homme porte en lui.

Mais, c'est aussi l'époque où se renforcent les vraies amitiés : Max Jacob ; les poètes de « l'école de Rochefort ». Et puis, en juin 1943, c'est la rencontre avec Hélène. Sa femme.

Après les deuils, c'est un peu de printemps qui revient. La mort, l'obsession de la mort semble s'éloigner. René-Guy Cadou célèbre les matins où tout chante, et s'éveille à la vie. De la saison nouvelle, l'amour et l'amitié sont les premières fleurs, les premiers fruits.

Quelques années passent. Le poète et sa jeune femme sont à Louisfert. Dernier poste de l'instituteur. Le printemps, ne dure jamais. Avec lui s'en va un peu de vie. La jeunesse se révolte, s'indigne, et puis s'effraie.

Et si nos cris d'amour ne nous revenaient pas !

On se sent vieux soudain. Avant l'âge. Comme un poison, se glisse au fond du cœur, le sentiment de l'irréparable, de l'irrémédiable.

Je pars
Mais mon cœur a déjà des années de retard.

encore :

Je suis debout dans la nuit, noire et je m'agrippe.

Mais déjà il n'est plus tout à fait ici. Malade, épuisé, meurtri dans sa chair, i1 sent s'appesantir sur lui la main froide de la mort. Le souffle de l'homme s'épuise. Et comme dans un spasme celui du poète s'enfle; s'élève à une puissance encore jamais atteinte. Ce ne sont pas des cris de désespoir, mais un long frémissement de tout l'être, tendu vers le but ou contre le but qu'il sait proche.

Le regard tourné au dedans de sol, il prépare « L'examen de toute sa vie ».

Des anciennes détresses, des anciennes misères, il fait un beau poème d'amour et de confiance. C'est « Jugé ».

Et quant à ce qui est d'honorer ses parents
Vous les tenez cachés, oh ! depuis si longtemps
Sous la marquise de vos ailes
Que c'est à moi, mon Dieu, de vous en demander des nouvelles

Les mêmes doutes et les mêmes certitudes se retrouvent dans « Nocturne ».

Oh ! sur l'ardoise du ciel, si l'on tient compte
De ce pays sans charme où je suis né
Si l'on juge à propos de mes larmes
Seigneur, je suis exonéré.

C'est la fin. René-Guy Cadou s'éteint. Et discrète est la douleur de celle dont la force tranquille s'accompagne d'une poignante résignation.
Pierre DUCLOS

 

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, du surréalisme au surromantisme, par Jean Pierre Rosnay

Les nouvelles littéraires, 10 janvier 1973 n° 2398

 


« L’opinion des docteurs à l'égard de ma poésie ne m'importe guère. Pour moi, qui dit poésie, dit incantation — une incantation que je retrouve d'ailleurs dans Villon - ou dans Apollinaire, dans Morven le Gaëlique ou Milosz — qui dit incantation, ne dit pas romance, ni Toulet, ni Prévert. Les surréalistes ont remplacé la voix par le télégraphe morse ; en 1948, certains jeunes gens y croient encore. Je n'ai rien à faire avec ces tortureurs du verbe qui confondent amour avec abjection. »

C'est ainsi que, quelques années avant sa mort, Cadou, se définissait clairement, coupant l'herbe sous le pied aux « docteurs » qui seraient tentés, un siècle ou l'autre, d'accommoder, d'interpréter, et par là même de déformer le sens de sa démarche poétique.

En 1973, toutes passions apaisées, chaque vérité étant relative et située dans le temps, il serait puéril certes, de nier l'importance du phénomène surréaliste, et de ses apports, comme il serait puéril d'ignorer ses excès et ses échecs — mais, replacée dans son « contexte historique », la déclaration de Cadou, son coup de boutoir contre les surréalistes, me paraissent aussi profitables à la poésie que légitimes.

Profitables, car toute école, quels que soient ses mérites, finit toujours par substituer aux dogmes qu'elle se proposait de balayer, de nouveaux dogmes, dont il faudra, tôt ou tard — c'est la loi de l'évolution de toute pensée créatrice — se libérer en vue de nouvelles conquêtes.

Légitimes, j'écrirai même de légitime défense, car les surréalistes, par leur dynamique, par les pouvoirs de séduction de leur insolence superbe, par la subtilité de leur stratégie : manifestes, scandales érigés en systèmes, avaient fini par attirer, sur leurs seules personnes et sur leurs seules œuvres, toute l'attention d'une critique et d'un public, souvent plus friands d'apparence que de transparence, d'éclats que d'échos, au point que les œuvres décisives de poètes se refusant à subir les garde-fous et les contraintes d'une « école », tels Max Jacob ou Blaise Cendrars, se trouvèrent ipso facto, longtemps rejetés dans « les arcanes du silence ».

Le poète et sa destinée

Cet aspect envahissant et quelque peu totalitaire du surréalisme — qui, contrairement au dadaïsme, ne sut ou ne voulut, sa « révolution » réalisée, s'effacer au profit de nouveaux élans, s'installa et s'efforça de se maintenir au-delà des limites de ses forces « novatrices » suscita des réactions diverses, mal connues, dont celle de René-Guy Cadou et de ses amis de l'Ecole de Rochefort : Rousselot, Manoll, Béalu, Becker, etc... qui, à la notion de surréalisme, opposèrent celle de surromantisme. Dans son étude sur René-Guy Cadou (2), Michel Manoll a éclairé les motivations de l'adhésion de Cadou au surromantisme : « ... il est surromantique (Cadou), comme le sont ses « compagnons de la première heure » pour avoir choisi de témoigner du passage de l'homme et de son éternité et admis comme seule vérité que « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ». Suspectant le surréalisme du fait de son nihilisme intellectuel, de son « aptitude à l'illogisme; à recourir au rêve pour échapper à l'emprise de l'aveuglante raison, il nous fallait », poursuit René-Guy Cadou, « avec des moyens particuliers qui longtemps demeurèrent identiques, œuvrer dans le sens de la plus grande beauté et de la seule vérité, témoins de la conscience humaine ».

Une écriture à la main

A la « rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table d'opération », Cadou préfére « ce tremblement de la main qui se dispose à cueillir des œufs dans la haie ». Il voit ici l'opposition de nature, entre la symbolique surréaliste, qui puise ses ressources dans un univers baroque, audacieux et celle de Cadou et de ses amis, moins pittoresque, toujours accointée à l'homme dans ses fragiles et provisoires rapports avec la vie et ses relations de cousinage avec la nature.

Dans ces oppositions doctrinales, on peut lire en filigrane le dialogue, la confrontation par poètes interposés, entre deux générations. C'est aussi Paris, sublime et fébrile, quelque peu m'as-tu-lu, remis en question par la province patiente et dubitative, qui se paie peu de rhétorique et de philologie et qui, par sa situation même dans les structures géopoétiques, est instituée en vestale : le feu sera défendu et transmis, chaque arbre, chaque feuille, chaque brin d'herbe, chaque oiseau, chaque plume de l'oiseau, seront pris en compte et magnifiés. L'exploration par les surréalistes du subconscient, à qui Freud a donné son droit de cité, a offert à la poésie des territoires vastes comme le fond des océans, comme eux peuplés d'existences multiformes et d'algues fantasmagoriques, propres à renouveler l'imagier du poète. Mais le subconscient retourne à son néant lorsque sombre la conscience. Cadou et ses amis écrivent à la main. A l'écriture automatique, qui exhale un petit parfum de machine, voire de « revolver à cheveux blancs », ils préfèrent la semaille, la lente germination et la récolte du poème.

S'affirmant comme surromantique, Cadou a précisé cette option : « J'appellerai surromantisme toute poésie qui, ne faisant point fi de certaines qualités émotionnelles, se situe dans un climat singulièrement allégé par le feu, je veux dire ramenée à de décentes proportions, audible en ce sens qu' elle est une voix aussi éloignée de l'ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes...-»

Le credo de la fraternité

Pour Breton, qui envisageait la poésie dans une vision globale, comme le point le plus avancé de l'esprit, le poète se devait d'être partie prenante et agissante sur tous les fronts, dans tous les conflits, d'où son amitié avec Trotsky et les rapports de la Centrale Surréaliste avec le Parti communiste qui aboutirent à l'éclatement du mouvement, au départ d'Eluard et d'Aragon et à leur adhésion au Parti. Les ambitions de Cadou et de ses amis étaient délibérément plus mesurées. « Aussi éloignés de l'ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes », ils se tinrent à l'écart des champs de bataille idéologiques d'un monde où, mues par la nécessité des priorités, les philosophies, les sciences, les techniques, avaient pris le pas sur « les beaux-arts ». Repliés dans leur forteresse-province, leur credo fut la fraternité qui les souda les uns aux autres, comme les soudèrent leur commune passion pour la poésie et leur amour concret pour tout « ce qui vit et souffre ». Pour autant, ils ne furent ni résignés ni passifs. A côté d'une trentaine de poèmes inédits, dont quelques-uns sont de l'altitude d'Hélène ou le règne végétal, le chef-d’œuvre de Cadou, le lecteur découvrira, dans le deuxième tome de ses Œuvres poétiques complètes, des textes polémiques (également inédits) où le poète porte des jugements d'une violence insoupçonnée : « Dans la vie d'un poète, pour celui qui l'a vécue, la Résistance fut un épisode au même titre que l'enfance, l'Amie d'un jour ou une merveilleuse rencontre. Je ne conçois pas de poésie autrement qu'engagée. Encore faut-il s'entendre et ne pas donner au temporel la vertu de l'éternité. Verlaine pour qui je n'ai pas d'admiration intempestive, Rimbaud, Mallarmé que j'exècre sont des types de poètes engagés. Mallarmé le fut si bien que j'imagine son écriture de professeur d'anglais et ses mardis littéraires rien qu'à relire un seul de ses poèmes ». J'ai choisi un extrait ne mettant en cause aucun contemporain. il en est d'autres !

Antagonisme d'écoles, télescopage de personnalités et de tempéraments dans une constellation, il y a gros à parier (si Dieu existe, comme le pensait René-Guy Cadou) que, toute pesanteur annulée, Cadou a maintenant rejoint au paradis Verlaine et Max Jacob.

1) Ed. Seghers.
2) Ed. Seghers. Collection « Poètes d'aujourd'hui ».
3) p. 296.

 

 

 

 


 

Cadou, un « humaniste » humain, par Daniel De Roover.

Journal d’Europe Bruxelles, 9 octobre 1978.

 


 

Tu es là, je tiens ton visage
De corail et de vent
Contre ma chair,
Je confonds soleil, prison.
Des peuples inconnus
Fuient ma convalescence.
Oh ! verse entre mes bras
L'odeur forte des mers.

Ne plus penser à rien
N'être là pour personne
Des fleurs sur le chemin
Une cloche qui sonne
Ce visage qui brûle à portée de la main

Et si tu veux mourir
Il fera jour demain.

René Guy Cadou, poète hélas ! trop peu connu, était en passe d'être oublié complètement et ses admirateurs en étaient réduits à se disputer des plaquettes devenues introuvables. Les éditions Seghers viennent d'avoir l'heureuse initiative de publier en deux volumes de poche ses œuvres complètes, comprenant non seulement des poèmes connus, mais plusieurs pièces inédites, des notes et des commentaires et une remarquable bibliographie où sont repris des articles sur Cadou, ses collaborations à des revues, des émissions radiophoniques, etc…

L'apparat critique est remarquable et digne d'un travail universitaire. C'est la première synthèse complète qui paraît sur celui qu'on a appelé le « Gérard Philipe de la poésie » et il était temps.

Mort en 1951, à l'âge de 31 ans, Cadou, instituteur des bords de Loire, avait réussi à revivifier une poésie qui à force d'utiliser systématiquement des procédés toujours les mêmes était devenue stérile et impersonnelle. Disciple de Max Jacob à qui il a dédié de très nombreux poèmes, sa poésie humaniste — dans le sens d'« humain » — concilie avec bonheur l'isolement personnel, la souffrance intérieure et un grand élan chaleureux et fraternel vers les hommes. Rien moins qu'intellectuel, fuyant Paris comme la peste, Cadou ne se sent bien qu'à Louisfert auprès des gens simples, artisans et paysans du village. « L'Ecole de Rochefort » cercle amical où il a réuni ses amis Jean Bouhier, Michel Manoll, Luc Bérimont, Jean Rousselot... n'a rien de commun avec le Cénacle de la rue de Rome où Mallarmé qu'il déteste rassemblait ses disciples. « Je persiste à croire que toute préciosité est négation même de la poésie », dit-il.

Pour Cadou, le poème est d'abord « cri d'amour, une chaleur directement transmissible » et le poète, inspiré, n'est qu'un
intermédiaire entre une série de correspondances qui s'inscrivent dans « le grand concert de la Vie ». Cadou est quelqu'un qui a réalisé « la fusion totale entre un homme et la terre originelle », affirme son ami Manoll. Ses textes tout simples éclatent cependant en images originales et pour trait universels, il trouve des accents musicaux, une harmonie de sons tout à fait exceptionnels.

La probité, la pureté, la sensibilité de Cadou ne l'empêchent toutefois pas de porter un regard sévère sur ses « confrères en littérature ». Les notes reprises en fin de volume font preuve d'un esprit caustique, voire féroce. Il a des mots très durs pour fustiger les intellectuels, les poètes « engagés » et la poésie de circonstance : « Je ne conçois de poésie engagée qu'envers moi-même ». C'est cet individualisme forcené mais fécondé par l'amour de la vie et l'amour tout court qui rend l'œuvre de Cadou si attachante et tellement présente. Et la seule chose qu'il reste à faire est de se laisser bercer par la beauté des textes en évitant tout bavardage superflu : ne disait-il pas : « Je ne demande pas à être jugé, je demande à être lu » ? 

 

 

 

 

 


 

Œuvres poétiques complètes René Guy Cadou, par Jean-Claude Legros.

Le Journal des Poètes, novembre 1973

 


 

Deux importants volumes, huit cents pages au total nous emmènent sur les traces de René-Guy CADOU. Ce poète, un des plus importants de l'Ecole de Rochefort-sur-Loire (Max Jacob, Jean Bouhier, Jean Rousselot, Marcel Béalu, Luc Bérimont, Michel Manoll) est mort à l'âge de trente et un ans, en 1951. Ses œuvres, pour la plupart épuisées, sont regroupées pour la première fois. Et grande est notre joie, rayonnants les soleils. En effet, l'analyste de l'homme qu'est CADOU précède les efforts de la poésie actuelle, prévient les fougues inutiles.

Analyste de l'homme, certes, mais il s'agit ici d'une analyse de l'expérience humaine au travers d'une analyse personnelle.

Rares en effet sont les textes où le « je » est absent. Rare aussi l'absence de climat serein, et sain.

Déménagement

Tu peux prendre ma place
Le sang que j'ai cueilli n'a pas laissé de trace
Mon ombre m'a suivie en effaçant mes pas
Dans la chambre sans feu
Je ne reviendrai pas
C'est ailleurs qu'on m'appelle
Avril
Et les vergers sont pleins de tourterelles
Le ciel est déjà mûr
Il y a des tessons de soleil sur le mur
Des fleurs sur la rivière
Les ailes de sapins qui secouent leur poussière
Sœur-Anne abandonnée chante au pied de sa tour
Et depuis ce matin
La mer est de retour.

(Tome I, page 122.)

Mots de tous les jours, figurant tous instants. Mots des quatre saisons, des dix mille horizons. Cadou se faufile en les trames secrètes de la destinée de l'Homme, à travers lui. Cadou s'élance en une description minutieuse, en une fouille exhaustive de l'esprit.

Et l'on remarque qu'au détour de chaque rectitude les mêmes splendeurs réjouissent : il s'agit là d'amour, de nature, d'amis. Leitmotiv résumant calmement l'œuvre de René-Guy CADOU.

… Mes lèvres trop longtemps ont couvé sous la cendre
Jusqu'à mon cœur les mots Ne peuvent plus descendre
Et n'ayant plus d'amour
Je n'ai plus de raison.

(T. I, p. 302.)

A lui seul, René-Guy Cadou formait une unité. Unité d'homme et de poète. On ressent effectivement une adéquation parfaite entre les écrits de l'auteur et le récit de sa vie qu'en donne Michel Manoll (René-Guy CADOU, coll. Poètes d'aujourd'hui, n° 41, Ed. Seghers ).

Il voyait la vie au travers de ses yeux. Et l'idée resplendissait, nue et vivante. Transcrite, elle prenait la forme simple de la description apparente. Réelle, elle imaginait les contours maudits, et les réfutait ; elle criait la joie d'expression et méritait la forme donnée. C'est pourquoi Cadou donne l'illusion de simplicité. Secrets, les mots reflètent la valeur d'âme.

J'aimerais sans impudeur au moins une fois parler de ma poésie ou du moins de ce que j'entends par ce vocable.

On peut être original à peu de frais. Je l'ai dit, j'entendais par là une certaine façon de jeter des cailloux dans les vitres. Cela réussit toujours. Une descente de police vous assure une demi-colonne des journaux.

On peut l'être encore à moins et c'est ici que je m'explique. Puisqu'il faut à tout prix de l'originalité, montrons-nous original en ne l'étant point. Soyons un original ; posthume, c'est-à-dire de telle sorte que bien des années après le crime on se soucie enfin du cadavre. Eh quoi ! Pas d'empreintes ! Pas de coffre-fort vide ! Pas de mégots Non ! Rien ! Simplement il n'y avait pas de crime. L'assassiné s'est éteint de vieillesse.

T. 2, p. 297.)

Images personnelles, que l'on trouve, heureuses, aux sources de sa poésie.

Mais aussi images d'amis, d'espoirs : au hasard des titres : Poème à Alain Gerbault, Hélène, Les amis de Rochefort, A Pierre Reverdy, Rochefort-sur-Loire, Bonjour Fédérico. Textes où l'on sent l'attache, malgré la solitude qu'il désirait autour de lui, malgré le calme qu'il accaparait.

Hélène Cadou, son épouse, tient une très large place dans l'œuvre. Elle est le poème. Elle vit les lignes et les mots.
A propos du recueil Hélène ou le règne végétal, Cadou écrit : Je n'ai pas écrit ce livre. Il m'a été dicté au long des mois par une voix souveraine et je n'ai fait qu'enregistrer, comme un muet, l'écho durable qui frappait à coups redoublés l'obscur tympan du monde… (T. 2, p. 7.)

Gestes sains donc que René-Guy CADOU émet. Et de son analyse personnelle, il permet une lecture fraîche.

Heureux Cadou : par la facilité d'adapter une réalité quelquefois difficile à une forme dégagée, il permet la vision claire des paysages humains.

Pour terminer le second volume, il nous livre quelques-unes de ses réflexions sur ce que représente, pour lui, la poésie ; ses espoirs et ses affinités, ses soleils, ses désirs :

J'aimerais assez cette critique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie.

Le poète sera toujours cet égaré sublime qui porte en lui-même sa bergerie.

Un poète ne doit jamais avertir les pouvoirs publics de ses changements de résidence.

Certains poètes ne font leur œuvre que derrière les vitres. Aussi cette œuvre ne nous apparaît-elle, le plus souvent, que maculée de chiures de mouches.

Habile et sec, moqueur et droit, il sent, dans les mots, les plus sérieux éclairs. Il nous les livre et le tonnerre foudroie.

 

Le journal des poètes, 9, 1973.

 

 

 

 


 

Dans l’amitié de René Guy Cadou, par Charles Le Quintrec

La Bretagne à Paris, 19 octobre 1973

 


 

Les Editions Pierre Seghers viennent de publier lespoésies complètes de notre compatriote René-Guy Cadôu, décédé en mars 1951, à l'âge de 31 ans.

Jusqu'à la fin, jusqu'au bout, René-Guy Cadou voulut vivre parmi ses élèves — il était instituteur à Louisfert, Loire-Atlantique. Dans les derniers jours, n'en pouvant plus de souffrance, il a accepté de garder la chambre et d'attendre la
mort.               - -        . ,        

Sa jeune femme Hélène, qu'il a si magnifiquement chantée dans toute son œuvre, ses amis de toujours, Jean Bouhier, Jean Rousselot, Michel Manoll, Pierre Coqueux,se relayaient à son chevet, non pour évoquer la camarde, mais pour célébrer le chant, le chant des hommes, le chant du monde, ce chant si ténu  qu'il semble souvent que personne ne chante, mais que ce chant à peine audible, vienne à s'interrompre et c'est comme si les humains avaient perdu quelque chose d'essentiel... .

Je n'ai pas connu Cadou. Ceux qui l'ont approché, fréquenté, ont bien voulu me dire que je n'étais pas, il y a quelques décennies sans avoir un grand air de ressemblance physique avec lui. Il est vrai que de Sainte-Reine-de-Bretagne à Plescop, c'est toujours la même terre, le même humus, la même façon de grandir sous un même ciel enturbanné de nuages, plus beau de porter vers la mer la transhumance de toutes les bergeries.

Si je n'ai pas connu Cadou, j'ai voulu voir son dernier village. J'ai parlé à Victor Carridel, menuisier-débitant, chez qui le poète allait boire le verre de muscadet. Partout où je suis passé et quelles que soient les personnes que j'ai pu interroger, j'ai été sensible à la même ferveur, à la même déférence. Carridel m'a dit : « On ne comprenait rien, bien sûr, à ce qu'il écrivait, mais ses livres nous tenaient chaud. Et puis, entre nous, on avait à causer de tellement d'autre chose ».

Il est bien vrai que le Cadou que rencontraient Michel Manoll et Jean Rousselot n'était peut-être pas tout à-fait le même que celui qui se mêlait aux paysans, aux artisans de Louisfert. Il y avait pour lui qui avait peu de temps — un temps pour la littérature comme dans les livres, un autre — aussi précieux — pour la littérature comme dans la vie.

La littérature de la vie, de la vraie vie, répondait de l'autre que l'on confie à des éditeurs, puis au public.

Mon propos ici n'est pas de porter un jugement de valeur sur l'œuvre poétique de René-Guy Cadou telle qu'on vient de la publier. D'autres plumes que la mienne le feront en temps utile.
Ce que je veux dire et notamment aux jeunes générations et notamment à ceux qui confondent message et vociférations, chant et guitare, vertiges et revendications.

C'est que sans élever la voix, René Guy Cadou parlait haut à ses contemporains.          

Le plus clair de ce qu'il disait il allait le chercher dans le cœur de l'homme, dans le ventre de la femme, dans l'éclatement des aubes au-dessus des arbres. Dans un temps desséché  par le parisianisme et l’intellectualité, il a su découvrir les « vraies richesses » dont parle Jean Giono. Ces richesses qui ne vous parent pas une dépouille, mais qu'on peut emporter avec soi à l'heure du suprême dépouillement.

Il est parti par un matin de printemps, alors qu'une fois de plus la nature, pas encore tout fait polluée s'apprêtait à lui faire fête à lui qui savait tresser des guirlandes avec des ronces et célébrer les nielles jusque dans les blés.
« La grande ruée des terres », qui de nos jours va buter sur les poteaux télégraphiques et les tours, il l'aura encore connue et combien appréciée. Allez voir, dans ses livres. Lisez Cadou. Cela vous rendra meilleur, vous réconciliera avec la meilleure part de vous-même, celle qui vous vient de la vieille enfance du monde.

A peine était-il mort, qu'un prêtre qui n'était pas attendu pénétra dans l'école de Louisfert et dit à tous ceux qui se trouvaient là, consternés : « Je viens saluer un prince ». Jamais parole ne fut plus juste, car il est princes de toutes sortes - « Ils n'égalent pas leur destin ».

Dans toute l'acception du terme - et quoique ayant toujours traîné des sabots - René-Guy Cadou fut digne de cet état princier dont Robert Sabatier a traité dans un ouvrage qu'il faudrait relire.

Prince et poète, poète et paysan. Aucune différence. Cet enfant du bocage avait été une fois pour toutes émerveillé. Une fois pour toutes il avait accepté de suivre Merlin jusqu'au plus sombre, jusqu'au plus touffu de la plus haute futaie. Il savait que cette route - que cette voie royale - était semée d'embûches et cependant pour rien au monde il n'aurait faite demi-tour.

Les hommes vivent pour durer. Les poètes tels que René-Guy Cadou vont, non pour leur gloire - mais pour leur justification -, jusqu'à brûler leur vie.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou : œuvres complètes, par NC

La Bretagne à Paris, 9 novembre 1973.

 


 

Prince du Verbe, René Guy Cadou est de ces poètes qui créent ce qu'ils nomment. La poésie lui est si naturelle, qu'il lui suffit de dire et c’est comme s'il traçait le cercle magique, un monde neuf surgit:   il ne va pas pourtant chercher son lyrisme dans l'exaltation. D'ailleurs, il ne cherche rien du tout. Il dit tout simplement. Et ce sera l'arbre ou le cheval, les champs, le cabaret, le village, les Copains, des choses ou des gens très simples et, qui du coup, se trouvent magnifiés à son envergure. Ne lit-on pas, dans sa préface « je parle de ce qui m'arrive..» ? Et il le fait sans s'essouffler. Le génie fait le reste. Mystérieusement le génie fait le reste. Mystérieusement les mots lui sont donnés, ce sont les mots de tous les jours.

Qu’est-ce donc qui fait que l'on s'attache tant à la poésie de René Guy Cadou ? Il          semble que ce soit une énorme tendresse, un amour fraternel de tout être, un immense appétit d'embrasser la vie, toute la vie, dans une gare, dans une chambre d'hôtel, dans un verre de vin. On peut appeler cette tendance « sens cosmique », on peut aussi l'appeler « communion universelle». A partir du plus banal paysage, par exemple, une cour d'école, il crée des domaines de rêve Paysan. Il colle à la terre; poète; il en fait le monde. Un autre caractère de René Guy Cadou; c'est son sens profond de l'amitié. Un grand nombre de ses poèmes, quelques-uns de forme épistolaire, s’adressent à ses compagnons. Il n'est pas étonnant que ceux-ci se soient rassemblés autour de sa chaleur, dans cette fameuse école de Rochefort et que, 22 ans après sa mort, ils lui demeurent fidèles, à l'exemple de Michel Manoll.

Mais qui prétendrait imposer des limites à un poète? S'il dit ses camarades, s'il correspond avec Max Jacob, Supervielle, Follain, ce n'est pas pour autant qu'il n'incorporera pas dans leur cohorte Antonin Artaud ou Guillaume Apollinaire. Vivants et morts ne sont-ils pas de même race et de même famille ? On dirait que tous revivent dans celui qui les évoque. Et c'est vrai. Tout en demeurant lui-même incomparablement, il reçoit de chacun ce qu'il apportait de meilleur. Telles scènes, tels portraits, telles visions, René Guy Cadou ne les aurait lamais écrits s'il n'avait reçu et assimilé la leçon des surréalistes, tels autres, s'il n'avait intimement fréquenté Francis Jammes et, pourquoi pas ? François Coppée ?
Ce qui n'appartient qu'à lui seul, c'est la magie verbale, grâce à quoi, ainsi qu'il le dit lui-même : « je vous entretiens d'un monde fugace, Inaccessible comme un feu d'herbes et tout environné de maléfices ». L'univers de René Guy Cadou.

Ses premiers recueils, il commence à publier à 17 ans, ont déjà leur voix, une voix bien timbrée, au souffle court mais intense. Le ton s'élève avec les années, les jeux de mots du début disparaissent, l'accent devient plus grave, sans pour cela qu'un grain de fantaisie ne jette parfois sa paillette sur fond de mélancolie. Le métier s'affermit. Le poète se révèle un maître des cadences, du poème le plus régulier au plus libéré et même dans ses drames en prose rythmée. Le pathétique s'exprime souvent avec une rudesse brutale. C'est le cas, entre autres, de plusieurs nativités, sculptées à la  hache. A ce propos, il parait opportun de noter la foi sauvage de René Guy Cadou, sa « foi du charbonnier », comme iI l'appelle. Et il déclare « je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement ».

L'enfance, ses souvenirs d'enfance, tiennent une grande place dans son œuvre. C'est avec une piété extraordinaire qu'il parle de ses parents, plus souvent, de son père. Tout son amour se fixera par la suite et confondu avec la poésie, sur sa femme Hélène et nous lui devrons les plus beaux de ses chants, chants toujours brefs, ce qui est un sommet de l'art, l'art de tout dire en peu de mots. Le plus long de ses poèmes, « Ode à Serge Essenine », tient en trois pages, ce qui est exceptionnel. Pour le reste, qui est de technique, mètres, rimes, assonances, vers blancs, versets, stances, René Guy Cadou plane superbement. Le jet de l'inspiration commande.

La fulgurance de ce poète mort à 31 ans aura été l'événement du demi-siècle. Certains auront fait, plus de bruit. Nul n'aura tracé un sillon si fertile. L'édition de ses œuvres poétiques complètes en est une preuve. On redécouvre René Guy Cadou à chaque nouvelle lecture. L'introduction de Michel Manoll est un véritable monument (Mallarmé eût dit : « un tombeau ») où s'inscrit la ferveur du souvenir et la dette de reconnaissance de toute une génération de poètes...

Éditions Seghers.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou : œuvres complètes, par NC

La Bretagne à Paris, 9 novembre 1973.

 


 

Prince du Verbe, René Guy Cadou est de ces poètes qui créent ce qu'ils nomment. La poésie lui est si naturelle, qu'il lui suffit de dire et c’est comme s'il traçait le cercle magique, un monde neuf surgit:   il ne va pas pourtant chercher son lyrisme dans l'exaltation. D'ailleurs, il ne cherche rien du tout. Il dit tout simplement. Et ce sera l'arbre ou le cheval, les champs, le cabaret, le village, les Copains, des choses ou des gens très simples et, qui du coup, se trouvent magnifiés à son envergure. Ne lit-on pas, dans sa préface « je parle de ce qui m'arrive..» ? Et il le fait sans s'essouffler. Le génie fait le reste. Mystérieusement le génie fait le reste. Mystérieusement les mots lui sont donnés, ce sont les mots de tous les jours.

Qu’est-ce donc qui fait que l'on s'attache tant à la poésie de René Guy Cadou ? Il          semble que ce soit une énorme tendresse, un amour fraternel de tout être, un immense appétit d'embrasser la vie, toute la vie, dans une gare, dans une chambre d'hôtel, dans un verre de vin. On peut appeler cette tendance « sens cosmique », on peut aussi l'appeler « communion universelle». A partir du plus banal paysage, par exemple, une cour d'école, il crée des domaines de rêve Paysan. Il colle à la terre; poète; il en fait le monde. Un autre caractère de René Guy Cadou; c'est son sens profond de l'amitié. Un grand nombre de ses poèmes, quelques-uns de forme épistolaire, s’adressent à ses compagnons. Il n'est pas étonnant que ceux-ci se soient rassemblés autour de sa chaleur, dans cette fameuse école de Rochefort et que, 22 ans après sa mort, ils lui demeurent fidèles, à l'exemple de Michel Manoll.

Mais qui prétendrait imposer des limites à un poète? S'il dit ses camarades, s'il correspond avec Max Jacob, Supervielle, Follain, ce n'est pas pour autant qu'il n'incorporera pas dans leur cohorte Antonin Artaud ou Guillaume Apollinaire. Vivants et morts ne sont-ils pas de même race et de même famille ? On dirait que tous revivent dans celui qui les évoque. Et c'est vrai. Tout en demeurant lui-même incomparablement, il reçoit de chacun ce qu'il apportait de meilleur. Telles scènes, tels portraits, telles visions, René Guy Cadou ne les aurait lamais écrits s'il n'avait reçu et assimilé la leçon des surréalistes, tels autres, s'il n'avait intimement fréquenté Francis Jammes et, pourquoi pas ? François Coppée ?
Ce qui n'appartient qu'à lui seul, c'est la magie verbale, grâce à quoi, ainsi qu'il le dit lui-même : « je vous entretiens d'un monde fugace, Inaccessible comme un feu d'herbes et tout environné de maléfices ». L'univers de René Guy Cadou.

Ses premiers recueils, il commence à publier à 17 ans, ont déjà leur voix, une voix bien timbrée, au souffle court mais intense. Le ton s'élève avec les années, les jeux de mots du début disparaissent, l'accent devient plus grave, sans pour cela qu'un grain de fantaisie ne jette parfois sa paillette sur fond de mélancolie. Le métier s'affermit. Le poète se révèle un maître des cadences, du poème le plus régulier au plus libéré et même dans ses drames en prose rythmée. Le pathétique s'exprime souvent avec une rudesse brutale. C'est le cas, entre autres, de plusieurs nativités, sculptées à la  hache. A ce propos, il parait opportun de noter la foi sauvage de René Guy Cadou, sa « foi du charbonnier », comme iI l'appelle. Et il déclare « je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement ».

L'enfance, ses souvenirs d'enfance, tiennent une grande place dans son œuvre. C'est avec une piété extraordinaire qu'il parle de ses parents, plus souvent, de son père. Tout son amour se fixera par la suite et confondu avec la poésie, sur sa femme Hélène et nous lui devrons les plus beaux de ses chants, chants toujours brefs, ce qui est un sommet de l'art, l'art de tout dire en peu de mots. Le plus long de ses poèmes, « Ode à Serge Essenine », tient en trois pages, ce qui est exceptionnel. Pour le reste, qui est de technique, mètres, rimes, assonances, vers blancs, versets, stances, René Guy Cadou plane superbement. Le jet de l'inspiration commande.

La fulgurance de ce poète mort à 31 ans aura été l'événement du demi-siècle. Certains auront fait, plus de bruit. Nul n'aura tracé un sillon si fertile. L'édition de ses œuvres poétiques complètes en est une preuve. On redécouvre René Guy Cadou à chaque nouvelle lecture. L'introduction de Michel Manoll est un véritable monument (Mallarmé eût dit : « un tombeau ») où s'inscrit la ferveur du souvenir et la dette de reconnaissance de toute une génération de poètes...

Éditions Seghers.

 

 

 

 


 

La voix inimitable de René Guy Cadou, par Marc Alyn

Nice Matin, novembre 1953

 


 

La publication des Œuvres poétiques complètes, de René Guy Cadou, vingt-deux ans après la disparition de l'auteur du Cœur définitif est un événement doublement important puisqu'il démontre, d'une part, la persistance du goût du public pour une poésie sensible, naturelle, en prise directe sur l'émotion, et, d'autre part, l'attrait que continue d'exercer sur ce même public la notion romantique de destin, d'harmonie entre l'écrit et le vécu, l'œuvre et la biographie. De ce point de vue, Cadou se révèle en effet une figure particulièrement exemplaire : mort à l'âge de trente et un ans, cet instituteur d'un village de l'Ouest eut la sagesse de refuser les tentations de la ville et de la gloire pour appareiller chaque soir, seul dans la pauvre chambre d'une maison d'école, « vers la Face rayonnante de Dieu » :

« Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur des lys et la campagne agenouillée
Cette amère montée du sol qui m'environne
Le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne
—        Tu périras d'oubli et dévoré d'orgueil
—        Oui mais l'odeur des lys la liberté des feuilles »

C'est à cette plainte mélodieuse, subjective, directe, que René Guy Cadou doit d'être l'un des rares poètes français authentiquement populaires de l'après–guerre. Constamment réédités depuis la mort de leur auteur, les textes de Hélène ou le règne végétal, principal recueil de Cadou, ont essaimé dans la plupart des anthologies et des livres scolaires pour se graver au fond de la mémoire d'innombrables enfants. L'acteur-poète Daniel Gélin, en enregistrant sur disque les plus beaux de ces poèmes, a beaucoup fait également pour le rayonnement de la poésie de Cadou, laquelle se prête particulièrement — dans la mesure où elle est avant tout l'expression d'une voix — à la diction.

La sincérité et la perpétuelle justesse du ton tiennent lieu ici d'art poétique. Cadou n'invente pas de formes nouvelles ; il butine les fleurs de son arbre généalogique : Apollinaire, Jammes, Milosz, Max Jacob, Supervielle, Reverdy. Mais aucune influence n'est assez forte pour altérer sa propre voix ; au fond, Cadou n'emprunte à autrui que ce qui lui ressemble ; sa maîtrise réside dans le fait qu'il ramène tout à sa vibration personnelle, à sa fondamentale unité :

« Un jour vous écrirez mon nom en pleine page
D'un vol simple et doux
Et vous direz alors c'est René Guy Cadou
Qui monte au ciel avec pour unique équipage
La caille, la perdrix et le canard sauvage. »

Les Œuvres poétiques complètes réunissent en deux volumes au format « de poche » 840 pages de poèmes et de notes diverses, de la première plaquette, Brancardiers de l'aube, imprimée en 1937, jusqu'aux pages encore inédites de Visages de solitude. Une telle masse de textes a de quoi surprendre, venant d'un auteur si tôt disparu, d'autant que l’œuvre en prose (essais et roman) ne figure pas dans cette édition.

L'abondance de la production littéraire de Cadou peut s'expliquer de plusieurs manières, sans doute complémentaires : par la solitude dans laquelle il vivait, « à la limite des féeries et des marais » par la prescience d'un destin trop bref qui le contraignait en quelque sorte à tout dire très vite, faute de temps, et, surtout, par la nature même de son style d'écriture, aussi éloigné que possible des lentes orchestrations valéryennes. Cadou est un poète de premier jet ; cela constitue à la fois sa force et sa faiblesse car, s'il gagne à coup sûr sur le plan de la communication émotionnelle, nombre de ses textes conservent une fragilité formelle qui serait inquiétante si l'intensité du sentiment ne venait balayer au bon moment l'esprit critique. Ainsi de l'usage excessif des « que » et des « qui » dans la plupart des poèmes :

« Je pense à cette petite chambre de terre
Qui est mienne qui me convient exactement
Que j'al louée sur       foi de bizarres affiches
Qui recouvrent partout les murs nus de ma vie... »

Cela n'empêche point le charme d'opérer. Au contraire : on a l'impression que le rossignol de Louisfert eût perdu le fil de sa musique en s'acharnant à la purifier. Demande-t-on à la source de compter et de mesurer ses gouttes ? Poète au naturel, le plus doué avec Luc Bérimont de ce mouvement littéraire des années 44-50 nommé « Ecole de Rochefort », René Guy Cadou est assuré de toucher longtemps les « cœurs sensibles » pour qui la poésie demeure la transmission d'une haute sensibilité, et non quelque sombre rébus :

O père ! j'ai voulu que ce nom de Cadou
Demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux !
Plutôt que le plain-chant la fugue musicale
Si tout doit s'expliquer par l'accalmie finale
Lorsque le monde aura les oreilles couchées. »

 

 

 

 


 

Le rossignol de Louisfert, par NC

France Nouvelle, 2 janvier 1974

 


 

La poésie est-elle un discours spécifique et opératoire sur la nature et les êtres ? Est-elle plus simplement une illustration d'une pensée déjà faite ou une primitive intuition d'une pensée qui s'élabore au fil de l'écriture et devient adulte ? En tout cas, elle est un instrument de la connaissance de la réalité, un outil incomparablement sensible. René-Guy Cadou n'est pas seulement un poète vrai. Il est un vrai poète. Cet instituteur d'un village de l'ouest de la France, mort prématurément à l'âge de trente et un ans, nous repose certaines ratiocinations pseudo-théoriques sur la Poésie (avec le P majuscule). Il n'avait nulle peine à faire parler les mots de tous les jours. Leurs vibrations émotionnelles lui suffisaient pour tirer leur sens de la pesanteur des lieux communs et des faux-semblants de la rhétorique. Nulle affectation du lyrisme tragique ou de la « poésie des hauteurs ». Son texte a le souffle ample, sans prétention des pensées théorisantes qui tournent court généralement avant même de naître.

Un langage poétique direct, langage naturellement dépouillé, sans recherches mortifiantes de décapage des mots. Cet instituteur rustique a le don de l'image et la musicalité pure des arbres jouant leurs complaintes sous le vent.

Je crois en toutes choses
Qui par souci de vérité
Parlent pour moi trouvent réponse
Dans la raison de mon silence.

Du bourg natal, à Sainte-Reine de Bretagne, au village de Louisfert, en Loire-Atlantique, où il s'éteindra le 20 mars 1951, René-Guy Cadou n'a pas cessé de respirer l'air du « Grand Meaulnes ». Autant dire qu'ayant refusé les tentations parisiennes, pour vivre seul dans une maison d'école comme autrefois, il a accepté « le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne ».

Il plaît pourtant comme un des poètes authentiquement populaires de l'après-guerre. Ce rossignol de Louisfert n'a qu'à entendre les rafales du vent pour en restituer les rumeurs mélodiques. Daniel Gélin qui a enregistré sur disque ses plus beaux poèmes a beaucoup fait pour faire aimer René-Guy Cadou, ce lyrique tendre, l'un des plus doués de ce mouvement littéraire des années 1944-1950, nommé « Ecole de Rochefort ».

Ses modèles sont : Ducasse, Rimbaud, Laforgue, Corbières, Verlaine, Apollinaire, Artaud, Vaché, Péret, Manoll. Et c'est ce dernier grand ami de toujours qui préface les « Œuvres poétiques complètes » de Cadou, réunissant en format de poche 840 pages de poèmes et de notes inédits, du premier volume : « Brancardiers de l'aube » (1937) en passant par « Hélène ou le règne végétal » (1952) jusqu'aux poèmes encore inédits de « Visages de solitude » (1947).

Notre regretté camarade René Lacôte avait beaucoup fait à son tour dans la rubrique poétique hebdomadaire qu'il dirigeait dans « Les Lettres françaises », pour donner de René-Guy Cadou une image authentique, celle d'un « frère soleilleux » comme l’aime à dire Luc Bérimont.

Anthologies et livres scolaires bourdonnent du lyrisme sans apprêt de Cadou. Poésie et vérité. On passe souvent de l'une à l'autre par des ponts transbordeurs. Je songe plutôt à la voix de Cadou, voix vraie et souveraine à force d'être elle-même en accord intime avec le ciel et l'eau, de la terre originelle, avec la mort même, promise « au miracle du blé ».
Le chant de Cadou n'évoque en rien une orchestration. C'est le solo d'un violoncelle qui gémit doucement dans un espace de détresse. Le ton de la perception des choses est plutôt rêvé qu'accusé. La baguette du sorcier fait le reste qui parle du cœur au cœur. Je cite au hasard de l'espace du poème ponctué de tendresse :

Mais la main peut chanter il suffit à cet homme
De savoir que sa vie est demeurée plus bas
Pour d'un bond se trouver sur le pas de sa porte
Comme un ami qui vient pour la première fois.

 

 

 

 


 

Résurrection d’un visage, les œuvres complètes de René Guy Cadou, par Roger Secrétan

République du Centre, 15 février 1974

 


 

Au cours de ces derniers mois, par les soins, merveilleusement fidèles d'Hélène Cadou, les éditions Seghers ont publié les œuvres complètes du poète disparu. Ces deux volumes totalisent huit cents pages. Surprenante fécondité d'une vie brève, que marquaient en outre les signes de l'exigence et de la pureté. Avec la joie et le sentiment de sécurité qui s'attachent à la possession, à la connaissance, à la sauvegarde d'une œuvre entière, la présence réelle d'un être et d'une pensée nous est ainsi donnée.

Car rien n'est vrai comme de dire, pour Cadou, que ce poète c'est l'homme, rien que l'homme, mais tout l'homme, avec sa matière d'homme et ses virtualités et rien que le poète, mais tout le poète et l'on pourrait dire : toute la poésie. Après tant de gloses, tant d'hommages rendus par des amitiés quasi religieuses,            écloses et fortifiées au sein d'un de ces cénacles de jeunesse et d'exaltation, où la vertu d'esseulement est mise en commun, dans un surnaturel défi à l'incommunicabilité des énigmes ; après l'épreuve déjà longue du temps, il est sûr que René-Guy Cadou était non seulement le plus inspiré des poètes de ce qu'on appela « l'école de Rochefort-sur-Loire », mais le meilleur de sa génération. Peut-être au-delà de sa génération. Non pas qu'il fût un chef d'école, ou du moins se considérant comme tel, ou même y songeant, en dépit de cette tentation qu'il eut, pour répondre aux questions de ceux qui étaient déjà ses cadets, de légiférer un peu en poésie. Nous y reviendrons. Mais rien de fort et de vrai qui vient au monde de l'expression et qui mérite sa naissance ne peut échapper à son propre rayonnement. D'autant moins que l'expression est plus rare et plus personnelle. L'inspiration inspire à la ronde, fut-ce dans la rançon des pastiches involontaires et des imitations.    

A peine a-t-on ouvert cette « somme » que tout de suite, dès les premiers poèmes écrits de seize à vingt ans, après qu'il eût lui-même, ce précoce, dominé les balbutiements ou les réminiscences, un courant passe. On voit que la poésie coulait en lui comme une fontaine.

Je m'évade
Sous les coquilles rompues du soir
Avec mon sac d'étoiles dans ma poche,
Ma fronde à tuer les heures
Et mon sifflet de merisier,
En échange de quelques larmes

Tu es là, je tiens ton visage
De corail et de vent
Contre ma chair,
Je confonds soleil, prison.

Tout de suite aussi, dans cette jeune âme visitée, apparaît le témoignage d'une extraordinaire sagesse, faite d'étonnement, d'innocence, de prémonition, de savoir, le savoir de n'être pas savant, le privilège de ressentir le foisonnement étourdissant et absurde de la vie. Blessé de vivre, exposé à recevoir de partout des coups invisibles, mais heureux de vivre. Une rumeur d'amour qui remplit le cœur, la chair et la tête, un amour frissonnant de la peur que tout soit gâté, brouillé, dénaturé. Dieu, puisque l'on entre en poésie comme en religion (Poésie la vie entière, oui, tout entière). Les crises de conscience en face de soi, la déception devant les hommes :

Les hommes sont masqués
Mais je n'y suis pour rien
Je veux vivre
Voici mes mains ouvertes comme un livre
Et les signes noirs du destin

Tous ses poèmes sont des aveux, des confidences à cœur ouvert. Il le dit :

La route
Les grands airs
Ceux qui vivent à cœur ouvert

Il y avait en lui comme un secret perpétuellement dévoilé et toujours reformé, Et pourtant quelque chose de simple et de sain, tout près des choses de la terre, des plantes, des animaux :

Apprends donc à chanter, à dresser sur tes lèvres
Les merles les oiseaux délicats de la fièvre
Apprivoise et reprends le monde à son matin
La terre est pleine de saveurs…

J'imagine qu'il était transparent, phosphorescent. Que si la lumière n'avait été au-dedans elle aurait auréolé son front ou laissé un faisceau dans son sillage. La confidence le concernait lui-même, mais aussi la nature et les êtres :

Parle bas
La bouche pleine de soleil et de laine
Il est temps
La terre s'ouvre les veines

Car cette nature si maternelle et familière, elle lui proposait aussi ses hallucinations et ils poursuivaient ensemble la divagation du rêve. Ainsi appartenait-il à l'imaginaire. La preuve en est donnée partout, dans maints poèmes. Les Bohémiens de la mer, L'Aventure marine, dans les apostrophes à la visiteuse suscitée :

On vit s'ouvrir les portes claires
Les sémaphores s'envoler
Et les ruisseaux de lait couler
Vers les étables de la terre
D'où l'homme s'en était allé

Mais tu m'arrives de plus loin que ma mémoire
Toute luisante comme un pêcheur de goémon
Qui fait signe d'un bout à l'autre de la plage
Et si j'approche m'appelle de tous les noms
Des noms d'avant la nuit qui sont au creux des vagues

Il a le don de regard, de participation à ce qui est autour, à la détresse, à tous les drames qui se nouent, se dénouent, se préparent. Vies de rêve, rêves de vie, absences remplies de présence, solitudes dans le tumulte, miracle et désastre alternés. Un humour d'ironie, le goût furtif du pittoresque et même de la virtuosité, mais qui virent vite à l'élégie, au pathétique. Tels sont ces      portraits          d'angoisse, ces tragédies en   bref : Noël, Un Homme, L'Idiot, La Maison riche :

Dans la maison d'en face il n'y a plus personne     
Les gens sont arrêtés
On dit qu'ils avaient mis tout le ciel de côté
La femme était très belle
Quand la nuit s'allumait
On ne voyait plus qu'elle
Et le jour on perdait son temps à la chercher

Ou dans ce nocturne dédiée au cheval solitaire:

Parfois l'aube te prend dans la nasse des blés
Tu es tout seul tu as envie de t'en aller

Vers des pays de trèfle rouge et de luzerne
Mais le soir tu t'endors entre tes deux lanternes

Le long d'un quai sans fin et sous l'épais brouillard
Tu songes à des boutons d'or dans la nuit noire

Chez ce poète d'épanchement et d'intimité, la force de l'émotion dramatique est intériorisée. Mais elle            rencontre        un talent d'expression d'une originalité directe qui la communique intensément. Cette mauvaise nouvelle de la guerre d'Espagne (c'est en 38 ou 39, il a dix-huit ans), qu'il apprend et qui le désespère, il la traduit dans la notation contractée du poème :

Je ne sais rien de plus que vous
J'arrive de la ville le cœur barbouillé
Je parle seul et vite
Je suis pressé de tout me dire
Comme si j'allais perdre la mémoire
Il est midi
Et je me fais des signes
Car la lumière est transformée.

Mais ce n'est pas seulement le déroulement du poème qui progresse vers les mutations de la magie et du tragique. La métaphore se fait à chaque instant le véhicule d'une émotivité visionnaire. Elle est chez Cadou tellement naturelle qu'on ne saurait, même en prenant la peine d'une analyse sémantique, en tirer une méthode, des mécanismes, sinon pour redire tout ce qu'on sait déjà sur le pouvoir de métamorphose. Ici, c'est moins le démon que l'ange de l'analogie. L'artifice est rare. Il a certes ses vocables préférés, ses tics, ses faiblesses, ses poncifs, ses essais moins heureux. Mais dans leur abondance et dans leur succession, dans ce qu'elles ont d'insolite et jusqu'aux approches de la mort, les images gardent dignité et pudeur. Elles obéissent à autre chose qu'à l'entraînement, aux surenchères, aux coquetteries. Même quand les mots de cette poésie sont emportés par l'ivresse verbale, ils sont porteurs d'une double réalité confondue : celle   du  monde extérieur, celle des sentiments et des anxiétés. On dirait que l'émotion  se  substitue  au Vocabulaire :

Tous ceux que j'abritais tendrement sous mes lèvres.
Et qui me répondaient lorsque j'avais trop faim
Les boisseaux de soleil qui coulaient de mes mains
Les vents alcoolisés qui me donnaient la fièvre
Tous les arbres venus s'appuyer à mon cou
Et les rouges cerviers du soir dans mes genoux
L'odeur de mes vingt ans emportée par les lièvres

Les rythmes ne lui sont pas moins naturels. Leur unité n'est que rarement rompue. Il est presque plus sûr de son harmonie et de ses cadences dans la totale liberté du vers que dans les rigueurs métriques, qui pourtant lui dictent aisément leur volonté. Le jeu non moins libre des rimes, des assonances, la ductilité de la versification, chez lui comme chez d'autres, favorisent et renouvellent l'effusion. La rime un moment refusée, ou irrégulière, parfois longtemps attendue est alors comme une retrouvaille, une récompense. Rien de tout cela ne signifie d'ailleurs facilité, encore qu'il ait connu aussi cette déesse enjôleuse et ses cadeaux empoisonnés. Le poète épique peut s'en accommoder. Celui qui vit révélation capitale, celui-là s'en méfie. Le combat le plus incertain se livre entre les spontanéités trompeuses et les tremblantes élaborations. Il serait stupide de ne pas honorer en lui la générosité des dons, de feindre de ne pas le croire quand il écrit, en exergue à Hélène ou le règne végétal : « Je n'ai pas écrit ce livre. Il m’a été dicté par une voix souveraine ». On voit bien que c'est vrai. Mais quand il dit ailleurs que le poète est là pour rassembler « les éléments épars de la beauté », on sait que cela n'est pas seulement chance et hasard.

Les rythmes brefs, les formes courtes ne sont pas son unique registre et très vite au contraire les vers s'allongent en alexandrins, les strophes       s'organisent et s'amplifient. Un souffle l'emporte en longs poèmes réguliers, fidèles à la rime, comme chez l'Aragon de la seconde période, avec moins de grandiloquence,         moins  de fulguration aussi,   dans une plénitude, une clarté du verbe assez comparables. Les poèmes d'amour de Cadou, peut-être parce qu'ils furent écrits dans les mêmes années, font penser aux Yeux d'Elsa

Et je cherche à travers les corps la transparence
La fleur de neige au bord des vallées de silence
Tes blanches mains crispées sur les harpes du vent
Quand je baisse les yeux le fleuve recommence
A rouler dans tes yeux les sables ignorants

Hélène il faut laisser descendre la maison
Sous la pluie de nos mains sous les rouges gazons
Du sang qui n'a jamais taché.

Le ton monte encore plus haut dans certains poèmes de la même période où le lyrisme se met à déborder, bouleversant les timidités natives :  

Je ne porte sur moi que les forêts d'automne
Mettez-moi nu si vous voulez, mais que personne
Ne cherche à soupeser ce cœur qui n'en peut plus
Si je tiens dans mes bras des oiseaux de passage
C'est qu'il a bien fallu réchauffer ce visage
Et ce corps tout entier que le gel a mordu
Voleur de grands chemins ! si l'on vole l'écume
Des soirs, si la première étoile qui s'allume
Est promise à des yeux qui ne sont pas les miens
J'ai toujours cru que la lumière était mon bien      
Que je pouvais puiser dans le vent ma colère
Et m'allonger près de mon ombre sur la terre
Comme un berger s'endort à côté de son chien

On ne finirait point de le citer.

 

 

 

 


 

Résurrection d’un visage, les œuvres poétiques complètes de René Guy Cadou, par Roger Secrétain

II

République du Centre, 22 février 1974.

 


 

Ce poète que voilà rappelé à des mémoires qu'il n'avait d'ailleurs pas quittées, est né le 15 février 1920 en Brière, à Sainte-Reine-de-Bretagne, admirable nom pour une belle histoire de province ou pour un roman de féerie. Il est mort le
20 mars 1951, dans ce même pays d'Ouest, de vent, d'eaux dormantes et de silence, dans un autre village, Louisfert, dont le nom entre aussi dans l'imagination, autrement plus étrangement, avec sa sonorité douce et dure. Il avait trente et un ans. Il en aurait aujourd'hui cinquante. Il serait un homme mûr. Nous ne dirons pas que sa poésie aurait muri. Elle n'avait pas besoin de murissement ; elle était venue du premier coup à maturité. Elle était inaltérable et vivante, ce qui est le privilège de la poésie.

Sa courte vie s'est déroulée dans des paysages rustiques, non loin de la mer, loin des villes, en tout cas de Paris, dont il ne subissait pas les attractions, dont il redoutait au contraire          les       maléfices,       les fallacieuses     brillances, les compromissions, les réputations usurpées. Son image aimée de la ville c'est Nantes, où il vécut quelques années, où l'avaient attendu, dans l'air ambiant, le
Le souvenir d'anciennes présences : Aragon, Benjamin Péret, Jacques Vaché, puis les décisives rencontres d'un émouvant compagnonnage : Michel Manoll, Julien Lanoé, sur les traces encore fraîches de « la ligne de cœur ». Le groupe qui se formera bientôt l'escortera jusqu'au bout : Manoll, Bouhier, Rousselot, Becker, Béalu, Follain, Toulouse, Bigot. Son paysage mental superposé au bocage maternel, était celui des vastes lectures d'enchantement et d'affinité qui passent des romans populaires d'aventure à la quête douloureuse des poètes maudits. Ses pairs — mais peu-t-on en dresser le catalogue sans arbitraire ou sans omission ? — Il les cite fréquemment en son hommage : Rimbaud bien sûr, surtout Apollinaire, Max Jacob, dont l'amitié tutélaire a orienté son cheminement : Supervielle, Eluard, Cendrars, plus encore Reverdy. La poésie blanche de Reverdy, dépouillée jusqu'à la sécheresse, pure cristallisation des lyrismes, réduisant la vie à la réalité primordiale    du        poème, s'ennoblissait en outre d'un repli monacal sur les hauteurs de l'esprit.
Il y a là une visible influence. Il lui dédie un poème fraternel :

Je t'aperçois
Tirant vers la nuit ton échelle
La boucle de ton sang s'accroche
A la tonnelle
Et tu dis
Suppliant les autres d'avancer
Regardez
C'est la vie qui vient de commencer

Mais sa carrière est celle des approfondissements, à l'écoute de lui-même. Au-delà des références avouées, des enthousiasmes partagés, des adorations ou des phobies, toujours si vives dans la première partie d'une vie, au-delà de cette « école » dont il a dit lui-même,        en        instituteur de campagne, qu'elle était plutôt une cour de récréation, la race de Cadou est celle de Keats, de Rilke, d'Alain-Fournier, qu'il rejoignait dans le domaine inviolé de l'enfance. Il lui cherche même une querelle d'insuffisance et de péché dans le            « credo »        de        cette religion-là. Fournier voulait arriver, il le dit dans une lettre à Jacques Rivière, à « rendre » l'enfance, sans puérilité, avec sa profondeur de mystère. « Je ne crois pas, répond Cadou, qu'il s'agisse de la rendre, mais bien plutôt de la préserver, de la retrouver dans chaque geste de l'âge    mûr. » Sa        critique du Grand Meaulnes, dans l'humeur d'un amour déçu, n'est pas sans vérité. Lorsque je relis ce livre, dont j'ai fait avec d'autres un fétiche, je suis tenté, non pas de le renier, de dire ce que m'avait dit
Montherlant : « C'est une bluette », mais avec Cadou : « Il a fait une œuvre d'écrivain alors qu'il y avait en lui le tremblement merveilleux du poète. » C'est vrai. Et ce n'est pourtant pas vrai. Le tremblement est aussi dans Le Grand Meaulnes. Et le merveilleux.

Les appels de Cadou vers le domaine perdu de l'enfance, même inexprimés, sont comme une obsession. Ils            affleurent constamment dans sa création :

Ce visage d'enfant dont je suis éloigné
Par des années d'incertitude et de mensonge

Encore un soir où je m'en vais
Sur le grand livre des marais
Tracer les mots de mon enfance

Où sont les clés de mon enfance
Le dernier carré de ciel bleu
Et ceux qui partageaient leur cœur
Pour me donner la préférence.

 

L'enfance, l'amour, la mort. Quand il rencontre l'amour, ou plutôt quand l'amour apporte sa réponse à tous les cris étouffés de la solitude, l'inspiration s'épanouit en bonheur, quelque chose en lui se détend et se concentre à la fois. C'est la mythologie sentimentale, les méditations ardentes et graves de tant de recueils, parmi lesquels se détachent La Vie rêvée et Hélène ou le Règne végétal.

Je lui donne le nom
De ma première enfance
De la première fleur
Et du premier été.

Beaux yeux belle saison
Viviers de lampes claires
Jardins qui reculez
Sans cesse l'horizon

Tu es de tous les jours
L'inquiète la dormante
Sur mes yeux
Tes deux mains sont des barques errantes

O reine menacée en secret par midi
Tandis que dans l'air neuf où tu t'es endormie
On entend les grelots de la rosée gui tintent

La mort avait toujours fait partie du voyage. On mourait jeune dans sa famille. Sa mère quand il n'avait que douze ans, son père quand il en eut dix-huit. Les terreurs d'enfance étaient à cet égard déjà lucides lorsqu'il s'enfuyait « au fond du corridor ». La supplication de son « alphabet » funèbre n'est pas tant une prémonition qu'une pensée toujours accompagnante pour les âmes d'inquiétude, la crainte de la sinistre venue qui n'est d'ailleurs sans doute jamais ce qu'on croit.

O mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Je te reconnais bien c'est ton même langage
Les mains que tu croisais sur le front de mon père

Elle mit cinq années à prendre possession de lui, de sorte que la lutte n'était pas seulement avec la jeunesse révoltée mais avec la poésie et toutes les promesses de la vocation :

Vivrai-je assez longtemps pour vous aimer enfin
Vous qui me tourmentez visages de moi-même

Cette mort prématurée, comme celle de Keats ou de Fournier, ajoute aux catastrophes de l'arrachement la frustration d'une destinée. Elle l'a peut-être — mais ces réflexions d'après la vie sont des compensations dérisoires — préservé des lassitudes, du risque de devenir un autre, de perdre le charme qu'on exerce            sur       soi-même, les connivences d'enchantement ? Ou bien au contraire il eût atteint d'autres rivages, d'autres horizons où il eût fait entendre un chant plus significatif encore, plus épuré, plus profond. Laissons ces regrets que suggère      toujours l'irréparable. L'œuvre est là, abondante et savoureuse, marquée par les deux acceptions de la grâce : celle de la voyance et celle de la légèreté.

Il eût sans doute réfléchi davantage sur son art, ce qu'il avait commencé de faire, et déjà longuement, dans les proses recueillies sous le titre « Usage interne » et dans les notes inédites publiées à la fin de la présente édition. Pourtant les spéculations esthétiques, les démarches asséchantes          de        l'analyse contrariaient sa nature. Le meilleur de lui-même les démentait et elles n'ajoutent pas grand-chose à son message. Il ne l'ignorait pas. Les conseils que les poètes donnent à d'autres, pour se les donner à eux-mêmes, sont une tentative de dissiper les malentendus insurmontables. Rilke l'a admirablement fait. Max Jacob l'a fait — combien fait !— et Cadou, qui était si bien préparé à l'entendre, a été amené à le faire aussi. Mais le vrai, le seul conseil, c'est son œuvre.            Elle nous dédommage des falsifications qui nous irritent et qui l'irritaient déjà. La recherche de l'originalité est périlleuse.          « Soyez essentiel        et clair », disait-il. Il n'aimait ni les gratuités ni les masochismes. Il eût dénoncé la trahison de l'essentiel dans les subterfuges de l'obscur et le refus de la clarté dans les alibis de l'indigence. Il doutait que « tout le monde » fût poète et c'était son humilité qui faisait son doute. Et pourtant il l'était et il savait qu'il l'était et que c'était un privilège à mériter. Il y avait dans son ouverture au monde et aux hommes beaucoup          de            cette sagesse que nous avons évoquée et qui repousse      les       illusionnismes. Je trouve dans ses notes d'autres confirmations : « Offrez-vous le luxe d'être simple. Rien ne vaut d'être conquis que la simplicité. » Et un pessimisme qu'il aurait eu bien du mal à révoquer, en dépit de la brutalité simpliste de sa formule : « Le peuple va au peuple, le bourgeois au bourgeois, la bêtise à davantage    de        bêtise. »            Avec, pourrait-on ajouter, ce qui se cache parfois de bêtise derrière les panneaux de l'intelligence. Mais je trouve d'autres choses encore, qui entrent en plein dans le vieux débat dont fut tourmentée ma propre jeunesse et qui trouble encore, qui égare celle d'aujourd'hui.       Les poètes « engagés » de ces dernières années, écrira-t-il, le sont en vertu d'opinions politiques ou religieuses. (Il déplorait même que Mallarmé, qu'il n'aimait pas, fût engagé dans l'art.) Il ne concevait d'engagement « que vis-à-vis de soi-même et de la vie ».
Mais il est difficile de faire parler les morts au-delà de leur temps. Je ne crois pourtant pas que sur ces lignes-là il fût devenu un autre. C'est à peine s'il prophétisait dans son poème :

La voix n'est pas changée
Le mystère est le même.

N.B. — La préface de ces deux volumes est de Michel Manoll qui avait déjà consacré à René-Guy Cadou un ouvrage dans la collection Seghers des « Poète d'aujourd'hui », en 1954.

 

 

 

 


 

René de Nantes, par LFH

Ouest France, mardi 8 mai 1974

 



Il y a 20 ans, mourait celui qui est l'un des plus grands poètes français, René Guy Cadou. En deux volumes, Seghers édite son œuvre complète. Ouvrez au hasard, et toujours une ligne, ou plusieurs vous touchent au cœur.
Il était né en 1920 à Sainte Reine, dans la Brière. Mais le catalogue de l'exposition que lui consacre Châteaubriant rappelle ses attaches avec Nantes. Car « un jour, il fallut quitter l'enfance paysanne, le royaume rêvé, découvrir la ville ». Ce fut d'abord Saint-Nazaire, puis Nantes, la « cité d'Orphée » où son père devient directeur de l'école primaire du quai Hoche.
École qu'il fréquente d'abord, avant d'entrer au lycée Clémenceau, « j'habitais dans les fins fonds de la classe, près du chauffage central, assez semblable à un vieux fer à repasser, une demeure bancale, pupitre de sapin… Un soir de retour au quai Hoche, dans la cuisine rouge et blanche, après dîner, mon père me lut les poèmes qu'il écrivait à 20 ans… Le lendemain je me trouvais assis, une feuille blanche sur les genoux… Dans un monde forcené qui savait m'arracher des larmes ». Au hasard d'une promenade, il fait la connaissance du libraire « qui deviendra son gourou », Michel Manoll. Là, il rencontrera celui « qui va devenir l'un de ses maîtres spirituels « le Jean Paulhan de Nantes » le maître de la ligne de cœur, cette admirable revue à laquelle rien de ce qui est poésie ne fut étranger. » (Julien Lanoë).
Par lui, il deviendra l'ami de Max Jacob, Pierre Reverdy. C'était en 1936. René Guy Cadou avait 20 ans.
En 1941 naîtra l'école de Rochefort « manière de préau pour récréation poétique ». En 1943, c'est encore à Nantes que le poète rencontrera Hélène celle qui sera sa femme, son unique et éternel amour :
« Tout le jour, je vis bleu, je ne pensais qu'à toi
Tu ruisselais déjà le long de ma poitrine.
Sans rien dire je pris rendez-vous dans le ciel
Avec toi pour des promenades éternelles ».

La petite maison d'école de Louisfert verra les dernières années de leur vie commune. Et les dernières heures de celui qui, opéré à Nantes d'un mal implacable, revenait finir là sa vie rêvée.
Il faudrait un jour éditer un plan de Nantes et y porter les seules rues qui ont vu vivre ce dont le nom est synonyme de talent. Il serait étrange le dessin de ces destins entrecroisés. Une voix les réunirait :
« Je vous appelle, ami des grandes profondeurs, profondeurs… »
Cette voix nous invite aussi à la lecture de deux volumes qui méritent de devenir livres de notre chevet et dont Hélène Cadou dit justement qu'ils sont « livres du souvenir et de l'avenir ».

 

 

 

 


 

Chronique « Les Visiteurs », par Xavier Graal

Témoignage Chrétien, 29 avril 1976

 


 

Eh bien, retournons aux poètes puisque la théologie me va si mal ! Je m'excuse, mais c'est encore l'un des nôtres, l'un « des bouts des terres » qui m'est réapparu dimanche soir, sur France 3 : René Guy Cadou mort tuberculeux il y a une vingtaine d'années, l'auteur d'Hélène ou le règne végétal. Je regarde le film de Charles André Picton qui lui est consacré. Je me tais... Je tais mes querelles avec T.C. Cadou fut communiste avant de découvrir Dieu et de le célébrer dans des-poèmes mystiques. Je regarde les marais, les canaux, les maisons blanches de la Brière          et la table d'hôte, et les pauvres objets familiers, et la cheminée haute et le Christ de buis noir sur l'éclatant silence du mur chaulé. Me voici visiteur du poète. Mais non, c'est lui qui me visite...

Il était né au village de Sainte-Reine-de-Bretagne ! Ce nom tout seul, c'est un enchantement. Il n'était pas possible que n'en sortit point un poète. Taisez-vous théologiens professionnels ! La meilleure théologie c'est encore la porte battante de la poésie sur ce monde créé, sur les amours, les amitiés. Cadou, grand ami de Max Jacob, cet autre compatriote qui vit bouger le Christ sur le mur de sa chambre, rue Ravignan.

Le Grand Meaulnes de Bretagne

Je crois en Cadou. Je crois en Max. A la face du Christ bougeant dans les chambres de Montmartre. J'entends. J'entends les poèmes de l'homme de Sainte Reine. Ceci d'abord :

« Je songe à des printemps étouffés d'aubépine
A ces amis d'un jour qui puisaient dans mon cœur
Mais ceux que j'attendais sont morts dans les usines ».

Cadou, fils de pauvres, — et c'est celui intitulé « Moineaux de l'an 1920 », Il y est dit :

« Je crois en Dieu puisqu’il n'y a pas moyen de faire autrement »

Et c'est un vers qui vaut une somme ! En quelques lignes, la vérité du monde.

Jusqu'au bout de la grâce

René Guy Cadou fut invité par ses amis parisiens à monter dans la capitale et à y vivre ! On est toujours comme ça à Paris. Dans la littérature. Et dans la presse. Cadou, évidemment, ne marcha pas. Il laissa à d'autres les dîners littéraires des Deux Magots et de chez Lipp. Et les palmes et les lauriers. Il leur préféra les lys et les avoines. L'encre violette des écoles. Et la solitude. Et la liberté de son regard :

« Cette amère montée du sol qui m'environne
Le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne »

Et toujours ces demeures de Loire-Atlantique en Bretagne avec les chaumes du seigle et les calmes eaux entre les hautes tiges du jonc. Comment ne pas aimer cet homme-là, et sa poésie si claire comme une fontaine en avril ? Ah si les journalistes, dans ce journal, étaient un peu plus poètes, peut-être nous comprendrions-nous plus aisément ? Mais, nom de Dieu, je n'en veux à personne. Je laisse Cadou, instit de gauche — comme on dit pourfendeur de bigots, trousseur de filles mais croyant et priant mettre un terme à nos diatribes. Je ne sais plus quel spirituel a dit : « Il faut aller jusqu'au bout de sa nature, à condition d'aller jusqu’au bout de la grâce ». Voilà qui est très beau. Très juste. Les uns et les autres nous n'avons plus qu'à dire ainsi soit-il. Et à vivre. Et à vivre. Et aller prendre un verre, l'âme de René Guy Cadou à côté qui murmure :

« Pater noster qui es in coelis
Au milieu des lys et des myosotis
Sanctifetur nomen tuum
Par les sacripants et par les brave-hommes »

 

 

 

 


 

Il y a 25 ans… René Guy Cadou, par Charles le Quintrec

Ouest France, vendredi 12 mars 1976

 



Dans la nuit du 20 au 21 mars 1951 – dans la nuit de l'éternel printemps – s'éteignait à Louisfert (Loire Atlantique), le poète René Guy Cadou. Il était dans sa 31e année. Ce fils d'instituteur, instituteur lui-même, nous laissait une œuvre abondante marquée par ses amitiés, l'amour d'Hélène et ce pays de Brière qui avait toujours été le sien. Pour s'être beaucoup intéressé à Guillaume Apollinaire, Cadou savait que le métier de poète n'est « ni inutile, ni fou, ni frivole », mais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d'essentiel, de primordial, de nécessaire, avant tout quelque chose de divin.
C'est en 1936, à Nantes, place Bretagne, que tout va se décider pour Cadou. Il entre comme par hasard dans une bouquinerie, fait la connaissance de Michel Manoll qui lui fait découvrir Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Éluard, Milosz. Cadou avait 16 ans, mais déjà, il avait choisi la porte étroite, la voie difficile, le chemin secret qui mène inéluctablement à la souffrance et à la mort. Manoll parle d'une prédestination qu'il lisait dans le regard du jeune homme. Mais comment revenir en arrière et se contenter de la Terre des hommes quand on a entrevu quelque chose de celle des dieux ?
Dieu, Max Jacob allait lui en parler entre 1940 (date de leur unique rencontre à Saint-Benoît sur Loire) et 1944, année de son arrestation et de sa mort au camp de concentration de Drancy.

Max qui, à l'instar de Claudel, ne pouvait approcher quelqu'un sans essayer de le convertir, interroge : « Tu crois en Dieu, bien sûr ! Non, ne me répond pas ! Tous les enfants perdus croient en Dieu ! J'ai prié pour toi au chemin de croix : mon Dieu ayez pitié de René Guy Cadou, qui ne sait pas que ses vers sont le meilleur de vous ».

Cadou ne sait que répondre. Dieu ne lui est pas étranger, mais l'homme lui est plus proche, plus fraternel. C'est pour cet homme que, chaque jour, chaque soir, après la classe, sur un coin de table d'auberge, il écrit ses poèmes de : « Brancardiers l'Aube », « ForgeS du Vent », « Pleine Poitrine », « Morte-Saison ».
Deux événements vont marquer les dix dernières années de la vie de Cadou : sa rencontre avec Jean Bouhier, Luc Bérimont, Jean Rousselot, Jean Jégoudez, Sylvain Chiffoleau, Roger Toulouse, Yves Trévédy, ils fonderont ensemble ce qu'on a pu appeler « l'école de Rochefort » qui, Dieu merci, ne sera jamais qu'une école buissonnière et surtout l'arrivée d'Hélène Laurent, le 17 juin 1943, celle-ci fera le voyage de Nantes à Clisson pour voir le poète et s'entretenir avec lui.
Désormais, Cadou n'écrira plus que pour Hélène, et, à travers elle, pour l'humanité tout entière. Il écrira vite. Il sait en effet, que le temps est court, surtout celui qui lui est imparti.

Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage,
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou du de femme
À la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu’une caresse toute plate de la main,
Redonne assez grands meubles mornes et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin.

C'est par et pour Hélène que Cadou va chanter plus haut. Elle sera celle qui lira par-dessus son épaule et qui, d'un sourire, l'invitera à toutes les épiphanies, je veux dire à toutes les noces de la lumière. Même menacé, le bonheur ne sera pas un leurre.
Cadou, le poète de l'amour, de l'amitié. Le poète de la vie immédiate. Cadou ne triche pas avec les mots mais les jette tels quels dans sa souffrance afin qu'ils aillent dire aux hommes que leur salut est en eux… Dans ses œuvres rassemblées récemment en deux volumes aux éditions Seghers, on trouve l'accent, l'odeur inimitable de la liberté des feuilles. Quelle différence avec ce qui se fait sous nos yeux ! Que nous sommes loin ici des trouvailles typographiques, des trucages et du vide glorieux que manifestent nos sophistes, nos rhéteurs, nos grammairiens et nos linguistes. Sans forcer le ton, sans donner dans les diarrhées et les apocalypses du snobisme, Cadou parle clair, réinvente l'églogue et l'accordée et nous émeut par une sorte d'attention souveraine à la force des choses et à la sacramentelle présence des êtres.

« Les mottes retournées par le soc de sa poésie sont de bonne terre celtique », écrit Michel Manoll, ce qui me permet d'ajouter que Cadou a le goût des choses simples, de la vie rustique, cette vraie vie que Rimbaud voulait ailleurs et surtout en dehors des pauvres réalités urbaines.
Un quart de siècle après sa disparition, on peut dire que ce poète à l'état  nature a entendu le double appel des choses terrestres, des « Biens de ce Monde » et de la « Raison Ardente » de la spiritualité. Avec les mots de chaque jour et les vocables les plus usés, il fascine par l'insolite, inquiète par le mystère et délivre par le rêve.

Voici venu le temps de donner à Cadou des enfants de sa postérité. Voici venu le temps de de le mettre, dès l'école primaire, entre toutes les mains. Avec le jeune Cadou, les jeunes seront toujours émerveillés. Il n'en demande pas plus.

 

 

 

 


 

La poésie n’est pas morte et les poètes ne meurent pas… 23 ans après sa mort les œuvres poétiques complètes de René Guy Cadou, par R. G.

Le Courrier des variétés, Angers, 1974

 


 

Depuis quelques semaines sur mon bureau deux épais volumes me hantent : lorsque je tends la main vers eux la passion me pousse et une sorte de crainte me retient ; et lorsque, au hasard des pages, en les feuilletant, je retrouvé les accents d'une musique qui a enchanté de lointaines années, la nostalgie se fait déchirante. Les œuvres poétiques complètes de René-Guy Cadou que Seghers (1) vient d'éditer nous rappellent qu'une voix s'est éteinte — il y a plus de vingt ans déjà — qu'elle était celle d'un des poètes les plus doués de son temps, mort à 31 ans après avoir livré un long message à la fois ingénu et ardent qui annonçait une maturité triomphante. Mais elles nous rappellent aussi qu'un poète ne meurt jamais.

J'ai très peu connu René-Guy Cadou que notre regretté Albert Blanchoin, lui, connaissait bien et auquel il a consacré maintes chroniques, encourageant avec la générosité qu'on lui connaissait ce jeune talent qui s'épanouissait sous ses yeux, et plus tard apportant sa pierre au tombeau rayonnant qui peu à peu s'élevait sur le souvenir du jeune poète.        

René-Guy Cadou était né dans un petit village de Brière en 1920. 11 était fils d'instituteur et dès 17 ans, il publiait ses premiers poèmes : « Brancardiers de l'Aube » où se sent l'influence de Paul Reverdy et celle, plus ou moins consciente des Surréalistes, et où éclate un don très rare de création poétique intimement lié à la connaissance et à l'amour de la nature et des êtres :

Il gelait à cœur fendre
Aux terrasses délaissées de l'amour
Des caillots de neige
Fermaient les fleurs comme des voix
Et les Sœur Anne dans les branches
Attendaient en vain un retour.

L'école de Rochefort

Au fil des jeunes années naissent dès lors les recueils qu'inspire une conception quasi charnelle, et mystique aussi, de la poésie « qui n'est rien, écrit-il, que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles — usuelles comme le ciel qui nous déborde. »

« Forges ou Vent », « Retour de Flammes », précèdent la naissance de l'école de Rochefort-sur-Loire, où René-Guy Cadou trouve ou retrouve avec Jean Bouhier un groupe de poètes de l'Ouest qui croyaient à « la nécessité de re-humaniser le langage » et affirmaient le goût de la nature sauvage et de la « chair fraîche. » Ces jeunes loups forment plutôt un groupe qu'une école mais ils n'en ont pas moins fortement marqué leur place dans l'histoire littéraire des années de guerre. Ils s'appelaient Michel Manoll, Jean Rousselot, Luc Bérimont, Jean-Michel Crochot…

René-Guy Cadou est à son tour devenu instituteur et, de village en village, toujours en Loire-Atlantique (Saint-Herblon, Clisson, Basse-Goulaine) il promène ses cahiers de poésie. On l'imagine dans les maisons d'école qui sentaient l'encre et le mauvais charbon, chaque soir après sa classe, dès que le tourbillon fou des gamins galoches s'est éloigné, gagnant sa chambre et recréant son univers. En 1943, il a connu Hélène, une Guérandaise qui sera sa femme, son unique amour, son inspiratrice. Après la « Vie rêvée »,    « Pleine poitrine », « Les Biens de ce monde », il écrit - Hélène où le règne végétal », « Le Cœur définitif », « Les Amis d'Enfance », ses recueils essentiels édités après sa mort. Vers réguliers non rimés, alexandrins souvent négligés, vers libres, versets sont ses moyens d'expression de premier jet utilisés avec une générosité qui frôle parfois le désordre d'une loquacité trop mal jugulée.

Il chante Hélène :

S'il faut nommer le ciel, je commence par toi
Je reconnais tes mains à la forme du toit

Ton souffle achève au loin le clapotis des plaines
On ne sait plus si c'est le soir ou ton haleine.

chante la vie familière :

Et là-bas vers midi
A l'autre bout de champs
Dieu renverse un melon de foin
En se penchant.

Il chante l'enfance :

Je dis les yeux d'enfants
Pareils à des pervenches
Ou à des billes bleues
Qui roulent sur la mer.

Et bientôt il va dialoguer avec la mort car il semble avoir eu très tôt la prescience d'un bref destin.

« Belle mort inconnue »

Ce grand garçon au front haut sous les cheveux fous, vêtu de velours et de grosse laine, bien planté, amoureux de la vie, gourmand de facéties et de bons mots d'une verte vigueur, porte en lui le mal inexorable. Il est maintenant instituteur près de Châteaubriant, à Louisfert, village sans grâce à qui il a laissé son âme. En 1951, le jour du Vendredi saint, « à l'instant précis, comme l'écrivit Manoll, où l'hiver comme un oiseau migrateur ouvre ses ailes de neige, pour s'enfoncer en ses solitudes polaires » le cancer a raison de lui.

C'est le cœur serré qu'aujourd'hui, on lit :

O mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec les doigts
Le geste que tu fais dénonce les liens de cendre
Et ces larmes qui font la force de ma voix

Je te reconnais bien. C'est ton même langage
Les mains que tu croisais sûr le front de mon père

Ou, plus émouvant encore ces « fiançailles » :

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
Tes mains fraternelles

Si ma voix ne sait plus les paroles dorées
Alors tu peux venir
Je t'ouvrirai la porte
Mais nous irons dormir ailleurs que dans les prés.

Pauvre et merveilleux René-Guy Cadou. Sa voix savait encore tant de paroles dorées !

Les dictionnaires nous disent aujourd'hui que l'influence de Claudel, de Jammes et de Max Jacob est sensible chez ce poète. Ils nous disent que sa voix est franche et drue, tendre et fraternelle, précocement mûre ; que sa révélation fut et demeure l'un des événements majeurs de l'histoire poétique du milieu de ce siècle.

Mais les dictionnaires sont des cimetières.

Et le cœur de René-Guy Cadou palpite encore dans ces deux volumes d'où sourd une étrange fascination.

 

 

 

 


 

La voix de René Guy Cadou, poète de Loire, par NC

La Nouvelle République du Centre (Tours), 18 mars 1977.

 


 

L'une des grandes attractions du festival du Livre qui vient de se dérouler à Nice aura été l'exposition que la librairie Larousse a présenté à l'occasion de la publication de l'ouvrage de René-Guy Cadou, dans la collection « Texte pour aujourd'hui ».

René-Guy Cadou est né le 15 février 1920 à Sainte-Reine de Bretagne en pleine Brière, pays des marais entre l'embouchure de la Loire et celle de la Vilaine où ses parents étaient instituteur.

Très vite il découvre la poésie, il se lie d'amitié avec ce qui deviendra « L'Ecole de Rochefort » ou comme il les nomme lui-même « Poètes de Loire » dont feront partie Luc Bérimont, Michel Manoil, Roger Toulouse, Jean Rousselot, etc...

Lui-même sera instituteur dans de nombreux villages de Loire-Atlantique et mourra en mars 1951, âgé de 31 ans.

Cette exposition nous permet de découvrir un poète authentique au langage à la fois profond et proche, un poète de la lumière, de la vie champêtre, de la clarté. Son langage simple nous invite à l'accompagner sur les sentiers de son enfance de Mauves-sur-Loire à Basse-Goulaine.

Je n'écris pas pour quelques-uns retirés sous ta lampe,
Ni pour les habitués d'une cité loquace.
J'écris pour divulguer ce qui vient des saisons,
La neige pure ainsi qu'une main féminine,
Et le pollen, éparpillé sur les buissons.

Cet extrait des « Secrets de l'Ecriture », publié en 1941, résume, en quelque sorte, la grande aspiration de ce poète trop tôt disparu.

Signalons enfin que la famille de René-Guy Cadou habite notre région : Mme René-Guy Cadou est bibliothécaire et présidente du conseil d'administration de la Maison de la Culture d'Orléans.

Précisons encore que cette exposition sera Présentée en automne, dans les pays de Loire.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, la consécration du poète instituteur, par Robert Le Ronce

La Nouvelle République du Centre, Tours, 7 avril 1977

 


 

 « Il pratiquait l'amitié. Il détestait Paris, qu'il connaissait à peine. Il aimait à choquer le verre avec les copains et avec les paysans de la région, le pays nantais. Pour vivre, il était instituteur. Par nécessité intérieure, il écrivait des poèmes. Quand la mort le surprit, il avait 30 ans ». C'est ce qu'a écrit dans une préface Michel Dansel.

Vingt-six ans après sa disparition, René-Guy Cadou, le poète instituteur, rentre au collège. Son nom est sur la couverture blanche d'un petit recueil de 127 pages publié tout récemment par Larousse dans la collection « Textes pour Aujourd'hui ». C'est celle qui est conçue pour l'enseignement du français, destinée aux élèves du premier cycle du secondaire. Mais intéressante aussi pour tout lecteur soucieux de goûter la poésie contemporaine.

René-Guy Cadou, un homme simple qui n'oublia jamais sa maison d'école natale, « les vieux murs blanchis à la chaux, ni l'odeur du pétrole dans la classe étouffée par le poids du jardin ». Un homme sensible à la nature qui n'était pas fait pour la vie citadine mais préférait « les chemins forestiers qui ne conduisent nulle part ». Il était écologiste avant la lettre, poète de l'univers réel où la vie reste à l'échelle humaine et aussi poète de l'univers intérieur, s'étant « donné rendez-vous dans le cœur des hommes de son âge ». Son cœur débordait de fraternité ;        il souhaitait que « l'amour
soit une contagion ».

René-Guy Cadou, homme qui, dans le silence a trouvé le chant profond et puissant de la nature, entouré pourtant d'un concert d'amis dont on retrouve les noms dans ses œuvres : Max Jacob, le plus intime, Pierre Reverdy, Luc Bérimont et autres peintres et poètes de l'école de Rochefort.

La poésie agreste de l'instituteur breton est teintée aussi d'accents élégiaques. Il a vécu l'angoisse d'une Europe sous la botte et dans le sang noir. La tristesse domine les années qu'il a vécues avant de rencontrer Hélène, mais elle s'exprime aussi dans la vision d'un monde cruel qui heurte de plein fouet la tendresse de son âme. Le coquelicot est fleur de sang quand l'âme du fusillé est tournée contre le mur.

« La mort est une chose simple puisque toute liberté se survit ». Dans sa philosophie de la mort, René-Guy Cadou puise la vision de la sienne. Il saisit au vol de ses pensées le point mort de son existence et dans le silence de sa maison il voit le piège « qui donne juste sur l'éternité ».

René-Guy Cadou ne se fait aucune illusion. Sa modestie est grande aussi. « Qu'un poème de moi continue de vivre dans la mémoire de quelque ami inconnu, que ce poème l'allège ou le renforce dans sa conviction d'homme et je suis toujours récompensé », écrivait-il.

Son ambition était de se mériter lui-même. La poésie est pour lui une incantation. Il est de ses poèmes « qu'il aimerait à entendre réciter»,

Dans un autre monde, René-Guy Cadou a-t-il entendu récemment les voix de Catherine Derain et James O11ivier chanter plusieurs de ses œuvres ? C'était au cours d'une soirée poétique au Nouveau Carré Sylvia Montfort à l'occasion de la sortie de de recueil de la Librairie Làrousse. Les poètes encore vivants qui furent ses amis étaient aux côtés de Mme Hélène Cadou, sa femme qui lui inspira de si belles strophes.

La présence de René-Guy Cadou va maintenant se prolonger par un petit livre dans les écoles. Une consécration qui ira au-delà des espérances du poète. N'est-ce pas aussi bien celle de l'instituteur dans une Présence prolongée auprès de la jeunesse ?

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, poète de l’univers familier, par Jean-Louis de La Vaissière

La Croix, 4 avril 1977

 


 

C'est bien le personnage attachant de René-Guy Cadou, poète de qualité mort à 31 ans en 1951, que ses amis ont su rendre présent récemment au cours d'une soirée poétique au Nouveau Carré - Silvia Montfort. Les poètes Luc Bérimont, Pierre Béarn, Jean Rousselot, Charles Le Quintrec, Jean Breton, ont tenté d'évoquer chacun à leur manière, qu'ils l'aient bien ou peu connu, un poète dont la qualité d'amitié était exceptionnelle. En présence de la femme du poète, Hélène, des récitants et deux chanteurs de talent (Catherine Derain et James O11ivier) ont su faire revivre les plus beaux poèmes.

Cet homme du terroir qui a passé toute sa vie comme instituteur dans les villages de l'Ouest, et écrit ces phrases que l'on répète un peu trop à son propos dans les milieux poétiques : « Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ? Mais l'odeur des lis, la liberté des feuilles », n'est pas seulement un poète écologiste avant la lettre. Ses textes intègrent le sensible, le monde réel qui ont pour lui le plus grand intérêt. Evoquer une larme sur une joue, ou la présence de son père dans l'école où celui-ci était instituteur, a pour lui plus d'importance que les recherches de mots nouveaux coupés de la réalité qu'il reproche aux surréalistes ; alors qu'il « exècre » l'œuvre de Mallarmé qu'il juge intellectuelle, au contraire son poète de référence est Apollinaire, sur qui il a écrit des essais : un poète qui pourtant évoque le monde de la ville, mais dont il aime l'hypersensibilité au réel. Les poètes présents ont discuté ensemble la réaction de Cadou : « Moi, je ne suis pas métaphysique ! »

Réaction de quelqu'un pour qui la philosophie est la mort de la poésie et pour qui la poésie a comme tâche, comme l'a bien dit Luc Bérimont, de donner à aimer, d'être contagieuse. Claudel avait discerné sommairement deux écoles se partageant l'univers poétique : « Plonger au fond de l'infini pour trouver du nouveau », ou « Plonger au fond du défini pour trouver de l'inépuisable » : Cadou est de la seconde un exemple convaincant.

Cadou n'était pas tellement l'homme tranquille et l'amateur de bonne chère qu'on a représenté. Il était aussi le poète angoissé par les départs des trains dans les gares, dans lesquels il ressentait l'idée de mort. Sa foi de Breton, comme l'a expliqué le poète Le Quintrec, lui faisait voir la mort et l'au-delà comme familiers ; mort à l'approche de laquelle il écrit des poèmes où il la décrit précise, proche et simple. Sa foi, elle n'est pas seulement foi dans l'au-delà, mais foi venue d'une nouvelle conversion que lui a procurée après de longues années tristes sa rencontre tardive avec Hélène. Une expérience d'amour qui l'engloutit, qui lui fait écrire de la poésie ; « Mon amour et moi avons la même histoire. » Sa foi n'est pas catholique, il préfère contempler dans les prairies « la grande ruée des terres » de Bretagne, voir sans cesse « l'admirable accidenté visage de la terre » et « l'amour fondamental qui est celui de notre pauvre monde ». Il a été militant communiste et aime profondément la pesanteur et la simplicité des choses. Sa foi dans le Christ n'en est que plus passionnée, et certains poèmes sont très engagés dans une vision chrétienne.

La parution dans la collection « Textes pour aujourd'hui » (1) d'un choix de poèmes par Michel Dansel, avec des propositions de travail de Georges Jean, consacre un peu cet authentique poète, abordable par tous.

(1) Larousse.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou célébré au nouveau Carré Silvia Montfort, par Charles Le Quintrec

La Bretagne à Paris, 25 mars 1977.

 


 

Une salle archicomble. Un public passionné et qui manifestait au contrôle pour obtenir des places. Et puis une célébration de Cadou tout à       fait exceptionnelle, voilà ce dont nous avons été le témoin en cette soirée du  21 mars, anniversaire dé la mort du poète, décédé à Louisfert (Loire-Atlantique), à l'âge, de trente et un ans.

Les éditions Larousse qui viennent de publier un « René Guy Cadou » présenté- par Michel Dansel dans leur collection « textes pour aujourd'hui » avaient voulu que les choses fussent bien faites, En accord avec Silvia Montfort qui donne une vie extraordinaire au nouveau carré, elles avalent fait  appel à des comédiens, à des chanteurs et à des poètes pour ressusciter « l'enfant qui avait, vu le jour en 1920, à Sainte-Reine-de-Bretagne à la limite des fééries et des marais ».

Tandis  que, Luc Bérimont, présentateur émérite et habitué des soirées de prestige mettait une dernière main à ses notes, on remarquait, dans la salle des peintres Yves Trévédy et Lenormand, les poètes Jacques Baron, Michel Manoll,
Denys Paul Bouloc, Jacqueline Frédéric-Frie, Françoise Schnerb. Ils entouraient Mme Hélène Cadou, venue d'Orléans pour la circonstance.

D'entrée de jeu, Luc Bérimont « situait » Cadou, l’homme, l'ami, le chantre infatigable des printemps et des automnes et de la lumière qui tombe des arbres jusqu'à dessiner le visage de l'amour.

Catherine Derain et James 011ivier interprétaient avec beaucoup de bonheur certaines œuvres du poète à la guitare. Silvia Montfort, Jean Négroni, Daniel Gélin, Jacques Doyen, Jean Signe, Bernard Véron, Jacques Zabord, firent passer avec une extrême sobriété de moyens le message de l'enfant de la Brière. Et ce message était pour l'amitié, pour le coude à coude des amis, pour les gibiers et les feuillages, pour les terres végétales et aussi pour la présence ineffable, ineffaçable, pour la présence de l'amour et de l’amour de l’amour.

Jean Rousselot, en ami de Cadou évoqua certains souvenirs. Il parla notamment de cette « école de Rochefort». qui dans les années quarante permit à quelques jeunes gens (Lucien Becker, Luc Bérimont, Michel Manoll, Jean Jegoudez, Roger Toulouse) de ne pas se laisser emporter par la tournure plus que dramatique des événements. La poésie est un rempart très exceptionnel contre les calamités d'où qu'elles viennent.

Cette école buissonnière de Rochefort que Jean Bouhier animait avec une rare ferveur, passait aux yeux de Cadou qui parfois ne manquait pas d'humour, pour une « cour de récréation ». Mais cour de récréation ou école, l'instituteur-poète y fut fidèle jusqu'au bout. Joie de se revoir, de se réunir, de boire ensemble, de se donner la fête jusqu'à vouloir pêcher sa propre friture.

Ç'est le Cadou-poète, c’est-à-dire face à la meilleure part de soi-même, en proie aux affres de la création que Georges Jean sut présenter au public avec beaucoup de conviction, La poétique de Cadou, ses mots clés, ses tournures, le côté à la fois carré et coulant de ses textes, furent très bien analysés. Cadou avait ses secrets de plume. Georges Jean a bien vu ce qu'il y a de spécifique chez ce poète qui délibérément tourna le dos aux termes abstraits aux vocables charlatanesques, pour ne retenir que les mots de sève et de sang qu'il savait lester de mystère.
Avec une gouaille incomparable, Pierre Béarn fit revivre l'épistolier Cadou. La voix de Béarn, son sourire contagieux, sa véhémence enjouée firent merveille auprès d'un public qui ne demandait qu'à vibrer. Et tant mieux si en plus de la ferveur il y avait aussi le rire.

On m'avait demandé plus spécialement de mettre l'accent sur le Cadou-chrétien: c'est un côté généralement ignoré de sa personne. Nos contemporains aiment à voir Cadou en poète engagé, et politiquement marqué si l'on peut dire. Certes, René Cadou voulut assumer à sa manière, et se porter à la tête d'un combat à la fois littéraire, politique et social. Mais cela ne devait pas empêcher ce fils d'instituteurs, instituteur de rencontrer Dieu. Son œuvre est toute pleine, toute respirante de la présence ineffable. Certes, ce n'est pas le Dieu des sacrifices, plutôt celui qu'on rencontre entre les saules « comme un pêcheur au carrelet ». Il m'a semblé que ce qui avait été déterminant pour la foi de Cadou ressortit à plusieurs causes. On peut les énumérer : l'enfance de Sainte-Reine, la présence dans la tendre enfance de Sœur Chantal, l'influence de Francis Jammes et de Max Jacob. La rencontre d'Hélène le 17 juin 1943 à Clisson, enfin la maladie. « Je crois bien que ce sera à genoux, mon Dieu que je me rapprocherai de vous... ».

Il revenait à Jean Breton de célébrer le Cadou terrien. Ce Cadou qui, toute sa vie, refusa les boulevards des capitales pour le» chemins creux de son pays d'origine. Jean Breton a bien vu que la terre était tout l'univers de Cadou, en ce sens qu’il     y mêlait intimement, comme par symbiose, l'eau et le ciel.

Une merveilleuse soirée due à MM. Cellier et Nouteau des éditions Larousse, à Hélène Cadou, entourée, émue, à Silvia Monfort et au public. Un public inconditionnel et qui aurait encore écouté la saga du poète de Louisfert-en-poésie pendant des heures.

(Je signale qu'une exposition Cadou, très remarquable, se tient actuellement carré Silvia Monfort.)

 

 

 

 


 

2 textes : Soirée Cadou à Nantes avec rappel sur le Cadou de Michel Dansel (Larousse)

Des textes pour aujourd'hui

Techniques nouvelles, Bruxelles, 1977

 


 

Pour vivre, il était instituteur. Par nécessité intérieure, il était poète : « La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles - usuelles comme le ciel qui nous déborde ». Et voici qu'enfin une collection scolaire « Textes pour aujourd'hui », chez Larousse introduit René Guy Çadou dans l'univers familier des enfants, univers qui était si fondamentalement le sien.

Ce recueil, qui fait presque figure de réparation tardive, prend une place particulière dans la collection, dont il illustre le principe d'une façon exemplaire. Tout d'abord, il écarte tout caractère didactique. Le lecteur, si jeune soit-il, est averti dès le début : « Il n'y a rien d'hermétique ou d'intellectuel à comprendre. Il suffit d'accompagner Cadou le long de ses poèmes…». Ainsi se révèle d'emblée l'intention des présentateurs : s'effacer au maximum pour faire aller vers Cadou. Inutile de commenter pour rendre sensibles ce climat de communion avec la nature, cette odeur de craie et de tableau noir, cette coloration bleue qui nimbe toute chose.

Faut-il s'étonner que cet horizon intérieur ait été si remarquablement mis en lumière ? Non, car voici l'autre aspect exceptionnel de ce volume : il est un message de reconnaissance et de fidélité, destiné à prolonger la présence d'un proche trop vite disparu.

C'est en effet un poète, Michel Dansel, qui en a proposé l'idée et réalisé le choix des œuvres. Puis Hélène Cadou, femme de René Guy et poète elle-même, a donné pour cet itinéraire poétique la genèse de certains poèmes et communiqué des documents inédits. Enfin Georges Jean, poète lui aussi, a établi une fiche pédagogique qui, en fait, s'apparente beaucoup plus à un jeu d'éclairages complémentaires qu'à de studieuses directives.

C'est ainsi que « Textes pour aujourd'hui » peut réellement inciter les élèves à aimer lire.

Dans la même collection, vient de paraître également « Les Trois Mousquetaires et les mémoires de d'Artagnan ». Jean-Claude Perrin, professeur au Lycée d'Arzeu, y fait découvrir, à travers les vrais Mémoires du héros, la distance qui sépare le mythe de d'Artagnan de la réalité du personnage.

René Guy Cadou, par M. Dansel, H. Cadou, G. Jean ; 128 pages.
Les Trois Mousquetaires et les Mémoires de d'Artagnan, par J.Cl.Perrin, 128 pages. Collection « Textes pour aujourd'hui » Librairie Larousse.

Soirée Cadou à Nantes
Récital René Guy Cadou : F.Vasse le 9 mars

Ouest France Nantes, mars 1977

Cadou demeure présent et vivant au cœur de ceux qui l'ont connu et de ceux qui lisent son œuvre. Son audience ne cesse de s'étendre. Il figure, désormais, dans les anthologies et les programmes scolaires. Ainsi se réalise le vœu profond d'un poète qui se voulait tout à tous, sans jamais tomber dans la facilité et la vulgarité.

On comprend que cette œuvre considérable (il a écrit plus de 500 poèmes, un roman, des essais et des chroniques, un livre de souvenirs) ait séduit le groupe de jeunes de l'institution des Enfants Nantais, qui, chaque année, présente un spectacle poétique. Après Gérard Murail, Yves Cosson, René-Guy Cadou sera évoqué à travers des poèmes illustrés de documents en diapositives qui retracent la vie du poète de Sainte-Reine-de-Bretagne où il vécut. Ces illustrations ont été choisies avec le plus grand soin à travers l'œuvre des peintres André Lenormand, Yves Trévédy, Guy Bigot, Roger Toulouse, Jean Jégoudez qui furent des amis intimes de Cadou, et dans l'œuvre picturale de Gérard Murail.

Cette soirée est placée sous le signe des « Biens de ce monde ». Titre du dernier recueil paru chez Seghers quelques semaines avant la mort du poète et qui rappelle que la poésie est « Tout Amour ».

Yves Gaignard, professeur de lettres aux Enfants Nantais, et poète, a préparé ce spectacle avec son groupe, « Culture et Loisirs » avec le souci de donner de l'œuvre de Cadou, une image fidèle et combien admirative. Donc, rendez-vous aux amateurs de poésie, aux nombreux amis de Cadou, salle Vasse, le 9 mars, à 21 heures.

 

 

 

 


 

Au nouveau Carré Sylvia Montfort à Paris, présence de René Guy Cadou, par Len

Ouest France, jeudi 24 mars 1977.

 


 

 « Je ne cèle point que ces poèmes m’arrivent de bien plus loin que moi-même, et que vous autres, je vous entretiens d'un monde fugace, inaccessible comme un feu d'herbes et tout environné de maléfices » R. G.-C.

Le programme de la soirée a tenté une approche, car Cadou dans son entier est insaisissable. Ceux de Louisfert ont été éblouis et n'ont pas tout vu. On l'interrogeait de face et il vous débordait par les ailes. Truculent, chaleureusement vivant, aimant la farce et les histoires graveleuses, il y avait aussi le côté pur et discret, profondément secret.
On ne raconte pas Cadou, on le lit, il est en entier dans ses poèmes. C'est là, et là seulement que se trouve toute la vérité-vraie.

On doit à Luc Bérimont, Sylvia Montfort, Daniel Gélin cette inoubliable et émouvante soirée.

Depuis 15 jours, trois soirées ont été consacrées à Cadou, à Châteaubriant et Nantes; des étudiants guidés par leur professeur ont monté un spectacle admirablement composé. A Paris, Jean Rousselot, Pierre Béarn, G. Jean, Jean Breton, Charles Le Quintrec ont parlé de l'école de Rochefort, plutôt cour de récréation rappellera Jean Rousselot. Georges Jean soulignera particulièrement la poétique du poète, Pierre Béarn racontera son arrivée à bicyclette au Gué-du-Loir, Jean Breton montrera ses profondes attaches avec le monde végétal et Charles Le Quintrec ses rapports constants avec le Christ.

Pour une fois, les gens de classe et de métier ont parlé en toute connaissance de cause, d'un ami qu'ils avaient accompagné, d'autres qui ne l'ont pas connu, mais d'un homme qui parlait en eux. Le cas de Georges Jean qui rappelle la citation de Cadou : « j'aimerais assez cette critique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie ». Toute la poésie de Cadou est cette présence élémentaire de l'eau qui tombe, s'insinue, féconde sans autre nécessité que d'être vraiment nécessaire, et il rappela ce mot de Cadou qui explique beaucoup de choses : « Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi… »

L'art poétique de Cadou n'est pas « un art, dit Georges Jean, c'est beaucoup plus, c'est une métamorphose qui s'insinue en vous… »

Avec une grande chaleur, Charles Le Quintrec parla de l'insistance de René à parler du Christ, entité qui revient dans un grand nombre de poèmes, y retrouvant sa propre foi, et dans une belle et émouvante envolée lyrique termina en soulignant que l'éternité du poète de Louisfert était en marche.

Cadou est sur orbite depuis sa mort et n'a pas connu de purgatoire. Sa miraculeuse ascension n'est pas un hasard, il l'a voulue, en toute simplicité, mais avec une conviction profonde. Il a servi la poésie comme un sacerdoce, ou comme un soldat sous les armes.

« Entre les lignes, sous les balles »

Le carré Sylvia Montfort était trop exigu pour contenir cette foule d'amis inconnus. Une salle enthousiaste en même temps que recueillie. On se sentait au bord des larmes, une émotion qui vous étranglait.

Les acteurs ont apporté leur talent, Silvia Montfort, Daniel Gélin, la race et la classe ; Jacques Doyen, l'extrême sensibilité ; Jean Signe, la maîtrise et les éloquents silences ; James 011ivier, à le voix envoûtante ; Jean Negroni, impressionnant ;, Bernard Véron, convaincant ; Catherine Derain, belle à voir.   '

Une heure après le spectacle; les gens circulaient, encore dans l'exposition « Présence de René-Guy Cadou », organisée dans te foyer par les éditeurs, pour la sortie d'un Cadou classique aux éditions Larousse.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou par Miche Dansel (Larousse), par André Laude.

Les Nouvelles littéraires, 23 décembre 1976

 


 

La collection Textes pour aujourd'hui se veut d'abord destinée aux élèves du 1er cycle de l'enseignement secondaire, mais ses animateurs — Pierre Barbéris et Georges Jean — visent encore « tout lecteur soucieux de découvrir ou de redécouvrir des œuvres éclairées dans leur permanence et leur actualité ». Il s'agit, en évitant un appareil critique pesant, de faire de « chaque lecteur le créateur et le praticien de sa propre lecture ».

Après A travers Prévert, Jules Verne, Le bestiaire fantastique, etc…, voici René-Guy Cadou présenté, commenté, par Michel Dansel, l'auteur par ailleurs d'un passionnant « guide » du cimetière du Père-Lachaise et fondateur de « l'Académie du Rat». Il a, en cette occasion, bénéficié des précieuses notes d'Hélène Cadou, la veuve du poète de « la  vie rêvée », elle-même poétesse appréciée.

Mort en 1951 à trente ans, Cadou n'a pas quitté pour ainsi dire le pays nantais où il a vécu la vie de l'instituteur campagnard. Ami de Max Jacob et de Reverdy, animateur de « l'École de Rochefort » (Jean Bouhier, Michel Manoll, Jean Rousselot, Luc Bérimont, etc…) il a publié de nombreux recueils et plaquettes illustrées par ses amis peintres (Fréour, Jégoudez, Toulouse...).

De Pleine poitrine aux Biens de ce monde, on entendra une parole d'homme enraciné, solidement, dans un paysage aimé, un décor paisible, un univers laborieux et fraternel, une existence simple, loin de Paris (Mais l'odeur des lys ! Mais l'odeur des lys !...) éclairée par la face étincelante de Dieu — un dieu vêtu de gros velours ! — et l'amour de l'épouse. Cadou disait: « Toute ma vie fera un silence d'étoffe ».

 

 

 

 


 

Des odeurs de pommes et de foin séchés, par Lucien Curzi.

Le Provençal, 13 décembre 1976

 


 

Dans les jardins épineux ou ensoleillés de la vie, ne croyait-il qu'à l'amour sans préalable, ce « moineau de l'an 1920 » ? Instituteur de village, le cœur proche de cette terre de Brières où il avait poussé, René-Guy Cadou a tressé sa très brève existence d'étoile filante parmi ses meilleurs amis de Rochefort, Jean Rousselot, Lucien Becker, Michel Manoll. Il ne portait pas la poésie comme une rosette piquée à la boutonnière. Il s'était efforcé de vivre ce qu'il écrivait, sans pour autant prétendre sculpter une langue pure et impénétrable. Il écrivait pour tous, surtout pour ceux qui, aujourd'hui encore, ne le lisent pas.

Présentée par Michel Dansel, cette plaquette, éclairée par les notes d’Hélène, est le condensé essentiel d'une façon d'habiter le pays du magique. C'était sa façon de se laisser absorber par la terre bretonne, la moisson et les paysans, la guerre aussi avec la Résistance (Les fusillés de Châteaubriant), les parents, la peinture qui combat, sa manière aussi de croire le Christ, son plus proche voisin, de suivre la piste des poètes nominés, Saint-Pol Roux, Pierre-Jean Jouve, Max-Jacob, Lorca, Artaud, surtout Reverdy.

Jamais en panne de tendresse, René Guy Cadou parlait bas, les yeux secs, une langue de tout le corps, à la fois drue et finement tournée. Tout occupée par la recherche de la vérité, sa parole porte loin, car elle dit juste : Je préférais laisser planer sur moi comme une eau froide - Le doute d'être un homme. Le timbre est bien frappé, la voix du poète appelle les oiseaux dans le vent, reconnait les ombres dans la maison, fouille l'enfance, toutes choses qui, lancées sur les chemins pour dissiper nos brouillards, ont la rondeur inquiète de l’extraordinaire. A l'écoute des herbes, mais surtout des hommes, René-Guy Cadou a laissé un bel héritage contre la mort.

Editions Larousse. Collection « Textes pour aujourd'hui ».

 

 

 

 


 

Le Miroir d’Orphée de René Guy Cadou, par Claude Morgan.

La République du Centre, 14 mai 1976

 


 

Tout au long de sa vie trop courte — combien trop courte — le grand poète que fut René-Guy Cadou s'est efforcé d'explorer dans ses plus grandes profondeurs la poésie de son époque. Et cette recherche passionnée de la vérité nous aide à voir se former peu à peu son univers secret.

Le Miroir d'Orphée groupe un certain nombre de chroniques que René-Guy Cadou a données à diverses revues et à la radio entre 1946 et 1950 et qui toutes ont pour objet la poésie. Et qui toutes ont pour héros les plus grands poètes contemporains : Paul Fort, Apollinaire, Max Jacob, Cendrars, Reverdy, Dabit, Milosz, Saint-John Perse, Jouve, Michaux, Guillevic, René Char, Corbière, Jammes et aussi Éluard, Aragon, Prévert, Saint-Pol Roux, Parrot, Desnos, Loys Masson, Pierre Emmanuel...

Tous les poètes n'y sont ras, Où y sont plus ou moins. Certains sont plus romanciers que poètes. Mais au fond d'eux-mêmes ils sont avant tout poètes.

Le préfacier Michel Décaudin écrit avec beaucoup de justesse :

—        S'il reconnaît tout ce qu'il lui doit, René-Guy Cadou n'est pas sollicité par le surréalisme, pas plus que par le symbolisme. En Milosz il aime non pas l'inspiration ésotérique et sacrée mais la pureté, la nostalgie de l'enfance, la passion des oiseaux. Il voit Saint-Pol Roux proche de la grande poésie quand il abandonne la recherche de la métaphore pour le langage des simples. Et son Desnos est moins le « dormeur infatigable » (2) de la période des sommeils que l'auteur des Quatre sans cou de la complainte de Fantomas et des Chante-fables.

Cadou va plus loin encore, En 1947 il disait déjà : « Qu'on le veuille ou non la poésie n'a pas avancé d'un pas depuis dix ans. »

Et plus tard il continue :
—        Le mal dont souffre la poésie de ces trente dernières années me semble bien être celui du souci d'originalité. L'écriture automatique, certain nihilisme intellectuel, l'exotisme, l'aventurisme, le narcissisme lui-même de l'école 1930 venant après les manifestes et professions de foi de mouvements dits d'avant-garde dans le moment qu'ils se donnèrent en spectacle perdirent une bonne part de leur vertu révolutionnaire.

Cadou, lui, écrivait dans la Maison d'été :
—        J'écris comme je parle, en plein vent. Et je tiens à ce qu'on m'entende.

Comment Cadou n'aurait-il pas été séduit par la poésie de Pierre Reverdy, cette poésie dégagée de tout intellectualisme :
—        La solitude est le meilleur refuge et le meilleur piédestal de ce poète, dit-il, qui a choisi de vivre non point une vie recluse mais en dehors afin sans doute de mieux juger. Seul, incomparablement seul sur le chemin il ferme l'oreille à toutes les sollicitations, à tous les compagnonnages gui ne pourraient le mener plus loin que ce royaume interdit ou il se situe en maître.

Je ne partage pas mon grain
Ma misère sauvage
Je suis seul sur la lèvre tremblante du rivage

—        II y a, dit encore René-Guy Cadou, dans cet ascétisme poétique une liberté d'expression qui n'est pas sans analogie avec les épures maladroitement menées sur les murs des cavernes...

Cadou n'aime pas les écoles, les chapelles. Il aime une certaine poésie pleine de tendresse pour l'homme et la terre, une poésie qui est comme un chant. Ce qu'il admire le plus chez Apollinaire : il a fait du poète un homme de chantier, un bâtisseur.

Il s'est trouvé, au moment où Cadou écrivait ces chroniques un certain nombre de jeunes poètes qui avaient des tendances semblables et constituèrent, non pas une école, mais un groupe ayant une dominante commune et qu'on a appelés poètes du dernier carré ou poète de la Loire. Parmi eux, Michel Manoll, Becker, Luc Bérimont, René Ladite, Decaunes, Jean Rousselot.

En parcourant Le Miroir d'Orphée on se trouve constamment face à face avec des poètes.

Sur Paul Fort

« La poésie de Paul Fort a une odeur de pomme douce, de cuir mâché, d'encre violette. Elle est fraîche comme un sarrau au matin d'un premier octobre. Soudain elle vous pousse des violettes entre les doigts — ou bien des larmes. Elle est apparente comme un ruisseau dans l'herbe. Audible elle n'en finit pas de couler dans l'oreille. Et l'artifice n'y est pour rien, ni l'art, ni la syntaxe. Mais le style. Elle est savante comme la rosée...

La grandeur d'une telle poésie vient de son style. On a appelé ce style : prose rythmée. La prose rythmée n'est pas la prose poétique. La prose d'Atala et celle de Maldoror ne sont pas celles des Ballades Françaises. Cependant Chateaubriand et Ducasse ont du style. Et quel style ! La prose rythmée de Paul Fort n'est qu'une formule élargie de l'alexandrin. »

Sur Blaise Cendrars

« Je n'ai jamais rencontré Blaise Cendrars, écrit Cadou. Il m'est arrivé de le subir à l'improviste comme un coup de poing brutal au détour d'une rue... Blaise Cendrars est à la littérature ce que l'Armada britannique est à la flottille du Bois de Boulogne. C'est assez dire qu'il ne s'en soucie guère, préoccupé seulement de l'Aventure et de la seule Aventure... Cendrars est à la fois l'Homère, l'Al Capone et le Bringolf des Lettres Françaises… »

Sur Michel Manoll

« La poésie de Michel Manoll est nécessairement fière, ce qui signifie qu'elle se garde jalousement de tout ce qui pourrait la faire ressembler à une quelconque réussite. Car, aussi bien le dire, il ne s'agit nullement pour le poète de réussir mais de tenter d'appréhender avec des moyens dérisoires du langage l'argot poignant de la beauté. »

Max Jacob : l'importance des « lettres »

« Les lettres sont des œuvres d'art en liberté          (le plus bel art). Une lettre c'est comme son écriture. L'écriture révèle le scripteur : les poètes écrivent des lettres de poètes, le génie une lettre de génie. Je reçois des lettres très intelligentes. Même des lettres de censeurs. »

Max Jacob, est-il besoin d'insister était tout entier dans ses lettres avec ses angoisses, ses joies d'enfant, ses souffrances, ses regrets et toujours son amour de Dieu. Parfois dans l'enveloppe se glissait une méditation qui nous faisait pénétrer davantage dans l'intimité, je veux dire dans l'anxiété du poète.

Un autre ouvrage vient de paraître qui publie des lettres de Max Jacob à un jeune homme Michel Levanti (3).

« Tout ce qui me vient de toi, écrit Max Jacob m'est cher et délicieux au gout. Un vrai chagrin rend très sensible et meilleur... La douleur est vraiment l'état de vérité. Je n'avais vu mon frère que dans l'état de narguerie, de discussions, de colère, j'ai eu la révélation de la tendresse. J'ai une sœur qui est un obus, une locomotive de charité. Je reçois une lettre ou elle écrit Elle avec un grand E en parlant de sa mère : c'est splendide. Oui, l'état de douleur est l'état de vérité... Remercie Denoël pour sa belle lettre. J'en ai reçu une de Saint-Pol Roux, si magnifique que j'en ai fait cadeau à un poète comme on donnerait un diamant (9 décembre 1937). ».

A propos du peintre Roger Toulouse qu'il fut le premier à découvrir et dont jusqu'à la mort il conserva l'amitié, Max Jacob écrivit à René-Guy Cadou ces conseils à un poète — ou plus généralement à un artiste.

-           « Refuse-toi à écrire des choses sans importance, c'est la plaie de la poésie actuelle... Qu'un poème se repose sur une pensée, que cette pensée soit aussi éloignée que possible de la poésie. Ainsi tu donneras du poids au poème tout en lui laissant, les ailes les plus diaprées. » Le Miroir d'Orphée recèle dans ses profondeurs d'inestimables richesses qui sont à la portée de tous.

 

(1) Le Miroir d'Orphée, par René-Guy Cadou, préface de Michel Décaudin. Rougerie éditeur.
(2) Robert Desnos accordait, au début de sa vie littéraire une grande importance au subconscient. Il participe à des expériences sur le sommeil hypnotique.
(3) Max Jacob. Lettres à Michel Levanti. Rougerie éditeur.

 

 

 

 

 


 

L'école de  Rochefort : esquisse d'un bilan, par Christian Moncelet

A Jean et Colette Bouhier

 


 

A l'instar de ce général qui, selon Cocteau, "ne se rendait jamais, pas même à l'évidence", certains ont contesté l'existence de l'Ecole de Rochefort. "Mais c'est un mythe !" m'a confié, agacé, un ancien du groupe. Cadou lui-même a évité de prononcer le nom, pourtant connu, de ladite Ecole lorsqu'il tenta, dans un article des ESSAIS (1) puis dans ses réponses à Pierre Béarn, (2) de dégager pour certains écrivains de sa génération (en s'y comprenant) une esthétique commune. L’Ecole de Rochefort mérite-t-elle qu'on raye ainsi son nom de l'histoire ? Ses membres les plus actifs ont-ils longtemps possédé en plus d'un certain savoir-faire poétique un art consommé du faire-savoir qui aurait entraîné une inflation de commentaires trop élogieux et par voie de réaction une contestation sévère de son importance ? Y aurait-il
depuis près de quarante ans accumulation de fumée critique sans véritable feu poétique ? Esquisser un bilan revient à examiner d'abord les contours concrets du phénomène culturel appelé dès sa naissance l'Ecole de Rochefort et à évoquer ensuite en trois points inégaux l'aventure humaine, l'aventure esthétique et le rayonnement.

Limites historiques

C'est à Jean Bouhier (assisté du peintre Pierre Penon, installé à Angers) que reviennent sans conteste l'idée, l'appellation et le lancement de l'Ecole de Rochefort. Au début du printemps de 1941, de Rochefort sur Loire, Jean Bouhier, âgé de 28 ans, envoie à quelques poètes des invitations de collaboration. Cadou répond présent et pèche illico des ralliements. Sans tarder, Jean Bouhier fait diffuser dans des organes de presse régionaux et nationaux le faire-part de naissance de son "mouvement artistique" dont il attribue la paternité, de façon un peu généreuse, à "un groupe d'artistes". Toujours très vite (car le chef veut imposer l'Ecole), l'éditeur René Debresse imprime les premiers feuillets. Dès ce moment, et pendant trois bonnes années, les CAHIERS DE L'ECOLE DE ROCHEFORT paraitront de façon assez régulière sous la direction affichée de Jean Bouhier. Parallèlement, de janvier 1942 à mai 1944, Cadou a veillé jalousement aux destinées de la collection des AMIS DE ROCHEFORT (3) Pratiquement, la première mort de l'Ecole est contemporaine de la Libération de la France. Son fondateur délaisse la poésie pour la politique et dans un après-guerre mouvementé chacun se reclasse. Quand survint en 1951 le décès précoce du poète de Louisfert, l'Ecole de Rochefort n'était plus qu'un souvenir alimenté par quelques anciens dans certains cafés littéraires de Paris. Cadou avait donné une partie de sa vie à celle de l'Ecole, sa mort permit au mouvement de ressusciter. De juin 1952 à avril 1963, de nouvelles séries de cahiers ont vu le jour et la collection des AMIS DE ROCHEFORT, reprise elle aussi, s'est enrichie en dix ans de huit volumes. Bref, compte tenu de ses deux périodes (distinctes) d'activité, l'Ecole couvre une vingtaine d'années d'édition (dont sept de silence) essentiellement consacrée à la poésie (4). C'est presque exclusivement à la première période que nous nous intéresserons, la seconde n'ayant d'autre lien avec l'Anjou que la persistance du nom de Rochefort.

Le poids des productions de l'Ecole

En dehors de la somme, difficile à évaluer, des discussions et des lettres qu'elle a suscitées, l'Ecole de Rochefort peut être jugée, dans un premier temps, au poids concret de ses productions.

Le nombre d'auteurs ? Une soixantaine pour la première période, une quarantaine pour la seconde. Le volume des publications ? De 1941 à 1944, cinquante feuillets de la collection des CAHIERS (tirés à 300 exemplaires, d'abord sur une feuille de 33 cm x 51 cm pliée en quatre, puis dans des formats réduits), dix cahiers hors-série plus ou moins volumineux, cinq petites parutions en zone sud sous la direction d'Henri de Lescoët en 1943, et quatre feuillets consacrés à l'urbanisme. Le volume des œuvres publiées au cours de la seconde période est sensiblement identique, mais il est dominé par la forte présence textuelle de Cadou et par son ascendant naissant sur les jeunes poètes.

Cet inventaire rapide appelle plusieurs commentaires. L'Ecole de Rochefort n'était pas à l'origine exclusivement poétique ni même littéraire mais bien des projets picturaux, musicaux voire chorégraphiques avortèrent. L'Ecole, née de l'initiative de Jean Bouhier, n'était pas le fruit d'une maturation collective. Par sa volonté d'existence, d'ouverture et de survie, elle s'est rangée d'elle-même dans la série des nombreuses expériences d'édition à compte d'auteur qui jalonnent la vie poétique française du XXème siècle. Son apparition s'explique par des raisons conjoncturelles : il y avait une place libre dans un pays qui ne l'était territorialement qu'à demi. Jean Bouhier a pris le relais des FEUILLETS DE L'ILOT que Jean Bigot, avant d'être soldat et prisonnier, avait animés à Rodez. Plusieurs anciens des FEUILLETS DE L'ILOT ne se retrouvèrent-ils pas tout naturellement à l'Ecole de Rochefort : Cadou en tête, Bouhier, Rousselot, Fombeure, Autrand, Béalu, Decaunes, Guillaume , Toursky ? (5) l'Ecole fut donc avant tout une entreprise de propagation poétique parmi d'autres. Cependant, la masse, la fréquence et la durée relativement longue de sa production lui confèrent une certaine originalité par rapport aux expériences immédiatement antérieures ou contemporaines (6). Une autre particularité lui vient de la collection LES AMIS DE ROCHEFORT, limitée quant au nombre des auteurs mais plus dense matériellement. De là l'impression d'un noyau qui semble (à tort d'ailleurs) un groupe assez uni de permanents : Cadou, Bouhier, Manoll, Bérimont, Rousselot, Fombeure, Yanette Delétang Tardif. De là une ambiguïté : tel parle de l'Ecole en songeant au groupuscule des plus zélés mais passe sous silence l'autre aspect aussi fondamental, celui d'une centrale d'édition poétique accueillant et diffusant un bon nombre d'auteurs.

L'aventure humaine

Si l'on en croit certains anciens de Rochefort, l'aventure fut celle de l'amitié. En fait, les réunions amicales furent rares et la majorité des "écoliers" (y compris Jean Rousselot) ne sont jamais venus chez Jean et Colette Bouhier, hôtes exemplaires. L'amitié, finalement, s'est surtout concrétisée par une riche correspondance entre les poètes les plus assidus. Rien n'est comparable aux rencontres fréquentes des surréalistes, encore moins à la vie phalanstérienne des poètes de l'Abbaye. On comprend néanmoins que le souvenir se soit cristallisé sur un petit nombre de réunions souvent éphémères et tenues dans une atmosphère "chaleureuse", avec rasades de jus "goulayon" et douceur "angevineuse". Sans nier dans le bilan cet aspect auquel Cadou, Bouhier, Bérimont, Manoll, voire Rousselot ont accordé une importance réelle (poèmes, articles et lettres en témoignent), résistons à la tentation d'idéaliser et rappelons que pour être poètes les "écoliers" n'en étaient pas moins hommes. Affaires d'argent, susceptibilités diverses, fâcheries plus ou moins graves, attitudes surprenantes à la libération autant d'ombres diversement foncées au tableau idyllique complaisamment brossé (7).

Toute légitime que soit l'insistance nostalgique de quelques écoliers, on doit considérer comme injuste de monter en épingle les récréations de l'Ecole de Rochefort plus que ses créations.

L'aventure esthétique

Peut-on déceler une unité de tendance dans les professions de foi et dans les œuvres publiées sous le label de Rochefort ? Existe-t-il un programme poétique commun et surtout quel est l'apport original du groupe ?

Première constatation : cette école n'a pas eu de maitre, ni de pape garant d'une orthodoxie esthétique. Jean Bouhier, s'il avait le sens de la direction administrative, était parfois un peu contesté, du point de vue poétique, par ses pairs (8) ; Cadou manquait de maturité et puis aucun des poètes déjà édités n'acceptait une prééminence quelconque. Point de chef donc, point de manifeste non plus ou du moins point de textes suffisamment denses et précis pour imposer une direction ferme et vraiment nouvelle. L'appel, lancé dans la presse en avril 1941, flattait l'enthousiasme juvénile des artistes en herbe et se terminait par une profession attrape-tout. Le "credo" était un peu vague : "Jeunesse et vie, enthousiasme dans l'une et l'autre, sincérité, amour de l'art gratuit, de l'absolu poétique sont ses seules tendances". A la lecture de la "Position poétique"  rédigée par Jean Bouhier et complétée par Cadou, on n'était guère plus renseigné : idées intéressantes mais anciennes sur "l'effort" primordial en poésie, rappel opportun (mais rappel tout de même) de la confusion fâcheuse entre "versificateur et poète", toutes ces considérations générales étaient acceptables pour bon nombre d'écrivains, surtout assaisonnées des "précisions" allègres du jeune Cadou ! Ce manque (voulu ?) (9) d'unité se trouve confirmé par le recueil ANATOMIE POETIQUE DE L'ECOLE DE ROCHEFORT qui fait le bilan, un peu trop tôt - le 31 octobre 1941 - des dix premiers cahiers. Chacun s'y montre très jaloux de sa liberté créatrice et livre (sauf exceptions) des réflexions nées antérieurement à l'Ecole ou indépendamment d'elle. Aucun mot d'ordre n'est accepté, à commencer par celui d'une "poésie nationale et traditionnelle". On pense d'abord à l'esthétique prônée par Vichy, mais est-il interdit d'appliquer l'attaque au Louis Aragon de "la rime en 1940" (10) qui réhabilitait la "déraisonnable rime" (moyennant quelques inventions de grand rhétoriqueur) et invitait à "faire chanter les choses" ? Plus positivement, quelques idées semblent être partagées mais l'absence de précision suscite bien des hésitations : plusieurs parlent du "cœur" comme source poétique (combien cette expression est banale et ambiguë !), d'autres invectivent les "faussaires" sans les nommer (s'agit-il des surréalistes et de leur verroterie nocturne ? s'agit-il des poètes qui surveillent leur écriture tirée au cordeau ?) (11) … Au vu de ces textes théoriques qui ne témoignent d'aucune concertation, il est impossible de coller un substantif en -isme à la première Ecole de Rochefort. Ce substantif est venu, mais plus tard, sous la plume de Cadou qui proposa "surromantisme", encore était-il plus commode que rigoureux et seulement applicable, de l'avis même du poète de Louisfert, à un tout petit nombre d'auteurs dont l'un n'avait pas mis les pieds ni la plume à Rochefort (12).

L'examen des oeuvres confirme l'impression donnée par les textes de réflexion esthétique. Le lecteur est frappé par la disparaté de la production rochefortaise. Quel point commun peut-on trouver entre la densité de Guillevic et l'ample souffle du Jean Bouhier des TROIS PSAUMES, entre la fraîcheur sans apprêt de Jacqueline Bouvier et la maÏtrise valéryenne de Louis Emié, entre la grâce populaire de Fombeure et la rudesse de Quentin-Caffiau ? On pourrait continuer longuement cette série de parallèles contrastés en opposant le réalisme narquois de Jacques Bour (qui fait parfois songer au Max Jacob des "Chants de Morven le Gaélique") et l'élégance éluardienne de Yanette Delétang Tardif, le surréalisme éclaboussant de Noël Arnaud et le mysticisme du plain-chant sans surprise d'Alain Messiaen, la cérébralité du Bouhier de "Pensée des actes" et la sensualité cosmique du Bérimont de LA HUCHE A PAIN. Après le déferlement de la vague surréaliste contre la poésie "littéraire", on ne peut pas mettre tous les poètes dans le même ressac ainsi pour ceux édités à Rochefort. On a parfois écrit que l'on devait au groupe un élément humain que Breton et ses amis avaient négligé. Si l'on veut dire par là que les écoliers ont livré de façon effusive leur intimité sentimentale c'est en partie vrai mais combien approximatif ! Le lyrisme de confession prend des formes tellement diverses et cette vertu de confidence contagieuse n'est pas nouvelle. Sans remonter au romantisme, ne la trouve-t-on pas de façon différente chez Apollinaire, chez Cendrars, chez Max Jacob, chez Reverdy, chez Supervielle et même chez Eluard ? En ce domaine, certains poètes de Rochefort ont plus emboité la plume de ces prestigieux prédécesseurs qu'ils n'ont rompu avec un surréalisme réputé (sans doute hâtivement) artificiel et sans âme.

A l'évidence, il faut renoncer, sans forcément s'en plaindre, à dégager des lignes de forces précises. On peut tout juste faire quelques regroupements selon des critères variables la volonté de se regarder écrire ou, au contraire, une tendance à l'écriture instinctive, un désir d'incantation ou une arythmie violente, une obéissance à des règles prosodiques assez sévères ou une prédilection pour des formes libres.

La rigueur oblige à contester certaines idées reçues concernant le provincialisme de l'Ecole de Rochefort et sa position politique. Sans entrer dans le détail, osons donner un conseil ne pas généraliser imprudemment. Sous l'étiquette "provincialisme" on amalgame deux notions l'une intéresse les conditions spatiales de l'édition et l'autre concerne l'inspiration poétique. L'éloignement de Paris, proposé rétroactivement parfois comme essentiel au mouvement, n'était que conjoncturel et partiel. Certes Rochefort a toujours été en Anjou, mais René Debresse, le premier et le principal éditeur de l'Ecole, était parisien, tout comme certains "écoliers". Quelques poètes, même les plus "provinciaux", gardaient un œil vigilant sur la vie littéraire parisienne et réussissaient à se faire éditer chez Gallimard. Il faut croire que l'enracinement provincial n'était pas si fondamental puisque beaucoup d'écoliers, sauf Cadou, se sont retrouvés à Paris après la guerre. Quant à l'inspiration provincialiste, elle est certes l'apanage de quelques-uns, surtout sous la forme d'un lyrisme de la vie quotidienne, principalement campagnarde. Pourtant la qualification hypallagique de "végétale" proposée par Rousselot pour caractériser l'Ecole de Rochefort est séduisante mais inexacte (13). Que certains aient exprimé plus intensément les forces cosmiques et particulièrement celle de la verte nature reste vrai (cf. entre autres Luc Bérimont, Edmond Humeau, si finement attentif au "Chant du loin de l'herbe"), mais on ne saurait généraliser ni ramener l'Ecole de Rochefort à un cénacle d'écologistes avant la lettre.

Faut-il éluder la question de la position politique ? Non, pour la simple raison qu'elle a été l'objet de légères mystifications. Recueillir (comme le fait Seghers) deux poèmes de LA HUCHE A PAIN et les présenter (par le biais de titres ajoutés bien après) comme des œuvres de "résistance" n'est évidemment pas un grand crime de lèse-vérité mais témoigne d'une tendance agaçante à réécrire l'histoire. Insister (de Louis Parrot à Seghers (14) ) sur le fait que l'Ecole de Rochefort a publié sans passer par la censure est un mensonge au moins par omission. En fait, certaines publications ont bel et bien été soumises à la commission et ont paru avec un numéro d'autorisation. Il reste vrai que le premier éditeur eut recours à l'antidatassions et que Jean Bouhier dut confier à un juif planqué l'impression de la cinquième série des "Cahiers". On ne peut pour autant parler de littérature clandestine, ni même "résistante" sauf si l'on élargit abusivement le sens que ce mot a historiquement pris. En fait, l'Ecole, qui a publié des auteurs d'opinions diverses et, entre autres, quelques prisonniers en Allemagne, fut relativement libre : c'est un honneur suffisant, le déshonneur viendrait plutôt d'essayer de la faire passer pour ce qu'elle ne fut jamais, c'est-à-dire pour un bastion de l'opposition engagée.

L'accueil et le rayonnement.

Ce n'est pas seulement pour le plaisir d'un enchaînement anagrammatique qu'il faut examiner les réactions après les créations : la question de l'impact de l'Ecole de Rochefort est importante. Très vite on compta de nombreuses réactions positives comme le prouvent les abonnements, les demandes d'édition, les articles de presse, les encouragements des aînés (Desnos, Max Jacob, Georges Duhamel). Le succès de l'Ecole vient peut-être plus de la soif ambiante de poésie que de son apport propre. L'accueil ne fut pourtant pas unanimement sympathique car la gent poétique aime parfois polémiquer. Quelques-uns, comme René Lacôte ou Maurice Langlois, égratignèrent le groupe rochefortais. En 1942, une querelle à épisodes opposa l'hebdomadaire JEUNESSE (organe maréchalisant de Lamirand) à Jean Bouhier (15). Au moment de sa renaissance, l'Ecole bénéficia (la polémique attire l'attention et des amis !) des tirs venimeux de René Lacôte, chroniqueur aux LETTRES FRANCAISES, qui, pour des raisons d'inimitiés politiques non avouées, loua Cadou mais jeta au néant les productions de ses amis. En général, les prises de plume entre les "écoliers" et leurs détracteurs furent dictées par des ressentiments personnels et ne portèrent pas d'abord ni essentiellement sur des options esthétiques. Elles ne rappellent en aucune manière les oppositions de fond qu’a pu provoquer le surréalisme plus radicalement subversif et nouveau. En définitive, les polémiques ont servi à augmenter le renom de l'Ecole de Rochefort plus qu'à préciser le rôle et l'essence de la poésie française du XXème siècle.

Bilan du bilan

Par rapport aux ambitions initiales claironnées dans l'appel aux jeunes artistes, le bilan peut apparaitre décevant. Ribemont—Dessaignes, Miomandre, Pierre Guéguen, André Mora étaient de vieux routiers (16), Presque tous les poètes passés à Rochefort avaient déjà publié, (17) quant aux véritables grands commençants ils n'ont pas persévéré. L'Ecole n'a pas révélé de voix importantes et inouïes. Pour ceux qui ont imposé leur nom par la suite, Rochefort n'a été qu’une étape, sans doute pas décisive. Luc Bérimont, Manoll, Humeau, Emié, Béalu et Guillaume pourraient ou auraient pu reprendre à leur compte cette déclaration de Jean Rousselot : "je ne vois pas que mon adhésion à Rochefort ait changé quoi que ce soit à l'orientation de ma poésie" (18). Pour certains, Rochefort était un chemin parmi d'autres afin d'atteindre le public (cf. Fombeure, Follain, Guillevic).

Bref, quel grand poète a publié sous le label de l'Ecole une œuvre marquante ? L'historien, qui peut se tromper, reste sans répondre. Pour Cadou et quelques autres le passage à ce cours buissonnier correspond à peu près à la fin de leurs classes poétiques. Ce n'est qu'après qu'ils ont égalé leur destin de créateurs. Peut-on aller au-delà de ce constat de coïncidence ?

Néanmoins, l'Ecole de Rochefort, ce n'est pas du vent ! Il faudrait être injustement méchant pour l'appeler dérisoirement "l'Eole de Rochefort". La riche somme de ses publications est un bouquet bigarré de voix, agréables à écouter dans l'ensemble, et qui constituent moins le témoignage d'une génération que celui d'une période de création littéraire (19). Si l'Ecole de Rochefort a plus entretenu un feu poétique épars qu'elle n'a allumé de foyers nouveaux, son mérite, qui n'est pas mince, reste d'avoir été une tribune de libre expression en temps de guerre puis en temps de paix (20).

NOTES

(1)       Dans "Sommes—nous en présence d'un surromantisme", LES ESSAIS, n° 6.
(2)       Réponses à une interview de Pierre Béarn (1950).
(3)       Après plus de deux ans d'indécision, Cadou abandonna définitivement la direction de la collection en mai 1947.
(4)       Les sept années de silence se situent de 1944 à 1951.
(5)       Il faudrait ajouter les noms d'A. Verdet, de M. Périsset et d'A. Borne qui furent publiés pendant la guerre aux FEUILLETS DE L'ILOT dirigés alors par Denys—Paul BOULOC. Pour sentir les ressemblances entre "Rochefort" et "l'Ilot", il suffit de lire les conclusions suggestives de Michel Décaudin dans sa préface du n° 27 de POESIE PRESENTE (Rougerie, juin 1978). Néanmoins, l'éclectisme de "Rochefort" est peut être plus évident.
(6)       Cf. VULTURNE de Lacôte, POETES d'Yanette Delétang—Tardif, CAHIERS DE LA MAIN ENCHANTEE de Jean Vagne, CAHIERS DE POÉSIE, chez Debresse, LA MAIN A PLUME de Noël Arnaud, pour en rester à la zone nord.
(7)       Jean Rousselot, accusé à tort d'avoir livré des juifs à Orléans, fut montré du doigt par quelques anciens "amis de Rochefort", un peu prompts à s’enflammer sans savoir.
(8)       Cadou était parmi les plus francs, cf. notre VIE ET PASSION DE RENE GUY CADOU, édition Bof, 1975.
(9)       Il n'est pas aisé de dire si ce manque d'unité vient d'une volonté délibérée ou d'un état de fait qu'il fallut accepter. Dans sa POSITION POETIQUE DE L'ECOLE DE ROCHEFORT (écrite en mai 1941), Jean Bouhier déclare : "On n'a pas vu d'écoles être seulement par et pour elles—mêmes sans s'occuper des autres". Il maintient le mot "Ecole" et si le nom n'avait été pris peu avant il aurait volontiers parlé de "Vitalisme" tant il insiste sur "la vie", "la vie dans sa nudité". Cf. "La Poésie c'est la vie elle-même" dans ABSENCE DES VALEURS POETIQUES (N.R.F. , octobre 1941).
(10)Paru dans P.C. 40 de Seghers, puis repris dans LE CREVE COEUR en 1941.
(11)Béalu écrit "Valéry guindé dans le faux—col de Mallarmé sera facile à éviter" (ANATOMIE...p. 23) et Jean Michel Crochot : "S'il y a une impasse de nuit surréaliste, n'y a—t—il pas aussi une impasse de clarté valéryenne ?" (Ibidem, p. 41). Ce point de vue rappelle celui de Charles Mauban qui écrivait dans COMBAT, en décembre 1936 : "Comme la descendance mallarméenne risque de mourir de pureté, la descendance rimbaldienne succombe à trop de liberté" (cité par M. Décaudin, POESIE PRESENTE, Rougerie 1978, p. 6).
(12) Cadou utilise dans LES ESSAIS l'appellation non contrôlée de "Poètes de la Loire". 11 déborde les limites temporelles de la période d'occupation en remontant jusqu'au "Dernier Carré" (fondé en 1935 par Fernand Marc et Jean Rousselot), il enrôle enfin , Lacôte qui ne cessa de critiquer l'Ecole de Rochefort.
(13)Dans son DICTIONNAIRE DE LA POESIE CONTEMPORAINE (Larousse, 1968), Jean Rousselot écrit à propos de Luc Bérimont (p. 32) "il est peut—être le plus "végétal" d'entre les poètes de "l'Ecole", qui le sont tous". Rousselot pense seulement au petit groupe des plus zélés.
(14)Louis Parrot dans L'INTELLIGENCE EN GUERRE, et Pierre Seghers dans LA RESISTANCE ET SES POETES.
(15)JEUNESSE avait d'abord applaudi à la naissance de l'Ecole de Rochefort. Puis le torchon a brûlé entre l'hebdomadaire et Jean Bouhier à la suite d'un incident obscur au cours d'une réception. On traita plusieurs fois Jean Bouhier de "farceur" et la polémique vola très bas. JEUNESSE défendait surtout une poésie traditionnelle ! Du même bord, LA REVOLUTION NATIONALE et L'APPEL rompirent quelques plumes contre "l’Ecole".
(16)Daniel Rops fut même pressenti par Cadou pour "les Amis de Rochefort !" Les jeunes (de vingt à trente ans) sont néanmoins assez nombreux.
(17)Jean Rousselot avait publié plusieurs ouvrages, Edmond Humeau aussi (cf. le recueil rétrospectif PLUS LOIN L'AURORE, Editions Voirons, 1977), et Fombeure (découvert par Julien Lanoë au temps brillant de LA LIGNE DE COEUR plus que nantaise), et Louis Emié, et Fernand Marc, etc.
(18)N° du PONT DE L'EPEE, (42-43).
(19)"L'Ecole" a publié des textes d’avant sa naissance. Assez peu tout de même. Les plus anciens sont de L.G Gros et datent de 1928 !
(20)     Qu'au lu de la production globale de "Rochefort", l'appellation d'Ecole apparaisse mal fondée est finalement secondaire. Et si son éclectisme faisait son charme plus que sa faiblesse..!

 

 

 

 


 

Cadou et la fonction poétique, par Yves Cosson

Université de Nantes, Non daté

 


 

« Il faut en revenir aux chansons de vagants aux volkslieder du Moyen-Age, à une poésie qu'il me plait de nommer de pleine poitrine, forte et balancée comme une pierre de fronde ».(0.P. II,p. 306)
« Toute poésie tend à devenir anonyme » (0.P. Il, p. 253) (1).

D'emblée, il nous paraît urgent de ruiner deux légendes qui se sont créées autour de Cadou. D'une part, on se plaît à célébrer le poète instituteur de village. Certes, il le fut avec goût et conscience. Jamais, il ne renia ni ne méprisa sa fonction sociale. Et il est sûr que par ses origines et sa vie, son œuvre fut profondément marquée d'une empreinte pédagogique. Mais la poésie de Cadou ne saurait se réduire à une imagerie anecdotique, héritée de Pergaud, Jules Renard et du Grand Meaulnes.

Quant à vouloir assimiler son œuvre à une vision folklorique et campagnarde (Cadou briéron et breton, Cadou poète de l'Ouest, Cadou poète de Louisfert-en-Poésie), ce serait commettre une regrettable opération réductrice. Jamais les poèmes de Cadou ne se limitent à un tableau, voire un tableautin, couleur locale et paysanne. Certes, son œuvre est toujours SITUEE. Mais situer le poème doit s'entendre dans le sens défini par la célèbre préface du CORNET A DES de 1916 (c'est sûrement l'une des leçons les plus fécondes que Cadou reçut de son maître Max Jacob).

Il semblerait beaucoup plus pertinent de souligner la précocité, l'extrême fécondité, la hâte d'écrire d'un homme jeune, d'un jeune homme qui entre 16 et 30 ans, rassembla plus de 530 poèmes en plus de 20 recueils. A cet ensemble, il faut joindre un roman : LA MAISON D'ETE, des souvenirs d'enfance : MON ENFANCE EST A TOUT LE MONDE, des essais : TESTAMENT D'APOLLI-NAIRE, GUILLAUME APOLLINAIRE OU L'ARTILLEUR DE METZ, USAGE INTERNE, ESTHETIQUE DE MAX JACOB, quantité de chroniques pour des revues (certaines ont été réunies dans LE MIROIR D'ORPHEE) sans parler de l'intense correspondance qu'il entretint avec quantité d'amis et de poètes, en particulier : Max Jacob, Reverdy, Michel Manoll, Jean Rousselot, Jean Bouhier Pierre Béarn, Blaise Cendrars, Béalu, Bérimont, Louis Guillaume, Roger Toulouse, Supervielle, le Curé Pierre Yvernault, le Père Agaïsse (l'unique confident de Reverdy à Solesmes...). L'heure du courrier, le passage du facteur était pour Cadou un rite essentiel.

Quand, par « un après-midi printanier de 1936 (il a 16 ans) (il) pénètre par désœuvrement dans une modeste librairie qui faisait alors l'angle de la place Bretagne et de la rue Sauvetout » (à Nantes, la librairie de Manoll) (2) il découvrit immédiatement qu'il avait rendez-vous avec son destin de poète. Par Julien Lanoë, l'admirable et discret ami, naguère directeur de la revue LA LIGNE DE COEUR, il va connaître Max Jacob et Pierre Reverdy. Il reçut ainsi le parrainage du « clown mystique » de St Benoît-sur-Loire et du Poète séparé de Solesmes…

On nait poète et on le devient.

Cadou a toujours eu le sentiment très vif de cette vocation. Il en prit nettement conscience le jour où son père sortit d'un tiroir un cahier d'écolier bourré de « poésies ». Mais c'est à l'école de ses deux maîtres qu'il apprit son métier de poète :

« Retenez bien ceci, lui écrit Max Jacob. Il n'y a pas de succès où il n'y ait eu un miracle de travail au début. La compréhension m'est venue en voyant à la voûte du Cirque Bostock un Indien suspendu par les dents et qui ainsi parvenait à l'horizontalité parfaite »…(3).

D'une correspondance inédite que nous a confiée Hélène Cadou, nous extrayons ces mots de Pierre Reverdy de 1938 :

« J'ai rarement trouvé chez un Jeune Poète un jaillissement aussi, authentique de la trouvaille originale et aussi peu cherché. Vous êtes poète SANS EFFORT ; rare privilège. Vous travaillez peut-être avec peine, mais POETE SANS EFFORT on ne l'est que si L'on est tout simplement un vrai poète. C'est d'abord ce qu'il faut être - il y en a déjà si peu. Et çà c'est une affaire de constant sacrifice et de CONSTANT EFFORT intérieur, moral, esthétique. L’âge, ni Le temps n'y font rien. On est doué pour cet effort en naissant. C'est une espèce de goût du surhumain. IL faut se jeter dans Le gouffre sans rien vouloir préserver. Mais je vous parle moi qui ne suis pas, qui ne suis plus poète. » (4).

On sait comment Cadou s'adonnait à la poésie, avec une application, une régularité, un acharnement, une solennité surprenante chez un homme d'allure désinvolte. Le travail poétique était vécu comme un rite, voire un rite sacrificiel.

Cinq heures du soir à cette table… Voici La boite qui contenait usuellement tes plumes, écrit HéLène. Une petite boite très "1900" avec des plumes "à La ronde", toujours Les mêmes. BaignoL et Farjon ! Ton père ne devait point-en user d'autres à Sainte-Reine, et tOi tu traces ton poème, chaque soir à L'encre de chine, comme un enfant qui s'aventure… Sur cette Longue feuille de papier blanc, toujours du même grain, du même format, acheté toujours avec soin dans la même ancienne Librairie s'inscrivent Les mots Les plus simples… C'est un soir comme Les autres sous la lampe. Je te vois. Tu repousses des deux mains la tabLe à poèmes. Ton visage est Las mais heureux. Tu allumes une dernière cigarette, et fermant à demi les yeux (de ce geste qu'aucun de tes amis n'aura oublié) tu réchauffes doucement ton rêve, tu t’étires et le savoures dans La fumée bleue… Tu commences à lire Le poème dont l'encre sèche a peine. Quel mystérieux pouvoir t'habite ? Avec qui as-tu rendez-vous choque soir devant cette table ?" (5)

La minute est La graine d'où sort La sensation et la sensation contient Le mot qui La tient entière. La minute content sa douleur ou sa joie et c'est de douleur ou de joie qu'est folle La poésie (6).

Cette poésie de l’instant contient, en effet, sa charge affective latente. Dès lors on comprend que Cadou se soit situé
hors du surréalisme qui, ayant recours à "l'automatisme psychique pur" traque le gibier du non-sens, de l'absurde, laissant se former spontanément des images ("le stupéfiant image") fruits du hasard et du hasard objectif, nées de la rencontre fortuite de réalités n'ayant aucun rapport entre elles et ne pouvant en avoir. Au contraire, le langage de Cadou se forge dans l'évidence secrète et forte d'une réalité seconde, fruit du « contact effervescent du rêve et de la réalité » la plus quotidienne possible et la plus émouvante possible, sans pour autant, avoir recours à l'attendrissement. (« Contrôler sévèrement son émotion. La larme à l'œil ne fertilise que des plantes sans grâce et sans utilité ») (7). Ainsi Cadou accomplit ce tour de force, ce miracle de surprendre les merveilleux visages de « la vie rêvée » sans jamais quitter l'évidence du réel sensible.

« J’appellerai donc surromantisme toute poésie qui ne faisant point fi de certaines qualités émotionnelles, se situe dans un climat singulièrement allégé par Le feu, je veux dire ramené à de décentes proportions, audible en ce sens qu’elle est une voix , aussi éloignée de l'ouragan romantique que des chutes de vals selle surréaliste (8) .

La poésie est donnée à quelques-uns comme une antenne supplémentaire, un sens étroitement lucide qui permet de percevoir l’indicible. A La base, il y a ce don, ensuite un miracle de travail et de compréhension, une poussée contre la paroi abrupte du réel » (9).

Ce bonheur d'expression, cette limpidité, cette transparence sont les qualités majeures que Reverdy ne cessera de souligner à travers sa correspondance avec Cadou.
- du 31-12-1942 :

« Vous êtes à peu près le seul poète plus jeune que moi, qui, m’ait réellement intéressé depuis que je suis au monde. Voici ce que j'écrivais qu'affirmais (sic) derrière votre lettre tout de suite après L'avoir lue. Je recopie tel quel. Votre poésie est pleine des plus fraiches des plus naturelles, des plu étonnantes trouvailles. Elle n'est faite que de ça. Personnallité qui, s'affirme sans Le moindre effort apparent. Chaque mot, chaque image porte votre marque. On ne m'en a jamais tant dit à moi-même. Alors - jugez-vous même P.R. » (10).

— Sans doute de 1943-44 :

« Vous êtes le plus pur et Le plus cristallin des poètes d'aujourd’hui. Il se pourrait bien que ce soit à vous qu'il sera donné d'amener à la perfection ce que vos prédécesseurs immédiats n'avaient pu que faiblement balbutier P.R. (11) »

La leçon de Reverdy tient essentiellement dans cette confidence de Cadou :

« Reverdy m'enseigna La rigueur, non pas cette rigueur mallarméenne que j'exècre, mais le raccourci poignant, l'image de guingois, La phrase comme un morceau de rail luisant où l'esprit haut-Le-pied dérape (12). »

On connaît la définition de l'image donnée par Reverdy : « L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. 

Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique » (13).

L'essentiel de l'écriture poétique de Cadou consiste en effet, à ouvrir un espace poétique, le plus large possible, par le jeu insolite des choses étranges et familières à la fois, que le poète, rapproche, unit, marie parce qu'elles possédaient des affinités secrètes, que seul, le poète, par son pouvoir d'attention et la force de son intuition sensible, connait (14). Et cette intuition, ce sens subtil et secret, c'est l'amour qui sait faire vivre et exister les choses et les êtres ensemble, comme une image innombrable, inépuisable du bonheur. A la simplicité évangélique de Francis Jammes se mêle l'étonnante puissance d'attention, d'écoute de Paul Claudel.

A ce point, en ce lieu où nait « l'ange verbal », Cadou abandonne radicalement son maitre Reverdy à son angoisse viscérale et spirituelle, à son horreur des « biens de ce monde » , à ce combat qu'il livre contre la nature hostile (« la nature est tout ce qui commence au-delà de (sa) peau »…)

Non, le poète n'est pas séparé irrémédiablement. I1 sait rire, il sait parler, il sait prier (peut-être) (Réponse au cri d'Arthur Rimbaud : « Je ne sais plus parler... je ne sais plus prier ») Le monde est ductile, il n'échappe pas aux prises. 11 est un texte et l'immense filet pour les pêches miraculeuses c'est le langage.

Or ce don, cette antenne, cette voix, cette force, c'est essentiellement aussi le don de l'enfance, ce pouvoir d'un regard pur dénudant les âmes, dénonçant les injustices et les mensonges et ces hypocrisies des grands. L'enfant est sûr que la tendresse est le foyer chaleureux de l'amour. Disposant ainsi souverainement des choses, des signes, il en fait son paradis, lieu des délices et des merveilles, « vert paradis des amours enfantines… »

Avec un entêtement bien briéron, Cadou a toujours refusé de sortir de ce jardin de l'enfance. Et comme les enfants, il se plaisait en la compagnie des simples : des simples d'esprit, des idiots de village, des pauvres zigues, des vagabonds, des bohémiens, des joyeux drilles et des clochards.

« Il importe au poète de conserver intactes les vertus de l'enfance, de les conserver et de les utiliser. Que ces réactions en face des prodiges quotidiens soient celles de l'enfant. L'enfant « se souvient de l'avenir ». Son conditionnel est un conditionnel d'avenir « on aurait une maison,     dit-il, on serait mari et femme ». Tout lui est permis, tout lui semble normal ! De s'envoler soudain comme une mésange ou d'épouser son grand-père. Epousez donc votre grand-père, poètes. Méritez ce miracle d' innocence (15). »

Miracle d'innocence qui fait le lierre épouser la vigne vierge, miracle de l'amour qui met l'homme devant la femme et comble à jamais la solitude. Hélène fut celle qu'il attendait depuis toujours, qu'il connaissait avant de la connaitre. Elle fut la femme-fleur, la femme-fée, la médiatrice du royaume rêvé, elle fut « Hélène ou le règne végétal ».

Tu es La présence enfantine des rêves
Tes blanches mains venaient s’épanouir sur mon front
(16)

Sans t'avoir jamais vue
Je t'appelais déjà
Chaque feuille en tombant
Me rappelait ton pas
La vague qui s'ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étals l'auberge
Aux portes des villages (17).

Il a suffi, du liseron du lierre
Pour que soit La maison d'Hélène sur la terre

… Et La belle écolière au pied du paysage (18).

Chant profond qui sort des lèvres bien-aimées. Après Ronsard, Verlaine, le Claudel d'Erato, Paul Eluard, André Breton, Cadou fut l'un des plus purs chantres de l'Amour. Heureux du Bonheur éternel de l'Amour : parfaite fusion des regards et des corps, fête des sens et des âmes :

L'amour qui sublimise toute chose nous aura portés dans cette solitude aérienne que nous nous sommes créée, non comme une tour d'Ivoire, mais comme un royaume sans frontières. Il aura été cette multitude vagabonde, cette parole du matin (19)

Je ne conçois d'autre poète que celui chez qui les choses n'ont de réalité que cette transparence qui sublimise l'objet aimé et le fait voir non pas tel qu'il est dans sa carapace d'os, de pulpe ou de silence, mais tel qu'il virevolte devant la bille irisée de L'âme, cet œil magique béant au fond de nous (20).

Toute poésie est métamorphose, métempsychose, elle rend les choses légères et rayonnantes, introduit le rêveur éveillé dans un univers pacifié, unifié d'où les contradictions sont évacuées (ou surmontées), lieu magique, harmonique où dans l'ivresse et l'apaisement des sens, la dilatation du cœur, la plénitude de l'âme, l'imagination se saisit de l'évidence (sinon de l'absolu) : c'est le soleil de l'invisible qui perce les ténèbres, triomphe de l'obscurité des abîmes, éclaire le rivage sans rides de la joie. Alors éclate le chant de liberté couleur de feuilles, au goût de miel. Oui que la lumière soit dans l'éclat du soleil même puisque la poésie est "Tout Amour".

Reverdy 1945 :

« Vous saviez pourtant, cher poète que j'aimerais votre Livre (sans doute LA VIE REVEE) vous savez que j'aime Le sang vermeil et robuste qui circule dans vos poèmes. Votre source est La plus fraiche, la plus intarissable que je connaisse parmi les sources. Votre allure est si naturelle, si franche qu'on a toujours envie de vous serrer les mains. Et vous êtes si fermement enraciné dans Le tuf poétique, si libre de respirer dans L'air de nos prisons que je vous aime comme un arbre qui me rassure des gestes délirants et amoureux de son feuillage (21). »

Toutefois, cette "vie rêvée", cet amour effréné de la vie, qui explique la jovialité du poète, son besoin insatiable d'amis et de copains, sa propension à la rigolade, cet amour des plantes et des bêtes, des hommes et du cosmos, n'est sans doute jamais parvenu à combler l'attente, le désir, à surmonter ses contradictions secrètes. Le sang qui bat furieusement dans les veines de l'homme et de la terre, la grande ruée des nuages sauvages, les hautes tempêtes d'automne ne peuvent rien contre le cri de l'enfant orphelin, de l'homme brisé, du poète sous la meule ou sur la roue, de Cadou en proie à la solitude, la souffrance, la mort, la guerre, les massacres, les exécutions, la disparition des siens, et de ses amis, en proie à sa propre mort :

…il n'y a pas de raisons
pour que ce soit toujours le même qui entende
le cri de hommes qui ont mal et Le gémissement des plantes

…Dites ! qu'est-ce que ça peut faire un enfant sous la roue
quand il y a de jolies femmes sur les bancs
et que L'air est particulièrement doux ? (22).

« I1 faut apprendre à souffrir et se taire. Un vrai poète est tordu sur un bûcher en silence. Ne te plains pas d'être désespéré c'est l'état de désespoir qui est désirable » (23) lui écrivait Max Jacob. Et il est sûr que « l'angoisse atroce, despotique » du juif celte qui allait mourir au camp de Drancy et le savait, ne fit que renforcer la propension naturelle de Cadou à deviner constamment sous le masque, au cœur de la fête, à travers la rigolade, la sommation secrète et réitérée de la douleur.

H savait que la souffrance est inhérente à l'état poétique :

Qu'est-ce que La poésie ? Je n'ai point l'habitude de répondre à de telles questions. Si je Le savais, serais-je encore poète. Peut-être ! Peut-être point ! Je ne m'interroge pas. Certains se suffisent de l'interrogation, y répondent par avance. Les gloses ne manquent pas sur les dernières paroles de Max Jacob : "J'ai donné toute ma vie à cette passion". Il s'agit bien, en effet, d'une passion et telle qu'il ne nous est point donné de mesurer l'étendue du miracle, l'étendue du malheur… (24)

Par ailleurs, Saint-PoL-Roux écrivait : "La table de travail est comme un large crucifix sur lequel Le poète s'expose pour s'éterniser". Ce qui prouve suffisamment que cette passion ne se satisfait point d’elle-même, mais demeure avant tout une marche en avant (25).

Et encore :

La création poétique est à proprement parler une passion, c'est assez dire par Là le peu de cas qu’elle fait du calvaire, de La crucifixion et de la renommée. Elle n'est pas dirigée dans L'espoir d'une survie, elle est dans son sommet cette survie même (26).

Claudel, à propos de Rimbaud, affirme que le poète, dès l'origine, a l'intuition, la prescience, la certitude de son destin et qu'il l'anticipe. Cadou fut de ceux-là, donc des plus doués. Il mesura dès l'enfance, "l'étendue du malheur", les limites illimitées du désastre, car la poésie est essentiellement prémonitoire. Cadou en eut la certitude le jour de la mort de sa mère, le 30 mai 1932 (27), le jour de la mort de son père, le 31 janvier 1940 (28). Il ne cessa de vivre dans cette "chambre de douleur" (cette "chambre de misère" chère à Reverdy) où, tout seul, il s'acharne dans les ténèbres à sonder le mystère de sa nuit, la grande Nuit du tombeau.

A ce niveau, le poème établit un réseau prodigieusement tenu d'images, signes et intersignes, qui tentent d'éclairer l'homme au bord de son abîme (Cadou avait son gouffre) "La valeur d'une œuvre, écrit Reverdy, est en raison du contact poignant d'un homme avec sa destinée" (29).

A travers les épreuves personnelles et finalement, cette lutte atroce, perdue d'avance, contre le cancer qui le rongeait, Cadou découvre progressivement l'image stigmatisée que Véronique emporta dans les plis d'un linge précieux. L'image de ce christ invisible, de l'Homme des douleurs se révèle secrètement à lui à travers cette "amère douceur du doute"... "Mais lorsque j'éteignis ma lampe Jésus était là dans la chambre" (30).

Au plus intime chant de poésie répond le cri de l'homme en proie à la souffrance de l'âme en attente du jugement. Dès lors, doit-on convenir que ce cri déchirant, cet appel à l'aide ait trouvé réponse dans la prescience d'une autre joie, celle qui vient de la grâce reçue ? Gardons-nous bien, toutefois, d'entrer par effraction dans le mystère des âmes. Bornons-nous à lire les textes et n'en tirons aucune conclusion quant à la religion de Cadou.

On n'œuvre, il est vrai, que dans La souffrance, mais cette souffrance désirée (fut-elle vraiment désirée ? nous en doutons fort !) consentie et pure de tout sentiment, n’altère en rien la joie rayonnante du poète (31).

Il faudrait montrer comment le poétique n'est finalement que la mise en œuvre d'un chant nocturne éperdu, d'un cri d'amour fondamental qui tente de juguler le cri de souffrance, Cadou accomplit ce miracle de pudeur et de justesse de faire entendre la note, indéfiniment modulée, de la vie qui espère, en dépit de tout.

Si je reviens jamais de ce côté-ci de la terre
Laissez-moi m'appuyer au chambranle des sources
Et tirer quelque note sauvage de la grande forêt d'orgue des pins
0 mon Dieu que La nuit est belle où brille l'anneau de votre main !
Tous ces feux mal éteints dans L'air et ces yeux de matous en bas qui leur répondent
Ce cri d'amour fondamental qui est ceLui de notre pauvre monde ! (32).

Oui, mille fois oui ! La Poésie est un cri, mais c'est un cri habillé (!)
L'œuvre doit être éloignée du lecteur. Il faut transplanter... (33)M. Jacob

Trouvez votre cœur et changez-Le en encrier. Le coeur, c'est Dieu. Ceci n'est pas un mot littéraire mauvais. C'est une vérité, Dieu n'est pas à l'extérieur, mais à L'intérieur de vous… (au cœur de notre Laboratoire central, cette Lampe tempête sous Les côtes). Or vous n'ignorez pas que Dieu est La Perfection, cherchez donc Dieu en vous-même sans le nommer si vous ne voulez pas être indiscret…(34)

Les grands poètes sont des mystiques sans Dieu (ou avec Dieu), ce que tu appelles la poésie de tonnerre et de source. Non ! tu ne divagues pas ! tu es dans le vrai… lui écrivait Max Jacob.

La poésie est un cri, un cri habillé, le cri d'amour fondamental et tout le reste est littérature, voire basse littérature.

"Ma poésie : ce que j'ai voulu faire ou dire..." Cadou.

"Par mes tentatives hasardeuses souvent, timides ou immodestes, je me suis donné rendez-vous dans le cœur des hommes de mon âge. Eluard cherchait à donner à voir et je saisis bien ce qu'il entendait par là. Mais plus qu'à voir, il s'agit de donner à aimer. Que l'amour soit une contagion... Les surréalistes ont écrit : "les éléphants sont contagieux". Oui ! Mais la rue grise, un printemps en panne, une larme sur la plus pauvre joue sont autrement contagieux. Soyons des poètes contagieux". Réponse à une interview de Pierre Béarn, Louisfert 26 septembre 1950 (35) .

Une poésie de source, source de vie, source de larmes, c'est tout un. La poésie est donc une voix, un chant, une incantation secrète, pudique, discrète. (Il faudrait analyser la mélodie limpide des poèmes de Cadou). Au chant du monde répond le chant de l'enfant blessé à mort mais qui n'abdique pas, qui attend tout des autres, des parents, des copains, des amis, de sa femme Hélène "dans mon verre comme une goutte de rosée", de Dieu enfin, seul signe de grâce et de force au cœur de la déroute, de la panique et du doute…

Que s'efface, un jour, le nom même de Cadou, puisque disait-il "toute poésie tend à devenir anonyme", rejoignant ainsi l'universel, une voix, néanmoins persistera à nos oreilles, une voix légère et tendre, violente et tragique, inoubliable

0 père ! j'ai, voulu que ce nom de Cadou
Demeure un bruissement d'eau claire sur Les cailloux!
Plutôt que le plain chant la fugue musicale
Si tout doit s'expliquer par L'accalmie finale
Lorsque Le monde aura Les oreilles couchées ! (36).

Y. COSSON

(Université de Nantes)

Notes

(1)       Références à l'oeuvre de Cadou in OEUVRES POETIQUES I et II Seghers 1973•
(2)       LE MIROIR D'ORPHEE p. 160. Rougerie 1976.
(3)       R.G. Cadou, ESTHETIQUE DE MAX JACOB, Seghers 1956, p. 20.
(4)       Lettres inédites de Pierre Reverdy à R.G. Cadou.
(5)       HOMMAGE A RENE—GUY CADOU. Maison de la culture Bourges 1965, l'automne en ce pays... (p. 7 et suiv.).
(6)       Cadou, ESTHETIQUE DE MAX JACOB p. 19.
(7)       Cadou, USAGE INTERNE, o.p. II, p. 283.
(8)       ibid, p. 276 II
(9)       ibid, p. 279 II
(10)     Lettre inédite de Pierre Reverdy à Cadou du 31-12-1942.
(11)     Lettre inédite de P.R. à Cadou, non datée sans doute 1943-44.
(12)     Cadou, LE MIROIR D'ORPHEE, p. 168.
(13)     Reverdy, LE GANT DE CRIN, Flammarion 1968, p. 30.
(14)     Il s'agit de "fixer le lyrisme de la réalité" cf. Reverdy, le gant de crin, p. 15 et suivantes.
(15)     USAGE INTERNE, o.p. II, p. 304.
(16)     17 juin 1943, HELENE OU LE REGNE VEGETAL, o. p. II, p. 22.
(17)     Hélène, LA VIE REVEE, o. p. II, p. 246.
(18)     La maison d'Hélène, HELENE OU LE REGNE VEGETAL, o.p. II, p. 13.
(19)     USAGE INTERNE, o.p. II, p. 252.
(20)     Ibid, p. 251.
(21)     P. Reverdy, Lettre inédite àR.G. Cadou, non datée, 1945 ?
(22)     Moineaux de l'an 1920, o.p. II, p. 126.
(23)     Cadou, ESTHETIQUE DE MAX JACOB, p. 45.
(24)     USAGE INTERNE, o.p. II, p. 305.
(25)     ibid, p. 310.
(26)     ibid, p. 271.
(27)     30 mai 1932, GRAND ELAN, o.p. I, p. 209.
(28)     31 janvier 1940, GRAND ELAN, o.p. I, p. 229.
(29)     P. Reverdy, LE GANT DE CRIN.
(30)     Possibilité du corps en trop, o.p. II p. 180.
(31)     USAGE INTERNE o.p. II, p. 254.
(32)     Nocturne o.p. II, p. 174.
(33)     ESTHETIQUE DE MAX JACOB, p. 30.
(34)     Ibid, p. 19.
(35)     Cadou, Le Miroir d'Orphée, p. 170.
(36)     Tout Amour, o.p. II, p. 182.

 

 

 

 

 

 


 

Le règne végétal de René Guy Cadou, par Jean-Luc Godard

Les Marginales, Mars 1977.

 


 

Il y a cette flamme en moi qui donne tort
A tout ce qui n'est pas cette montée sévère
Vers l'admirable accidenté visage de la terre.

René Guy Cadou n'a pas toujours parlé ainsi. La terre, quand la solitude le rongeait, lui rappelait constamment ses douloureuses limites, et il croyait trouver dans le ciel, dans une vision détachée, la possibilité de se libérer, de se sublimer, de se renouveler dans un monde nouveau :

Un monde jamais vu voilà ce que je veux
Oublier dans l'élan mes infirmités d'homme
Reconstruire la femme à partir de la pomme.

Debout sur le toit, il se nourrissait donc du ciel et espérait l’apprivoiser. Et pourtant, le « Grand Elan » qui lui permettrait décoller, c'était déjà dans le monde végétal qu'il vivait : l'arbre qui ouvre le ciel, l'arbre dont il ignore les racines, dont les branches le fascinent. Le cœur prisonnier des rameaux, le poète s’écrie: Les arbres et mes bras font un curieux mélange, Je sens les branches Epouser librement la forme de mes hanches. Se perdre dans        l'arbre, il finit par se sentir arbre et, dans le soleil, le vent, il peut enfin oublier la taille dérisoire de l'homme, sa tristesse de n'être qu'un homme. Dans la lumière qu'il a conquise grâce à ce tronc qui descend dans le ciel, Cadou goûte force, puissance, liberté, tranquillité, ivresse.

Et puis, c'est le miracle. La terre, qu'il fallait quitter à tout prix est sauvée par la femme. Cadou, tout en ne reniant pas le ciel peut redescendre, placer sa table, non plus dans les airs, mais au bord de la prairie. A ces Visages au front bas fuyant sous les paupières qu'il cherchait à oublier dans sa conquête céleste, il parle maintenant d'amour :

Visages de la terre dont je sais le poids
De suie de cire molle et de feuilles séchées
L'envie me prend de vous saisir moi taciturne
De vous aimer profondément comme on se lie
A la bête perdue au fond d'une rue triste
Qui vous suit sans jamais oser vous dépasser.

Dans un autre poème où transparaît encore l'obsédante présence de la nature, le ciel est maintenant devenu un champ semblable aux autres :

Que mon chant vous atteigne ou non ce n'est pas tant ce qui importe
Mais la grande ruée des terres qui sont vôtres entre le soleil et ma porte
Les fumures du temps sur le ciel répandues
Et le dernier dahlia dans un jardin perdu !

Hélène lui fait découvrir qu'un courant universel, le végétal, traverse la vie ; que la fleur, la feuille, l'herbe et le blé forment le centre, le noyau du monde ; que le végétal « règne » sur les autres règnes et leur « impose » la douceur, la tendresse, la paix.

Malgré l'irruption assez constante de la pierre, les minéraux, inspirent peu Cadou. Celui-ci retient surtout l'étroite complicité des végétaux et des animaux. Il évoque souvent leurs dialogue, comme dans ce poème où il s'adresse directement aux bêtes :

Vous avez des conciliabules
Avec le foin qui ne ment pas
Vous épousez les paraboles
Du chardon du trèfle incarnat
Sais-je les contes que vous faites
A l'églantier des chemins bleus…

Complicité qui valorise déjà les plantes, complicité que seuls les animaux réclament. Ils n'ont pour eux que l'herbe et il suffit d'une feuille, de sa beauté, pour peupler leur solitude :

Une feuille…
Vous n'êtes plus tout à fait seules.

Parfois cependant, au contact des bêtes, les végétaux perdent leurs caractères originels : ils se découvrent, les blés, des griffes et le doux cororico des fleurs nous éblouit.

La parenté des plantes et des bêtes ne peut mieux s'exprimer que dans l'homologie que Cadou établit, très tôt dans son œuvre, entre le coq et le coquelicot. La fleur, à ses yeux, devient 1e double végétal des coqs, et à travers le gallinacé, il ne voit plus que l'archétype végétal. Il entend des Coquelicots qui aboient. Il est surpris par le Cri du coquelicot qui tourne dans l'étable.

La fleur rouge aurait légué au coq, en plus de sa « crête » une partie de son nom, et ce sont les sonorités bruyantes dont est composé qui auraient inspiré à l'animal son cri. Le végétal n'a-t-il pas précédé, généré la vie animale ? N'est-il pas le levain de toute vie ? Et par la mort, le corps de l'homme qui s'est exilé des troupeaux de bêtes, ne se transforme-t-il pas en fleurs ou en blé ?

Né du végétal, l'homme retourne au végétal. Et certaines parties privilégiées de son corps rappellent constamment cette
filiation : le sang, le visage et les yeux, le cœur et la poitrine, l'épaule et surtout, ce qui la prolonge, la main. De toute cette armure végétale, cette dernière se détache : son langage, ses multiples fonctions, sa riche symbolique. Poursuivant sa vision analogique des deux règnes, Cadou ne se contente pas de « végétaliser » la main, il l'accouple à la feuille. Dans « Morte-Saison » déjà,

Il y a des mains des feuilles qui tombent.

Dans « Vie rêvée », le poète songe à l'amitié d'

Une table encombrée de feuillage et de mains.

Et il dira enfin à Hélène :

Comme un fleuve s'est mis
A aimer son voyage
Un jour tu t'es trouvée
Dévêtue dans mes bras

Et je n'ai plus songé
Qu'à te couvrir de feuilles
De mains nues et de feuilles
Pour que tu n'aies point froid.

Des fleurs naissent c'est peut-être
Que mon corps est enchanté
Que je suis lumière et feuilles
Le dormeur des porches bleus
L'églantine que l'on cueille
Les soirs de juin quand il pleut.

En de trop rares occasions, l'homme atteint la plénitude végétale et l'étrange douceur, ce bonheur parfait, sans étirement de l'être. La femme, par contre, jouit constamment de cet état « végétatif » idéal, elle incarne le règne intermédiaire ; et le titre du recueil « Hélène ou le Règne végétal », plaçant femme et plante sur un plan d'égalité pure, le prouve suffisamment. Chaque partie de son corps est également animée d'un mouvement végétal. Entourée de roses, Prise dans ses feuilles, elle est elle-même une Rose attentive à l'orée des saisons. Avec son poids d'herbe, elle est églantier aussi ou Fille des sauges douces. Elle porte les prairies en elle et, dans sa bouche, il y a

Ce goût de lait de fruits de feuilles traversées
Par les tendres ruisseaux de sève végétale.

Dans le monde animal, c'est le cheval qui lui ressemble le plus. Peu importe. Grâce à son essence végétale, la femme rejoint la nature tout entière. En tant que plante, participant au grand courant de vie qui passe dans tout l'univers, elle devient paysage ou nature. Son sang hante le ciel limpide la forêt,

On fait ( ) les foins
Le long de ses paupières.

Son visage tout entier se confond avec le paysage :

Par l'automne épargnés tes yeux sont toujours verts
Les fleuves continuent de passer au travers

Ton souffle achève au loin le clapotis des plaines
On ne sait plus si c'est le soir ou ton haleine

En hiver tu secoues la neige de ton front
Tu es la tache lumineuse au plafond

Et je ferme au-delà des mers le paysage
Avec les hautes falaises de ton visage.

Et, dans le poème « Bergère », la femme, identifiée complètement à la nature, devient la voûte même du monde :

Je m'approche de toi
Comme d'un haut pays
Je t'accorde le droit
De parler à ma place

O corps cerné de blés
Moussu comme un rayon
Les fleuves jailliront
De tes mains vénéneuses

Tu portes les forêts
La rampe des labours
Jour et nuit les blaireaux
Te flairent, te parcourent

Le pied du voyageur
Glisse sur ton visage
Et les voiliers du soir
Déchirent ton corsage

On ne voit plus ton front
Couvert par les brouillards
Ta poitrine est déjà
Comme un quai de départ

Tu visites les mers
Gonflées de tuiles rouges
Le monde tout entier
Bascule si tu bouges

Bergère tes sommets
Sont la cime des mâts
Tu soulèves le toit
Du ciel à chaque pas.

Cette fusion entre la femme et la nature est si parfaite que le poète peut dire désormais à celle qu'il aime :

Je regarde le ciel
Et je te porte en moi

Ou en évoquant sa présence,

A la place du ciel
Je mettrai son visage
Les oiseaux ne seront
Même pas étonnés.

A la place du ciel, oui...

 

La femme influence, domine réellement le monde naturel :

(…) l'air subitement
Devient frais quand tu rêves

Reine, elle détient donc les clés de la nature dans laquelle l’homme pénètre si rarement. Elle lui permet de se fondre dans le végétal et l'animal, de la rejoindre, en quelque sorte, dans une vie tout imprégnée de nature, idéale :

(…) tu m'ouvris la porte et la forêt
D’abord je n'ai pas su très bien ce que voulaient
Tous ces passants légers ces renards et ces biches
Ces arbres dont l'écorce était gonflée de lait

Les fourrés descendaient le long de mon visage
Mes yeux bleus devenaient des prunelles sauvages
Les bêtes fatiguées s'endormaient sous mon front
D'un geste tu soufflais le toit du paysage.

Elle est, faut-il le dire, Ecoutée de l'ange, la femme. Sa mission est un peu celle du Christ : racheter la terre par son amour :

Penche-toi à l'oreille un peu basse du trèfle
Avertis les chevaux que la terre est sauvée
Dis-leur que tout est bon des ciguës et des ronces
Qu'il a suffi de ton amour pour tout changer

Je te vois mon Hélène au milieu des campagnes
Innocentant les crimes roses des vergers
Ouvrant les hauts battants du monde afin que l'homme
Atteigne les comptoirs lumineux du soleil.

Elle ouvre donc, l'aimée, les vannes de lumière. En sauvant les vergers, elle apporte à l'homme, ainsi qu'au monde, une lumineuse et douce rédemption :

Tu roules sous tes doigts comme des pommes vertes
De soleil en soleil les joues grises du temps
Et poses sur les yeux fatigués des villages
La bonne taie d'un long sommeil de bois dormant.

 

Le règne des plantes, intermédiaire, mais valorisé en raison même de sa position médiane, nimbe de toute sa douceur l'œuvre de Cadou. Il révèle une sorte de sacralité féminine ou plutôt une solidarité presque mystique entre la vie, la femme, le végétal, la nature, la divinité. Le bleu adoucit encore et parachève cet univers qui rappelle étrangement le monde de l'enfance dont le poète avait la profonde nostalgie et qu'il a toujours recherché à recréer. D'ailleurs, en face d'Hélène, de sa douceur végétale, ne se retrouve-t-il pas heureux comme un enfant :

Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou au présent, par Jean Yves Debreuille

La démarche linguistique et poétique, université de Saint Etienne, 1977.

 


 

« Je parle pour des jeunes gens et pour des hommes de tous âges. Je parle de ce qui m'arrive. Je parle d'un monde absous par la colère... »

Il existe de jeunes cinéastes, de jeunes dramaturges, de jeunes romanciers dont les noms sont sur toutes les lèvres. Il n'y a pas de jeunes poètes. Le sacre devant l'opinion n'a lieu qu'après une longue période probatoire. René Guy Cadou pourrait y prétendre, qui serait aujourd'hui de cinq ans le cadet de Pierre Emmanuel et de trois ans l'aîné d'Yves Bonnefoy.

Né en Bretagne, instituteur dans les villages de ce pays, fidèle à la pèlerine de laine et aux sabots de bois, ami des forgerons et des taverniers, il pourrait figurer parmi les rudes chantres des valeurs ancestrales ou patriarcales. Entre Jean-Pierre Chabrol et Pierre-Jakez Helias, il y aurait peut-être place pour un poète.

Farouchement hostile à la vie parisienne, horrifié par le spectacle des cafés littéraires lors de son unique séjour dans cette ville, il aurait peut-être tout simplement choisi, René Char de l'Ouest, la retraite dans un des villages au nom de terroir — Saint-Herblon, Basse-Goulaine, Louisfert         que les hasards des nominations lui assignèrent comme résidences.

Le sort en a décidé autrement, qui le fit mourir le 22 mars 1951, à 31 ans, au premier étage d'une maison d'école de la campagne nantaise — il y a tout juste vingt-cinq ans. A peine vit-il son premier recueil imprimé par un grand éditeur parisien, grâce aux efforts de Jean Rousselot et à la diligence de Pierre Seghers. Le titre était, magnifiquement paradoxal pour un condamné, Les Biens de ce monde. Il n'était pas question de consécration officielle ; le programme fier et farouche était rempli, dont on ne sait s'il était défi ou cri d'amour :

« Cette amère montée du sol qui m'environne
Le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne

—        Tu périras d'oubli et dévoré d'orgueil
—        Oui mais l'odeur des lys la liberté des feuilles »

Bien sûr, ses amis lui ont, comme on se plaît è dire, rendu justice. Des expositions, des numéros spéciaux de revues (en particulier un Cahier de l'Herne) lui ont été consacrés. Le dixième anniversaire de sa mort a marqué une prise de conscience, et Maurice Chapelan résumait dans le Figaro littéraire le sentiment général en ouvrant un long article par cette confession : « Je n'ai pas connu le jeune homme qui s'appelait René Guy Cadou, et j'ai méconnu le poète ». En 1973
enfin ont été rééditées aux Editions Seghers ses Œuvres poétiques complètes en deux volumes, par les soins de son ami Michel Manoll.

Mais il conviendrait maintenant de s'avancer au-delà des témoignages d'estime de ceux qui furent ses contemporains, et de s'interroger sur une curieuse modernité de cette œuvre qui est, pour sa part, seulement en train d'affleurer. Les mêmes lycéens qui rêvent de gravir le sentier d'une bergerie isolée pour y organiser leur existence, qui militent pour une revanche de la nature sur la société industrielle, qui cherchent à substituer à une morale restrictive une éthique positive de la fraternité, lisent et connaissent René Guy Cadou. Tout se passe comme si le poète, bien qu'écrivant peu après la guerre de 39-40, avait pressenti la crise d'identité de la civilisation qui allait la suivre, et avait essayé d'y répondre par une poésie à la fois enracinée dans un terroir et ouverte aux problèmes politiques, sociaux et moraux de son temps. Et dans la désinvolture appuyée de ses affirmations, dans son a-politesse voulue, dans son refus du statut de Poète, on trouve déjà le défi d'une certaine presse aussi peu respectueuse de l'idéalisme traditionnel que des canons de l'imprimerie, quand elle n'est pas « undergrund », dans laquelle se retrouve — ou s'exprime —une bonne partie de la jeunesse actuelle :

« Si vous demandez encore pourquoi nous étalons ainsi nos plaies — dans les revues ou dans les livres — je vous répèterai : nécessité pour nous. Nécessité de débarrasser la petite « bête humaine » qui bat sous le sein gauche de toutes ses scories, de toutes ses larmes. Après cela nous pouvons nous mettre en quête de nouvelles nourritures : la vie a des champs assez vastes. Quant à ceux que ces déchets intéressent, qui fouillent les intentions du poète avec une joie malsaine, libre à eux. Je n'attends jamais rien d'un lecteur. Qu'il n'attende rien de moi. Mes larmes ne sont pas à vendre, ma joie non plus. »

Cette agressivité interdit au poète de la terre d'être un chantre de la nature aux accords mélodieux, un découvreur lamartinien d'harmonies rédemptrices. Celui qui fréquente quotidiennement les paysans ne peut ignorer que leur rapport à la terre est d'abord un combat dont la sueur est le moindre prix. Né en Brière, pays des étendues sauvages, des marais où « d'humbles maisons à toit de chaume font ombre, décor et rideau contre la tempête » (Michel Manoll), il perçoit la nature comme un élément insinuant, envahissant, avec lequel il faut certes composer, mais en luttant pour n'être pas absorbé. Il faut se mettre à son rythme, rivaliser de sérénité, l'équilibre étant atteint dans une fascination mutuelle :

« C'est l'écorce de l'eau qui m'emprisonne
Toutes ses clés rouillées qui ferment ma gorge
Tous ses goémons sur le cœur
Pour me sauver
Je retranche mon enfance de ma vie
Mes premiers pas brodés d'herbe
(Mes jeux dociles
Je vis avec lenteur. »

Osmose quelque peu angoissante, qui semble se réaliser dans l'intemporel... Mais la quête a son prix, la patience sa récompense. Celui qui accepte le rythme de la nature, loin d'être absorbé par elle, trouve pouvoir de l'investir. Il établit entre son sang et la sève de l'univers végétal une continuité qui le justifie et le démultiplie à la fois. Les limites de la pesanteur, de l'espace, des saisons sont abolies, ou du moins le corps n'est plus perçu comme une inertie opposée aux ambitions du « je ». Intégré aux éléments, il est lui-même objet de jouissance, « églantine que l'on cueille » ; mais étant aussi sujet de la jouissance, il crée à volonté lumières, couleurs, odeurs :

« Comme un oiseau dans la tête
Le sang s'est mis à chanter
Des fleurs naissent c'est peut-être
Que mon corps est enchanté

Que je suis lumière et feuilles
Le dormeur des porches bleus
L'églantine que l'on cueille
Les soirs de juin quand il pleut

Dans la chambre un ruisseau coule
Horloge aux cailloux d'argent
On entend le blé qui roule
Vers les meules du couchant. »

L'amour, appel à sortir de soi, s'inscrit dans cette situation de communication. La femme — Hélène ou le règne végétal — est à la fois espace offert et lieu où l'homme objective ses désirs sous les formes dans lesquelles il a appris à les exprimer dès l'enfance. On ne peut dès lors plus guère parler de métaphore dans l'assimilation de la femme à la nature, à moins de revaloriser la métaphore, de la transposer du niveau de l'expression au niveau du vécu, de retrouver ce que Paul Ricœur a reconnu et décrit comme « la métaphore vive ». L'amour s'inscrit et se circonscrit dans un système complexe et subtil d'échos :

« Tu es une grande plaine parcourue de chevaux
Un port de mer tout entouré de myosotis
Et la rivière où le nageur descend
A la poursuite de son image
Tu es l'algue marine et la plante sauvage
Comme l'arnica
Tu es pleine de poissons dans ta chevelure... »

Il faut bien peser un tel poème, qui pourrait apparaître comme un programme banal d'aspirations naturistes, ou le trop facile tableau d'une exposition de la rêverie citadine. L'écriture poétique est là pour questionner les correspondances trop évidentes : questionnement syntaxique, par exemple, sur le rapport de la séquence comparative « comme l'arnica » à ce qui la précède ou à ce qui la suit ; questionnement sémantique, à propos des référents contradictoires d'une « plaine » qui appelle au parcours et d'un « port » qui invite au repos, de ce qui est eau et de ce qui est feu — « poissons » de la chevelure de « l'arnica »            de ce qu'est en réalité l'amour - poursuite de soi-même ou poursuite de l'autre ?

Voilà qui nous conduirait aisément à une poésie métaphysique, à un Saint-John Perse morcelé, si ne revenait sans cesse la défiance à l'égard de la Construction idéologique, qui est l'autre face du souci de prendre en compte le quotidien.

« Ah je ne suis pas métaphysique, moi,
Je n'ai pas l'habitude de plonger les doigts
Dans les bocaux de l'éternité mauve et sale
Comme un bistrot de petite ville provinciale
Et que m'importe qu'en les siècles l'on dispose
De mon âme comme d'une petite chose
Sans importance ainsi qu'au plus chaud de l'été
Dans la poussière le corset d'un scarabée
Je prodigue à plaisir et même quand je dors
Il y a cette flamme en moi qui donne tort
A tout ce qui n'est pas cette montée sévère
Vers l'admirable accidenté visage de la terre… »

La révolte du langage poétique contre les lois de l'écriture (l'adjectif « métaphysique » accolé à un pronom personnel) ou de l'expérience (la « montée vers la terre ») matérialise le refus de deux mystifications : celle qui tend à transposer et à recréer le concret dans un système conceptuel, et celle qui prétend que le langage prend intégralement en compte le réel qu'il dénote. La réalité anecdotique confirme que Cadou subissait de puissants rappels au quotidien : quand on interrompt ses griffonnages sur la toile cirée de la table de Madame Moreau, la bonne logeuse qui sait préparer le repas sur le feu de bois, pour lui laisser disposer le couvert, aller voir travailler le tonnelier Moreau ou aller boire au cul de la barrique quelques verres de gros-plan, on est moins tenté de surimposer des idées que de dire une réalité villageoise qui a ses valeurs et son « humanisme » : le calme de ses places qui sont aussi appel à l'échange, la simplicité de son accueil, le prix du travail prouvé par la joie du repos :

« Tremblante main sur mon visage
La douce fleur au vol ramier
La porte ouverte du village
Et le tremplin des marronniers

La jolie fille dans l'échoppe
Au bord du toit le nom vogueur
Le compagnon qui boit sa chope
Aux fraîches bières de couleur. »

Cette réalité n'est ni une contrainte, ni un cadre : les « marronniers » sont « tremplin » et non bordure, les reflets du comptoir et de la jolie serveuse dans l'or pétillant de la bière sont une invitation à recomposer les éléments donnés et nommés, à rejoindre « au bord du toit le nom vogueur ».

C'est qu'il faut se garder de la tentation descriptive ou matérialiste : dans le concret comme dans la nature, le sujet décrivant revendique non seulement sa place, mais aussi son pouvoir de transformation. La naturelle solidarité villageoise est la première ébauche, et indique la voie à suivre : l'amitié coordonne et multiplie les velléités individuelles. L’« école buissonnière » de Rochefort-sur-Loire, dont Cadou fut, avec Jean Bouhier, le principal animateur, prend à cet égard valeur iconique. La première séduction de cette « école » résidait d'abord en ce que le pharmacien-poète Jean Bouhier transformait en ces temps de guerre et de restrictions sa pharmacie en pays de Cocagne. Et il se trouvait qu'à cette occasion l'amitié naissait, et que cette amitié aboutissait presque naturellement à la création poétique. Ainsi se trouvait réalisé tout un programme de transformation du réel, par la vertu des bocaux multicolores de la pharmacie, du pays de Ronsard et de Du Bellay, du vin blanc du Layon, de la force de la rencontre :

« Nous chantons sur la route et déjà se dessinent
Les bocaux jaune et vert de ta maison hantée
Emmène-moi dans la vallée vers la demeure
De Marie-Cécile en Saint-Aubin-de-Luigné
Que j'y retrouve et que j'y boive ma jeunesse
Fraîche et joyeuse dans un décor du douanier
Allons dîner dans cette échoppe de poètes
Pleine d'enfants et de graillon qui perpétue
La tradition. Amenez-moi les meilleurs crus… »

On peut voir là du folklore, ou de la nostalgie. Mais l'expérience a été essentielle pour Cadou dans la mesure où, en lui faisant ressentir le pouvoir du groupe, elle lui a permis de prendre conscience de son propre pouvoir, et donc de se trouver lui-même : « Emmène-moi... que j'y retrouve et que j'y boive ma jeunesse ». Les fêtes de l'amitié sont les fêtes de l'identité retrouvée. Rien ne renverra au Moi l'image de sa palpitation, « ce minutieux mouvement », sinon la même palpitation émanant d'autres mains, et fixant dans le temps sans repères le moment où une rencontre a prouvé l'existence :

« Amis pleins de rumeur où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
Oh je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
D'une journée, le long des rives du destin ! »

Car c'est bien en définitive une recherche de soi qui est en question. Le rythme de la vie rurale, le cycle de la nature, l'amitié, l'amour sont autant de réponses à la recherche d'un ordre dans lequel s'intègre le Moi, quand il a refusé les étourdissements de la civilisation urbaine et les vanités de la spéculation métaphysique. L'ultime échéance à laquelle il sait qu'il sera confronté fait apparaître l'urgence de ne pas être dupe :

« Je pense à cette petite chambre de terre
Qui est mienne qui me convient exactement
Que j'ai louée sur la foi de bizarres affiches
Qui recouvrent partout les murs nus de ma vie. »

L'urgence est d'autant plus grande que Cadou sent qu'il va mourir jeune, mais celà lui permet d'être plus intransigeant, et de ne pas se contenter des réponses lénifiantes qu'on admet quand on sait que l'échéance est lointaine. La Foi de Cadou est donc, par essence, une Foi jeune. Il n'est pas question d'imaginer un Paradis transcendant. Le Dieu de Cadou, communiste et chrétien à la fois, est celui de l'immanence. Il est la force vive des hommes au milieu du monde, celle qui leur permet de s'unir pour œuvrer. Ce qui a déjà été réalisé fait qu'il n'est pas possible de ne pas avoir confiance en ce monde ; mais pour cette raison précisément, il n'est pas concevable d'en rechercher un autre. A la pensée de le quitter, un homme ne peut qu'être partagé entre le sentiment de la nécessité d'un accomplissement et le déchirement d'être exclu ; tel est le sens de l'Adresse à Dieu:

« Tu ne peux rien pour moi maintenant que je suis
Fané par ton soleil comme une fine pluie
Venue d'un nuage bas qui mettait sur la terre
Quelques larmes de trop au bord de tes paupières.
Tu peux bien m'accueillir et m'ouvrir tes palais
Tu ne me rendras point cet amour que j'avais
De la vie ni ce doute inné de Ta Personne
Qui fait que je suis là et que Tu me pardonnes. »

L'éternité est dans les gestes de la vie répétés au-delà de celui qui ne les accomplira plus. L'amitié n'est dès lors pas seulement douceur, mais aussi nécessité, et extrême exigence. C'est une valeur qui se mérite et se conquiert sur une attitude qui tendrait d'abord à privilégier l'intégrité du « moi », comme si la mort ne prouvait pas qu'elle est dérisoire :

« Si vous m'aimez, oh ! que ce soit difficilement
Comme on aborde un pays disgracié !
Je ne révèle ma tendresse
Que par les épines des haies. »

C'est pourtant par cette abolition des défenses naturelles de l'individualisme que passe une continuité possible. Ses amis continueront l'humanité de celui qui les a quittés, et justifieront par là son effort. S'il est une « lumière », elle ne saurait être en aucun d'eux précisément, mais elle jaillit « à travers » eux, au milieu d'eux :

« Je vous regarde aller
Vous marchez bien quand même
C'est à travers vos pas la lumière que j'aime
Au-dessus des étangs le son de votre voix
Et je rejoins la nuit
Très tard
A contre-voie. »

Tous ceux qui luttent pour un idéal jusqu'au sacrifice d'eux-mêmes ne tiennent pas un autre raisonnement. La permanence de la vie, et d'une orientation pour laquelle il s'est engagé, rassure celui qui la quitte « à bout de persuasion » et à court d'arguments, parce qu'il ne peut plus agir sur elle en « orientant les fenêtres ». « Mehr Licht », a murmuré Goethe (que Cadou pratiquait) en mourant... Ce sera par un matin, quand tout s'éveille et fourmille, quand la vie animale et végétale s'organise, quand les villes, « là-bas », commencent à bruire, dans un ordre que ne peut perturber le désordre passager d'une disparition individuelle :

« A bout de persuasion peut-être
Quand le filin du jour me glissera des doigts
Si je n'ai plus pouvoir d'orienter les fenêtres
Alors adieu garçon ! Et que ce soit
Par un matin couleur de melon d'eau !
Tout dort
J'entends marcher au loin mille animaux
Et mon cœur doucement aura cessé de battre
A cause d'un compotier de pommes sur la table
Tandis qu'un coq et un sergent
Là-bas
Font respecter le règlement. »

Les temps sont loin où le Poète se frappait la poitrine en proclamant son exemplarité : il y a dans tout cela moins un message que le souci de passer le moins mal possible, en évitant un certain nombre de compromissions. Très modernes aussi sont cette humilité, ce relativisme et ce refus du modèle. Il ne s'agit pas de préconiser un choix, mais de l'opérer individuellement. Significatif est le titre d'Usage interne que Cadou a donné à un recueil de notes sur la poésie, et plus significatif encore l'Avertissement qui l'ouvre :

« Je n'ai réuni ces notes que pour juger en tout état de cause de l'étendue du désastre.

Et puisqu'aussi bien la description du fusil précède le maniement d'armes, peut-être n'est-il pas inutile, le coup parti, le but manqué, de se pencher avec humilité sur son arme et de s'interroger sur les raisons de sa défaite. »

Une telle défaite, beaucoup de ceux qui ont aujourd'hui éprouvé la vanité des certitudes et des systèmes définitifs la revendiquent. C'est volontairement que nous avons occulté les aspects biographiques : d'autres, qui ont connu Cadou, sauraient en parler. Mais, vingt-cinq ans après, il devient pertinent de se placer sur un terrain moins friable que celui du souvenir : celle de la validité permanente d'une parole. Déjà Max Jacob, le solitaire de Saint-Benoît-sur-Loire, qui fut avec Reverdy, le solitaire de Solesmes, son maître en poésie, lui écrivait : « Ecris pour l'éternité, méfie-toi de la mode. Il faut travailler à l'esthétique éternelle et non pas à celle de 1942, qui est passagère. » « Eternité » semble de nos jours un peu prétentieux et ne convient d'ailleurs pas à la modestie prudente de Cadou. Mais il semble bien que les affirmations de son œuvre soient plus actuelles qu'à l'heure où elles apparaissaient, méconnues. Les poètes demeureraient-ils décidément des prophètes ? Ce mot aussi a vieilli, et la suspicion l'entoure désormais. Contentons-nous de noter que les revendications de René Guy Cadou demeurent, et que la recherche, ou la préservation, des Biens de ce monde passe actuellement par des sentiers qu'il a fréquentés.

 

 

 

 

 


 

Les nouveaux lecteurs de René Guy Cadou ? par JB

L'information de cet article, que Gérard Chaliand a eu l'amabilité de vérifier, est partiellement tirée d'un tract publié par l'Association étudiants irakiens et kurdes de France (NDLR).

Esprit n°1, janvier 1977.

 


 

En trois ans — c'est en 1973 que Œuvres poétiques complètes sont devenues disponibles en librairie — les lycéens et les étudiants ont appris à connaître l'œuvre de René Guy Cadou. De l'homme ils savent peut-être moins que leurs aînés. Certains ignorent sans doute qu'il était instituteur de campagne, qu'il était fidèle à la pèlerine de laine et aux sabots de bois, ami des forgerons et des taverniers ; tout au plus ont-ils appris qu'il était de ce pays d'Armor, devenu symbole de résistance face à un certain gâchis du monde industriel. Mais ignorer la légende permet d'être plus attentif à la parole, et ils reconnaissent leu propres refus dans le rejet de la ville, de son gigantisme noir, le damier obligatoire de ses rues, de son rythme qui commande les hommes, auxquels seuls certains indices indiquent encore que la vraie vie est ailleurs :

0 villes enfumées
Cathédrales de laves
Guillotines des rues pour ces gorges d'esclaves
Ailleurs s'est accompli le geste quotidien
Et tandis que les fleurs se gonflent sur l'abîme
Il regarde en pleurant le ciel beau comme un crime.

Ils ne sont pas surpris de trouver un peu plus loin l'autre signe de reconnaissance, la dénonciation de l'autre aliénation découlant de la course au profit et à la puissance : la guerre et le meurtre de l'homme par l'homme. Conséquence logique de cette soif de détruire pour pouvoir reproduire encore, elle est « la grande folie » ; parallèlement aux slogans contemporains, Cadou invite à regarder d’abord son semblable, à penser à l'aimer avant de haïr, à songer à la douceur des campagnes qui ne sont pas faites pour le passage des blindés :

Vous marchez dans les fleurs écœurantes du sang
Entre vos bras ouverts un cadavre descend
Qui vous sourit déjà et déjà vous ressemble
Et vous ne pensez plus qu'à forniquer ensemble
Pourtant il est des femmes belles qui encor
Donneraient par plaisir bien du soleil au corps
Il en est dans les bonnes fermes de campagne
Toutes fraîches avec des roses pour compagnes.

Tous les autres rejets découlent de ces refus fondamentaux. L’adolescent a besoin d'absolu, sa révolte n'est pas calculatrice, pas plus que n'est savamment pondéré le cri d'un poète de vingt-cinq ans. Il rejette toutes les contraintes, globalement ; et au fil des pages se retrouvent des dénonciations permanentes, celle de la famille par exemple, premier lieu de coercition sociale mobile contre une liberté en éveil « qui n'en [est] pour rien de sa venue sur terre » :

Je songe à ces parents féroces qui poursuivent
Nuit après jour la liberté de leur enfant
Et qui le parquent dans des barricades de cuivre
Croyant le préserver d'un ange itinérant
Mais l'enfant possédé du désir de connaître
Fait un faux pas soudain au bord de la fenêtre
Rejoignant les pays qui ne reviendront pas.

Goût quelque peu morbide ; le miroir d'Alice est devenu tranchant. On trouve là l'écho d'un certain humour lugubre de la bande dessinée contemporaine, et les adultes regardent d'un œil inquiet cette jeunesse qui en arrive à se détester elle-même ; qui ne choisit pas la lutte (à quoi bon ?), ni même le défi (au nom de quoi ?), qui a pour unique souci de cacher sa peur et son désespoir :

Je m'enfuis
J’ai peur d'être surpris tout seul
Avec mes larmes
J’ai peur que vous preniez mes poings noirs
Pour des armes
Et de haïr un jour un autre homme que moi.

A cette révolte devenue angoisse, des réponses circulent à l’occasion d'un rassemblement, d'une revue, de quelques mots plaqué sur un accord de guitare : amour, nature, retraite, écologie, communautés, route... De telles réponses, Cadou les a passionnément cherchées. Et s'il en a vécu les contradictions, du moins sa poésie lui permettait-elle de les résoudre dans son chemin propre. A l'instar du folk-song, de certaines communautés, pop-music ou de la drogue dans le pire des cas, elle détermine une aire à l'intérieur de laquelle sont surmontées les antinomies soliales : fraternité, voyage, enracinement, nature, communauté humaine, espace/retraite. Ivre du voyage, le poète circonscrit une unité corporelle dans laquelle il maîtrise à la fois l'espace parcouru et l'espace à parcourir :

J'écris pour divulguer ce qui vient des saisons
La neige pure ainsi qu'une main féminine
Et le pollen éparpillé sur les gazons
Aussi l'agneau qui fait le calme des montagnes
J'écris pour dépasser la crue noire du temps
Tandis que les oiseaux et les fleurs me précèdent
A cette auberge au bord du ciel où les passants
Trouvent des couches étoilées et des vaisselles
Pleines de fruits et des soleils encourageants.

On retrouve alors, éparpillés, tous les prestiges d'une vie matinale. Celui d'une bergerie isolée sur un haut plateau et vivant au rythme de la nature. Celui de la « route », errance au jour le jour, dans le flou d'itinéraires de hasard, sans bagages…

Celui qui s'en allait
Celui qu'on retrouvait tous les soirs sur les quais
Dans les désordres du langage
Celui qui n'avait plus que sa joie pour bagages
Et dont l'astre brûlait les registres du port.

L'amour libre, non pas tant par rapport à une morale monogamique qu'aux prémisses qu'imposait une courtoisie aristocratique ou bourgeoise, est un autre moyen de se rapprocher de la nature. Et l'érotisme simple, sans agressivité aucune, n'est pas celui des films tapageurs ou des ouvrages spécialisés, mais la fête des sens dans l'accouplement originel :

La double pêche de tes seins
Dans la coupe de la journée
Voici que ton ventre se lève
Entre les branches du figuier
Que la chambre se met à battre
Comme une tempe délicate
Et qu'un versant du ciel inonde
Etendue la plus belle au monde.

Tout cela s'exprime dans une œuvre qui refuse tout caractère officiel. Elle n'est pas spéculative, et Cadou rejette toute étiquette de penseur : « Ah je ne suis pas métaphysique, moi. » Elle n'est une leçon pour personne, et Cadou, bien qu'inscrit à un Parti qui appréciait les poètes officiels, ne sera jamais le porte-parole de celui-ci. « Il ne s'agit aucunement ici de conseils (...) Je n'ai écrit ces notes que pour juger en tout état de cause de l'étendue du désastre », « Ecrire est un épanchement de la      petite bête qui bat sous le sein gauche », et que cet épanchement soit clandestin — on dirait aujourd'hui « underground » — est paré d’authenticité, comme en témoigne une presse mal présentée, inélégante  et dont la désinvolture typographique est signe de ralliement pour tous ceux qui choisissent d'être en marge :

Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur

affirme           celui qui a publié une bonne partie de son œuvre — et l’essentielle de son vivant — sous le sigle riche de sens des Amis de Rochefort, en revendiquant « le désespoir et le bonheur plaire à personne ».

Un dernier signe, le plus révélateur peut-être : pour un observateur officiel, la preuve de la jeunesse actuelle de l'œuvre de Cadou serait sans doute ce poème dédié à un enfant né en 1975 :

Je pense à toi Gilles né en dix-neuf cent soixante-quinze

Tu as vingt ans et le siècle est bien près de finir
Comme une vache maigre qui ne donne que son cuir

Toi aussi tu écris des vers et les traduis
En quatre langues à mesure que tu produis
Tu as ton portrait dans le New York Herald
Et tu brises dans le jardin des vieux des digitales
Pour bien montrer ta triste force et accuser
Ton refus d'être un homme et celui d'exister.

Il y aurait là matière à gloser sur la préscience du poète, sur « la crise de civilisation » dont un autre grand écrivain prophétique a proclamé l'avènement, et dont chaque mouvement dans la jeunesse étudiante fait pressentir la profondeur et craindre un tragique dénouement. Mais pour ces jeunes précisément ce n’est pas encore là que réside la modernité de René Guy Cadou. Ils n'y verraient qu'une attitude, propre à beaucoup d'intellectuels d'anticiper sur leur mouvement pour s'en approprier les aspirations. Ce qui est au contraire le plus proche d'eux, c'est moins une révolte commune que la crainte d'une récupération de cette révolte. C'est, à l'extrême pointe de l'œuvre de Cadou, ce folklorisme qui se retrouve au cœur de leurs préoccupations qu'ont déjà déçus tant de publications ou prises de
positions intéressées à la gloire des coutumes bretonnes ou parlers occitans :

Il m'est arrivé de dire du bien d'une poésie qui cherche sa voie dans le folklore comme il m'arrive d'aimer certains refrains de guinguette ou chansons boulevardières. Je ne saurais médire de tout effort en vue d’en populariser le verbe. Je ne saurais non plus faire aucune concession au folklorisme qui n'est rien d'autre qu'un exotisme clocher.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou et la Sylve, Fernand Gueriff

Deux degrés Ouest, Octobre novembre 1975

 


 

Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ?
Mais l'odeur des lys, mais l'odeur des lys...

La voix prenante et légèrement voilée de Daniel Gélin égrène des vers si doux, si légers, si débordants de fraîche musique, de rythmes enfantins

... L'électrophone s'estompe, le décor s'évanouit... et je vois près de moi, dans la brume de mes pensées, trente ans en arrière, le visage joyeux de René qui me sourit.

Non ! il n'est pas mort le poète ! Sa présence reste impérissable dans la mémoire de ceux qui l'ont connu.

J'ai lu à peu près tout ce qui a été dit sur lui après sa mort. Et, chaque fois, je suis déçu sur un point : dans ces biographies, il n'est jamais question — ou si peu ! — de son séjour à la Forêt du Cellier.

Deux ans qui ont pourtant compté dans cette vie si courte, deux ans qui ont joué un rôle de tremplin, où il prit son « nouvel élan » vers sa « vie rêvée ». Deux ans passés sous silence !

J'écris ces lignes pour témoigner. J'ai bien conscience d'être inférieur à ma tâche. Il faudrait une autre plume que la mienne, une plume d'or trempée dans l'encrier des fées, pour esquisser, ne fût-ce qu'un croquis de cet Ariel ! Mais j'ai trop de respect et d'admiration pour laisser dans l'ombre une page si intense du journal de sa vie.

Europe
Nuit partout
Le monde est plein d'ombres qui marchent
Sang noir coquelicot ruisselez sur les marches
Un cadavre inconnu empoisonne les blés.

La guerre déferlait.

Ce vendredi 17 juillet 1942, vers 11 h. 30, un train poussif déposait à Clermont-sur-Loire un convoi d'enfants nazairiens. On les évacuait d'une ville qui allait devenir un enfer. Je faisais partie du personnel qui les encadrait. Deux cars nous transportèrent vers l'arrière-pays, la Forêt du Cellier. Ils s'engagèrent bientôt dans une grande prairie, au bout de laquelle le château apparut comme un mirage, appuyé au feston noir des grands bois.

Nous allions vivre là trois ans, en pleine campagne, groupé comme une vraie petite famille autour de la directrice : Mlle Tattevin.

C'est alors que Cadou vint nous rejoindre, â l'automne 43.

Nous connaissions déjà son précoce talent. D'un commun accord, nous le déchargeâmes de classe, afin qu'il puisse presqu'entièrement se consacrer à son art. Il surveillait l'internat ; il avait donc ses matinées et ses après-midi libres.

Les portes de nos chambres se faisaient face ; trois pas nous séparaient ; tout de suite, nous sympathisâmes.

Parfois, nous nous réunissions tous pour la veillée chez Mlle Tattevin.

Mais certains soirs, René éprouvait un besoin de solitude qu'il m'invitait souvent à partager. J'ai passé dans sa petite chambre des heures inoubliables ; j'ai appris à connaître la Poésie, la « vraie », celle pour laquelle il vivait et se battait.

Sa fenêtre donnait sur un admirable paysage : une immense clairière cernée par la lisière sombre de la forêt de 90 ha, avec tout au fond l'étang luisant et sa cabane à toit rouge.

Sa petite table de travail s'y encadrait, oeil ouvert sur la féerie des bois...

Sur le mur, un râtelier alignait une dizaine de pipes de toutes formes, car René fumait beaucoup. J'ai toujours été frappé de sa ressemblance avec le compositeur Arthur Honegger : même gabarit, même tête ronde aux longs cheveux ondulés, même amour des pipes.

Il me lisait alors les poèmes qu'il avait en train. Un soir, il me dit : « Je travaille en ce moment l'alexandrin, avec toutes ses coupes, tous ses rythmes. Max Jacob me l'a conseillé ». Exercices, brouillons qu'il jugeait sans valeur et jetait au panier.

Il savourait les longues lettres de Max Jacob, son ami, son confident, son maitre. Elles traitaient de tout : poésie, peinture, musique, folklore, avec une érudition, un bon sens prodigieux. René me montra un dessin de Max auquel il tenait beaucoup ; un magnifique coq, tout flambard, exécuté avec des fards : rouge à lèvres, noir et bleu à yeux...

Il n'y avait pas si longtemps que René connaissait Hélène. Aussi, était-il tout à son amour. Et Dieu sait si cet amour humain, le poète l'a haussé jusqu'à l'identifier avec son amour de la nature et du cosmos. Plusieurs fois, Hélène vint le voir ; ces jours-là, il rayonnait.

Notre grande forêt l'intimidait et l'inspirait à la fois. Elle nous entourait comme un cercle magique de ses feuillages mouvants et de ses bruits mystérieux.

Alors qu'un feu d'automne flambait déjà dans la haute cheminée de ma classe, je voyais passer René, enfoui dans sa grande houppelande. Il cheminait dans l'allée cavalière bordée d'arbres géants et, sans souci des sangliers et des aspics, il disparaissait dans la pénombre du sous-bois.

Il emportait un calepin et un sac. Il rapportait à la fois des notations, des sensations.... et une « cuisine » de champignons dont nous profitions tous.

Je suis bien sûr que pour lui, Prince Charmant voyant et initié, la forêt-fée déroulait ses mystères. Des elfes tiraient d'opulents rideaux de verdure. Alors, dans les profondeurs dévoilées, il apercevait la licorne paître l'herbe d'opale, il entendait l'oiseau-prophète vaticiner dans les feuillages d'argent fin...

Les neiges d'hiver interrompaient ses promenades.

Il travaillait dans sa chambre. Il travaillait beaucoup.

Et la célèbre plume cassée courait, courait... moulant, étalant sans une rature sur la page vierge, cette étrange écriture fleurie.

Ecrire pour lui était une nécessité physiologique. Mais il n'écrit que « quand le cœur le démange, » car il connaît aussi des jours de jeûne où il se repose et s'amuse. « Ne pas se forcer, mais s'efforcer », telle était sa devise. Ses préférences, ses répugnances me surprenaient. Il adorait Supervielle, Apollinaire, Reverdy, Max Jacob. Il affichait un certain mépris pour le « père Hugo » ; mais au plus secret de son cœur — il me l'avoua — il jalousait des poèmes comme « Booz endormi » ou « Si tu veux, faisons un rêve ».

Il récitait avec délice :

... Quel moissonneur de l'éternel été
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles ?

S'il enviait ainsi les titres simples et frappants de Victor Hugo, il détestait franchement ses romans, et, paradoxalement, leur préférait Alexandre Dumas et même Gaston Leroux. Il est vrai que « Rouletabille » ou le « Parfum de la Dame en noir » sont des espèces de chefs d'œuvre. La « Princesse de Clèves » de Mme de La Fayette lui paraissait le modèle du roman français.

A cette époque de sa vie, René était très panthéiste, et je crois bien qu'il le demeura. Il aimait la nature, la campagne, les fleurs. Il avait l'amitié fraternelle ; il aimait les hommes, même les plus humbles. Il est le poète de l'Amour dans son sens le plus large. Ne se définissait-il pas lui-même « Tout Amour ». Presque chaque jour, il se rendait au hameau de la Grande Funnerie, à deux kilomètres du château, chez le fermier Pierre Savary, « p'tit Pierre » comme on l'appelait.

Avec quels compagnons de route ? Le père Allotte, l'homme de peine de la colonie, et mon père, qui travaillait aussi à l'internat.

Et rien du poète raffiné ne transparaissait dans ses manières, dans sa conversion. Au contraire, tout en vidant dans le cellier, devant un antique pressoir, le verre de l'amitié, il devisait avec Savary en toute simplicité, des récoltes, du temps, du bétail, du petit vin excellent que l'hôte offrait à profusion. Car Cadou ne dédaignait pas les « nourritures terrestres », c'est aussi un de ses aspects.

On dit que Ravel avait aussi cette simplicité lorsqu'il faisait chanter et rondier les marchandes de poissons de Saint-Jean-de-Luz...

Pas de piédestal, pas de tour d'ivoire, de front perdu dans les nuages I

Des sabots, un pantalon de « coupeur de mottes », une pèlerine. Le poète vit comme un homme parmi les hommes.

C'est ainsi qu'on le voyait rêver à la terrasse du café « Beau rivage », à Clermont, surplombant la vallée où la Loire encercle d'azur des flots de sable gris.
Il venait me voir dans ma classe, et nous feuilletions ensemble des documents que je réunissais pour un futur « Historique de Saint Nazaire ». Il fut très intéressé par la main ouverte en cuivre doré qui tournait en guise de girouette sur le clocher de l'ancienne église. Je lui demandai si cette main l'inspirait. Il ne répondit rien, resta songeur. Le soir, il me demanda de lui montrer encore les lithos du Vieux Saint-Nazaire.

Quelques jours après, le 13 octobre 1944, il me tendit une feuille où je lus avec stupéfaction :

La main du Bon accueil.
Tu étais comme un coquelicot de plein vent...

René aimait la musique, mais ne la pratiquait pas. A cette époque, aucun musicien n'avait encore été tenté par ses poèmes.
En lisant « Fil à fil » je notai un air qui me parut valable. Avec quelque appréhension, je lui jouai. Son visage s'éclaira. Il précisa l'intention de quelques vers et me demanda de modifier le mouvement d’un passage.
La mélodie, ainsi terminée, lui plut beaucoup,  et il me demanda plusieurs fois de la lui chanter.
A quelque temps de là, il m’apporta à « musiquer » un poème de Max Jacob : « chanson du mendiant breton ».
Puis encouragé par ces premiers contacts de sa jeune poésie avec la musique, il sortit un soir d’un carton un manuscrit plus épais : une sorte de pièce radiophonique au titre inattendu : « Bethléem ou le café de l’avenir », véritable mystère médiéval, avec de ci de là, des accents drus et caustiques. Je me mis au travail sur un « chant des bergers » et une « apparition des anges ». La musique est restée inachevée, mais je suis sur qu’Hélène conserve précieusement l’original du poème…

Toujours plus de pureté, de beauté, d'harmonie, de fraîcheur. Il n'écrit pas pour des cénacles de snobs. Il tient à ce qu'on l'entende :

« La poésie a besoin de chlorophylle et j'en ai assez de trouver dans chaque livre les vomissures et les poumons de ces jeunes aliénés de la littérature. Je parle de la fraîcheur comme d'un paradis perdu et je pense aux arbres, aux femmes, aux chevaux qui piaffent de volupté sans se soucier du style et de l'homme ».

Jamais non plus de désespoirs, de débordements, de violences, de cruautés, mais une douce mélancolie, toute celtique, même lorsqu'il invoque la Mort avec des accents — dit-on — prémonitoires.

René était d'ailleurs plutôt gai, il aimait rire, plaisanter parfois gauloisement, « profiter de la vie » avec une sorte de frénésie.

On m'a demandé souvent s'il avait conscience de son génie.

Sans aucun doute. Il était, comme l'a dit si justement notre ami commun Jacques Roux, « terriblement conscient » :
Je suis là pour la vérité, toute la vérité...

Mais il montre aussi une délicatesse, une pudeur de sentiments bien dans la tradition française.

« Quelle réserve chez celui qui sait » écrit-il dans « Usage interne.»

Ou encore :

Mes larmes ne sont pas à vendre, ma joie non plus...

Tel m'est apparu le René Guy Cadou que j'ai connu.

Mais l'ai-je bien compris ? Ce portrait représente-t-il l'homme véritable ? Pénétrons-nous au plus profond du mystère des âmes ? Il semblait aspirer au bonheur, à l'amitié totale. Mais n'était-il pas comme nous le sommes tous, seul avec son angoisse secrète, son pressentiment de la mort, au milieu de ces « visages de solitude » ?
« Je vis pour mieux mourir » écrivait ce jeune homme de 22 ans.

Que l'on relise cet « Alphabet de la mort » (1941) et surtout ce « Chant de solitude » (1949), un des fleurons de notre poésie moderne, parait-il, avec l'ineffable « Nocturne ».

Que mon chant vous atteigne ou non, ce n'est pas tant ce qui importe
Mais la grande ruée des terres qui sont vôtres entre le soleil et ma porte
Les fumures du Temps sur le ciel répandues
Et le dernier dahlia dans un jardin perdu !

Il semblait respirer la santé, le bonheur, l'espérance. Et pourtant, 6 ans après, la Mort le fauchait !

Le souvenir de la Forêt ne le quitta jamais. Le 8 novembre 45, il m'écrivait :

« La nuit dernière, il y avait dans mon rêve un château aux volets fermés, et j'étais triste, triste parce que je ne pouvais pas y entrer. Il s'agissait sûrement de la Forêt. Pourquoi ? Et ce soir, au retour de Nantes, votre lettre qui m'est un vrai plaisir.... »

Dors, René, dors doucement dans un pli de la terre aimée. Que toutes les molécules de ton corps passent dans ce règne végétal que tu as chanté, et s'exhalent dans l'« odeur des lys », la « liberté des feuilles »...

Ton âme de source murmure toujours parmi nous et laisse goutter, inépuisable, son baume sur les plaies de nos cœurs.

 

 

 

 


 

Notes sur René Guy Cadou avant le 25ème anniversaire de la mort: pour l'amour d'Hélène, par Charles Le Quintrec

La revue des deux Mondes, mai 1976

 


 

Cadou est le seul poète qui n'ait pas accepté de quitter son pays. Un court — très court — séjour dans la capitale lui fit comprendre qu'il était l'homme de « la ruée des terres » et non des horizons fermés.

Né à Sainte-Reine-de-Bretagne, il devint instituteur comme ses parents. On le vit dans de nombreuses bourgades, logeant à l’auberge, écrivant sur un coin de table ou dans la chambre sans âme de ceux qui ne font que passer.

Tout de suite, il marquait la poésie de son empreinte. Des hommes aussi différents que Max Jacob et Michel Manoll ne se trompèrent pas sur un talent qui cachait une véritable vocation.

Ce Breton aura subodoré dès l'adolescence que la voie de la poésie est sans issue en ce sens qu'elle est la plus dangereuse qu'un jeune homme puisse emprunter. Mais comment revenir en arrière et se contenter de la terre des hommes quand on a entrevu quelque chose de celle des dieux ?

Max Jacob, le « petit Juif du gentil Quimper », aura parlé de Dieu à Cadou. Il avait cela en commun avec Claudel qu’il ne pouvait approcher une âme sans la vouloir totalement convertir. Max interroge sans complexe : « Tu crois en Dieu, bien sûr ! Cadou ne répond pas ! Tous les enfants perdus croient en Dieu. J’ai prié pour toi au chemin de croix : « Mon Dieu, ayez pitié de Cadou qui ne sait pas que ses vers sont le meilleur de vous. »

Cadou ne sait que répondre. Dieu ne lui est pas étranger, mais lui paraît plus proche et tellement digne de compassion autant que l’amitié.

Deux événements vont marquer les dernières années de la vie du poète : la rencontre de quelques amis — ils fonderont ce qu'on a pu appeler « l'école de Rochefort » — et surtout l’arrivée tant attendue — presque inespérée — d'Hélène dans sa vie. Les amis s'appellent Jean Bouhier, Jean Rousselot, Michel Luc Bérimont, Jean Jégoudez, Roger Toulouse, Yves Trévédy, Sylvain Chiffoleau qui, imprimeur à Nantes, publiera plusieurs des recueils du poète. Il ne me souvient pas que, « l'école de Rochefort » ait eu ses manifestes. C'était avant tout — et c'est sa seule excuse — une école buissonnière. On s'y retrouvait entre copains. C'était l'occasion de trinquer, de boire, de manger que l'hôtesse réservait à ses clients de marque. Cadou a été émerveillé par ses compagnons. Il les chante :

« Le ciel et le grand air
La flamme du clocher dégagée du tonnerre
La place de l'église
Les pelouses du toit jonchées de pierres grises
Une table encombrée de feuillages et de mains
Pour chaque ami un lendemain.
Ce soir encore ensemble
Dans mes yeux le rideau de ton regard qui tremble.
Je voudrais tant rester cet hiver parmi vous
Le visage dans la mousse de vos genoux.
Le vent n'efface pas le bruit de vos paroles
Je prends place dans vos poitrines sur ce môle
Où s'attarde déjà la nef de l'horizon
C'est votre sang qui donne une teinte aux saisons.
Vogueurs de grands chemins
Négriers des villages
Les gibiers du soleil tiennent dans votre cage
Vous êtes à l'avant du monde les passeurs
Les rapides du soir empruntent votre cœur.
Je vous regarde aller
Vous marchez bien quand même
C'est à travers vos pas la lumière que j'aime
Au-dessus des étangs le son de votre voix
Et je rejoins la nuit
Très tard
A contre-voix. »

« Cette poésie, écrit Michel Manoll, le meilleur biographe à ce jour de René-Guy Cadou, porte la marque des ténèbres où s’enlise peu à peu le cœur incandescent... »

Mais ce cœur va battre très fort puisque aussi bien Hélène va venir. Elle va faire, le 17 juin 1943, le voyage de Nantes à Clisson pour voir l'auteur des Brancardiers de l'aube et des Forges du Vent. Elle est accompagnée de quelques camarades, mais René ne verra qu'elle.

Cette rencontre d'une étudiante de la grande ville et d'un instituteur suppléant de campagne devrait être sans lendemain d'abord, généralement, les auteurs déçoivent leurs admirateurs et admiratrices ; ensuite, il y a tous les obstacles de la vie et les rapetissements quotidiens. Dans son œuvre, un poète est au haut de lui-même, il sublime tout, même la souffrance. Dans la vie comme va la vie, il n'est le plus souvent qu'un être en butte au vent mauvais. Empêtré dans ses humeurs, ses rêves et ses colères. Et Cadou avait les siennes. Et pourtant Hélène n’est pas déçue. Elle ne le sera jamais. Elle attendra d'être sûr même et deviendra la compagne du poète. Un poète qui n’écrira plus que pour elle et qui se hâtera d'écrire sentant que le temps du bonheur sera court.

C'est donc à Hélène que nous devrons les dernières œuvres Cadou : disons ses chefs-d’œuvre. Les Biens de ce monde (Seghers) Hélène ou le Règne végétal (Seghers), sont là pour témoigner d’un immense amour, d'un amour qui n'est pas seulement de ce monde. Et c'est encore à cet amour vrai que nous devons des accents pleins de ferveur comme celui-ci :

« Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur du pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin. »

Arnim disait : « Pareils à la jubilation du printemps, les poètes ne sont nullement une histoire de la terre. » Pour avoir perdu Cadou à trente et un ans, nous ne le savons que trop, mais nous sommes sans amertume car il est dans la gloire.

 

 

 

 


 

Douze minutes avec René-Guy Cadou, par Pierre Béarn

La Passerelle N°22 1975

 


 

Fin 1950, excédé de voir que la Radiodiffusion française ne parlait, dans trois séries, d'émissions, que de poètes appartenant à des périodes classiques donc depuis longtemps morts, je demandai à mon ami Paul Gilson, directeur des programmes, de m'accorder une émission par semaine pour parler des poètes vivants.

Ayant amicalement fréquenté, durant la période d'occupation allemande, l'Ecole de Rochefort où je m'étais rendu à bicyclette (merveilleux moyen de locomotion) pour y rencontrer Cadou et Bouhier ses fondateurs, ce fut tout naturellement à Cadou que je pensai pour inaugurer ma croisade en vue d'imposer à notre époque (celle de 1950) les grands poètes vivants, alors méconnus par elle. Que ceux qui me traitent aujourd'hui d'égocentriste sous prétexte que je me refuse à publier leurs poèmes dans ma revue, en fassent donc autant.

Cadou était depuis longtemps mon ami. Peut-être parce que j'étais pour lui le seul libraire capable de lui fournir les numéros de la Nouvelle Revue Française qu'il recherchait et qu'il ne pouvait guère trouver que chez moi car, pour la satisfaction d'une sorte de vengeance illusoire mais efficace, j'étais devenu le seul spécialiste de cette revue dont j'avais accumulé 20.000 exemplaires, faisant le vide, n'en vendant pas, tout ça parce que Jean Paulhan qualifiait mes poèmes de « trop sincères ».

On peut penser ce que l'on voudra de mon action, mais, outre les visites de Cadou chaque fois qu'il venait à Paris, elle me permit de revivre, dès la sortie de la guerre, c'est-à-dire dès que je me décidai à vendre les quinze ou vingt collections complètes de la plus intéressante revue de notre temps, que j'avais alors quasiment coupé de son passé.

Malheureusement, le 19 septembre 1950, quelques jours avant l'émission que je voulais lui consacrer, je reçus de Cadou la lettre suivante :

Ta proposition me va au cœur, d'autant plus que ce serait avant l'occasion de t'embrasser et d'embrasser quelques amis. Mais, mon pauvre cher vieux, tu ignores que je suis perclus de rhumatismes (après deux opérations cette année et le temps humide de cet été) et sans argent. Sans costume autre que du gros velours à côtes de paysan, que c'est la venue de la rentrée des classes et enfin que je suis sûr de bafouiller au micro, n'y ayant jamais parlé (ou censé). Mais je te remercie bien fort quand même mon cher Béarn ; si tu voyais un moyen d'arranger ça ? Je pourrais répondre à tes questions et quelqu'un, que tu désignerais, lirait mes réponses au micro.

Arranger ça... Quelqu'un qui lirait au micro ? Non ! Pour une première émission d'une série que j'espérais longue (1), il fallait de « l'authentique ».

Je ne suis pas fait pour la tricherie, les combines, l'horrible atmosphère du milieu littéraire de Paris, ou d'ailleurs, mais comment, cette fois, ne pas tricher ? Accepter le remplacement de Cadou par un poète ami qui « dirait » son texte, c'était l'unique moyen de lui donner la joie de se voir enfin consacrer par la radio de Paris.

Aussitôt, j'en avisai Bérimont. Luc a une voix dont le timbre est aisément reconnaissable ; une voix qui porte son nom tout comme celles de Georges Charensol, Jean-Louis Bory, le général de Gaulle, etc... Parviendrait-il à la modifier ? à la rendre aussi Cadou que possible ?

Nous étions, l'un et l'autre, fort émus devant le micro, bien que nous fussions tous deux possédés d'amitié pour Cadou. Heureusement, tout se passa bien. Bérimont joua Cadou si parfaitement qu'aucune lettre de réclamation ne parvint à Paris-Inter.

La première question concernait la poésie de notre temps :

Je pense, disait Cadou, qu'il est encore trop tôt pour établir le bilan de la jeune Poésie. Il semble, en tout cas, que l'on assiste depuis 20 ans à un assaut de tentatives personnelles plutôt qu'à une attaque concertée. Patrice de La Tour du Pin publiant, avant-guerre, La Quête de joie, ce digest de Vigny et d'Emily Brontë, chargé de mystique et de philosophie ; Gide, découvrant le satanique Henri Michaux ; Audiberti, livrant en vrac ses Tonnes de Semence, apparaissent comme les manifestations les plus spectaculaires des années 35-40. L'ancien Surréalisme était débordé. Puis, de nouveaux astres (étoiles filantes surtout) rayèrent le ciel de la poésie.

Des poètes du Lustre Noir comme dit Audisio, retenons les noms de Loys Masson et de Pierre Emmanuel, bien que l'un fasse une place trop grande à l'exotisme des iles et l'autre à la rhétorique et au discours poétisé.

Les tendances éternelles de la Poésie, plus que les tendances actuelles, je les vois surtout représentées par ce groupe appelé d'abord Poètes du dernier carré, puis Poètes de la Loire, et que je nommerais volontiers surromantiques.

Les Poètes des Cahiers de Rochefort ? L'Ecole de Rochefort ?

Oui. Je cite ici, en y ajoutant le mien, les noms de Lucien Becker, Jean Rousselot, Michel Manoll, Luc Bérimont, Luc Decaunes et René Lacôte, compagnons de la première heure. Unis par la camaraderie, l'amitié ; séparés parfois par des querelles politiques, ces poètes se présentent comme les héritiers directs de Rimbaud, mais aussi de Reverdy, de Max Jacob, de Milosz, d'Eluard. Ils dissimulent, sous des mots pudiques, leur profonde tendresse pour les choses de la terre et pour l'Homme ; mais pas à la façon des Unanimistes. Ils n'ont plus le culte de l'image pour l'image mais s'emploient à rajeunir les vieux mythes et à doter le langage de nouveaux proverbes.

Des amis parmi les jeunes ? De tout jeunes gens hésitent encore visiblement entre les conceptions que leur proposent leurs aînés. Aragon a le plus d'imitateurs. Eluard aussi, et surtout le léger, le sentimental Prévert, dont le succès n'a de précédent que celui de Géraldy.

La Poésie engagée ? Je ne veux pas lui chercher querelle. Je me considère moi-même comme engagé, dans le temps du moins, sinon dans le moment. Il y a d'ailleurs d'excellents poètes engagés. Je pense ici à Guillevic, dont l'œuvre a l'authenticité de celles d'un Rousselot, d'un Follain ou du charmant Fombeure.

Ce que je pense des Jeunes ? Il m'apparaît que les jeunes — engagés ou non — mettent imprudemment la charrue avant les bœufs. Que diable ! la Poésie ne commence pas à Rimbaud, encore moins à Apollinaire ou Eluard, ou surtout pas Prévert. Il faut avoir été romantique à quinze ans pour se permettre d'être Michaux à quarante et Max Jacob à soixante. Les pastiches de Saint-Matorel n'étaient pas si vains ni si mauvais puisqu'ils donnèrent naissance au Cornet à dés. Villon n'est pas si méprisable, ni d'Aubigné, ni Hugo, ni Corbière, ni Laforgue, ni Verlaine, ni Jammes.

« On ne fait pas de la Poésie comme on va pisser. » C'est Reverdy qui le dit, et je prie mes amis les jeunes poètes de méditer cet aphorisme de Saint-Pol-Roux : « La table de travail est comme un large crucifix sur laquelle le poète s'expose pour s'éterniser. »

En d'autres termes, la Poésie est ascèse, amour et renoncement. Et, si elle est renoncement, elle est aussi conquête, sur soi-même.

Mes influences ? De sept à dix ans, je lisais les œuvres de la Comtesse de Ségur. Jusqu'à quinze, celles de Gustave Aymard. Ensuite : Arsène Lupin, Fantômas, Le Vautour de la Sierra, Rouletabille, Rocambole ; à peu près tout Dumas-père. Conan Doyle (ce dernier sans succès). Egalement le supplément du « Petit journal illustré ».

Après ? Manoll, que je connus à Nantes alors qu'il était libraire et que je portais encore des culottes courtes, entreprit de me désintoxiquer par un nouveau poison. 11 m'ordonna Musset et Marceline Desbordes-Valmore, aggravés de fortes doses de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Corbière, Laforgue, Toulet, Apollinaire. Il y avait dans la boutique de Manoll, la première fois que j'y pénétrai, un poète nommé Frank Martin, homme sandwich de son état. Assis à califourchon sur une chaise, le visage bizarrement retroussé par la fumée d'un mégot, celui-ci déclamait d'une voix de tonnerre, en pianotant sur une machine à écrire : « Nous chanterons encore, même si vous nous étranglez, salauds ! »

Cette phrase, aussi, pour le garçon de quinze ans que j'étais, était singulièrement dangereuse.

Très rapidement, Manoll me mit en relations avec Reverdy et Max Jacob à qui j'adressai mes premiers poèmes. Je ne dissimulerai pas l'influence que ces deux admirables génies exercèrent sur ma formation poétique. Reverdy m'enseigna la rigueur, non pas cette rigueur mallarméenne que j'exècre, mais le raccourci poignant, l'image de guingois, la phrase comme un morceau de rail luisant où l'esprit haut-le-pied dérape.

Peu de temps avant sa fin tragique, mon cher Max Jacob devait, à son insu sans doute, par son propre exemple, me détacher de la poétique de Reverdy.

Comment je conçois la Poésie ? Je n'étonnerai personne de mes amis en disant que je considère la Poésie comme un chant, ou plutôt comme une incantation ; c'est-à-dire comme une opération magique. Les Chants bretons de Morvan le Gaélique, comme les derniers poèmes de Filibuth, sont des opérations magiques. Ils rejoignent Dieu à travers l'homme, et l'homme à travers eux rejoint Dieu.

A présent ? Eh bien ! Max Jacob, que j'aimais, est mort, comme Francis Jammes, comme Milosz, comme Apollinaire, auquel j'ai consacré deux études parce que si l'auteur d'Alcools n'est point un poète immense, c'est du moins un poète utile, je veux dire par là un poète qui possède une descendance. Parmi les vivants, à part Reverdy, mon admiration va surtout au Claudel de Feuilles de saint et à Cendrars, qui a écrit ses étonnantes Pâques à New-York.

Mais puisque tout interview est un peu une confession, avouons que je dois bien davantage aux romanciers qu'aux poètes, qu'il s'agisse des auteurs de romans policiers déjà cités ou d'Alain-Fournier, de Dabit, de Luc Dietrich ou de Guilloux.

J'ajouterai que j'ai peu de sympathie pour la poésie à tendance philosophique, comme celle de Jouve, moyenâgeuse comme celle de La Tour du Pin, ésotérique comme celle de Jean de Bosschère, surréaliste comme celle d'André Breton, ou simplement gentille, technicolore et anarchiste de Jacques Prévert.

Pourquoi j'écris ? Un vigneron ne parle bien que de sa vigne, ses cépages, ses hybrides, ses gamets. La poésie est comme la vigne ; c'est une question de plants, d'orientation, de terrain, d'amour et de soins constants. J'habite un coteau ensoleillé, assez loin des officines littéraires pour me passer des satisfecits des snobs et du personnel de la critique. Je l'ai dit déjà quelque part : « J'écris par ambition ; pour me mériter moi-même, pour me persuader que je vis — par innocence sans doute. Ce ne sont pas les festins solitaires de certains, ni les grands banquets de propagande des autres qui me tentent, mais une bonne et vieille cuisine à la française.

Le poète se doit d'écrire pour des oreilles poilues. Non ! pas de poésie populiste. Guilloux ni Dabit ne sont des écrivains populistes. Ce n'est pas parce qu'un tel aura chanté l'usine ou les labours ou bien la mine, ou encore les revendications ouvrières, qu'il sera compris et aimé du peuple.

Que ma poésie soit d'abord une révolte ! Qu'elle me mette en face de moi-même ! qu'elle me distingue !

Par mes tentatives, hasardeuses souvent, timides ou immodestes, je me suis donné rendez-vous dans le cœur des hommes de mon âge. Eluard cherchait à donner à voir et je saisis bien ce qu'il entendait par là. Mais, plus qu'à voir, il s'agit de donner à aimer. Que l'amour soit une contagion.

Apollinaire, lorsqu'il délaisse la Bibliothèque Nationale, Milosz, quand il se souvient d'une berline arrêtée dans la nuit, Max Jacob, lorsqu'il s'adresse à Marie, sont des poètes contagieux.

Les Surréalistes ont écrit : « Les éléphants sont contagieux ». Oui ! Mais la rue grise, un printemps en panne, une larme sur la plus pauvre joue sont autrement contagieux. Soyons des poètes contagieux.

Remarquez, Béarn, que je ne me fais guère d'illusion sur l'audience de la Poésie. Mais qu'un poème de moi continue de vivre dans la mémoire de quelque ami inconnu, que ce poème l'allège ou le renforce dans sa conviction d'homme et je suis pour toujours récompensé.

J'avais terminé l'émission par cette phrase : « Alors je suis tranquille pour vous, René-Guy Cadou. »

De fait, après cette émission et l'auréole que lui valut, quelques semaines plus tard, le Mandat des Poètes, Cadou ne cessa de récompenser ceux qui considèrent la Poésie comme le paradis des âmes sur la Terre.

Mais cette émission, il ne l'entendit même pas. Le 22 octobre 1950, il m'écrivait : « Mon cher Béarn. Je t'écris de mon lit que je n'ai pas quitté depuis dix jours, cloué par une nouvelle et violente crise de rhumatisme articulaire aigu. Figure-toi que c'est à partir d'aujourd'hui seulement que Paris-Inter est relayé par Nantes II, si bien que je n'ai pu entendre notre émission. J'étais navré. Merci quand même. Et de tout cœur tien.

René-Guy Cadou.

A bout de forces, il devait mourir le 20 mars 1951, à l'âge de 31 ans.

Les éditions Seghers ont mis en vente, l'an dernier, les œuvres complètes de René-Guy Cadou, en deux volumes, où Michel Manoll, son metteur en pages, n'a pas cru bon de signaler cette émission (l'unique émission qui lui fut consacrée durant sa vie) ni d'appuyer sur le fait        pourtant considérable pour sa renommée      que René-Gay Cadou reçut, quelques mois avant sa mort, le premier Mandat des Poètes.

(1) Elle se prolongea sur quatre années.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, ville de Châteaubriant

Bibliothèque municipale, 28 mars-mai 1971.

 


 

« Rien de moi n'est plus moi ni mes genoux dans l'herbe
Ni cette obscure main qui cherche à dérober
Un vil morceau de plomb au sommeil de la terre
Ni ce cœur de vingt ans dont les bords sont brisés
Je marche loin de moi sur des routes sans nombre
Une porte d'azur ouverte à mes côtés. »

René-Guy Cadou. L'Aventure de nuit. Louisfert, oct. 1945

« Le temps est venu d'écrire dans le roc » me confies-tu, arrivant à Louisfert, en octobre 1945.

Tu trouves alors, d'emblée, le ton des premiers « Visages de solitude », ce ton ample et sûr qui est lié au sol de Louisfert, à ses rouliers, à ses forêts.

« Comme une auberge où patiemment un vieux cheval
Attend son maître qui a soif
Comme une seule maison au loin perdue
Tu m'apparais ma vie... »

Toi, l'errant, tu viens de reconnaître comme tien ce pays où les choses et les êtres sont constamment eux-mêmes dans leurs contours et leurs certitudes journalières, ce « pays dégagé de ses conséquences, volontairement plat ».

Ce pays, cette demeure perdue, vers lesquels il me faut toujours revenir comme on revient aux lieux de la naissance, en ce village de bonheur grave, des arbres gardiens, des poèmes arrachés au sol épais.

Vers lesquels il me faut revenir comme à l'essentiel, et patiemment éluder l'anecdote, le pittoresque, la surcharge, patiemment retrouver ce qui est la raison vivante de cette demeure, ce qui continue à s'enraciner pour mieux surgir.

La maison s'ouvre sur le paysage de toutes ses vitres, de toute sa transparence, comme la poésie, à la fois lieu d'accueil et plate-forme pour « la ruée des terres », pour le grand ciel qui n'accorde pas de répit et qui s'engouffre par toutes les fenêtres.

Dans cette campagne lourde, qui cherche à s'amarrer de tous ses « palis » d'ardoise, tu poursuis une aventure plus exigeante d'être aussi résolument fraternelle et quotidienne.

Dans la nuit des racines tu t'enfonces le plus humblement pour mieux t'alléger, pour mieux accéder à cette lumière qu'il nous fut donné d'entrevoir à notre tour, lorsque tu eus rejoint le dernier visage de solitude qui était aussi visage de clarté.

Tu recrées une vie où la lampe, la table, la fenêtre deviennent le lieu aérien de toutes les tendresses, tu nous donnes une poésie si désintéressée qu'elle devient la parole propre à chacun.

Mais qui pourrait ainsi échapper à l'espace et au temps demeure constamment situé parce que sans cesse confronté au ton le plus juste qui est celui des artisans et des paysans qui t'entourent et que tu aimes pour leurs rudes façons, leur langage dru, leurs gestes précis de gens du métier. Tu sais quelle nourriture solide il faut à des cœurs vrais, le poids du pain, la teneur du vin.

Cette vie ensoleillée, cette vie émerveillée aura traversé la douleur même sans rien perdre de son éclat. De la nuit assumée, de la souffrance apprivoisée, tu as fait une journée qui garde éternellement sa fraîcheur, et, s'il faut parler de toi, c'est toujours au présent, parce que ton amour aura porté chacun au meilleur de lui-même, aura éveillé chaque objet, chaque être à sa destination la plus justement accordée.

Tous ceux que tu as aimés se retrouvent, vingt ans après, en ce pays, mieux que fidèles, reprenant la conversation où tu l'avais laissée, ce 20 mars 1951, aussi naturellement qu'il convient entre gens du même bord.

Ils sont là, chacun à sa place, tous venus en voisins, nos amis que nous ne nommerons pas, et toi, deux fois vivant, par la grâce de l'amitié et de la poésie.

 

Le premier printemps, le dernier printemps de Louisfert. Pour moi une seule image hors du temps, ou plutôt, un temps vécu si intensément, si minutieusement que toute vie y trouve désormais sa source.

Je n'ai rien oublié de cette longue journée, de cette si courte journée, d'un printemps à l'autre. Un seul bouquet de primevères, un seul poème, et le livre s'est déjà refermé.

Je n'oublierai jamais Archange Lacroix, le petit forain, ni Emmanuel, ni Clovis, ni Moïse, ni les noms de villages, la Huneaudière, la Janvrie, la Haie-Blanche-Noé, ni les amis, ni la maison.

Ils font partie de moi et mon regard ne sera jamais plus le même parce que dans ma mémoire il y a de longues routes entre Louisfert et Saint-Aubin, entre le Pont-aux-Moines et la Forêt Pavée, entre l'Hôpital et la Carrière de Châteaubriant, de longues routes dans la joie et dans la douleur.

Routes des pluies sans fin et du fer couleur de sang, routes pour toi sans retour qui s'ouvraient sur la nuit du dernier printemps.

Maintenant, les amis se souviennent, et tu viens de nouveau vers eux, avec un tremblement de la main et cette voix effusive mais retenue, qui n'appelle pas.

Hélène Cadou mars 1971

L'entreprise la plus originale fut, à coup sûr, la réalisation d'un livre-poème, unique, comprenant des poèmes manuscrits de Cadou, et des illustrations communes de Trévédy et de Bigot.

Nous avons donné une place centrale à cet ouvrage rarissime : « le Diable et son Train ». En même temps, nous avons tenu à présenter les témoignages de ces artistes qui furent étroitement liés à Cadou.

« Nous avons parcouru les mêmes paysages de tristesse comme la place des Terrasses et la campagne de Louisfert.

Y a-t-il un café d'ouvert
Qu'on y boive ou que le cœur casse?
Je t'ai laissé partir amarré au radeau de l'Art
Vers quelle destinée soudaine? »
(La route de Lorient passe par Louisfert, H.R.V., p. 142)

Il y a vingt ans déja...

Il y a vingt ans déjà, j'écrivais en parlant du cher René : « Où la mort a passé, passera bien la grâce ». Certes, il est « grâce » le message de l'ami de Louisfert, porté de cœur en cœur, vivifié, agrandi par le temps; nous le recevons maintenant dans sa pleine mesure et l'homme de notre souvenir nous en est plus familier.

A ceux, comme moi, qui ont eu la joie de connaître René-Guy Cadou, d'aimer le poète avec cette force de la trentième année, il a laissé, je le sais, une marque profonde. Évoquer aujourd'hui son souvenir m'est au cœur une bien douce chose.

Je revois René, vers les années 45, à la porte de sa maison d'école la main tendue, l'accueil toujours affectueux, le visage épais, grave et souriant du bourlingueur de rêve; j'entends sa voix un peu gouailleuse détachant toutes les syllabes de son poème du jour, là-haut dans sa chambre de travail ouverte sur cet horizon de « Pavée ». Les après-midi étaient rudes avec les mômes mais chaque jour le poème naissait. Je crois que René avait trouvé à Louisfert son terrain d'élection. Ce bourg maussade, cette campagne si peu faite pour plaire, sans amabilité, sans charme apparent, il les vivait, il les respirait à pleine poitrine. Toute son œuvre, à cette époque, est imprégnée, est mélangée à cette terre de Louisfert, à ce vent de Louisfert, à ces arbres de Louisfert et rien ne sonne plus juste et plus vrai. Et puis la journée passait, on regardait par la fenêtre le paysage s'éteindre; René rangeait ses manuscrits, ses lettres de Max qu'il aimait relire aux copains; c'était l'heure de Caridel, le cafetier-épicier, qui nous servait à plein bord le Mascara; l'heure des rires, de la gaieté, des blagues. Tard dans la nuit je rentrais à Châteaubriant, zigzaguant sur ma bicyclette, soûlé de grand air, de poèmes, de vin et d'amitié.

Souvent aussi c'était René qui venait à Châteaubriant où je passais les mois d'été. Nous nous retrouvions à la maison et, plus fréquemment, chez Guy Bigot qui tenait boutique alors près la place des Terrasses. C'était le grand branle-bas là-dedans ; on s'amusait comme des gosses, on travaillait aussi. C'est à cette époque, pendant l'été 1948, que nous avions décidé, tous trois, de faire un livre manuscrit. Je revois René, recopiant inlassablement de sa belle écriture « Le Diable et son Train » pendant que Guy Bigot et moi en faisions les illustrations. Nous en fîmes une dizaine d'exemplaires, n'ayant fait imprimer que la couverture avec des lettres de caisse. Ainsi les jours d'été passaient dans une atmosphère de franche camaraderie et aussi les années jusqu'à la fin douloureuse du poète.

Maintenant, il m'arrive encore de retourner à Louisfert, d'y revoir ce paysage « d'âme », d'y retrouver René, présent, debout dans cette terre neutre qu'il nous a appris à aimer; car aucun mieux que lui n'a été « tout Amour » afin d'être, dans la mort, éternellement vivant.

Yves Trévédy

1948 et « Le diable et son train »

Entre Châteaubriant et Louisfert la poésie et l'art vivaient d'amitié et comme en symbiose. Cadou à cette époque écrivait des poèmes sur des peintures et dessins de ses amis peintres Toulouse, Trévédy, moi-même ou d'autres et cela devenait « Femmes d'Ouessant », « le Jardin du Juge » ou « l'Homme au képi de Garde-chasse ». On retrouverait facilement les images poétiques qui se déclenchaient en face de notre monde de représentations et qui n'était que prétexte à l'univers intérieur de Cadou. Cette forme de participation totale m'a suggéré un livre poème-dessin qui est devenu « le Diable et son Train » grâce aussi à l'accord et à la coopération de notre ami Trévédy. L'aventure était audacieuse. Bien sûr il a fallu élargir le thème de Tableau-Poème et j'ai eu cette joie de choisir les poèmes parmi tout un paquet d'inédits de cette période.

On a vécu un moment magnifique de travail en commun et rue Pasteur, avec Trévédy, l'atelier était haut-lieu d'amitié et de fièvre créatrice — les ouessantines participaient, aussi les bateaux bretons et le jardin castelbriantais, aussi Jules Daniel le poète du dimanche ou le père d'Yves Trévédy. Nos modèles étaient proches de nous. Mais quel travail ! Cadou protestait contre la fastidieuse besogne de répéter vingt-trois fois le même poème avec une plume sèche et méchante et de l'encre de chine collante sur un papier choisi très peu encollé. Nous, les dessinateurs, on travaillait avec un brin de roseau et la tâche partagée il a bien fallu reproduire vingt-trois fois vingt dessins. C'était long !
Chaque exemplaire terminé, nécessité était de trouver l'acquéreur et ça, personne n'en peut ignorer les difficultés. Quelques exemplaires furent vendus à Châteaubriant même, d'autres à Paris ou à Nantes, peut-être une dizaine en tout. Comme nous partagions en frères cela nous faisait 2 000 F chacun et alors Cadou jubilait, son pensum d'écriture oublié. Quittant Châteaubriant nous nous sommes partagés les exemplaires restant entre nous; ce fut le temps des cadeaux princiers.

A la même époque en septembre 1948, j'exposais à la Galerie Breteau à Paris avec un petit groupe d'amis peintres et j'avais présenté le livre en vitrine ce qui m'a coûté de passer tout le vernissage dans le bistrot du coin à en discuter avec André Salmon qui présentait notre exposition. Il découvrait Cadou, trouvait sa poésie remarquable. Quant à cet exemplaire — mon exemplaire — je ne l'ai jamais revu. Bouheret un ami peintre est parti avec lui en Suède. Il l'aimait. Après tout c'était un rayonnement.

Guy BIGOT

1971

Len

Un recueil de poèmes m'était parvenu, et j'avais lu :
«...il est d'anciennes rues douces comme des jupes,... »
cette vieille rue me conduisit à Louisfert, où auprès de René, j'ai appris avec la poésie, le poids de l'amitié,...
comme dans ma rencontre avec Yves Trévédy, cet autre ami fidèle, j'ai appris la peinture.

J'avais dit sous le choc : René-Guy Cadou est un des plus grands de notre époque. Depuis, c'est le seul que je lise avec une profonde émotion, parce que sous le poète illuminé il y a l'Homme, parce que sous l'écrit :

«...je n'irai pas plus loin que la barrière de l'octroi... » il y avait une vérité cruelle et une marche irréversible.

Au fond, tout paraît très simple : René-Guy Cadou, un grand poète en même temps qu'un poète important, était au départ parmi nous, et hors des apparences, un grand bonhomme.

Il l'a dit autrement dans Usage interne ;
«...il faut être seul pour être grand, mais il faut déjà être grand pour être seul. »
Les agités sont les polichinelles de la parade.

 

Mars 1971

Freour

«          Si ce que nous redoutons arrivait, je vous préviendrais aussitôt car il faudrait mouler le visage de René », m'avait dit André Lenormand.

Lorsque le 21 mars 1951, à bicyclette, la nuit venue, j'arrivais dans la maison d'école, c'était le silence, le désarroi et comme l'énorme surprise des maisons où la mort est passée.

Nous n'avons pas eu le cœur de prendre l'empreinte de son visage. J'ai seulement moulé sa main droite pour l'offrir à Hélène.

Telle fut ma dernière visite à René-Guy Cadou.

Jean Fréour Batz 20-2-71

 

 

Ouvrages et numéros spéciaux de revues sur René Guy Cadou

1952 — Signes du Temps. René-Guy Cadou. Littérature. Arts. poésie. Bigot, Bruneau, Lenormand, Fréour, Trévédy, Jean Jégoudez, Cosson, Béalu, Bérimont, Follain, Manoll, etc., 1952, 129 p.
Louisfert-en-Poésie, par Michel Manoll. Portrait de R. Toulouse. Amis de Rochefort, 1953.

1955 — Alternances. Cahiers trimestriels de poésie, août 1955, n° 29. Amitiés à René-Guy Cadou. Rousselot, Lenormand, Manoll, Béalu, Bérimont, Toulouse, Seghers.
Caen 1955, 22 cm, non paginé.

1957 — La Chandelle verte. Hélène Cadou et René-Guy Cadou. Ponteux-les-Forges, 1957, n° 9, 21,5 cm, non paginé.

1959 — Tombeau de René-Guy Cadou. Frontispice de R. Toulouse. Poèmes de Luc Bérimont, Jean Bouhier, Jean Rousselot.
S. Chiffoleau, 1959. 24 cm, non paginé.

1961 - L'Herne. René-Guy Cadou.
L'Herne. Paris, 1961. 27 cm, 97 p.
Promesse. Revue trimestrielle de culture. René-Guy Cadou. Basset Barbezieux, 1961. 22,5 cm, 80 p.

1963 — Contacts. Naissance d'un poète par J.-D. Maublanc.
Extrait des Cahiers de la Pipe en écume.
Biarritz, 1963, n° 29. 21 cm, non paginé.

1965    Hommage à René-Guy Cadou. Maison de la Culture de Bourges, 1965.
Catalogue de l'exposition.
Maison de la Culture de Bourges, 1965. 24 cm, 45 p.

1967 — Hommage à René-Guy Cadou. Galerie artistique et littéraire de Rochechouart, 1967. 26,5 cm, non paginé.

1969 — René-Guy Cadou par Michel Manoll. Poètes d'aujourd'hui, n° 41. P. Seghers, 1958. Nouvelle édition 1969. 16,5 cm, 192 p.
Disque. René-Guy Cadou dit par Daniel Gélin.
Seghers. Véga.

Diplômes d'Enseignement Supérieur.

Le sentiment de la nature dans l'œuvre de René-Guy Cadou par Françoise Jeanneau. Caen 1963.
Cadou et les métamorphoses par Jeannine Hamon. Sous la direction de M. Y. Cosson. 1969, 26 cm, non paginé.
(Diplôme de maîtrise. Faculté des Lettres de Nantes.)
L'art poétique de René-Guy Cadou par Robert Blin. Sous la direction de M. Y. Cosson, 1970. 26 cm, 124 p.
(Diplôme de maîtrise. Faculté des Lettres de Nantes.)
Lettres inédites de René Guy Cadou
Lettres au catalogue : n°' 65 67 215 220 66 270 123 271 272 274

Carte postale 15 décembre 1942

Pompas d'Herbignac
dimanche
Mon cher vieux,
Ceci est un ultimatum. Il est bien entendu que si je ne te vois pas ici dans la sema ine qui s'ouvre, je n'irai pas à Assérac dimanche prochain. Le procédé est peut-être peu correct mais c'est désormais la seule méthode naturelle.
J'ai lu la plupart de tes livres. Je te dirai un de ces soirs ce que j'en pense car je reste persuadé que tu viendras.
Mon bon souvenir à ta femme De tout cœur à toi.
René-Guy Cadou

Saint- Herblon L. Infre

Chers amis,
Me voici donc attaché depuis dimanche dans ce pays des vignes et de la sympathie. Bois et mange comme un dieu.
Hélas, je n'ai pour mes veillées que le souffle court d'une lampe-pigeon. Ici il n'y a pas d'électricité. Les gens appellent ça l'atrocité. Je travaille comme je peux dans le noir et l'humeur s'en ressent. Vrai dogue. Et ni tabac, ni camélias pour éclairer l'échoppe.

J'ai décidé de ne passer aucun jour de congé à Saint-Herblon. Je pars dans un instant retrouver les amis de Rochefort, l'Anjou, les longues parlotes, la lumière, bref tout ce qui manque ici.

Évidemment, il n'est pas question de lecture. J'ai assez de démêlés comme cela avec moi-même sans en ajouter.
Ah ! Pompas Pompas d'Herbignac ! Tout serait vain s'il n'y avait au fond du passé quelques grains de regrets qui tournent sous la porte. Je pense à vous avec une grande amitié et vous serre la main fidèlement.
René-Guy Cadou.
Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir dimanche dernier?

Louisfert
25 février 50

Mon cher...

Je t'écris entre deux séjours à l'hôpital. Je suis alité depuis le 25 décembre et, malgré les approches du printemps, l'amélioration ne se fait guère sentir. Dois-je t'écrire que ta lettre m'a fait plaisir — à cause du souvenir et aussi à cause de son contenu. Tes « Trois fillettes » sont une véritable réussite et ne doivent rien qu'à toi seul. J'aime aussi le reste de ton envoi mais l'on y sent parfois la présence de Paul Fort. Moi aussi j'aimerais bavarder avec toi. Peut-être si tu viens à Moisdon à Pâques.

Bien amicalement ton René-Guy Cadou.

Messidor La Bernerie Loire-Inférieure

Mon cher vieux,
J'ai reçu dernièrement deux lettres charmantes de Menanteau qui me disait avoir effectivement retenu un poème de moi pour le tome II de son anthologie.

Je suis depuis lundi dernier à la Bernerie chez mes beaux-parents. La Bernerie est plus proche de Nantes que Louisfert. Or je dois me rendre 3 fois par semaine à Nantes et cela durant deux mois pour y suivre un traitement radiothérapique. C'est le second cette année, s'ajoutant à 2 graves opérations. Déjà en mai dernier je me suis trouvé à demi-traitement. Je m'y trouve à nouveau et à partir du 22 décembre je serai sans traitement. Avec cela j'ai 1 000 F de car par semaine et chaque séance de rayons coûte 1 600 F. Heureusement que la Sécurité Sociale rembourse pas mal. Bien entendu je suis à la mutuelle (ma carte est restée à Louisfert). Évidemment l'idéal aurait été un congé de longue durée — mais je suis ni phtisique, ni cancéreux, ni cinglé. Merci d'avoir aimé mes poèmes choisis, merci de ta lettre et de tes démarches.

Bonnes amitiés à ta femme et toi.
René-Guy Cadou.

4 novembre 1950
Pompas d'Herbignac début octobre
(1942)

Mon cher Julien Lanoé,

Max et Reverdy me chargent simultanément de vous transmettre leurs amitiés. Notre ami de Sablé quitte Solesmes après avoir vendu sa maison transformée par les autorités occupantes en véritable caserne.

Je suis ici depuis mardi déjà, habitant seul un immeuble de 7 pièces : jardin sans fruits, cave sans bouteilles, grenier sans blé. J'ai retrouvé les forges et les moulins perdus dans les marais de mon enfance, pays plein de graves beautés.
Avant mon départ de Nantes je vous ai cherché au bout du fil plusieurs fois. Vainement ! J'avais à vous demander la préface à un « Choix de Poètes » anthologie de 250 pages paraissant vers Pâques aux Amis de Rochefort et comprenant Manoll, Rousselot, Béalu, Bouhier, Bérimont, Cadou, Fombeure, Follain, Marc, Emié, Decaunes,Y.-D.Tardif, Thérèse Aubray et Audisio.

Vous pourriez m'envoyer 20 à 25 pages reprenant si vous voulez vos deux papiers du Pain Blanc. Je ne crois pas que cela soit impossible. Vous nous feriez plaisir à tous et à la Poésie même.

Vous avez dû recevoir mon « Lilas du Soir » qui est une erreur complète et réussie.
Je pense souvent à vous et regrette de ne pas vous avoir en quelque Rougé briéron.

Affectueusement.
René-Guy Cadou.
P.S. — J'ai eu récemment de vos nouvelles par Denys Roy le fils du peintre Pierre Roy (ce P.S. est écrit en biais, en bas de page).

Louisfert
10 janvier 1951

Cher Julien Lanoë,

Nous avons regagné Louisfert peu avant Noël après avoir eu la joie d'embrasser Manoll, Béalu, Rousselot et Toulouse venus passer tout juste 24 h à La Bernerie. Depuis notre retour ici il me semble que « l'air du pays » agit très favorablement tant sur le physique que sur le moral. Je reprends goût à l'écriture et viens de donner à Seghers qui me le demandait une plaquette de 30 à 40 pages, « les Biens de ce Monde » à paraître en février. « La Maison d'Été » est annoncée pour la fin de ce mois dans la Biblio. Tout va donc bien de ce côté. Nédelec jugera lundi prochain, par une radiographie, l'état de l'homme de chair.

Je suis heureux des nouvelles que vous me donnez de Supervielle et vous remercie d'avoir recommandé « Le Mal de Solitude » à Gabriel Marcel. Pauvre Michel, en effet !

Qu'ai-je lu ces temps derniers? Rien de très substantiel ! « Vipère au poing » de Bazin. « Je ne regrette rien » de Luc Decaunes. Mais aussi « Réforme de la Médecine » de Nédélec, « Le Cas Simenon » de Narcejac et différentes études sur Breton, Jammes et Nerval parues chez Seghers.

J'ai échangé quelques lettres avec Reverdy. De plus en plus acagnardé dans son Solesmes, mais toujours aussi virulent.
N'irez-vous pas à Rougé cet hiver? Je ne vais plus à Nantes que sermonné par Nédélec et ces jours de consultation me laissent sans force et sans joie.

Ma femme se joint à moi pour formuler pour vous et pour les vôtres mille souhaits agréables à l'occasion de l'année nouvelle.

Je vous envoie mon affectueuse pensée.

René-Guy Cadou.

P.S. — Les seuls livres que je lise avec passion sont ceux de Max, de Reverdy, de Milosz, de Dabit et sans doute d'Alexandre Dumas, de Claudel aussi.

 

A André Lenormand.
Louisfert
28 septembre 1949

Mon cher André,

J'ai ta toile sous mes yeux. Je la regarde et je l'aime. Elle ne quittera plus ma chambre. Ci-joint les quelques lignes pour la revue d'Art. J'espère que ça collera ; j'ai dû respecter les dimensions.

J. de La Croix vient de me commander une émission sur Saint-Pol-Roux qui passera le samedi 8 sur les antennes de Rennes-Bretagne.

Mon bon souvenir chez toi.
A bientôt j'espère.
Et affectueusement tien.
René.

Louisfert
17 janvier 1951

 

Mon cher André,

J'étais lundi dernier à Nantes. J'ai passé 2 h 30 entre les mains de Nédélec et des internes de Saint-Jacques. J'ai quitté l'hôpital à midi et demi complètement exténué et n'ai pu passer rue de Bel-Air. J'ai vu Boré 10 minutes avant le départ de mon car.

Pour répondre à la demande de ta dernière lettre, je n'ai plus de Poèmes Choisis, l'ouvrage est épuisé mais voici des bulletins pour Les Biens de ce Monde à sortir très prochainement chez Seghers.

Bien fidèlement tien.
René.

 

Louisfert
8 février 1951

Mon cher André,

Merci de ta lettre et de tes démarches auprès de Fève et de Bouyer. Je crains en effet que la bannière du C.N.E. effarouche un peu ces sympathiques journalistes. Et pourtant les membres du Comité-directeur : Stanislas Fumet, Martin-Chauffier, Vercors, Vildrac, ne sont ni communistes, ni apparentés. J'espérais pouvoir admirer les gravures de Rouault mais l'absence de Nédàlec (actuellement à Paris) et une grippe carabinée m'empêchent de me rendre demain à Nantes comme j'en avais l'intention. Mon voyage est remis à huitaine sinon plus tard.

J'ai eu des nouvelles de Guy voici quinze jours, nouvelles assez brèves mais suffisamment dynamiques pour me rassurer. Comme j'aimerais voir ce qu'il a peint depuis 1 an ! et quel plaisir j'aurais également à admirer tes dernières toiles. Il est dommage que je n'aille plus désormais à Nantes qu' « en consultation ». Bon souvenir à ta femme et à tes filles. Et bien affectueusement à toi mon cher André.

René.

P.S. — Heureusement ! j'ai encore assez souvent de tes nouvelles par Cosson.
A Yves Boré.

 

Louisfert
16 janvier 1951

Mon cher Yves,

Te voici maintenant doublement présent dans ma chambre, représenté par le meilleur de toi-même. Le Christ ne serait-il qu'une figure allégorique de la douleur que ce serait une raison suffisante pour l'aimer. Je sais combien tu tenais à cette peinture, mon cher Yves, et le don m'en est d'autant plus précieux. Tu viendras la revoir ici quand tu voudras. C'est Hélène et moi qui te le disons, avec tous nos remerciements, tout notre plaisir, toute notre affection.
René.

 

De la recherche poétique considérée comme jeu

 

« Jeu, dites-vous, activité sans causes et sans conséquences, activité gratuite. » La poésie ne peut être un jeu pour cette raison majeure que l'homme ne dispose point d'elle, mais c'est elle au contraire qui dispose de lui. Elle est son bernard-l'ermite.

On a pu, en un temps, confondre la poésie avec le jeu. Maurice Scève, Mallarmé, Valéry — qui possédèrent au plus haut degré cet esprit de recherche — n'ont fait qu'ajouter au malentendu. Les arrangements syntaxiques, euphoniques, le mot pour le mot, l'image pour l'image, le coq-à-l'âne et la contrepéterie ont fait perdre de vue l'objet même de la poésie.

La poésie est naissance et non pas connaissance. Il ne s'agit donc pas ici d'un esprit de recherche, mais sans équivoque possible, d'un esprit de création, d'auto-création, La poésie naît et renaît de ses cendres, tel un phénix. Le poète n'est rien que son intermédiaire, son valet; il n'a aucun pouvoir sur elle. A peine a-t-il le droit de frapper ces trois coups du destin qu'on nomme assez bizarrement l'Inspiration.

D'ailleurs, autant ce vocable qu'un autre si l'on veut bien considérer que l'inspiration n'est pas une activité inhérente à l'état de poète mais simplement une faculté réceptive qu'il est vain de vouloir cultiver si on ne la possède a priori.

L'homme de science procède par étapes, par relais, pose des jalons, confronte. Il fait sans cesse intervenir la raison, le raisonnement, il développe. Il étudie à la loupe les empreintes digitales et la cendre de cigarette. Il établit son rapport. Voleur, il se précède toujours d'un alibi. Rien d'étonnant après cela qu'on puisse considérer sa recherche comme un jeu.

Tout jeu s'accompagne nécessairement d'un plaisir, plaisir physique ou joie de l'esprit. Qu'on le veuille ou non, il s'achemine lentement vers un destin plus ou moins heureux, vers un dénouement qui le classe. Il est une mer fermée.
Mais les hautes vagues de la poésie qui frappent les falaises du monde, bien loin de résoudre quoi que ce soit posent à chaque minute de nouveaux problèmes. Il appartient au poète de disposer le monde de telle façon que la fréquence des marées réponde toujours à une urgence.

On a voulu voir dans les dernières paroles prononcées par Max Jacob au camp de Drancy une confirmation de sa foi catholique. Mais lorsqu'il s'est écrié, mourant : « j'ai donné toute ma vie à cette passion », il apparaît clairement que le poète désignait par ce vocable ce pour quoi, poétiquement parlant, il avait toujours lutté. Par ailleurs, Saint-Pol-Roux écrivait : « La table de travail est comme un large crucifix sur lequel le poète s'expose pour s'éterniser. » Ce qui prouve suffisamment que cette passion ne se satisfait point d'elle-même, mais demeure avant tout une marche en avant.

signé : René-Guy Cadou.

Texte, en partie inédit, communiqué par M. Gouin.
Ces réflexions sont une réponse à une question posée à propos de la nature de l'acte poétique.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou : Louisfert, par Serge Brindeau

L’école II, N°8, 1975-1976

 


 

Une voix toute proche

Ce poème paraîtra si simple, si peu savant ! On ne voudrait pas étouffer sous le commentaire un murmure de source. Au cœur de l'été, quand la route sera dure, que peut-être on aura peine à poursuivre sa tâche, quelques-uns de ceux qui découvrent aujourd'hui la poésie de Cadou puiseront dans le souvenir d'une telle fraîcheur d'âme la force d'aller plus loin. Naturellement, il n'est pas nécessaire de moraliser devant les élèves. Mais il est difficile, devant un bon poème, un poème bienfaisant, de ne pas éprouver la gravité de l'aventure humaine. En présence de Louisfert, réussir sa leçon ce serait apporter à Cadou, tout de suite, de nouveaux amis.

Voici un quart de siècle, maintenant, que René Guy Cadou est mort. Le poème Louisfert est daté du 1er juillet 1948. L'auteur avait vingt-huit ans. Il lui restait à peine trois ans à vivre. Cette voix restera toujours jeune. Surtout, gardons-lui sa franchise. L'homme qui nous parle éprouve un sentiment profond de l'existence. Il est en pleine possession de son art — beaucoup plus élaboré que la facilité apparente de l'expression ne pourrait le laisser croire. Mais on ne l'entendra jamais forcer le ton. « Je ne conçois pas de poésie sans un miracle d'humilité à la base », disait-il. Cadou déteste l'exhibitionnisme. Il ne consent pas à l'effusion. La virtuosité lui est toujours suspecte. Il ne s'agit pas de surprendre les connaisseurs, d'épater le monde ! Son goût est « simple et sévère ». Il rêve d'une « poésie habitable », d'une poésie qui soit « audible » à tous.

On s'en rend bien compte à la lecture des poèmes : ce n'est pas fait pour l'estrade. Pas de déclamation ! Seulement, la simplicité se conquiert. Ce n'est pas parce que le poète bannit l'éclat qu'il faut affecter l'innocence. Ni parce qu'il y a le mot « prières » qu'il faut tenter de faire l'ange. Pas davantage l'évocation du « petit enfant » ne supporterait un maniérisme puéril. Les élèves sentiront cela en travaillant à une juste lecture du poème. Ils attendent une voix virile. C'est celle de Cadou. « J'écris pour des oreilles poilues, d'un amour obstiné qui saura bien, un jour, se faire entendre ». Il faut lire Usage interne. Ces notes, que le poète a tenu à dater de Louisfert (1946-1949), nous aideront à faire entendre comme il l'eût souhaité la voix tendre et têtue, la voix toute proche de René Guy Cadou.

Ce serait une fête si l'on pouvait faire écouter la dizaine de poèmes que Daniel Gélin a enregistrés pour accompagner le Cadou de la collection « Poètes d'aujourd'hui » (Disques Véga, éditions Seghers). Cadou n'aura pas d'interprète plus fidèle.

Un village essentiel

Le poète a aimé d'autres villages. Un de ses poèmes s'intitule la Saison de Sainte-Reine. Sainte-Reine-de-Bretagne : c'est là qu'il est né (« Je n'ai pas oublié cette maison d'école où je naquis en février dix-neuf cent vingt »). Il se souviendra toujours du tertre du Calvaire, de l'odeur des herbes coupées, de la pauvre salle de classe où enseignait son père, de ses compagnons d'enfance, et de ses rêves dans cette région de la Grande Brière qui est située « à la limite des féeries et des marais ». Se rappeler Sainte-Reine - le village de naissance, le village où la mère cueillait des fleurs dans le jardin -, c'est gagner « Du bonheur pour des années ».

Les villages, les hameaux, les petites villes, c'est aussi le lieu de l'amitié. Fils d'instituteur, instituteur lui-même, Cadou s'entend bien avec les gars du pays. Pas fier, pas homme de lettres pour deux sous ! Mais sa meilleure compagnie, c'est celle des poètes. Sans eux, comme on serait seul ! Max Jacob lui écrivait de Saint-Benoît-sur-Loire, et Reverdy de Solesmes. Ses amis de la première heure, Michel Manoll, Lucien Becker, Jean Rousselot habitaient en province. Les avoir rencontrés à l'auberge du Gué-du-Loir, c'est tout de même autre chose, dans la mémoire, qu'une soirée au Lipp ou aux Deux Magots ! Quant aux poètes déjà plus classiques (bien qu'on les découvre hors des classes le plus souvent), il aime les associer à son paysage familier. Le héros d'Alain-Fournier, Augustin Meaulnes, voici qu'il le retrouve « En un pays mené de biais par les averses ». Rimbaud, il aimerait penser à lui « dans une église de campagne », la nuit, en « attendant l'aube ». Un de ses amis, curé de campagne, lui parle aussi de Rimbaud, de Max Jacob, de Van Gogh, de Jésus-Christ. C'est tellement plus facile, quand le ciel « tombe des arbres », de s'approcher d'un tel mystère.

Cadou ne voulait pas aller à Paris. Il préférait « l'odeur des lys, la liberté des feuilles ». Nous ne le rappelons pas pour céder au goût des biographies, mais pour rendre à Louisfert l'atmosphère qui l'entoure. Ce n'est pas une affaire d'anecdotes ou de géographie régionale. On n'ira pas chercher la carte. On réservera le meilleur de son temps à la lecture des poèmes.

Louisfert, c'est sans doute un village comme tant d'autres. Rien de pittoresque. Pas de couleur locale. Sa couleur, Cadou l'apporte avec lui. Toute la campagne, il la recouvre du bleu du ciel. On pensera peut-être à Van Gogh, mais la campagne de Cadou est moins tourmentée. On dirait que le paradis de Fra Angelico est descendu sur la terre. A moins qu'on ne songe à une réminiscence de Rimbaud - le « frais cresson bleu » du Dormeur du val ; mais le contexte est si différent ! On remarque bien une notation inattendue : « Les gens d'aujourd'hui sont comme des orchidées ». Bien sûr, il ne convient pas de tout expliquer rationnellement. On s'étonnera cependant de voir surgir là ces fleurs tropicales. Leur préciosité nous éloigne autant de la vie rustique que de la vie monacale. C'est la vitrine d'un grand fleuriste ! Les beaux quartiers... Ces fleurs, à Louisfert, ne seraient pas à leur place ; et une âme qui a su prendre ses racines dans la terre originelle leur préférera toujours les fleurs du pays. Ce sont « les gens d'aujourd'hui », gâtés par la ville, qui ont cette « drôle de tête ». Les voici comme étrangers à la terre qui les a vus naître.

Pour le reste, tout est très simple, très naturel. Un village. Des forêts à l'entour. Une route sans ombre. La chaleur de midi. Les travaux qu'il faut accomplir, comme de « mener les chevaux » (c'est l'expression même des paysans). A la campagne, on remarque davantage les « vieilles gens ». Dans l'animation de la ville, les vieux n'attirent pas de la même façon notre regard. Ici, comment ne serait-on pas sensible à leur présence ? Volontiers, l'été, ils se tiennent sur le pas de leur porte. Retirés de la vie active, ils restent aux aguets de ce qui se passe. Rien ne leur échappera de cette vie qui va continuer sans eux. Mais, au jour d'aujourd'hui, ils ne sont sans doute pas très sûrs que tout aille bien comme il faut.

Des pots de grès ? Voilà bien une image rustique. Elle n'est peut-être pas tout à fait dénuée d'espièglerie, mais cette petite malice reste très affectueuse. Elle semble suggérée par la langue populaire. Ne dit-on pas « sourd comme un pot » Si l'on sait entendre ce parler rude, ce n'est pas plus méchant que « fils de garce ». A la campagne, on ne fait pas de manières pour choisir ses mots. Ce doit être une des raisons de l'attachement de Cadou à ce mode d'existence : un langage droit, qui a fait tranquillement ses preuves parmi les humbles. Et puis, un poète a besoin des mots pour nourrir ses images. On voit mieux encore ces vieilles gens quand on les compare à des pots de grès. Les vieux sont comme posés là et une longue vie de labeur au grand air, par tous les temps, a donné à leur visage la couleur du grès. On ne les verra plus changer. On les dirait entrés dans l'ordre des choses.

C'est la vie ! La vie qui commence dans les « nids sous le toit », qui se développe avec les longues tiges enroulées, foisonnantes (volubiles !) des liserons, la vie qu'un homme mène en marchant, en travaillant, la vie qui va de l'enfance au grand âge, et qui, à la fin, nous prépare au repos éternel.

En choisissant son pays, en s'attachant à n'évoquer, de ce pays, que l'essentiel, Cadou a voulu choisir, toute proche de la nature (mais d'une nature travaillée et travaillée par le langage), la vérité de l'homme.

Le cheminement d'un poète

Tout homme est en chemin. Et ce sont ces cheminements de l'humanité qu'expriment les œuvres des poètes.

Cette route, dans le poème, est d'abord une vraie route, une route de campagne. Mais elle prend sans difficulté un sens symbolique. Où commence la route ? Où finit-elle ? Quel est le sens de ce cheminement ? C'est tout le mystère de notre présence au monde qui s'exprime ici, avec des mots ordinaires.

L'image du « Bon Père qui tient sa mule par le cou et qui dit des prières » a quelque chose d'un peu naïf. C'est presque une image pieuse, une de ces images qu'aimaient les pèlerins, qui soutenaient la foi des simples gens. Certes, elle reste dans la tradition religieuse. On pense à l'âne de la crèche, à l'âne de la Fuite en Égypte... Mais ce souvenir de l'iconographie chrétienne semble s'accompagner d'une double connotation : paysanne et littéraire. Paysanne : pour les travaux des champs on a besoin des chevaux, parfois d'un âne ou d'une mule (produit du croisement de l'âne et de la jument). On sait ce que ça veut dire : chargée comme une mule, têtu comme une mule. Littéraire Cadou aimait beaucoup Francis Jammes. Qu'on se souvienne de la merveilleuse Prière pour aller au Paradis avec les ânes. Qu'on se souvienne aussi de ces deux vers de Cadou : « Le chemin creux de Francis Jammes on y voit l'âne on y voit l'âme ». On comprendra mieux, chez le poète de Louisfert, l'humble chemin de la spiritualité.

Le passage au sens le plus profond s'opère en douceur. Au début, le mot « temps » n'évoque que le « temps qu'il fait ». A la fin, le même mot, dans l'expression « la nuit des temps », a une toute autre portée. Au début, le poète marche sur la route. Mais on pressent, par la formule, assez familière encore, « au bout de tout », qu'il ne s'agit pas seulement du bout de la route. A la fin, le poète dit qu'il va « loin dans le ciel », et c'est le sens d'une vie qui s'éclaire, même s'il reste beaucoup d'obscurité dans le destin d'une vie humaine. Au premier vers, le fait de marcher « pieds nus » rappelle la simplicité du mode de vie, suggère le désir d'un retour à plus de naturel, en même temps qu'il évoque l'austérité religieuse et la douceur évangélique (ce Bon Père pourrait bien être un Capucin). Au dernier vers, le poète, en écrivant « Je marche les pieds nus comme un petit enfant », dépasse la grâce de l'image pour donner une image de la grâce divine. Pour entrer dans le royaume des Cieux, il faut se faire semblable à l'un de ces petits.

Si nous voulons vraiment suivre le cheminement du poète, nous ne nous limiterons pas à cette étude des mots et de leurs glissements de sens, ni à la rêverie — ou à la méditation - sur les images. Nous entrerons en connivence avec une démarche prosodique.

Les vers sont groupés deux par deux. Ce sont des distiques un peu libres — le sens ne s'arrêtant pas à la fin de la strophe. Il serait intéressant de comparer cette disposition avec celle des Géorgiques chrétiennes (dont on trouvera des extraits dans le Francis Jammes des « Nouveaux Classiques Larousse »). Vers bien faits, nous semble-t-il, pour la marche patiente, et pour la prière.

Tous ces vers, sauf un, sont des alexandrins. Le deuxième vers à quatorze syllabes, comme pour traduire la longueur de la marche. Dans les premiers vers, le repos à l'hémistiche est impossible. Puis une plus grande régularité s'établit, signe d'une paix conquise sur l'inquiétude. On comparera notamment le troisième et l'avant-dernier vers : « Je vais je ne sais rien de ma vie mais je vais », « Je vais loin dans le ciel et dans la nuit des temps ». Les mots se répondent. Les deux vers sont composés de monosyllabes. Mais, à la fin, l'équilibre retrouvé correspond à une facture plus classique.

Les fins de vers n'offrent pas moins d'intérêt. Cadou ne recherche par la rime riche, mais enfin, presque toujours, cela rime. On relève deux exceptions. « Ville » « volubilis » constitue une reprise de sonorité pour une fois un peu contournée comme la tige du liseron) mais pleine de charme. Avec « sombre » — « personne », l'effet est bien différent. Ces deux sonorités ne sont pas sans rapport, mais c'est une impression de désaccord qui l'emporte. Impression qui fait retentir profondément en nous le sentiment de solitude. C'est le moment le plus tragique d'un poème qui, dans son ensemble, a pu nous paraître fort paisible. Dans Hélène ou le Règne végétal, le poème Lied, avec sa fausse assonance « aube »  « se pendre », produit une impression analogue, avant qu'une harmonie se retrouve (« je t'ai aimée »... « comme une goutte de rosée »).

 

 

 

 


 

Avec René Guy Cadou pour compagnon, par Jean Daniel Maublanc

Nantes Réalités, juin 1970
Extraits de « La Naissance d'un Poète ». (Les Cahiers de la Pipe en Ecume, n° 29, 1963)

 


L'occasion se présentant, j'allai donc à Nantes... Ce fut la chance de mon amitié avec René-Guy Cadou.

Je le laisserai parler :

« Ce soir de novembre (notre rencontre du 18 octobre 1936 n'avait été que familiale), je découvrais Maublanc dans un grand hôtel du centre. Siégeaient déjà près de lui : Georges Moreau, Noël Angelo, Thérèse et Michel Manoll, mes amis de toujours, et le très comestible Francis Thomas, philosophe de la ville... Manoll cherchait au sang brûlé de ses doigts l'empreinte d'un poème, Thérèse jouait avec ses paupières, Moreau et Angelo fumaient. Bref, j'étais devant la caverne des quarante voleurs... ».

Georges Moreau et Noël Angelo n'écrivaient pas; ils étaient de mes camarades d'enfance, retrouvés à Nantes, par hasard... et il faut bien un public !

Nous nous retrouvions tous les deux ou trois mois. Ce furent les « Soirées de Nantes », racontées par moi dans un article confié aux « Cahiers Nouveaux de France et de Belgique », de mon excellent ami Fernand Verhesen, en leur numéro de juillet 1939. Le scénario était à chaque fois le même : visite aux parents à l'école de Loire, dîner en tête-à-tête à « La Cigale », place du Théâtre, rencontre avec quelques amis autour d'une bouteille de muscadet dans un bistrot de la même place, puis d'interminables conversations sur la poésie, sur les amis, jusqu'à ce que je reconduise le jeune homme à son port d'attache, après avoir fumé de nombreuses pipes, bu quelques chopes dans les cafés ouverts sur le parcours.

Une curieuse figure.

Quand nous flânions autour de la place Royale, cœur à haute tension de la cité, nous y étions parfois intrigués par une curieuse figure. Frank-Martin — aujourd'hui disparu — type original de la poésie et de la rue, était la réplique nantaise d'Albert Glatigny, maigre et pauvre, mystique et forcené, avec un goût maladif de l'invective, de la malédiction, quitte à laisser lever la pâte dans le pétrin de l'adoration et de l'utopie ! Cet homme de bonne foi, aux nerfs tendus, à la plume acide, ne reculait devant la misère que pour assurer la fournée d'une œuvre qu'on ne voulait pas entendre ou pour avoir loisir de crier son dégoût à la chair et au monde. Je l'ai vu homme-sandwich et chacun ignorait où il couchait ! Un lycanthrope contemporain, plus irascible encore que Pétrus Borel, plus calamiteux, moins poseur. Poseur à la façon de Corbière, douloureux sans rage, courageux sans espoir. Ses poèmes cloisonnés d'abandons fervents, veinés d'amour humain, étaient durs, hérissés. Ne croyant plus qu'en Dieu, il rêvait d'impossibles résurrections, construisait des rêves icariens, chantait d'extravagants évangiles ! Frank-Martin, dont rien n'est resté, ressemblait aux multiples prophètes bretons, dont je voyais le type achevé dans Auguste Boncors, avec plus de mesure dans le rythme, plus de choix dans l'expression, plus d'idéalisme dans l'image. Comme Boncors — qui laissera au moins deux gros livres — il avait l'orgueil insensé de sa mission: l’entendre réciter ses poèmes, sur quelque trottoir, avec cette illumination qui le faisait grand dans sa pauvreté, était une aubaine pour les amateurs de personnalités en marge et René-Guy ne manquait jamais d'en susciter le spectacle... J'ai détruit la masse des poèmes que m'avait confié Frank-Martin; j'ai tout de même publié l'un d'eux, le plus court et sans conviction.

Violent et sectaire.

Moins public, Francis Thomas, philosophe exaspéré — disparu lui aussi — était une figure aussi caractéristique et originale. Violent comme Frank-Martin, dont il était l'antithèse physique, il était plus sectaire encore, plus entier. C'était un Breton à tête dure, à la volonté farouche. Jouissant d'une certaine culture — une culture manifestement livresque — il s'était installé confortablement dans ses références, les accommodait à son goût, les liait par une sauce qui n'avait la couleur d'aucune autre. Savenaisien trapu, il avait les épaules carrées; son visage empruntait aux ceps étalés sur les coteaux de la Loire le décor somptueux d'un rubis sans défaut. Son sang avait pris ses globules rouges au Bourgogne, ses globules blancs au muscadet... je crois qu'il en est mort ! C'est dire que sa virulence évoquait Rabelais, sa philosophie Théophile de Viau, un Théophile en transes. J'avais préfacé son premier recueil de proses « Simples paroles », cahier tendre, émouvant, qui rendait le son d'un cœur tintant plus souvent l'airain que le cristal. La réédition du livre avait engendré un procès retentissant qui avait piqué Francis Thomas jusqu'à la rage. Ses pages, désormais, se hausseraient au diapason des révolutions et des satires héroïques. Son pamphlet « Mort de la Philosophie », édité par « Les Heures Perdues », contenait la somme de ses idées transcendantes serties en une telle vigueur de forme, colorées d'une si rutilante imagerie, qu'il aurait mérité un sort meilleur que la conspiration du silence. René-Guy Cadou, pourtant aux antipodes de sa pensée et de ses attitudes, l'aimait beaucoup. A chaque fois que j'annonçais ma visite à Nantes, il ne manquait jamais de m'écrire : « N'oubliez pas d'inviter Francis Thomas ».

Une ville collet monté.

Nantes, je m'en aperçus assez vite, était une ville discrète, secrète et collet monté. Une ville si traditionnelle que certains vrais poètes avaient pris le parti d'y épaissir leur solitude, de murer leurs rêveries dans les tiroirs les plus obscurs. Sans ces courants d'air sur l'horizon, René-Guy aurait-il eu le courage d'affirmer sa véritable personnalité ? Aussi, dois-je apprécier, comme d'une sincérité éprouvée, ces phrases du jeune homme, en tête d'un de mes livres :

« Cette vie nouvelle qu'enregistre mon poignet, ce sang nouveau qui brise aux claies brûlantes de mon visage, ce nom de poète qu'on me permet de porter, tout cela est l'œuvre de mon corrupteur, mon ami, Jean-Daniel Maublanc... »

Il jouait au crawl avec la vie.

J'étais le corrupteur; j'avais corrompu même le père qui parlait de moi « avec les larmes aux yeux » et disait, à chaque correspondance : « quel chic type que ce Monsieur Maublanc ! »... Ce n'était pas mon premier coup d'essai à Nantes, puisque j'avais publié, naguère, dans une revue d'avant-garde, l'un des très rares poèmes du jeune peintre Jacques Philippe, artiste fougueux, qui nageait à même le concret, jouait au crawl avec la vie. Et nous allions aussi chez Robert Le Ricolais, idéaliste étonnant, qui s'était créé lui-même et à lui-même, une vie ardente, passionnée, pour le seul plaisir de la recherche. Je ne m'en étonnais guère; j'avais découvert un peintre musicaliste à Limoges, un poète surréaliste à La Roche-sur-Yon et un ciseleur de comptines à Savonnières, mon pays natal !

Robert Le Ricolais, que René me faisait « découvrir » était alors un peintre d'extrême avant-garde; bien rares sont ceux qui purent admirer ses œuvres — j'en possède une, pourtant. Ennemi juré de l'anecdote, il ne peignait que les architectures de son rêve, ne fixait que certains rapports de formes, d'étranges harmonies de couleurs, le tout bâti en pleine abstraction, qui m'apparaissaient comme des conquêtes éblouissantes sur les steppes de l'inconnu. C'est en fouillant dans ses papiers que j'ai surpris le secret de son cœur : des poèmes écrits sans le désir de les communiquer à quiconque ! Œuvrant dans l'absolue solitude, n'ouvrant que rarement son hublot sur la réalité, Robert Le Ricolais, que je n'ai plus rencontré depuis 1937, doit avoir acquis le métier qui lui permettra de nous donner des œuvres achevées. Je souhaitais, alors, que cette révélation l'incite à la persévérance et au travail.

Une magnifique impartialité.

Si nous rencontrions Michel Manoll, nous n'osions approcher Julien Lanoê          « le Paulhan nantais » — ami des poètes, sans doute, chroniqueur de la N.R.F. mais gros industriel, père de famille, plus tard conseiller général ! Je reconnaissais que les critiques de Julien Lanoê étaient d'une grande profondeur, d'une riche intuition, d'une magnifique impartialité. Mais c'était un homme qui ne sacrifiait rien à la camaraderie et qui, écrivait-il, ne recevait qu' « avec ennui, chaque jour, plaquettes et revues ». N'empêche qu'il savait défendre ceux qu'il avait choisis et qu'il honorait la critique du moment. Au vrai, je n'étais pas souvent de son avis et il nous intimidait.

Je ne puis parler de René-Guy Cadou sans parler de Jean Bouhier. Il avait quitté le pays vendéen pour le pays nantais. C'était un critique très droit, qui jugeait avec spontanéité, aussi avec ce désir de rigueur qui semble aux jeunes critiques, comme un moyen infaillible de prouver leur indépendance. I1 était surtout poète, poète visionnaire, mais humain en ses abandons. Son recueil « Hallucinations » était un essai de se hausser par-delà la nature pour juger du monde et de lui-même, sur le piédestal du rêve. Pour ce poète, comme pour tant d'autres, la poésie était la seule réalité. A la condition de ne pas rester pleinement dans cette réalité car, « Hallucinations » touchait trop à la terre. Par contre, « Homme, mon frère », qui s'ancre fortement dans cette réalité, montait beaucoup plus haut, par le secours d'une humanité bien sentie, d'une émotion très communicative. Depuis ce temps lointain, Jean Bouhier a acquis tous les droits à notre reconnaissance, aussi bien pour « l'Ecole de Rochefort », que pour ses éditions des œuvres de René-Guy Cadou et les soins affectueux qu'il porte à sa mémoire.

Une plume comme un torrent.

Il manquait un prosateur à nos colloques. Voici qu'éclate le rire franc, gaulois, de François Dallet, jeune auteur aux dents éblouissantes comme son style, dont la plume courait telle un torrent et franchissait les rapides. Prosateur truculent, satirique, énorme, moraliste par un sens aigu de la vérité et de l'hypocrisie. Son premier roman « Les Pieds du Diable », devait servir de tambour-major au groupe vitaliste, faisant équipe avec « Clochemerle » et « La Jument Verte ». François Dallet aurait pu ouvrir boutique en la rue Crébillon et apprendre aux Nantais moroses, que les mots ont leur verdeur et le rire sa sincérité. Certes, je n'ai jamais cru au vitalisme, pas plus qu'aux doctrines à manifestes qui sont, généralement, pompiérisme, suffisance ou rigolade ! Mais si le vitalisme nous avait offert un concert de poésie grassouillette, de bonne humeur et de sang vif, nous lui aurions parfaitement accordé notre estime « sous bénéfice d'inventaire ou aménagement des préjugés ! » comme disait J.-L. Bloch, le philosophe de la bande...

(1) Extraits de « La Naissance d'un Poète ». (Les Cahiers de la Pipe en Ecume, n° 29, 1963).

On jouait carte sur table, par Jean Bouhier

La meilleure définition qu'un critique (Jean Cimèze) ait donnée de l'École de Rochefort tient en deux mots simples : un climat, une amitié.

Un climat ? une époque, car il ne faut pas oublier que tout a commencé en 1941, dans un temps où la poésie était mise au pilori et où les intellectuels étaient accusés de tous les péchés capitaux, disons même, d'avoir conduit la France à la défaite.

Un lieu aussi : un petit village de l'Anjou, où il faisait bon vivre sur les coteaux du Layon, à l'ombre des celliers gorgés de vin généreux et en plein cœur de cette douceur angevine tant célébrée.

L'amitié enfin qui connut son épanouissement et trouva son accomplissement. Les nécessités de la vie, qui m'avaient conduit en 1939 à Rochefort-sur-Loire, m'avaient situé à mi-chemin de deux amis : Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire, et René-Guy Cadou à Nantes. Une fois de plus, la Loire, ce fleuve royal qui fut et reste le départ de deux civilisations, allait jouer son rôle de catalyseur de la Poésie.

Un jeune lycéen nommé R.-G. Cadou.

Cette amitié était née quelques années plus tôt à Nantes. Rédacteur en chef de La Bohême depuis 1934 (je devais y collaborer jusqu'en 1940), je reçus, en 1936, d'un jeune lycéen, un poème que j'y publiai. Le lycéen s'appelait R.-G. Cadou, le poème était son premier poème « imprimé » : Une boucle de ses cheveux.

Cette rencontre n'était pas fortuite : elle était l’œuvre d'un autre poète Michel Manoll, libraire place de Bretagne, qui éditait Le Pain Blanc. Dans le même temps, Jean-Daniel Maublanc, que ses activités professionnelles conduisaient souvent dans l'ouest, organisait ce qu'il a appelé « les soirées de Nantes », qui se tenaient dans un grand hôtel du centre et se terminaient à La Cigale. C'était la rencontre de R.-G. Cadou, de Thérèse et Michel Manoll, de J.-D. Maublanc, de Georges Moreau, de Noël Angelo, de Francis Thomas, etc... C'était le Nantes où Robert Le Ricolais faisait ses premiers pas et où Julien Lanoê était auréolé de la gloire de l'ainé et du prestige de « La ligne de cœur »; c'était le Nantes pittoresque où l'on rencontrait Réséda, le chanteur des rues, et Frank Martin, l’homme-sandwich.

 

 

 

 


 

Interview radiodiffusée sur "l'Ecole de Rochefort", de J. Bouhier

Jean Max Tixier : questions à Jean Bouhier.

 


 

1 : Comment ce qu'on nomme l'Ecole de Rochefort est-elle née ? Etait-ce à proprement parler, une école ?

En 1941, un soir d'échanges d'idées et de discussions plus ou moins fumeuses sur un peu tout entre le peintre Pierre Penon et moi, nous en sommes venus à parler des écoles de peinture. En faisant la comparaison avec les mouvements poétiques nous nous sommes aperçu que tout particulièrement les mouvements littéraires portaient des noms en isme (romantisme, symbolisme, naturalisme, dadaïsme, surréalisme, lettrisme etc...) tandis que les écoles de peinture portaient plus souvent des noms de lieu : école de Fontainebleau, école flamande, école italienne, école de Barbizon, école de Pont-Aven, école de Paris, etc...

Le bon vin aidant et par gageure nous nous sommes interrogés : pourquoi pas une Ecole de Rochefort ? (Il faut préciser qu'il s'agissait de Rochefort-sur-Loire, près d'Angers en plein vignoble des coteaux du Layon et sur les bords de la Loire, ce fleuve majestueux des artistes et des poètes et qui coupe la France en deux à bien des points de vue).

Oui, pourquoi pas l'Ecole de Rochefort ? L'idée surgie, nous devions y réfléchir et nous convaincre rapidement qu'elle n'était pas si farfelue que ça et que nous obéissions à un besoin inconscient de rechercher le groupe, l'amitié, de retrouver des copains dispersés, enfin de tenter de soulever la chape qui s'était abattue sur le pays et de donner aux mots "homme" et "liberté" parmi d'autres mots la valeur d'un passeport.

Ne perdons pas de vue que c'était en 1941, en zone occupée. Je venais de retrouver un jeune poète René Guy Cadou que j'avais connu à Nantes alors que lycéen il m'avait envoyé ses premiers poèmes pour que je les publie dans LA BOHEME, revue des étudiants que je dirigeais alors (1936).

L'idée de nous grouper et de faire paraître des cahiers que nous avions de suite envisagée devait l'enthousiasmer. Très vite paraissait le premier cahier à lui consacré : "Années-Lumière".

La machine était en route. Aussitôt nous rejoignaient Michel Manoll, Jean Rousselot, Marcel Béalu etc... et puis, avec le doux climat des bords de Loire, une table que l'on pouvait encore à peu près garnir…

vinrent comme Luc Bérimont qui pour un temps y choisit domicile. Vinrent aussi Pierre Gueguen, M. M. Machet, Ed. Humeau et bien sûr le cher René Debresse qui nous accueillit un temps sous son pavillon.

Il est nécessaire de souligner que si le mot "école" était une boutade au début, nous l'avons conservé par forfanterie, avec un parfum de canular.

Et puis ce fut la ruée vers nous de poètes la plupart très jeunes et qui trouvaient auprès de nous réponses à leurs questions, et d'autres plus âgés : Louis Emié, Jean Follain, Fernand Marc, H. de Lescoët, Louis Guillaume, Luc Decaunes, Guillevic, Gabriel Audisio, Ribemont—Dessaignes, Toursky, Alain Messiaen, Pierre Guéguen, Léon—Gabriel Gros, Edmond Humeau, Joe Bousquet, G—E. Glancier, Alain Borne, André Verdet, Charles Autrand, Armen Lubin, Maurice Périsset, etc...
Nous avions caressé le rêve de ne pas nous limiter à la Poésie. Une série a même commencé à paraître : "Comprendre la Ville", consacrée à l'urbanisme et à l'architecture, dirigée par Jean Garaudet et Rino Mondellini, quatre cahiers ont vu le jour dont un signé Jean Lurçat.

Une autre série avait été mise au point : "Chercher la Vie", sous la direction de Luc Bérimont. Nous voulions y traiter de théâtre, de cinéma, de musique, de peinture, de radio, etc... avec ce désir constant d'enregistrer dans tous les domaines "la marche de l'esprit et du temps". Nous étions assurés de la collaboration de Pierre Hiégel, Jean Marchat, Jean Hubeau, Pierre Ino etc... Mais les événements et le manque de moyens financiers ont fait sombrer le projet.

2 : Maintenant que le temps a passé, pouvez—vous distinguer les événements qui ont marqué l'itinéraire de l'Ecole de Rochefort, c'est—à—dire ceux qui font date historique, ceux qui, aujourd'hui, vous paraissent avoir été les plus porteurs d'avenir ?

Je pense, avec le recul du temps, que le premier événement historique important est, sitôt après l'élan spontané du départ la parution de "Position Poétique de l'Ecole de Rochefort". Plutôt qu'un texte dogmatique, une règle à suivre, c'était le constat des idées régnantes, un appel à témoigner, un besoin d'enthousiasme :

"... Il nous semble utile de témoigner d'une évolution, les changements profonds qui surviennent dans les idées... "La vie est un effort, nul ne saurait le contester ; que ce soit dans sa forme physique ou dans sa forme sociale, pourquoi dès lors la poésie que l'on ne peut séparer de la vie, ne serait—elle pas, elle aussi, un effort ?

Notre époque est la première... Où l'on ait compris ce sens aigu de la poésie, son sens vital, sa nécessité de liberté et surtout son véritable caractère révolutionnaire" (Mai 1941).

Pour couper court à toute équivoque sur le mot "école" René-Guy Cadou mettait les choses au point avec ses "Précisions sur l'Ecole de Rochefort" :

"Depuis l'armistice, on attendait en vain la rentrée des classes. Sortez vos cartables, Poètes ! On ouvre l'Ecole de Rochefort : première classe de poésie !

Avant tout vous autres, ne soyez pas dupes ! L'Ecole de Rochefort n'est pas une école, tout au plus une cour de récréation. Ne cherchez pas les marbres et les syntaxes derrière sa façade, les lignes difficiles au bord du tableau noir. L'écolier siffle les mains dans les poches le dos tourné au professeur.

Etrange école direz—vous ! Peut—être ! Mais avez—vous déjà passé des nuits avec des camarades sous la lampe au milieu des souvenirs et des espoirs ? Eh bien ! L'Ecole de Rochefort c'est çà ! On joue cœur sur table.

Nous sommes là parce que nous nous aimons bien, parce que nous avons quelques petites histoires à nous raconter. Que ceux qui veulent nous entendre s'élèvent à notre hauteur. Et Dieu merci ! nous sommes bien petits.

Tu ne te lamenteras plus, Sœur Anne, Poète au sommet de la tour d'ivoire. Jean Bouhier et Pierre Penon se font la courte échelle. Ils te frôlent déjà.

Ta main ! Et reprends pied sur la terre où nous sommes".

Autre événement : la parution des Cahiers numérotés par séries de 10, et surtout celle de l'ANATOMIE POETIQUE, recueil de textes théoriques, rédigés par les dix collaborateurs de la lère série. Chacun y exprimait en toute liberté sa propre conception de la Poésie. En particulier Cadou revenait à la charge à propos du mot Ecole :

"Celui qui entre à l'Ecole de Rochefort dit : "ça sent la chair fraiche" et c'est bien bon après le faisandé quotidien... Que vous demande—t—on à l'Ecole de Rochefort d'être vous, de faire le plus de chahut possible autour de la Poésie, de citer Cambronne à tous les rabats—joie et d'être un homme enfin parmi les empaillés".

On peut constater aujourd'hui plus de 35 ans après combien nous étions loin d'être enfermés dans les règles d'une école et combien chacun avait dès le début des idées claires qui se sont ensuite précisées dans leur œuvre.

Nous avions bien des choses en commun (Nous le verrons plus loin) mais nous empruntions des voies parallèles chacun avec sa propre personnalité.

Encore un événement important : la création en 1942 d'une collection de plaquettes plus étoffées appelée (et ceci était très significatif) LES AMIS DE ROCHEFORT dont Cadou prenait la direction, façon de parler, le climat d'amitié nous poussant toujours au travail collectif et à l'échange d'idées.

En réalité, tous nos essais, nos poèmes étaient, le croyions nous porteurs d'avenir. Il est un fait que sans trop nous pencher sur le passé, nous pouvons dire que nous avons pleinement réussi, si j'en juge par l'attention que les nouvelles générations nous accordent.

3 : Lorsque le groupe s'est constitué, votre action se fondait sans doute sur l'amitié, mais elle s'ordonnait aussi selon certains refus partagés… Sur l’hégémonie du Surréalisme. Cette action vous parait—elle avoir abouti ? Laisse—t—elle une trace encore féconde dans la poésie de 1977 ?

Evidemment bien d'autres choses que l'amitié animaient notre action. Et d'abord les circonstances dramatiques de l'époque avec son train de malheurs, de privations, de délations, d'arrestations, de déportations, de fusillades qui petit à petit nous conditionnèrent, nous révoltèrent.

Nous avions avant tout devant l'événement une position de refus. Ce n'est pas par hasard que nous avions fait figurer en tête de L'ANATOMIE POETIQUE la dédicace suivante (dont après coup on a pu mesurer l'audace) :

"Ce cahier est dédié :
à ceux qui ne savent pas que la poésie est en danger
à ceux qui ne veulent pas entendre parler de poésie "nationale et traditionnelle"
à ceux qui ne connaissent d'autre discipline que celle qu'ils se sont créée
à ceux qui ne sont pas en retard de cinquante ans sur leur époque
à ceux qui crient "halte—là" aux faussaires
à ceux qui ont conscience d'eux—mêmes et n'ont besoin du patronage de personne pour s'affirmer
à ceux qui ne regardent que l'avenir
à ceux qui savent lire et penser
à ceux qui sont des poètes et des hommes".

Ce qui faisait écrire à un critique (C. Jamet) :

"L'Ecole de Rochefort ne marche pas. Ni pour le retour à la terre qu'on nous présente comme un retour à la pensée, à la famille, à la religion : verdure, laitage et eau bénite. Ni pour le retour au "classicisme" à la "raison" et à la "tradition". Elle dit NON à la Réaction. Elle refuse la Bonne—Poésie que ces messieurs à la faveur de la défaite essaient de nous proposer comme ils nous imposent déjà un "bon—théâtre" et un "bon—cinéma". Elle ne veut pas de cette poésie de mirliton, tricolore, qui s'enroulerait, pieusement, autour d'un bâton de maréchal... Bravo Rochefort !"

Quelques années plus tard, Michel Manoll résumait ainsi notre action :

 

"Ce n'est pas un mince honneur pour le triumvirat de Rochefort que d'avoir su faire passer la poésie entre les mailles du filet et de l'avoir préservée de toutes souillures… Le travail accompli chacun peut le mesurer ; mais ce que l'on ne connait guère c'est le sens humain de cette aventure, qui permit à nombre de poètes de notre génération de prendre conscience d'une fraternité d'esprit et de cœur que le contact personnel ne fit que renforcer". (M. Manoll, préface à R.G. Cadou, Poètes d'aujourd'hui, Ed. Seghers).

Encore un mot sur le contexte historique, et que l'on m'excuse de me citer (JOURNAL DES POETES 1948) :

 

"… si l'on veut, que nous répondions, en nous unissant, à une nécessité : celle d'affirmer que devant la trahison, devant la défaite, la lâcheté, la Poésie savait rester présente et qu'à tous ceux qui se vantaient de confisquer la liberté, elle lançait un défi. Ce défi nous l'avons tenu jusqu'au bout quelles que fussent les embûches et les difficultés".

Enfin, pour en finir avec ce sujet, je laisserai parole à Jean Rousselot :

"Tout simplement des hommes s'unissaient dans l'atmosphère de mauvais réveil que fait les catastrophes — on était en 1941 — parce qu'ils avaient en commun l'amour de la vie, le désir de la partager avec leurs frères, le souci de réintégrer l'humain dans le langage sans rien abdiquer des nouveaux pouvoirs que s'étaient arrogés, depuis un quart de siècle, ceux dont le langage est la fonction ; pour ces hommes un nouvel humanisme eût dû naître du surréalisme... Ils n'allaient pas jusqu'à ambitionner de pallier cette carence mais ils rêvaient d'un lyrisme capable d'exprimer "à hauteur d'homme" la totalité de l'homme qui, plus qu'à moitié plongé dans l'eau trouble de ses rêves et de ses instincts n'en est pas moins capable de sculpter sa condition... tous avaient un point commun : tous étaient des terriens et tous étaient nés dans l'ouest de la France, ce qui faisait d'eux, en même temps que des extrêmes—occidentaux aiguisés, avec tout ce que cela sous—entend de fragilité consciente et de raffinement dangereux, des hommes profondément enracinés dans les réalités telluriques et paysannes. Outre qu'elle explique en partie leur refus de la trahison vichyssoise et de la dictature allemande, cette double origine des poètes de Rochefort... explique le caractère concret de leur langage, l'abondance dans leur œuvre, d'une imagerie à base de blé, de vigne, d'herbe et de ruminants et qu'ils aient des façons de laboureur et d'artisan plutôt que d'esthète ou de maître de chapelle" (PRESENCES CONTEMPORAINES p. 313. Ed. N.E.D. 1958).

Poétiquement nous sentions le besoin d'être disponibles, de lutter et de réintroduire l'homme dans le poème.

Non. Nous ne nous élevions pas contre l'hégémonie du surréalisme. Il n'y avait pas d'hégémonie. Pour nous c'était déjà quelque chose du passé dont l'exposition de la galerie Beaux—Arts en 1938 avait été le chant du cygne.

Depuis on a REFAIT du surréalisme, tout simplement, avec plus ou moins de bonheur. Ce fut souvent de la pâle copie. Mais j'insiste nous n'étions pas CONTRE le surréalisme, bien au contraire. Nous avions ce que nous lui devions. Grâce à lui nous avions découvert le caractère spécifique de la poésie. J'ai écrit dans "La Bataille du Poète" : Nous avons assez payé notre dette de gratitude à cette bienfaisante folie de l'intelligence qui, pour ouvrir les portes, a été jusqu'à détruire la maison.

Nous nous trouvions dans une impasse et, au milieu de tant de matériaux si riches et disloqués, broyés, nous cherchions l'homme. C'est à lui que nous avons voulu donner place, à l'homme et à la vie.

Notre action a—t—elle abouti ? Je crois que oui. Une première preuve c'est qu'après avoir considéré que, la Libération arrivée, notre rôle était terminé, nous avons senti à la mort de Cadou le besoin de reprendre cette action en publiant un texte inédit de lui, "Usage Interne", suite de notes sur la poésie…

Entre temps j'avais quitté Rochefort et nous nous étions tous dispersés.
Cette publication devait en entraîner d'autres : LES AMIS DE ROCHEFORT, de nouvelles séries de Cahiers et une collection FRONTON dont Jean Rousselot prenait la direction. Une nouvelle vague de poètes vint nous rejoindre : J.V. Verdonnet, S. Wellens, J. L'anselme, P. Garnier, Ch. Burucoa, Pierre Béarn, André Marissel, Colette Benoite, Jean Breton, Robert Prade, Marc Alyn, Claude Vaillant, Jacques Réda, G. Fournel, Jean Digot, Gaston Puel, etc... Cela dura jusqu'en 1961.
Mais il ne fallait pas s'accrocher. Tout mouvement qui dure ne fait que se répéter. D'autres préoccupations d'écriture, de langage appelaient la nouvelle génération et... nous-mêmes (avouons-le sans nous renier pour autant).

Une trace féconde en 1977 ? Sans doute, les lettres reçues journellement, les articles de critique, les histoires littéraires, qui nous consacrent des pages, des traductions, des thèses mais c'est peut-être une sorte de mise au musée.
Alors tournons-nous vers ceux qui ont revendiqué notre influence : les poètes du groupe Paragraphes, Jean-Louis Depierris, Serge Wellens et ses amis du groupe de l'Orphéon, André Marissel et le groupe Io, Gilles Fournel et le groupe Sources, J.C. Valin et le groupe Promesse, Georges Drano, André Laude, etc... et tous ceux qui ont subi notre influence et qui ne le disent pas. Et dans ce rayonnement, c'est Cadou qui se taille, justement, la part du lion.

On nous attribue parfois des paternités douteuses. On ne prête qu'aux riches, dit-on. Je ne puis être juge et partie. C'est l'avenir qui décidera.

Ce que nous avons fait, nous l'avons fait avec tout notre cœur et avec une grande confiance en notre démarche. Il est bon, je crois, de donner quelques précisions sur cette démarche. Les problèmes poétiques qui se posaient, au début, à nous, étaient plus de fond que de technique.

Nous baignions encore dans l'atmosphère du surréalisme dont nous avions reçu les enseignements.

Nous avions des prédilections communes pour certains ainés : Reverdy, Eluard, Apollinaire. Pour moi c'était les découvertes de mon adolescence après avoir été initié, au lycée, à Paul Valéry par un professeur éclairé (c'était rare à l'époque). Et puis nous avions tous le privilège d'être en relations avec Max Jacob et de glaner entre les boutades de sa correspondance, tant de pertinences et de flèches de lumière qui nous faisaient lire avec des yeux plus ouverts.
Il y a toujours eu chez moi un plaisir physique à lire et à écrire un poème, une sorte de mélange de colorations, de sons, d'odeurs, de souvenirs nichés dans la mémoire, un jeu de concordances qu'une image évoque.

4 : vous et vos amis, comment réagissez—vous devant certaines tendances de la littérature contemporaine visant à investir dans leurs pratiques l'apport des sciences ?

Chacun de nous ayant toujours gardé sa totale indépendance, je ne puis parler au nom de mes amis, leurs réactions doivent être très différentes. Ainsi Bérimont est un homme des bois (il y habite) il n'aime pas la ville qu'il ne
rejoint que par nécessité nourricière. Rousselot aussi mais ce serait plus long à analyser, il s'est souvent livré à des recherches d'écriture. Manoll(tout comme Bérimont) reste fidèle au lyrisme, assez traditionnel. Béalu garde l'empreinte du surréalisme et recherche la sobriété, l'économie des mots, etc...

Pour moi je garde en moi le souci de témoigner, de percevoir d'autres témoignages et de les enregistrer. J'ENREGISTRE. Je constate. J'ai toujours lutté contre les fossiles, les pédants, les desséchés de bibliothèques. J'aime le grand air et je reste ouvert aux courants actuels. J'ai grand plaisir à avoir comme amis de nombreux jeunes poètes. Les écarts d'âge sont abolis. Bien sûr il y a quelques difficultés à se débarrasser de certains tics. Ce qui ne m'empêche pas d'étudier attentivement, de me passionner, par exemple pour la linguistique, le structuralisme avec l'influence qu'ils ont sur la poésie. Je perçois mieux les bases des nouvelles méthodes d'écriture qui permettent une poésie où les mots deviennent objets eux—mêmes, qui contractent le poème, loin des effusions et des débordements affectifs. Cet apport considérable des sciences actuelles me fait souvent m'interroger sur moi—même. Malheureusement notre génération n'a reçu aucune formation scientifique.

J'ai fait quelques études de sciences naturelles, d'une chimie périmée ; aucun de nous n'a été initié aux mathématiques, nous n'avons pas dépassé le niveau du bac de l'époque. Les mathématiques modernes, l'électronique, la physique nucléaire et toutes les inventions qui ont permis à l'homme d'aller sur la lune et de pouvoir entrer en contact immédiat avec tous les points du globe ont pour moi un parfum de magie.

J'aimerais que l'on trouve pour la Poésie l'équivalent de ce que l'électronique a apporté à la Musique. Nous, poètes, nous ne disposons que d'une feuille de papier et ne pouvons jouer qu'avec des blancs, des noirs, des contrastes, des caractères typographiques sur un espace à deux dimensions. La sonorité du mot ne dépasse pas le mot. Nous n'avons pas le choix prodigieux de sons, de bruits dont le compositeur dispose. Cela viendra, je l'espère, peut—être par un retour à la poésie orale. Ce n'est qu'un des moyens d'expression, un matériau de renouveau…

 

5 : L'Ecole de Rochefort a-t-elle été un humanisme ?

Ce fut notre souhait, absolument. Mais aujourd'hui le mot est galvaudé. J'accepte la définition du Robert : "Toute théorie ou doctrine qui prend pour fin la personne humaine et son épanouissement". Remplaçons théorie et doctrine par "création". L'homme quotidien campé dans la vie et non quelque bel esprit genre Pic de la Mirandole !...

6 : Que sont devenus les fondateurs et les principaux animateurs du groupe ? Quels liens, quelles relations subsiste-t-il entre eux ?

Hélas ! Il y a beaucoup de morts : Penon, Cadou, Caffiau pour citer les tout premiers compagnons. Et puis Emié, Follain, Guillaumme, Thérèse Aubray, Toursky, Guéguen, Paul Chaulot, M.M. Machet, Charles Autrand, etc... J'arrête. C'est fastidieux et triste.

Pour ceux qui restent, rien n'a jamais changé. Rochefort est en nous et ce n'est pas seulement par un sentiment indulgent devant notre jeunesse, ni par des souvenirs embellis par le temps.

Notre amitié est toujours vivante. Je parle surtout des amis de la première heure avec qui les rapports sont constants. Personne n'oublie personne.

Notre amitié, notre affection et je dirais notre jeunesse de cœur (tous les hommes de notre génération pensent-ils peut-être, ainsi ?) font que nous restons des frères. Nous nous écrivons. Nous nous rencontrons et l'attrait de la côte depuis que je demeure à Six Fours, amplifie les visites.

Non, rien n'a changé, rien ne nous a jamais affectivement séparés. Mais ça ne fait expliquer qu'une partie de notre action. C'est plus que tout, la Poésie qui a toujours compté pour nous.

7 : Comment vous situez-vous à présent ? Selon quels axes poursuivez-vous votre œuvre personnelle ?

Me situer à présent ? Je reste fidèle à l'homme, à la vie, à l'amitié, à l'amour. On ne peut rien contre les lois de l'espèce, je refuse la primauté de l'esprit. Je me méfie de l'intelligence mal nourrie, du pédantisme philosophique. Je me sens tributaire de ma chair et de mes sens. Je reçois les enseignements de toutes sources et j'en fais mon profit.
Est-ce suffisant pour me situer ? J'accepte, tout en le déplorant un peu, le laisser-aller, le robinet à paroles et l'invasion du sexe. Ne me faîtes pas dire ce que je ne veux pas dire. Je ne suis ni pudibond ni "moral". Le sexe ? D'accord, comme tout le reste en toute liberté. Mais je ne vois pas utile de laisser couler, comme le font tant de jeunes poètes, des flots de sperme à longueur de pages, d'un sperme qui dans la vie ne représente que quelques secondes (certes merveilleuses) de plaisir. Pas plus. On croirait avoir affaire à des impuissants qui veulent faire croire qu’ils sont des super-amants!...

 

 

 

 

 


 

Lettre adressée à Sylvie Karila, par Hélène Cadou

1989


 

Pour un poète, la biographie si elle n'est que l'histoire d'une vie, sous l'angle d'une situation dans le temps et l'espace ou au travers des événements n'a que peu d'importance.

Ce qui importe, ce sont les fondations d'une conscience poétique, la dynamique d'une approche de l’être et la formation de l'instrument nécessaire à cette saisie : l'écriture, la parole.

Je suis né dans un paysage de marais salants, dans le village de Mesques, port de pêche de Guérande, ville entourée de remparts où Balzac écrivit « Béatrice ».
Ce paysage de géomètre, linéaire et quadrillé, ponctuée des monticules de sel demeure mon paysage intérieur, les cristaux de sel représentant le symbole du poème parfaitement achevé.

Né de parents enseignants, j'habitai Pornichet jusqu'à sept ans (1929), puis Nantes jusqu'à mon mariage (1946).

Enfance très heureuse avec la mer toujours présente : La Baule, Pornichet, puis La Bernerie (Pornic) dans la maison familiale des fins de semaine.

À Nantes ce fut le lycée, la vie nostalgique d'une bonne élève qui se place toujours près d'une fenêtre pour être ailleurs et ne faire que juste ce qu'il faut pour la figuration.

En fin de seconde, la maladie à la mode (tuberculose) sert d'alibi. Fini ou presque fini le lycée, je passe en solitaire les deux bacs.

Nouvel essai en hypokhâgne que je déserte vite pour la fac des lettres, ancien couvent, avec cloître, dans un grand parc.

C'est la guerre, 1941, mais la philosophie me plaît, le cadre, mes amis étudiants et professeurs également. On est sous les bombardements mais on fait du théâtre tout en narguant les Allemands.

J'écris, nous sommes quelques-uns à écrire. Il y a un garçon, fils d'un ami de mon père et plutôt copain de lycée avec mes frères, dont j'entends beaucoup parler. C'est déjà un maître pour les étudiants, il publie, il est ami de Max Jacob le et de poètes connus. Il s'appelle René Guy Cadou. Printemps 1943, mon groupe d'étudiants souhaitait faire paraître une anthologie de cinq poètes nantais. Nous décidons d'aller demander la coopération et le parrainage de René. Ce qui est fait le 17 juin 1943. Tu connais la suite.

Le 16 avril 1940 nous nous fiançons. Le 17, une radiographie d'étudiante m'apprend que la maladie s'est installée. Il faudra attendre le 23 avril 1946 pour nous marier.

Au mois d'août 1946, ce sera la première crise du mal qui devait emporter René.

Voilà pour les événements.

Pour la vie réelle, la vie de l’être, je suis née le 17 juin 1943 et jusqu'au 21 mars 1951 ce fut la joie de la rencontre, de la fusion, de la plénitude avec ma moitié céleste, de la parole inventant chaque minute au quotidien.

Dès l'été 1943 je cessai d'écrire. J'étais en René, je parlais en lui, il parlait en moi.

L'écriture commença à revenir en 1951. (À part quelques poèmes de 1949 – 1950). Il s'était tu, sa parole se transmuait en moi. Je voulais lui répondre.
Ce furent deux premiers livres, lyriques, trop (« Le Bonheur du Jour », « cantate des nuits intérieures » chez Seghers) Seghers refusa le troisième. Il fit bien. Dans le silence j'écrivis beaucoup, ma voix s’épura, se forma, 20 années de recherches dont 10 en partie consacrée à l'action culturelle (construction du centre culturel d'Orléans. Ce que j'appelais selon les vers de René « Les comptoir lumineux du soleil »)

Puis, simultanément, en 1977 Brémond et Rougerie publie « Les Pèlerins chercheurs de Trèfle » et « En ce Visage l'Avenir ».
On veut bien me dire que j'ai trouvé mon propre ton. Je continue à servir René, à l'éditer, aller dans les lycées, bibliothèque etc.… Mais l'écriture est aussi une nécessité absolue. Solitude de l'écriture, ouverture sur les autres. Ma dualité indispensable. Depuis 1977 je continue plus intensément que jamais.
Voici pour la biographie.
Pour la poésie ? Comment me situer ?
Au terme « d'école de Rochefort », René préférait celui de « surromantisme » qu'il avait forgé. Plutôt qu'une école, un mouvement, une dynamique, un romantisme qui prend en charge le surréel. Plus précisément dans la lignée de Novalis, des romantiques allemands, de Nerval (côté nervalien d’ Alain-Fournier).
C'est dans cette ligne que j'ose, aussi, me situer, dans une conception du monde où le monde réel n'a d'évidence que par rapport à un autre, celui de lettres, sur lequel la poésie, comme la philosophie ouvre parfois des lucarnes.

La poésie opère cette « saisie » avec des mots, comme la philosophie avec des idées. C'est Mallarmé qu'il a dit.

Je pense qu'il n'avait pas tort. Mais il le disait dans un sens plus formaliste, esthétique.

Pour moi le verbe est vraiment premier, il précède la pensée. Le mot fonde le jour. On méconnaît trop le pouvoir d'un mot, ce concentré d'énergie, la fulgurance qui jaillit de deux mots assemblés quand on les porte à leur plus haute tension, leur plus totale densité, leur transparence. On retrouve alors le sel, les facettes qui captent la lumière, ce diamant.

Si la poésie est une enquête sur l’être, le mot qui est à la fois corps et esprit est l'instrument de la saisie.

Mot né de la bouche, du souffle, cri de la chair et expression de l’âme. Mot, couleur du jour (la langue bleue) et véhicule aérien de communication.
Le son précède le sens doux la gourmandise du mot. Spécificité peut-être de l'écriture féminine que ce goût des mots concrets, quotidiens qui disent la vue, le toucher. Amour des mots pour mieux dire l'amour tout court.

D’où chez moi, surtout des influences féminines : Émilie et Gickinson, l'Américaine, pour sa solitude habitée, pour son art de dire le peu et le tout. Dans des raccourcis insolents, étincelants, qui piquent droit sur l’être en semblant parler du rien. Anna Akhmatova, la Russe pour la force altière de sa douleur, pour la splendeur de son cri à la fois humain, universel et antique par la tragédie sublimée.

Virginia Woolf, la romancière anglaise, pour son sens du non-dit, du nuancé, de l'impair, de ce qui se passe juste au-delà, dans l'indécis, dans l'essentiel.
Et bien sûr Louise Labbé, DébordeS Valmore ( qu'on a tant affadie !)

En tant que femme, en tant que poète, j'ai toujours eu envie de laver les mots, de prendre les mots les plus courants (qui court depuis le début des âges), les vieux clichés pour les restituer au présent, leur rendre tout leur éclat, ou bien de coudre ensemble des mots qui n'ont rien à voir.

La métaphore en poésie est d'une nature complètement différente de la comparaison en littérature. Peu importe le sens littéral ; il s'agit bien plus d'une dynamique, une captation d'énergie qui éclate avec évidence ou non. La métaphore est efficace ou elle n'est pas. Elle est chargée d'une multiplicité de sens ou plutôt de rayonnement. Au lecteur d'en faire ce qu'il veut, de percevoir ou non.

L'accord des mots devient comme un accord de musique, un choc de coloris comment en peinture.
Le mot peut être aussi complètement isolé, chargé de son seul pouvoir, là où il faut et quand il le faut dans la page. Posez là comme un caillou ou un fruit. Inscrire un mot : exemple, le blanc.

Les blancs eux-mêmes tissent tout un réseau de signes en creux, de lampes en retrait pour éclairer le reste.

Décortiquer la grammaire, la gauchir. Préférez l'impair plus subtil mais dire l'indécis, le tremble avec des mots précis. Cherchez jusqu'à ce que le mot trouvé soit le seul qui puisse convenir.

Préférer l'impair c'est non seulement opérer un gauchissement mais aussi voir les choses de biais, en oblique, les déplacer légèrement de leur axe habituel, et disposer sous une lumière rasante ou bien comme dans une percée lumineuse, comme dans une un phénomène météorologique.

Il s'agit de privilégier la nuance, de provoquer l'éclair surgi entre deux états trop habituels, d'amener à une façon de voir qui déclame une histoire hors de l'histoire. Ce peut d'ailleurs être une simple lueur venue d'une obscure mèche, pourvu que quelque chose se produise qui donne à voir autrement ce qu'on appelle le réel.
Le poème répond à une petite dramaturgie annoncée souvent au départ : « la lumière étale retiendrait son cri ».

L'essentiel est de susciter un regard neuf comme un regard d'enfance, un regard qui dévoile, qui rénove.

Comme dans toute dramaturgie, il y a un problème de lieu et de temps.

De lieu : en quel lieu se situe le poème ? De quel lieu parle le poète ? Où habite-t-il ? Le lieu est-il sa prison ou bien tout un système de communication s'établit-t-il ?

Il y a la situation matérielle du poème : le rectangle de la page, la stabilité de la table et le rectangle de la fenêtre. À un certain moment la page et la fenêtre coïncident et c'est comme si la page contenait l'espace et tout ce qui vit. Il suffirait alors de faire bouger un peu la page pour que l'angle du poème soit différent.
Je parle du lieu que j'habite. Le lieu natal, le pays blanc mais aussi la demeure, celle de l'enfance, celle de l'amour, celle de la mort. La demeure est comme une prise de terre qui se défend de la dérive dans le ciel, de l'angélisme ou du rêve.

C'est un ancrage dans le réel. Mais, en même temps, la demeure enferme, les murs se dressent. Par le poème, il faut ouvrir des fenêtres, des brèches, abolir des frontières, s'illimiter.

Ce besoin de respiration, de communication, cet appel du bleu qui est la couleur du jour et ce qui ouvre le poème, qui le fait vivre. Il semble qu'une averse de signes abreuve le poème. Des ailes, des portes battent. Le monde entre, le rêve est moteur. Le poème est à la fois cosmique et visionnaire, voyant ce qui est hors des frontières mais aussi hors du temps.

C'est comme si le poète avait les clés de l'enfance, mais aussi celles de la liberté, que les êtres et les pays devenaient transparents et fraternels.
Finalement, la seule demeure du poète et la poésie. Comme le disait Hölderlin : il convient d'habiter le séjour en poète.

Pour cela il faut nommer le monde. Un fruit vaut une planète pour qui le monde et chaque chose nommée accède à l'existence. Mort devient l’être que personne ne nomme.

Des liens s'établissent, des portes s'ouvrent dans l'espace mais aussi dans le temps.

On est pris dans le tissu du temps comme dans un espace. On est conditionné par ce temps qui use, qui contamine toute chose, qui épaissit le regard, l'écorce, l'habitude. Mais ce temps terreux, terrien, épais est aussi un temps qui se déplie, qui se déroule.

Nous appartenons à une époque mais aussi à une histoire. Notre temps individuel est relié à un temps collectif et, notre mémoire est nourri d'une mémoire collective universelle.

Il y a les légendes, les contes qui sont les mêmes partout mais aussi en soi toute une histoire dont la nôtre n'est que l'aboutissement.
On est jamais seul en soi-même, on se prend à retrouver un trait, un tic ou un geste qui est celui d'une arrière-grand-mère, celui-là qui jouait de son violon autour

des villages, ou d'une aïeule et qui jouait avec ses fuseaux.

Comme elle illimite l'espace, la poésie illimite de temps. Elle ouvre des brèches, elle abat des frontières.

Entre l'âge d'or de l'enfance et un avenir miraculeux dont nous rêvons tous, il y a une utopie qui est chose utile car elle nait de l'imaginaire qui fait avancer le monde, qui le meut.

Sans l'imaginaire la durée serait beaucoup plus statique, nulle science, nulle découverte, nulle forme d'art n'existerait.

La poésie a bien ce pouvoir d'élargir le temps comme elle élargit l'espace.

Le passé nourrit l'avenir, l'avenir est le souvenir d'un passé enrichi par la surprise. Le présent la clé d’où tout dépend et qui sans cesse par notre décision ou par notre obéissance à l'esprit déclenche l'avenir.

Pour moi la brèche, la brisure opérée par le langage poétique est sans doute l'élément essentiel est le but de la démarche.

On l'atteint au plus juste dans le retrait, dans la marge en se situant comme le voulait Cadou : « en cette minute douce entre deux années ». Toujours être à côté, dans l'oblique, dans la fracture de même qu'on opère le questionnement perpétuel :
« en cette minute il y a peut-être quelque part
Une petite fille qui cueille des fleurs
Dans un pays meilleur »

Toujours abattre des cloisons, des frontières. IllimiteR le monde, le fraterniser en quelque sorte.

A ce moment-là, on peut dire que le temps est vaincu. On peut parler d'éternité.

C'est Novalis qui disait que l'éternité ne peut être rien d'autre que l'instant rénové revivifié, l'instant présent vécu dans toute son intensité.

Cette éternité qui est l'absolution du temps et dont Rimbaud parlait pour les poètes a pu dire :
« Elle est retrouvée
Quoi l'éternité
C’est la mer
Allée avec le soleil ».

Elle est la demeure du ciel allié à la terre, de l'amour et de la poésie qui est voyance, c'est-à-dire lecture du monde au travers des choses visibles et invisibles.
Pour moi la poésie et tout cela, cette recherche, dans un dialogue avec René, de ce qui donne un sens à notre condition, une finalité à notre vie terrestre.
Mes poèmes ne sont qu’une réponse, ou un contrepoint à celui qui avait les clés et m’en livre jour après jour quelques unes. Dans la lumière d’un langage qu’on appelle la Grâce, lumière brûlante.

 

 

 

 


 

Cadou : poète et disparu, par Jacques Bertin

Réf :1990

 


 

Quelques idées à développer :

 

La littérature française est peuplée de grands frères morts trop jeunes et dont les ombres hantent nos lampes de chevet : Alain-Fournier, Jean-René Huguenin, Saint-Denys Garneau, morts après un livre comme après une ultime respiration, un appel...

Voici l'un de ces archanges. Le plus inconnu ? Non. Mais le plus méconnu. Mais aussi le plus choyé secrètement, depuis cinquante ans, par des brassées successives de jeunes gens.

Ils se sont passé ses livres comme un talisman, ne les offrant qu'aux amis sûrs. Puis chacun gardait toute sa vie la blessure partagée : celle de la « tristesse émerveillée ». L'homme-adolescent, le compagnon incomparable se nomme René,-Guy Cadou. Poète. Mort en 1951, à 31 ans, d'avoir été, peut-être, le dernier poète français de ce siècle. Le dernier poète, c'est-à-dire le dernier dont la thématique, le lyrisme, le sens de l'image, la simplicité chaleureuse surtout, convient le lecteur à un partage immédiat.

Il est Nantais, ii est orphelin de père et de Mère, c'est la guerre. Même sa maison familiale va être détruite par un bombardement. Il écrit des poèmes, et un libraire à peine plus âgé que lui, Michel Manoll, l'encourage. Un autre ami, Sylvain Chiffoleau, l'édite. Un troisième, Jean Bouhier, à Rochefort-sur-Loire, près d'Angers, fonde l'Ecole de Rochefort, réunion de copains sans protocole et — presque — sans idéologie. Au milieu des Rousselot, Guillevic, Bérimont, qui feront carrière, Cadou est l'enfant perdu, l'ami total. Aux yeux de beaucoup, il est aussi le plus grand poète —refusé par Gallimard, pourtant —, et sa mort paraît l'absurde accomplissement d'une destinée. Instituteur remplaçant dans tous les petits villages abandonnés de la Loire-Atlantique, qui n'était encore qu'Inférieure, Cadou aura connu toutes les solitudes, à quoi se seront formés sa plume et tous les élans du cœur.

Depuis sa mort, et quoique les rubriques littéraires soient bien discrètes à son égard, ses œuvres ont été constamment rééditées. C'est ainsi que vous pouvez trouver son chef-d’œuvre, « Hélène ou le règne végétal », dans une édition de 1952, ou une autre de 1960, ou une autre de 1966, ou une autre encore de 1981, ou la même réimprimée en 1986. Les œuvres poétiques complètes sont en deux tomes en 1973, puis réunies en un seul en 1978. Tout cela, et un « Poètes d'aujourd'hui », est disponible chez Pierre Seghers. Voici qu'on réédite enfin, trente-cinq ans après, son seul roman (1), refusé lui aussi, du vivant de l'auteur, par Robert Laffont, et publié un an après sa disparition. Cadou avait 24 ans lorsqu'il écrivit ce court ouvrage annonçant qu'il deviendrait bientôt un grand romancier. Un jeune homme dans la ville ; une vieille tante dans une ferme du bocage ; deux filles : la future prostituée et la musicienne par qui tout sera sauvé. Vous chercherez là, comme le firent les critiques pour l'édition posthume, une parenté avec Alain-Fournier. A tort, nous semble-t-il. Vous croirez y discerner l'influence de Giono. Pas dans le style, non ! Mais dans le thème de la rédemption par la vie paysanne. Vous y trouverez surtout un jet continu d'images d'une surprenante beauté. Vers 12 ans, confie-t-il, comme on le regarde dans les yeux, il s'écrie : « Prenez donc dans ce bleu, vous n'aurez rien d'autre de moi. » Le matin, il sent l'aube qui « commence à roucouler derrière les toits » et, le soir, il voit « ces villages qui s'en allaient vers l'Ouest en traînant leurs fumées ». L'image lui est naturelle, automatique. C'est que la réalité lui est naturellement surréelle. « Le présent, écrit son préfacier, est traité comme un espace mouvant qui a pour effet direct de faire perdre pied au héros. » Ce sera là, en plus de la mélancolie, le point de comparaison avec Alain-Fournier. Sans effort, il saute sans cesse à travers le temps et l'espace. Et il nous donne, car il le fallait, le récit de sa solitude, celui de la mort du père —déchirant — et celui de la mort de la mère —, mais mêlé à l'amour de la jeune fille.

Quel que soit le plaisir que l'on prend à la lecture de La maison d'été, on doit reconnaître que le romancier n'éclipsera pas le poète. Les amateurs de Cadou s'intéresseront à ce livre comme à un témoignage sur l'âme de l'auteur, en marge de son vrai génie. Car il faut lire Cadou en commençant par les poèmes et en revenant à eux. Il nous y est dit que la tristesse est utile et tout amour, fécond. Ce frère mort trop jeune nous manque. A tout jamais, car les lilas du soir durent longtemps.        

1. La maison d'été, Le castor astral, 168 p., 78 F. 1990.

 

 

 

 


 

Préface à Quatre poèmes de René Guy Cadou sur quatre portraits de Roger Toulouse, par Michel Manoll

 

Les Signes n°4, mars 1985 (Document Luc Vidal)


 

Je revois encore René-Guy Cadou serré contre Julien Lanoë, Louis Guilloux, Roger Toulouse et moi, dans la vieille berline qui nous entraînait, au milieu d'une tempête de neige, vers Saint-Benoît-sur-Loire.

Nous parlions de Dostoïevski, d'André Gide aussi, dont Julien Lanoë nous disait que, tant d'application à écrire et à tourmenter une âme qui n'en réclamait pas tant, ne forçait pas, pour cela, l'admiration qui va aux écrivains de grandes perspectives.

La poésie était présente, dans la voiture et ne cédait pas ses droits : n'allions-nous pas veiller, dans la crypte de la basilique de Saint-Benoît, le corps de Max Jacob, retour de Drancy-les-Martyrs ?

L'étape Saint-Benoît avait été précédée de l'étape Orléans, afin que certains d'entre nous pussent faire alliance avec un paysage que Poussin n'avait point pressenti, dans l'atelier du peintre Roger Toulouse.

Cet atelier était juché, en ce temps-là, dans un belvédère, net et nu comme une boîte de magicien où miroitaient tous les reflets du fleuve, avivés par la cire balsamique vernissant les parquets.

Sur les murs, nous frappaient, de plein fouet, les toiles où les exubérances et les proliférations d'un pinceau tourmenté jouaient, en pleine lumière, le drame de ces ombres parées de feu, virevoltantes, au visage d'Erynnies, que fomente un être en proie à ses démons.

Dans le pandemonium du quai Saint-Laurent, le « pénitent en maillot rose » était, ce jour-là, à notre insu, René Guy Cadou qui, du fond de lui-même, avec ce recul qu'il a toujours su garder afin d'embrasser, dans leur ensemble, toutes choses de beauté, rassemblait ces androïdes aux prunelles de rêve que Roger Toulouse offre, en holocauste, à quelque « temps des Assassins ».

Ils sont le contraire de la suavité, de la placidité, de la béatitude. Leur rusticité apparente pourrait, aussi bien, se traduire par raffinement extrême et premier état d'une conscience effervescente qui ne verra jamais, derrière le rideau de jais d'un songe halluciné, qu'une mascarade d'enfer où l'embarquement pour Cythère se fait à bord de la Nef des Fous.

Comment René Guy Cadou aurait-il pu oublier une pareille galerie de fantômes sanguinolents qui tournent vers notre univers, un regard où se lit une terreur panique et une poignante supplication ?

Si Roger Toulouse se fait le peintre du no man's land, des contrées interdites où des horizons cuivrés, aux couleurs de cataclysme semblent serrer au garrot ceux qui les affrontent, c'est que, pour l'homme métaphysique, tout parle un langage tronqué, approximatif, balbutiant et que le moindre chant vibre comme un lamento.

On ne saurait donc s'étonner de la résonnance que devait éveiller en Cadou les quatre visages dont sont issus ces poèmes. N'était-il pas prisonnier, lui aussi d'une geôle où le ciel apparaissait, certes, « si bleu, si pâle », mais dont la porte débouchait, de plain-pied, sur l'interminable couloir de la mort.

C'est une curieuse expérience osmotique que celle-ci et, pratiquement, jamais tentée : s'inspirer d'une toile pour en rechercher, dans le vocable, les plus ténus prolongements ; le peintre rebroussant, ensuite, chemin pour retracer, dans un dessin, les méandres de vers dont il avait préparé l'éclosion.

Voici donc, lecteur, cette double décalcomanie, avec les rajouts, les approfondissements et les agrandissements qui, par une exhaustion naturelle à ces deux esprits, confère, à chaque objet, à chaque palpitation de l'âme, un sens et une portée intemporels.

 

 

 

 


 

Cadou le Pieux, par Lionel Richard

Les éditions Seghers publient les Œuvres poétiques complètes de Cadou...

Le Magazine littéraire, février 1974 (n°85)

 


 

Si la spécificité de tout poète authentique est d'imposer à sa génération ou à celle qui le suit un langage à ce point particulier qu'accourent s'y accrocher d'innombrables épigones, alors Cadou porte incontestablement la marque du génie. A travers le pain blanc, le vin de l'amitié, l'unique et simple amour, tous les espaces et toutes les herbes de la nature, nos poétaillons à l'inspiration malingre n'ont fait que répéter inlassablement, et sur la même gamme, les thèmes qu'il a chantés. Peu importent les clans et les cénacles qui tirent sur ses basques à qui arrachera le plus gros morceau de sa gloire : la poésie de Cadou, en dehors des écoles et en dépit d'elles, a fait école. Ce qu'il écrivait lui-même de Corbières vaut à son égard pour les années 50-60 : « Il a préféré la solitude et le ciel gris de Bretagne aux salons parfumés des rombières et des académiciens... Discrètement, par derrière, on le pille. »

Avec tous les siècles de culture qui nous précèdent, l'imitation finit par constituer l'une des lois de la création artistique. Mais entre l'imitateur et le créateur, la différence est à peu près à la mesure de celle qui existe entre (inspirés pourtant par le même Euripide !) Pradon et Racine... Il est évident que Cadou a lui aussi subi des influences. Mort trop jeune, il n'a pu se libérer tout à fait de certaines lectures capitales : les voix de Reverdy dans ses premiers poèmes, d'Apollinaire à Max Jacob dans ses derniers, restent encore çà et là reconnaissables. Ce qui ne l'empêche pas de posséder quant à lui un ton différent et unique. Cette originalité seule, et non des comptes rendus de complaisance comme les revues littéraires ont l'occasion d'en publier, explique qu'à une époque où les fanatiques de poésie étaient moins pénétrés qu'aujourd'hui de la science linguistique, beaucoup de jeunes gens qui n'habitaient ni Louisfert ni Rochefort aient lu et aimé (sans se poser de question sur les rapports entre le signifié et le signifiant) les poèmes de Cadou.

C'est qu'il ne se contente pas, en effet, de mettre à profit les recettes de ses prédécesseurs et d'illustrer une rhétorique. Comme pour Reverdy, la poésie représente à ses yeux beaucoup plus une éthique qu'une esthétique. L'angoisse de l'homme au monde ne lui fut pas une expérience intellectuelle et philosophique : il l'éprouva dans son être. Quand il évoque le ciel de Bretagne, cette nature particulière n'est jamais qu'un accident, un point de départ vers l'universel. Le paysage dont il parle (il faut exclure ici toute réduction à un phénomène régionaliste) est ce dehors avec lequel tout homme doit composer son existence, force vivante qu'il convient d'enfermer en soi pour en connaître les détours symboliques et les obscurités. A dix-neuf ans il écrit cette phrase à laquelle il va demeurer fidèle : « Il faut correspondre avec le dehors, laisser un peu de chair de l'épaule qui passe, à tout prix... »

Ainsi la poésie (« poussée contre la paroi abrupte du monde ») apparaît-elle essentiellement comme un moyen offert à l'être pour s'ancrer dans une terre ferme et communiquer. « Pour moi, dit Cadou en 1941, j'écris un poème quand le cœur me démange... » : prise en considération de l'inspiration spontanée, certes, et Musset n'est pas loin ; mais plus qu'un simple appel au lyrisme, l'expression « me démange » évoque ici une réalité physique. Ecrire permet de passer compromis, de trouver possibilité de réduire une tension qui n'en reste pas à des sensations ou perceptions, mais qui est éprouvée dans sa présence objective. Comme un mal concret et infini.

L'expérience personnelle et profonde, source de toute sincérité, mesure sa validité dans l'universalité de cet échange entre l'objet et le sujet. Universalité mise à l'épreuve par la communication poétique et recherchée par Cadou. Le recours fréquent à des éléments religieux (images, vocabulaire, références à des personnages et épisodes bibliques) ne fait que lui renvoyer. Communément acceptés par la tradition, ces éléments donnent plus de poids humain aux sentiments exprimés. C'est le sort de l'homme qui, de toute éternité, se trouve endossé. Sans rien d'éthéré, de mystique. Le merveilleux chrétien, avec un humour qui parfois rappelle Max Jacob, est laïcisé : « Mon Dieu cela m'arrive de penser à toi/ Comme à un survivant de la marine à voiles/ le me mets sous la lampe et je te dis Raconte/ Le riz le poisson sec et le trafic des montres... » Cadou le pieux, mais d'une piété vers où convergent toutes les choses de l'univers pour chanter un règne humain. Et ses Fusillés de Châteaubriant ressemblent comme des frères à ceux du Chili et d'ailleurs qui sont « appuyés contre le ciel » « Ils sont bien au-dessus de ces hommes/ Qui les regardent mourir/ Il y a entre eux la différence du martyre... »

 


 

 

 

 

Il y a 25 ans... René Guy Cadou, par Charles le Quintrec

Ouest France, vendredi 12 mars 1976

 


 

Dans la nuit du 20 au 21 mars 1951 — dans la nuit de l'éternel printemps — s'éteignait à Louisfert (Loire Atlantique), le poète René Guy Cadou. Il était dans sa 31e année. Ce fils d'instituteur, instituteur lui-même, nous laissait une œuvre abondante marquée par ses amitiés, l'amour d'Hélène et ce pays de Brière qui avait toujours été le sien. Pour s'être beaucoup intéressé à Guillaume Apollinaire, Cadou savait que le métier de poète n'est « ni inutile, ni fou, ni frivole », mais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d'essentiel, de primordial, de nécessaire, avant tout quelque chose de divin.

C'est en 1936, à Nantes, place Bretagne, que tout va se décider pour Cadou. Il entre comme par hasard dans une bouquinerie, fait la connaissance de Michel Manoll qui lui fait découvrir Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Éluard, Milosz. Cadou avait 16 ans, mais déjà, il avait choisi la porte étroite, la voie difficile, le chemin secret qui mène inéluctablement à la souffrance et à la mort. Manoll parle d'une prédestination qu'il lisait dans le regard du jeune homme. Mais comment revenir en arrière et se contenter de la Terre des hommes quand on a entrevu quelque chose de celle des dieux ?

Dieu, Max Jacob allait lui en parler entre 1940 (date de leur unique rencontre à Saint-Benoît sur Loire) et 1944, année de son arrestation et de sa mort au camp de concentration de Drancy.

Max qui, à l'instar de Claudel, ne pouvait approcher quelqu'un sans essayer de le convertir, interroge : « Tu crois en Dieu, bien sûr ! Non, ne me répond pas ! Tous les enfants perdus croient en Dieu ! J'ai prié pour toi au chemin de croix : mon Dieu ayez pitié de René Guy Cadou, qui ne sait pas que ses vers sont le meilleur de vous ».

Cadou ne sait que répondre. Dieu ne lui est pas étranger, mais l'homme lui est plus proche, plus fraternel. C'est pour cet homme que, chaque jour, chaque soir, après la classe, sur un coin de table d'auberge, il écrit ses poèmes de : « Brancardiers l'Aube », « ForgeS du Vent », « Pleine Poitrine », « Morte-Saison ».

Deux événements vont marquer les dix dernières années de la vie de Cadou : sa rencontre avec Jean Bouhier, Luc Bérimont, Jean Rousselot, Jean Jégoudez, Sylvain Chiffoleau, Roger Toulouse, Yves Trévédy, ils fonderont ensemble ce qu'on a pu appeler « l'école de Rochefort » qui, Dieu merci, ne sera jamais qu'une école buissonnière et surtout l'arrivée d'Hélène Laurent, le 17 juin 1943, celle-ci fera le voyage de Nantes à Clisson pour voir le poète et s'entretenir avec lui.

Désormais, Cadou n'écrira plus que pour Hélène, et, à travers elle, pour l'humanité tout entière. Il écrira vite. Il sait en effet, que le temps est court, surtout celui qui lui est imparti.

Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage,
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou du de femme
À la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main,
Redonne assez grands meubles mornes et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin.

C'est par et pour Hélène que Cadou va chanter plus haut. Elle sera celle qui lira par-dessus son épaule et qui, d'un sourire, l'invitera à toutes les épiphanies, je veux dire à toutes les noces de la lumière. Même menacé, le bonheur ne sera pas un leurre.

Cadou, le poète de l'amour, de l'amitié. Le poète de la vie immédiate. Cadou ne triche pas avec les mots mais les jette tels quels dans sa souffrance afin qu'ils aillent dire aux hommes que leur salut est en eux... Dans ses oeuvres rassemblées récemment en deux volumes aux éditions Seghers, on trouve l'accent, l'odeur inimitable de la liberté des feuilles. Quelle différence avec ce qui se fait sous nos yeux ! Que nous sommes loin ici des trouvailles typographiques, des trucages et du vide glorieux que manifestent nos sophistes, nos rhéteurs, nos grammairiens et nos linguistes. Sans forcer le ton, sans donner dans les diarrhées et les apocalypses du snobisme, Cadou parle clair, réinvente l'églogue et l'accordée et nous émeut par une sorte d'attention souveraine à la force des choses et à la sacramentelle présence des êtres.

« Les mottes retournées par le soc de sa poésie sont de bonne terre celtique », écrit Michel Manoll, ce qui me permet d'ajouter que Cadou a le goût des choses simples, de la vie rustique, cette vraie vie que Rimbaud voulait ailleurs et surtout en dehors des pauvres réalités urbaines.

Un quart de siècle après sa disparition, on peut dire que ce poète à l'état nature a entendu le double appel des choses terrestres, des « Biens de ce Monde » et de la « Raison Ardente » de la spiritualité. Avec les mots de chaque jour et les vocables les plus usés, il fascine par l'insolite, inquiète par le mystère et délivre par le rêve.

Voici venu le temps de donner à Cadou des enfants de sa postérité. Voici venu le temps de de le mettre, dès l'école primaire, entre toutes les mains. Avec le jeune Cadou, les jeunes seront toujours émerveillés. Il n'en demande pas plus.

 

 

 

 


 

Un grand poète de la vie et de l'amour, par Jean Rousselot

Les lettres françaises Montréal Liberté N°74, 1971

 


 

Mort à trente et un ans, il y a vingt ans tout juste, René Guy Cadou continue de vivre et de chanter parmi nous. C'est une étrange et merveilleuse fortune, à très peu de mortels réservés. D'où lui vient-elle ? De ce que chaque poème de ce garçon fortement enraciné clans la terre et pas du tout dans les livres se développe comme une plante qui n'en finit pas de pousser de nouvelles branches et de porter de nouveaux fruits. Serge Brindeau l'a très bien dit : « Cadou triait et rassemblait les mots selon leurs affinités et leur pouvoir germinatif ». De telle sorte, ajouterai-je, que sa parole fut à la fois pliée à son expérience et libre de se propager indéfiniment hors du temps et de l'espace où cette expérience s'accomplissait.

Né en 1921 à Sainte-Reine de Bretagne, dans la marécageuse et sauvage Brière, René Guy Cadou écrivit des poèmes dès son enfance. Son premier recueil, Brancardiers de l'aube, paru pour ses seize ans, étonna et charma la critique, lassée d'assister aux acrobaties néo-surréalistes, par le franc, voire rustique coloris de ses images et, déjà, la souveraineté de son accent :

Je sais que tu m'écris le dimanche
C'est le jour où l'on blanchit les prisons ...
Le soleil a sauté le mur de franc matin
Avec une corde à bœufs ...

De nombreuses plaquettes, allaient suivre. Cadou y affirmait son amour des « choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde » et aussi sa solidarité avec ceux qui travaillent et qui luttent. Cela sans la moindre éloquence, sans le moindre flon-flon populiste ou terrien mais, bien au contraire, en pratiquant un peu beaucoup comme Reverdy, qui fut son maître, avec Apollinaire et Max Jacob, une sorte de discontinuité lyrique qui remet en question les rapports de l'homme et du monde.

A partir de Bruits du Cœur (1942), les alexandrins que, jusqu'alors, Cadou morcelait le plus souvent en deux ou trois mètres courts, associés à des octosyllabes et à des vers sans mesure, se reconstituent, tant pour l'œil que pour l'oreille, et se groupent même en strophes régulièrement rimées. Ce recours à la forme classique, et il sera de plus en plus fréquent à partir de La Vie Rêvée, ce gros recueil de 1944 (2), ne fait rien perdre à Cadou de fulgurante spontanéité. Les provocations de la cadence et de la rime lui servent plutôt de tremplin et chacun de ses poèmes devient un essaim d'images bourdonnantes et bourgeonnantes dont le mouvement allègre et même un peu ivre a plus à voir avec la vie organique de la nature qu'avec les lois de la syntaxe et, plus généralement, de la pensée :

Entre nous les rayons le sang les tiges frêles
Toit léger suspendu sur les charrois du soir
Et les anneaux des jours qui tintent dans les prêles
Glissement de tes mains au fond du désespoir

C'est le premier matin la première aventure
Et dédaignant l'ivraie berceuse où tu t'endors
Ecartant de ses yeux ta bouche et la verdure
L'homme rampe à nouveau vers sa truelle d'or

Cette espèce de faconde inextinguible, génératrice de merveilles que la sensibilité seule peut ressentir et partager, va, dès 1945, non pas se raréfier mais s'ordonner, comme un torrent s'ordonne quand la plaine lui a donné des rives, dans une diction plus réfléchie. Il n'est pas besoin de rappeler qu'entre-temps il y a eu la guerre, mais de préciser que Cadou, même s'il est « resté volontiers à l'écart des rumeurs pourpres des frontières », a profondément ressenti « l'horreur de ces jours-là ». L'école de Rochefort(4), qu'il fonda en 1941 avec Jean Bouhier, ne fut-elle pas, avant tout, résistance par le verbe, l'exercice du verbe, à ce qui était précisément la négation du verbe, savoir le nazisme et ses collaborateurs ? Dès 1944, l'admirable poème intitulé Les fusillés de Chateaubriand eût suffi à prouver que, pour Cadou, l'ivresse poétique n'était point un légitime alibi. On peut également supposer qu'en cette vingt-quatrième année de son âge ce poète qui n'avait jamais cessé de pronostiquer sa mort prématurée :

O mort pressons le pas le ciel est en retard ...
Je ne ferai jamais que quelques pas sur terre ...

voyait lui apparaître le terme de sa vie et éprouvait le besoin de « s'expliquer ».

Hélène ou le règne végétal, qui sera publié en 1952(3), un an après sa disparition, groupe l'essentiel de la production, très nombreuse des Visages de solitude, Quatre poèmes d'amour à Hélène, le Diable et son train, Saint Antoine et Cie, les sept péchés capitaux, l'Héritage fabuleux, Ode à Serge Essenine, les Biens de ce monde, Tout Amour) qu'il va composer jusqu'à sa mort, de maison d'école en maison d'école(5), l'oreille ouverte aux bruits du village et à la rumeur continue des saisons, le cœur constamment accroché à celui de la première, de l'unique femme de sa vie, qu'il identifie merveilleusement à la fois au langage et à la nature :

Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps

Ce qui frappe avant tout dans cette poésie, c'est l'espèce de jubilation à la fois tendre, savoureuse et, çà et là, narquoise avec laquelle elle remplit le « devoir sacré de la parole », rechargeant chaque mot, fût-il le plus banal, le plus usé, le plus abstrait, d'une dramatique sensible, concrète, qui lui rend toute sa vertu créatrice et non seulement signifiante.

Rien d'étonnant, donc, à ce que, vingt ans après avoir été tranchée net par la mort, cette œuvre soit si fraîche, si peu datée, si fécondante enfin, comme le prouvent tant de vocations suscitées par sa lecture et l'élargissement sans cesse croissant de sa popularité. Aussi bien, ce poète qui se disait « le plus proche voisin » du Christ mais qui croyait « dans la vie plus qu'en l'éternité » a-t-il su, sans rien abdiquer de ses audaces langagières, aimer assez autrui pour « le poser en égal », ce qui, Michel Leiris, à qui j'emprunte cette formule, ne se démentira pas, devrait être l'ambition suprême de quiconque entre en poésie.

Jean Rousselot

 ( 1 ) Forges du vent, Retour de flamme, Années-lumière, Morte-saison, Bruits du cœur, Lilas du soir. Avec Brancardiers de l'aube, elles ont été réunies, en 1961, par les Amis de Rochefort, sous le titre Poésie la vie entière.
(2) Editions Laffont.
(4) Sur ce groupe, qui ne s'était baptisé « école » que par moquerie et dont les membres (Marcel Béalu, Luc Bérimont, Jean Bouhier, René Guy Cadou, Paul Chaulot, Jean Follain, Louis Guillaume, Michel Manoll, Jean Rousselot) eurent en commun des refus plutôt qu'une doctrine, on pourra consulter l'Ecole de Rochefort, textes choisis, préfacés et annotés par Jean Dubacq (Librairie Saint Germain des Prés, 1970).
(3) Editions Seghers.
(5) Comme son père, Cadou était instituteur public.

 


 

 

 

 

 

Entretiens avec Jean Bouhier

Propos recueillis par Luc Vidal et Alain Desmars, Six Fours, Août 1984.

Source : Signes, Numéro 4, mars 1985.

 


 

Commençons par la question traditionnelle : Comment s'effectuèrent tes premiers pas en poésie ?

J.B. - C'était au lycée, j'avais treize ou quatorze ans. J'étais goulu de lecture et je lisais avec avidité la poésie qui me tombait sous la main. En classe de troisième, mon initiation se poursuivit dans les Histoires littéraires alors en usage : Le Crouzet, le Desgranges. J'y découvris Lamartine et à sa suite, j'ai modestement écrit des « Méditations ». Après la lecture de Racine - qui m'avait impressionné beaucoup plus que Corneille ou Molière -j'écrivis des tragédies, en suivant scrupuleusement les règles du genre... Bref, j'écrivais comme on écrit à cet âge, sans personnalité, en plagiant un peu tout le monde.

L'influence de mes professeurs fut décisive. Herbomez entre autres, mon professeur de littérature, sut me guider et me prêter des livres, et surtout des revues comme « Les Nouvelles Littéraires » où tout ce qui vivait alors en littérature était représenté. René Château, mon professeur de philo en Terminale, prit la relève et me fit connaître « La Nouvelle Revue Française », « Mercure de France ». Il me prêta le « Cimetière Marin » de Valéry, et ce fut pour moi une très grande révélation. Je me suis mis à écrire à la manière de Valéry, je lui ai même envoyé des poèmes ! Il m'a répondu une lettre charmante avec une photo signée de sa main. Pour un môme de dix sept ans c'était un truc extraordinaire.

Château me fit découvrir également l'art contemporain : Picasso, le cubisme, Dada, le surréalisme...

A Poitiers, où j'allai ensuite au lycée, je fis la connaissance de Louis Parrot. Ce garçon de librairie, passionné de littérature et de jazz (il joua avec Hugues Panassié au Hot Club de France), devint un ami. C'est lui qui initia Jean Rousselot à la poésie.

Puis ce fut Nantes et l'université. L'Association des Etudiants me chargea de diriger la revue « La Bohème ». J'y publiai des articles de critique littéraire mais aussi des poèmes, notamment d'un certain Michel Laumonier, libraire à Nantes, qui s'appela plus tard Michel Manoll..., de René Guv Cadou aussi, en particulier un poème vraiment « con » (Cadou lui-même le reconnut plus tard) qui ne figure pas dans ses œuvres complètes : « Une mèche de tes cheveux ». Puis ce fut Marcel Béalu qui m'envoya une plaquette. C'est ainsi que je le connus. En 36 je partis à Paris, j'y publiais ma première plaquette, et faisais la connaissance du monde littéraire parisien.

Tes études ne semblaient guère orientées dans ce sens pourtant ?

J.B. - J'ai d'abord fait des études classiques latin-grec-philo. Le grec me passionnait et cette passion n'est pas étrangère à la traduction de trois de mes livres dans cette langue. Mais j'avais l'esprit de contradiction. J'ai décidé de faire des études de pharmacie ! C'est là que je connus ma femme qui préparait les mêmes diplômes. Nous sommes partis ensemble à Paris, et j'ai suivi des cours d'Histoire Naturelle à la Sorbonne. Je n'ai pas terminé ma licence, mais j'étais satisfait de me confronter à de multiples disciplines.

La guerre arrivait. Comment as-tu vécu cette époque ?
J.B. - J'étais viscéralement antimilitariste. J'étais en quelque sorte une victime lointaine de la première guerre mondiale. Entre six et dix ans, mes parents, mes oncles, etc... tout le monde m'abreuva de récits de batailles, de faits extraordinaires, d'exagérations grandiloquentes... Bref ! Ils m'ont tellement emmerdé que je suis devenu antimilitariste. Au terme de multiples péripéties, j'ai fini par être réformé et je revins en Anjou. Mais tous les copains étaient « égaillés » aux quatre coins de la France, et il fallut attendre 1941 pour se retrouver. Jean Daniel Maublanc me retrouva le premier je ne sais trop comment, il me donna l'adresse de Cadou et Manoll, on retrouva celle de Rousselot. Peu à peu tout le monde se rejoignit. Penon et le fils de l'éditeur Debresse étaient réfugiés chez moi, c'est ainsi que Debresse joua un rôle décisif dans l'édition des Cahiers de Rochefort.

Au milieu de cette effervescence naquit l'idée de « faire quelque chose » malgré l'occupation et la censure. Avec Pierre Penon, le peintre, nous avions remarqué que les vocables en « isme » étaient réservés aux poètes et que le terme « Ecole » s'appliquait exclusivement aux mouvements picturaux.. Par esprit de contradiction nous avons décidé, étant à Rochefort, de nous regrouper sous l'appellation « Ecole de Rochefort ».

Comment vous situiez-vous alors par rapport au surréalisme ?

J.B. - Nous pensions qu'il était à bout de souffle. En 1948, les surréalistes avaient fait une exposition à La Galerie de France : seau de charbon qui se vidait sur la tête des visiteurs, jets d'eau qui les aspergeaient, etc... Ce parti pris farfelu - bien dans l'esprit Dada - était un des derniers soubresauts du surréalisme. Depuis 1930 et les révisions « déchirantes » du Congrès de Karkoff, le mouvement s'était largement effrité : Aragon entrait au parti communiste, Eluard s'écartait du surréalisme... On rejoignait le rang... Le surréalisme n'allait plus se prolonger que dans la peinture et la sculpture. Bien sûr, son influence s'étend jusqu'à nos jours, mais la période « active » était bel et bien enterrée.

Le surréalisme était fini, mais cela ne signifie pas comme on l'a prétendu que l'Ecole de Rochefort se dressait contre lui. Cette idée est fausse ! Nous avons au contraire reconnu notre dette envers lui et tenté de le prolonger. Nous avons pioché avidement les décombres extraordinaires qu'il nous laissait. Au milieu de ces ruines nous avons récupéré la découverte essentielle : l'Image, que les surréalistes avaient enrichie de l'apport psychanalytique et portée à son sens le plus haut. Mais la poésie surréaliste était une écriture abstraite. Elle ignorait l'homme.

Nous avons voulu le réintroduire dans son quotidien. Nous étions des ruraux, des terriens, les pieds dans la bouse de vache au milieu des vignes, avec l'amour de la bonne bouffe et des bonnes bouteilles. Nous étions loin des images mythiques.

N'est-ce pas un peu une légende que ces bons vivants écrivant des poèmes au cul de la barrique ?

J.B. - Pas exactement. Nous aimions la bonne vie, au milieu de la campagne. La petite maison où s'était réfugié Bérimont pour protéger sa femme qui était juive existe toujours, isolée dans les coteaux. C'est là qu'il écrivit, à mes côtés, des poèmes inspirés par les arbres, les oiseaux auxquels il récitait ses vers. « La Huche à pain » n'est pas un poème de Résistance. C'est un poème bucolique. Bérimont n'a jamais pu vivre en ville. Cadou était lui aussi un garçon de la campagne. Rousselot lui était fils d'ouvrier. Avant tout, nous refusions d'être des intellectuels comme les surréalistes, d'être des poètes en chambre. Nous vivions ! et c'est cette vie que nous voulions dire dans toute sa force, toute sa foi. Nos options politiques tournaient autour de cet humanisme.

Créer cette école de poésie en zone occupée, n'était-ce pas un véritable engagement, un véritable combat ?

J.B. - C'est vrai. Nous étions ouvertement dressés contre le gouvernement de Vichy. Nous publiions presque tout en fraude pour éviter la censure. L'amour et le respect de l'homme qui nous tenaient à cœur ne pouvaient se dissocier du respect de la liberté.

 


 

Lettre de René Guy Cadou à Jean Bouhier
Bourgneuf 25 Avril 41

Mon Cher Jean,

Je n'aurais certes pas eu l'idée d'envoyer quelque chose à Comoedie. C'est Luc Bérimont qui a fait la connerie m'assurant qu'il aurait pu me trouver un débouché magnifique.
Passé l'après-midi d'hier avec ton beau-frère Dominique; en fin de soirée, un de nos camarades ardennais dont le grand-père a dû foutre le camp trois fois à cause des boches, a failli se crêper le chignon avec lui parce que non-collaborateur. Dominique m'assure que tu fabriques un excellent ersatz de Pernod. Alors là, tu peux être sûr de ma visite.
Attends ta décision - sans appel - au sujet de mes contes. Je crois que je serai obligé de t’envover huit Francs pour avoir Instances en Epinal, me voici. Heureusement que je suis chez Sylvain Chiffoleau et ai pu lire le Cahier Bérimont. Pas con du tout tu sais et je crois que c'est un des meilleurs cahiers. De l'Apollinaire un peu flou mais bien sympathique quand même.
J'achève en ce moment « Porte d'écume ». Je voudrais et je crois que ça ne sera pas trop mal.
Je t'en prie. Que devient Penon ?

Ton beau frère m'en a dit beaucoup de bien. Et de toi alors !...

Je t'embrasse

Ton vieux
René

J'ai écrit « Homme mon Frère » en 1938. Il fut publié en pleine déclaration de guerre. C'était Munich, l'invasion de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne. L'homme était partout méprisé, je voulais dans mon recueil prendre sa défense. « Dompter le Fleuve » est une métaphore de la nécessité qu'il y avait à maîtriser le courant qui était en train de nous engloutir. « Calcaire » est un long poème sur l'angoisse de l'oppression, sur ce « mur de calcaire » qu'était l'occupation et qu'il fallait briser.

Les styles sont très divers, d'une œuvre à l'autre...

J.B. - Nous ne voulions pas nous soumettre à une manière d'écrire unique. Nous utilisions tous les instruments à notre disposition, tous les modes d'expression, sans ostracisme, parfois pour blaguer. « Créations » par exemple est le résultat d'un jeu avec Cadou. Nous détestions Claudel et nous pensions qu'il n'était pas difficile d'écrire des psaumes et des versets à sa manière. Cadou en écrivit, et moi je fis « Créations »... Par contre, un long poème comme « Calcaire », de facture très classique, est très important pour moi malgré sa forme un peu démodée.

Pourquoi as-tu refusé de faire une carrière littéraire ?

J.B. - Je voulais garder ma liberté et il faut beaucoup de servilité pour réussir dans ce métier. En 1947 nous avons quitté Rochefort, et j'ai entamé une carrière de journaliste à Vitry sur Seine : Je travaillais pour le journal communiste « Ce soir », que dirigeait Jean-Richard Bloch. Rapidement je fus promu Secrétaire de Rédaction. Ce fut une période passionnante, mais je fus contraint d'abandonner au bout de quelques années. Ce travail était trop éprouvant pour ma santé. Je travaillais encore au journal lorsque Bloch est mort, subitement à la terrasse d'un café.

Aragon lui succéda. Quels furent vos rapports ?

J.B. - Il m'apprit sa nomination lors d'un meeting de Maurice Thorez à Valence. Je le connaissais depuis l'époque de Rochefort. Je l'avais rencontré à Paris grâce à Ilya Ehrenbourg, l'écrivain soviétique que j'hébergeai chez moi à la fin de la guerre. Nos relations furent amicales jusqu'au jour où Pierre Garnier, Marc Alyn et moi-même avons publié un texte contre lui et sa « Poésie Nationale » qui nous emmerdait. C'était en 1955, j'avais déjà quitté le journal et Aragon ne me dit jamais ce qu'il en pensa, mais la « Poésie Nationale » disparut à ce jour de son vocabulaire.

Et le parti communiste ?

J.B. - A cette époque, la raison idéologique tenait le haut du pavé. J'ai été membre du parti à l'époque stalinienne... Il y avait une rigueur incroyable. Avec le recul ça me paraît aujourd'hui épouvantable. Aujourd'hui j'ai quitté le parti. Je n'en pouvais plus. Mais laissons cela. J'ai été trop cocu !! Comme toute ma génération...

En 1957 tu quittes Paris pour les bords de Loire...

J.B. - La région nous plaisait. Faye-aux-Loges se trouve à vingt km d'Orléans où habite Roger Toulouse, et tout prêt de St Benoît sur Loire où chaque année nous nous rendions sur la tombe de Max Jacob. Je désirais la tranquillité. Je voulais me remettre à écrire. C'était dans mon esprit une sorte de retraite. Rien ne se passa selon ces prévisions : la pharmacie, puis la mairie où je fus propulsé un peu malgré moi, ont vite eu raison de ces projets. Je me suis lancé dans l'action municipale comme dans tout le reste : à corps perdu. En 1972, ce corps se vengea et j'eus une sérieuse alerte cardiaque. Nous avons tout plaqué pour venir, ma femme et moi, « crever » ici, sur la côte. Mais je ne regrette pas cette période : faire renaître une ville, la moderniser, l'équiper, c'est une belle aventure. Mon travail d'écrivain souffrit beaucoup de cette activité sociale intense. Je lisais beaucoup, mais je n'avais pas suffisamment de disponibilité pour écrire. J'écrivais des morceaux de poèmes, mais rien de sérieux. Il fallut cet accident pour que je m'y remette.

Avais-tu conservé des contacts ?

J.B. - Oui, avec Rousselot, Manoll, Toulouse... Jusqu'en 1963, j'ai continué à m'occuper des Cahiers. Rousselot avait créé la Collection « Fronton » et nous faisions des tirages de luxe. Mais j'ai dû laisser tomber.

En 1969, nous avons fait construire cette maison à Six-Fours-les Plages. J'y avais des amis et je savais y trouver cette vie intellectuelle qui me manquait. Et puis il y avait la mer, et cette vue magnifique que vous apercevez de la terrasse.

Tes poèmes ont souvent des titres maritimes : « la rade foraine », « le poème de la mer »... c'est cette présence de la méditerranée qui t'influence ?

J.B. - Ma famille est originaire des Sables d'Olonne, et j'ai vécu à proximité de la mer jusqu'à l'âge de vingt ans. Ma femme est née à Pornic, en Loire-Atlantique. Nous sommes des « maritimes », et nous avons besoin de la mer. Mais cette mer qui est présente dans mon œuvre, ce n'est pas essentiellement la méditerranée, c'est aussi la marée de l'Océan.

La structure de tes poèmes est surprenante. Ils ont tous le même nombre de vers. A quoi correspond ce formalisme ?

C'est une discipline. Je me méfie beaucoup de cette logorrhée qui tient lieu de technique aux poètes actuels.

Cette poésie « libérée », ces vers « éclatés », sont trop souvent synonymes d'absence de rythme et de mesure. Le poème en prose n'est un poème que s'il est servi par une technique, par des images, par un véritable métier. En ce qui me concerne je me sens très à l'aise dans ce cadre de huit vers auquel je me tiens généralement. Un moment pourtant j'ai été amené à me méfier de ce qui pouvait être un système dont je serais incapable de m'échapper. Cette idée a fait son chemin, et un jour, subitement, je me suis mis à écrire un long poème de deux cent trente vers, de facture radicalement différente. Ce n'était pas une conversion, mais je m'étais peut-être prouvé quelque chose. Je suis revenu à mon écriture habituelle où je suis bien, sans qu'il faille y chercher une raison. Il y a dans l'activité du poète un côté ludique : jeu avec le mot, la structure. C'est aussi un travail énorme que beaucoup de jeunes poètes qui m'envoient des textes ne perçoivent pas.

Quelle importance accordes-tu à cette vie intellectuelle, à cet environnement culturel, que tu dis avoir trouvés ici ?

J.B. - Cet environnement culturel est surtout un réseau de relations, et il est décisif. Si Cadou n'avait pas rencontré Manoll, s'il ne m'avait pas rencontré, sa vie de poète aurait été différente. Il portait quelque chose en lui, mais il fallait aussi des circonstances. Les rencontres avec d'autres poètes étaient pour lui non seulement des occasions de discuter de son œuvre, mais aussi des incitations à ouvrir les yeux sur d'autres horizons poétiques. Au-delà de ce réseau d'amis, tout événement culturel peut-être source d'inspiration, de création, de réflexion. A la suite de spectacles, de discussions, de lectures, je note des phrases, des aphorismes. Le choc de deux mots dans une conversation peut ouvrir des perspectives nouvelles. « La bataille du poète » (écrit vers 1950) et le second tome que je prépare actuellement sont tout entier nourris de ces réflexions éparses, de frottement des esprits.

Est-ce pour cela, pour se nourrir mutuellement, que l'on crée une Ecole ?

J.B. - En ce qui me concerne, je dis non. Mais c'est un non raisonné. Peut-être inconsciemment, à cette époque, en avions-nous besoin ?

Il y a un Jean Bouhier méconnu : le romancier. Combien de romans as-tu écrit ?

J.B. - J'ai écrit cinq romans, tous restés à l'état de manuscrits. Le premier s'appelait « Faux pas » et j'ai voulu ensuite commencer un cycle ayant pour titre générique « Les médiocres ». Le premier volume avait pour titre « La chronique de l'enfant pauvre », le second « La
chronique de l'amour perdu ». J'ai aussi un roman inachevé, une sorte de grand récit : « Les mains impitoyables ». Tout cela mériterait d'être réactualisé, coupé, retravaillé.
Toutes proportions gardées, je pense que ces textes préfiguraient assez bien ce qui allait être le Nouveau Roman : le détail, la minutie des descriptions... Ils pourraient constituer un témoignage sur la vie de l'époque. Il faudrait que j'y remette le nez.

Outre ces romans, j'ai aussi écrit un recueil de Nouvelles sous le titre « Aux bords de Loire ». Quelques-unes ont été publiées dans diverses revues, dont les Cahiers Bleus. Quelques essais aussi : « Verlaine et l'amour » qui a été publié, un « Tristan Corbière » non publié, et bien d'autres choses (Edgar Pôe, Gide...).
Tous ces manuscrits seront peut être publiés après ma mort... Je n'ai jamais pu me décider à m'en occuper moi-même.

Pourquoi avoir choisi de publier plutôt la poésie ?

J.B. - Les romans furent écrits pendant la guerre ou immédiatement après. Publier à cette époque était pratiquement impossible pour ceux qui n'avaient pas le visa de l'autorité allemande et, après la libération, la crise du papier était telle que l'on publiait peu. Il fallait alors entrer dans le cercle, faire la cour aux éditeurs, accepter de calquer sa production sur des critères commerciaux. Je suis trop intransigeant pour cela.

Comment mènes-tu aujourd'hui ton travail quotidien d'écrivain ?

J.B. - Cela dépend de ce que j'écris. Pour les romans, les essais critiques, les articles, je travaille à heures fixes, tous les jours. Pour l'Anthologie, je me levais à cinq heures et demie chaque matin, et je travaillais jusqu'à 10 heures le soir, ceci pendant un mois. Je suis un ouvrier consciencieux, je prends des notes, je mets des index dans des tas de livres, je recopie des vers, et je reprends ce matériau épars pour écrire.

Pour la poésie, j'ai la manie d'écrire des petits bouts de poèmes, des phrases, des morceaux de vers, sur des papiers que je classe dans une chemise. Les poèmes jaillissent ainsi, par bouts plus ou moins longs, selon l'envie et la pulsion du moment. C'est un peu comme une faim, une soif qu'il faut calmer... Comme la vie. Comme l'amour !

 


 

 

 

 

 

Entretien avec Marcel Béalu, propos recueillis par Luc Vidal.

Signes n°4 mars 85

 

 

Marcel Béalu, quels sont les éléments qui vous ont poussé à écrire ?

M.B. - C'est une question énorme ! J'ai commencé à écrire des poèmes vers l'âge de 10 ans. L'idée m'en était venue après avoir vu un film muet. La lecture des poèmes de Lamartine sur l'écran m'avait enthousiasmé. Longtemps après, j'ai rencontré Max Jacob, j'avais 29 ans. A cette époque, je correspondais avec Jean Rousselot, Lucien Becker et René Guy Cadou. Nous formions déjà un petit groupe.

C'est en 1937 que j'ai fait la connaissance de Max à St Benoît-sur-Loire. J'allais ensuite le voir presque chaque semaine. Il me fit connaître la poésie contemporaine que j'ignorais complétement et fut le premier à m'apprendre à écrire, à m'encourager. Je me suis alors « cherché ». Je ne voulais pas tomber dans le style poétique de ce moment-là : Jean Le Louet, Roger Lasne, des poèmes qui n'étaient qu'une suite d'images. Il me semblait y avoir autre chose à dire. La formule du récit bref m'attirait. J'ai commencé ce que j'ai appelé par la suite « Les mémoires de l'ombre ». Max Jacob me dit : « Tu as vraiment trouvé ce qu'est le poème en prose. Continue ! Tu devrais même écrire un roman ».

Et vous vous êtes essayé au roman

M.B. - Oui, j'ai commencé à écrire « L'expérience de la nuit », un long récit qui peut paraître assez obscur. J'avais rencontré entre temps des gens comme Henri Parisot qui m'avaient initié au surréalisme. Cela a été peut-être encore plus important pour moi que l'influence de Max Jacob.

La lecture de Breton, d'Eluard me fut une révélation ! Je trouvais dans le surréalisme une espèce de liberté, la possibilité de tout faire et de transcrire l'atmosphère du rêve.

Vous dites quelque part que la poésie est par essence surréaliste

M.B. - Oui, le poème est l'expression de l'intérieur, de l'unique, de ce qui vient avant la réalité quotidienne. Pendant l'occupation, je me suis plongé dans la rédaction de « L'expérience de la nuit ». Je tenais à cette époque une boutique de chapellerie... Tout cela est résumé dans les trois tomes d'essais autobiographiques que vient de publier Belfond « Le Chapeau Magique ».
Après « L'expérience de la nuit », j'écrivis « L'aventure impersonnelle », livre moins connu mais qui fut pour moi l'aboutissement du fantastique.

En lisant vos textes fantastiques et notamment « L'aventure impersonnelle », je n'ai pas eu l'impression de rencontrer un fantastique d'épouvante, de folklore, tel qu'on l'entend communément.

M.B. - J'ai voulu donner à mes récits l'atmosphère du rêve, mais j'ai horreur du fantastique tel qu'on le voit dans certaines collections actuelles. Pour moi le fantastique n'est pas le surnaturel, c'est le pressentiment du mystère, de quelque chose qui est au cœur même de la vie.

A ce sujet, vous avez écrit : « le fantastique est aussi la perception d'un rêve plus approfondi »

M.B - Le rêve est la chose la plus personnelle qui soit et chacun doit en trouver la clef. J'ai écrit dans un poème : « Celui qui a trouvé le sens de ses rêves n'a plus rien à apprendre de la réalité ». Mais qu'est-ce que le rêve ? Personne ne le sait. Pourtant ce n'est pas un mot abstrait comme l'amour, la poésie, l'âme. Le rêve n'est pas invisible car il est fait d'images. C'est cela qui m'intéresse, beaucoup plus que le discours pseudo-scientifique d'Isou. Il en va du rêve comme de l'amour : ce n'est pas une mécanique.

Le chimiste et le neurologue nous apprennent que le cerveau est composé d'environ 10 milliards de cellules, contrôlant toutes les pensées et les actions humaines. Mais si cette vie intérieure crée un univers fantastique adapté à nos besoins internes, sans égard  à l'expérience et à la logique du monde extérieur que nous appelons réalité, je ne pense pas qu'elle nous enferme. La psychose commence quand l'individu devient prisonnier de ses fantasmes. Ce qu'il faut c'est rechercher le moment où la vie et le rêve coïncident, se confondent sans l'aide d'aucun artifice. Avec le terrible danger qu'ils comportent, le L.S.D., la mescaline ou le haschich ne font que précipiter dans l'immédiat des états extrêmes de notre cerveau. Ces états mystiques, nous devons les mériter autrement que par l'absorption d'une drogue.

Comme le fantastique est le pressentiment du surnaturel, les rêves sont peut-être le pressentiment d'une autre vie, libre et réellement spirituelle.

Edgar POE, HOFFMAN, KAFKA..., ce sont des auteurs qui vous ont marqué ?

M.B. - Bien sûr ! Quand j'écrivais « L'expérience de la nuit », Max Jacob m'a dit : « Fais attention, ta dernière partie fait penser à Kafka ! ». Alors j'ai relu tout Kafka pour m'en délivrer. J'ai été rassuré, Kafka est très différent ! Il y a chez lui une dimension symbolique, spirituelle, biblique, alors que mes récits collent à la terre et au réel.

Vous avez écrit dans le recueil « Les Cent Ciels » « Pour ne pas être reconnu, il montrait son visage ». Vous aimez le paradoxe et l'ambiguïté.

M.B. - Oui, car le temps finit par rendre les paradoxes vrais. On s'aperçoit en vieillissant que les paradoxes et les rêves sont devenus autre chose et que ce qui était impensable est passé tout à coup dans la réalité. Le monde moderne nous en donne mille exemples. Qui aurait pensé à la télévision il y a 40 ans ?

Qui aurait pensé au voyage dans la lune ? Les choses se réalisent. Il ne faut jamais l'oublier.
Quant au paradoxe que vous citiez, il fait écho au sentiment que j'ai éprouvé en écrivant les souvenirs du « Chapeau magique ». Je voulais y montrer mon visage à nu et je me suis aperçu que c'était impossible, paradoxal. Vingt volumes ne suffiraient pas à reconstituer les 70 années de mon passé. Il me faudrait une autre vie.

Quelles sont les parts de « l'aveu » et de « l'invention » dans vos écrits ?

M.B. - Les deux termes sont importants en effet. Il y a dans mes écrits les deux aspects. Le « Chapeau magique », « Le bien rêver », les souvenirs en général sont des aveux totaux. Rien n'y est faux. Au contraire, dans mes œuvres d'imagination, il semble n'y avoir que de l'invention. Pourtant je me suis aperçu d'une chose étrange : c'est là que je dis le plus sur moi-même. Je crois que c'est le propre de l'art et de la création. L'intuition y mène plus sûrement que tout à la vérité. Le « Chapeau magique » est écrit sans art, alors que « Mémoires de l'Ombre », « Expérience de la nuit », « L'aventure impersonnelle » sont des livres vraiment écrits.
J'avais eu avec le « Chapeau magique » l'intention de faire un ouvrage populaire. Mon éditeur m'a beaucoup vexé, lorsqu'il m'a dit qu'il était très intellectuel. Je trouve, moi, qu'il se lit très facilement.

Vous avez écrit : « Je sais qu'il y a dans le monde un homme et une femme dont l'amour aurait tout transformé mais qui ne se rencontreront jamais ».

M.B. - Oui, c'est une phrase assez terrible que j'ai écrite il y a plus de 30 ans, dans une période qui était pour moi, sentimentalement, malheureuse. Mais là aussi, le temps s'est chargé de me contredire. Je crois aujourd'hui qu'il est possible de rencontrer l'être qui vous est destiné, la personne faite pour s'entendre avec vous.

A la même époque j'ai écrit un poème un peu moins pessimiste :

« Celle que j'aime »

Celle que j'aime habite un miroir
Comment pourrais-je la rejoindre
Dans ce fracas d'astres glacés
Moi qui n'ai pas trop de silence
Pour ne ressembler qu'à moi-même

Aux marches blanches du sommeil
Glisserai-je ombre sans mémoire
Vers ce château de solitude
Défendu par tant d'oiseaux noirs

Pour monter jusqu'à son sourire
Sans déranger cette eau profonde
Qui le préserve de mourir
Il me faudrait être la nuit
Et ne plus savoir d'où je viens.

Max JACOB, qui guida vos premiers pas dans la littérature, écrivait : « Tu es le contraire du poète populaire ». C'était il y a 40 ans. Qu'en est-il aujourd'hui ?

M.B. - Il n'a jamais été dans mes intentions de faire une œuvre élitiste. J'ai écrit des œuvres littéraires dans le bon sens du mot. J'y visais un certain esthétisme. Dans mes poèmes au contraire, je me laissais aller à une pulsion sentimentale, émotionnelle plutôt. Ce sont toujours des poèmes d'amour. La vie m'a d'ailleurs appris qu'il faut toujours être amoureux, le plus possible.

Quel est pour vous le rôle du poète ? Qu'est-ce que la poésie aujourd'hui ?

M.B. - La poésie est l'aboutissement de l'écriture. C'est l'expression concentrée, chantante. Je n'aime pas que l'on confonde poésie et poèmes. S'il y a 36 poésies (pour enfants, pour instituteurs, pour hommes mûrs qui ne lisent pas, pour linguistes décervelés), le poème, lui, se définit de manière univoque comme un chant.

Quant au poète, il devrait s'efforcer d'exprimer le plus secret de lui-même plutôt que de songer à éduquer les foules. A mon sens, tout ce qui vise à éduquer les masses est ignominieux. C'est pour cela que ma poésie n'est pas « populaire ». J'oserais même dire que tout enseignement est basé sur un certain mépris de celui qu'on enseigne, mais c'est là un point de vue très individualiste. Le poète peut chanter la révolution s'il pense que l'injustice est la règle, mais il doit le faire en se gardant de toute visée pédagogique. Je n'ai rien contre les professeurs, tous mes amis le sont, mais je demande la sincérité. On n'a pas le droit de parler d'injustice si, comme tel écrivain plein de fric, on est soi-même une injustice fondamentale. Il n'y a pas de démagogie qui puisse être un art. L'existence même du poète est subversive et constitue une menace contre la légalité établie. C'est pourquoi le poète est maudit. Il est ce « citoyen contre les pouvoirs » dont parle Alain. Mais la poésie est une action de grâce et à ce titre elle reste une grâce et non une malédiction.

Où en est la poésie aujourd'hui ? Depuis Malherbe et la fixation de l'orthographe au XIXeme siècle, il n'y a rien eu de comparable à la mutation surréaliste. En y regardant de plus près, cette mutation était depuis longtemps prévisible et n'a pas commencé avec Breton. Lautréamont dans « Maldoror », Nodier dans « Smara », et surtout Nerval dans « Aurélia » avaient déjà préparé le terrain. Quand une révolution est passée, on s'aperçoit que cette floraison inattendue était en fait profondément ensemencée dans l'époque précédente. Il n'est de mutations que préparées de longue date.

Je ne définirais pas mes rapports avec le surréalisme comme je l'aurais fait il y a 20 ans. Il serait facile de prouver que le surréalisme, dans ce qu'il eut de meilleur, fut un symbolisme appauvri. Les Breton, Eluard, Aragon de 1925 sont les petits-neveux ruinés des grands seigneurs que furent Mallarmé, Jarry, Lautréamont. Quant à ce qui semble propre au mouvement : écriture automatique - cadavre exquis - affiches lacérées - tracts révolutionnaires pour bibliophile milliardaire collage-décollage-poésie faite pour tous et pour chacun, c'était amusant.

Si le poète a une mission, vous dites quelque part qu'elle serait de « troubler la sécurité ».

M.B. - C'est une phrase brutale mais vraie. Rien ne dérange comme la vérité de celui qui s'est refusé à la vérité, rien ne dérange comme la liberté de celui qui n'aspire plus à la liberté. L'écrivain n'a d'autre raison d'être que de dire ce que les autres taisent. Je dirais pour faire court que la fonction du poète est de révéler l'homme à l'homme.

La jalousie dans les rapports amoureux revient souvent dans vos oeuvres : « Mémoires de l'ombre », « L'araignée d'eau »...

M.B. - En guise de réponse je citerai « La femme jalouse » :

« Plus d'amis, plus de parents, seulement elle et moi, elle et moi, elle et moi. J'avais brûlé tous mes souvenirs. Seule, je gardais cachée dans le double fond d'un tiroir la photographie d'une petite cousine pour laquelle j'avais eu autrefois beaucoup de tendresse. Un jour, en rangeant ses aiguilles à tricoter (me dit-elle), le fond du tiroir se souleva et elle découvrit cette photographie. Ce fut notre dernière scène atroce. A force de vivre entre les quatre murs de ses regards j'étais parvenu, grâce à un entraînement progressif, à passer mes heures étendu sur le divan, immobile, pendant qu'elle tricotait. Oh ! Ces mains de Parque fileuse et leur incessante agitation, ces mailles ajoutées à ces mailles, ce gigantesque filet que les doigts agiles patiemment confectionnaient comme pour m'y emprisonner au moindre mouvement ! Heureusement, il y avait devant moi la fenêtre et je voyais encore un coin du ciel. Mais elle finit par s'en apercevoir. Alors je fermai les yeux, résigné. Et lorsque, après de longs assoupissements, il m'arrivait subrepticement de les entrouvrir, dans un éclair m'apparaissaient, dardées vers mes prunelles, ses longues aiguilles à tricoter, menaçantes. »

Je trouve ce texte terrible. La jalousie est en fait l'inverse de l'amour. Quand la jalousie se glisse dans un couple c'est l'enfer.

Les 10 années qui vont de Max JACOB à 1955 furent pour vous une période de création intense. Mais vous avez aussi connu des périodes de creux, liées à votre histoire.

M.B. - Vous avez raison, j'ai connu ces périodes de creux ou de maturation. Valéry disait qu'on n'a pas du génie tous les jours. A cette période productive succéda un changement total dans ma vie. J'ai divorcé, je me suis remarié avec une comédienne, et ma vie a complètement changé. J'ai eu une petite fille et je dus alors gagner la vie de trois personnes. J'avais peu de temps pour écrire. J'ai toujours pensé qu'un homme devait prendre sa femme en charge et pendant 20 ans il m'a fallu m'efforcer de subvenir à nos besoins et d'arriver à une situation à peu près stable et solide. La vie est dévorante. Le bonheur est dévorant.

Les périodes où j'écrivais le moins furent celles où je fis le plus de poèmes. Je n'avais pas le temps de construire des textes, alors je rendais compte de l'instant. Au lecteur de dire ce qui est mieux. Peut-être cela fut-il nuisible à cette « unité de l'œuvre » qui m'a longtemps tracassé. Cette unité est sans doute nécessaire, mais il n'y a guère plus d'un demi-siècle qu'on l'exige de l'écrivain. Le XIXe siècle ne connaissait pas cette loi qui oblige à réécrire sans cesse la même chose si on veut garder son public. Des auteurs très connus, comme Michaux, ont accepté cette loi absurde. Chez Michaux, c'est toujours magnifique, mais c'est de la répétition...

Après avoir épousé Marie-Ange Dutheil, vous avez écrit pour le théâtre.

M.B. - J'ai écrit « Salomé » et « l'Homme abîmé ». J'ai lu cette dernière pièce à la radio dans une émission qui s'appelait « Lu par eux-mêmes ». Sans doute était-ce profondément ennuyeux. Ma voix monocorde pendant deux heures... Mais cela me fit plaisir. J'ai un ami acteur qui aime beaucoup cette pièce et espère la monter, mais cela m'indiffère aujourd'hui, comme cela m'indifférait avant Marie-Ange. C'est elle qui m'avait fait aimer le théâtre. ' Toujours pour le théâtre j'ai écrit également : « La dernière scène », assez proche des « Mémoires de l'ombre » et une sorte de divertissement qui fut créé à Lyon puis joué dans un théâtre du quartier latin pendant plusieurs mois « La femme en cage », c'était une pièce pour café-théâtre, jouée de façon très caricaturale.

Le théâtre reste pour moi sur un plan strictement esthétique : il faut penser au public. Dans la poésie au contraire, on ne pense qu'à exprimer le plus profond de soi-même. C'est sans doute la raison majeure de mes réticences aujourd'hui. Mais cette discussion est ouverte pour longtemps.

Avec le roman « La grande marée » vous semblez retomber dans une période de marasme. Encore le thème de la jalousie ?

M.B. - Oui. J'ai écrit ce roman à la suite de rencontres diverses. J'y mets en scène une femme assez extraordinaire que j'ai connue et dont j'ai fait un personnage de roman. Mais la transposition est telle qu'il est très difficile de deviner la réalité. Le côté noir se trouve dans ce texte mêlé à un fantastique un peu exubérant. Mandiargues m'a dit le préférer à tous mes autres récits.

Vers 60 ans, j'ai décidé d'écrire un autre gros roman, qui parlait d'une autre rencontre. Ce fut « La poudre des Songes ». J'aime ce livre optimiste qui, sombre au départ et plein d'exaltation à la fin, sort totalement de la nuit. J'aurai attendu cela très longtemps. Non pas que je pense avoir été malheureux, mais le vrai bonheur auquel tout homme aspire est difficile. Le poète est maudit s'il ne le trouve pas. J'ai toujours tendu à vivre le plus longtemps possible et à vivre le plus heureux possible. C'est là le fond de tout être.

Il y eut vos amis anciens, et ceux d'aujourd'hui...

M.B. - Il y en eut beaucoup. René Guy Cadou était un homme que j'aimais bien. Voici un passage de mes souvenirs à son sujet. Je l'avais vu pour la première fois à Rochefort-sur-Loire chez Jean Bouhier : « René était un gros garçon joufflu à figure rose, aux grands yeux bleus clairs, avec le cœur ouvert et l'esprit attentif, derrière des partis-pris parfois primaires ». C'était un peu méchant, mais il était très jeune à cette époque. J'ai aussi écrit en pariant de lui : « Sa vie était humble et sombre avant la présence de celle dont le nom figure sur la couverture de son meilleur recueil. « Hélène ».

La légende Cadou me gêne un peu, trente ans après sa mort on vient me poser encore les mêmes questions sur lui. De même pour Max Jacob, après quarante années. Il y a tellement d'autres poètes ignorés : Maurice Blanchard, Louis Guillaume, Alain Borne. Beaucoup découvrent Reverdy, Francis Jammes ou Claudel à travers Cadou. C'est encore une phrase peu aimable, mais c'est la vérité. On vient tous de quelque chose...

A l'époque où j'écrivais « l'Anthologie de la poésie française depuis le surréalisme », j'ai connu : Sabatier, René Char, Michaux, Breton.

Il y eut aussi Becker que j'aimais énormément. J'ai appris sa mort hier. Il n'écrivait plus depuis plus de vingt ans. Je souhaite que ses poèmes soient rassemblés et qu'on le lise. Luc Bérimont aussi, qui vient de mourir. C'était un homme très généreux, très chaleureux et plein de vie. René Lacôte, le critique des « Lettres Françaises » qui écrivit de très beaux poèmes rassemblés dans « Claude » aujourd'hui introuvable. Follain fut également un très grand ami; sa poésie est concise, précise et extérieure. Michel Manoll enfin, mort hier lui aussi...

Vous avez écrit : « La poésie est un tourment de chaque seconde ».

M.B. - Elle a pour but de suspendre la marche du temps... Il suffit de se transporter en pensée dans un endroit où l'on a vécu pour y être vraiment. Le temps est mystérieux. Je crois qu'on écrit pour le retenir.

 


 

 

 

 

Entretien avec Jean Rousselot (Propos recueillis par Luc Vidal et Alain Desmars)

Revue Signes N°4 mars 1985

 

Nous avons rencontré Jean Rousselot à Nice, au bord de la Vallée du Var. Voici quelques extraits de cet entretien concernant en particulier l'Ecole de Rochefort et les réflexions de l'écrivain sur son métier.

- L'Ecole de Rochefort -

Il y a aujourd'hui un mouvement autour des poètes de l'École de Rochefort concrétisé par cette Anthologie que Jean Bouhier a publiée chez Seghers. Que représente pour vous cette époque ?

J.R. - Au début, Jean Bouhier ne voulait pas se charger lui-même de cette anthologie, mais je crois qu'il a fait un travail remarquable. Tout autre aurait tâtonné. C'est lui qui a créé l'Ecole de Rochefort, il pouvait donc mieux que quiconque en parler. J'ai d'ailleurs eu l'occasion d'exprimer mon sentiment là-dessus en Décembre 83, lors d'un colloque Universitaire sur l'Ecole de Rochefort, qui s'est tenu à Angers. J'y ai fourni une contribution intitulée : « Disparité des pairs ». Cela pour bien montrer que nous étions très égalitairement unis tout en étant très différents. Il est tellement facile, pour les historiens de la littérature, de ranger les gens sous une étiquette : une école pour chaque tiroir ! On en a à la fois souffert et bénéficié, cela nous a fait connaître, mais on a eu tendance à nous attribuer à tous une même façon d'être et d'agir en poésie alors que chacun de nous avait la sienne et y tenait.

L'existence de l'Ecole créée en 1941 est intimement liée aux événements, au contexte historique. Personnellement, je publiais depuis sept ans. Après la guerre, nous avons continué à travailler ensemble par simple amitié, chacun suivant sa propre voie. Comme il l'avait fait pendant la guerre, Jean Bouhier a publié des « feuillets » et des volumes à l'estampille de Rochefort, dont le véritable moment se situe entre 1941 et 1944, en accueillant des nouveaux venus, voire des débutants. Quant à nous, les « vieux », ce que nous avons publié après 1944 est bien plus important que nos publications de Rochefort proprement dites. Il ne faut pas oublier que Rochefort c'est notre jeunesse.

René Guy Cadou était le plus jeune de tous... Stoppée par la mort, l'œuvre de Cadou fait penser à une colonne tronquée : on ne sait pas ce qu'il en serait sorti à plus long terme. Intelligent et poète comme il l'était, il aurait certainement beaucoup évolué ! Au fil des années, nous avons les uns et les autres acquis une expérience personnelle mais aussi vu s'accomplir bien des mutations dans le monde des idées. L'idée même que nous nous faisions de la Poésie en a été modifiée. Je trouve toujours ennuyeux que les gens nous identifient encore aujourd'hui à travers l'Ecole de Rochefort. Ce fut pour nous tous un moment et non un engagement doctrinal. Les textes que nous avons publiés dès le début dans « Anatomie poétique de l'Ecole de Rochefort » prouvent que chacun de nous entendait garder sa liberté, ce qui ne nous empêchait pas d'avoir beaucoup de choses en commun.

Nous n'étions pas des parisiens. Nous étions branchés sur les réalités de la province et très attachés à la terre. Cela nous protégeait de l'intellectualisme, de la mode et de la surenchère. Nous détestions communément un certain nombre de choses : l'occupant bien sûr, mais aussi Vichy. La « Révolution Nationale » nous sortait par les yeux. Nous n'étions pas d'accord avec ceux qui revenaient dans leur poésie à certaines formes que nous estimions périmées.
L'image tenait beaucoup de place dans notre dialectique. Nous voulions sortir du surréalisme, mais chacun de nous y était plus ou moins diversement attaché. J'y restais sans doute plus attaché que d'autres. Pendant la guerre, il y a eu dans notre conditionnement politique ou civique (appelez cela comme vous voudrez) de réelles différences. Je figure, par exemple, dans « l'Anthologie des poètes de la Résistance. » On y a mis également deux textes de Bérimont et « Les fusillés de Châteaubriant » de Cadou. Les autres poètes de Rochefort n'y figurent pas. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils n'aient pas « résisté » de quelque manière.

Pendant la guerre, vous avez rencontré Cadou, vous étiez en correspondance avec lui. Comment avez-vous ressenti les premiers pas de ce poète ?

J.R. - Un jour, un garçon en culotte courte est venu montrer ses poèmes à Michel Manoll, alors libraire à Nantes. Manoll les a trouvés épatants et nous les a fait lire. René devait avoir à cette époque 15 ans. Je ne l'ai rencontré que quelques années plus tard. La guerre était venue. Cadou se déplaçait peu. Je ne circulais guère non plus pour des raisons faciles à comprendre, même si l'on ne se rend pas bien compte aujourd'hui de ce que pouvait être alors le statut social des gens, leurs possibilités de bouger, de se rencontrer. Finalement, avec Cadou, il y a eu une rencontre extrêmement importante : celle du Gué du Loir. C'était au moment où tout s'écroulait, en juin quarante. Nous avions déjà beaucoup correspondu. Les lettres avaient une extrême importance pour nous tous. Aujourd'hui on s'écrit beaucoup moins, on se téléphone, on va se voir... J'ai revu Cadou pour la dernière fois dans les circonstances les plus atroces qui soient : lors de sa mort. Peu de temps auparavant, nous avions activé la publication de sa plaquette « Les biens de ce monde », chez Seghers, car nous le savions très menacé... Alors que j'étais à Poitiers, avec ma femme, Cadou m'a pressé de venir à Louisfert. Il était au bout du rouleau. J'ai passé la journée à son chevet. Il s'éteignait, renaissait, me parlait des poètes que nous aimions et de la poésie. Jusqu'au bout, la poésie ! Soudain, en pleine nuit, il a surgi dans notre chambre. Sa grande chemise lui descendait jusqu'aux pieds. Il était épouvanté. Peu importe en quels termes il nous l'a dit. Grand branle-bas. Hélène et ma femme l'ont recouché. Comme il n'y avait pas le téléphone dans la maison, j'ai pris ma voiture et je suis allé à Châteaubriant pour essayer de trouver un médecin. Celui que j'ai trouvé n'a pas voulu se déranger.

J'ai été obligé d'aller à la gendarmerie. Les gendarmes sont venus avec moi pour le forcer à descendre. Il a enfin pris la route pour Louisfert et moi, je me suis perdu dans cette forêt que je ne connaissais pas... René était mort quand je suis arrivé. Que vous dire de plus ? De temps en temps, j'éprouve le besoin d'écrire à René. Plusieurs poèmes sont nés de ce besoin. Notamment ma « Lettre à l'ombre étincelante ».

D'une certaine manière, la mort de Cadou a marqué la fin d'une époque ?

J.R. - Que voulez-vous dire par la fin d'une époque ?

Je veux dire la fin d'amitiés et de relations humaines privilégiées.

J.R. - Nous nous sommes, les uns et les autres, toujours estimés et fréquentés, mais nous sommes restés plus ou moins proches ! L'amitié qui me lie à Bouhier n'a jamais été plus vive, plus complète. Il y a des gens que l'on voit moins souvent. Encore une fois, la disparité... Chacun suit son chemin propre en poésie et cela peut aussi conditionner ses rapports avec les autres. Mais nous restons tous très fraternels. La mort de Bérimont puis celle de Michel Manoll ont été pour nous, les survivants, une déchirure atroce, comme l'avait été la mort de Cadou.

- L'écrivain -

Dans votre livre « Mort ou survie du langage », vous vous définissez comme un homme sensible aux osmoses, un homme épidermique. En somme, pour vous, le réel et la sensibilité d'abord. L'écriture, oui, mais, avant tout, la vie.

J.R. - Je crois votre formule assez bonne. Je continue d'être très fidèle au réel, à ce qui se passe dans le monde et dans chacun de nous. Je suis très méfiant à l'égard des théories et des spéculations. Cela ne veut pas dire que je les ignore. J'essaye au contraire de me tenir très informé, le plus possible. Au demeurant, si certaines « nouveautés » me heurtent, d'autres m'enrichissent et me passionnent.

Vous avez aussi la passion du détail !

J.R. - Oui, la passion du détail ! Albert Camus avait le sens des phrases très courtes et très signifiantes... Après avoir lu l'un de mes romans, il m'a écrit : « Vous avez le don du détail qui est celui d'humanité ». Cette phrase m'a beaucoup frappé. Le détail est extrêmement important, nous le vivons tous : qu'il soit psychologique ou réaliste. Notre vie est conditionnée par la multiplicité des imbrications des plus fins détails de la réalité, de notre conscience et de nos sentiments.

Vous tentez dans votre œuvre une synthèse des contraires en vous plaçant sous l'égide de la sincérité...

J.R. - Il y a de cela, en effet : synthèse et contraire. Avec, au milieu, une forte tendance au pessimisme. Un refus de tous les conforts intellectuels et métaphysiques. Mais je ne suis pas avant tout romancier, je suis un poète qui éprouve de temps en temps le besoin d'écrire un roman. Hormis « Les papiers », tous mes romans sont fortement autobiographiques, tous sont nourris d'une expérience personnelle où interviennent, pour beaucoup, mes années de jeunesse. Ce furent des années très pauvres, je dirais même misérables. J'ai connu la réalité la plus sordide et la plus humble et j'en ai été marqué pour la vie ! Cela justifie mon attachement aux gens qui travaillent durement et à tous ceux qui souffrent. Je ne peux me séparer de ces réalités-là. Même dans « Les papiers », je n'ai pu éviter d'insérer des éléments provenant d'un réel que j'avais vécu tout en les transposant. Je ne vois pas comment, du haut d'une tour d'ivoire, on pourrait inventer un monde, des circonstances et des personnages sans avoir quelques traits de la réalité à leur donner. « Les papiers » était un roman plutôt politique. J'imaginais là une société où le fait de perdre ses papiers d'identité vous condamnait fatalement à mort, vous amenait à disparaître... Je poussais à l'extrême, mais l'homme qui avait perdu ses papiers n'avait plus qu'à mourir, on le « zigouillait » sans haine, c'était tout à fait normal puisqu'il ne figurait plus nulle part. Mon personnage était un immigré. Il venait de si loin qu'il ne pouvait même plus justifier ses origines. Bref, lui seul savait qui il était. Si l'on y réfléchit bien, c'est la condition même de l'homme. Seuls, les témoignages des autres hommes prouvent son identité...

Dans un autre de mes romans, « Un train en cache un autre », j'ai évoqué l'histoire de l'homme « en trop » ou « en moins ». C'est une chose que j'ai vécue juste au début de la guerre d'Espagne, à l'arrivée des réfugiés basques à Poitiers... J'ai été chargé de les recenser pour qu'on puisse les nourrir et s'occuper d'eux. Or, on avait beau faire l'appel tous les jours, il y avait toujours un homme ou une femme en trop ou en moins ! Qui peut-il être cet individu en trop ou en moins ?... Cela m'intéresse beaucoup : nous ne sommes pas des fiches d'ordinateur, de simples noms, des numéros ! Chacun de nous a une identité profonde que lui seul connaît. Mais peu de gens savent se connaître vraiment, encore moins s'expliquer. Ils restent dans l'anonymat, ils n'ont pas le pouvoir de la parole. Seuls, peut-être, l'écrivain et le poète peuvent traiter à fond le problème de l'identité... Ce problème m'obsède et non moins la fuite du temps. Et non moins tout ce qui a trait à la mémoire.

- Le poète -

Pour reprendre l'une de vos expressions : la poésie c'est «L'insaisissable oiseau de la parole »

J.R. - Oui, il faut essayer quand même de l'attraper, il prend toutes les couleurs et toutes les formes ! Il n'est pas forcément tel oiseau, il peut être un autre, dans une autre langue...
Votre premier recueil date de 1934, son titre : « Poèmes » !
C'est tout ce que j'avais trouvé. Je ne renie pas ce petit livre de mes débuts ; il est gauche, maladroit, marqué de maintes influences, mais il cherche ! Il faut chercher. Je cherche toujours.

Après la guerre, vous vous êtes consacré entièrement à l'écriture...

J.R. - J'avais déjà pas mal publié avant, mais c'est effectivement après la guerre que j'ai lâché toutes les obligations sociales. J'ai également fait du journalisme, de la radio, un peu de télévision et de cinéma, des tournées de conférences qui m'ont mené un peu partout en Europe, en Afrique, au Moyen Orient... Un tas de choses : tout ce qu'un écrivain doit faire pour gagner sa vie !

Il y a un livre de vous paru en soixante et un qui m'a beaucoup plu : « Maille à partir »

J.R. - Ce n'est pas d'aujourd'hui !
J'ai beaucoup écrit. Il faut trier. C'est ce qu'a fait Alain Bosquet pour l'anthologie de mon œuvre poétique chez Seghers : « Les moyens d'existence ». Je n'aurais peut-être pas retenu les mêmes poèmes mais je me suis incliné devant son choix. Je me dis parfois que Baudelaire n'a écrit que « Les Fleurs du Mal ». « N'a écrit que » n'est pas péjoratif ; je veux dire qu'il n'est peut-être pas nécessaire d'écrire beaucoup, qu'en tout cas, il faudrait éliminer davantage. Mais on connaît mal soi-même la valeur de ce qu'on fait. Au demeurant, ce qui m'intéresse, ce n'est pas ce que j'ai fait, c'est ce que j'ai l'ambition de faire. Si je vous disais n'avoir jamais relu certains de mes livres, vous ne me croiriez pas ! c'est pourtant vrai.

Aller de l'avant !...

J.R. - Oui, aller de l'avant, je ne vois pas ce que je peux ajouter à cela. Il n'est jamais bon de revenir « dans ses vieux papiers » comme disent les Anglais. J'en ai fait une fois l'expérience. Une revue me demandait une nouvelle. N'en ayant pas d'inédite, j'ai eu l'idée d'en reprendre une dans un recueil ancien qui s'intitulait « Le retour de la joie ». Hélas, je l'ai trouvée vraiment mal foutue ! Je me suis donné un mal de chien pour la refaire entièrement. Si j'ai un peu de temps, je retravaillerai les autres. Mais il vaut peut-être mieux ajouter que corriger. Il faut aller vers la vie...
Tant que j'ai envie de faire quelque chose de nouveau, je ne suis pas tout à fait désespéré.

 


 

 

 

 

Sang, ce mot irrigue toute la poésie de Jean Rousselot, par Jean-Noël Gueno

Revue Signes (4) 1985

 

N'oublions pas que, né en 1913, il ne connut pas son père que l'enfer de Verdun broya sous une « pluie de feu », « une averse de sang », que sa mère est morte de la tuberculose, que lui-même cracha le sang pendant plusieurs années. Cette fatalité, ce sang vicié, le jeune homme, alors malade, tentera de les dominer, de les exorciser, en les nommant, Pour ne pas mourir (1934). L'homme mûr gardera profondément en lui le souvenir de ce temps maudit mais dépassera son cas individuel et familial en constatant avec amertume que partout « l'on broie des hommes ».

Les premiers recueils traduisent « le sang qui rôde et cherche un passage », la « fanfare écarlate qui jaillit de la bouche étonnée » l'écartèlement du corps. Paradoxalement, le sang, élément de vie, symbolise la mort elle-même qui progresse inexorablement dans l'organisme, telle la lèpre qui gagne.

Aux faiblesses de l'organisme humain se conjuguent les massacres, les cataclysmes orchestrés par l'homme. Les textes écrits pendant la deuxième guerre mondiale témoignent du désastre et de la douleur par des images qui sont parfois de véritables visions d'Apocalypse. Le titre Le Sang du ciel est à lui seul très révélateur.

« Du sang des flammes plein le ciel
Et les corbeaux sont des tisons
Qu'une roue de fer écarte » (SC)

C'est

« le grand sauve-qui-peut sous le déluge du sang ». (I)

Vingt ans après, le monde a peu changé. La même douleur demeure

« J'ai mal. On tue. Les perceuses m'affolent. Et toutes ces carotides rouillées qu'on arrache à la terre qui pue. » (HE)

ainsi que la même révolte face au

« journal poisseux du sang de mes amis ».

« Nous portons notre sang comme un péché ». Le sentiment de culpabilité affirmé par ce vers se retrouve dans l'image fréquente de la « flaque de sang découverte à l'aube », « en forme d'homme », « avec des bras de noyé » dont la terre s'abreuve. Cette flaque provoque une sorte de peur panique car elle révèle notre condition d'homme qui retourne à la matière et notre responsabilité dans la tragédie. Elle laisse une « tache » , au propre comme au figuré, indélébile, qui témoigne et accuse.

Peu à peu, au fil des recueils, le mot-clé SANG s'enrichit d'une autre signification. Celle de malheur et de mort demeure mais s'atténue au profit de l'expression de la pulsion, de la vie.

« Et puis mon sang s'élance et m'emporte avec lui » (AT)

Il circule avec force, bouillonne, tel un fleuve impétueux, et donne énergie et désir intense. Il est alors associé ou assimilé au FEU qui n'est plus signe de destruction mais de vitalité et de chaleur humaine. Cet appel du sang, impérieux, pousse à agir. Ces moments d'exaltation rapprochent le poète du paradis perdu, placé lui aussi sous le signe du sang :

« Autrefois quand le temps ne nous était pas compté, nous aimions entre toutes la grande fête du rouge. (...) Et là on se gorgeait du plus rouge des rouges, à genoux dans le rouge, à pleines mains le rouge... Une bien belle fête. » (PV)

Toute fête réclame boisson. Le sang est alors le breuvage noble, sacré, source de vie, qui semble protéger l'homme de la marche inaltérable du temps, le rend éternel. Nous rejoignons la thématique chrétienne du sang versé, sacrifié, qui purifie et donne puissance et gloire. «... ton rire nu, ton rire rouge / Grappe arrachée aux pampres de tes entrailles rouges. » semble bien confirmer l'idée que la joie la plus intense ne s'obtient pas sans arrachement, sans déchirure, que bonheur et malheur sont indissociables, sont les deux faces d'une même pièce.
La quête du Graal, qui n'est pas sans analogies avec la quête poétique, est également évoquée :
Le sang et la sueur caillés du Christ

« Si c'était moi homme sans foi sans espérance
Qui les découvrais sous la terre ? » (C).

Evocation déjà présente dans l' « Ode à Apollinaire » qui est aussi une ode au SANG, une fresque dans laquelle Rousselot réunit les diverses réalités que recouvre ce mot. Le « Sang des martyrs », le « Sang des mères » et le « Sang des vierges qui s'affolent » se côtoient et précèdent le « O sang, grande musique des seins et des étoiles ». Apollinaire, le poète foyer ardent, le poète de la couleur et du mouvement, du célèbre « Soleil cou coupé » (Zone), reçoit ici un bien bel hommage :

« Sang de tous les climats
Et de toutes les heures,
Sang de tous les combats,
De toutes les douleurs,
Un homme, un Jour, a su nouer tes tresses Innombrables
Dans ses poings,
En faire un fleuve docile,
Et qui chantait.

Est-ce donc à cela que servent les poètes ?
Celui-là s'appelait Guillaume Apollinaire...
Sang du monde,
Ton graal est la plaie Immense dont il meurt
Celle qui nous abreuve » (0Q)

Le sang exprime enfin la filiation, l'héritage affectif et culturel transmis de génération en génération qui fait que le poète se sent enraciné dans un peuple ; Rousselot revendique, sans démagogie, son appartenance au milieu populaire et n'oublie pas « Poitiers la Romane ».

« Avec ses gros doigts de brique
Il faisait venir des fleurs
Ce Gaulois dont j'ai du sang » (Vif)

Le sentiment d'être du « même sang » dépasse le strict cadre familial et s'étend à tous les « compagnons », tous les poètes en lesquels il se reconnaît, ainsi qu'à la femme aimée.

« De même chair de même sang
Nous sommes seuls sur la terre
Et l'amour pour tout langage » (ME)

L'étroite dépendance, la fusion presque totale avec l'autre :

« Ah comment ne pas t'aimer
Ne pas saigner sl tu saignes ? » (E)

donne alors au mot SANG le sens fort d'alliance.

AIMER, comme ECRIRE, permet de tenir face à la réalité hostile :

« C'est vrai nous nous sommes aimés
Pour survivre
Comme les bêtes oubliées
Mangent la paille de leur litière » (C).

L'image première de la femme, celle de la mère trop tôt disparue, semble figée dans la saison d'été.

« Il y avait des femmes, grandes et maternelles,
Mystères de leurs Jupes, douces sur mes bras nus
Et le soleil ! Les guêpes, prisonnières du couchant,
Glissaient parmi les peines anciennes de la vitre » (GP)

Aussi la compagne sera-t-elle présentée, dans un premier temps, comme celle qui veille et protège mais surtout réchauffe et réconforte, recrée la chaleur de l'enfance juste entrevue. « Flamme dans la cohue », elle déchire les ténèbres et, comme le sang, est associée au Feu. Elle révèle le poète à lui-même, reconstitue son visage d'homme « dans sa chair » puis médiatrice, « pont jeté », elle le met en relation avec le monde et les autres. Elle permet la vie réelle puisque feu, lumière, énergie mais aussi « pain chaud » et « gerbe de lait ». Le poète chante alors avec ferveur son « blanc voilier », sa « colline d'écume ». On peut noter que deux éléments inconciliables par nature, le FEU et l'EAU, se trouvent réunis en la personne de la femme qui est perçue comme celle qui résout les antinomies car elle a gardé la voix de l'enfance, la pureté de la neige, l'innocence de l'oiseau et acquis la force morale de l'arbre. Transparence et synthèse de l'univers, elle contribue à créer un domaine harmonieux dans lequel le couple uni comme « l'une et l'autre face du couteau » puise la force d' « affronter les grands ». Ils avancent ensemble, se donnent mutuellement naissance et se transforment. Tels des enfants qui se déguisent et se prennent vraiment au jeu,

« Seule à seule chacun se donner le spectacle
De soi-même et de l'autre et le donner à l'autre
Très attentivement très scrupuleusement
Tant qu'à la fin c'est vrai tout ce grave opéra » (PV)

Ils s'amusent « à échanger (leurs) têtes, (leurs) vêtements » et ainsi nient l'évidence, se persuadent que l'amour est capable de tout, notamment d'arrêter le temps

« Tu verras nous vivrons longtemps
Toujours peut-être » (PV)

et d'exorciser la mort :

« Tant que nous serons encroués
Comme deux arbres fraternels

Que pourrait contre nous la mort
Hormis nous foudroyer tous deux
Et ce ne serait pas mourir

Puisque nous flamberions ensemble ». (PV)

Jean-Noël Gueno
vient de paraître, du même auteur « Jean Rousselot, un poète à l'écoute des hommes et du monde » aux éditions : Info / Poésie

 


 

 

 

 

Introduction à l’Anthologie des Poètes de l’Ecole de Rochefort, par Jean Bouhier

Source : Seghers, 1983

 

Rien ne laissait prévoir en juin 1936 que le jeune lycéen de 15 ans dont je publiais un poème « Une boucle de ses cheveux » dans « La Bohème », revue des Étudiants de Nantes, et le libraire qui lui avait suggéré de m'écrire seraient cinq ans plus tard les premiers compagnons de l'École de Rochefort.

Le jeune poète qui faisait son entrée publique dans la vie poétique s'appelait René Guy Cadou, le libraire, Michel Laumonier alias Michel Manoll. Il tenait une étrange boutique, place de Bretagne, qu'un tramway cahotant risquait d'envahir à chaque passage. En devanture, parmi des livres poussiéreux, d'occasion, trônaient des plaquettes de poèmes.

1941. La date n'est pas fortuite. La France était dans la nuit, coupée en deux par le traité d'Armistice. Les poètes dispersés par la guerre et par la débâcle militaire qui s'en était suivie se cherchaient. Ils quêtaient des nouvelles au fur et à mesure des contacts repris. Ils attendaient des signes, ne sachant qui était encore en vie, qui était prisonnier, qui était en zone nord ou en zone sud dite libre. Question de nuances. Une torpeur régnait dont il était malaisé de s'évader. Rien n'existait plus, croyait-on. La grande presse était bâillonnée. La radio était entre les mains de l'occupant. On fredonnait un slogan : « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand » sur l'air de la cucaracha. Les revues littéraires étaient en léthargie, beaucoup s'étaient sabordées. Les éditeurs étaient dans l'expectative, certains, flairant quelques faveurs possibles, flirtaient avec les autorités de fait. Des clivages se faisaient et la méfiance s'instaurait dans les relations humaines. Une ère de soupçons commençait.

La zone nord était sous la botte nazie. C'était clair, on savait à quoi s'en tenir.

J'habitais à Rochefort-sur-Loire, petit village de l'Anjou, sur un bras de la Loire au nom de poète, Le Louet, privilégié par sa situation au cœur des vignobles des coteaux du Layon où l'on produit le cru réputé du « quart de chaume ». Un petit village endormi dont bien des hommes étaient prisonniers, avec à peu près pour seule entreprise une modeste et très artisanale fabrique de tire-bouchons en ceps de vigne. Tout le monde vivait de la vigne. Le moindre commerçant était lui-même récoltant. Ce qui n'empêchait pas de prospérer un nombre important de bistrots. Quant à son histoire, une vague affaire d'exactions et de pillage au temps où les Normands remontaient la Loire pour assiéger Angers.
Est-ce le vin liquoreux, la célèbre douceur angevine ou l'inaction quasi générale qui furent à l'origine de grands moments d'amitié ?

Un soir où nous avions passionnément discuté de poésie et de peinture, le peintre Pierre Penon à qui je donnais l'hospitalité et moi avons remarqué que les groupes de peintres portaient, en général, le nom d'Écoles, l'École de Fontainebleau, l'École de Barbizon, l'École Flamande, l'École Italienne, l'École de Pont-Aven, l'École de Paris, etc., alors que les poètes étaient classés ou s'étaient classés eux-mêmes sous des vocables en « isme », classicisme, romantisme, symbolisme, dadaïsme, surréalisme ; nous avons eu droit depuis au lettrisme, au spatialisme, etc.

Poursuivant les jours suivants nos échanges de vues nous nous sommes demandé pourquoi ne pas inverser les termes. Et comme le surréalisme commençait, à nos yeux, à perdre de son influence et que personne ne semblait faire la relève, il devenait logique de souhaiter la naissance d'une École.

Notre génération ne s'était pas encore trouvée. Les uns procédaient du surréalisme tout en sentant que son influence devenait dangereuse et qu'il fallait s'en écarter, d'autres étaient des épigones de Paul Valéry ou de Max Jacob, ou de Reverdy, mais personne ne proposait une voie nouvelle.

Bref, mi- sérieux, mi- blagueurs, nous nous posions la question : Pourquoi pas une École de Rochefort ? C'était une proposition assez simpliste, il faut l'avouer, mais la jeunesse aidant nous ne répugnions pas à jouer les provocateurs.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous annoncions l'événement par un communiqué de presse que maintes petites feuilles locales insérèrent. Nous émettions le vœu de pouvoir publier des cahiers consacrés chacun à un poète. C'était modeste et sans ambitions et guère original.

Je rédigeai un texte théorique dont le titre était pompeux : « Position Poétique de l'École de Rochefort ».

Entre-temps j'avais retrouvé Jean-Daniel Maublanc qui, avant la guerre, avait le don d'attirer les jeunes poètes. Il est vrai qu'il avait les moyens de les éditer. Il avait des « relations ».

C'est par lui que je pus reprendre contact avec René Guy Cadou. Je lui fis part aussitôt de nos projets. Sa réponse fut immédiate, enthousiaste. L'ardeur de ses vingt et un ans trouvait un stimulant. Immédiatement il se mit à battre le rappel, alertant Manoll, Rousselot, Béalu, etc., mais comme le côté gageure, je n'ose dire canulard, de notre dénomination ne lui était pas passé inaperçu, il proposait d'effacer la mauvaise impression que le mot École risquait de faire dans des esprits trop sérieux, trop tatillons, persuadés que l'heure n'était pas à plaisanter. Il rédigea des « Précisions ». Nos deux textes parurent dans un même cahier le 30 mai 1941.

Cadou, passionné, impatient, en vrai collégien qu'il était resté, m'avait demandé que son cahier inaugure nos minces éditions. Le premier cahier d'une série prévue de dix parut donc le 15 mai. C'était « Années-Lumière ».

« Position Poétique », qui déblayait le terrain, proposait des thèmes de réflexion. Ce n'était pas un manifeste. Ce mot nous faisait horreur car un manifeste suppose des engagements, des signatures et pourquoi pas des adhésions, des exclusions, ce que nous reprochions au surréalisme.

Il était évident que chacun devait garder une liberté entière de pensée et d'écriture, préserver ses pleins pouvoirs. Il n'était pas question de dicter des règles, d'imposer la moindre philosophie. Nous offrions des bras ouverts, des mains tendues. Nous avions des idées communes, elles étaient sous-entendues. Le mot « amitié » déjà prononcé nécessitait le respect de chacun. C'était à chaque poète de participer, avec les moyens de son bord, à la protection et à l'épanouissement de la Poésie dans l'environnement social, politique, historique que nous étions obligés de subir. Il était impossible de tricher.

La liberté était confisquée. L'homme était menacé dans son esprit et dans sa chair. Notre défense nécessitait une union. L'amitié fraternelle en était la force. Ainsi proposions-nous un premier terrain d'entente.

La position poétique

Que proposions-nous dans « Position Poétique » ? On y lisait :

« Notre intention n'est pas de dresser un bilan, de faire un recensement des valeurs, encore moins d'esquisser un tableau de la poésie contemporaine... Il nous semble seulement utile de témoigner d'une évolution, d'enregistrer les changements profonds qui surviennent dans les idées... On a trop longtemps confondu l'expression et le fond, la phrase poétique et la poésie. Il y a la poésie et non des poésies, seuls sont divers les moyens poétiques. Le poème peut être fonction du moment, la poésie est fonction de l'homme... Jamais époque n'a été plus florissante en poètes que la nôtre. Jamais peut-être aussi les poètes ont été si peu compris... Notre époque est peut-être la première, depuis l'origine du poème, où l'on ait compris ce sens infini de la poésie, son sens vital, sa nécessité de liberté et surtout son véritable caractère révolutionnaire en ce qu'il recherche la libération de la pensée, l'insurrection contre les voies d'erreur, la lutte contre la simple évolution qui suppose le passage lent d'un état à un autre... Toujours les jeunes générations, celle déjà d'après la guerre de 1914, celle d'aujourd'hui, ont compris qu'il était temps de faire table rase, qu'il n'était plus question de chercher une voie, qu'il fallait poser le problème de la vie dans sa nudité. La vie s'imposait, elle perdait sa facilité, elle devenait brutale, révoltée, angoissante, libre... On a vu des hommes sans talent vendre du papier imprimé et acheter les ailes postiches de la gloire. On a vu encore une fois des intellectuels, qui avaient la réputation d'être de grands esprits, sacrifier au goût du jour, avilir leur pensée jusqu'à la discréditer totalement. On a vu la Révolution devenir le parfum de la bourgeoisie, l'anarchie devenir une doctrine, le surréalisme devenir le dernier refuge des rescapés dédorés des salons du faubourg Saint-Germain... Jamais plus qu'aujourd'hui la poésie (...) n'a atteint avec autant d'acuité la puissance d'un témoignage. Ce témoignage nous voulons l'enregistrer. »

René Guy Cadou, qui voulait souligner que nous ne prenions pas le mot « École » très au sérieux, que c'était plutôt une sorte de défi, ajoutait à ce texte :

Précisions sur l'École de Rochefort : « Depuis l'armistice on attendait en vain la rentrée des classes. Sortez vos cartables, Poètes ! On ouvre l'École de Rochefort : première classe de poésie !
Avant tout, vous autres, ne soyez pas dupes ! L'École de Rochefort n'est pas une École, tout au plus une cour de récréation. Ne cherchez pas les marbres et les syntaxes derrière sa façade, les lignes difficiles au bord du tableau noir. L'écolier siffle les mains dans les poches, le dos tourné au professeur.
Étrange école direz-vous ! Peut-être ! Mais avez-vous déjà passé des nuits avec des camarades sous la lampe au milieu des souvenirs et des espoirs ? Eh bien ! l'École de Rochefort c'est ça ! Maison de passe de la Poésie ! On joue cœur sur table.
Nous sommes là parce que nous nous aimons bien, parce que nous avons quelques petites histoires à nous raconter. Que ceux qui veulent nous entendre s'élèvent à notre hauteur. Et Dieu merci ! nous sommes bien petits.
Tu ne te lamenteras plus, sœur Anne, Poète au sommet de la tour d'ivoire, Jean Bouhier et Pierre Penon se font la courte échelle. Ils te frôlent déjà.
Ta main ! Et reprends pied sur la terre où nous sommes. »

Les Cahiers suivants furent signés par Michel Manoll, l'initiateur à la poésie et le fidèle ami de Cadou, Marcel Béalu, Jean Rousselot, Luc Bérimont. Nous formions déjà une équipe.

Nos tempéraments étaient proches. Nous étions attirés les uns vers les autres par des manières de vivre assez similaires, une façon de parler, de blaguer, de rire. Nous avions tous reçu à peu près la même éducation. En gros nous étions proches de la terre, nous avions fréquenté l'École communale ou le lycée, c'est-à-dire que nous appartenions à une même « espèce ». Dans nos Pays de l'Ouest, particulièrement, avant 1940 deux partis s'opposaient souvent violemment, celui des laïques et celui des « calotins », on disait ainsi. Nous, nous avions reçu une éducation laïque, nous pensions « laïque ». Certes nous étions de l'Ouest. Mais cela ne suffit pas à expliquer nos affinités. Ceux qui pourraient y voir une sorte de particularisme local feraient une grosse erreur. Nous n'avions aucune vocation régionaliste ou provincialiste, bien au contraire. Notre amitié s'est située ailleurs ou au-dessus de ces petites contingences, plus élargie. C'était une amitié d'hommes qui, de surcroît, étaient poètes.

L'École aurait pu naître ailleurs qu'à Rochefort, elle aurait eu un autre nom. Il est à peu près certain qu'elle aurait existé parce que tous les poètes d'alors sentaient la nécessité de s'unir, de serrer les coudes et de faire quelque chose, nous les premiers. Tous ceux qui nous ont rejoints l'ont bien compris. Beaucoup étaient originaires de Paris, d'autres du Nord, d'autres du Midi et particulièrement de Marseille.

Tout comme l'histoire littéraire a entériné le mot « école », elle a, à juste titre, donné une place privilégiée aux membres du tout début si bien que nos noms sont restés accolés à Rochefort ou évoquent aussitôt ce moment, à notre corps défendant. Nous avions tout de même publié avant 1941. Et l'essentiel de nos œuvres est paru après 1944. Les Nantais Cadou et Manoll, les Poitevins Rousselot et Fombeure, l'Ardennais Bérimont dont les tribulations de la guerre de 1914 avaient fait pour peu de temps un Charentais, le Vendéen que je suis ne sauraient être des références.

D'autres choses nous unissaient, d'autres manières de penser et d'aborder l'avenir. Nous sortions du Front Populaire, de la guerre d'Espagne, de l'Anschluss et pour finir de la « drôle de guerre ».

Nous étions tombés d'espoirs en déceptions, nous avions subi désillusion sur désillusion, nous étions désorientés. La guerre continuait autour de nous. De nouvelles menaces apparaissaient. Beaucoup d'entre nous étaient antifascistes, antinazis voire trotskistes. Nous avions tous un profond respect de l'homme, un ardent besoin de liberté.

Si j'insiste sur cette époque c'est que, depuis, le monde, les manières de vivre ont tellement changé que les jeunes générations ne peuvent comprendre dans quel contexte nous évoluions. Notre discours devient préhistorique lorsque nous évoquons notre enfance, lorsque nous parlons de lampe Pigeon, de très rares automobiles, de téléphone grésillant et de portée très limitée, de radio (on disait alors T.S.F.), toutes choses réservées aux gens très riches.

En 1941, nous étions de jeunes hommes encore inexpérimentés mais en pleine force. Cadou le benjamin avait vingt et un ans, Bérimont vingt-six, Rousselot vingt-huit, etc. Nous avions d'abord le désir de vivre alors que la mort rôdait autour de nous. Déjà nous étions ouvertement menacés de la prison ou du peloton d'exécution. Le risque des camps de déportation pointait, tant de nos amis étaient prisonniers. Nous avions de la générosité en même temps qu'une intransigeance. Nous n'acceptions pas, au plus profond de nous-mêmes, un pouvoir servile qui considérait les intellectuels comme responsables de la défaite. Par exemple Paul Eluard était traîné dans la boue, André Gide, les surréalistes étaient dénoncés comme des démoralisateurs. Les interdits se multipliaient. Il était fatal que nous devenions des révoltés, que nous soyons des hommes du refus. Nous ne le disions pas, nous le suggérions. Il fallait toujours se méfier des oreilles indiscrètes, des propos colportés par des bouches provocatrices. La Gestapo n'était jamais loin. Sans le proclamer ouvertement, nous revendiquions le droit à l'existence.

Par-dessus tout nous étions soudés par un profond amour de la poésie. C'était la poésie qui était notre raison de vivre. Elle était chevillée à notre corps. Elle l'est toujours.

Les premiers pas

L'accueil fait à nos premiers cahiers fut dans l'ensemble chaleureux, quelques réticences ne nous étonnèrent pas. Pour trop de gens encore la poésie c'était, suivant la bonne vieille définition du Petit Larousse, « l'art de faire des vers », et parler de vers c'était évoquer en premier la rime, le rythme bien scandé, les césures, ce que soit dit en pensant nous n'avons jamais rejeté par quelque a priori mais qui n'était pas une condition nécessaire. Nos œuvres en ont toujours témoigné. Pour ma part j'ai toujours préféré la définition de Paul Valéry, vers : « suite d'un nombre limité de syllabes ».

Il était incontestable que nous dérangions certains, que nous étions des mauvais garçons. Nous ne respections pas les « valeurs sûres éternelles ».

Mais des articles de Pierre Mac-Orlan, de Robert Desnos, de Maurice Betz, de Daniel Rops, de Gabriel Audisio, de Louis de Gonzague Frick, gens, on en conviendra, d'horizons très différents, furent pour nous des encouragements appréciables. Quelques semaines plus tard, à l'occasion du 1" janvier 1942, André Salmon nous manifestait sa sympathie par un poème écrit pour et sur Cadou et moi.

J'avais formé le projet de demander aux poètes de chaque série d'exprimer leurs idées sur la poésie, sur leur poésie, aussi bien que sur notre tentative, en toute indépendance et en toute franchise.

La première série s'acheva par Félix-Quentin Caffiau, Yanette Delétang-Tardif, Jean-Michel Crochot.

Il était nécessaire de faire le point. Les réponses firent l'objet d'un important cahier hors-série intitulé Anatomie Poétique de l'École de Rochefort. Nous étions en octobre 1941 et il devenait nécessaire de couper court à tous les bavardages, de réfuter les attaques et de dire nettement ce que nous avions sur le cœur.

Ainsi figura en épigraphe la dédicace suivante :

« à ceux qui savent que la poésie est en danger
à ceux qui ne veulent pas entendre parler de poésie
" nationale et traditionnelle "
à ceux qui ne connaissent d'autre discipline que celle qu'ils
se sont créée
à ceux qui ne sont pas en retard de cinquante ans sur leur
époque
à ceux qui crient " halte-là ! " aux faussaires
à ceux qui ont conscience d'eux-mêmes et n'ont besoin du
patronage de personne pour s'affirmer
à ceux qui ne regardent que l'avenir
à ceux qui savent lire et penser
à ceux qui sont des poètes et des hommes. »

C'était clair. Personne ne s'y est mépris.

Les lettres d'encouragements furent nombreuses, il y eut quelques lettres d'insultes comme il se doit, et des ricanements. C'était naturel dans un temps où chacun épiait ou, si l'on préfère, étudiait son voisin pour savoir ce qu'il avait dans la tête et de quel bord il pouvait être. La méfiance régnait de plus en plus. Nous prenions des risques. Rien n'était simple, les journaux plus ou moins ouvertement favorables à la « collaboration » avec l'Allemagne comme Jeunesse ou antisémites comme Au Pilori n'eurent aucun doute et commencèrent à nous attaquer, manière élégante d'attirer l'attention sur nous et de nous dénoncer indirectement par sous-entendus.

Qu'on en juge. Voici ce qu'écrivait Jeunesse le 19 mars 1942. « Lorsqu'un farceur, un escroc littéraire ou simplement un illuminé veut attirer sur lui l'attention des critiques, lorsqu'un petit plaisantin genre Bouhier Jean décide de monter une sainte chapelle où quelques hurluberlus se rencontrent pour se congratuler mutuellement de leurs élucubrations qu'ils s'obstinent — ces cannibales ! — à baptiser poétiques... »

Le 29 juin ce même Jeunesse récidivait : « des brochures hétéroclites sans rapport avec la littérature »...

C'était bas, méprisable, mais c'était lu.

Les clivages s'accentuaient.

D'autres nettement antivichyssois nous firent des compliments, ce qui ne valait pas mieux et nous faisait courir d'autres risques.

Par exemple Claude Jamet dans La France Socialiste concluait un long article très élogieux par des phrases qui auraient pu nous valoir quelques ennuis.

« En somme l'abbé Bethléem ressuscité, à cette nuance près que pour l'heure il occupe le pouvoir. On oblitère le sexe, on coupe les baisers. Des éditeurs refusent les romans trop " libres ". Bientôt on ne pourra plus parler de cocus au pays de Rabelais et de Molière. Eh bien ! l'École de Rochefort ne marche pas. Ni pour le retour à la terre, qu'on nous présente comme un retour à la santé = verdure, laitage et eau bénite. Ni pour le retour au " clacissisme ", à la " raison ", à la " tradition ". Elle dit non à la Réaction. Elle refuse la Bonne Poésie que ces messieurs, à la faveur de la défaite, essaient de nous proposer comme ils nous imposent déjà un " bon théâtre " et un " bon cinéma ". Elle ne veut pas de cette poésie de mirliton, tricolore, qui s'enroulerait pieusement autour d'un bâton de maréchal... Bravo Rochefort ! »

C'étaient des compliments à double tranchant. Nos orientations personnelles prenaient d'autres formes, et ailleurs, pour préserver notre union. Le mot « interdit » ne faisait pas partie de notre vocabulaire. Et lorsque certains publièrent des poèmes dont les engagements étaient à peine voilés, ils les donnèrent à d'autres revues. Ce fut le cas de Juin de Rousselot qui parut dans Les Cahiers du Sud et du Sang du Ciel édité par Seghers. Cadou publia plus tard Les Fusillés de Châteaubriant dans l'Éternelle Revue et je donnai moi-même mon Calcaire aux Écrits Libres.

L'Anatomie poétique

Comme il fallait s'y attendre, c'est le mot « École » qui fut discuté par plusieurs d'entre nous. Si Béalu considérait que seul l'amour de la poésie nous unissait et qu'il fallait sortir d'un logis qu'il jugeait trop étroit, il prenait référence auprès « des mânes de du Bellay, de Ronsard et de Villon » pour proposer « École de la Loire », ce qui en réalité limitait beaucoup le sens de notre rassemblement et nous aurait enfermés dans une autre forme de régionalisme, mot au demeurant alors assez péjoratif. Malheureusement ou heureusement, nous l'avons appris très rapidement, l'appellation était déjà contrôlée et la marque déposée. Un monsieur Hubert-Fillay qui habitait Blois et était à la fois poète et bâtonnier de l'ordre des avocats me signalait aimablement que l'École de la Loire qu'il présidait avait été fondée en 1922 et poursuivait ses activités. La question était réglée.

Jean Rousselot faisait, aussi, quelques réserves. Pour lui, « Parler d'École à propos de Poésie est certainement paradoxal. Pour une œuvre qui n'est que souffrance, déchirement, ascèse, saurait-il être question d'obéir à des mots d'ordre, voire à de simples conventions matérielles ? »

Et il ajoutait : « Si l'École de Rochefort n'inscrit à son programme que la poursuite implacable de soi-même, oubliés tous les poncifs, de G.L.M. à la Muse Française, j'en suis ! Si, par contre, il s'agit de publier des manifestes et de jeter des interdits, ne me comptez pas au nombre des vôtres. J'ai trop besoin de liberté, de solitude, de silence, pour continuer mon expérience, la seule qui compte pour moi. »

Maurice Fombeure était direct :

« Puisque vous m'invitez à parler net, je vous dirai tout d'abord que je n'ai pas aimé le nom de votre " firme "... Le mot " école " me gêne surtout lorsqu'il s'agit, comme ici, de poètes assez différents les uns des autres. Vous m'avez parlé ensuite, pour me rassurer, d'école buissonnière, de cour de récréation. Soit. Mais nous n'aimons guère ce qui nous rappelle nos années studieuses et ce qui fit l'ennui de nos enfances. »

Faut-il préciser que Fombeure a fait une carrière de professeur ? ! !

Jean-Michel Crochot expliquait ainsi sa position :

« ... Voilà pourquoi, sans craindre le paradoxe, j'ai poussé la porte de l'École de Rochefort, parce que j'y suis libre et que si j'y trouve des hommes qui sont ou qui seront mes camarades, je reste seul avec la Poésie. Parce que l'École est le contraire d'une chapelle, puisque personne n'y prie en commun, puisque chacun s'y retrouve — ou s'y perd — non pour adorer un nouveau totem en " isme " mais pour vivre la Révolution fatale de la Poésie. »

Une fois les explications données, le ralliement de chacun n'en fut pas moins fervent. Le mot « École » subsista jusqu'en 1943 pour faire place sur nos publications à « Cahiers de Rochefort ».

A notre corps défendant le nom d'origine est entré par la suite dans le vocabulaire littéraire aussi bien que dans les revues, les manuels ou les travaux universitaires, on pourrait dire qu'on a fini par nous l'imposer. Nous avons été pris au piège. Il ne restait qu'à dresser un constat.

Un autre point de divergence très superficiel et à peine discernable auquel il ne faut pas accorder d'autre importance que celle d'une manière de franc-parler :

On a dit que nous nous étions dressés contre le surréalisme. C'est inexact.

Certes Manoll sans le condamner écrivait : « Il était naturel que la pléthore de la victoire de 1918 engendrât des enfants turbulents et avides. Il n'en n'est pas moins vrai que l'art, depuis vingt-trois ans, a refleuri sur un charnier. Certains s'y sont complus : Dada et le surréalisme en furent les fleurs vénéneuses. On n'en finissait pas de cette flore, de ces surgeons, de cette atmosphère qui imprégnait jusqu'aux moelles des générations montantes. »

Pour Jean-Michel Crochot « Le surréalisme, dernier en date des grands mouvements, a été, dans la mine inquiétante de la connaissance poétique, beaucoup plus la découverte d'un nouveau coup de pic que la révélation d'un nouveau filon. »

Quelques années plus tard j'écrivais moi-même : « Nous avons assez payé notre dette de reconnaissance à la bienfaisante folie de l'intelligence qui, pour ouvrir les portes, a été jusqu'à détruire la maison. »
J'aurais pu ajouter : « Mais que de matériaux à récupérer! »

Cependant on trouvait dans l'Anatomie quelques idées maîtresses auxquelles nous sommes restés fidèles et que nous avions en commun. D'abord la nécessaire présence de l'homme et sa réintégration dans la poésie.
Béalu voulait « avouer l'homme à l'homme ».

Cadou considérait que « le poème est confrontation de l'homme avec lui-même ».

Manoll interrogeait : « Mais quoi, l'artiste s'est-il donc jamais nourri de lui-même et la substance humaine ne fut-elle pas de tous temps son bien et sa chose ? »

Moi-même j'écrivais : « Le poète n'est ni un demi-dieu ni un écorché vif, ni une chauve-souris, c'est un homme comme les autres qui mange et boit, qui fume la pipe et fait l'amour, mais, lui, il n'a pas le cœur vide. »

Quant à Bérimont il affirmait : « On demande des poètes de sang, on demande des poèmes signés de notre angoisse. »

L'Anatomie Poétique avait le mérite de préciser à quel point nous étions décidés à nous battre pour la Poésie, à affirmer que la Liberté était pour nous tous une condition absolue tant dans le contexte social et face aux menaces de la Révolution Nationale de Vichy que dans nos propres relations d'amitié.

On peut mesurer aujourd'hui combien nous avons été pointilleux et combien chacun a préservé le domaine interdit de son écriture et revendiqué la plénitude de ses droits. La première série des « Cahiers » en est une parfaite illustration. Cadou avec une pureté de tout jeune homme exaltait la nature, la vie champêtre, l'atmosphère des villages dans la complicité des gens modestes, sans complications. Son métier d'instituteur le mettait en rapports quotidiens avec les paysans et les artisans dont il affectionnait la compagnie : le boulanger, le maréchal-ferrant, le garde-chasse aussi bien que le braconnier et les fonctionnaires modestes : postier, facteur, percepteur qu'il rejoignait à l'heure de l'apéritif au bistrot où flottaient des odeurs de muscadet et d'anis. Il était campé dans la glèbe avec de gros sabots aux pieds et une lourde pèlerine sur le dos. Il écrivait :

« Je vis au ras de terre dans les avoines folles
Mêlant ma bouche amère aux rouilles des sillons
Inutiles les mains, les poses, les paroles
Mais seulement la scie musicale du grillon »

ou encore :

« L'oiseau lit son passé
Dans la paume de l'air
Les voiles des vergers
Lentement se redressent
La terre s'agrandit
D'un halo de tendresse »

Manoll respirait L'Air du Large sur des rivages enchantés :

« Pour refaire les nœuds des escales terrestres
Et les cris long-courriers dans les tourbillons noirs »

Bérimont manipulait les mots, les polissait, les cajolait et forgeait des métaphores où l'on devinait l'empreinte du surréalisme l'aidant à jeter les bases d'une imagerie qu'il n'a jamais cessé d'enrichir.

« On avait des doigts d'écolier
Et des regards de pure neige
Le marquis danse au vaisselier
S'ébauchent de charmants babils
Et claque le fouet des rouliers
Les rivières s'en allaient. Nagent
La femme nue d'entre mes cils
L'ivrogne-sorcier, liseur d'âges
L'ombre et les flaques de chaleur.
Dans le soir des pommes, des branches
Les maisons allumaient leur cœur
On revenait c'était Dimanche
Les trains haletaient de douceur »

Fombeure avait donné des Chansons du sommeil léger où il était question de :

« Forêts, orées, rivières
O rois, o renards dorés
Les charrettes irréelles
Font un bruit d'harmonica »

Rousselot était grave, obsédé par le sang (il l'est encore), par la mort et observant la précarité de la vie :

« Si ma mort m'appartient déjà
Et si je veux j'appareille
Peut-être demain petit-être aujourd'hui
Les buissons courants du sang
Déchireront ma poitrine »

Quant à Yanette Delétang-Tardif, nourrie du romantisme allemand et de Paul Valéry, restée très longtemps fidèle à une forme rigoureuse, elle s'accommodait fort bien d'une écriture libérée :

« Revêtu d'un hiver vagabond
le corps tremble, se débat dans les vieilles colères
la lenteur et le froid sur les branches du ciel. »

Ces vers choisis dans les premiers « Cahiers » illustrent l'éventail que nous offrions en cette année 1941.

Voisinaient donc Cadou le villageois, Rousselot l'angoissé, l'exigeant envers lui-même, Yanette Delétang-Tardif la romantique, Fombeure le poète paysan (il était d'ailleurs Chevalier du Mérite Agricole), cocasse et un tantinet rabelaisien, Manoll le rêveur, le ténébreux, Bérimont le prestidigitateur.

Rochefort commençait à témoigner. C'était déjà une tige aux multiples surgeons nourris par un même amour de la poésie. Car les différences étaient grandes. A des lecteurs peu avertis de l'histoire littéraire, les voisinages dans nos cahiers peuvent surprendre.

On y voit se côtoyer Louis Emié le Bordelais au classicisme impeccable, Follain revivant sans cesse son enfance, chantant en vers de plus en plus concis, essentiels, les entours de sa Normandie natale, Louis Guillaume le Breton, fidèle à la magie armoricaine, Guillevic lui aussi breton et proposant déjà une écriture concrète, dépouillée, Audisio le Marseillais complice des dieux grecs qui hantent la Méditerranée ou encore Humeau le baroque des bords de Loire.

Et pourtant on peut dire que nous étions tous complémentaires les uns des autres, vivant tous dans une époque déterminée, dans un contexte littéraire et historique précis.

C'est en tenant compte de ces éléments que la lecture des Poètes de Rochefort doit être entreprise. Nous avions beaucoup de choses à partager, à supporter, les mêmes embûches quotidiennes, les mêmes peurs mais aussi le même besoin de nous extérioriser, de dire, d'enregistrer et d'apporter un reflet dans nos écrits.

Il est assez difficile à ceux qui, depuis, ont été rompus aux exercices de l'écriture, aux bouleversements venus du structuralisme, de la linguistique, à l'éclatement de toutes règles, même de toute logique, à la réduction du mot à son unique valeur intrinsèque, de saisir le sens de notre action. Nous ne parlions pas d'œuvre en soi, abstraitement ; la critique tenait compte de la personnalité de l'auteur, des circonstances de la conception de son œuvre, des cheminements de son imagination, des références à ses sources. Nous avions entre nos mains l'héritage encombrant du surréalisme si précieux.

Notre soif d'indépendance était telle que chacun a pu affirmer son autonomie par rapport aux règles les plus diverses. Mais rien ne pouvait contrecarrer notre besoin de choisir comme nous l'entendions notre instrument selon ce que nous voulions exprimer. Nous n'avons jamais hésité à utiliser le vers libre, le vers classique, avec l'arsenal des sonnets, odes, aussi bien que de tous petits poèmes ou de très longs textes. Sans nous rallier pour autant à l'esprit de parti pris, presque systématique, d'Aragon, de Lescure, de Vercors, de Pierre Emmanuel, de Loys Masson, etc., c'est-à-dire des poètes de la zone sud.

Bien sûr le lyrisme avait encore cours. On peut dire que nous étions des lyriques. C'était à notre seule volonté de le laisser courir ou de le brider. La rime ne nous gênait pas. Les références sont nombreuses chez Cadou, Manoll, Rousselot, Humeau, Léon-Gabriel Gros, etc., mélangeant sans vergogne les genres différents dans un même recueil.

Nos cahiers ont reflété les manières d'écrire de chacun. À vrai dire nous ne posions pas de problèmes ni de forme ni de vocabulaire. Ce n'était ni de mode ni impératif. Nous ne nous tracassions pas avec le contenant et le contenu, tant notre poésie était liée à notre chair. Elle faisait partie de nous-mêmes jusqu'à la souffrance. Nous voulions être simples, pouvoir communiquer, c'est-à-dire être lisibles, compréhensibles, sans tomber dans le ronron ou la phrase sommaire, sans non plus étaler nos états d'âme. Nous n'étions pas exempts de pudeur. L'image, la métaphore étaient nos armes préférées. Nous avions à cœur de polir nos images, de respecter le lecteur. Il est facile de déceler le soin que mettait Rousselot à choisir ses mots et à les inclure dans un vaste bouillonnement. Nous étions exigeants envers nous-mêmes. Béalu s'y exerçait en commençant à écrire ses Mémoires de l'Ombre, des textes très travaillés qui devaient le conduire à devenir un maître reconnu du poème en prose.

La fraternité et l'amour du prochain ont incité plusieurs à écrire des poèmes de célébration, des signes, même des odes. Le ton était élégiaque souvent. Par exemple pour Cadou : Dernier signe à Levanti, Poème à Alain Gerbault, A Pierre Reverdy, et plus tard dans la même inspiration Lettre à Max Jacob, Lettre à Michel Manoll, Adieu à Gandhi, Lettre à Jules Supervielle, etc., et la si émouvante et longue Ode à Serge Essénine.

Bérimont donnait Adieu à Tom Mix, Ami René, Pâques à Rimbaud, etc., Rousselot : Avenue de Messine : Picasso, Paul Eluard, Rencontre avec Federico Garcia Lorca et quelques autres, Hölderlin, etc. On pourrait multiplier les exemples.

Nous célébrions aussi des lieux. L'ambiance de Rochefort a inspiré de beaux poèmes. En voici quelques extraits où l'on distingue bien les manières différentes d'écrire et l'utilisation personnelle des mots, de chacun :
Maison ouverte, de Luc Bérimont.

« Pleure, pluie douce à pigeon vole
Au bord de Loire, en Rochefort
Noie les cadences de l'école
Bleuit l'alose du pêcheur
La tourterelle, oiseau de cœur,
Les étangs lents, les Lombardières
Les Angèle, les cuisinières
Les rouleurs enfumés de soir
Les celliers gorgés d'or à boire
Les cottes, les coteaux, les cors
Les costauds, les tousseux, les morts
Les trois bons enfants de mémoire
Au bord de Loire, au bord qui dort
Dans la grange de Rochefort. »

Rochefort-sur-Loire, de René Guy Cadou.

« Nous chantons sur la route et déjà se dessinent
Les bocaux jaune et vert de ta maison hantée
Emmène-moi dans la vallée vers la demeure
De Marie-Cécile en Saint-Aubin-de-Luigné
Que j'y retrouve et que j'y boive ma jeunesse
Fraîche et joyeuse dans un décor du Douanier

O plaine immense sous nos pas errantes lueurs
Qui fulgurez en queue des trains qui n'êtes pas
Notre lumière et toi Gasnier qui te lanças
Avec tes bras de toile de cette hauteur »

(Marie-Cécile était une vieille aubergiste qui débitait un des meilleurs vins des « Coteaux du Layon ». Gasnier du Fresnes (1874-1913) avait accompli ses premiers vols à voile en septembre 1908 de la corniche de la Haie-Longue près de Rochefort. Un monument y commémore l'exploit.)

La grande aventure

A la fin de 1941 l'École de Rochefort avait déjà bien affirmé sa présence. Sa nécessité était apparue évidente. Nous étions à peu près les seuls, en zone occupée, a avoir réalisé un tel rassemblement.

La deuxième série des « Cahiers » allait contenir des textes de Roger Richard, Louis Émié, Jean Follain, Fernand Marc, Louis Guillaume, Thérèse Aubray, Luc Decaunes, Guillevic, Charles Bocquet, et... d'un aîné Georges Ribemont-Dessaignes, qui avait activement participé à Dada et au Surréalisme mais avait évolué vers une poésie plus humaine, vers un lyrisme que nous ne rejetions pas, on l'a vu. Il nous considérait comme une relève possible.

On a dit que Rochefort était une plaque tournante de la poésie. Ce n'est pas inexact. En fait il y eut plusieurs sortes de participants. D'abord les semi-résidents, ceux qui ont fait plusieurs et parfois, assez longs séjours. Ceux qui n'ont passé que quelques jours ou seulement quelques heures. Et puis ceux qui ne sont jamais venus mais avec qui j'ai échangé une très importante correspondance. Paradoxalement Jean Rousselot fut de ceux-ci. Tous ses projets de venir ont échoué. Il était cloué par son métier où il risquait chaque jour sa vie pour aider des hommes à franchir la ligne de démarcation, pour en sauver d'autres de la prison, de la déportation et de la mort. Il prenait les pires risques. « Un jour peut-être, m'écrivit-il en mars 1943, pourrai-je révéler certaines de mes actions... à moins que d'ici là je ne sois fusillé par mes propres frères. »

Mais nous devions faire face aux exigences de l'imprimeur. Il nous fallait au départ une couverture, un dépôt à Paris. Ce fut l'éditeur René Debresse qui nous apporta son concours. C'est par lui que je fus mis en rapport avec l'imprimerie Nicolas à Niort.

Il restait à équilibrer nos finances. De précieux abonnés nous y aidèrent.

Venir à Rochefort n'était pas des plus faciles. Tout était désorganisé. Officiellement, un train omnibus reliait Nantes et Angers ; il s'arrêtait aux Forges, petite gare située de l'autre côté de la Loire à quelque 4 km. Mais les ponts sautèrent, furent réparés, puis bombardés. On pouvait aussi prendre un car presque toujours bondé, équipé d'un gazogène, une étrange machine dont le combustible était du charbon de bois. C'était pénible, puant. Les horaires étaient irréguliers. Les automobiles étaient rares et réservées à des privilégiés, aux médecins ou à des collaborateurs. Il fallait un laissez-passer délivré par les Allemands.

Mais rien ne put jamais retenir les poètes même quand les cars n'existèrent plus. On les vit arriver sur des vélos rouillés, grinçants, brinqueballants, dont les chambres à air étaient remplacées, pour cause de pénurie de caoutchouc, par des tronçons de bouchons de liège.

Il faut bien comprendre les conditions de vie d'alors. Les mentalités évoluaient suivant les bouleversements quotidiens, les fausses nouvelles, et les très officiels interdits.

Les Français avaient faim. Ils n'avaient pas encore connu, fort heureusement, la société de consommation mais les privations auxquelles ils étaient soumis, dans tous les domaines, les frappaient de plein fouet. On assistait à une lutte pour la vie matériellement pénible. Le rationnement avait fait naître le marché noir. Le système D était roi. On troquait. C'était le moindre des maux. C'est ainsi que nous avons échangé des services de presse de romans d'amour contre un précieux tabac avec la tenancière du bistrot-bureau de tabac, marchande de journaux et de livres du village. Hélas les livres de poésie ne l'intéressaient pas.

Bérimont put ainsi obtenir du tabac à chiquer, de la « carotte » qu'il découpait au rasoir en minces lanières. Sa pipe culottée laissait couler un jus noir et nauséabond, elle faisait des étincelles qui brûlaient ses vêtements et les tapis. Bérimont toussait. Cadou et moi nous contentions d'herbes de toutes sortes, armoise, barbe de maïs, ou de diverses feuilles séchées. Les citadins faisaient des descentes massives en quête de quelque nourriture.

Rochefort vivait, toutes proportions gardées, dans une semi-abondance. Longtemps on a pu y manger à sa faim, boire à gogo et remplir sa valise grâce aux abattages clandestins et au braconnage.

Les poètes ont plus qu'on le croit les pieds sur terre et nos amis ne dédaignaient pas « les biens de ce monde », suivant le titre d'une plaquette de Cadou. Et puis quelques-uns avaient besoin de se mettre au vert, soit que leurs opinions peu conformistes aient été soupçonnées, soit que leur origine israélite les eût voués aux plus grands déboires.

A Rochefort nous jouissions d'une liberté toute relative. L'armée d'occupation n'y faisait que de très courts séjours.

Cadou venu le premier, puis Manoll, descendu du car la jambe raide, la canne à la main, le trench-coat sur les épaules, nous nous sommes trouvés à l'épicentre d'une explosion d'amitié qui se propagea de poète en poète et ne fut pas un des moindres mérites de l'École. Dès lors nos rencontres obéirent à une espèce de rite ; ce fut un lieu de rendez-vous. Rochefort était à peu près à mi-chemin entre Saint-Calais dans la Sarthe, où Manoll enseignait, et la Loire-Inférieure où Cadou, jeune instituteur stagiaire, errait de poste en poste, allant ainsi d'Aulnay-Bruneau, à Pompas-d'Herbignac ou à Basse-Goulaine, des noms qui remplissaient d'aise Max Jacob. Tous deux se rencontraient chez moi. J'habitais une grande maison confortable. Nous étions dans la force de l'âge, nous pouvions nous permettre d'entamer largement la nuit en discutant des manuscrits reçus, des choix à faire pour les « Cahiers » à préparer, en lisant nos propres poèmes écrits récemment, parfois même dans la journée, en bavardant et en disant du bien et... du mal des uns et des autres, avec un manque total d'indulgence.

Une manière de vivre

En vérité, comme tout le monde, nous cherchions un sens à notre vie ; nous la sentions compromise, menacée. Aucun projet n'était possible. Tout pouvait être anéanti d'un moment à l'autre. Nous étions plusieurs à avoir des enfants en bas âge. Le bruit des bombardements proches nous empêchait de rêver. Nous étions en état de survie. Nous jouions à vivre.

Comment s'étonner que les mots « vie » et « homme » aient pris tant d'importance chez les poètes de Rochefort au point d'être une dominante de la poésie écrite à cette époque. Pour plusieurs d'entre nous ce n'était pas nouveau. Nous avions entendu avant 1939 un bruit de bottes dans toute l'Europe. Jean Rousselot avait publié, dès 1940, L'homme est au milieu du monde. Moi-même, j'avais écrit en 1938, alors que l'Allemagne annexait l'Autriche, et publié en 1939 à la veille de la guerre, Homme mon Frère.

Ce fut alors au tour de Bérimont et du peintre Jean Jégoudez de trouver le chemin de Rochefort. Penon était parti aux environs de Saumur, pour des raisons familiales. Il y est resté jusqu'à sa mort.

Bérimont apporta sa verve débordante. Il avait (il a toujours) la parole luxuriante, une imagination extravagante avec un art raffiné d'embellir la vérité au risque de la déguiser complètement. Un vrai menteur de charme.

Il décida de rester dans le coin. Un ami gros propriétaire-exploitant vigneron accepta de lui prêter une petite maison inoccupée, vague bergerie ou demeure d'ouvriers saisonniers remplie de foin. Il fallut l'enlever. Les réserves de mon grenier procurèrent quelques meubles et instruments de cuisine et de table. Une voiture à bras empruntée suffit au transport.

Installé, Luc Bérimont régna, dans une enclave d'arbres et de prés, sur des animaux et des insectes. Des oiseaux chantaient de l'aurore au crépuscule, des petits lapins de garenne peu farouches venaient manger des épluchures devant la porte. Pour aller tirer de l'eau au puits il fallait traverser un pré et obtenir le consentement d'un jeune taureau plutôt joueur que combatif.

Ce lieu caché s'appelait Piedguê. C'est là que furent écrits Malisette et La Huche à pain que je m'empressai de publier.

Quand Bérimont avait fini de travailler ou qu'il était à sec d'inspiration, il descendait au village pour se ravitailler. En général, n'ayant guère de notion du temps, il arrivait en plein midi à l'heure la plus chaude, vêtu comme on l'était alors, par nécessité, de quelques vieilles nippes tirées d'une antique armoire, et coiffé d'un large chapeau de paille. Il avait l'allure des esclaves des planteurs que l'on voit sur les gravures du temps du colonialisme antillais.

Comme à toutes les époques incertaines où la vie est précaire, où les menaces s'accumulent, où l'homme a besoin d'espoir, lors de nos rencontres la peur côtoyait le tragique. Nous nous leurrions, nous nous illusionnions par des plaisanteries et des rires forcés. Nous nous étourdissions, le vin d'Anjou était une arme d'appoint et nous aidait à chasser les soucis. Nous avions vraiment soif de vivre, même dangereusement et les occasions ne manquaient pas. Nous frisions l'insouciance de plus en plus.

De nous tous Cadou était le plus jovial, le plus boute-en-train. Son visage, ses yeux malicieux étaient un rire permanent. Il avait un répertoire immense d'histoires de commis voyageurs. Il les amassait autour des tables d'hôte qu'il fréquentait dans les petits restaurants de village. Il aimait les « gauloiseries » et en homme de l'Ouest n'était pas insensible à une truculence rabelaisienne. Il y prenait un tel plaisir qu'à peine commencée une histoire, ses yeux se plissaient à la pensée de celle qu'il allait raconter ensuite. Il collectionnait les contrepèteries. Il avait pris l'habitude de descendre du train à la gare des Forges, courbé, se tenant le bas-ventre. Sur la ligne d'Angers, une station s'appelle Montrelais... Une portière claquée avait fait des dégâts. Inutile d'insister. Une fois il est arrivé avec un chien qui était monté dans son compartiment et refusait de le quitter. Il l'avait déjà baptisé « Ganzo ». Le chien qui resta à Rochefort rendit célèbre le nom d'un poète. La population n'en a jamais connu l'origine.

Les habitants de Rochefort furent un temps astreints à garder, à tour de rôle, la nuit, le pont sur le Louet. Le maire s'aperçut un jour, ou de bonnes langues le lui firent remarquer, que tout le monde y était passé sauf Bérimont et moi. Il vint donc nous prier (il faudrait presque dire supplier) de ne pas nous signaler à l'attention de nos concitoyens, ce qui serait pris pour de la fierté mal placée. Notre dignité de poète ne nous donnait aucun privilège. Comment refuser ? C'est ainsi qu'un soir nous sommes partis prendre la garde, munis très officiellement de deux bâtons pour chasser les parachutistes ou les saboteurs !

A la tombée de la nuit nos épouses vinrent nous apporter une musette pleine de victuailles et de boisson.

Les autorités nous avaient remis un carnet où nous devions consigner tout ce qui se passait ! Il y avait beaucoup de pages blanches, nos prédécesseurs s'étaient contenté d'inscrire chaque jour R.A.S. (rien à signaler). Nous avons trouvé que c'était banal et nous nous sommes mis à noter des phrases dans ce genre :
22 heures. Un bruit suspect. 22 heures 10. Le bruit se rapproche. 22 heures 15. Le silence est revenu. Sans doute le passage d'un ange. 23 heures. Un poisson saute à droite... 1 heure 25. Lumière à gauche. 1 heure 28. Plus de lumière derrière les fenêtres. Vraisemblablement quelqu'un qui avait envie d'uriner.
Au matin le carnet était rempli. On ne nous a plus jamais rien demandé.

Manoll improvisait. Tantôt il se faisait passer devant des jeunes poètes qui nous rendaient visite pour le Prince de P... un hobereau du coin, tantôt pour Patrice de la Tour du Pin. Il était grandiloquent et rocambolesque. Il lui arriva même, dans un bistrot, d'engager un long débat sur la guerre avec le facteur. Il avait combattu, disait-il, dans les blindés et avait été blessé. Sa jambe raide en était un reste. Quant au facteur, lors de l'autre guerre, celle de 14-18, il s'était trouvé face à face avec un uhlan qui braquant un revolver dans sa direction lui avait dit : « Tu es un brave je te fais grâce ! » C'était le Kronprinz. Deux Allemands buvaient à une table voisine. Ils ne comprenaient rien. L'imagination était au pouvoir à Rochefort, avant l'heure.

Il serait fastidieux d'évoquer les mille péripéties de notre vie. D'autres en ont témoigné, tel Pierre Béarn qui a raconté avec un peu de fantaisie son bref séjour en 1943 sur la route de Bretagne.

Bien d'autres firent aussi escale : Marie-Madeleine Machet, les peintres Rosamonde et Henri Plisson qui illustra un de mes recueils, d'autres poètes, Eugène Beaumont, Jacinto Luis Gueretia encore hanté par la guerre d'Espagne, Fernand Triger, etc. Mais je ne saurais passer sous silence Edmond Humeau, Robert Le Ricolais qui devint célèbre aux U.S.A. par ses travaux sur les structures et les calculs statiques révolutionnaires, poète dont j'ai publié un « Cahier », enfin Michel Ragon d'abord poète lui aussi avant de devenir un critique d'art réputé et un romancier de talent. Ces trois derniers chevauchaient d'inénarrables vélos. Un acteur-auteur au tempérament de poète, Alfred Adam, a fait plusieurs séjours pendant lesquels il a écrit sa pièce Le Bal du Gouverneur.

En pleine action

Dans notre fougue débordante nous ne doutions de rien. Bérimont ne tarissait pas de suggestions. Il proposa une série dont je lui confiai la direction et qui devait, sous le titre « Chercher la Vie », grouper des témoignages de peintres, de musiciens, de sculpteurs, d'écrivains, d'hommes de théâtre, de cinéma, etc. Son « ambition était d'atteindre à une espèce de journalisme de grande classe susceptible d'enregistrer la marche de l'esprit et du temps ».
Rien que ça !

Il avait des promesses de collaboration de Pierre Hiégel, Jean Marchat, Jean Tranchant, Jean Jégoudez, Maurice Fombeure, Jean-Michel Crochot, Pierre Ino, Jacques Étiévant, Ginette Mireau, etc. C'était d'une prétention folle, si folle qu'aucun cahier ne vit le jour.

Il m'avait également mis en rapport avec de jeunes architectes, Jean Garaudet et Rino Mondollini. Ils proposèrent eux aussi une autre série « Comprendre la Ville ». Quatre cahiers seulement purent paraître, signés des deux animateurs et d'André Lurçat. La preuve était faite que malgré un désir de rassemblement évident, c'était la poésie qui était notre affaire.

L'équipe de base, si l'on peut dire, Cadou, Manoll, Béalu, Rousselot, Bérimont et moi avons été très vite unis, on le sait, par une grande amitié. Nous avions des conceptions proches en bien des domaines, à peu près les mêmes affinités avec des aînés. Nous étions tous en correspondance avec Max Jacob qui aimait donner des conseils aux jeunes poètes, nous en avons fait notre profit. Les uns avaient une prédilection pour Pierre Reverdy, ou Paul Éluard, Blaise Cendrars, Jules Supervielle, et jouissaient de leur sympathie. D'autres pour Milosz, P.-J. Jouve. Cadou lisait avec passion Fantômas. Nous n'aimions guère Paul Claudel.

Est-ce la grande affection qui unissait, depuis 1936, Manoll et Cadou qui nous influença ? Elle était certainement contagieuse et quiconque est venu à Rochefort en a subi les effets.

Très vite et sans vouloir nous singulariser, nous distinguer, afficher une autosatisfaction, nous nous sommes ralliés à une proposition de Cadou, celle de créer une collection de plaquettes plus étoffées que les « Cahiers ». Cadou en prit la direction et tout naturellement l'appela « Les Amis de Rochefort ». C'était éloquent ! Sur treize recueils qui furent publiés, trois furent signés par Cadou, deux par Bérimont, un par Rousselot, un par Fombeure, un par Yanette Delétang-Tardif et trois par moi-même.

Et les « Cahiers » ont continué à paraître avec des obstacles de plus en plus grands.

Une première difficulté surgit avec la publication par les autorités allemandes de l'ordonnance du 27 avril 1942. Je passe sous silence les peines de prison et les amendes dont étaient passibles les contrevenants. Elle avait pour objet théorique d'octroyer le papier nécessaire à l'impression. S'y soumettre c'était obéir à une autorité que nous ne reconnaissions pas. C'était surtout accepter une censure déguisée et une surveillance étroite dont nous prévoyions les conséquences. J'ai obtenu de notre imprimeur qu'il antidate tous les « Cahiers » à paraître du 15 mai 1942, c'est-à-dire avant la date d'entrée en vigueur de l'ordonnance. Ainsi parurent les troisième et quatrième séries. Nous avons ainsi atteint le mois d'avril 1943. Mais tout a une fin. L'imprimeur commença à arguer « je n'ai plus d'ouvriers, les uns font des tranchées, les autres décrochent des fils électriques ». Bref il ne voulut plus marcher dans la combine. Ce fut un petit imprimeur qui me dépanna. Il était caché dans une ferme près de Rochefort avec une petite machine sur laquelle il imprimait je ne sais quoi. Il avait un nom qui risquait d'être une très mauvaise image de marque pour lui. Les « Cahiers » parurent dès lors sur un très mauvais papier et n'eurent plus aucune date d'impression. Un jour je n'eus plus aucune nouvelle de lui. Ce furent les derniers auteurs : Maurice Périsset, Pierre Grison et Robert Giraud, qui trouvèrent leur imprimeur et du papier.

En zone sud Henri de Lescoët proposa de nous seconder. Il dirigea une série sous le titre « Cinq poètes d'aujourd'hui ». C'étaient Joë Bousquet, Georges-Emmanuel Clancier, Francis de Miomandre, Alain Borne, Yves Salgues. Nous avions passé le cap 1943-1944.

Entre-temps nous avions édité Charles Bocquet, Gabriel Audisio, Toursky, Noël Arnaud, Jacqueline Bouvier devenue par la suite l'épouse de Marcel Pagnol, Alain Messiaen, Pierre Guéguen, Jacques Bour, Léon-Gabriel Gros, Edmond Humeau, Christian Dédeyan, Marie-Madeleine Machet, André Verdet, Eric Sarn, Armand Robin, Jacques Yonnet, Charles Autrand, Armen Lubin et quelques autres qui sont tombés dans l'oubli. Ces noms aujourd'hui connus pour la plupart étaient alors ceux de jeunes hommes mêlés à quelques aînés appréciés. Nous pouvons aujourd'hui tirer quelque fierté du choix fait.

Poussés par notre sens de l'amitié nous avons voulu ne pas laisser dans l'oubli ceux qui végétaient dans des camps de prisonniers. Les obstacles étaient grands. Nous ne pouvions leur écrire. Il nous fallait des cartes spéciales. Seuls les prisonniers pouvaient nous les faire parvenir sous forme de coupons réponse. Encore fallait-il qu'ils connaissent nos activités. Il fallait trouver le « joint ». Des amis déjà en relation ou la famille étaient seuls à pouvoir nous faire entrer dans le circuit. Ce fut très difficile et nous avons souvent échoué. Ce courrier qui devait être écrit au crayon était sévèrement contrôlé par la censure allemande. Nous avons pu nous procurer grâce à René Debresse des poèmes de Roger Richard. Paul Éluard me procura Le Camphre et l'Amadou de Luc Decaunes qui était alors son gendre. Marcel Béalu rassembla les textes d'Alain Messiaen avec l'aide de Max Jacob et de Théophile Briant, le virulent directeur du Goéland, « feuille de poésie et d'Art » qui paraissait au format d'un journal en Bretagne. Ce fut Rousselot qui petit à petit, toujours à l'aide des cartes, groupa l' Eau des Fleuves de Charles Autrand.

Les relations entre les deux zones se faisaient au moyen de cartes à peu près semblables mais sans limitation sauf qu'au début elles étaient tout imprimées et qu'il suffisait de cocher les phrases préparées sur la santé, la famille, les naissances, les décès, etc. Sans aucun commentaire.

Là encore il fallait trouver des traces, bénéficier de complicités. Beaucoup d'amis se cachaient, vivaient sous de faux noms ou avaient rejoint le maquis.

Les choses s'améliorèrent au début 1943 après l'occupation, en novembre 1942, de la zone sud par les troupes allemandes. Il fut plus facile de communiquer.

Nous avions quand même toujours réussi à faire passer quelques cahiers et à recevoir quelques revues ou plaquettes. C'était une affaire de passeur clandestin.

Notre plus précieux auxiliaire fut Gabriel Audisio qui travaillait à l'Office Algérien et à ce titre possédait un laissez-passer permanent qui lui permettait de se rendre à Vichy, Lyon, Marseille. Il disposait d'une sorte de valise diplomatique avec laquelle il transportait précautionneusement de la poésie. Il emportait quelques cahiers qu'il remettait à René Bertelé, à Max-Pol Fouchet devenus nos diffuseurs occasionnels, et nous ramenait de rares exemplaires de « P.S. » que dirigeait Pierre Seghers, de Fontaine, de Confluence, des Cahiers du Sud, des Feuillets de l'Ilot dont Denys-Paul Bouloc avait pris la direction en l'absence de Jean Digot, prisonnier.

Un jour Audisio se retrouva incarcéré à la prison de Fresnes.

Le dépistage des textes de qualité fut toujours un grand souci pour nous. Les manuscrits ne manquaient pas, nous en recevions beaucoup, mais quel déchet ! Les temps n'ont pas changé. Aussi chacun avait-il à cœur de débusquer les vrais poètes. Bérimont avait apporté J.M. Crochot et F.O. Caffiau. Follain, propagandiste actif, proposa Pierre Guéguen et Armen Lubin et aussi André Frénaud, mais, pour ce dernier, nos faibles moyens nous empêchèrent de donner suite. Les poèmes que je possédais ont été incorporés dans Les Rois mages que Seghers publia. C'était en 1943.

Décidément cette année 1943 fut un grand tournant. La bataille de Stalingrad avait changé le sens des événements. Une issue à la guerre apparaissait.

Mais les grands bouleversements n'empêchent pas la vie de suivre son cours. Ce fut dans ce même temps que l'existence de Cadou prit un tournant décisif. Au printemps il rencontrait une jeune étudiante, poète elle-même, qui allait jouer un rôle considérable dans sa vie. Elle s'appelait Hélène Laurent. Dès lors tous deux commencèrent à vivre « la vie rêvée », cette vie célébrée dans tant de poèmes. Ils s'envoyaient des poèmes. Ils s'aimaient.

Cependant les dangers étaient toujours présents. En septembre, Cadou échappait de justesse au bombardement de Nantes, une bombe était tombée à quelques mètres de lui. Il devait perdre dans un autre bombardement toute une partie de sa bibliothèque.

A la fin de l'année Cadou vint à Rochefort nous présenter l'élue, comme il l'appelait. C'était un amour parfait qui rayonnait d'eux. Hélas, en mai 1944, Hélène devait tomber gravement malade. Ce fut pour Cadou un grand choc. Pendant deux ans il vécut dans l'angoisse et l'incertitude. Mais fougueusement il commença Hélène ou le règne végétal, ce livre qui, écrivit-il, « m'a été dicté au long des mois par une voix souterraine et (...) je n'ai fait qu'enregistrer, comme un muet, l'écho durable qui frappait à coups redoublés l'obscur tympan du monde ».

Nous n'étions pas seuls

Il ne faudrait pas déduire de la relative abondance de nos publications ou du volume important de la correspondance que nous avons échangée que nous ayons eu la prétention d'exercer un monopole sur la poésie en zone nord. Bien au contraire, et nous étions heureux de voir naître ou d'aider les autres publications qui virent le jour, hélas sans grands lendemains.

Ainsi René Lacôte avait bien fondé « les Cahiers de Vulturne ». Ils n'eurent que cinq numéros. L'un consacré à Lacôte, un autre à Humeau, le reste à Lewis Carroll, Pétrus Borel et Dominique Gratien. Tout était terminé en 1942.

Yanette Delétang-Tardif lança de minces feuillets, « Poètes ». Il y eut neuf feuillets dont sept consacrés à des poètes de Rochefort.

Jean Simonpoli dirigea « Les Cahiers de Poésie », véritable revue, très proche des milieux surréalistes. Il y eut peu de numéros. Simonpoli, dont l'engagement politique était très actif, fut fusillé, en même temps que d'autres poètes du groupe de « La Main à Plume » dans l'été 1944.

Justement, le groupe de « La Main à Plume » fut remuant et prit courageusement de grands risques. Ses dirigeants, Noel Arnaud et Jean-François Chabrun, émirent, en septembre 1942, l'idée d'un regroupement de tous les cahiers ou revues diverses paraissant. J'entretenais avec Noël Arnaud (les relations amicales et lui avais consacré un « Cahier de Rochefort ». Le groupe manifestait avec violence et intransigeance dans la lignée des grandes provocations surréalistes. Il avait le goût des exclusions, des mises en demeure. Les ruptures entre membres étaient fréquentes. Éluard en subit les conséquences, alors que son admirable et célèbre poème Liberté était paru aux Éditions de la Main à Plume. Ce remue-ménage s'extériorisait par des tracts souvent injustes, la plupart du temps grossiers et méchants.

Le projet que me soumit Arnaud était tellement fignolé que l'on y trouvait la composition du comité de rédaction et le nom des titulaires des rubriques prévues. De prime abord ce geste autoritaire me parut difficile à accepter. C'eût été nous renier et servir de support ou de faire-valoir au groupe de « La Main à Plume ». D'autre part je ne pouvais engager globalement mes amis puisque la défense de la liberté était une de nos raisons d'être. Enfin, et c'était le plus grave, il était question d'obtenir une autorisation officielle de paraître. J'ai donc refusé et quelque temps après toutes relations étaient rompues avec Arnaud.

André Stil, qui montrait beaucoup de sympathie pour « La Main à Plume », fonda vers le milieu de 1943 les « Cahiers du Quatre-vingt-et-un ». Cette tentative très modeste n'alla pas loin.

La tournure des événements prenait un sens de plus en plus inquiétant, les actions de ceux que l'on appelait des « terroristes et des saboteurs », entraînaient des arrestations et des représailles. L'important était de se glisser entre les mailles d'un filet qui se resserrait chaque jour davantage. De plus en plus la préoccupation majeure des Français était de manger, de se vêtir, de ne pas avoir froid. Et pourtant les lecteurs de poésie étaient de plus en plus nombreux, surtout en zone sud ou beaucoup de gens s'étaient réfugiés. Tous ceux qui voulaient échapper au S.T.O. (service du travail obligatoire) étaient partis chercher un abri dans un village de montagne, d'autres étaient entrés dans les maquis. Il était très difficile d'avoir une liaison avec eux. C'étaient des combattants, des francs-tireurs.

Tant bien que mal nous avons tenu le coup à Rochefort, malgré une vie quotidienne de plus en plus difficile. Les bombardements des ponts de la Loire se succédaient. Nous vivions dans le vacarme et la peur.

Vint enfin le débarquement de 1944. Depuis le début de l'année, les « Cahiers » ne paraissaient plus. La poste ne marchait presque plus et nos abonnés étaient introuvables. Il ne fut plus question de poésie. Les troupes alliées avaient occupé la rive droite de la Loire. Les Allemands nous avaient chassés brutalement à quelques kilomètres plus au sud. Nous n'avions rien pu emporter. Nous étions à notre tour des réfugiés que des paysans ont bien voulu héberger. Et puis vinrent les jours de liesse, de débordement. Doucement un équilibre revint. Revenu chez soi, chacun chercha à renouer les contacts.

Le sens des choses avait complètement changé. Il fallait réapprendre à vivre, retrouver une situation. Paris brillait, Paris attirait. Rochefort c'était fini.

Rochefort avait rempli le rôle de rassembleur, de maintenir ce que nous lui avions assigné. Les amis étaient dispersés. Cadou allait pouvoir épouser Hélène. Il avait enfin un poste fixe à Louisfert. Ce Louisfert qui devint Louisfert-en-Poésie sous la plume de Manoll. Rochefort n'avait plus de raison d'exister.

Dans les pages qui suivent, le lecteur trouvera un choix de poèmes que nous avons jugés représentatifs. Nous y avons joint ceux de trois amis chers que les circonstances nous ont empêchés de publier à l'époque : Louis Parrot qui se trouvait à Clermont-Ferrand, Paul Chaulot alors à Vichy et Roger Toulouse qui, dès 1942, avait illustré des fragments des Mémoires de l'Ombre de Béalu mais qui nous avait caché qu'il écrivait des poèmes.

L'École de Rochefort est entrée dans l'histoire.

Chacun pourra maintenant juger sur pièces.

Jean BOUHIER.

Note :

Quelques mois après la mort de René Guy Cadou (20 mars 1951) les compagnons de la première heure décidaient de rendre hommage à leur ami en publiant ses notes sur la poésie sous le titre qu'il avait choisi dès 1941 : Usage Interne.

Ainsi renaissait, à cette occasion, la collection « Les Amis des Rochefort », mais il était difficile de s'en tenir là alors que Michel Manoll venait d'écrire Louisfert-en-Poésie. Ces deux recueils furent suivis par un Louis Parrot, un Paul Chaulot, un Jean Bouhier, une étude de Pierre Garnier sur Roger Toulouse et, pour finir, Poésie la Vie Entière de Cadou qui rassemblait tous ses poèmes parus entre 1937 et 1942. Ce titre fut repris par les Éditions Seghers pour la réédition en un seul volume des Œuvres Complètes.

Une relève s'amorçait. Des jeunes revendiquaient leur Filiation avec Rochefort. Comment ne pas les aider ? Les Cahiers reparurent, toujours par séries de dix jusqu'en 1960.

Y ont collaboré, entre autres, J.V. Verdonnet, Serge Wellens, Jean l'Anselme, Christiane Burucoa, Pierre Béarn, André Marissel, Colette Benoîte, Gilbert Socard, Hélène Morange, Jean Breton, Jean Lebrau, Robert Prade, Marc Alyn, Claude Hartmann, Jacques Réda, Gilles Fournel, Jean Digot, etc.

De son côté Jean Rousselot avait pris la direction d'une nouvelle collection, Frontons, dont chaque exemplaire avait tin tirage de tête, illustré d'œuvres originales, lithographies, gravures, etc. On y trouve Gaston Puel, Jean Roussel, Ch. Burucoa, Serge Wellens, Suzanne Vilella, Lily Bazalgette, Georges Sénéchal, Claude-Anne Bezombes, Marcelle Gérard. Elle cessa de paraître en 1959.