Archives 1961-1970

 

Louisfert, la chambre d'écrture (photo Luc Vidal)

La bibliothèque du poète à Louisfert (photo Luc Vidal)

 

 

 

 

 

Comment un petit village de la Loire Atlantique a vu vivre le poète Cadou, par Pierre Mazars

Le Figaro Littéraire, samedi 18 mars 1961

 


 

Il y a dix ans, le 21 mars 1951, dans le matin glacé, le petit bourg de Louisfert, à quelques kilomètres de Châteaubriant, s'éveillait sur une triste nouvelle.

— Le maitre d'école est mort... M. Cadou...

On le savait malade, et sans espoir. Une opération, tentée quelques mois plus tôt, n'avait pas enrayé le cancer. René Guy Cadou s'était éteint doucement dans la nuit, veillé par son épouse.

Le plus ému, sans doute, des hommes de Louisfert, c'était Victor Caridel, ébéniste, le grand ami, le compagnon de chaque jour. Voilà qu'il aurait à assembler la boite de bois qui emprisonnerait le poète. Victor Caridel se débattait devant cette tâche pénible, s'en remettait à un autre menuisier, lequel se récusait :

— Si ça va à Nantes, ce que je ferai ne sera pas assez beau.

Caridel, le cœur serré, fabriqua le cercueil.

C'était un matin comme celui-ci où je découvre Louisfert et ses maisons basses aplaties autour d'un singulier calvaire construit jadis par le curé du village qui accumula, de station en station du chemin de croix, des statues sulpiciennes. Un matin bougon où le vent vous jette à la figure des giclées de pluie, qui sentent la tempête d'ouest.

Rien que du gris; de l'ardoise, partout. Sur les toits, mais aussi en guise de pavés dans les cours et même de linteaux aux portes et aux fenêtres. René-Guy Cadou a vécu cinq années, de 1946 à 1951, au cœur de ce pâté d'ardoise cerné par des prés verts piquetés de pommiers.

Victor Caridel, malade, a renoncé à son atelier, où Cadou venait, ses écoliers lâchés.   

— Il fumait sa pipe. Il ne m’empêchait pas de travailler. On parlait de la pluie et du beau temps, parce que ses œuvres, il était trop fort pour moi. Si quelquefois, on en parlait, mais c'est toujours la même chose: j'étais pas placé pour...

C'était un gars tout à fait simple, il s'est lié avec tout le monde. Il n'était certainement pas orgueilleux, ni rien. Mais il aimait aussi la solitude ; c'est le gars qui se plaisait à aller dans un bois ou une forêt. Il cherchait l'inspiration en cueillant des champignons. Souventes fois, nous partions l'ensemble (j’étais veuf), Mme Cadou avait fait un gâteau, moi, j'emportais une bouteille. On se baladait avec deux petites chiennes, la sienne s'appelait « Zola »: Pourquoi ce nom ? Je ne sais pas !

Il avait commencé par être postier ambulant, c'est lui qui me l’a raconté. Mais un jour, il s'est dit «  J'en ai marre de rouler la nuit en triant du courrier. Il va trouver l'inspecteur d'académie et quelque temps après il a été nommé instituteur à Nantes, à Rochefort, à Saint-Aubin-des-Châteaux (à six kilomètres d'ici) et à Louisfert.

Souventes fois, des types, à grande chevelure venaient le voir, de Nantes et même de Paris. Mais lui, c'était le gars dans notre genre. Il serrait la main à tout le monde. Il était bien vu, bien estimé, il apprenait bien aux élèves. Il a eu une seule histoire : avec un marchand de poisson qui lui avait vendu du poisson pas frais. »

Victor Caridel a débouché une bouteille de Muscadet :

« Tenez, ça me rappelle nos histoires de guérison. Il venait tous les matins acheter le journal. L'hiver, c’était à qui de nous deux sentirait le premier la grippe. Je lui disais : « C’est moi, je crois. » II avait compris tout de suite. Il partait et il revenait à l'atelier avec une bouteille de rhum et deux verres.

Un verre le matin, un à la récréatioin de midi, un à la récréation de trois heures, un     à quatre heures... Nous n'étions jamais grippés. On n'a jamais eu besoin de docteur, pas plus que de sa brouettée de médicaments. »

Mais ce mot de « docteur » assombrit le visage de l'ancien ébéniste :

« Quand il ne souffrait pas, Cadou avait besoin de rigolade; certains jours. Avec ses amis venus le voir, ils avaient inventé un animal fantastique, la bête de Louisfert, qui a fait peur à tout le pays. On en a parlé dans les journaux… C'était seulement un petit serpent qu'ils avaient vu sur le bord de la route. »

Le 25 mars prochain, les amis du poète – Luc Bérimont, Paul Chaulot, Michel Manoll, Marcel Béalu, Jean Rousselot, Roger Toulouse, Jean Jégoudez, Jean Bouhier – décerneront le prix de poésie René Guy Cadoux à Louisfert même. C'est le secrétaire de mairie Francis Caridel, frère du menuisier Victor, qui me l'annonce dans son bureau.
– Savez-vous pourquoi il appelait sa chienne « Zola » ?
– Non, me répond le secrétaire de mairie, je suppose que, comme il était poète, il n'aimait pas Zola.
Maintenant je suis devant la maison d'école coiffée, ornée d'ardoise. Dans l'ardoise encore, le sculpteur Fréour a gravé un haut-relief qui représente René Guy Cadou, ses bonnes joues rustiques, ses cheveux comme agités par le vent infatigable de la Brière. De sa fenêtre, le poète apercevait un vieux moulin à vent, par-delà les jardinets où sèche la lessive. Il avait dit un jour au voisin :
– Il y a un merle qui mange toutes mes fraises. Je vais le tuer.
– L'avez-vous tué ? Demanda le voisin.
– Non ! Il était trop beau.
Le voisin me raconte cette histoire, assis sur un banc d'un des cinq cafés de Louisfert, aux côtés du facteur et du grainetier.
– Ah ! Il m'en a fait porter des paquets ! Dit le facteur. Il venait à ma rencontre pour chercher son courrier et quand j'étais en retard il riait : « Ah ! Lucien est encore allé manger du boudin ! »
– Il était toujours en sabots et en blouse grise, dit le grainetier. Il jouait au palet avec nous.
– Quelquefois, le 25 du mois, il me demandait de lui acheter du poisson. Mais il était toujours régulier pour me rembourser, dit le voisin.
Nous comparons les mérites du muscadet et d'un vin blanc de la région qui s'appelle le « gros plan », et l'un des buveurs raconte :
– le dimanche soir, il nous quittait en disant : « je vais aller écrire. C'est quand j'ai pris quelque chose que ça va mieux. »
Une horloge trapue brille dans un coin de l'auberge, mais le glissement du balancier est recouvert par le chuintement de la pluie.
– Ma vie commence à cinq heures ! Disait Cadou en regardant l'horloge.
Et il se mettait à écrire.
Nul, à Louisfert, ne parle de lui comme d'une ombre mais comme d'un ami en voyage que l'on s'attend à voir pousser la porte, la pipe aux dents, les joues gonflées par le sourire, dans un claquement de sabots, avec le clappement de langue qui sied pour s'attabler devant le vin blanc.
À Chateaubriant, il rejoignait les peintres de l'endroit et un amateur de jazz, Jean Chrétien, devenu électricien.
– J'étais encore plus fauché que lui, et pourtant, il fallait bien trouver les 200 balles qui lui permettraient de recueillir une souscription pour ses livres. On jouait à la belote et on buvait du mascara à 14°. Comme nous n'avions pas le sou et qu'il ne nous en fallait pas beaucoup pour être gais, c'est ce qui nous revenait le moins cher…  Cadou, c'était un ami et un type très chouette. Sans falbalas !
J'ai véritablement éprouvé à Louisfert la vérité de ce que me dit Madame Renée Guy Cadou :
– il ne vivait que pour la poésie. Et pour l'amitié.
Madame Cadou évoque leur promenade vers un petit pont, le pont aux moines, suivi de trois chats et de la chienne « Zola » qui avait été abandonnée par des forains.
– René disait que c'était la bête humaine.
Il s'amusait des réflexions des enfants. L'un d'eux avait parlé du « Saint-Louis et la branche de cassis » (pour Blanche de Castille) ; un autre d'un complet en étoile bleue (pour « en toile" ).
– La cuisine à l'école, communiquait avec la classe et on n'avait pas l'impression que le maître officiait. Il cherchait toujours à retrouver son enfance ; la maison d'école de son enfance. Il se comparait à un arbre : très accroché par ses racines mais aussi appelé par le ciel.
Des prémonitions étonnantes  qu'il ne vivrait pas longtemps. Et toujours ce cendrier en forme de tête de mort posée devant lui.
– Il avait besoin de voir les mêmes objets autour de lui. Si son encrier n'était pas à sa place, il ne pouvait pas écrire. Il se mettait à sa table comme un établi.
Un petit masque de Voltaire au mur. Et deux masques nègres rapportés du Sénégal par Victor Caridel, alors marin du Richelieu, et que le menuisier avait offert en cadeau de noces.
Trois de ses élèves l'ont accompagné à Nantes pour son dernier voyage. J'ai rencontré l'un d'eux, auprès de son frère aîné.
– Ah ! Il serait content aujourd'hui s'il se promenait dans la campagne ! Lui qui aimait tant les primevères !…
Le frère aîné, forgeron, a secoué la tête :
– dans le village, il y en a qui rigolaient : « le poète Cadou !… » Ils lancèrent des pointes. Il a fallu qu'il soit mort pour qu'ils ne rigolent plus.
« Le poète Cadou… Et ben, c'était vrai. »

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, par Rodolphe Ruffy.

Gazette de Lausanne, 18 mars 1961


 

«...0 jeunes gens et vous hommes de tous âges, peut être entendrez-vous cette voix... ».

Il y a dix ans s'éteignait celui qui, dans la préface de ses poèmes, avait écrit cette phrase. Né en 1920, mort le 20 mars 1951, René Guy Cadou nous a laissé de sa courte existence une voix que tout homme devrait avoir entendue. Sa prime jeunesse se passa à la campagne, à Sainte-Reine-de-Bretagne, qu’il dut quitter à l'âge de sept ans pour aller à la ville, à Saint Nazaire, puis à Nantes. Dès lors, il fut hanté par le souvenir de sa terre natale et essaya de la reconquérir. Il y parvint alors qu'il était déjà adulte.

Cet amour de laprovince campagnarde sera l'une des dominantes de son œuvre. Nous la trouvons essentiellement dans le recueil  Hélène ou le règne végétal, ou dans beaucoup d'autres dont l’un des plus beaux est : Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ? Ces poèmes s'ont écrits dans une
Langue légère, fine, jaillie d'un cœur vibrant, parfumée comme le froment.

Cependant, Cadou n'a pas créé sa poésie, il nous dit qu'elle lui a été « dictée au long des mois par une voix souveraine... ». On n'y trouve aucune rancœur, aucun désespoir, mais une exaltation des « biens de ce monde », un chant d'amour pour tout ce qui sent bon comme les lys, qui est beau comme le Cheval, ou comme une feuille qui tombe.

Il n'est pas métaphysique, le titre d'un de ses poèmes, nous le déclare. Mais il est croyant : « Je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement... » Sa foi est directe, sans artifice, sans recherche : « J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu ». Il aime Dieu au travers de sa création, il lui voue un culte en mangeant une pomme, en arrosant une fleur.

Si la poésie de Cadou est lyrique, elle ne manque jamais de pudeur, elle n'est jamais excessive, toujours modeste. D'autre part, le poète s'est souvent astreint à la mesure des vers et à la rime.

Dans son roman La maison d'été, Cadou reprend son thème de l'opposition de la ville et de la campagne. Cela donne lieu à une cinquantaine de pages d'une richesse et d'une poésie rares. Ses évocations paysannes nous font parfois penser à Regain ou à Que ma joie demeure, mais son héros est plus bouleversant et plus proche de nous que ceux de Giono.

Cela fait du bien de lire Cadou. Son amour, sa foi, sa ferveur nous rassurent et nous rendent la joie. Sa langue est belle, rarement hermétique ; nous y sommes d'autant plus sensibles.

 

 

 

 


 

Il y a dix ans mourait à Louisfert René Guy Cadou

Courrier de l’Ouest, Angers, 21 mars 1961

 


 

« Je suis las de fêter l'anniversaire de ma naissance.
Il s'agit aujourd'hui d'un autre anniversaire.
Et par avance de fêter ce jour ah ! ce jour
Où je me glisserai dans la terre comme en un pantalon de velours. »

Ce poème intitulé « Les biens de ce monde » fut écrit en 1949, déjà il ne restait plus que deux anniversaires à souhaiter. Les moineaux de l'an 1920 avaient appris, un jour de Carnaval, qu'un garçon était né au foyer de l'instituteur de Sainte-Reine-de-Bretagne en Brière ; en 1951, quand tous les oiseaux furent arrivés pour célébrer le printemps, il leur fut annoncé que le poète René-Guy Cadou, l' enfant de la Brière, l'instituteur de village en Loire-Atlantique, venait de mourir à Louisfert. C'était un Vendredi saint, il pleuvait. Mais le dimanche de Pâques il y eut Résurrection en poésie.

Le train - secoué par un arrêt brutal - avait repris sa marche et le soleil émergea d'une aube froide couleur de melon d'eau. Cadou, le dur à vivre, n'avait plus le pouvoir de mourir. Désormais il n'a pas fini de verser dans les « oreilles poilues » sa poésie intègre comme l'or, cette fugue musicale aussi naïve que savante aussi discrète que têtue, qui suggère inlassablement le nom de Cadou comme « un bruissement d'eau claire sur les cailloux ».

Dans un des derniers poèmes, l'auteur marquait le souhait que son nom fût connu, non par amour de la gloire, mais en tant que le nom d'un chercheur de beauté, en tant que le nom reçu du père qu'il perdit trop tôt et n'oublia jamais.

René passa son enfance dans l'atmosphère d'une petite école primaire en campagne, et la marque ne s'en effaça pas. Il habitait à la limite « des féeries et des marais » où le rêve entraine la réalité dans une aventure indicible : celle du Grand Meaulnes, où l'on ne s'engagé pas en rêveur ni en dilettante mais en chercheur passionné, par un chemin dangereux qui mène la jeunesse au Domaine Perdu. En Brière comme en Sologne, l'eau est stagnante et ne favorise pas les histoires en surface. Mais parfois un chasseur se hasarde parmi les roseaux...

Les biographes et les littérateurs n'osent pas avouer qu'ils sont déçus, comme ils le furent après la mort de Alain Fournier. Que dire d'un homme qui vécut tout juste 30 ans, sans fastes ni ambitions, qui fut instituteur de petits villages parmi tant d'autres, qui s'habillait de velours et de grosse laine, qui chaque soir après la classe et les cahiers corrigés, montait dans sa chambre pour écrire ? C'est tout. D'un village à un autre on peut encore suivre la trace de ses pas : Bourgneuf, St-Aubin-les-Châteaux, St-Herblon, Clisson, Basse-Goulaine et enfin Louisfert, près de Châteaubriant, Louisfert, le village sans grâce ni pittoresque, que Cadou avait choisi pour son destin et que désormais l'amour érige en haut-lieu : Louisfert-en-poésie. A part Nantes et Orléans, il ne s'attarda pas dans les villes, et ne sema pas les rimes entre les pavés.

« —     Pourquoi n'allez-vous pas à Paris?
—        Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur des lys et la Campagne agenouillée. »

En Juin 1943 il avait rencontré la femme d'amour unique, Hélène, dont le prénom de musique et de douceur participe à la légende du poète. Pour les amis ils ne furent plus que Renélène et il y aura beaucoup de choses à écrire plus tard sur la merveille de cette alliance.

« S'il faut nommer le ciel je commence par toi
Je reconnais tes mains à la forme du toit.
Ton souffle achève au loin le clapotis des plaines
On ne sait plus si c'est le soir ou ton haleine. »

Hélène, femme médiatrice, femme-clef de la nature qui incarne la vie dans toute sa puissance. Par elle le chant du poète s'enrichit et se réalise. Orphée joue de la Lyre par les cordes vocales d'Eurydice et son chant subjugue la pierre minérale et végétale la plus réfractaire.

« Laissez venir à moi tous les chevaux toutes les femmes et les bêtes bannies
Et que les graminées se poussent jusqu'à la margelle de mon établi... »

Cette incarnation du règne végétal restera certes la plus grande, la plus personnelle empreinte du génie de Cadou dans la poésie. Rien de comparable entre l’amour nostalgique d’un Lamartine pour son Milly natal, et l'amour charnel du poète briéron son pays d'ouest. Cadou aime la terre comme faisant partie de son corps humain.

« Humilité ! Pudeur! Donnez un nom terrestre
Au tremblement d'un cœur qui ne sait où cacher
Sous quel masque d'ajoncs sa profonde tendresse
Pour ce monde où les doigts du Seigneur sont marqués. »

Un seul parmi les poètes modernes peut être comparé à Cadou par son pouvoir rayonnant : Lorca, dont le théâtre est très proche des tentatives de « Lilas du Soir » par exemple. Même le grand Supervielle trébuche sur les mots quand il s'agit de rendre hommage à ce jeune poète régional qui vient de mourir. Quant à Reverdy que Cadou admirait sans réserve et considérait comme son maître, il ne voulut point déroger à la tradition de son exil et limita son amitié à l'échange de correspondance. Mais il devait le regretter quand l'annonce de cette mort prématurée l'atteignit — regretter d'avoir sacrifié la chaleur d'un regard et d’une poignée de main à un parti pris de méfiance — car pour Reverdy la force et l'épanouissement de Cadou restaient inexplicables et il eut peur de troubler par sa misanthropie ce caractère entier qui, sans perdre le sentiment d'attente de la mort, aimait avec passion le bonheur, les biens de ce monde.

Il n'en faut pour preuve que la réception, une des dernières, que René-Guy réserva à Michel Manoll alors que le mal l'avait déjà miné. Il sortit une bouteille de vin vieux et la levant dans la lumière dit à son ami : « C'est un Anjou et tu vas le reconnaître, il vient de chez Marie-Cécile ». Marie-Cécile, c'était la bonne hôtesse de St-Aubin-de-Luigné, chez qui se retrouvaient les Amis de Rochefort, au temps où Cadou était instituteur à St-Herblon.

Et là s'ouvre tout un chapitre d'amitié auquel il faudra revenir.

Signalons que précisément les Amis de Rochefort viennent de rééditer les premières œuvres de leur ami dans un recueil intitulé « Poésie la vie entière », 1937-1943. Voir aussi les numéros 7 et 8 de la brochure intéressante « Signes du temps ». L'œuvre maîtresse de Cadou « Hélène ou le règne végétal » est aux Editions Pierre Seghers.

 

 

 

 


 

10ème anniversaire de Louisfert en poésie

Les « Amis de Rochefort » décernent le prix René Guy Cadou à un jeune poète béarnais

La Bretagne à Paris, 31 mars 1961

 


 

Châteaubriant (de notre rédaction). « L'Ecole de Rochefort » a vingt ans. Celui qui la fonda, au printemps 1941, est parti il y a dix ans… Au 10ème anniversaire, les Amis de Rochefort se sont retrouvés à Louisfert-en-Poésie. Ils y ont décerné le Prix René-Guy
Cadou.

Pèlerinage aux sources, journée du souvenir et de l'amitié, quête du visage aimé dans a la chambre de veille « où tout est consommé », près de la table « où le poète allume ses clés d'or », sur la « page inachevée ».

Autour d'Hélène

Samedi Matin, à Louisfert, les poètes et artistes des « amis de Rochefort », Jean Bouhier, Michel Manoll, Luc Bérimont, Paul Chaulot, Marcel Béalu, Jean Rousselot, Roger Toulouse, Jean Jegondez, Sylvain Chiffoleau ont revu l'école communale, la « fenêtre ouverte au bord du monde bleu », le lilas qu'ils plantèrent et en haut-relief, l'effigie de pierre de l'instituteur inspiré, du tendre camarade si tôt disparu.

Les neufs entouraient Hélène, « Hélène ou le règne végétal », la muse, la compagne des sept années de plénitude, Mme veuve Hélène Cadou, venue d' Orléans avec ses parents, M. et Mme Laurent. Et aux côtés d'Hélène, en outre : Mme Cadou, deuxième épouse du père du poète qu'elle éleva ; des artistes et écrivains : les peintres Guy Bigot, André Lenormand (Len), Yves Boré-Mahé, Yves Cosson, de l'Académie Régence ; d'autres amis de René-Guy -Cadou : ceux de Louisfert, M. Victor. Caridel, Mme Caridel (ce dernier étant souffrant), M. et Mme Gadesaude, M. Eloi Guitteny, de St-Hilaire-de-Chaléons, M. Jean Chrétien, de Châteaubriant ; MM. Danty, Au-tret, etc... les officiels, MM Sau-vager, maire de Louisfert, Donatien Peslerbe, premier adjoint ; Mme Leplat, représentant M. Leplat, inspecteur départemental de l'enseignement primaire.

Le « Prince » du 10ème anniversaire

C'était jour de rencontre et de fervente amitié. Longuement, sur la grand’place, on devisa, la mémoire et le cœur à vif. Un instant, pourtant; les neuf firent retraite. En tête-à-tête, ils se consultèrent et délibérèrent.

On guetta leur retour. Aux environs de midi, ils livraient le fruit de leur méditation : le prix de poésie 1961 René-Guy Cadou était décerné à Jean-Louis Depierris, pour son-recueil de poèmes : « Ce crissement de faulx », édition des Nouveaux Cahiers de Jeunesse à Bordeaux.

Devant l'effigie du poète

Par petits groupes, on s'achemina vers l'école, là où va refleurir le lilas sous la fenêtre où « j’appareille tout seul vers la face rayonnante de Dieu ». Un enfant, le neveu du poète et qui devait être son filleul, René Jacques, déposa une gerbe au pied de la stèle.

Jean Bouhier rappela l'affection de René-Guy Cadou pour tous ses amis de Louisfert. Il remercia Hélène, M.et Mme Laurent, Mme Cadou, l'assistance, la Municipalité de Louisfert, il poursuivit :

«          Pour nous les amis de René-Guy, pour tous les poètes, Louisfert est devenu un haut-lieu. Louisfert-en-Poésie... »

Eloi Guitteny, le maréchal-ferrant de Saint-Hilaire, vint dire, de mémoire, avec tout son cœur, deux poèmes de son immense répertoire, l'un de René-Guy Cadou : « Louisfert ».

« J'aime ce village emmuré de forêts
Et ses très vieilles gens comme des pots de grès. »

L'autre d'Hélène Cadou :

« Je sais que tu m'as inventée
Que je suis née de ton regard
Toi qui donnais lumière aux arbres
Mais depuis que tu m'as quittée
Pour un sommeil qui te dévore
Je m'applique à te redonner
Dans le nid tremblant de mes mains
Une part de jour assez douce
Pour t'obliger à vivre encore »

Instants de pure émotion, de grandiose simplicité. Louisfert-en-Poésie a tressailli sur la trace de son aède en sabots, dans l'intimité de son « amour sans histoire », à l'écho de son chant, « odeur de pain blanc, parfum de lilas ».

 

 

 

 


 

Pour un anniversaire : le message de René Guy Cadou, par Roger Secrétan

La République du Centre, 5 avril 1961, Orléans

 


 

A tous ceux qui ont célébré, ne fût-ce que dans le secret du cœur, le dixième anniversaire de la mort de ce poète, nous joindrons aussi notre hommage, ces mots d'hommage que les hommes d'écriture veulent toujours déposer, comme des couronnes, sur le tombeau des disparus. La ferveur de ceux qui ont aimé René Guy Cadou n'a d'ailleurs pas besoin d'échéance ; elle continue de brûler, lampe ardente, dans le silence de ces chapelles où rien ne dérange les souvenirs. Au moins, ces dix ans, s'ils ont vainement passé sur leur deuil et leur douleur, ont-ils fait grandir le poète et cristalliser son jeune génie.         

Il est rare qu'on puisse ouvrir un recueil de vers à n'importe quelle page avec la certitude, à chaque fois confirmée, d'y trouver les signes attendus dans le comblement d'une infatigable espérance. Oui, les signes : éclat et vérité, émotion, bonheur, le bonheur d'avoir à dire et d'avoir su dire. Plus encore : le frémissement d'une présence. Car il arrive que les poèmes se détachent du poète comme des fruits mûrs, qu'ils s'en aillent dans la vie ou dans l'indifférence comme les petits des animaux qui oublient vite leurs père et mère, vite oubliés d'eux aussi. Ce sont des œuvres, des chefs-d’œuvre s'il le faut, gonflées d'inspiration et porteuses de beauté, et qui valent par elles-mêmes, comme étrangères à celui qui les a conçues ; elles suivent leur chemin dans un monde objectivé, on pourrait presque dire un monde anthologique. Au contraire, d'autres œuvres tiennent à leur créateur par un cordon que rien ne brise, ni le temps, ni la mode, ni les événements, ni la mort. Cela est vrai pour Cadou. Chez lui, l'homme est toujours là, on voit son visage à travers les mots, dans la transparence d'une sensibilité qu'aucune sagesse ne calme, dans une inquiétude qu'aucune humilité n'apaise et dont on se demande comment elle pouvait en effet supporter la vie. L'homme est toujours là, mais il faut ajouter aussitôt : une certaine qualité d’homme, avec sa merveilleuse connaissance intérieure de toutes choses, celles de la nature, celles du cœur et celles toujours plus mystérieuses de l'esprit, avec sa fraternisation profonde, pour tout dire son humanité.

Ce qui frappe encore, de poème en poème, de livre en livre, c'est l'unité du ton, qui n'est pas seulement le choix d'un genre ou d'un style, qui n'est même pas seulement de longtemps préparée et méditée, précocement méditée, la réussite d'un art, mais une opération beaucoup plus étrange et bouleversante : le don d'apprivoiser poétiquement le monde, de tout faire servir à la poésie, sans rien dénaturer, sans manquer de respect à rien, sans provoquer, au-delà de la confiance que méritent les purs, la confidence universelle et familière à la fois de tout ce qui est à la portée de la main et du cœur, les saisons et les objets, les hommes et les femmes, et jusqu'aux réalités de l'invisible et de l'impalpable, devenues violemment significatives elles aussi.

Il y a là une fontaine de poésie, foisonnante d'eaux vives, une fraîcheur dans une grande fièvre. L'authenticité du poète vrai, qui n'a pas besoin de se faire obscur pour sonder les profondeurs, d'adopter un style pour avoir le sien, de se référer à des formules d'époque pour être original. Il avait la suprême originalité celle de sa propre nature.

 

 

 

 


 

La Vie littéraire: René Guy Cadou – (Max Pol Fouchet - Jean Cocteau), par Emile Henriot

Le Monde 12 avril 1961

 


 

Pour commémorer le 10e anniversaire de la mort du poète René Guy Cadoux, disparu à 30 ans en laissant une œuvre déjà abondante et jusqu'à présent dispersée en minces plaquettes, plusieurs de ses amis lui consacrent un numéro spécial de la revue l'Herne. André Salmon, Dominique de Roux, Jean Follain, le père Valléry Radot, Louis Chaigne, Pierre Jean Jouve, Edmond Humeau, Luc Bérimont, Yanette Deletang Tardif. Armand Lanoux, entre autres, ont participé à cet émouvant témoignage d'amitié et de fidélité. Mais c'est Monsieur Michel Manoll qui me semble avoir eu le plus de soucis de définir le poète encore mal situé, hors son petit groupe de Nantes, de Rochefort sur Loire, de Saint Brévin, de Louisfert et de la Brière , dont ce maître d'école de campagne était le promeneur originaire et familier. Manoll a connu Cadou au lycée, à Nantes, quand il n'avait guère plus de 15 ans, et déjà le poète en lui « était parfaitement constitué », à ne pas séparer l'homme de sa poésie : un garçon très près de la terre, d'une rusticité médiévale. « Celte râblé, à la forte et ronde caboche, à la carnation fraîche et rose ». « Des yeux d'un bleu pâle qui semblait lavé par les embruns ». « Il ressemblait, dit encore Manoll, à ces saints bretons, taillés au couteau, avec leurs traits vigoureux, mais nimbés de douceur et de sensibilité. » Il était l'homme des futaies, des champs de bruyère, des landes, frémissant de cette vie végétale et marine qui anime toute sa poésie ; mais ce rêveur était aussi un vivant et un compagnon de taverne, et il n'a pas caché les bons et mauvais coups qu'il y faisait. Un grand amour a rempli sa courte existence : le dernier recueil qu'il a lui-même publié, Hélène ou le règne végétal, était dédié à sa femme, et les vers qu'elle lui a inspirés et où elle figure sont beaux et vrais, chargés d'une sensualité affectueuse. « Les amis de Rochefort", que regroupe Monsieur Jean Bouhier, viennent aussi de rassembler en un volume, poésie la vie entière, tous les premiers poèmes de Cadou, d'abord édités entre sa 17e et sa 22e année. Et dès le premier vers des brancardiers de l'aube –  « ils sont venus au jour prédit par le prophète » – on avait pu apercevoir à cette diction nette ferme, à ce coup d'archet initial, qu'il y avait là quelqu'un pourvu de souffle.

Il est très difficile, je ne cesserai de le répéter, de donner l'idée d'une poésie encore inconnue du plus grand nombre. C'est tenté de saisir Protée jeune, déjà toujours changeant de forme et glissant. Évoquer Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, les références sont présentes. Mais René Guy Cadou, hors à ses proches, cela ne dit encore pas grand-chose, et l'appréhender ne va pas sans difficulté. Il n'a pas eu le temps de trouver sa forme ; sa poésie involontaire est insoucieuse de techniques. Il n'y a pas une suite de beaux verres à citer chez lui. Plein d'images justes, ses meilleurs poèmes sont décousus et de rythmes changeants, claudicant. Il a de l'élan et du mouvement, mais peu de rigueur prosodique et de composition. Poussant sa chanson devant lui, comme quelqu'un qui chante en marchant, il n'a aucunement le sens du choix et du sacrifice nécessaire. Ces pièces ne sont pas centrées. Cependant son grand mérite courageux est d'être clair, direct, de dire librement ce qu'il a en tête, ennemi qu'il est du rébus, du pathos et de la difficulté inutile, terreur des jeunes qu'elle voue à l'incompréhensible et qui n'ose pas sans dépêtrer de crainte d'être honnie. Jean Follain a très sagement rapporté ce que Cadou, vrai terrien et bon paysan, voulait que fut sa poésie : « une poésie habitable ». C'est un pas énorme en avant dans la voie de la libération. Mais je voudrais plus encore : la musique, le chant, fait de cadences et de rythmes, et cela ne va pas sans grand travail et sans rude effort sur soi-même. Cadou paraît avoir été indifférent à cette préoccupation technique, tout à sa quête poétique qu'il était, et à son monde d'émotions et de rêverie où il ne cessa de baigner tout au long de sa courte vie.

Il faut donc le prendre comme il est, dans ses trouvailles et son jeté, avec son désordre verbal, son imagerie personnelle, sa chaleur, son heureux détail à la volée. Voulez-vous le connaître ? Ouvrons son premier recueil et feuilletons. Quelquefois il ne s'agit que d'une belle attaque : « Tu es là, je tiens ton visage… Il gelait à cœur fendre… Ainsi la part est faite… Le vent déplace sur la dune... Un cœur qui n'a pas son pareil… Je ne sais rien de plus que vous… On vit au jour le jour, et tout le temps perdu, est gagné pour l'amour… Que fais-tu de la nuit… Toi qui n'as pas sommeil… Épaule accoutumée à ce flot de tendresse… » Ces vifs commencements nerveux, malheureusement, n'ont pas de suite, ou les conclusions dépassent ce qui les annonce. Je ne mets pas de sévérité à faire ces observations. René Guy Cadou méritait mieux que l'absence d'éducation formelle qui a précédé sa naissance à la poésie. On lui a enseigné, comme tous ceux de sa génération, que la poésie c'était le vague, et la liberté d'aller sans-gêne devant soi. Le lisant avec sympathie, déplorant sa brève existence et ses débuts sans lendemain, et en ce qu'il a fait comme c'est fait, je ne m'en demande pas avec moins de regrets où sont les écrits divinateurs de Rimbaud, où, les architectures profondes de Mallarmé, les condensations de diamant de Valéry, les grandes orgues de Claudel, les vives chansons de Paul Fort, les larges images de Saint John Perse, les élégies ardentes d'Aragon : tous maitres, même libérés de leurs champs concertés, en face de cette poésie disloquée, où le poète sans n'avoir pu d'autres règles que son abandon à soi-même et le va comme je te pousse du diffus.

Ce n'est pas critiquer Cadou que dire cela. C'est au système que j'en ai, dont René Guy cadeau, si doué, était la première victime. Quel dommage pour la poésie que cette mort prématurée ! Ses vers de 1944 – 1951, Hélène ou le règne végétal, attestent le progrès considérable et la maturité près de venir, moins par la voix de l'art que par celle de la vérité. Voyez-le encore entravé et lié, persuadé dans la première page de sa préface qu'il n'a « pas écrit ce livre » ; que ce livre lui « a été dicté ». En même temps, la page tournée sur cette déclaration d'assujettissement à la poésie involontaire, il annonçait la chose importante et pour le poète essentiel : « je parle de ce qui m'arrive. » Voilà le vrai, ci-dessus prononcé ; la seule chose aussi qui mérite et qui justifie l'audience. Et en effet tandis que les vers de Cadou prennent plus de densité et de poids, les pièces s'organisent mieux, les strophes ont plus de carrure, et l'accent du poète, douloureux ou tendre, sonne à la fois plus juste et plus plein. Le voici attendant son père disparu : « la porte est bien fermée… – Tu n'es plus là mon père – tu n'est pas revenu de ce côté-ci de la terre – depuis quatre ans – et dans la chambre je t'attends. » Et voici la maison d'Hélène : « je vivrai la parmi les roses du village – avec les chiens berger pareils à mon visa – avec tous les sarments rejetés sur mon front – et la belle écolière au pied du paysage… » – « Quand tu es loin de moi tu est toujours présente… – Et j'allais regarder souvent à la fenêtre – comme si le bonheur devait entrer par la… – Et si je pense à toi c'est qu'il faut bien choisir – entre avenir et souvenirs… » Cet élégiaque amoureux, avec parfois je-ne-sais-quoi de Francis Jammes, dans sa facilité chantante, aime la nature, les arbres, les bêtes. Il y a beaucoup de chevaux dans ses poésies, cela me plaît, nous nous serions bien entendus. L'analyste est le témoin de lui-même, aussi, on trouve chez Cadoux d'heureuses et de pénétrantes trouvailles : « Mais moi multiple mot blessé, moi partagé– vous qui me tourmentez visage de moi-même… – Accueillez moi du moins comme on accueille un pauvre… – Mais surtout vous n'allez pas me persuader que j'aime – quand c'est à mon insu que je veux tout aimer… –Voler! Mais si j'avais des ailes, que serait-ce ? – Coutume de rôder nuit et jour en mon rêve – tranquillement comme une bête des forêts… » Sur son père encore : "Ah! Pauvre père ! Auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi – et combien j'aime à travers toi toutes les choses de la terre ?… » Et à Hélène : « je t'attendais ainsi qu'on attend les navires… » – « Le temps d'une seconde et de l'éternité… » « Ami plein de rumeurs ou êtes-vous ce soir  ? – Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi… » Et ceci, à la liberté captive (écrit probablement pendant la guerre) : « mais tu remues en moi tes deux ailes fermées… »
La preuve est faite. Mais ce n'est encore ici qu'un échantillonnage, et il y aura à lire et à relire plus à fond et plus lentement. N'est-ce pas d'un très haut et très beau poète perdu qu'avec ses amis de l'Herne nous avons à prendre le deuil, à peine connaissance faite ? J'aurais 100 vers encore de lui à citer, riches de sens et devenus de bonne frappe. Cependant, il faut mettre à part, digne de Claudel et de Verlaine, par le débit large et l'humilité, comme une pièce capitale, le grand poème Nocturne, qui d'une façon émouvante, témoignent d'un nouvel aspect de Cadou, poète chrétien : « oh mon Dieu ! J'ai tellement faim de vous, tellement besoin de savoir… Je fais effort ! Je voudrais marcher à vos côtés et vous lire des vers – mais il y a ses relais si reposant dans les limites de la terre – Ah! Je me suis conduit de façon ignoble dans les cafés… – Oh mon Dieu ! Que la nuit est belle ou brille l'anneau de votre main… » Il n'en faut pas douter, René Guy Cadou est un vrai poète, qui convient dès à présent de mettre à sa place. Je la reconnais humblement : ses amis l'ont fait avant nous.

 

 

 

 


 

Pour le dixième anniversaire de la mort de René-Guy Cadou, par Henri Cazals

Combat, 29 mai 1961

 


 

Les petites revues de poésie, qu'elles soient ronéotypées, calligraphiées à la main ou imprimées sur ces petites presses de quartier qui respectent la moindre faute d'orthographe de leurs participants, nous rappellent notre jeunesse ; nous trouvons toujours un peu d'émotion à les feuilleter. Et puis nous espérons souvent que nous allons découvrir, perdu entre les lignes conformes, l'oiseau rate qui prendra la relève de ses aînés.

Le premier numéro des « cahiers de l’Herne          », qui vient de paraitre (28, boulevard Raspail, Paris 7), a déjà des ambitions plus hautes ; il rend hommage à un ce ces aînés : René-Guy Cadou, mort il y a dix ans. Un aîné c'est peut-être beaucoup dire, car Cadou n'aurait aujourd’hui que quarante et un ans et que l'âge d'un poète reste pour jamais fixé à l'âge où il cesse d’écrire : Rimbaud a vingt ans et Cadou trente à peine.

Mais la gloire de ce jeune instituteur de la Loire-inférieure, qui resta toujours dans sa province, n'a cessé de grandir auprès d'un public fervent, du jour où les Editions Seghers rassemblèrent ses poèmes sous le titre « Hélène ou le règne végétal » (1952). Et pour beaucoup il fait figure de maitre et compte parmi les cinq ou six poètes importants du début du siècle.

Certes on ne saurait trop conseiller à l'amateur qui veut s'initier aux secrets de la poésie contemporaine, et que rebutent la phrase sentencieuse d'un Saint-John Perse ou les ellipses d'un René Char, d'aborder les poètes que nous aimons par la lecture de Cadou. Cet homme est un carrefour : Francis Jammes et Apollinaire, Max Jacob et Pierre Reverdy, Cendrars et Paul Eluard et Supervielle, mais aussi Essenine et Lorca, Robert Frost et Ungaretti, c'est bien là l'étonnant (et peut-titre la faille) de cette poésie, qu'elle évoque sans cesse
une grande famille. Et matière d'Erik Clemensen, à qui l'on a conservé le style hésitant et les effroyables barbarismes, de Pierre Reverdy, de Roger Toulouse, de Daniel Gélin...

Un seul regret : l'absence de poèmes inédits de Cadou, l’annonce de notices biographiques et bibliographique du poète ; bref tout ce qui aurait pu appuyer notre désir de relire son œuvre, ou de l'aborder pour ceux qui ne la connaissent pas encore, et justifier le concert d'éloge un peu monotone de ses amis. Ceux-ci nous affirment à maintes reprises que le poète est toujours vivant ; est-il possible dans ce cas qu'il n'ait plus droit à la parole :

« En poésie comme en art, il ne sert à rien d'employer les moyens d'investigation moderne. La baguette du sourcier fait merveille là où la foreuse automatique ne découvre qu'une excavation béante. 11 faut apprendre à marcher avant de courir. L'idée de compétition n'entre point dans le système solaire de l'art. Au contraire tout est particulièrement réglé. C'est une question de lunaison, d'équinoxe. La plus formidable entreprise du Machinisme Moderne n'égalera jamais cette horlogerie délicate des marées.

La poésie ne devra jamais être pour vous une surcharge si délicate soit-il mais s'inscrire en filigrane dans la page, comme une onde à longue portée en plein ciel. Et dites-vous bien que plus vous aurez mis de vous en elle plus elle vous portera loin, plus vous aurez de chance d'atteindre l'anonymat notre seule gloire. »

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, par N.M.

La Nouvelle Gazette de Bruxelles, 8 mai 1961

 


 

Dix ans déjà que René Guy Cadou est mort. Il avait 31 ans. Avec lui s'éteignait une voix unique d'ans la poésie française de ce temps. Et pourtant, elle n'a rien de révolutionnaire ou d'obscur. Elle s'élevait comme une incantation, naissant sur les chemins du monde qui l'environne et qui s'identifie avec son existence.

Dans le paysage de Louisfert où il a vécu simplement mais avec ferveur pour la vie et ses simples miracles quotidiens, Cadou a, ainsi que l'écrivait Michel Manoll, transfiguré sa geste bucolique, afin d'attacher le lecteur par une intense puissance émotionnelle. La charge d'émotion de la poésie de René Guy Cadou est restée intacte. Le courant qui passe dans sa dernière œuvre « Hélène ou le règne végétal », a conservé toute sa puissance. On continue à entendre le battement du cœur, le souffle de la vie qui passe dans ces strophes ou l'amour et la passion de la nature se confondent avec la vie rêvée, et l'essence même des choses. L'œuvre de René Guy Cadou continuera à vivre. Elle est à la fois un chant d'expérience et une transfiguration de la vie, de sa vie inséparable de la nature et de la chair. Aussi n'est-il pas étonnant que tant d'écrivains aient apporté leur témoignage au poète dans le Numéro que la revue « L'Herne »      lui consacre. Tous les amis de Cadou sont là : Marcel Bealu, Michel Manoll, Jean Follain, René Lacôte, Pierre Seghers et combien d'autres pour saluer un poète qui n'a jamais triché avec son œuvre :         « Je cherche, sur-
tout, précisait-il en 1943, à mettre de la vie dans mes poèmes, à leur donner une odeur de pain blanc, un parfum de lilas, la fraicheur d'une tige de sauge ou d'une oreille de lièvre. Est-ce ma faute à moi si mon amour est sans histoire ».

N. M.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, par Luc Decaunes

La dépêche du midi, 27 juin 1961

 


 

Pour le dixième anniversaire de sa mort, René-Guy Cadou aura eu droit à une sorte d'apothéose : pendant quelques semaines, aux environs du printemps, journaux, revues, programmes radiophoniques ont accueilli son nom, célébré son œuvre, et le vieil Emile Henriot lui-même, si peu ouvert aux réalités poétiques, c'est à Cadou qu'il aura consacré son dernier feuilleton littéraire, comme on s'abandonne au remords. Fallait-il donc dix années de mort physique pour que soit reconnu, disons officiellement, un des plus authentiques poètes de cette génération ? Voici pourtant déjà longtemps que certains de ses poèmes figurent au répertoire des maîtres d'école, qui ne sont pas toujours aussi bien inspirés. Et il est bien que ce soient justement des enfants qui redisent ces vers où tout est appétit du monde et fondamentale innocence.

En France, où on lit si peu les poètes, Cadou obtiendra-t-il l'audience très large à laquelle peut prétendre une œuvre  qui contrairement à la plupart des tentatives poétiques de ce temps, se lit à livre ouvert et se situe résolument dans la lumière de la communication immédiate ? On veut l'espérer, puisqu'aussi bien deux livres viennent de Paraître, qui rassemblent la quasi-totalité de ses écrits poétiques. C'est, d'une part, chez Pierre Seghers, la réédition en un seul volume de tous ses derniers poèmes : Hélène ou Le règne végétal, c'est, de l'autre, par les soins si fervents de Jean Bouhier qui a pris à sa charge les frais de cette publication et sous le titre de Poésie la vie entière, l’édition collective des nombreux recueils que Cadou publia, de 1937 à 1942, recueils aujourd'hui introuvables.

Il ne manque donc que les écrits intermédiaires dont l'essentiel figure dans La vie rêvée (Laffont 1944) et dans Pleine poitrine (Fanlac 1946). Le contraste apparait d’autant plus grand entre l’œuvre d'adolescence et celle qu’il faut appeler de la maturité, encore que ce mot sonne singulièrement appliqué à un jeune mort de 31 ans. Ici ce sont des essais, des tentatives passionnées, où Cadou passe rapidement de la pacotille poétique à la mode de 1935, à l'imitation heureuse du grand Reverdy et de Supervielle. Là, c'est la voix d'un homme qui a trouvé son chant et qui, à travers une prosodie issue pour une part de Milosz et de Claudel fait entendre une voix partout reconnaissable.

Cadou a donné ses poèmes comme les pommiers de son pays d'Ouest leurs fruits, avec une générosité, un naturel, une constance bien rare à notre époque. Nulle ascèse, certes, dans cette éclosion spontanée, nulle volonté de surveillance ou de contrition. Mais la grâce de ce jeune chantre fut telle que la poésie lui venait avec le souffle; et qu'il lui suffisait de parler pour qu'on eût envie de l'écouter.

La source est là, il n'y a qu'à puiser à pleines mains. Et qu'importe que l'eau soit de terre et d'herbe mêlée ! Dans cet univers de la parole jaillissante, c'est l'amour de la vie et des hommes qui passe et repasse comme un vent chargé de sel.

Dans les dernières années de sa courte vie, la foi religieuse lui était venue. Mais c'était une foi d'enfant, un naïf élan vers la fable d'amour, et les chants qu'elle lui inspira ne pouvaient s'accommoder des officines à péchés ! Car l'idée de péché fut toujours étrangère à Cadou, car tout plaisir de vivre lui semblait baigné naturellement d'innocence.

Oui, la vie fut sa passion, la vie dont il avait la gourmandise éblouie de ceux qui ne disposent que de peu de temps. Et son art poétique, c'est un cri d'amour pathétique :

Même dût-on mourir dans le frais de son âge
Rien que d'avoir posé son front sur un corsage
Et fût-il d'une mère on a bien mérité
De croire dans la vie plus qu'en l'éternité.

 

 

 

 


 

De René Guy Cadou à Jean Paul de Dadelsen, par Claude Mauriac.

Le Figaro, 23 août 1961

 


 

Une jeune revue, L'Herne, dirigée par Dominique de Roux et Henri Kellerbach, vient de consacrer son premier numéro à René-Guy Cadou. Première livraison imprimée, car, nous disent ses animateurs, il y a plusieurs années, avec Georges Londeix, Jean Ricardou, Jean Thibaudeau, nous publiions  L'Herne ronéotypé à trois cents exemplaires et comptant un seul abonné, Mr Pierre Seghers.

Ces cahiers sont appelés désormais à une plus grande diffusion. On peut se procurer, 28 boulevard Raspail, celui où le même Pierre Seghers assure de René-Guy Cadou qu'il est « d'ores et déjà un poète classique », et le vérifier, non à la lecture de ses œuvres, mais en croyant le témoignage de ceux qui les aiment.

Ces poèmes de René-Guy Cadou, mort à trente et un an, en 1951, vous les lirez dans l'anthologie publiée en 1954 chez Pierre Seghers (encore lui) par Michel Manoll :           

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles...

On trouvera dans toutes les histoires de la littérature contemporaine des indications biographiques, bibliographiques et critiques sur René-Guy Cadou. C'est, en revanche, vainement qu'on y chercherait mention d'un autre poète, prématurément disparu, lui aussi, en 1957 (il avait quarante-quatre ans), Jean-Paul de Dadelsen. Une revue éditée chez Juliard, Cahier des Saisons, vient heureusement lui dédier la plus grande partie de son dernier numéro. Nous y lisons, sous la signature de son secrétaire général, Jacques Brenner, ces affirmations sans doute exagérées.

« L'ensemble que publiera la librairie Gallimard cet automne nous permet de placer Jean-Paul de Dadelsen parmi les grands poètes de tous temps, sur le même plan que Claudel et que Saint-John Perse (...) Dadelsen ne s'est peut-être pas affirmé pleinement, mais il n'en est pas moins l'un des quatre ou cinq écrivains de cet après-guerre dont la survie littéraire nous paraît le mieux assurée. »

Nous attendons le recueil annoncé pour nous faire une idée personnelle sur un talent qui éclate dans les traits publiés par les Cahiers des saisons. La chaleur des témoignages rassemblés sur Dadelsen noua fait regretter de ne l'avoir jamais rencontré. Reçu premier à l'agrégation d'allemand, professeur de lycée, officier de parachutiste dans les F.F.L., collaborateur de Camus à Combat, traducteur de Keyserling, et pour finir assumant de hautes fonctions auprès de Jean Monnet, Jean-Paul de Dadelsen fut surtout le bon poète que ses meilleurs amis soupçonnèrent à peine dont nous ne savions rien, et que nous allons découvrir.

 

 

 

 


 

« L'Herne », revue des poètes, peintres et cinéastes : hommage à René-Guy Cadou

France Soir, 8 septembre 1961.

Il est bon que les amis de René-Guy Cadou, un grand poète trop vite disparu, se soient réunis pour lui rendre hommage.

 


 

Cet hommage fait l'objet du premier numéro des cahiers semestriels de « L'Herne », dirigé par Dominique de Roux et Henri Kellerbach et qui seront « toujours consacrés à un poète, un écrivain, un peintre, un cinéaste » dans le dessein de réunir autour de lui « aussi bien les témoignages de l'amitié que les « articles », « délivrance » de poètes, d'écrivains, de peintres, de cinéastes contemporains plus poussés par l'attachement et la fidélité que par le devoir et l'intérêt ».

Le recueil s'ouvre sur le témoignage de Pierre Seghers qui fut le seul abonné des Cahiers de « L'Herne » lorsqu'ils parurent.

« Cette poésie se fait sans cesse des amis nouveaux : œuvre d'amour, elle reçoit l'amour ».

Viennent ensuite Hélène Cadou, Pierre Reverdy, Armand Lanoux, Pierre Jean Jouve.

Daniel Gélin : « Les mots de Cadou me conviennent tellement qu'en les murmurant, j'ai l'impression de les trouver moi-même. De les avoir mûris, vécus... »

Tant d'autres encore ; André Salmon, Pierre Mac-Orlan, Blaise Cendrars, Max Jacob, Jules Supervielle :

« Votre poème est sur ma table. Il l'illumine et l'humanise. Son accent me touche beaucoup et je l'entends en moi qui chante. »

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, poète nantais né à Sainte Reine, par Camille Bizot

 

Les annales de Nantes et du pays nantais, n°122 XXV 1961

 


 

Les solennités et les hommages qui ont marqué à Nantes, à Louisfert et dans la Presse bretonne ou parisienne, le 10e anniversaire de la mort de René-Guy Cadou permettent de mesurer tout le terrain conquis par le poète dans l'esprit du public depuis dix années durant lesquelles Pierre Seghers, le grand éditeur des poètes, Jean Bouhier, l'animateur des Cahiers de l'École de Rochefort, L'Amitié par le livre et bien d'autres encore, ont fait tout ce qui était possible pour diffuser ses ouvrages.

Mais voici que l'image de Cadou commence à se figer. On parle du poète instituteur, du poète de Louisfert et ce sont les mêmes aspects élémentaires qui réapparaissent, ceux de l'image d'Epinal qu'il devient.

Ne devient pas image d'Epinal qui veut. Qu'il me soit permis, cependant, d'essayer d'évoquer ici quelques traits de cet homme infiniment sympathique, cordial et vivant. Vivant, au point que je ne parviens pas encore à penser que, si je descendais ce soir à la halte de La Claie, je ne trouverais pas, sur la route de Louisfert, la courte silhouette de Cadou venant de son pas roulant et pressé au-devant du visiteur.

Cadou était, avant tout, et essentiellement, un Nantais. L'accueil reçu chez lui était celui de la campagne nantaise, où l'hôte, sitôt arrivé se trouve devant une table servie. Il aimait aussi tous les aspects du pays nantais dont les beautés secrètes n'apparaissent pas à tous les yeux parce qu'ils n'ont pas ces caractéristiques violemment accusées de la Bretagne et de la Vendée. Le pays nantais c'est, par endroits, une Bretagne adoucie, mais c'est un peu la Vendée et c'est encore aussi le Maine-et-Loire. Cette diversité qui forme, par on ne sait quelle alchimie, l'unité nantaise plaisait à Cadou et ce ne sont pas tel vers sur « le pays sans charme où je suis né » ou telle boutade que l'on trouverait dans sa correspondance qui peuvent en faire douter. Il aimait ce pays, et c'est avec fierté qu'il faisait admirer le large étalement de la plaine piquetée d'arbres sur laquelle ouvrait la fenêtre en face de laquelle était installée sa table de travail.

Pour Cadou, dans la solitude de Louisfert, la grande affaire de la journée, en dehors du moment où il se retrouvait à sa table de travail, attendant et même forçant l'inspiration, c'était le passage du facteur. Il écrivait volontiers et recevait beaucoup de lettres. Celles-ci étaient classées méticuleusement, car Cadou était ordonné jusqu'à la manie. (On a noté, et c'est certainement très juste, qu'il ne pouvait écrire si un seul des objets familiers se trouvait dérangé). Plusieurs de ses correspondances avaient été ou étaient encore très importantes et suivies. En particulier, avec Max Jacob, dont il conservait 300 lettres, coupées de dessins ou de poèmes, ou avec Reverdy à qui il écrivait et qui lui répondait chaque semaine. J'ai eu souvent le plaisir de jeter les yeux sur certaines de ces lettres. De certaines, Cadou était particulièrement fier : je me rappelle notamment une lettre d'Allain, l'auteur de Fantômas, qu'on réédite aujourd'hui, qui parlait d'Apollinaire, le plus célèbre de ses admirateurs.

Comment terminer ces quelques lignes sans nommer Hélène Cadou, la compagne si douce et discrète qui domine toute l'œuvre du poète. René-Guy Cadou et sa femme se complétaient miraculeusement, et il faut admirer avec quelle « efficacité » cette femme a su, jusqu'au dernier jour, soutenir celui qui ne savait pas, elle qui savait. Hélène Cadou, qui a toujours vécu dans l'ombre de son mari, est extrêmement intelligente et cultivée. Et ses dons de poète se sont exprimés dans deux recueils : Le Bonheur du jour et Cantique des nuits intérieures.

Dix ans se sont écoulés depuis le jour où les amis de Cadou reçurent le mince cahier des Biens de ce monde, la première de ses publications sous la marque d'un grand éditeur parisien! Quelques jours après, le jour même du printemps 1951, le poète expirait et son cercueil jonché de primevères partait vers le cimetière nantais où il repose aujourd'hui. Dix ans pendant lesquels les amis de Cadou ont su imposer son œuvre et faire de lui une des illustrations du pays nantais, de la Bretagne et de la Poésie française.

Camille BizoT.

Dans Florilège Poétique publié récemment par « l'Amitié par le Livre », on trouve une page infiniment sensible où le mari d'Hélène, chante sa commune natale Sainte-Reine. Calme village avec ses maisons basses à toit de chaume doux et lustré comme le pelage des bêtes sauvages. Il connaît en hiver tout un monde d'oiseaux migrateurs qui meublent et élargissent l'horizon gris de La Brière.
Pour l'acquisition du florilège de l'Amitié par le livre, conditions spéciales à tous ceux qui se recommanderont des Annales de la Société Académique de Nantes en écrivant à C. Bizot, BP., 20, Quimperlé, Finistère.

 

 

 

 


 

Un grand événement littéraire : le recueil posthume de René Guy Cadou « Le Cœur définitif », par Pierre Mac Orlan

Courrier de l’Ouest, Angers, 4 janvier 1962


 

Une grande nouvelle pour les très nombreux et surtout très fervents admirateurs du pur poète que fût et demeure, par-delà une séparation qui ne peut être une frontière, René Guy Cadou. Le recueil posthume des poèmes restés inédits était depuis quelque temps annoncé ; il était impatiemment attendu et voici qu'il vient de paraître:

C'est le grand éditeur de la poésie contemporaine, poète lui-même d'une rare qualité, Seghers, qui en a assuré la présentation parfaite: Toutefois, c'est à l'admirable amour de Mme Cadou (« Hélène et le règne végétal »)       qu’est en premier lieu dû ce « Cœur définitif », titre si conforme, si exact, si émouvant aussi. Trois parties dans ce recueil où les poèmes se trouvent classés dans un ordre chronologique qui correspond à des thèmes d'inspiration... « La vie est en jeu » s'applique à la période de l'immédiat après-guerre : 1944-1946. « L'aventure n'attend pas le destin » comprend, Les années 1947 et 1948 et cette deuxième partie est la plus importante en nombre. La troisième cependant retiendra davantage encore l'attention. Elle va de 1949 à la mort en 1951 et porte en sous-titre « Que la lumière soit » qui en définit bien le sens et la portée.

Nous reviendrons, pour l'analyser, sur ce livre capital. Dès aujourd'hui, en ce début d'une année nouvelle, coïncidant avec l'anniversaire de la mort d'ion autre très grand poète de chez nous (il n'y a pas loin de Liré à Louisfert), ce nous est un devoir de gratitude, de piété et d'admiration, de saluer la mémoire d'un écrivain d'élite, porte-parole de nos inquiétudes comme de nos espoirs et devenu l'Ami mérité pour ceux qui ne l'ont pas connu. Ce devoir, il nous semble ne pouvoir mieux le remplir qu'en reproduisant la très belle préface que Pierre Mac Orlan, de l'Académie Goncourt, a écrite pour « Le Cœur définitif ».

Article de Pierre Mac Orlan

Le premier message qui fit entrer le poète René-Guy Cadou dans ma pensée portait ce titre : « Les Cahiers de Rochefort ». C'était une petite revue lyrique, d'une jeunesse déjà éprouvée et mûrie par des expériences poétiques qui révélaient des personnalités. C'était aussi un message imprimé sur un papier sans origine, un papier rude et simple comme les saints bretons, les saints de bois et toutes les choses populaires qui enrichissent l'existence quotidienne de ceux qui les méritent. C'est dans ce monde sentimental que j'ai rencontré pour la première fois, entre Sainte-Reine-de-Bretagne en Brière et les images médiévales de Clisson, le poète René-Guy Cadou.

Ecrire sur la première page d'un recueil de poésies me paraît une tâche présomptueuse dont l'amitié peut seule adoucir la lourdeur. Je pense que la poésie se suffit et que toutes les exégèses qu'elle semble provoquer ne répondent pas au désir de ceux qui, loyalement, de bonne foi, veulent expliquer le charme de la poésie considérée comme un simple produit de fabrication surhumaine. Le mot surhumain est ici, je crois, à sa place en ce sens qu'il contient l'inexplicable de ce qui est humain et les confidences de l'inexplicable. C'est en relisant « Hélène et le règne végétal » que j’ai subi, encore une fois, un message de René-Guy Cadou, un message où le mot « fin », qui existe déjà en filigrane sur le papier dont se servit le poète, fait apparaître cette lumière spirituelle qui n'est pas celle qui éclaire la vie soumise aux exigences élémentaires de la condition des hommes. L'œuvre entière de notre ami s'inscrit entre ces deux images : Hélène et les végétaux en fleurs, l'humain et le merveilleux.

C'est l'essence même de cette raison de vivre qui est, celle que tous les homme admettent souvent à leur insu. Ecrire sur l'œuvre d'un poète est aussi inefficace que d'écrire sur le bleu, le rose, des bleuets, des lys ou des roses. Tout ce que nous savons sur ce sujet c'est que, dans le jardin des roses par exemple, ii en est une qui s'appelle la Gloire de Dijon, comme dans le jardin des floraisons de l'humanité il existe un épanouissement fleuri que René-Guy Cadou appelait Hélène. A ce point de nos connaissances, en ce qui concerne la révélation poétique, nous sommes arrêtés ; et pour l'inexplicable, nous devons nous confier à la délicatesse de nos propres dons et à nos ineffables instincts qui nous conduisent à travers les mondes imaginaires.

C'est dans cette galaxie réservée aux poètes que nous pouvons imaginer l'affectueux René-Guy Cadou, grand poète parce que c'était sa mission. Lui vivant, il ne refuserait pas cet hommage parce que cet hommage il en ferait don lui-même à tous ceux qui vivent dans le climat inexprimable où les hommes fleurissent comme fleurit la population des jardins légendaires, quand la pensée évolue entre la rose et les fleurs de cerisier, entre les orchidées littéraires et le muguet des premiers aveux, dans l'innocence absolue.

Pierre MAC ORLAN de l'Académie Goncourt

 

 

 

 


René Guy Cadou, par René Lacôte

La chronique de poésie

Les Lettres Française, 25 janvier 1962


 

Un important recueil de poèmes inédits de René Guy Cadou, 10 ans après sa mort, a paru chez Seghers, il y a deux mois, sous le titre Le Cœur Définitif, avec une préface de Pierre Mac Orlan, et une couverture illustrée par le portrait désormais justement célèbre de Roger Toulouse.

Depuis deux mois j'attendais, pour bien des raisons, je ne voulais pas être le premier à dire que ce livre attendu est un beau livre. Depuis deux mois, ceux qui furent tant empressés à faire servir Cadou à leur proprement gloire, se tiennent enfin cois, très occupés d'ailleurs à fêter une Légion d'honneur toute neuve dont on parlera longtemps. Ce sont maintenant les jeunes qui nous parlent de Cadou. Et pas seulement des poètes, c'est une jeune comédienne, Janine Blanchet, qui a donné le signal en choisissant de présenter à la radio quelques poèmes du Cœur Définitif. Voilà d'excellents signes. Voilà René Guy Cadou enfin libéré d'une secte vaniteuse, usurpatrice et jalouse. A partir de ce moment, où elle appartient manifestement à tout le monde, son œuvre est entrée dans l'histoire. Il n'aura fallu pour cela que dix ans. Si nous en jugeons par les comparaisons qui nous viennent à l'esprit si nombreuses, c'est fort peu de temps. Il est peu de jeunes poètes qui se soient imposés de la sorte. Car René Guy Cadou, il mourut à 30 ans, est un jeune poète pour l'éternité.
Le Cœur Définitif réunit, de 1944 à 1951, des poèmes qui, dispersés dans les revues et des plaquettes aujourd'hui introuvables n'avaient pas trouvé place dans Hélène ou le Règne végétal, dont ils auraient rompu l'unité. C'est le seul ouvrage authentiquement posthume, car c'est un recueil complémentaire. Il ne se compare donc pas à Hélène, qui demeure le livre essentiel de Cadou. Mais il ne contient rien d'inutile, mise à part une première page extraite de la correspondance et surajoutée pour tenter d'accréditer encore cette légende selon laquelle René Guy Cadou n'a été conçu, n'a écrit et n’est mort que pour la plus grande gloire de Michel Manoll sont créateur. L'ensemble du recueil, à part cela, est authentiquement poétique, composé de textes que Cadou n'avait nullement rejetés et qu'il réservait vraisemblablement pour d'autres livres qu’ Hélène.

Je n'entends absolument pas que dans ses poèmes autres que ceux d'Hélène il y ait quoique ce soit qui s'opposent aux poèmes d'Hélène. Les deux livres qui sont contemporains appartiennent à ce qu'on peut appeler le même cycle, celui de Louisfert et d'Hélène, où la solitude et la mort, ont fait de Cadou un grand poète. Cadou n'est pas pour autant un solitaire, loin de là. La solitude est un besoin pour sa création, ce qui ne lui est d'ailleurs pas particulier. Il s'ouvre, de Louisfert, à tous les bruits du monde et l'amour y contribue profondément. Il y a en cela, de l'amour, ce sens très nouveau dans notre poésie qu'Aragon Éluard peu d’années auparavant avaient illustré. Cette conception, c'est évidemment dans un Hélène que, chez lui, il apparaît avec la plus grande évidence. Le Cœur Définitif accentue le témoignage, bien qu'il soit le recueil des poèmes où Hélène n'apparaît pas constamment. Car il se lit comme il a été écrit, dans la lumière de l'amour.
Si les gens de Rochefort, résolument, pendant 10 ans ont voulu masquer ce qui a  grandi Cadou pour se situer eux-mêmes à l'origine de toute son inspiration,

Rochefort demeure pour Cadou, un point de départ. Il le conçoit, certes, à l'opposé de ce qu'on nous a dit. Il est beaucoup à l'origine d'une « école » qui ne prit jamais d'existence réelle et à laquelle il avait été seul à croire. Sa déception, il l’a dite dans Hélène, cruellement et justement. Mais il se souvient avec émotion de ce qui aurait dû être, si on avait voulu le croire – ou si on avait eu les moyens de le comprendre – mais il ne peut rien rejeter car sa déception entre beaucoup dans sa résolution de Louisfert, dans sa résolution de poursuivre seule une poésie qui aurait pu être celle d'une génération et qui repart des plus élémentaires valeurs traditionnelles de l'humanisme. Il lui faut, autour de lui, retrouver un nouveau groupe fraternel sur lequel il a besoin de s'appuyer pour avancer. Quelques-uns sont d'ailleurs les amis de son enfance. Cadou s'appuie ainsi sur des peintres, sur un imprimeur, et quotidiennement sur les gens du village. Mais ces poètes ne sont plus de son âge et quelques-uns ne sont pas même de son siècle, alors que sa propre poésie, résolument d'aujourd'hui, tend à réhumaniser la dure vie moderne. (Il ne parle pas de Francis Jammes, dont il a les admirables qualités, mais non les travers agaçants et les parti pris rétrogrades.)

Ce livre nous apporte ainsi des références pour éclairer avec l'œuvre entière l'évolution de Cadou dans ses huit dernières années, si fécondes. Mais s'il est inégal, comme tous les recueils constitués après la mort des poètes de ce qu'il n'avait pas eux-mêmes recueillis, il contient aussi des poèmes qui ont l'importance et la beauté de ce qu'on lit dans Hélène. Ce livre complémentaire n'est pas un livre secondaire, et les lecteurs de Cadou ne peuvent s'en dispenser. Ils y trouvent d'ailleurs les grands poèmes et nous avions lu en édition de luxe ou à tirage restreint, et dont la réimpression depuis longtemps s'imposait, comme La Lettre à Jules Supervielle ou L'homme de Jean Lurçat. Mais à côté de ceci il en est de moins beau qui, dans les pages d'anciennes revues confidentielles de province, aurait fini par se perdre, et qui enrichissent encore notre connaissance d'un poète qui fut un homme d'une exceptionnelle qualité et qui se livrent à nous sans recherche vaine. Il le dit lui-même :

Je prétends à la vie
Et ne supporte pas
Qu’on me tienne enfermé
Dans les pages d'un livre

C'est tout son « Art Poétique ». C'est la leçon de son œuvre que dès ses premiers vers, il voulut nous apporter.
Et c'est pour cela qu'il survit si bien.

 

 

 

 


 

Pierre Seghers, René Guy Cadou, Jean Rousselot

Les Lettres Françaises, 8 février 1966

 



Pour Cadou, Läcôte écrit:

En attendant l'édition de poche d'Hélène ou le règne végétal, qui doit étendre encore l'audience de René Guy Cadou, les admirateurs de son œuvre pourront découvrir quelques poèmes inédits qu'il avait écrits pour les enfants, ou plus exactement dans le climat de l'enfance. La maison de la culture de Bourges, qui rendit hommage au poète il y a un an et lui consacra une très remarquable exposition, a édité ce petit recueil sous le titre les Amis d'Enfance, dans une excellente typographie et dans une présentation originale.

Les lecteurs de Cadou le retrouveront dans la fraîcheur et la simplicité de ses chansons dont quelques-unes même sont de sa meilleure veine. Pour qui le découvrirait avec ce recueil et ne saurait, par conséquent, relier ses accents à ceux qui les prolongent et les amplifient dans Hélène ou le Règne végétal, il se pourrait que la voix semble un peu mineure. C'est dans le contexte des œuvres poétiques complètes que Les Amis d'Enfance prendront leur vraie valeur. Réciproquement, elles éclairent l'enracinement de cette poésie. Il serait donc temps de réunir l'ensemble des poèmes de Cadou, ou l'on pourrait être tenté de faire un choix comme le fit désastreusement Menanteau, alors que ce poète, dans son évolution, son ascension et sa diversité, est finalement d'un seul tenant.
En attendant, on trouvera pour la musique, dans les amis d'enfance, des poèmes qui ne semblent attendre que d'être chanté et qui ne manqueront pas de trouver ainsi un succès certain.

Ce beau petit livre porte en frontispice un autoportrait dessiné par an René Guy Cadou et, sur les parements de la couverture, la reproduction de deux poèmes autographes.

Quant à la préface, ce qu'on n'en peut dire de plus indulgent et qu'elle est parfaitement inutile.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou ou la poésie telle qu’elle est

La Réforme, 27 septembre 1947

 


 

René-Guy Cadou est né en 1920, au pays de Brière. Animateur, avec Jean Bouhier, des « Cahiers et des Amis de Rochefort », il vient de faire paraître successivement « La Vie rêvée » (Laffont, éditeur), une étude sur le poète d' « Alcools » « Testament d'Apollinaire » (Debresse, éditeur), et une plaquette de poèmes nés de la Résistance et de la guerre, « Pleine Poitrine » (Fanlac, éditeur).

Devant les poèmes de René-Guy Cadou, il serait vain de se demander ce qu'il croit, encore moins ce qu'il pense. Celui qui accepte de partager son poème et d'entrer dans l'instant où il a été vécu, rencontre un homme parfaitement dépouillé devant les choses, devant les êtres, devant lui-même. Il est un de ceux qui dissipent enfin toute confusion entre poésie et art littéraire. Poésie pour lui : affaire de cœur, au sens pascalien; mais cette sensibilité-là, n'est donnée qu'aux pauvres en esprit, aux humbles, aux êtres de charité, pas besoin d'en dire davantage pour faire comprendre que le chrétien, celui qui croit au seul Seigneur, trouve un aliment vivant dans cette Jeune poésie, à tant d'égards foncièrement païenne sans doute, mais en tout cas pas idolâtre, puisque l'homme refuse d'abord de se donner une réponse et de l'adorer : qu'elle ait nom beauté, morale, ou même Dieu. C'est pourquoi surtout celui dont une théologie simplement apprise risquerait de raidir les sentiments, ces réactions élémentaires de l'homme devant le monde du péché, mais aussi de la rédemption, retrouvera, à travers les maladresses elles-mêmes de cette expression toujours en recherche, le cri pur de la créature qui se soumet devant le mystère de la souffrance et de la Joie.

Alors, le chrétien ne peut plus que dire, quitte à soulever la révolte du poète : « En voilà un qui sait, et ne sait pas quel est son Seigneur. »

J.

Suivent deux poèmes

Le temps perdu
Le pays d’Abel

 

 

 

 


 

Pour qui et pourquoi écrivent André Billy, Edmond Fleg, René Jouglet et René Guy Cadou

Les Lettres Françaises 22 juillet 1948

 



A  la question posée par René Lâcote à René Guy Cadou, dans les lettres françaises du 22 juillet 1948, pour qui et pourquoi écrivez-vous, il répond :

J'écris par ambition : pour me mériter moi-même, pour me persuader que je vis – par innocence, sans doute.
L'imprimatur, qui n'est plus donnée aujourd'hui par le haut clergé – en attendant qu'on y revienne – mais par de nouveaux pontifes qui ont nom : Freud, Kierkegaard, Sartre, Paulhan, Maritain ne m'empêche pas de dormir.
Il faut revenir à la fresque, à la muraille, et ceci vaut aussi bien pour nous autres poètes que pour les peintres. On nous attend en haut de l'échelle. Ce nouveau Moyen Âge reconnaissable à des signes qui ne trompent pas, réclame de nous des chansons de Vaguant, des chants du peuple.
Le peuple a faim. Ce n'est pas les festins solitaires de certains, ni les grands banquets à propagande des autres qui le tentent, mais une bonne et vieille cuisine à la française. Les éditeurs et les poètes n'ont que ce qu'ils méritent, et je ne peux qu'applaudir à ce silence qui se fait autour de la chose imprimée.
J'écris pour des oreilles poilues, d'un amour obstiné qui saura bien, un jour, se faire entendre.

 

 

 

 


 

La Maison d'été de René Guy Cadou,  par Robert Kemp

Les Nouvelles Littéraires, 12 janvier 1956

 



Je vous signale, avec sympathie, la Maison d'été, roman posthume de René Guy Cadou, que nous ne connaissons que comme un bon et délicat poète. Roman virgilien, sans aucune fadeur et un peu mystérieux, car, sur le passé du protagoniste, l'auteur ne jette que des lueurs légères. Ce passé, celui d'un certain Gilles, a sans doute d'étroite ressemblance avec celui de l'auteur, en plus noir. D'où un excès de discrétion. Le goût du secret, une sorte d'antibalzacisme qui est un devoir de la littérature pour la génération de Cadou.

Gilles, qui ne trouve jamais de travail, et manque plusieurs fois de mourir de faim, goûtera la paix auprès d'une vieille paysanne qui l’aime comme son enfant, et qui déborde de tendresse et de générosité. Elle l'accueille. Il se fait ouvrier agricole et subit la tentation charnelle, pour une belle grosse fille, fraîche et « toute à tous », indigne de lui, et dont il sera le seul amour cependant. D'où le caractère à la fois virgilien et zoliste de la plus grande partie du volume, et la meilleure. Un beau réalisme, où travaille le levain poétique. Assez arbitrairement, l'écrivain découvre pour Gilles une jeune violoniste qui fera son bonheur ; tandis que la paysanne s'enfermera dans une maison de fille ; aujourd'hui fermée évidemment.
On n’aperçoit pas les « pourquoi » de ce roman. Mais il a du suc, de bonnes odeurs champêtres, et il est artistement écrit.

 

 

 

 


Une exposition Cadou, par René Lacôte

Les Lettres Françaises, 8 juin 1961

 



René Guy Cadou est actuellement célébré à la galerie Ravier, rue Guénégaud, par une exposition qui demeure ouverte jusqu'au 10 juin. Organisée pour le 10e anniversaire de la mort du poète, et en étroite liaison avec le numéro d'hommage de la revue l'Herne, cette exposition tente pour la première fois une présentation objective du poète dans sa vie, dans son œuvre et dans les lieux d'élaboration de celle-ci. Je pense que cette présentation est encore incomplète. Le moment n'est sans doute plus très éloigné où il sera possible de montrer un ensemble plus riche de documents représentant la vie et l'œuvre de Cadou dans leur complexité et leur totalité. Mais il est extrêmement remarquable que la galerie Ravier tende maintenant vers un tel but dans sa présentation des pièces qui lui ont été confiées.
On a réuni d'abord sous vitrine, une série bien complète de plaquettes et des livres de René Guy Cadou en donnant ainsi  à voir les témoignages d'une activité que beaucoup étaient loin de supposer. On avait pu ensuite consulter déjà quelques bibliographies, dont la plus accessible et la plus connue était celle de la monographie de Michel Manoll pour les Poètes D'aujourd'hui. Il n'empêche que toutes les plaquettes étaient épuisées, qu'un imposant recueil, La Vie Rêvée, n'a pas été réédité, et que pour un grand nombre de ses lecteurs Cadou se trouve tout entier dans Hélène ou le Règne végétal. Ce livre réunit bien, en effet, presque tous ses meilleurs poèmes (avec Pleine Poitrine qui ne se trouve plus). Mais la formation et l'évolution de Cadou ont un intérêt considérable qu'on ne peut méconnaître. C'est de quoi la galerie Ravier a le mieux rendu compte.

Les documents exposés, en effet, sont très significatifs à plusieurs égards : ils exposent admirablement les origines de Cadou, ses débuts littéraires et enfin, la situation que son œuvre avait acquise à l'époque de sa mort.

Autour des livres de Cadou, la cimaise est occupée par les tableaux qu'il aimait, témoignage à la fois de ses amitiés et de ses goûts, de Toulouse et Jégoudez à Picasso, Max Jacob et Jean Lurçat. De Cadou lui-même, quelques portraits d'amis complètent ce témoignage.

Ce qui manque est capital et c'est ce qu'on a toujours voulu masquer. Je n'en ferai donc point reproche aux organisateurs de l'exposition qui ne pouvait inventer ce qu'ils ignoraient encore. Aujourd'hui, il est permis de mettre enfin l'accent sur ce qui va compter d'abord dans la vie de Cadou et qui touche aux dernières années, dans lesquelles il devint un grand poète.

La situation de René Guy Cadou, en effet, et en peu de temps, a beaucoup changé. L'exploitation qui fut faite de sa gloire par un petit groupe intéressé, et que je dénonçais ici même dans un article qui fut reproduit par l'un d’eux, indigne maintenant beaucoup d'autres que moi. Ce que j'ai dit à cet égard a pu ne pas être inutile. Mais en rappelant à nos lecteurs l'article que lui consacré ici Pierre Daix au lendemain de sa mort, je veux à mon tour, et à cette occasion, rendre hommage à Émile Henriot, qui consacra à Cadou son dernier article du Monde et fut ainsi, avec l'autorité que chacun lui reconnaissait, le premier critique à pouvoir efficacement faire éclater cette chapelle dans laquelle on tenait enfermé ce poète.

Si les documents exposés rue Guénégaud reflètent encore l'image créée par l'école de Rochefort autour d'un très jeune poète, encore débutant, on sait déjà mieux aujourd'hui quelle déception avait finalement été pour Cadou la faillite de ce groupe que la paix revenue dispersa. Cadou resté seul avec son rêve d'une poésie purgée de son intellectualisme, tandis que les poètes de Rochefort retrouvaient, découvraient avec délice Saint-Germain-des-Prés. Après ces trois années de Rochefort, Cadou se marie et poursuit son œuvre auprès Hélène dans la solitude de Louisfert. Cadou a continué à tant donner à l'amitié qu'on a voulu et qu'on a pu réussir à masquer pour un temps la réalité de ces années de Louisfert, les plus longues, les plus riches et les plus fécondes – ces années, finalement, où Cadou près d’ Hélène se découvre lui-même et s'affirme dans son œuvre. Après 10 ans d'usurpation post– Rochefortaise, il est enfin temps de commencer à situer, à sa place primordiale, le rôle d'Hélène et de l'amour dans ce qui fut la découverte par soi-même et l'affirmation d'un grand poète.
C'est là ce qu'avant tout il faudra mettre en lumière si l'on obtient un jour à Nantes une salle de musée pour Cadou. Dans la perspective où, joint à l'hommage de l’« Herne », ils nous sont présentés, les documents de la rue Guénégaud sont déjà le noyau de cet ensemble à venir.

 

 

 

 


 

Ce monde, ses images et ses délires… A Cadou le mort resté vivant, par P.L.

Le courrier de l’Ouest, Angers, 5 juillet 1966

 


 

C'est ainsi que René-Guy Cadou a été trop souvent méconnu de son vivant alors que ce n'est pas seulement son œuvre qui nous transmet aujourd'hui des « messages » à n'en pas finir. En particulier sur la mort et l'amour. Parfois il les confondait. Ainsi quand il parlait de ses « fiançailles » avec cette mort en robe blanche qu'il vit venir « de loin » mais qui se rapprocha si vite pour une fin si cruelle :

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles

Si tout doit s'arrêter
Si les poumons se vident
Si mon front a bouclé son chemin sous les rides
Si ma voix ne sait plus les paroles dorées
Alors tu peux venir
Je t'ouvrirai la porte 
Mais nous irons dormir ailleurs que dans les prés

L'homme aussi était merveilleux. Et l'un de ceux    qui l’ont approché, compris, soigné et le mieux aimé, le professeur Marc Nedelec de la Faculté de Médecine de Nantes, ami des poètes, du cher Max Jacob, de Michel Manoll (qui vient de réapparaitre à Solesmes), de Pierre Reverdy, mais de Cadou surtout, a su exprimer ce qu'il y a eu d'admirable et de tragique dans cette ruine de l'être le plus clair et le plus pur, par l'action sournoise du mal le plus ténébreux : le cancer.

« L'ennemi qui sera détruit le dernier, c'est la mort » (Paul I, Cor. XV, 26).
J'ai gagné souvent contre la mort. Mais ce n'était que pour retarder l'échéance. J'ai perdu déjà beaucoup de mes amis — ô Max — j'ai vu souffrir, et mourir, ceux qui m'étaient chers, j'en ai trop vu disparaître de la surface de la terre pour accepter d'en parler d'un cœur léger ou avec des paroles vaines.

Les hommes de ma discipline ne peuvent guère conserver d'illusions. Pour la lutte à laquelle ils sont appelés, une terrible lucidité est requise: le monde où nous nous complaisons n'est fait que de reflets et d'apparences. Les réalités biologiques sont souveraines et cruelles. Tout s'efface, tout se corrompt, tout se défait, tout se délie, tout sombre à chaque instant dans une nuit abominable. Le jour appelle la nuit, la nuit appelle le jour, le cycle du temps, implacable, se referme sur nous. Alors quand notre monde est détruit, quand notre solitude où nul ne peut pénétrer se dissout à son tour, que nous importe ce monde qui continue et ses magies et ses délires ?

L'horreur du mal que nous subissons et du mal que nous laissons, le courage de faire face chaque jour, sont la seule ressource sure, la règle et le secret. Ces pensées amères sont difficiles à entendre. Je sais bien qu'envers et contre tout une espérance invincible habite au plus profond de nous. Et la mort de Cadou, la douleur des siens et de ses amis ont rempli mon cœur de pitié une fois de plus. Une fois de plus j'ai vu les portes de la mort s'ouvrir devant le condamné, j'ai vu le voyageur se retourner sur le seuil, j'ai vu l'étoile se lever en tremblant, le limite du jour et de la nuit, derrière son épaule.

S'il est un royaume des ombres où l'amitié et le souvenir puissent l'accompagner, qu'il ne trouve ce lieu dont il est parlé, le lieu du repos, du rafraichissement, de la lumière et de la paix. Car le seul espoir qui puisse nous rester, Seigneur, est dans votre Miséricorde ! »

Les admirateurs de plus en plus nombreux que compte René-Guy Cadou seront touchés par cette voix du chirurgien qui tenta l'impossible et ne se console pas de n'avoir rien pu pour sauver celui qui, avec Camus, manque tellement au monde d'aujourd'hui.

Du moins nous reste-t-il les oeuvres de ces Princes fraternels.

Cadou, chrétien de cœur comme Simone Weil, fait dire dans un de ses dialogues (écrit dans les toutes dernières heures) au poète s'adressant à Jésus :
« Voici le pain, les fruits. L'eau pure est dans mes yeux. »
Elle est également dans ses poèmes d'une souveraine beauté : Poésie la vie entière, tel est le titre du recueil posthume publié par ses amis de l'école de Rochefort. Oui, vie entière. Mais sa mort fut digne, elle aussi, de prendre rang parmi ses plus beaux poèmes. Le moine bénédictin appelé pour bénir son cercueil avait dit en apprenant la mort de l'instituteur public de Louisfert : « Le petit oiseau est mort ». Mort pour chacun de nous. Mort plus chrétien qu'aucun de nous. Lui qui n'avait pas franchi le seuil, mais qui chantait et chante encore en chacun de nous à l'heure ineffable « de la limite du Jour et de la nuit ».

P. L.

 

 

 

 


 

Les douces journées de Rochefort, par Michel Manoll

Courrier de l’Ouest, Angers, 4 avril 1967

 


 

Michel Manoll nous parle ici de René-Guy Caron, disparu un Vendredi saint, il y a seize ans. Il égrène de chers souvenirs, évoquant les amis communs, faisant revivre les promenades à Rochefort, sur les bords de la Loire, à La Haie-Longue ou à Saint-Aubin-de-Luigné.

Cette journée du 20 mars demeure pour moi celle où l'amitié dirige ma pensée vers la maison d'école de Louisfert. C'est là que René-Guy Cadou devait accueillir pour la dernière fois, il y a seize ans, la lumière du printemps. Il mourut à l'instant précis où l'hiver, comme un oiseau migrateur, entrouvre ses ailes de neige, pour s'enfoncer en ses solitudes polaires. Cette fois-ci, hélas ! il entraînait dans son sillage ce poète de plein ciel, dont la voix n'a cessé de moduler ce chant des grands espaces que personne, s'il l'a une fois entendu, ne saurait oublier.

Il semble que le destin ait tissé les liens qui nous unirent, en nous enracinant à la même terre. En effet, la Brière, où naquit René Guy Cadou n'est guère éloignée du village du Coudray-Plessé, situé près de Saint-Nicolas-de-Redon, où je passai les premières années de mon enfance. Plus tard, il vécut à Saint-Nazaire, et moi, au Croisic. Nous nous rencontrâmes pour la première fois à Nantes, en 1935, pour ne plus guère nous quitter. Lorsque la maladie me contraignit à faire de longs séjours à Sainte-Marie-sur-Mer et â Saint-Brévin-l'Océan, il passait presque tous ses dimanches et ses jours de congé auprès de moi. Pendant les années 1940 à 1945, alors que j'occupais un poste de professeur dans la petite ville de Saint-Calais, René ne manqua pas de me rendre visite, en dépit des difficultés de communication.

Lorsqu'il était instituteur-suppléant, à Saint-Herblon, chaque samedi soir, à toutes les périodes de vacances, il se rendait chez notre ami Jean Bouhier, qui avait fondé à Rochefort-sur-Loire une école poétique, devenue fameuse.

Combien de fois ne devais-je pas retrouver René dans cette accueillante maison, devenue pour lui un lieu de prédilection.

Nous occupions des chambres contiguës, que nous ne regagnions que très tard dans la nuit, car les longues soirées se passaient en d'interminables palabres où nous faisions, avec la partialité et la véhémence de la jeunesse, le recensement des valeurs poétiques. Rien d'apprêté, d'académique en ces libres-propos d'où toute contrainte se trouvait bannie. Il existait, en effet, entre nous, une totale communion du cœur, entretenus par la confiance et l'affection fraternelle que nous nous portions.

René, qui ne goûtait rien autant que la facétie et les « bons-mots » savait toujours, lorsque la conversation traînait en longueur, prenait un tour languissant ou un peu trop âpre, nous ramener à l'allégresse, par une farce de collégien ou une exclamation drue, de la meilleure veine populaire. Il était, il faut bien le dire, sans vergogne et ses réparties, pour caustiques qu'elles fussent, gardaient cette saveur du terroir, cette gaieté candide, qui en tempéraient la verdeur.

J'arrivais en général à Rochefort par un car de l’après-midi, qui me déposait non loin de la Grand-Place où se trouvait la pharmacie de jean Bouhier. Je le trouvais dans son laboratoire, préparant en vue de l'arrivée des amis : Marcel Béalu, Luc Bérimont, le peintre Jégoudez, le comédien Alfred Adam, etc., des boissons alcoolisées, que l'on ne trouvait plus dans le commerce. Il nous réservait aussi, dans un tonnelet disposé sur un comptoir de l'arrière-boutique, un « vin généreux » roboratif à souhait. Une canule était fixée sur la bonde du tonnelet et chacun pouvait, à son gré, étancher sa soif et se revigorer.

Faut-il dire que nous n'abusions pas de « cette thérapeutique », préférant entreprendre de longues promenades à travers cette belle campagne de Rochefort, qui nous conduisaient à La Haie-Longue, à Saint-Aubin-de-Luigné et aux Forges.
Tout en flânant, un bâton à la main, le long des vignobles et des champs de chanvre, nous nous acheminions, à la fin de l'après-midi, vers la gare des Forges, guettant à l'horizon le panache de fumée du train omnibus, qui amenait René-Guy Cadou, de Saint-Herblon.

Au-dessus de nous s'étendait un vaste ciel, pommelé de nuages, vernissé de soleil ; les haies faisaient la roue, dans la gloire de leur verdure ; des chants d'oiseaux fusaient de toute part, et dans mon souvenir je n'aperçois pas René autrement que faisant cortège à cette nature exubérante, dont il était le commensal et l'homme-lige.

Avant mémé que le train, en un dernier soubresaut, ne s'arrêtât, le visage de René, son haut front sculptural, ses cheveux blonds que le vent éparpillait autour de ses yeux pétillants de vie, sa bouche éclairée d'un sourire, nous apparaissaient, tandis que, d'un large geste des bras, il nous faisait un signe d'accueil.

Enfin, balançant dans sa main droite la « serviette à poèmes » dont il ne se séparait jamais, il s'avançait vers nous, le buste en avant, la tête bien plantée sur les épaules, d'une démarche souple et un peu dansante. « Ah ! c'est vous C'est toi, mon vieux Michel ! je me demandais si tu viendrais ? Et te voilà ! ». Il me jaugeait du regard, pour constater que mes assises étaient bien solides; et nous nous embrassions, à plusieurs reprises, avec effusion et émotion.

Dès lors, tout se trouvait en ordre, pour René. Les inquiétudes, les tracas étaient dissipés. L'amitié lui accordait, une fois encore, par la présence de ceux qu'il aimait, quelques journées de bonheur.

Me tenant par le bras, il me demandait des nouvelles de ma femme, à laquelle il vouait une tendre affection; de ma fille, qui était aussi sa filleule, me parlait des poèmes que nous venions d'échanger, dans nos lettres, de nos amis Rousselot, Follain, Toulouse, Lanoë, ou bien évoquait, avec une ferveur qui mettait un tremblement dans sa voix, Hélène, qui deviendrait bientôt sa femme.

Selon une tradition à laquelle il demeura toujours fidèle nous traversions un placitre, pour aller nous asseoir sous la tonnelle d'un petit bistrot, où nous nous rafraîchissions, en buvant quelques « fillettes » de vin d'Anjou. Dès ce moment-là, la poésie s'emparait de nous, à travers tous les méandres qu'elle tissait, sur le réseau de l’amitié et qui nous dirigeaient vers Solesmes, cher Pierre Reverdy, à Saint-Benoît, dans la maison de Max Jacob, au manoir de Coecilian, à Camaret où vivait Saint Pol Roux le Magnifique, en Uruguay, dans l'hacienda de Jules Supervielle.

René écoutait plus qu'il ne parlait, s’exprimant avec pondération et lenteur, d'une voix limpide et chantante, qui ne prenait quelque relief ou quelque accent nouveau que lorsqu'il recréait un dialogue, une scène, les détails d'une anecdote bouffonne qui le divertissait à ce point qu'il éclatait d'un rire large et clair, avant même de l'avoir contée.
Et cette joie qu'il portait en lui, qui débordait de toute sa personne, qui lui permettait d'agencer toutes sortes de récits burlesques, qui tenaient de l’affabulation, en vue de l'effet à produire, me donne le ton de ces rencontres, dont chacune se déroulait comme une fête, comme un moment privilégié, qu'il faut saisir en sa plénitude.

De graves propos furent-ils jamais échangés en ces journées de Rochefort ? Je me le demande. 11 est vrai que l'ensemble de nos problèmes, le sens et l'élaboration de l'œuvre, nos réussites et nos échecs, sur le plan de la recherche poétique, se trouvaient sans cesse posés, dans les lettres que nous échangions chaque semaine depuis des années. Nous nous donnions donc « vacance » pour n'être plus que des jeunes hommes aux mains tendues, au cœur offert, s'abandonnant sans réserve à ce sentiment inexprimable que nous éprouvions de partager, par une confrontation parfois muette, par le seul fait de nous trouver face-à-face, la joie merveilleuse de l'amitié.

Je crois que René-Guy Cadou était fait de cette étoffe humaine au grain serré, à la fibre duveteuse, enrobant une âme secrète et discrète qui retrouvait, à l'instant du repliement et de la concentration les fulgurations et les illuminations du grand soleil nocturne de la poésie.

 

 

 

 


 

A la découverte de René Guy Cadou… ce « disparu » enraciné et vivace, par Gérard Fénéon

La Dauphiné libéré, Grenoble, 23 avril 1969

 


Aller à la découverte d'un poète c'est, pour certains, marcher à pas respectueux vers un monde éthéré.

Par bonheur, cette sorte de pèlerinage nous fut épargnée hier, très intelligemment, dans la petite salle de la Maison de la culture, où René Guy Cadou, s'est imposé, par son tempérament vivace, sans que l'on ait à quitter les réalités palpables de la terre.

Ce poète regretté que la maladie a tué en 1951, à l'âge de 31 ans, avait eu suffisamment le désir de s'enraciner dans la vie : ainsi ce qui n'aurait pu être qu'une simple évocation fit spontanément figure d'existence véritable, de prolongement charnel, et nul ne pouvait, en cette circonstance, rester insensible devant cette expression pleine de relief, de senteurs et de graines.

Il faut dire dès à présent que, pour restituer cette vie, l'animateur littéraire de la Maison, en la personne de Philippe de Boissy, avait mis toutes les chances de son côté.

Hélène Cadou, elle-même, avec une douceur étrangement persuasive et une intelligence paisible, devait répondre à tous ceux qui s'interrogeaient sur la vocation de son époux disparu.

« Il était enraciné et joyeux... à travers la terre, à travers la récolte la plus immédiate. Il cherchait l'éternité. » Un témoignage surprenant qui ne gravitait autour d'aucune émotion apparente comme si l'homme était là encore avec son souci de ne pas prendre la poésie comme une fugue, avec son souci de ne pas échapper au réel et de bien mesurer le poids des choses.       .

Ainsi nous est apparu René Guy Cadou, en lutte perpétuelle, sans doute, contre l'allégorie qui semble quelques fois, enflammer son expression, toujours affairé à saisir le sens précis des présences matérielles et la signification du monde vivant dont il respire la spiritualité plus qu'il ne l'imagine.

Sa simplicité constamment refuse l'abstraction. Mais il n'échappe pas toujours aux pièges que tend autour de lui un lyrisme instinctif et naturel.

Tel est le seul grief que l'on puisse faire à René Guy Ca-clou, dont l'expression, semble-t-il, n'est pas allée aussi loin qu'il l'aurait désiré, dans la « virilité ».

Pour servir la pensée de cet, homme qui préférait aux mondanités parisiennes « le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne » et qui, de surcroît, savait « croire dans la vie plus que dans l'éternité », le comédien Jacques Zabor s'était déplacé de Paris pour dire des poèmes en compagnie de la Grenobloise Lucette Sagnières.

Ces deux talents réussirent un excellent exploit de fidélité : ils surent parfaitement respecter la fluidité, la mobilité et les nuances de cette œuvre.

Trois sculptures contemporaines de Boullier, deux interprétations de Chopin (« La Révolutionnaire ») et de J.-S. Bach (« Jésus que ma joie demeure ») par Mme Aline Echeman, quelques notes de guitare limpides et délectables de Gilles Arbonna, une programmation sur disques des « Swingle Singers ». Tout ceci composait une soirée littéraire particulièrement séduisante, et dont la valeur dépassait très certainement celle de quelques grands spectacles tapageurs.

 

 

 

 


A Saint Herblon, il était un poète
Mais de René Guy Cadou, la population ne garde que le souvenir de l’instituteur

(En prélude à la soirée artistique du 24 octobre 1969)

Ouest France Rennes, 21 octobre 1969


I -

Le vendredi 24 octobre, en salle des fêtes de la mairie d'Ancenis, Léopold Simon, professeur au Lycée Joubert, fera, au cours d'une soirée artistique organisée par l'Association de la Maison des Jeunes et de la Culture, une causerie sur le poète René-Guy Cadou, que l'on appela « l'Apollinaire de Nantes ».

Instituteur de profession, Cadou enseigna dans la région d'Ancenis, à St-Herblon, puis au Cellier.

Nous avons retrouvé en cette première commune la personne chez laquelle il habita. C'est Mme Marie Moreau, domiciliée à « Versailles », à la sortie du bourg, sur la route de La Rouxière.

« Un vrai plaisir de loger ce monsieur »

Au premier abord, Mme Moreau est bien surprise qu'on lui rende visite pour lui parler de René-Guy Cadou.

« - Vous venez pour ce mon sieur ? C'est bien vieux. Je ne sais pas si je me rappellerai... »

Et puis les souvenirs reviennent :

« - C'était en 1943. Il arriva l'hiver et repartit aux grandes vacances. L'année suivante, il nous rendit une visité d'amitié au moment des vendanges. Mon Mari était tonnelier. Il ne travaillait pas ici mais près de la mairie. Après la classe, M. Cadou venait souvent le voir. Il lui emprunta même ses habits et ses sabots. C'est ainsi qu'il fut photographié un jour.
Oui, il vint chez nous amené par le directeur d'alors, M. Prinet. Nous l'avons logé dans la chambre voisine de notre cuisine. Il était charmant, aimable, poli. Le mercredi soir, il partait souvent rendre visite à sa mère qui habitait boulevard Victor-Hugo, à Nantes.
S'il recevait ? oui, beaucoup. J'ai vu tous ses amis, des gens aussi charmants que lui. Le plus assidu était Jean Bouhier, un grand avec des bottes et des lunettes qui venait de Rochefort-sur-Loire. Peut-être qu'il y avait aussi Michel Manoll. Je ne me souviens pas de tous. C'est déjà vieux.

Il mangeait avec nous, et ses amis aussi lorsqu'ils venaient. Il faut Vous dire, Monsieur, que j'ai été cuisinière dans le temps. C'était donc normal que je prépare leur repas.

Non, la chambre n'a pas changé. Tous les soirs il écrivait. Sa table était éclairée par une grosse lampe à pétrole, car nous n'avions pas l'électricité. Il ne connaissait pas encore Hélène.

Dans le pays ? On ne disait rien. Personne ne savait qu'il était poète. Je vous dis : son plaisir était d'aider mon mari à travailler la futaille (mon mari est mort en 1948).

Nous l'aimions beaucoup. Quand nous apprîmes son décès, nous eûmes une grande peine.

Voilà, Monsieur, c'est tout ce que je sais. Quel brave homme, Monsieur Cadou. »

Puisque Mme Moreau était aussi aimable, nous lui apprîmes que ce fut Michel Manoll qui écrivit le livre, en 1954, sur Cadou, dans la collection « Poètes d'aujourd'hui ». Et nous lui lûmes les 15 lignes qu'il baptisa « Saint-Herblon » et parurent dix ans plus tôt avec d'autres poèmes de cette époque sous le titre « La vie rêvée ».

II -

Vendredi prochain, sous l'égide de la Maison des Jeunes et de la Culture, Léopold Simon, professeur au lycée Joubert, organise une soirée artistique, qui se déroulera à 20h45 en la salle municipale des fêtes de la mairie. Sa causerie portera sur le poète-instituteur René-Guy Cadou. Danielle Terrien et Jean Pierre Revel, anciens élèves du lycée, interpréteront quelques poèmes de celui qu'on a appelé « l'Apollinaire de Nantes ».

La semaine dernière (voir « Ouest-France » du jeudi 16 octobre), notre rédacteur a retrouvé, celle chez qui logea le poète en 1943, quelques années avant sa mort, alors qu’il avait été nommé instituteur à Saint-Herblon. Mme Marie Moreau nous dit alors combien elle avait été sensible à l'extrême gentillesse de l'homme, et quels excellents souvenirs elle en conserva.

Aujourd'hui, c'est l'écrivain Michel Manoll, l'un des meilleurs amis de René-Guy Cadou, qui évoque son souvenir. On sait qu'il est l'auteur d'un précieux livre, sur Cadou, paru en 1954 chez Pierre Seghers dans la collection « Poètes d'aujourd'hui » (n° 41).

Le poète-instituteur cerclant les fûts.

Quelques mois de Brière et le voici à St-Herblain, en terre de poésie, à quelques lieues de Rochefort-sur-Loire (où se trouve un autre ami- fidèle, Jean Bouhier).    

René a trouvé gîte chez un tonnelier (M. Moreau), dans une maisonnette au bord des vignes, « centaines d'hectares sous mes yeux, fumée des trains vers Paris, fumées vers la Loire, fumet du lapin qui saute dans la casserole… Figure-toi que le brave tonnelier a entrepris de m'initier à ses arts, c'est-à-dire confection des barriques, dégustation qualitative et quantitative des crus. Figure-toi aussi que j'ai pour m'éclairer une lampe-pigeon. Il n'y a pas d'électricité. Les gens d'ici appellent ça l'atrocité ».

« Vais-je, poursuit Cadou dans ses lettres à Michel Manoll, nouveau Diogène, philosopher dans les tonneaux du père Moreau ou serai-je, moi-même tonneau ? ».
On lui écrit « René-Guy Cadou, accessoires généraux de tonnellerie, poésie en bouteilles, foudres divers ou diverses ». Il est ravi. Son sourire est éclatant sur la photographie (dont nous avons publié l'original la semaine dernière), où il apparaît cerclant les fûts. L'alliance du cœur s'est faite avec les Moreau, « car eux et moi, c'est la même chose, bonne terre et froment, et, pour le reste, comme les granges sitôt la moisson ».

« Monsieur René c'est le fils qui vient nous voir »

Cadou écrit
« Je pense aussi à la maison de Moreau,
Moreau qui avait sa vigne et qui aimait les animaux,
Et nous allions tous deux, durant la guerre,
Avec un sac chercher du pain et la litière ;
Pour les bêtes, la nuit, chercher du pain ;
Dans la lumière et les violettes, chercher
Le ciel avec de grosses mains ».

Après une soirée à Nantes, il a hâte de revenir à l'attache, « raccourcissant la longe, bien heureux de retrouver l'échope et l'accueil de la bonne Mme Moreau: M. René, c'est le fils qui, censément, vient nous voir ». Il s'est repris et travaille « avec un réel amour » devant ce nouveau décor apaisant, « miraculeusement épargné par l'hiver », avec ses domaines de hobereaux plantés çà et là, comme « des bergeries d'enfants », « son fleuve couleur de lin qui se lance dans le ciel ;
Des vignes tombent du plafond
Et cette feuille est mon visage ».

Paysan, il l'est maintenant, sans réticences et sans retour. Il savoure le goût des humus, de ces châtaignes éclatées, de ces tables d'auberge, s'efforçant de ne pas demeurer en-deçà de cette beauté offerte s'insérant si étrangement dans « les paysages cartomanciens du rêve », auxquels se substitueront bientôt « l'histoire de cet unique amour, cette lumière retrouvée », qu'il recherche « le long des ballasts des nuits ».

Saint-Herblon

Plus tard, René-Guy Cadou sera nommé instituteur au Cellier, toujours dans la région d'Ancenis, et près de la Loire, avant sa dernière étape à Louisfert. Mais, de tout cela, Léopold Simon nous entretiendra vendredi, au cours de sa causerie.

 

 

 

 


 

Mon enfance est à tout le monde par René-Guy Cadou Yves Marie Rudel

Ouest France, 7 avril 1970

 


 

Depuis sa disparition prématurée, le 20 mars 1951, la renommée du poète René-Guy Cadou n'a cessé de grandir, servie par la ferveur d'Hélène Cadou. Il figure aujourd'hui parmi les meilleurs de la génération d'après-guerre.

« Certes, Mon enfance est à tout le monde, aurait pu être un roman. » Ainsi écrivait Cadou dès la première ligne. Mais c'est un livre de souvenirs. « Un ensemble de faits et d'enchantements.» Une prose enfin ; mais transfigurée par les dons du magicien qu'était le petit instituteur de Louisfert.

Le récit débute en 1920, date de la naissance de René-Guy Cadou ; il se clôt sur la mort de sa mère, en 1932. C'est d'abord l'enfance à Sainte-Reine, à l'entrée de la Grande Brière, une enfance de grand air et de simples joies, comme celle de tous les enfants du peuple. La maison d'école, l'enclos du calvaire, l'enfer du forgeron, le paradis de sœur Chantal, forment autant de repères dans la mémoire du conteur. Parents, amis et connaissances, fortement typés, vont et viennent de l'un à l'autre dans une « présence » que l'art perpétue. Rien n'est plus beau que ce témoignage rendu au pays natal : « Je sens bien qu'il me faudra souvent revenir vers toi si je ne veux point tout à fait m'oublier. ».

Les hasards de la profession paternelle conduiront l'enfant dans une banlieue de Saint-Nazaire, puis à Nantes où il fréquentera le lycée. Le temps est marqué par le rappel de films ou de chansons, par les vacances en Auvergne où à l'embouchure de la Loire, par quelques événements tragiques comme le naufrage du Saint-Philibert ou la mort d'une grand-mère.

« Les enfants ne voient jamais de leur village que quelques maisons ornées au front du signe de leur tendresse » ; sans doute en est-il de même des années de leur existence, surtout lorsqu'ils ont été pourvus d'une sensibilité exquise et d'une imagination toujours en éveil. On n'oubliera plus certains visages évoqués par Rene.Guy Cadou ni certains paysages peints d'une brosse franche ni les objets de son environnement... « La lampe posée sur la table, son abat-jour à perles qui tremble et se reflète dans le miroir violet de la toile cirée... »

Tant que durera le plaisir de lire et de compagnonner avec un écrivain de race, des hommes feront de René-Guy Cadou l'ami de leurs plus riches heures.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou 1920-1951, par Pierre Ménanteau

L’école et la vie N°9, mai 1969

 


 

Nul n'est prophète en son pays, dit la sagesse populaire.

Comment expliquer qu'en un temps où les chansonniers distribuent à des milliers d'auditeurs une certaine forme de poésie, la voix de René-Guy Cadou parvienne à se faire entendre, et plus particulièrement en Loire-Atlantique, son département d'origine ?

Telle est la question à laquelle je voudrais essayer de répondre.

Il est né, il a vécu, il est mort, dans une maison d'école. Comme l'a écrit justement Julien Lanoë, de Nantes : « Les maisons d'écoles sont de vraies ruches à poésie : il y a en elles quelque chose d'étroit et de comprimé qui lutte avec une telle promesse d'avenir ; l'usure du temps, la succession des heures y contrastent si fort avec les élans du cœur, la vie la plus domestique et la plus terre à terre y est traversée par de tels songes que nous pouvons affirmer : René-Guy Cadou est un tendre Virgile qui a puisé le meilleur de son inspiration dans les salles de classe et d'auberge de nos humbles villages, au milieu de « la grande ruée des terres. » 1

Cette maison de Sainte-Reine de Bretagne, en Brière, où il naquit le 15 février 1920, il l'évoque dans un bref poème qu'il voulut bien m'adresser, lorsqu'il était déjà très malade ; trois petites strophes, qui, depuis, ont fait leur tour de France 2 :

Odeur des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison !
A sept ans comme il faisait bon,
Après d'ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.

O temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d'oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau.

De nombreux écrivains quittent leur province. Lui :

« Pourquoi n'allez-vous pas à Paris?
—        Mais l'odeur des lys ! Mais l'odeur des lys .1-
—        Les rives de la Seine ont aussi leurs fleuristes.

—        Tu périras d'oubli et dévoré d'orgueil.
—        Oui mais l'odeur des lys, la liberté des feuilles ! »

Il aurait pu, à défaut de la capitale, tenter de se faire applaudir le long de cette côte où se succèdent des plages très fréquentées.

« Pourquoi ne jouez-vous pas au barde, René-Guy Cadou ? »

Non. Il a surtout vécu à l'intérieur des terres.

« O vieilles pluies souvenez-vous d'Augustin Meaulnes
Qui pénétrait en coup de vent
Et comme un prince dans l'école
A la limite des féeries et des marais.
En un pays mené de biais par les averses
Et meurtri dans son cœur par le fouet des rouliers »

Il a fréquenté de petites gens. Et il a parlé d'eux avec un accent qui fait de lui le frère de cet autre fils d'instituteur, Alain-Fournier, dont les premiers écrits révèlent des Miracles, sans doute, mais des miracles humblement quotidiens.

Après les études, faites au Lycée de Nantes, c'est donc en des villages que le jeune régent a enseigné. En dernier lieu, à Louisfert, devenu Louisfert-en-Poésie, où le jour de la naissance du printemps, ses petits élèves déposèrent des bouquets de primevères sur son cercueil.

Pierre Reverdy, qu'il aimait entre tous, a dit que « les poètes gagnent plutôt à mourir jeunes et les peintres à vivre très vieux ». Un jeune mort n'a pas eu le temps de se répéter, de se scléroser, de souffrir de ces compromissions dont est souvent faite une existence qui se prolonge. Son cœur n'a pas eu le temps de se bronzer. On cherche alors dans l'œuvre le secret de cette fin prématurée.

Dès les premières gammes, se révélait déjà le pressentiment :

« Ma place est retenue dans le coin le plus sombre. »

A plusieurs reprises, l'orphelin, qui avait perdu sa mère en 1932, et huit ans plus tard, son père, exhale cette plainte :

« Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi
Que le petit bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère
Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre. »

Oui, bientôt il ira rejoindre ses parents. Il quittera Les Biens de ce Monde. Et dans le Nocturne final, avec un accent déchirant, sa voix s'élève jusqu'au sublime :

« Oh ! sur l'ardoise du Ciel si l'on tient compte
De ce pays sans charme où je suis né
Si l'on juge à propos mes larmes Seigneur ! je suis exonéré. »

Il ne faudrait pas, d'ailleurs, parce qu'il mourut à l'âge de 31 ans, assombrir exagérément sa jeunesse.

« Considérez, que je vous suis parent par quelque femme de village
Et par quelque vaurien d'ancêtre
L'une adorait votre Visage
L'autre s'est payé votre tête. »

Quand il écrit : «Ah ! je me suis conduit de façon ignoble dans les cafés », cela signifie qu'il s'est amusé avec les copains.

Il ne passa que quatre mois à Bourgneuf, mais le maréchal vous racontera que, le jour où il s'est marié, René-Guy, son « consort d'âge », fut de la noce, et que toute la nuit précédant le mariage, les conscrits enterrèrent gaîment la vie de garçon de leur camarade.

N'empêche que Cadou, en secret, était « averti »...

Il a suffi d'un poème, La Voulzie, pour sauver de l'oubli le nom d'Hégésippe Moreau. Quand la poésie et la destinée ont le même visage, une « aura » entoure le poète, le désigne à l'attention, accroît ses chances de durer.

Aussi bien, le culte de René-Guy Cadou n'a cessé d'être célébré. Par Hélène Cadou, la femme aimée, qu'il ne séparait pas du Règne Végétal. Une femme vraie. Un poète qui parle de lui avec une justesse, une discrétion exemplaires.

Par les amis du poète. Par Michel Manoll qui lui consacra de beaux poèmes et un livre fervent 3. Par tous ceux qui se rattachent à cette école buissonnière que fut l'Ecole de Rochefort-sur-Loire (Maine-et-Loire), fondée en 1941 par Jean Bouhier et René-Guy Cadou, et à laquelle appartinrent Les Compagnons de la première heure, Lucien Becker, Jean Rousselot, Michel Manoll :

« Amis venus à la parole
Comme un bruit de moteur à l'orée du malin
Amis lequel de vous s'est réservé mes mains »

Ces mains, Marcel Béalu, Luc Bérimont, et beaucoup d'autres, les serrèrent à leur tour. Les Cahiers que publia l'Ecole de Rochefort témoignent de la qualité de ce rassemblement.

Si l'on en croit Alfred de Musset (A la Malibran) en France, quinze jours passés « Font d'une mort récente une vieille nouvelle. Or, il y a presque dix-huit ans que Cadou nous a quittés. Certes, les villageois, les artisans qui le connurent, se plaisent — les articles de journaux en témoignent — à rappeler son souvenir. Mais la flamme serait moins vive si quelques amis fidèles ne l'entretenaient. Un Poitevin d'origine, actuellement directeur de collège d'enseignement général, Jacques Raux, d'Assérac 4, a bien voulu me renseigner sur la commémoration de ce mort du printemps.

Le 25 mars 1961, pour le dixième anniversaire, on apposa une plaque, due à un sculpteur de talent, Jean Fréour, de Batz-sur-mer 5, sur la maison d'école de Louisfert. Le lilas, planté par les amis, était en fleur, comme l'étaient partout, à cette saison, les primevères.

Le même jour, à Nantes — cette ville qu'André Breton désigna dans Nadja, comme un des fiefs de la poésie, et dont André Pieyre de Mandiargues a parlé, lui aussi, avec amitié — une cérémonie rassemblait au cimetière de La Bouteillerie, devant la tombe, où l'on apposait une plaque de bronze, Hélène, les parents et une assistance nombreuse. Eloi Guitteny, ce forgeron de village, qui sait tant et tant de vers par cœur, lut plusieurs poèmes.

Le 4 novembre 1962, à Saint-Brévin-les-Pins, on inaugura la place René-Guy Cadou, ainsi qu'une avenue à Saint-Michel-Chef-Chef ; le 17 février 1963, à Sainte-Reine-de-Bretagne, sur la maison natale, une belle plaque de schiste, avec ces vers, gravés par Jean Fréour :

« Je n'ai pas oublié cette maison d'école
Où je naquis en février mil neuf cent vingt
Les vieux murs à la chaux ni l'odeur du pétrole
Dans la classe étouffée par le poids du jardin. »

« Son père, à sa naissance, le descendit dans la classe pour le présenter à ses élèves qui, à cette époque, portaient encore culottes à mi-jambes, grosses galoches et sarraus noirs. Puis, généreux, il donna deux sous à chacun d'eux pour festoyer et acheter quelques bonbons à l'épicerie du bourg... Il (l'enfant) grandit... On conserve encore ici la table où il fit ses premiers bâtons. Elle demeure dans la classe proche de celle de son père... et les grands poiriers du jardin sont toujours là... » (allocution de Jacques Raux).

Des paroles de Michel Manoll, prononcées à Saint-Brévin, détachons ce beau passage : « ... ce qu'il a éprouvé ici, comme à Saint-Michel, à la Bernerie, ou à Louisfert, c'est plus qu'un accord de, langage et de sentiment : c'est une intimité spirituelle, une communion profonde, qui le reliaient à ces campagnes sylvestres, à ces paysages brûlés de sel et de soleil, à ces arbres d'où semblent jaillir tous les oiseaux du vent, à ces chemins creux où nous marchions ensemble,  à cette terre à genêts et à bruyère qui, par des sortilèges, touche secrètement le fond de l'âme. »

« C'est à Bourgneuf-en-Retz que nous lui avons élevé son menhir, m'écrit Eloi Guitteny. J'avais demandé au maire de donner le nom du poète à un petit square, situé entre l'école et la chambre de la mère Grollier. »

Jean Fréour fixa sur une pierre brute, aux angles très aigus, un médaillon de grès cuit, qui fut inauguré le lundi de Pâques, en avril 1964.

Il y eut bien d'autres manifestations encore. Des conférences, faites, l'une par un poète, l'abbé Charles Thomas, l'autre par l'éditeur des « Poèmes Choisis », Sylvain Chiffoleau... Et de nombreux articles parurent dans la presse locale.

De tels faits attestent une fidélité de cœur qui honore les amis de Cadou, les municipalités de la Loire-Atlantique, tout un pays. A ce pays — sans être régionaliste au sens étroit, rétrograde, que l'on donne trop souvent au mot — l'instituteur aux idées avancées, que hantait le mystère de l'être, devait la sève qui a nourri sa poésie, et ses compatriotes se sont reconnus dans cet arbre vert et tourmenté. Un arbre reçoit des souffles venus des quatre points cardinaux. Il en fut ainsi pour ce jeune lettré, qui avait lu, certes, tous les poètes, — de Villon à Lorca —, et médité leur art, mais qui resta enraciné dans le sol natal.

A Eloi Guitteny, qui fut l'ami de Georges Duhamel, à ce frère de Chalifour, qui, toute sa vie, écouta tinter l'enclume, et agita « le soufflet secoué de sanglots », il faut laisser la parole :

« Aux environs de 1900, l'imagerie, celle d'Epinal comme les autres, régnait par ici où tant de gens encore ne savaient pas lire. Les événements du jour, même les crimes, trouvaient leur place dans ces bandes écrites et dessinées, chantées par le colporteur qui les vendait dans nos rues. J'entends encore celle sur Enrici le bandit Grand qui fit mettre tant de serrures et de verrous aux portes de nos maisons et qui finalement fut arrêté en Vendée puis guillotiné à Nantes. »

Ma grand-mère était une fidèle cliente de ces hommes qui, une hotte de vitrier sur le dos, vendaient de grandes images, parfois de cire coulée, plutôt peinturlurées que peintes ; elle en garnissait ses murs, elle en achetait pour nous.

Cadou a été lui aussi pour nous un imagier, mais nous nous sommes reconnus dans ses propos scandés avec force faisant sur nous l'effet du coup de hache dans le tronc d'arbre.

« Cette odeur d'encre violette et de souillure », « Ces très vieilles gens comme des pots de grès », « En ce pays mené de biais par les averses », « Mais vous gonflez mon cœur, solfège des marais », toutes choses et tant d'autres que vous connaissez mieux que moi nous l'ont fait sentir nôtre. « Le rôle de l'écrivain, Duhamel dixit, est de nous apprendre à penser nos propres pensées. » C'est là, à mon avis, qu'il faut chercher le sortilège de Cadou... Cadou qui se sentait de plain-pied parmi ces paysans qu'il ne jugeait pas inférieurs à lui.

Mort depuis longtemps, c'est encore par ses images qu'il règne sur nous. Je suis allé à la Toussaint faire un brin de toilette au menhir. Le saule va devenir une cathédrale 6 .

Des images, gravées d'un trait énergique. Des mots drus. Des rythmes fortement scandés. Et, surtout,  le timbre de la voix : c'est tout cela qui créa, dans la douleur, et dans la joie, l'enchantement, et le fait durer.

Celui qui entre par hasard dans la [demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud de bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin.

Janvier 1969

1. Cf. L'Herne, numéro spécial consacré à René-Guy Cadou.
2. Cr. G. Bouquet et Pierre Ménanteau; Trésor de la Poésie française Sudel, éditeur. Des mêmes : à  l'amitié par le livre Florilège poétique de René-Guy Cadou. L'ÉCOLE ET LA VIE N° 9 (mai 1969)
3. L'ensemble de l'œuvre de R.-G. Cadou est édité par P. Seghers. Il en est ainsi des plaquettes d'Hélène Cadou : Le bonheur du jour (1956), Cantate des voix intérieures (1958), et du livre de Michel Manoll (Collection des Poètes d'aujourd'hui). Chez le même éditeur, un beau disque 10 poèmes, dits par Daniel Colin. Signalons aussi Les Amis d'enfance, 14 poèmes inédits, publiés en 1965 par la maison de la culture de Bourges, ainsi que la belle exposition qu'elle organisa.
4. Jacques Raux (U.F.O.L.E.A. — Ligue de l'Enseignement) a publié des jeux, farces, diableries, divertissements, destinés aux enfants et aux adolescents ; je recommande chaleureusement ces saynètes très plaisantes.
5. On doit à Jean Fréour de nombreux monuments ou portraits. Ce beau sculpteur a fait également de remarquables dessins.
6. Eloi Guitteny a fait paraître, dans un journal de Paimbœuf, de savoureux souvenirs d'enfance ; on aimerait les voir rassembler en volume.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, par Sylvain Chiffoleau

Nantes Réalité N°25, janvier février 1969

 


 

 « Si vous m aimez oh ! que ce soit difficilement
Comme on aborde un pays disgracié !
Je ne révèle ma tendresse
Que par les épines des haies ».

Ce que l'on me demande, ici, ce n’est pas d'évoquer René-Guy Cadou, mais de vous entretenir de son « rayonnement ». Est-ce tellement facile ? je ne le pense pas, encore que je compte m'y appliquer. Mais comment se satisfaire d'une sèche énumération, s'agissant de celui qui fut « tout amour », et certainement l'amitié faite homme ?

« Les hauts murs de ma vie ne sont pas des visages
Que le premier venu peut flatter de la main... »

écrivait-il dans « Les Visages de Solitude » (1944-46).

Pour l'occasion, j'aurai la suffisance de ne pas me considérer comme le « premier venu » et essaierai d'expliquer pourquoi une véritable « aura » entoure ce très grand poète, assurément l'une des toutes premières et légitimes fiertés de Nantes.

En la nuit du printemps 1951, le 21 mars, dans la petite maison d'école de Louisfert, près de Châteaubriant, s'éteignait René-Guy Cadou. Il avait 31 ans. Il en aurait 49 aujourd'hui. C'est assez dire que son œuvre s'échelonne sur une dizaine d'années seulement. Encore convient-il de déduire, pour être juste, deux ou trois ans « d'apprentissage » littéraire ! Comment expliquer qu'une œuvre relativement mince, si ramassée dans le temps, se soit pareillement épanouie, au point qu'on a pu écrire que l'influence de Cadou sur l'actuelle jeune poésie est assez comparable à celle d'Apollinaire vers les années vingt ?

Il est mille définitions de la poésie et du poète. Voici la mienne : le vrai poète est celui qui frappe à son effigie la plus grande somme d'humanité. Et c'est là tout le secret du rayonnement de Cadou. S'il pouvait me lire au-delà de la vie terrestre, dans l'ombre et le silence, sans doute aurait-il un geste de contrariété, lui qui s'appliquait à rester éloigné du tumulte de la notoriété. Mais la place considérable prise dans la poésie contemporaine par ce jeune homme modeste prouve une fois de plus, s'il en est besoin, qu'un poète se survit miraculeusement par ses paroles et, bien plus qu'un souvenir déjà fixé, sur lequel la mort ne remportera pas de victoire, nous restent des vers inoubliables accrochés aux lèvres comme une guirlande d'amour et de souffrance.

Parmi les très nombreux Nantais qui l'ont connu et aimé — mais le connaître c'est l'aimer — qui peut nier que confronté à cette grande ombre et au souvenir qu'elle a laissé dans les cœurs, plus présente et plus irremplaçable que jamais, elle n'a cessé de nous émouvoir et de bousculer aussi.

Presque toujours, après la mort d’un auteur, la presse, la radio, les bons confrères, poussent jusqu'aux plus éperdus dithyrambes l'oraison funèbre. Après comme d'habitude aussi, un grand silence retombe : hyperboles et superlatifs se dérobent devant l'écrasante indifférence que notre temps témoigne aux morts, jusqu’à ce que l'une des générations suivantes découvre l'œuvre et s'en émerveille. Pour tant de gens illustres ce fut la même douche sur un tombeau : on crie que l’un des premiers écrivains de l'époque vient de paraître, que la littérature ne s'en relèvera pas; les amis, tous intimes, font des sanglots déchirants; puis le bruit s'éteint et l'on parle d'autre chose. Pour René-Guy Cadou, bien au contraire, le cercle de ses lecteurs, réduit à ses seuls amis, ou à peu près, ne cesse de s'élargir et de s'étendre, même nos frontières, en ondes amples et régulières.

Mais la poésie s'accommode des coups de pouce de l'amitié : à la mort du poète, d'accord avec Hélène Cadou, les deux exécuteurs testamentaires, le poète Michel Manoll et le signataire de ces lignes fondèrent L’association des Amis de René-Guy Cadou, dont le but premier était évidemment de mieux faire connaître l'homme et l'œuvre. Un important Prix de Poésie fut créé en mémoire de notre ami et décerné pour la première fois en 1953, dans le plus vieux café de Paris, « Le Procope ». Le jury, uniquement composé d'intimes de Cadou, comprenait Marcel Arland, Marcel Béalu, Luc Berimont, Jean Bouhier, Sylvain Chiffoleau, Yves Cosson, Pierre Emmanuel, Louis Emié, Edmond Humeau, Julien Lanoê, Michel Manoll, Jean Rousselot, Claude Roy. Pierre Seghers, et le peintre Roger Toulouse. Puis, dans tous les milieux et par toute la France, au fil des années, s'accumulèrent des causeries, des conférences, des expositions (à Nantes, en 1955, à la Galerie
D’Art Decré et, en 1966, à la Bibliothèque Municipale). C'est sur une exposition consacrée au poète que s'ouvrait, en 1965, la Maison de la Culture de Bourges. Dans l'ordre chronologique, citons, pour la France. Des expositions-conférences à La Baule, Nantes Lorient, Paris (Galerie Le Soleil dans la Tête, Théâtre Grenier-Hussenot,
Théâtre Gramont, Maison de la Bretagne, Maison de la Pensée Française, Galerie Rovier, etc...), Angers, Lille, Le Mont-Saint-Michel (Rencontre poétique), Caen, Cholet, Strasbourg, Saint-Brévin, Grenoble, Orléans, Rochechouart, etc.

Par ailleurs, dès la mort du poète parurent des numéros spéciaux de revues tout à lui consacrés : Signes du temps, l'Herne, Promesse et, bien entendu, les Cahiers de Rochefort dont il était l'un des animateurs.

On trouve sa présence dans de nombreuses anthologies ou ouvrages de critique : Béalu, Boisdeffre, Maurois, Gaëtan Picon, Claude Roy, Rousselot, etc... ainsi que dans divers manuels scolaires : Hachette, Larousse, Istra, Sudel, etc...

Ses poèmes eurent de nombreux interprètes : Catherine Derain, Jean Chevrier, Hélène Martin, Marie-Claire Pichaud, Jacques Doyen, Alain Cuny, Serge Reggiani et Daniel Gélin qui obtint un grand prix du Disque pour son René-Guy Cadou (Disques Vega-Seghers). Mais il serait fastidieux de poursuivre cette énumération.

Donc, pour une modeste part grâce à l'action de ses amis, maintenant qu'avec les années la grande rumeur de l'amitié s'apaise autour de sa poésie, l’œuvre quitte le plan affectif pour le plan critique et analytique.

Et c'est tant mieux, puisque cet authentique lyrisme « tient le coup », se fortifie en quelque sorte à l'épreuve du feu et s'élève déjà aux sommets. Depuis longtemps déjà, sa poésie est traduite dans des revues et anthologies allemandes, anglaises, américaines, espagnoles, flamandes, italiennes, hongroises, roumaines et russes.

Mais ce sont des étudiants qui lui rendent peut-être le plus touchant hommage en préparant et publiant des Diplômes d'Etudes Supérieures sur son œuvre; pour ma part, de 1954 à 1967, j'ai connaissance de nombreuses soutenances dans les universités de Paris, Montpellier, Clermont-Ferrand, Liège et Bruxelles.

Evidemment, ce que je viens d'écrire sur le rayonnement de l'œuvre de ce grand Nantais est peu de chose; on pourrait faire de l'exégèse à perte de vue, mais là n'est pas mon propos. Un mot encore : quelques heures avant de s'éteindre, le poète déclarait à Jean Rousselot, qui, au hasard d'un voyage, reçut son dernier soupir : « La Poésie n'est pas vaine puisqu'elle permet l'Amitié ». Pour nous, ses compagnons, nous n'oublierons pas de telles paroles, comme nous n'oublierons pas le clair regard de cette ombre dont nous percevons la présence, et qui sait bien que la ferveur d'amis connus et inconnus s'attache à sa mémoire.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, par Andrée Rodde

La littérature de notre temps Recueil II, 1967

 


 

« Seigneur, te parler de moi, c'est te dire les collines, la houle, le frai, les biches, la vigne, l'étang, les blés, les perles, les hauts plateaux de ma mémoire. » Ainsi se définit René Guy Cadou dans Lilas du soir. Cet amoureux de la vie, mort si jeune, on ne peut l'évoquer que dans les terres de Brière, les paysages plats de l'Ouest battus par les vents, « barricadés d'étranges pommiers à cidre »...

Né à Sainte-Reine-de-Bretagne en 1920, il restera toute sa vie fidèle à son terroir, ne cessant d'en décrire les paysages et les gens au cœur simple et généreux : sa vieille nourrice Amélie, qui est l'âme vivante de La Maison d'été et l'incarnation de la nature environnante : « Dans ses yeux bleus de vieille femme, dans ses yeux de lessive, Amélie reprend tout cela : la chambre où l'enfant dort, l'horizon vert, démesuré, l'aboi du chien, le cri des poules, le choc sourd d'une pomme sur la terre dure. » Sa mort solitaire au milieu de l'herbe et des animaux est l'image d'une communion totale avec cette nature, et le poète retrouve, pour lui rendre hommage, le geste antique de l'offrande de la terre et du blé... Eugénie Tendron, cette Génie dont il évoque avec tendresse le visage déshérité, avec son « énorme verrue sur le côté du nez, un peu bigle », mais si beau, si rayonnant de chaleur humaine; des gens frustes, tel le père Frangeul, avec « sa grosse figure et ses poings comme des épaules », qui offre spontanément sa rude amitié. Même des êtres corrompus, comme Bertine, paraissent sortir purifiés, ou tout au moins grâciés par la générosité de leur créateur.

Parmi les personnages de son enfance se détachent deux êtres privilégiés dans son cœur : sa mère, dont il retrace la tendresse vigilante et la mort, avec le grand vide qu'elle a laissé; Son père, qui, modeste instituteur de campagne, lui a communiqué son amour de la nature et de la vie simple :

Ah! pauvre père! Auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi
et combien j'aime à travers toi toutes les choses de la terre...

Ce pays d'enfance, il y revient toujours, s'y réfugiant comme en un havre de pureté et de tendresse; et toujours il pose le même regard, attentif et émerveillé, sur toutes les beautés de la terre; il sait voir « les matins couleur de melon d'eau », « l'ombre des bois et la rosée pareille à la goutte de sang sur un lobe d'oreille », le soleil qui « vient boire à pas d'oiseaux »... « Ivrogne de la vie » et magicien du verbe, il nous prodigue ses merveilles.

Poète de l'enfance et de la nature, René Guy Cadou est aussi le chantre de l'amitié et de l'amour : maintes fois il évoque les « années douces » en compagnie des Amis de Rochefort, où tous communiaient dans le même amour de la poésie et le même esprit de liberté :

Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
... Oh! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains cherchant vos mains...

Ces amis « venus à la parole » le sauveront du désespoir; ainsi, après la mort de son père, il se réfugie auprès de Max Jacob, qui lui donne l'exemple de son art et de sa vie paisible et laborieuse. Puis vient Hélène, « l'inquiète, la dormante ». Maintenant le poète chante l'amour, la joie tranquille dans la « petite maison au bord des villes » :

Je t'attendais ainsi qu'on attend les navires
Dans les années de sécheresse
... Je t'attendais, et tous les quais, toutes les routes
Ont retenti du pas brûlant qui s'en allait Vers toi...

Dès lors le chant se développe dans toute son ampleur lyrique; la Femme est célébrée et avec elle la vie, le bonheur d'exister, de jouir de tous les parfums, des sons, des formes et des couleurs. Poésie profondément sensorielle, voire sensualiste, solidement ancrée dans le monde, d'un jeune homme grisé par l'odeur des lys, ébloui par la trop vive lumière de l'été : « Je cherche à mettre de la vie dans mes poèmes, à leur donner une odeur de pain blanc, un parfum de lilas, la fraîcheur d'une tige de sauge », écrit-il en 1943.

Mais sous cet amour de la vie, d'autant plus fort qu'il en ressentait intensément la fragilité, Cadou demeure véritablement hanté jusqu'à l'angoisse par l'idée de la mort et il semble même qu'il ait eu la prémonition de sa fin prématurée.

Le thème se développe en un fonds sonore, grave et continu, donnant à tant de poèmes leur densité d'émotion :

Peut-être dans quelque maison basse de ville usée
Moi qui ai tant aimé les jardins
Lorsqu'il a plu dans la soirée...

Cette mort, elle apparaît tantôt sous les traits séduisants du beau visage d'une femme, confidente et amie (« Fiançailles », « Alphabet de la mort »), tantôt avec son masque de tristesse et de brutalité :

Ce sera comme un arrêt brutal du train
Au beau milieu de la campagne un jour d'été...

Mais jamais elle ne montre sa face d'épouvante; l'évocation est empreinte de mélancolie, à cause de cette beauté du monde dont il faudra s'arracher, mais nulle angoisse devant l'inconnu, car Dieu est prêt à accueillir le poète dans son paradis :

Une place est gardée au milieu des brebis.

Ainsi tout naturellement l'hymne à la vie s'élève vers le Créateur. C'est par un acte de foi spontané que Cadou croit en Dieu, somme de toutes les perfections. Nulle réflexion métaphysique chez lui, mais plutôt une confiance touchante d'ingénuité :

« Je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement »

Sans doute est-ce là un aspect de ce même besoin de protection qui le poussait à se réfugie dans le paradis de l'enfance, et aussi un désir d'absolu, de pureté et de justice, une forme de l'idéal qu'il porte en lui : « On n'est jamais trop près du ciel. » Ce mysticisme serein donne une dimension nouvelle aux poèmes et les éclaire d'un chaud rayon d'espoir. Ainsi est dissipée l'angoisse, et le « Nocturne » s'élève, comme une prière :

Maintenant que les seuls trains qui partent n'assurent plus la correspondance
Pour toutes ces petites gares ombragées sur le réseau de la souffrance
Oh! je crois bien que ce sera à genoux
Mon Dieu! que je me rapprocherai de vous!

Contre la tristesse, Cadou use d'un autre remède : celui de l'humour, du rire qui chasse les larmes, ce qui donne un ton un peu insolite à cette poésie, essentiellement élégiaque; mais c'est encore une manifestation de son amour de la vie. Par ce biais de la facétie, de la truculence, il rejoint son maître Apollinaire, qu'il admirait pour sa belle santé physique et morale; il écrit en cinq mois, dans l'enthousiasme, Le Testament d'Apollinaire, puis Guillaume Apollinaire ou I' Artilleur de Metz, joyeuse hagiographie qui donne une image totale de l'homme, à la fois chair et esprit. Comme Apollinaire, il retrouve le ton des complaintes de la poésie populaire, celui des Lieder (« Saint Antoine et Cie », « Sainte Véronique », « Le Diable et son train », « L'Amitié », « L'Homme au képi de garde-chasse »...).

Dans un court poème, chef-d’œuvre de drôlerie et de tendresse malicieuse, où il s'amuse au jeu des rimes et des allitérations, il rend hommage à son ami Antonin Artaud :

Avec tes yeux comme une sonnerie bloqué Antonin
Comme un printemps foutu
Avec tes mains
Tes mains sur les barreaux de l'asile Antonin…

Par ces pieds de nez au destin, Cadou dissipe les sombres pensées et réaffirme son simple bonheur d'exister :

Je renonce au bonheur de vivre, mais non pas
A celui d'être un homme effronté
Parodie l'harmonieux instant où tu es ivre
Et profère en rêvant des paroles sacrées !
O père! j'ai voulu que ce nom de Cadou
Demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux
Plutôt que le plain-chant la fugue musicale...

Retrouvant dans le cadre ouvragé des mots le pur lyrisme de tous les temps, où le chant semble jaillir spontanément du cœur humain, le poète murmure son bonheur paisible :

Ce matin le soleil s'est levé entre nous
Et de la terre où monte une obscure tendresse
Un arbre cherche au fond des nuages
Sa caresse...

ou sa peine discrète :

Il n'y a plus que toi et moi dans la mansarde Mon père...

Cette poésie tendre et familière, toute de simplicité et de fraîcheur, n'est-elle pas aussi claire que le chant d'une source, « porté par le bouvreuil et l'alouette jusqu'à la haute cime des blés... »?

 

 

 

 


 

René Guy Cadou 1920-1951, hommages

La galerie artistique et littéraire de Rochechouart, 22 avril-7 mai 1967

 


 

Hélène Cadou

« Je suis le chèvrefeuille brûlant de la lampe, la parole des ramiers, le pas des sources. Je suis présences. »
René Guy Cadou (Lilas du soir, 1942).

Maintenant qu'il faut tenter de trouver un chemin derrière les ronces, sous l'eau plate, le long des rives difficiles, dans ce désir de revivre, une fois encore, ce qui a été vécu, de retenir, un instant encore, un souvenir comme s'il était présence proche et secourable, ce qui subsiste curieusement, bien plutôt que des événements ou des circonstances, ce sont des images, des certitudes, une parole, une couleur, un ciel.

Certes, tu étais trop ancré dans le quotidien pour n'être pas attentif à toute circonstance, fût-elle des plus humbles. Mais c'était toujours pour l'incorporer à ton propre univers, pour lui donner un sens. Comment te revoir autrement que la main tendue, le regard ouvert, la parole et le rire aux lèvres, ou bien frémissant, tremblant comme un arbre qui s'agite de toutes ses feuilles, perméable aux atteintes de la joie, du jour, de la tristesse, comme si nulle frontière n'eût existé entre toi et les autres, entre toi et le monde ?

Tu savais vivre chaque minute dans son histoire et sa chaleur parce que tu étais, comme nul autre, présent de tout ton être fait pour l'accueil et l'émotion.

Mais, chaque objet, chaque être, existait en toi dans une dimension nouvelle, à la fois lui-même et déjà paré de sa transparence à venir. Tu appréhendais si généreusement le réel, tu étais si inlassablement porté vers l'avenir que ta démarche même était à l'image de cet élan, comme Si tu n'avais rien voulu perdre du paysage, te confondant avec le rire de l'ami, avec l'averse, les recréant à travers ton propre regard, comme si la fraternité en toi avait le pouvoir même de la lumière qui donne vie.

Solaire, certes, mais dans le même temps habitué des houles et des courants profonds, emportant avec toi dans cet univers intérieur, tout ce que tu aimais, le reconvertissant, l'invitant à partager cette vie aventureuse qui est la vie même. Et pourtant seul dans cet amour, plus menacé qu'aucun autre, plus vulnérable sûrement.

Tu aimais dans les livres, ceux de Dietrich ou de Dabit, ou dans certains films, retrouver cette solitude, et t'imaginais partant, comme le héros, sur une longue route, avec pour tout bagage, une valise usée ou quelque trophée insolite « pendulette à sujet ou glaneuse de bronze », tandis que de la ville te parvenait un éclat mauvais, tel celui que reçut ton père dans les tranchées et qu'il conservait comme un fétiche à Sainte-Reine, au creux d'un réceptacle de bronze, baroque à souhait, mais chargé pour toi de tous les symboles de la tristesse, et plus précieux d'être si dérisoirement inutile.

Ce pas solitaire du voyageur, je ne puis croire que tu l'aies définitivement pris, que tu aies été, de nouveau, emporté dans cette errance qui t'était imposée depuis l'enfance, chassé de la douceur maternelle, puis, en classe, vogueur du dernier rang, familier des banlieues faméliques, et, plus tard, habitué des chambres « sur le Nord », convive toujours de passage.

Cette tristesse parfois savourée, parce qu'elle fut trop longtemps quotidienne, et parce que, très tôt, elle fut nourrie de la peur qui se « cachait aux encoignures de la chair », je ne puis croire que tu l'aies emportée avec toi.

Chaque fois que le printemps revient, chaque fois que la résurrection nous est à nouveau promise, je sais avec certitude que tu t'es rejoint toi-même, et que tu as rejoint les êtres chers, dans une halte sauvegardée que dédaignent les longs rapides noirs qui se pourchassent.

Je sais aussi qu'il nous faut veiller, qu'il nous faut éviter de fermer les volets sur une vérité bientôt morte, que par-delà ce corps défait, par-delà cette apparente faillite du sang, tu es résolument du parti de la vie, que tu nous devances.

Tu es dans un jardin, plus blond que la lumière, tu tiens une cigarette à la main, tu nous souris, plus toi-même que toi, malgré les murs, malgré l'espace taciturne.

Hélène Cadou.

Michel Manoll.

 

Déjà seize années que René Guy Cadou nous a quittés ! Et pourtant, il participe toujours à nos saisons humaines, car il suffit que le poète nomme les choses et leur donne accès à notre cœur, pour que ce monde qui nous est offert brille de tout son éclat et nous livre ses modulations les plus secrètes.

A cette époque où l'effusion, la prescience du mystère qui nous cerne, le chant inspiré n'apparaissent plus que comme des données caduques, tandis que la table d'harmonie s'est tue, sous les voûtes de notre sensibilité, René Guy Cadou ne fait rien autre chose que d'affirmer, avec la candide et douce obstination d'un tisseur d'aurores, notre présence active et notre intégration à cette gravitation des sphères, par laquelle s'accomplissent, en une mystérieuse osmose, les destinées du poète et des éléments.
Et cet annonciateur, en traçant autour de nous des paysages toujours reconnaissables, mais transfigurés par ce que sa poésie contient de pouvoir émotionnel, de limpidité et de charmes — au sens valéryen du mot — nous livre ainsi le sens d'une existence animée par la vague de l'imaginaire et vouée à un affrontement entre le fini et l'infini, qui forment les termes de notre dualité.

René Guy Cadou a choisi le silence et la ferveur, afin de se tenir aux écoutes de cet univers que le poète a pour privilège de porter entre ses mains, à l'instant du sacre. Cette attitude, qui prend un caractère presque religieux, donne à son lyrisme cette élévation qui le désigne comme un diadème sans prix.

Mais, les joyaux, sertis en l'or limpide d'un verbe couleur de sable et d'ajoncs, ne sont que perle de rosée, cristal de source, chatoiement d'un grain de houx, parmi le givre, miroitement d'un bourgeon dans une haie d'aubépines, pâle scintillation d'un jour d'automne, à Louisfert, luisances ondoyantes des étendues liquides, tissées de saphir et d'émeraudes, gemme façonnée dans l'immensité désertique de la Brière natale.

Tout vibre et s'épanouit en cette poésie d'oiseleur, bruissante et frémissante, où « la vie rêvée » prend le relief et la profondeur magique d'un tableau de Cézanne, où l'on voit un soleil de fraîcheur aspirer vers le zénith les éternelles moissons.

 

Hélène Zay.
(Texte extrait d'une étude sur « Le Surromantisme de René Guy Cadou », Paris, 1963.)

René Guy Cadou, en posant le problème du surromantisme, pose un problème déjà résolu, et dont sa poésie est à elle seule la plus sûre réponse : en effet, il ne fait que nommer celle-ci, et la situer. La situer d'abord par rapport à son époque : par-delà le surréalisme auquel il doit d'avoir pris conscience de son destin poétique et qui lui a appris le chemin d'un rêve et d'une liberté, jusqu'aux limites du mystère et de l'insolite, derrière ces « murs de flamme et de fumée » (1) qui séparent de façon définitive la poésie moderne depuis Rimbaud de la poésie classique et romantique, il rejoint la grande tradition lyrique qui va de Villon à Apollinaire, réintégrant l'homme dans une poésie dont la seule ambition est d'être fraternelle. Mais ce lyrisme récemment conquis, il le libère à son tour et s'en détache, pour le façonner à sa propre image et le renouveler : celui-ci devient un chemin vers l'homme, et non une route déjà tracée, aventure et non réflexion; le langage pour lui n'est pas une étape mais une voie — voie d'accès à l'homme. Il nous introduit ainsi directement dans un monde recréé dans l'instant même où il est découvert : cette poésie est
dynamisme — dynamisme du réel et non seulement de l'imagination. Sa grande découverte — et la plus nécessaire — est en effet celle de la réalité, « de la dure réalité, la seule, mais magnifiée, mais grandie, recréée par la base, étagée sur un feu vengeur qui réchauffe tout, qui menace de durer » (2). Ce monde qu'elle a su retrouver, elle sait aussi dans le même temps le rêver, et le gagner à sa cause. L'homme, lui, est par avance gagné à la cause végétale : c'est dans le monde qu'il se retrouve, et dans cette voix qui s'échappe de lui, irrésistible, accordée au monde et à son propre destin, et pour cela invulnérable :

Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge
Vous ne pourrez rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe de ma bouche
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon lied ne soit jamais enregistré
Il est porté par le bouvreuil et l'alouette jusqu'à la haute cime des blés.

Cette poésie qui fait peu cas de la réussite aussi bien verbale que mondaine, étrangère à toute chapelle comme à toute recherche formelle, est une rumeur végétale, « un bruissement d'eau claire sur les cailloux » (3) : « audible elle n'en finit pas de couler dans l'oreille. Et l'artifice n'y est pour rien, ni l'art, ni la syntaxe. Mais le style. Elle est savante comme la rosée » (4). Loin de reconstituer une démarche, elle est cette démarche, à la fois vitale et poétique, simple et évidente. Elle met l'homme en face de lui-même, en face de sa « grande colère » comme de son amour, et ne cesse de s'élever miraculeusement à son propre niveau, à la fois inspirée, inspirante :

« Que ma poésie soit d'abord une révolte ! Qu'elle me mette en face de moi-même, qu'elle me distingue ! Par mes tentatives, hasardeuses souvent, timides ou immodestes, je me suis donné rendez-vous dans le cœur des hommes de mon âge. Eluard cherchait à donner à voir et je saisis bien ce qu'il entendait par là. Mais plus qu'à voir, il s'agit de donner à aimer. Que l'amour soit une contagion. Apollinaire, lorsqu'il délaisse la Bibliothèque nationale, Milosz quand il se souvient d'une berline arrêtée dans la nuit, Max Jacob lorsqu'il s'adresse à Marie sont des poètes contagieux. Les surréalistes ont écrit : " Les éléphants sont contagieux. " Oui ! Mais la rue grise, un printemps en panne, une larme sur la plus pauvre joue sont autrement contagieux. Soyons des poètes contagieux » (5).

Il nous reste à souhaiter que soit au moins exaucé ce vœu suprême du poète — qui contient dans sa postulation même toute la vocation de cette poésie :

« Qu'un poème de moi continue de vivre dans la mémoire de quelque ami inconnu, que ce poème l'allège ou le renforce dans sa conviction d'homme et je suis pour toujours récompensé. »

 
(I) J. SUPERVIELLE : En songeant à 1117 art poétique.
(2) R. G. CADou          Guillaume Apollinaire et la peinture. (Article.)
(3) R. G. CADOU : Tout amour. (« Hélène ou le Règne Végétal ».)
(4) R. G. CADOU         Paul Fort et ses amours. (Article.)
(5) R. G. CADou Réponse à une interview de Pierre Béarn.

 

Joseph Rouffanche

 

Avec René Guy Cadou homme et poète — ici tout est un — c'est à un cœur condamné à tout aimer que nous avons affaire. Dans ces conditions, cette œuvre ne pouvait que ruisseler de cet amour grâce auquel elle ne cesse de projeter sa lumière plus loin et plus profond parmi nous « parce que c'est le cœur qui fait tout ».

Toute sa vie Cadou aura la « nostalgie d'un paradis d'innocence, du pays de l'enfance en harmonie avec le monde des hommes et des bêtes où s'accordent à l'unisson toutes les images que la vie met en discordance » (Michel ManoLL).

L'humilité me paraît être l'un des autres traits essentiels de cette physionomie de poète, vertu cardinale à mes yeux. Il en avait conscience, il la savait indispensable au poète. C'est à elle, non moins qu'à la douleur qu'il pense en écrivant ces vers :

Le Christ est devenu mon plus proche voisin.

La poésie de Cadou, c'est également un hymne émerveillé aux « Biens de ce Monde ». Le contenu humain y est d'une richesse inouïe, vie vécue et expression poétique recouvrant la même réalité chaleureuse.

Il faut prendre la vie courante... Chaque journée est pleine de coups de foudre (CADou).

Mais René Guy Cadou, à l'instar d'un Fédérico Garcia Lorca, n'aimait pas la vie de manière à se bander les yeux devant la fatalité de la mort. La vie vouée à la mort le blesse d'une blessure qui ne guérit pas. En lui, « la rouge plaie de solitude » ne se cicatrise pas. « Il est dit que la douleur ne me quittera pas. C'est peut-être là le secret de ma pensée. » Sans doute y a-t-il des traumatismes inguérissables de l'âme.

Tous ceux qui préfèrent l'histoire d'un cœur et sa passion, c'est-à-dire en gros celle de tous et la passion de chacun, fermement vécue et chantée, aux aventures vertigineuses, mais souvent captieuses et dévoyées des poésies de l'intellect, tous ceux pour qui la vie sera toujours sainte tant qu'on y apprendra, tant qu'on y vivra ces grandes nouvelles à jamais que sont l'amour, la mort, la neige et le printemps, puiseront dans l'œuvre de Cadou une manne spirituelle qui les fortifiera.

Qu'ils méditent bien aussi sur la modestie de cette vie :

Toute ma vie fera un silence d'étoffes
A peu près commue au fond des quiètes merceries

et sur l'hypocrisie et sur l'odieux de cette gloire posthume en somme, car sur ce plan, quand un poète s'avise de « travailler à l'esthétique éternelle ou non... à celle qui est passagère » (lettre de Max Jacob à René Guy Cadou), nous savons bien qu'il ne peut qu'espérer entendre dans cette nuit où tôt ou tard il se brise, le bruissement d'une postérité moins ingrate que ne le furent les contemporains :

N'appelle pas
Mais entends ce cortège innombrable de pas.

Joseph Rouffanche.

 

Présence de René Guy Cadou, par Gilbert Lamireau

Lorsque je décidai, en 1951, de consacrer un numéro spécial de ma revue « Signes du Temps » en hommage à René Guy Cadou, c'est parce que j'avais conscience de l'irremplaçable place qu'il occupait en poésie et parce que je voulais être l'un des premiers à porter témoignage d'allégeance à cet humble instituteur de campagne qui avait réussi l'éclatante démonstration qu'on pouvait être poète sans fréquenter le Café de Flore ou la terrasse des Deux-Magots.

Celui qui s'évadait
Sous les coquilles rompues du soir
Avec son sac d'étoiles dans la poche
Sa fronde à tuer les heures

a maintenant pris rang parmi les plus grands de nos poètes, et c'est bien ainsi. Sans lui, Louisfert n'eût été qu'un « plat pays barricadé d'étranges pommiers à cidre », et comme l'a dit Michel Manoll, Louisfert est devenu Louisfert-en-Poésie !

Pour ma part, je n'ai jamais cherché à rencontrer Cadou autrement qu'en poésie, me faisant de lui, au travers de ses poèmes, une image qui, pour moi, demeure la seule réelle, peut-être parce que teintée de surréalité.

Je n'aime pas rencontrer les poètes : le dialogue d'hommes dépouille le Verbe de toute sa magique puissance de rêve et d'éternité. Mais Cadou est plus près de moi que si nous avions devisé ensemble sur les chemins du pain, du vin et de l'amour.

Il est dans ce vol d'oies sauvages qui entreprennent leur voyage « aux antipodes du printemps », dans la ficaire que je cueille, dans le sifflet de merisier que je taille pour mon fils, dans « les ailes des oiseaux sur la gorge du vent ».

Et lorsque mon métier d'inspecteur me conduit dans quelque classe du Limousin, j'y rencontre toujours un enfant aux yeux clairs pour réciter :

Les chiens qui hurlent dans la nuit
Il y a toujours un poète qui leur répond...

Le gout de la moralité d'après Cadou, Jean-Claude Valin. (1er février 1967.)

« L'éthique c'est l'esthétique du dedans. » (P. Reverdy.)

Il y a trente ans que paraissait son premier recueil, « Les brancardiers de l'aube »; je balbutiai des comptines dans une cour d'école voisine : Cadou aurait maintenant 47 ans; l'avancée dans le siècle rapproche nos âges. Moi qui animais pendant six ans la revue « Promesse » qui se consacra souvent à celui que nous appelons entre nous René (1), que puis-je expliquer, de ma situation par rapport à lui, en quelques lignes sinon rappeler par exemple ce passage de son « Usage interne », à l'aube de ce printemps : « Pas de poésie qui ne soit vernale. Je m'explique : toute entreprise de salut public — et la poésie en est une — ne peut se concevoir sans une certaine exaltation, qui n'est pas le lyrisme, sans une promesse forcenée de bonheur (2) qui confère d'autorité son importance à cet instant de nous-mêmes où notre propre bonheur est oublié », qui confirme Stendhal : « La beauté est la promesse du bonheur..., c'est de la morale construite. » Je ne parlerai pas ici de l'influence que peut avoir la poétique de Cadou sur mes propres poèmes, mais j'ébaucherai quelques réflexions toutes inspirées d'une certaine « morale par l'écriture » qu'il m'a enseignée après d'autres, tous les Montaigne, et que je résumerais par cette approximation : « Se dire chaque soir que demain est un dimanche où il faudra travailler plus clairement. »

D'abord cette réflexion qui part d'un sentiment de colère. Cadou n'est pas seulement mort au printemps 1951, mais chaque fois qu'on a attenté à la moralité de son œuvre, et qu'on lui a rendu de vains hommages plus ou moins désintéressés. Je ne crois plus qu'à la vertu de l'amour critique. Du purgatoire où l'enferment, par une involontaire et paradoxale conjonction, ses pâles émules et ses antidotes d'une poésie anémiée par l'intellectualité, son intelligence sensible, sa générosité verbale, sa légitime descendance ressortiront quand on nous apprendra à lire Cadou non comme à la messe mais comme à l'école. Publique : cette poésie écrite pour l'être devient l'objet du culte qu'on se passe de main en main sans oser y regarder de près, presqu'en baissant les veux. Moi qui n'ai pas connu Cadou, il m'intéresse bigrement à travers ses poèmes (et ses essais critiques, réflexions, roman), car c'est bien en l'homme Cadou que prenait source et se résolvait cette MORALITE sans quoi la poésie n'a aucun sens. Or, on sait fort peu encore sur les rapports entre cette vie et cette œuvre, parce qu'une légende a tenu lieu d'analyse. La poésie est une science exacte : science de l'âme, l'âme étant ce qui émane réciproquement d'un homme à un autre, tout simplement. Cette âme de Cadou nous l'attendons à sortir du pire purgatoire littéraire, dans sa vérité, nue comme un « vers » !

Il faudrait montrer l'originalité d'un poète qui n'a guère innové dans les formes empruntées à ses aînés. Comme Apollinaire (qui fut son guide si Reverdy fut son philosophe, Supervielle, Max Jacob et Compagnie, ses voix préférées), il oscillait entre le symbolisme chantant — ou même un peu boiteux pour mieux chanter comme dans le meilleur F. Jammes — et l'éclatement d'une écriture à l'image des réalités nouvelles. La modernité n'a aucun intérêt en soi, et les fusées d'aujourd'hui seront aussi démodées bientôt que les aéroplanes de 1910. Mais cet exotisme des noms, volontairement superficiel, donne à voir, sous un éclairage mouvant, le « ici et maintenant » et sentir l'unicité du moindre fait de vie. « Poésie la vie entière », c'était le vaste propos de Cadou comme de toute grande conscience poétique morale.
Cette « moralité » de la poésie, nous l'entendons au sens des intentions et des choix, de l'action par le poème, de l'existentialisme du poète qui choisit d'être « cet » homme, mais aussi, inévitablement (et prétendre le contraire est hypocrite), par rapport à telle ou telle morale sociale qui a ou non nos préférences. Sur le sérieux de son « engagement », cf. par analogie l'article de J. Gaucheron, « Etoile Apollinaire » dans le numéro spécial
d' « Europe » (3) : Cadou, comme Apollinaire, prenait son bien et ses modes d'expression poétiques partout, mais il en a fait un mélange unique : carrefour de quelques influences faciles à démarquer, il s'est trouvé, comme Apollinaire au moment de ce que M. Décaudin a appelé « La crise des valeurs symbolistes », lui Cadou, au moment de la crise des valeurs surréalistes. Il a résolu cette crise en intégrant le silence qui suivit les « chutes de vaisselle surréalistes » à sa cuisine mijotée dans la solitude. Mais assez grand pour être seul à cuisiner, il tient bonne table pour tous. Il a changé sa vie, d'abord, pour changer la nôtre. Son lyrisme commandait à ses actes. Qu'il y ait de la pose, c'est sûr, dans cette transfiguration du quotidien : cependant seul compte le résultat. En poésie je ne vois, au détour du demi-siècle français, que quelques moralistes : Eluard, Voronca, Cadou (4), Neveu, Guillevic... Ce qui n'enlève rien aux explorateurs Breton, Michaux, Char. Mais ces autres-là se distinguent pour avoir vécu Dehors et parlé Fort. D'aucuns disent : autant en emporte le vent. Autant en rapporte aussi, parfois.

(1) « Promesse », n° 2, spécial Cadou en 1961, rappels dans les n°' 4 et 13 (supplément à « La corde d'airain », n° 8, 1964), et des poèmes d'hommage fraternel à Cadou dans les recueils de plusieurs poètes de « Promesse ».
(2) Souligné par nous.
(3) Nov.-déc. 1966.
(4) Avec entre Eluard et Cadou de sérieuses divergences, dont témoigne par exemple ce passage d' « Usage interne »         « La vérité poétique n'est pas la vérité pratique. Celle-ci est d'ordinaire en complet désaccord avec celle-là. Il suffit que le poète nous apporte une révélation poignante de sa destinée, qu'il ne regarde pas de si prés à nous distraire de l'instant. Plus les faits contenus dans son message seront éloignés de la vérité pratique, plus le poète sera proche de sa vérité, nous la fera toucher du doigt. » On pourra objecter qu'Eluard, après Lautréamont, disait : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique... », il n'empêche qu'il n'y a pas chez l'un et chez l'autre la même notion de destinée individuelle, la même mystique d'une vérité de la personne.

 

Luc Bérimont

Il y a des êtres que l'on croise et d'autres que l'on rencontre (tant d'êtres que l'on croise, si peu que l'on rencontre — et ceci reste vrai, hélas ! pour des êtres près desquels on vit, auprès de qui on travaille ou sommeille).

Avec René Guy Cadou, nous nous sommes réellement rencontrés, il y a un peu plus de vingt ans. C'était par un beau jour d'été, comme dans Verlaine. Un midi d'été, vert, fou de feuillages et de rivières, balançant des cimes de peupliers sur un ciel bleu de Loire. De cette rencontre, que je crois éternelle (pourquoi n'en serait-il pas de l'amitié comme de l'amour ?), nous devions sortir différents l'un et l'autre. L'exercice de la poésie, auquel nous allions nous livrer, séparés par un mur chaulé, sous le toit du grenier de Rochefort, nous modifiait, nous modelait, nous opposait, nous apprenait notre visage.

De ces garçons que nous étions alors, tous ont continué leur route — je dis tous — entraînant l'ombre fraternelle que le sort voulait coucher. Il n'y a pas de place pour la mort au pays de la poésie. René continue d'être parmi nous, étrangement présent, étrangement rayonnant à la table où l'on rompt le pain et les voyelles. Ses amis l'attendent aux rendez-vous qu'il a donnés, aux carrefours de toutes les routes qui ramènent à la patrie d'enfance, de terre mouillée, de jardins à l'odeur de lys.

Cadou n'est prisonnier d'aucun magicien, d'aucune magie, de personne. Vous aussi vous le rencontrerez, rien qu'en ouvrant ses livres, si vous avez le cœur qu'il faut, les yeux qu'il faut, le pas qui convient. Vous le rencontrerez, sans le croiser, maintenant que son œuvre est à tout le monde et que vous y êtes attendus.

 

Les amis de Rochefort, par Jean Rousselot

(Le 22 janvier 1961.)

En ce qui concerne ma position par rapport à Rochefort, laissez-moi vous dire que vous la résumez fort bien en écrivant que j'ai toujours considéré ce groupe « comme un carrefour de l'amitié et non comme une école poétique ». Toutes les confusions ultérieures sont venues de l'emploi du mot « école ». Nos historiographes et commentateurs n'ont pas prêté suffisamment attention à la nuance humoristique que nous donnions à ce terme. Notre école était une « école buissonnière ». Or, quels sont les goûts communs à tous ceux qui font l'école buissonnière ? Précisément leur amour de la liberté, leur refus de l'obéissance, de l'enrégimentement, des mains propres et des cahiers sans tache, des leçons sues, de l'esprit de corps. Et quel est leur but commun ? Précisément d'échapper à toute férule, à tout devoir, de narguer les maîtres et de ridiculiser les bons élèves. En agissant ainsi, ils attentent à la notion même d'école, mais ne s'engagent pas pour autant dans une action commune. Réunis dans une clairière et y potassant leurs livres de classe sous la direction de l'un d'eux, ils ne feraient que recommencer ce qu'ils ont fui. Les « Amis de Rochefort » — et voilà la dénomination qu'ils ne se sont que trop tardivement décidés à prendre — n'ont jamais fait leur « école buissonnière » de cette façon-là. Tel montait dans les arbres et tel autre se fourrait dans les terriers. Tel autre encore allait de préférence aux mares, ou aux filles, ou encore au bistrot.

Que nous ayons tous en commun le même goût du pain blanc, des arbres droits, des filles fraîches, de l'objet, de l'outil, du mot concret, de l'image qui se fait toute seule, mais qu'il faut apprendre à vivre et à crier d'espoir : le même amour et le même respect pour l'homme; la même admiration pour quelques grands solitaires; la même vocation insurrectionnelle contre les pompes et les œuvres, les sorbonnes, les orchestres et les salons, voilà qui est incontestable. Mais, derrière cela, qui n'est point un programme poétique, tout au plus, le cadre d'une amitié et le style d'un comportement, d'une manière d'être, il y avait des poètes que l'on serait bien empêché de ranger sous une étiquette unique. Un Léon-Gabriel Gros, en nous qualifiant, Michel Manoll, « Guy René » Cadou et moi (il nous adjoignait Louis Emié, je ne sais par quel détour...) de « poètes en marge », dans le deuxième volume de ses Poètes contemporains, l'avoue honnêtement...

C'est ainsi que je veux conclure, ajoutant que, s'il m'est arrivé de faire quelques réserves sur ma classification dans « l'école de Rochefort », je n'en avais qu'aux « historiens » paresseux, non aux « historiés » dont je fus et demeure solidaire.

L'Homme a regardé l'Usine.

Roger Toulouse.

 

L'Homme a regardé l'Usine. Devant les cheminées son front écartelé pâlit; la flamme atteignait les horizons noirs; dans le tumulte grandissant, le soleil s'abattait là-bas sans regarder le monde.

Puis, un enchevêtrement de grues perdait son reflet dans les eaux, où le goudron s'étire en couche d'orage; le tracé d'un « Mirage » bouillonnait dans le soir, et la peur éteignait la lumière de nos villes; à l'arrière de nos Jours on faisait mourir le Frère. Ce n'était plus la prière, mais des charniers occupant nos forêts cernées de lances.

Dans ce précipice, un balancement; Cadou poussait l'aiguille des horloges et son poème dissipait les fumées, faisant découvrir la Contrée nouvelle; maintenant l'Homme pouvait caresser l'Homme aux ailes apprivoisées.

Sa voix donnait le désir d'attendre un lendemain couvert de félicité; son chant égalait les peupliers, contournait la mer, franchissait l'Eternité, et l'oiseau merveilleux se posait sur les rives de notre angoisse.

 

Max Jacob

23 octobre 1941, Saint-Benoit.

Cher ami,

La notoriété est la connaissance du nom, sans amour. La gloire est une notoriété universelle mêlée de respect, de reconnaissance, d'admiration et d'amour... La vogue est une notoriété passagère due à la convenance de l'expression de M. Untel, avec les préoccupations d'une époque. Oui ! Trenet a la vogue... La gloire suppose une part d'éternité dans le talent, la notoriété suppose un remarquable talent. La vogue est une amourette du public, Cocteau a la vogue et la notoriété.

Tu ne peux pas plus découvrir parmi tes confrères celui qui marquera l'époque que nous ne pouvions nous douter qu'Apollinaire serait le plus grand. Encore nous en doutions-nous quelque peu, mais sagement on tenait compte de la sympathie. Je ne crois pas que l'on puisse juger la future gloire des gens qu'on n'apprécie que par l'imprimé. Notre opinion d'Apollinaire et de Reverdy venait de la fréquentation de leur personne. Aie confiance en toi !... Je n'ai pas à te conseiller, c'est à toi de me conseiller. J'ai confiance en Manoll. Je ne sais pas si Eluard et Reverdy ont fait leur temps : c'est difficile à dire. Je prends Au... pour un blagueur ainsi pour tous les surréalistes : ils s'amusent, c'est bien. Ils amusent les autres, c'est mieux; mais la poésie, c'est Lorca ou Kafka. Il y a plus de poésie dans le sincère Salmon ou dans Milosz que dans aucun surréaliste.

Je t'embrasse.
Max Jacob.

Ne m'en veuille pas de mystères obligatoires. Il faut se taire. Ne doute pas, ne doute pas de l'amitié jusqu'au trépas, depuis la nuit jusques à l'aube de celui qui signe Max Jacob.
Je t'embrasse.
(1942.)

Cendrars

Vendredi 9 mars 1951.

Cher René Guy Cadou,

Vos Biens de ce monde, la meilleure plaquette publiée depuis longtemps !... Merci et ma main amie...

Blaise Cendrars.

1951.

Supervielle

Le 18 novembre 1947.

Mon Cher Poète,

Votre poème est sur ma table. Il l'illumine et l'humanise. Son accent me touche beaucoup et je l'entends en moi qui chante et j'entends aussi « un grand pas partout dans la maison ». Il monte l'escalier avec les moyens du bord. Bref, je suis sous le charme et vous adresse mon affectueux merci.

Votre,
Jules Supervielle.

 

Pierre Mac Orlan

28 septembre 1945.

Monsieur,

Je vous remercie pour votre gentille pensée. J'ai lu d'un seul élan votre très beau livre sur Guillaume Apollinaire. Je l'ai très bien connu. Je ne vois pas que l'on puisse faire mieux que vous, car Apollinaire est vu ici par un poète. Je le retrouve vivant et entre ciel et terre, dans ce royaume de la liberté absolue qui est celui de la poésie. J'ai lu tous les livres écrits sur ce grand poète. Dans le vôtre, je le retrouve et pour cette raison aussi le don de votre livre m'est cher. Votre connaissance de celui qui écrivit « Alcools » est d'une sensibilité telle qu'il me semble difficile de dire mieux... à mon goût.
Votre tout dévoué.

Pierre Mac Orlan.

Pierre Ménanteau.

 

René Guy Cadou, voix qui chante, ne cesse de nous émouvoir, de nous enchanter. Il n'était pas cependant fils de Merlin. Il était fils de l'homme et de la femme. Il était homme — et c'est son humanité qui emplit jusqu'au bord ces vases d'élection que sont ses poèmes — ses poèmes nés dans la douce présence d'Hélène, dans la solitude de Louisfert-en-poésie.

...Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin.

Le 18 février 1961.

Pierre Ménanteau.

Daniel Gélin.

 

Les mots de Cadou me conviennent tellement qu'en les murmurant, j'ai l'impression de les trouver moi-même. De les avoir mûris, vécus. Ce rythme, ces odeurs, cette joie, cette infinie tendresse, cette démarche entre le réel et l'infini se servent de ma voix. Je ne suis plus qu'une voix. Je me suis senti au premier mot, dissoudre. Je suis anéanti et pourtant j'existe. Comme j'existe.

Daniel Gélin.

Pierre-Jean Jouve.

9 mars 1951.

Cher Monsieur,

J'ai admiré plusieurs pièces de votre petit livre, et particulièrement « Nocturne »; je désire vous le dire. Il est très rare que je réponde à un ouvrage de poésie parce qu'il est tellement rare que je sois touché par un accent authentique. Je vous remercie donc pour un moment d'admiration et d'affection.
Croyez, je vous en prie, à ma bien sincère sympathie.

 

 

 

 


 

L'orphisme de René Char à Cadou, par Jacques Lepage

Les Marginales, décembre 1966

 


 

Est-il poésie autre qu'orphique ? Dans un ouvrage récent, Georges Cattavi (1), propose quelques exemples, dont celui de Mallarmé. L'auteur d'Igitur a poursuivi très au-delà de l'approximation nervalienne l'analyse dissociante pour, comme dans une fission atomique, se saisir des éléments vierges et d'eux, par eux, prendre pouvoir sur le verbe conçu comme instrument illimité de puissance. Non seulement, dans la problématique mallarméenne, c'est par la Parole que tout être vient à l'existence, par elle que surgit de « la non-dualité rebelle à toute expression » (2) la vie particularisée, mais elle seule « doués d'authenticité » notre présence temporelle et constitue la seule tâche spirituelle. Ainsi reçue, la poésie absorbe intégralement l'être et Heidegger en peut déduire une ontologie.

Mais la poésie ne se rebelle-t-elle pas ? A l'encontre de Daumal ou de Milosz, certains, Cadou par exemple, ne se seraient-ils pas refusés à descendre aux enfers, assurés qu'Eurydice ne leur fût pas livrée ? Il faut ici reprendre ce que nous écrivions ailleurs, que la relation du poète à l'être est double, sans pour autant en induire une dichotomie. Nerval rencontre un astre noir. Claudel, silence et lumière, mais l'avers et l'envers sont embrasés du même feu et la négativité est créatrice à la même matrice que les expressions positives.

« Quand la foudre sème, l'excès et l'accès ne font qu'un » (3), résume Georges Blin, car pour René Char, les « Médiateurs eux-mêmes sont immédiats » et l'idée poétique, « point diamanté actuel », partielle et pourtant totale est « d'une nécessité qui ne doit pas nous paraître moins flagrante ni moins obscure que le réel ». Char exclut ainsi la temporalité, temps qui enchaîne, en faveur de l'instant libérateur. Immédiateté qui surmonte la tension prométhéenne, ce que commente Char dans une image concrète : « être du bond, non du festin, son épilogue ». Rien ne sépare et pourtant tout est rompu; au terme du refus croît la totale soumission; le silence est chant, Orphée perd et trouve Eurydice, meurt et naît. C'est sans doute ce que Georges Blin fait entendre lorsqu'il évoque une « Rencontre, scandale d'un espoir précédé, désarmé par l'inespéré, (qui) ne peut être l'instant d'une intégration de l'absolu que sous forme d'un instant que cet absolu désintègre ».

Cette fulgurance et cette dilution, fin et renaissance, le poète les dit : « Parfois j'imagine qu'il serait bon de se noyer à la surface d'un étang où nulle barque ne s'aventurerait. Ensuite, ressusciter dans le courant d'un vrai torrent où tes couleurs bouillonneraient » (4). Et l'hymne amoureuse va de la « solitude à l'être, du néant à l'existant », de « l'apogée de toute création : le point », à cet « insécable » rompu pour, qu’il ensemence, lève la pierre, ordonne l'orbe des astres, crée par le verbe.

Tout poème repose sur cette structure. Seule une vue limitée peut s'astreindre à la lettre, ignorant que l'ambivalence, ce noir et blanc du verbe, connexe mie démiurgie, un pouvoir totalisant, incarnation du souffle, l'anima, la lumière qu'Orphée porte eux enfers.

Cadou ne s'exclut pas de ce schéma. Que serait Hélène et le règne végétal, si la métamorphose ne courait, en filigrane, dans les instances du poème ? Il en est très conscient; cet élégiaque n'ignore rien de « la voix étouffée des profondeurs nocturnes » (5); il intitulera un de ses livres Le miroir d'Orphée; mieux il écrira, « pour moi qui dit poésie dit incantation... une incantation que je retrouve d'ailleurs dans Villon ou dans Apollinaire, dans Morven le gaélique ou Milosz_ Qui dit incantation ne dit pas romance, ni Toulet, ni Prévert ». Ce texte est capital par la référence à Milosz et le rejet de Toulet et Prévert. Trop souvent les épigones de Cadou — aujourd'hui à la mode, ils emplissent les revues — s'en tiennent à la romance, incapables de se soumettre à l'épreuve où l'âme « se brise ou se bronze, de s'exposer aux  rayons meurtriers de la solitude » (5) pour, dira Cadou, voir la poésie portée « jusqu'au moment unique où son chant rejoindra l'universel concert. »

J'aimerais joindre à Cadou et à Char, aussi dissemblables, deux poètes, (Henri Poncet, parti depuis dix ans « à la découverte du monde sensible » (6), et Yvonne Caroutch qui récemment appréhenda la séparation radicale qui nous fait étranger. Poncet, la prolixité et la fraîcheur de source de Cadou; Yvonne Carouth, la préciosité et la rigueur de Char. Tous deux, poètes. Poncet de l'enthousiasme, Caroutch du gel, de la cendre, qui rôdent dans « l'heure indécise de la brève cécité, de l'été » (7). Ni l'un, ni l'autre ne s'égarent dans l'anecdote mais plongent aux racines du commencement élémentaire pour nous livrer à l'émerveillement de l'amour blanc, de l'amour noir.

Char dit : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». Il faut l'écharde dans la chair, et l'on ne doute point qu'elle blesse profond nos deux poètes. Ponce, enracinant la poésie dans le quotidien, s'élance à travers la vitre, s'engouffre avec ivresse par les brisures, pour sanglant faire saillir un rire épique, sauvage, profanateur. A l'instant « l'homme bascule dans l'homme et dans l'arbre      nous vivons un panthéisme où le poète clame, « je » suis un arbre / et chaque seconde la vie l'abat ». Ces mutations nervaliennes Caroutch les poursuit dans « la forme de l'instant sur les eaux habitées »« le geste futur déjà chemine sous la houille ». Et nous voyons le poème naître, organique, avec ce silence comblé, cette plénitude où en contrepoint brasille et fulgure l'étincelle de foudre. Nous assistons à une naissance où se creuse la distanciation entre le porteur de mot et le mot proféré. Cadou, avec sa simplicité de feuillage et d'eau vive, l'exprime.

Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
Ebruité doucement par un vol de vanneaux (8).

Ce vol d'oiseaux éveille, derrière les prisons de la conscience, de très anciennes connivences entre l'homme et l'univers. Ce sont elles que le chantre thrace évoque, que chaque poète retrouve. Sans elles la poésie serait catéchisme, « romances », modes et divertissements, le contraire exactement de ce qu'elle est, car « la poésie sera toujours l'éloge de la vie dangereuse... le temps d'une seconde et d'une éternité » (8).

(1) Georges Cattavi : Orphisme et prophétie. (Pion.)
(2) Marcel Raymond.
(3) Georges Blin : préface à « Commune Présence ». (Gallimard.)
(4) René Char : Lettera amorose, in « Commune Présence ». (Gallimard.)
(5) Michel Manoll : René-Guy Cadou. (Seghers.)
(6) Henri Poncet : L'épreuve du printemps. (La Corde.)
(7) Yvonne Caroutch : Paysages provisoires. (Méca, Venise-New-York.)

 

 

 

 


 

Un hommage à René Guy Cadou

Maison de la culture de Bourges (1960 ?)

 


 

L'automne en ce pays..., par Hélène Cadou.

 

On parle du temps sans savoir. La vie tous emporte, nous emporte. Où retrouver ce qui n'a plus de visage ? Pourquoi s'attarder quand le souci du jour nous sollicite de toutes parts ?

Personne n'a le temps d'arrêter le temps. Mais si je n'aime pas les trains qui vont trop vite ? Si du voyage il ne m'est donné que la halte, si j'aime à me souvenir comme on apprivoise un lendemain ?

Que je me plaise à élucider le passé, c'est, en effet, pour tenter d'élucider le jour présent, c'est aussi pour mieux percevoir celui qui est encore à venir.

Il arrive que les instants apparemment les plus inutiles s'avèrent les plus riches, comme des rêves déliés qui se trouveraient placés sur la trajectoire la plus sûre et la plus logique.

A cet agencement souverain, je me heurte sans cesse, il me contraint, m'anime et me conduit, c'est pourquoi j'ai, finalement confiance en la plus vulnérable et fragile gratuité.

Le temps s'enfuit, mais derrière la vitre, c'est toujours le même ciel. Pourquoi se retourner ? Puisque les souvenirs, eux aussi, vont de l'avant, qu'ils font le paysage plus réel, et qu'il suffit de déchirer la brume pour que chacun les reconnaisse.

Des images bougent en moi, vivantes à jamais. C'est un soir comme les autres sous la lampe. Je te vois. Tu repousses des deux mains la table à poèmes. Ton visage est las mais heureux. Tu allumes une dernière cigarette, et, fermant à demi les yeux (de ce geste qu'aucun de tes amis n'aura oublié) tu réchauffes doucement ton rêve, tu l'étires et le savoure dans la fumée bleue.

Les volets ne sont pas clos. La grande nuit froide entre par la fenêtre. On entend les derniers sabots sur la route, une chaîne grince. Tu commences à lire le poème dont l'encre sèche à peine.

Quel mystérieux pouvoir t'habite ? Avec qui as-tu rendez-vous chaque soir devant cette table ?

Sur cette longue feuille de papier blanc, toujours du même grain, du même format, acheté toujours avec soin dans la même ancienne librairie, s'inscrivent les mots les plus simples.

Et voilà que ces mots, comme purifiés, comme grandis, s'assemblent pour dire une peine, une joie, qui dépassent de loin, notre peine, notre joie, qui parlent pour tous.

Pour tous ceux qui ne te comprennent pas maintenant, mais qui, un jour, te comprendront comme on comprend la fraîcheur de l'eau, la caresse du soleil.

Pour tous ceux que tu aimes sans les connaître et qui, dans dix ans, dans vingt ans, te liront et sauront soudain que le monde existe, qu'ils existent dans le monde et qu'il y a la beauté.

Non, nous ne sommes pas seuls dans cette chambre au-dessus des champs mouillés, et, c'est à travers ta voix mille réponses que j'écoute.

Mais toi, que sais-tu de toi-même ? Un « cœur de chêne » me dis-tu, et, comme un arbre qui déplie ses branches, tu envahis la chambre, tu n'es plus que joie éclatante, tu actives le feu, tu parles des amis, tu es plein de projets, quand moi, je suis là tremblante à te regarder.

Tout est vrai d'emblée dans tes poèmes, et pourtant, cette vérité nous semble toujours neuve comme un ciel sans cesse en mouvement.

Il y a la vérité d'aujourd'hui, mais aussi celle de demain, et tu m'auras donné, tu nous auras donné de te rencontrer dix ans, vingt ans plus tard dans chacun de ces poèmes.

Ce jour, dans un tiroir jamais rouvert, jamais remué, j'ai découvert quelques vieux carnets, quelques agendas où tu notais une adresse, une course urgente, ici et là, un vers, un titre, qui te venait par surprise. Et ce titre, ce vers, s'échappe soudain vers moi avec quelques miettes de tabac qui tombent d'entre les pages.

Tu es là, de nouveau, et voici que pour un instant, ce jour poussiéreux de feuillets rangés, de pages relues, devient un lumineux après-midi d'arrière-saison tout enveloppé de brumes dorées.

Je me retrouve dans le petit cellier de Louisfert et je dispose des pommes sur une étagère. Je sais combien tu aimerais en garder une, tout l'hiver, dans ton tiroir, comme tel poète allemand. Toute la campagne est couleur de pomme.

Cinq heures du soir à cette table où tu ne reviendras jamais plus. Aujourd'hui, il n'y a plus de pommes, mais des choses mortes, des papiers jaunis, dont je n'ose défaire les plis, et pourtant cette odeur d'automne, je ne puis l'oublier.
Quel était ce poète ? Etait-ce Bürger ? Etait-ce Goethe ? Qu'importe ?

Voici la boîte qui contenait usuellement tes plumes. Une petite boîte très « 1900 », avec des plumes « à la ronde », toujours les mêmes. Baignol et Fargeon ! Ton père ne devait point en user d'autres à Sainte-Reine, et toi, tu traces ton poème, chaque soir à l'encre de Chine, comme un enfant qui s'aventure.

Tout cela est si loin, si près. On doit préparer le pressoir au fond de notre jardin. Pendant quelques jours, le cheval tournera inlassablement et la meule écrasera les fruits sur la pierre.

J'ai définitivement refermé le tiroir, les automobiles passent dans le faubourg. Elles vont vers Saint-Benoît-sur-Loire ou Milly-la-Forêt. Les poètes sont morts. Il fait froid.

Et pourtant, si ces instants d'autrefois se sont éteints en cette vie comme s'est délabrée un peu plus la maison de Louisfert, ils sont devenus vivants dans une autre lumière, vivants comme est vivante ta poésie dans le cœur de ceux qui te lisent.

Nourrie de l'amour des êtres, de l'amour des arbres, elle n'a conservé justement que cet amour pour être belle. Et ce dépouillement est celui d'un cœur qui, d'une aube blessée mais enchantée, à l'abandon de tous les biens de ce monde, dessina une courbe trop évidemment achevée.

De tout ce que j'ai souci de dire, de tout ce que je n'ai pas loisir de dire (ne voulant laisser nulle place à l'anecdote) parviendrai-je à faire surgir ce visage modelé par l'ombre et la lumière qui parlerait pour tous avec cette douceur volontaire des grès venus à nous du fond des ans dans leur éternelle vérité ?

Visages parfois si présents qu'ils semblent soudain sortir de la pierre pour se mêler à la vie, ou, que la main qui en parcourt le grain et la structure se trouve déterminée, pour un jour, à n'avoir plus que des gestes empreints d'une beauté réfléchie ?

Que reste-t-il d'autre sur cette lointaine route où nous allions dans le soleil et dans le vent, que reste-il d'autre que cette image de grès inlassablement tournée vers l'attente ?

Il me faudra revenir bien souvent encore, sans doute, sur cette route, revenir dans les cars de Toussaint, quand les villages sont noirs de silence, ou bien par les soirs d'été, dans les autorails qui foncent vers le couchant.

Chaque année, chaque saison, les petites gares, comme des jouets, m'attendront, et toi, près de l'avant-dernière halte, chaque fois tu me feras signe, mais en vain je tenterai de m'arrêter puisque c'est plus loin, quoiqu'on veuille, quoique je veuille, qu'il faut aller.

René Guy Cadou, par Michel Manoll

Il faut l'imaginer, s'avançant à grandes enjambées, d'un pas sûr et allègre de chasseur, au-devant de ces « horizons plats » du pays d'Ouest, où germe le silence ; parcourant une levée de lande, humant cet air vif, chargé de sel et d'embruns, dont il n'aurait su se passer.

Je ne puis retrouver René que dans une bruine bleue, traînant sur l'herbe des talus, à la lisière des bois, dans ces combes automnales où rutile l'or éclairci des hêtres, aux avancées de cette terre douce et maternelle, qui semblait toujours lui murmurer à l'oreille ses plus secrètes rêveries.

Il était le reflet même de ces paysages, épandus dans une lumière ouatée, où tout est reflets, profondeurs, mates sonorités et qui, interminablement, se recommencent, commue dans cette Brière aux verts herbiers mouillés, où il scandait le rythme d'un poème au bruit d'un aviron, creusant la pénombre close des eaux dormantes.

C'est là et non ailleurs que je verrai toujours René-Guy Cadou, à ces rendez-vous de la lumière et de l'espace, parmi l'innombrable murmure ailé des campagnes solennelles, dont il était l'ordonnateur ; en ces mystérieuses retraites qui témoignent de l'immortalité d'un monde de bruyère et de chênes anciens où stagnent les lents crépuscules et où il demeure, comme Prospero, aux abords d'une île enchantée.

Orphée meurt, par Luc Bérimont

Signes du temps, numéro spécial, 1952

Orphée meurt, son chant, modulé sur la lyre, arrêtait les moteurs et retenait les bêtes. A présent, dans les caves du sol, rien ne peut réduire au silence sa bouche pleine de feuilles et de boue. Orphée parle à chacun de nous par les lèvres de la mémoire, il s'exprime en coulées de soleil, en éclatements de bourgeons, en courses de gibiers, en croissances de champignons, en courbes de rivières. Orphée-Cadou, tel un prestidigitateur, tel un dieu, est passé de l'autre côté du décor. Il se drape dans le paysage, dispose de mille langues d'oiseaux. Regardez-le qui nous fait signe, à chacun de nous, ses amis ! Il y a de grands gestes de branches, des plaintes de vent sous les portes, de longues plaines de pluie dans les cieux. René parle. Il nous invite. Il dispose du monde et des marées, il est devenu dieu entre les Dieux, roi entre les Rois, minéral entre les Minéraux. Et s'il marquait de son vivant, par modestie, chacun de ses poèmes d'un pseudonyme terrestre, nous savons (à présent que la mort a lavé la pâle encre humaine, à présent que la mort a signé pour lui, tenant sa main comme celle d'un écolier malhabile) nous découvrons son véritable nom : Orphée !... La rencontre d'un seul de ses vers avec l'admirable réalité, l'exaltante matérialité d'une minute des choses, provoque la décharge électrique et le tonnerre. Orphée mesure juste. Il meurt juste. Il calcule en ingénieur. Le contact de sa parole et de ce qu'elle évoquait libère la foudre. On ne le croyait pas ainsi, du temps de Rochefort. On ne le savait pas si grand !

Je suis assis devant ma lampe, dans la nuit de la campagne, ouatée de brouillard tiède. Une chouette passe en ramant devant la lune. Pénétrera-t-elle dans ma chambre, par mégarde, par goût de l'aventure ? Non. Elle se détourne. Un chien l'aperçoit, entre en transes. La nuit parle à voix haute. Et Orphée, tapi derrière l'air transparent, murmure :

Les chiens qui rêvent dans la nuit
Il y a toujours un poète qui leur répond par une petite lueur
Tirée comme un bas jaune sur une maigre lampe.

C'est ce ton, poignant, poignardant, et humain, cette force douce, cette exactitude frémissante, ce tremblement d'un trait toujours ferme — comme d'un horizon dur de grand soleil qui vibre, tout au bout, de ses couches chaudes remuées — ce sont ces trébuchements de tendresse, cette salive reprise sur les dents, cette syllabe hasardée à la limite de la pudeur qui confèrent à chacun des poèmes de Cadou son authenticité et son visa pour les routes de l'avenir...

Poème de Jean Rousselot, 1951

Il n'est pas mort avec les lampes de la plaine
Mais au cœur de la nuit, quand semble hésiter Dieu
S'il dira l'univers achevé dans les cieux
Ou bien s'il lui insuffle encore son haleine.

Et, sans attendre l'heure où le premier passant
S'en va tirer pour nous le vin qu'il nous faut boire,
Et, sans attendre l'heure où la voix des enfants
Refleurit dans la paille usée de nos mémoires,

Il a fait confiance au vent de son pays,
Qui secouait la nuit comme on fait de ses chaînes,
A cette primevère entre ses mains jaillie,
Au regard haut levé de la femme qu'il aime.

Vienne le jour qui doit venir et qui viendra ;
Aux marches du printemps, il s'abrite et s'endort...
Mort, où est ta victoire ? il sait qu'il renaîtra
Puisqu'il a pris déjà le parti de l'aurore.

Lettre de Guy Bigot, 11 août 1950

Mon Brave René,

... Nous avons parcouru la campagne du Faouêt, à la recherche de vieilles chapelles abandonnées. J'ai découvert une chose extraordinaire qui m'a bouleversé. La Beauté des Dieux populaires, l'émotion d'un sculpteur maladroit, émouvant dans le don de son cœur. J'ai fait des photos formidables de ces morceaux de pierres et morceaux d'âmes. J'ai pensé à toi, et, à nia joie de ces pures beautés se mêlait le regret de ton ignorance de pareils chefs-d’œuvre. Quand donc viendrez-vous ? Je me fais la promesse d'aller à Louisfert. Ces séjours sont mes bains de pureté, ma jouvence, Louisfert ville d'eau. Station d'équilibre du cœur. J'irai, je te jure. Mais quand En septembre-octobre aux heures de la forêt. Et toi ? Trévédy doit nous rendre visite, fin août sans doute. J'aimerais tant te prendre par la main, je suis certain du choc que t'apporterait la Nature et les pierres du Morbihan. En tous les cas sois certain de ma pensée toujours présente.

 

Sur quatre peintures, par Roger Toulouse

Parfois un visage venait se poser contre un autre visage, avec sa couleur d'hiver ; les forêts d'enfance s'étalaient près du vieux château, et, dans les sentiers, l'idiot fauchait l'air de ses bras, le béret mal assis sur des yeux trop grands... Souvenirs ! le « jeune homme de l'hospice » finissait ses jours dans le salpêtre des maisons de province, « Pacifique Liotrot » m'ouvrait les étangs de Sologne, tandis que René-Guy Cadou retrouvait, lui aussi, là-bas, ses gardes-chasse dans les forêts bretonnes et ses tueurs effrayant le bétail dans les abattoirs, derrière leur sanglant « tablier de boucher ».

Plus près de nous, touchant Louisfert, Châteaubriant aux hommes écorchés, ... et c'était pour moi, « le jeune homme à la médaille » devant le gibet, frère martyr des fusillés...

Toutes ces visions d'hier que je fixais sur la toile auront trouvé par la suite une extraordinaire résonance dans les quatre poèmes que devait écrire un jour Cadou.

Ces tableaux étaient là dans mon atelier du quai Saint-Laurent, à Orléans ; René devant eux, muet, fouillait ces inquiétantes figures, y décelant, y reconnaissant son propre tourment.

Ce même jour, nous partions pour Saint-Benoît-sur-Loire, afin de nous recueillir en compagnie de Louis Guilloux et de Michel Manoll, devant les restes du bon Max Jacob, ramenés d'un anonyme cimetière parisien.

Quelques semaines après cette mémorable journée, René m'envoyait ses quatre admirables poèmes issus de mes quatre peintures.

 

Dernière visite à Cadou..., par Jean Jégoudez.

11 août 1950.

 

S'il peut être donné de vivre un poème une fois dans sa vie, ce fut pour moi, par un matin de neige, ma dernière visite à Cadou.

J'étais à Nantes, en ce début de janvier 1951, René habitait à soixante-dix kilomètres de là, à Louisfert, pays plat, pays sans charme. L'autocar me laissa en pleine forêt. Il y avait environ cinq kilomètres jusqu'au village. Personne, absolument personne, dans la « Forêt pavée ». Pas une maison, pas un bruit, cinq kilomètres à pied, la neige...

Sur la route, nulle trace de pas, seules des marques d'oiseaux, et un silence tel que j'en éprouvais de l'angoisse. Je me surprenais à me retourner, bien étonné de ne pas voir surgir derrière moi un cortège de nains ou quelque fée Carabosse.

Pas une âme jusqu'à la porte de Cadou, porte rude en bois pauvre.

Grâce de la maladie, sursaut avant la nuit. René allait mieux ce jour-là, bien planté sur la terre.

Nous nous regardions, Hélène et moi, nous le savions condamné. Je ne pouvais le croire. Nous passâmes une journée qui demeure à jamais inoubliable.

Deux mois après, le 21 mars, René, nous laissant son œuvre, nous quittait.

 

 

 

 


 

Notes d’esthétique en marge de Cadou, par Yvon Le Bras

Les Annales de Bretagne, n°3, septembre 1966.

 


 

Parler de la poésie, c'est se condamner à parler en marge d'un texte irréductible au discours par lequel on tenterait de le saisir. Mais avoir conscience de la poésie, de l'art plus généralement, comme différence radicale, c'est du même coup renoncer à les réduire aux idées générales qu'on peut en former, aux conclusions des études scientifiques qu'on peut en faire quelle que soit d'autre part la valeur de telles idées et de telles études pour l'approche des œuvres. C'est aussi se libérer du préjugé qui tend à assimiler la poésie à un quelconque objet naturel devant être une fois pour toutes confondu dans la connaissance qu'on prendrait de son contenu et de ses structures. Enfin, c'est se donner le moyen d'aborder la poésie en elle-même, sans que le rapport du lecteur au texte se trouve obscurci par des techniques et des normes exportées du domaine de l'étude des choses proprement dites et jetées dans l'esthétique comme autant de notions étrangères.

Parler de la poésie, c'est prendre le parti du silence au moins autant que de la parole et se résigner sans peine à laisser ouvertes dans la succession des pensées de grandes brèches que seule la poésie elle-même sait combler. Et si l'on tente obstinément de colmater les brèches par les moyens propres au commentaire critique, on vient souvent à mettre au monde une sorte de sous-poésie constituée précisément de tout ce que les poètes n'ont pas dit parce que cela ne valait rien ; on ressuscite les déchets. Michel Manoll donne d'assez bons exemples de cette obstination mal récompensée dans son introduction à la poésie de Cadou Seghers. Si Pierre Ménanteau dans son Florilège de R. G. Cadou (Seghers.), échappe à cette tentation de colmater à toute force les brèches, c'est parce qu'à vrai dire, son texte passe à cent lieues de l'essentiel. Ce n'est pas à diriger et à illustrer une par une quelques déterminations psychologiques de l'œuvre qu'on peut éclairer le moindrement l'œuvre elle-même.

Tout ceci dit, le problème se pose du point d'où part le texte, bien sûr. Voici « Hélène ou le Règne végétal » voici « Le cœur définitif » (Seghers). Mais on part toujours, du texte. Partir plutôt de l'acte d'écrire et de la fonction dans laquelle s'inscrit cet acte. René Guy Cadou à Louisfert se retrouve, sa classe faite, la chambre, la table, la fenêtre, les feuilles blanches qu'il couvre de poésie. A la fenêtre, plus près, plus loin, les choses. Ce qu'on a pu parler des choses, à propos de Cadou, et exclusivement d'elles, surprenant ! Cadou ou la poésie des choses. Cadou ou la passion du réel, Cadou poète des objets, etc... Et il est vrai que la poésie de Cadou apparaît à première lecture comme le lieu où toutes choses les plus simples, les plus quotidiennes se rejoignent, s’assemblent, se confrontent, multiplient leurs saveurs, leurs pesanteurs, leurs durées respectives. Une première lecture de Cadou est nécessairement réaliste. Impossible de ne pas se perdre d'abord dans la densité matérielle du contenu, dans l'incroyable profusion de la sensibilité à la nature et aux objets, dans un foisonnement d'images qui va parfois jusqu'à l'encombrement. Il est bon que l'on fasse ce premier usage et cette première usure du texte avant de l'éprouver plus clair et plus secret. De même, on est toujours ébloui, les premiers jours de canicule, où le soleil tend à se donner pour l'essentiel et à faire que l'on s'y perde :

« Je m'aimais
Dans la splendeur imaginée d'un végétal
D'essence blonde avec des boucles de soleil
Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
Ebruitée doucement par un vol de vanneaux. »
(Hélène, p. 42.)

et l'on s'y perd. Puis on approfondit : « Si nous montions encore d'un degré ? » (Eluard). La première lecture elle-même nous y invite d'ailleurs, car elle n'est pas sans problèmes.

Bien sûr le poème est pénétré de partout par les choses ; elles y apportent leur diversité, leurs métamorphoses, leur inépuisable singularité. Mais on s'aperçoit rapidement qu'à travers son expression dans le poème, chaque chose, chaque qualité, chaque instant du vécu se voit conférer un destin qui n'était pas son destin originel; un destin parfaitement inattendu si l'on se place au point de vue des lois qui régissent, à l'extérieur, les choses, les qualités et les instants; au point de vue du réel comme tel. Il y a là un premier indice et une première inquiétude. Là est le véritable point de départ.

La poésie commence vraiment où finit l'illusion de pouvoir regarder en elle comme en un miroir qui reflèterait sensiblement la richesse objective du monde. Cette richesse y est toute entière mais une nécessité nouvelle en désoriente et en réoriente le cours. Nous évoquions Cadou, chaque jour à cinq heures du soir devant la table aux feuilles blanches. Pour que faire ?...

« La nature fait trop bien les choses, ce n'est pas elle qui nous aurait mis une plume dans la main. » P. Reverdy. (Le Livre de mon bord. p. 24).

Cadou nous est fréquemment présenté comme ayant vécu à Louisfert dans la société immédiate des choses, dans un rapport passionné d'intériorité parfaite à leur mouvement, à leur secret, à leur massive éternité de choses. Ecrire n'aurait donc eu pour but que de progresser dans l'intime connaissance du réel, de saisir immédiatement l'être des choses à sa source et de venir y assurer l'être incertain de l'homme. La feuille blanche et la lampe, tous les soirs pour chercher au cœur des choses le destin dans son expression absolue... Peut-être. Mais voici que la feuille une fois remplie, les choses n'ont plus de destin. Elles trouvent dans l'image une force qui n'est pas la leur. Elles forment un langage d'ailleurs qu'en elles-mêmes, une langue étrangère, on dirait, mais qui cependant parle d'elles et les connaît bien. Infiniment familières, infiniment étrangères, à la fois très proches et très loin d'elles-mêmes. Les mots qui les disent sur la feuille blanche signifient-ils leur présence ou leur absence ? La poésie pour quoi ?

Pour vivre la parfaite absence dans la toute présence des choses. Pour être en vérité celui qui a son être hors de soi et cependant près de lui-même en ce qui n'est pas soi.

« Et loin de moi je savais bien me retrouver.
Dans les cordages d'un poème. » (Florilège, p. 62.)

Dès l'image la plus simple : « Une lampe éparpille au loin son mimosa », les objets se mettent à vivre selon l'un des infinis désirs possibles d'un esprit. Ils viennent — tels qu'ils sont — se mouvoir dans l'espace de leur propre absence, et la face du monde, en est changée. Il s'en faut d'ailleurs de très peu que rien ne change ou que tout change ; simple disposition de l'esprit, mais c'est là l'essentiel.

« Je vivrai là » dit Cadou, dans « la Maison d'Hélène » et l'affirmation est en apparence banale. Mais dans ce poème et la maison où il est question de vivre, tout est magnifiquement conforme à l'infinité des désirs qu'un homme peut nourrir en lui-même et pour lui-même. Images du temps pacifié, du calme, du vent, images de l'amour chanté à travers « la maison », son écrin familier, images de la nourriture fraîche, de la lumière, des plantes ; en fait tout est changé. La vie est sans compter. Il y a là une promesse essentielle concrètement saisie. « La beauté est la promesse du bonheur » (Stendhal). « Je vivrai là » et le poème entier sont dès lors la démarche d'un esprit se saisissant concrètement comme être près de soi-même dans son être hors de soi — dans les choses.

Sans doute, une première lecture, purement choisie de ce poème est-elle possible, qui renverrait Cadou — la part faite au talent -- aux naïfs écrivains des chansonnettes rustiques. Bien sûr, Cadou est présent sans retenue hors de soi, dans les choses, ici et maintenant, et manifeste cette présence à une réalité particulière en y puisant sans mesure les choses senties, les instants vécus.

« ... Ivrogne de la vie qui conjugue au présent
Le liseron du jour et le fer de la grille. » (Flor. p. 74.)

Mais si le poète s'enivre des saveurs de la nature, c'est pour emplir l'absence où il se sent de la nature, pour réaliser l'espace de cette absence ; puis dans la présence même de la nature, il cultive l'absence inlassablement pour elle-même, pour soi-même    tel un vase qui se suffirait de sa propre forme pour contenu.

L'essentiel — le sens — est bien dans les choses, mais il est dans les choses ce que les choses ne sont pas, l'être en soi et pour soi de l'esprit en tant qu'il a son être dans les choses.

Chez Cadou, comme chez bien d'autres poètes, l'essentiel ne se dévoile et ne se donne qu'à travers la mouvante et constante épaisseur des moments particuliers et qui ont entre autres particularités celle de tendre à se donner eux-mêmes pour l'essentiel et à faire prendre l'éblouissement fugitif qu'ils dispensent pour l'éclat de la pure beauté. Ils n'en sont en fait que le chemin, souvent obscur, souvent interrompu, ou, si l'on veut, le vêtement moelleux et changeant. A vrai dire, chacun de ces moments particuliers que l'image restitue en en multipliant la splendeur singulière est porteur, sous une forme elliptique et symbolique, de la totalité concrète du sens. Nulle somme de significations particulières, le sens, réalisé dans la poésie, surgit toujours entier. L'image la plus simple l'implique aussi bien que le poème le plus dense, à ceci près que le poème le réalise quand l'image ne fait que le signaler.

Enfin, à lire profondément Cadou il devient clair que la brillante succession des images du monde n'est que l'apparence informelle du poème. Celui-ci exprime au fond, plus ou moins explicite, le plus souvent informulé, ou simplement impliqué par le seul mouvement du « dire », le libre vouloir d'un esprit en son sens le plus clairement universel et le plus concret, le plus loin des choses et le plus proche d'elles tout à la fois.

« Pays lié aux oiseaux
A la chevelure des femmes
A l'épaule la plus belle
Je suis debout sur tes pianos jonchés de feuilles mortes
...Je vous donnerai bien davantage que le soleil
...Je vous rends semblable à moi par mon amour
Pour vous encore je dispose
Des solitudes à venir
...Confiance donc
Ou je m'installe en vous
...Comme un liseron frémissant
Inséparable de vous
Je serai malgré vous
La solitude. »
(Cœur définitif, p. 24.)

La solitude et la force intérieure, force d'être à soi-même son propre fondement et son propre avenir, tout en étant l'être de l'amour - de la faiblesse - l'être du fond des choses et du fond d'autrui. Mais la force, chez Cadou, n'est jamais acquise une fois pour toutes. Elle est intérieure à la faiblesse car elle est à chaque instant la faiblesse qui se dépasse elle-même et devient son propre autrui, son contraire. Victoire rarement parfaite, jamais définitive.

« Tendres parents qui m'avez mis au inonde avec ce cœur amoureux et si faible... » (Flor. p. 8.)

L'amour et la faiblesse, termes impliqués l'un en l’autre constituent la base psychologique à partir de quoi le poème naîtra dans l'acte conquérant d'une reprise de soi-même par soi-même brisant les liens, les attachements auxquels l'être est d'abord suspendu. Ces liens, ces attachements seront par la suite restaurés, non plus dans l'élément de l'être-autre de l'esprit mais dans l'élément de sa liberté à l'intérieur de soi. Ici encore, il faut préciser que cette démarche n'est pas toujours clairement assumée chez Cadou, qu'à plus forte raison elle n'est jamais définitivement accomplie. Cadou restera toute sa vie un orphelin, la totalité coupée en deux de son enfance et de lui-même. Il sera le plus souvent sa propre moitié déchirée cherchant « le reste ». On le surprend constamment, cherchant à susciter partout la présence de ses parents disparus, de son enfance morte, présence hors de laquelle il risque l'abîme, la chute dans l'incertitude et l'angoisse.

« ... Il n'y a plus de Bernadette
Il n'y a plus de Marie
Il n'y a plus de pommes dans l'armoire
Il n'y a plus de pétrole
Il n'y a plus qu'une vie et qu'une enfance
Brisées. » (Flor. p. 50.)

Il lui faut souvent s'assurer, se rassurer, n'être pas seul. 11 se conçoit difficilement seul en lui-nième, ne possédant pas - comme un René Char par exemple - le concept clair, absolu et concret de soi-même. Il a besoin pour entrer en soi-même et projeter les « lendemains » intérieurs, de la médiation active d'une présence « au plus clair de (lui)-même ».

« Vous êtes là je sais
Au plus clair de moi-même
Penchés sur mon remords et sur mes lendemains
Puisque vous revenez dans cette chambre noire
0 mon père et ma mère
Partagez-vous mes mains. » (Flor. p. 8.)

Que cette présence soit celle de ses parents et de son enfance ou celle de Dieu, et quelle que soit la forme particulière sous laquelle le poète la suscite, sa fonction est la même. Il s'agit de passer de la solitude comme manque et angoisse à la solitude comme être et plénitude, ou encore de la solitude comme mode de l'inessentiel et du hasard ; la solitude comme substance essentielle. Ce passage est en même temps le chemin véritable menant au monde réel, à « La maison d'Hélène » et au « Je vivrai là » par lequel l'esprit pose et accomplit sa vérité. L'essentiel de ce point de vue, c'est le monde repris par l'esprit conformément à la nature propre de ce dernier. Encore faut-il que l'esprit éprouve sa nature et c'est pour Cadou le plus difficile. Il écrit fréquemment dans l'angoisse de celui qui court après son être. Il y a souvent en lui l'inquiétude du « retard », du « mauvais départ » (Flor. p. 22).

« On est tout à son malheur
D'être encore là
Quand le soleil vole en éclats
La fenêtre ah la fille de l'air
Les ablettes dans la rivière
La grande boucle au loin
Etre celui qui part
Et n'est jamais rejoint... »
(Flor.p.23)

Jamais rejoint et par conséquent jamais dépassé, de plein pied avec soi-même, avec le monde, avec le temps.

« Je pars
Mais mon cœur a déjà des années de retard. »

Et le poème est alors le journal de l'incertitude et de la misère intérieure.

« Je ne sais plus si c'est ma joie
Si c'est ma peine
Si dimanche commence ou finit la semaine
Il est trop tard
On parle de l'amour
Et toujours sans savoir... »
(Flor. p. 23.)

L'essentiel — le « savoir » de « l'amour » - se refuse à l'être sans assurance et sans assise. L'essentiel est tant « promis », il y a des signes pour l'appeler,     des mots qui l'évoquent vaguement.

« ... Un grand ciel de printemps au fond du lendemain,
Un grand soleil
La nuit mon cœur qui bat trop fort
Et me réveille
Les ailes des oiseaux sur la gorge du vent. » (id.)

Lumière extrême, espace neuf, nous sommes dans le vague et le lointain. L'esprit tourne à vide et dans ce vide pressent « quelque chose » obscurément de son essence et de son bien. Mais quelque chose de si peu clair que si tu risques, à tenter de le dire, l'enflure ou l'indigence. Néanmoins, si on les éclaire à l'aide des poèmes précédemment cités, les images de ciel, de lumière, de printemps par lesquelles Cadou tente d'évoquer la « vie vraie », dans ces poèmes incertains, sont très proches des mots de Reverdy :

« ... la splendeur éblouissante de cette sphère de la vie que je voudrais atteindre          vers quoi tendent tous les élans obscurs et secrets de mon cœur, tous les efforts de mon intelligence, sphère de lumière, de plaisir, de jouissance dans le désintéressement et le détachement — peut-être le bonheur dans la liberté. » (P. Reverdy, « Le livre de mon bord » p. 20.)

Si ces mots de Reverdy sont l'expression d'un savoir, il s'agit bien du « savoir » de « l'amour » dont parle Cadou et ce n'est que savoir, de l'esprit par lui-même. Le temps perdu, pour Cadou,     « tous ces matins perdus » est le temps écoulé pour l'esprit demeuré en-deçà de ce savoir sur lui-même et de l'accomplissement de ce savoir dans l'existence. Pour l'esprit égaré dans l'obscurité de ses chemins extérieur, tous les matins se lèvent en vain.

« Je ne sais qui je suis prisonnier de ces routes
Avec mon sang qui coule à la mer goutte à goutte... »
(Flor. p. 37.)
« Mes bras ne partent plus hélas et le temps presse
Ecarte de mes yeux les ombres du chemin... » (Flor. p. 29.)

Dans cette insécurité, la « prison » grande ouverte du monde (« je suis là enchaîné à la fenêtre ouverte »), Cadou attend d'abord tout d'autrui, de l'autre — la nature — et du passé — l'enfance. Tout, y compris son propre être, l'expression de sa propre vérité. En état de « faiblesse », comme souvent il le dit, il attend d'autrui, de la nature et du passé, la « reconnaissance » de lui-même pour ce qu'il est :

« Tous ces matins perdus
Ces haines à renaître
Et ceux qui ne voudront jamais me reconnaître »
(Flor. p. 23.)

« Me reconnaître », me donner le droit absolu et l'absolu pouvoir d'être tel que je suis.

« Avant tout
Prenez-moi comme je suis... » (Cœur définitif, p. 34.)

Je ne puis être vraiment tel que je suis, le savoir et l'accomplir, si autrui, la nature et mon enfance ne me reconnaissent pas comme tel et ne me fournissent pas l'assurance et la clé de cet être moi-même. Etre soi-même, cet
être « pardonné ». Cadou cherche le pardon ; la faiblesse est ressentie comme coupable. En fait, culpabilité de l’esprit à son propre égard.

« Un visage se lève
Soir et matin le même rêve
La peau douce du vent
Je pars dans le soleil et tu marches devant
Le temps presse
A chaque pas vers toi je tombe de faiblesse
Le cœur ne répond plus
Je gagnais ton pardon si tu l'avais voulu. »
(Flor. I). 2.

Mais un jour, « le cœur va parler », un royaume va s'ouvrir, livrant le sens et le bonheur — la « sphère de lumière » dont parle Reverdy.

« Il faut revenir en arrière...
...C'est plus loin qu'il faut voir
Par delà les orages
Par delà les oiseaux qui bouclent les villages
Dans un ruisseau de soie que rien ne peut tarir
Quand le cœur va parler
Quand tout va repartir
Quand la peau du soleil glissera sous la porte
Je serai le premier sur les pas du matin. »
(Flor. p. 26.

Le matin est le moment privilégié où tout doit se donner ou se refuser. Quand tout se donne :

« Le monde entier qui bouge
et le cœur du matin qui n'a pas de secret. »
(Flor. p. 27.)

Quand tout se refuse :

« 0 sang frais du matin inonde mon visage
Homme jamais aimé demeure mon tourment
Je cherche dans ma nuit des rêves de mon âge
Qui me rendra jamais mon butin de froment. »
(Flor. p. 29.)

Mais qu'est-ce, pour Cadou, qu'être « le premier sur les pas du matin » ? Qu'y a-t-il « par-delà les orages » ? Pour le saisir un peu et compléter ainsi ce que nous avons tenté de saisir de l'essence de la poésie à travers ses formes particulières à Cadou, il faut passer par la mort. La mort participe pour Cadou du royaume de l'essentiel. Il a commerce avec la mort :

« 0 mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec les doigts...
Nous allons enlacés dans les brumes d'automne
Au fond des rues éteintes où tourne le poignard. »
(Flor. p. 30.)

Cadou appelle parfois la mort comme un sommeil, comme une forme particulièrement douce de l'amitié, de l'amour, du repos/

« Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles. » (Flor. p. 31)

Parfois aussi la mort est la simple « déroute » :
« Le vent de la déroute aura tout emporté. » (Flor. p. 64.) Mais la mort est d'abord la mort de ses parents.

« Je te reconnais bien c'est ton même langage
Les mains que tu croisais sur le front de mon père. »
(Flor. p. 30.)

« Tu n'es plus là mon père
Et dans la chambre je t'attends
Pour remailler les filets bleus de la lumière. » (Flor. p. 56.)

« Embarqués dans le train de nuit qui ne s'arrête jamais,
Sans avarie possible de machine...
Anna ma mère dans la couchette du wagon
et mon père au-dessus qui la protège de son affection... »
(Flor. p. 78.)

La mort est alors quelque part, un lieu-dit de l'espace intérieur,

« L’aubette perdue dans les genets du ciel
Où le train qui vous mène est enfin arrêté. » (id.)

Pour comprendre la nécessité où est Cadou de porter en lui l’« être-mort » de ses parents et pour comprendre en quoi le sens de cette présence participe du sens de l'esprit et des choses, de l'essentiel, il faut aller à la fin de l'enfance.

« Les murs se sont écroulés
La chair s'est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés. »
(Flor. p. 31.)

Quand disparaissent l'univers familier de son enfance et l'harmonie des liens les plus profonds, c'est l'univers entier qui se disloque, et la marche « dans la nuit » qui commence. Simultanément va se créer « quelque part », dans l'infini, dans l'espace, dans l'esprit, qu'importe, au-dehors ou au dedans, qu'importe, de toute manière au-delà, un domaine, une enceinte inconcevable où régneront Dieu, « être-mort » des proches, où dormira son enfance séparée. C'est là,
« par delà les orages
par delà les oiseaux qui bouclent les villages
dans un ruisseau de soie que rien ne peut tarir.»

que dort et se refuse le sens. C'est là « le fond du lendemain » où se devinent « un grand ciel de printemps, un grand soleil » ; c'est aussi le royaume « mystérieux » de l'amour dont « on parle (...) et toujours sans savoir » et de « la mort fraternelle » en quoi doivent peut-être se renouer toutes les belles alliances. Et c'est vers « là » que l'esprit en lui-même progresse, cherchant sa vérité, « là » qu' « il faut partir », « le temps presse », mais parfois on pense qu' « il est trop tard ».

En fait la poésie de Cadou va s'épanouir tout autour de cette sphère, puis en elle une fois éprouvé qu'elle n'est rien d'autre en sa nature que l'être en soi-même de l'esprit. C'est le royaume de l'essentiel, totalisant dans l'esprit, l'esprit lui-même et l'espace et posant alors entre l'intériorité et la nature, entre le monde du dedans et le monde du dehors un rapport de profonde identité... Car cette sphère illimitée n'est pas un second monde superposé au monde réel qui chercherait une ouverture à lui. Non ; le monde réel tout entier participe et procède de son propre au-delà. Cet au-delà une fois instauré, il en est à la fois la base nécessaire et le matériau disponible. Dans son infinie richesse, son épaisseur, sa saveur, le monde réel est le langage de l'essentiel, le vocabulaire de ce que Cadou nomme « l'autre côté ». Il faut que « le cœur » (« Cri du cœur », « le cœur va parler »...) compose avec les instants, les choses, les émotions, les désirs, les sentiments, et en eux, la belle parole qui dit « le fond du lendemain ».

Le problème est d'échapper au nombre, à la quantité, de ne plus avoir à « compter ».
« Tu marches sans compter dans l'écume et le temps »
(Flor. p. 35.)

En ce sens, la recherche de la plénitude est le contraire de l'accumulation. Vivre n'est pas accumuler les instants mais « partir », car accumuler c'est compter, c'est toujours mourir, tandis que « partir », c'est « bondir sous les cornes de feu », c'est « être le premier sur les pas du matin », c'est « n'être jamais rejoint ». C'est faire de chaque instant le moyen de l'éternité.

« Un jour c'est une claire goutte de temps détachée de l'éternité. Il faudrait savoir boire toutes ces gouttes limpides, avec délice, une à une. » (P. Reverdy, Le Livre mon bord, p. 75). De chaque instant car c'est au cœur de l'instant que la pure durée — la durée de l'esprit accomplissant sa vérité —, le non-instant surgissent et nulle part ailleurs. Le problème n'est jamais résolu une fois pour toutes, la porte jamais franchie et refermée, la soif donc jamais éteinte.

De même, écrire ne saurait être accumulé les images du monde. Si le non-essentiel — les choses pour ce qu'elles sont — est le matériau linguistique de l'essentiel et par conséquent devient l'essentiel par la vertu de la création poétique, ce ne peut être par simple juxtaposition ni même par combinaison dans l'image ou le cours du poème des moments du réel et des moments du « cœur ». Cette distinction n'existe d'ailleurs pas plus dans la poésie de Cadou que dans toute autre poésie véritable. Il n'y a pas d'images de la réalité comme telle pour autant que l'esprit, embrassant le réel et le contenant posé en lui, lui confère sa propre nature tout en reconnaissant en lui son propre être d'esprit. De même que les instants de la vie se reconnaissent entre eux et fusionnent dans le dépassement d'eux-mêmes vers une durée à la fois pure et concrète, de même les images de la poésie, signes et symboles des instants en devenir, se pensent et se sentent entre elles, chacune contenant toutes les autres en principe. De même que le devenir-durée de chaque instant vécu contient le devenir-durée de tous les instants vécus possibles, le devenir-poésie de chaque image particulière contient le devenir-poésie de toutes les images possibles. Or le devenir-poésie de toute représentation possible, comme le devenir-durée de tout instant possible, ne sont rien d'autre que l'accès à ce qu'on a nommé plus haut « le sens » ou « l'essentiel », c'est-à-dire le devenir « soi-même se connaissant » de l'esprit fini, et l'accomplissement dans la durée de cette connaissance par l'esprit fini de soi-même. L'acte poétique — sans que pour autant le poète ait toujours la conscience la plus claire de son sens - a donc en lui-même pour fonction d'assurer concrètement et absolument le devenir « lui-même se connaissant » de l'esprit fini et l'accomplissement continu de cet « être soi-même se connaissant », le monde réel lui-même se trouvant contenu dans cet être de l'esprit.

Que dire encore ? Retrouver notre point de départ peut-être.

Nous avons dit d'abord que, le poème écrit, les choses n'ont plus de destin, qu'elles forment un langage d'ailleurs qu'en elles-mêmes, comme une langue étrangère mais qui cependant parle d'elles et les connaît bien. Tout cela doit à présent s'éclairer. Chaque représentation devenant poésie résorbe sa particularité, son autonome saveur dans le cours de l'œuvre et dans la tentative permanente de ce cours d'être le cours d'une durée « sans compter », pure et pleine, infiniment lointaine et infiniment proche des choses et du temps des choses. Mais les images n'en perdent pas pour autant leur immédiateté originelle, leur saveur unique et leur substance propre ; en fait elles les conquièrent véritablement et en multiplient la densité en dissolvant leur autonomie dans l'élément universel du « sens ». Car alors le « sens », se retournant sur lui-même, vient ressaisir ses moment antérieurs, les arracher au « monde obscur » à la « citadelle » en se reconnaissant en eux, et les baigner dans sa lumière propre. Tel est le terme de la mutation des choses dans la poésie, c'est ce retour sur elles de la signification absolue née à partir d'elles, et c'est le sens de    « humanisation des choses » qu'opère la poésie - entre autres formes de l'activité de l'esprit en lui-même et pour lui-même.

On trouve rarement chez René Guy Cadou le sentiment clair que tout se passe en lui, qu'il règne sur le dehors, rapporte à lui tout l'univers, se rapportant lui-même aux choses et que c'est dans le devenir concret de ce rapport difficile et son expression continue — le poème — que se tient l'essentiel. Aussi ne peut-on pas parler à propos de Cadou d'une poésie parfaitement claire - parfaitement assumée comme poésie — alors qu'on peut le dire de celle de Char par exemple. Il s'agit en Cadou d'une crise poétique permanente avec de magnifiques moments (de grâce qui sont dans le tourment de l'œuvre, les moments fugitifs l’absolu solu savoir.

« Je vous entretiens d'un monde fugace, inaccessible comme un feu d'herbes et tout environné de maléfices. » Cadou, Préface à Hélène ou le règne végétal (p. 8).
« La poésie n'est ni dans la vie, ni dans les choses c'est ce que vous en faites et ce que vous y ajoutez » P. Reverdy.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, poète des pays d’Ouest, par Charles Thomas

La Revue du Bas Poitou, septembre 1962

 


 

« On ne guérit jamais de son pays. » Colette.

 

En cette après-midi d'un avril bien de chez nous, il bruinait doucement sur Saint-Brévin l'Océan. Le printemps était enfin à nos trousses, un peu peiné seulement d'être tellement en retard.

Hélène Cadou, son père, le « forgeron-poète » Eloi Guitteny et l'auteur de ces lignes venaient, non sans émotion, de retrouver dans une avenue pas encore trop civilisée par le snobisme oisif des stations balnéaires, la petite villa « Amis les Anges », où le poète René Guy Cadou aimait, à partir de 1936, rejoindre son ami fidèle Michel Manoll :

Mais pour qui me dérangerais-je
Sinon pour vous Amis les Anges
Les salles tristes du collège
Mais les dimanches sous les pins !

Le lendemain, Vendredi Saint, tout en revivant les étapes de son calvaire « qui est pour chacun à l'image du seul Calvaire », Hélène m'écrivait, évoquant les belles heures de la veille : « ce sont ces amis-là qui m'ont ouvert le monde de René, qui était celui-là même de l'amitié ».

Le monde de René     est à la fois un et multiple.

René Guy Cadou, avant tout, est né, a vécu sa trop brève existence, est mort au pays de l'amour, au pays du cœur ; ce merveilleux pays peuplé, de ses parents, de sa femme, d'amis, d'enfants, ce monde végétal d'arbres, de chevaux et de « bêtes bannies ». Mais ce pays est en même temps — ou peu s'en faut — la Loire-Atlantique, pays banal, plat, barricadé de haies, de vignes, de pommiers ; pays « sans charmes », où il a su pourtant vivre « la vie rêvée ».

Nombreux sont les chemins qui, à travers l'âme, mènent à l'œuvre d'un poète. Dans le cadre restreint de ces quelques pages, il m'est impossible de les prendre tous. Je n'en choisirai qu'un ; celui de la terre, car il est un des plus importants. On n'explique pas un arbre seulement par ses branches, ses feuilles, ses fruits. Il y a les racines et la terre où elles s'accrochent, le terroir qui donne du corps aux crûs célèbres comme aux hommes. René Guy Cadou, poète des Pays d'Ouest, marqué du sceau de la glaise de chez nous et qui tient tellement à l'odeur des lys, à la liberté des feuilles, qu'il dédaigne pour elles Paris et les fumées de la gloire.

Devant cet arbre immense et calme
Tellement sûr de son amour
Devant cet homme qui regarde
Ses mains voltiger tout autour
De sa maison et de sa femme

Devant la mer et ses calèches
Devant le ciel épaule nue
Devant le mur devant l'affiche

Devant cette tombe encor fraiche
Devant tous ceux qui se réveillent
Devant tous ceux qui vont mourir
Devant la porte grande ouverte
A la lumière et à la peur.

Devant Dieu et devant les hommes
A chaque vie d'être vécue.

(Hélène ou le Règne Végétal, p. 24).

Il est facile de parcourir à grandes enjambées l'itinéraire très court qui a été celui de notre poète. Des amis fidèles, des journalistes l'on fait, l'an dernier surtout, à l'occasion du dixième anniversaire de sa mort. Ces « pèlerinages aux sources » ne sont pas inutiles, qui situent Cadou dans, son vrai milieu, dans ce coin de terre ou il a décidé de vivre et de fructifier.

II naît, le 15 février 1920, A Sainte-Reine-de-Bretagne, en Brière, où son père Georges Cadou est instituteur. Il y demeurera jusqu'à l'âge de sept ans. Michel Manoll, son ami et son biographe (« René Guy Cadou », dans la collection Pierre Seghers « Poètes d'aujourd'hui » p. 9) ...a dit de ce pays :

« Le ciel et l'eau dominent cette étendue, terre d'élection de la sauvagine, chevaliers-gambettes, courlis, bécassines, oiseaux à long bec, aux tarses hauts et grêles tournoyants, aux premiers froids de l'automne, au-dessus des sombres vilages : Fedrun, Saint-Joachim, La Chapelle-des-Marais, Sainte-Reine-de-Bretagne, coupés pour de longs mois, par l'afflux des eaux, du reste du monde. C'est dans cette Camargue de l'Ouest, aux longues routes dénudées, au cœur de cette solitude cernée de grands ormes plantés aux abords des fossés — les seuls arbres du pays — « à la limite des féeries et des marais » que R. G. Cadou vint au monde, à l'heure où le soleil couchant éparpille sur les eaux dormantes les cendres de son bûcher ».

Plus tard, à vingt-neuf ans, René évoquera lui-même sa venue en ce monde dans ses célèbres « Moineaux de l'an 1920 » :

Moineaux de l'an 1920         
La route en hiver était belle !          
Et vivre je le désirais 
Comme un enfant qui veut danser   
Sur l'étang au miroir trop mince.    

Je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement
Parce que c'est tout à fait extraordinaire
D'être né un jour de Carnaval an fond de la Brière
Où rien n'est travesti
Où tout se règle à l'amiable entre deux coups de fusil.

(Hélène, p. 111).

Sainte-Reine restera pour lui, au dire de Manoll, « la terre promise, où tout s'accordait, êtres et choses, à ce qu'un enfant, avide de merveilles et de tendresse, reçoit comme un don du ciel ».

Je n'ai pas oublié- cette maison d'école
Où je naquis en février dix-neuf-cent-vingt
Les vieux murs à la chaux ni l'odeur du pétrole
Dans la classe étouffée par la voix du jardin

Un peu de mélancolie dans ces évocations. Mais quelle fierté pour celui qui restera toujours fils de cette terre briéronne, heureux, près d'Hélène, dans une autre maison d'école, plein de mépris « pour les intrigues et les grands éditeurs »

Je suis debout dans mon jardin à des kilomètres de la Capitale
Je retrouve contre la joue du soir l'inclinaison natale
Les oiseaux parlent dans la haie
Un train sans voyageurs passe dans la forêt
Et ma femme a cueilli les premières ficaires
Quelques-uns de ceux que j'aime sont assis dans les cafés littéraires
Je ne les envie pas ni les méprise pour autant        
Mon chien s'ennuie
Et c'est peut-être le printemps...

(Hélène, p. 112-113).

La première enfance passée « en un pays mené de biais par les averses », en cette Brière, (ses) « limons de tendresse », René suit son père, nommé directeur de la grande école des Cardurants, un des faubourgs de Saint-Nazaire. Il est dépaysé ; il a la nostalgie des paysages « du grand livre des marais » :

Et malgré les sapins, c'est comme au cœur des villes
La nuit venue un cimetière d'automobiles
Le cœur monte une carrosserie démodée
C'est aujourd'hui et c'est une autre année.

Pour échapper aux terrains vagues entourant l'école, aux vieilles ferrailles, il traverse à Mindin l'estuaire de la Loire et va jusqu'à Pornic rêver devant les bateaux et la mer. Il a célébré le petit teuf-teuf Mindin-Pornic en ces termes : « Je me souviens. C'était à chaque départ de vacances le petit train souffreteux que nous prenions pour aller au bord de la mer. Il passait entre les haies de tamarins et s'arrêtait à toutes les gares. Un monsieur à casquette dorée allait de wagon en wagon, remuait au passage des chaînes peintes en noir et laissait sur les petits cartons que nous lui tendions une étoile, une étoilé de vide à laquelle on pouvait appliquer l'œil et regarder. La locomotive était comme celle du chemin de fer qu'on m'avait acheté pour jouer le soir sous la lampe. Elle avait des hoquets et des coups de freins terribles ; il fallait lui donner à boire souvent. A une station, le train s'arrêtait dix minutes. Ma mère restait dans le compartiment ; mon père et moi allions jusqu'à la buvette de la gare. La bonne femme qui nous servait s'appelait la mère Rouget et cela me faisait rire. Je buvais quelques gouttes d'un vin blanc à goût de pierre. Au mur il y avait un portrait de Gambetta ».

Ou bien encore ces merveilleux raccourcis poétiques :

Un train de voyageurs passe dans la forêt...
C'est le petit train des baigneurs qui fait halte
Entre les tamarins et lève le coude dans les gares.

Ses parents quittent Saint-Nazaire pour Nantes : quai Hoche, place Bretagne, place Graslin, quai de la Fosse. Les sentiments qui l'animaient alors il les fera revivre par exemple dans ce poème, intitulé précisément « 5 quai Hoche » :

La nuit
La ville morte
Et la clé sur ta porte
Les malles closes
Derrière ce mur tant de choses
Qu'on n'emporte pas
Tout ce qui perce encore le plafond
La trace chaude de mon front
Sur la vitre mouvante
Les douze coups de l'épouvante
Entre le ciel et moi
Et la lune qui règle la marée des toits...

Le 30 mai 1932, c'est le premier grand choc. Sa mère meurt. Il a douze ans. Il restera toujours marqué profondément par ce départ déchirant :

Il n'y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs se sont écroulés
La chair s'est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu'elle a laissées.

C'est maintenant le Lycée Clemenceau, ses salles tristes qu'il abandonne volontiers pour des escapades chez Manoll, rue du Pont Sauvetout, ou le dimanche pour Sainte-Marie-sur-Mer ou Saint-Brévin. Il rejoint encore Manoll, dans la petite maison « Amis les Anges », dont j'ai parlé au début de ce propos.

En 1937, nous le retrouvons, toujours sur cette côte de Jade, à Saint-Michel-Chef-Chef, où à dix-sept ans, il compose son premier recueil, « Les Brancardiers de l'aube » plein de charme surréaliste et déjà d'une incontestable maîtrise :

Je t'offrirai un beau gâteau de ciel
0 mariée d'équinoxe !
Et vous conterai à tous
Des guerres civiles d'étoiles
La capture d'un oiseau lune
Ce que j'ai appris dans mon dernier voyage
Aux antipodes du printemps
Un rebouteux m'a remis pour la fête
Un cœur boiteux depuis l'enfance
Je crois pouvoir être sage
Si parfois je me trompais
Il me faudrait donner une once de soleil
Et deux gorgées de l’eau des routes.

En janvier 1940, c'est au tour de son père de le quitter. Il est orphelin, seul désormais pour réciter « l'alphabet de la mort », cette étrange fiancée, qu'il sent déjà rôder obstinément autour de lui et qu'il interpellera l'année suivante dans son émouvant recueil « Bruits du cœur » :

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles

Je vis pour mieux mourir
Mes routes sont poudreuses
Un cheval emballé traverse ma veilleuse
Quelqu'un jette mon nom, dans l'ombre
A un passant
L'amour qui s'est trompé d'étage
Redescend...

Et pourtant, René aime la vie. Comme son père, il décide de devenir « noblesse oblige, instituteur dans un hameau ». Il sera comblé. Le 18 novembre 1940, à Mauves-sur-Loire, guerre commencée, il fera sa première classe. En 1941, nous le retrouvons stagiaire à Bourgneuf-en-Retz. Il prend pension à la « Boule d'Or », chez les parents de Sylvain Chiffoleau, qui deviendra l'un de ses meilleurs et plus authentique amis.

Et l'affable père Chiffoleau l'entraîne avec son fils jusqu'au cellier, dont René appréciera la fraîcheur, car il fut toujours sensible aux vertus tonifiantes du vin et à la raison démonstrative de la vigne :

Mais le soir dans ton triste hôtel
La Boule d'Or si bien nommée
D'embruns et de ciel embrumée
RouLait au fond de nos prunelles.

Bienfaisante amitié que celle de René et de Sylvain, qui permet à Cadou de se mettre en garde contre la mode poétique et de conserver en la rénovant la plus saine tradition. Ils firent ensemble de longues promenades dans la campagne de Bourgneuf, du côté du Collet ou de Liarn où il a situé un de ses contes de la mer. Dans la « Maison d'été »,     le seul
roman de Cadou, nous retrouvons l'atmosphère caractéristique de ce pays. « Que de jolis bouquets on pourrait y cueillir, a dit Eloi Guitteny de ce roman qu'il aime, et je leur trouve à tous une odeur du pays de Retz. On se croirait chez nous en le lisant :

« A quatre heures donc ce lendemain de mon installation, le patron vint m'éveiller. C'était un matin des débuts de septembre, déjà frais avec des nappes de brumes étendues sur tous les buissons, un matin de soleil pâle, d'herbes mouillées, un matin encore beau ma foi, où il faisait bon vivre ».

Ce pays de Retz, battu de vents d'Ouest et d'averses, comme il l'aime ! Il en parcourt les chemins creux, escalade les rochers de sa côte, chante sa terre et ses vignes qu'il s'approprie, terre à laquelle il s'identifie peu à peu totalement :

«          Seigneur, écrit-il te parler de moi, c'est te dire les collines, la houle, le frai, les biches, la vigne, l'étang, les blés... J'écris comme je parle, en plein vent. Parlez-moi du vin clair qu'on boit sans qu'on s'en aperçoive et qui met du baume au cœur Je cherche surtout à mettre de la vie dans mes poèmes, à leur donner une odeur de pain blanc, un parfum de lilas la fraîcheur d'une tige de sauge ou d'une oreille de lièvre ».

« Le voici définitivement vêtu, pantalon de toile, cape noire, pull-over à col roulé. C'est de cet homme-là, dont les sabots claquaient sur le plancher, que se souviennent Clémentine et Paul Mocquet, l'épicier, et Maurice Rabot, le « directeur », que j'ai retrouvés à St-Aubin-des-Châteaux ». écrivait l'an dernier dans Ouest-France, Fernand Leréec.

Saint-Aubin, c'est 1942, l'année des « Bruits du Cœur », l'année où il vit « à ras de terre ».

En 1943, Cadou revient dans sa Brière, à l'école de Pompas-d'Herbignac, qu'il quitte bientôt pour les bords de la Loire : Saint-Herblon près de Varades, et Clisson. Clisson, où le 17 juin 1943, il rencontre Hélène (« ô parfaite ! »), poète elle aussi, qui deviendra sa femme et la douce inspiratrice de tant de poèmes qui sont des chefs-d’œuvre :

Je te vois mon Hélène au milieu des campagnes
Innocentant les crimes roses des vergers
Ouvrant les hauts battants du monde afin, que l'homme
Atteigne les comptoirs lumineux du soleil...
(Hélène, p. 19).

Enfin, après des passages à Basse-Goulaine et au Cellier, sans oublier bien entendu, les rencontres de Rochefort-sur-Loire ni les amis de la première heure qui ont formé avec lui, ce qu'il ont appelé sans aucune prétention « l'Ecole de Rochefort », Cadou prend possession « de la terre à violettes de Louisfert », où il affirme qu'enfin :

Le temps est venu d'écrire dans le roc

Louisfert ! « Louisfert-en-poésie », où sera en effet composée une grande partie de son-œuvre la meilleure, Louisfert où il réalisera souvent son vœu :

Ne plus penser à rien
N'être là pour personne
Des fleurs sur le chemin
Une cloche qui sonne
Ce visage qui brûle à portée de la main.
(Morte saison)

Loin de Paris, donc, loin des villes et de leurs prétentions, lui, à qui « l'opinion des docteurs à l'égard de (sa) poésie n'importe guère », est dans son véritable élément. Et quand on lui demande pourquoi, précisément, il ne vas pas à Paris, il répond :

Mais l'odeur des lys ! mais l'odeur des lys !
Je suis malade du vert des feuilles et des chevaux
Des servantes bousculées dans les remises du château

Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur des lys et la campagne agenouillée
Cette amère montée du sol qui m'environne
Le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne.
—        Tu périras d'oubli et dévoré d'orgueil !
—        Oui, mais l'odeur des lys la liberté des feuilles !
(Hélène, p. 82).

C'est encore clans les célèbres « Moineaux de l'an 1920 » qu'il affirme :

Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur.
Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge
Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe par ma bouche.
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon Lied ne soit jamais enregistré
Il est porté par le bouvreuil et l'alouette jusqu'à la haute cime des blés.
(Hélène, p. 113)

A Louisfert, il développe les grands thèmes majeurs qui sont ceux de tout poète et qu'on retrouve à travers son œuvre : la nature, ses parents, son enfance, sa femme, ses amis, son pays, sa terre de l'Ouest, la mort qu'il a depuis longtemps pressentie, et qui est « une chose simple ».

Manoll parlera admirablement dans « Signes des Temps » (p. 77...) de sa dernière rencontre avec René, dans la maison des parents d'Hélène, « Ker Messidor », à la Bernerie : « Quels éclats .de voix, quelle allégresse, lorsque nous lui rendîmes visite, le 5 décembre 1950, à la Bernerie, dans la villa familiale ou crépitait un maigre feu de garde-chasse. Des iris, des violettes, des genêts et des narcisses embaumaient le jardin d'où l'on découvrait l'océan... Mais alors, malade, depuis plusieurs années, ce garçon de trente ans, naguère robuste, bien posé sur le sol, à la voix chaude, chantante et qui savait se faire vibrante, haute en couleurs, était sorti de sa chrysalide charnelle... ».
Juste avant sa mort, René met le point final à son œuvre et c'est le titre significatif : « Tout Amour » :

Ah ! pauvre père ! auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi
Et combien j'aime à travers toi toutes les choses de la terre ?
Quel étonnement serait le tien si lu pouvais me voir maintenant
A genoux dans le lit boueux de la journée
Raclant le sol de mes deux mains
Comme les chercheurs de beauté !
—        Seigneur ! Vous moquez-vous ? Serait-ce là mon fils?
Se peut-il qu'il figure à votre palmarès ?
—        O Père j'ai voulu que ce nom de Cadou
Demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux !
Plutôt que le plain-chant la fugue musicale
Si tout doit s'expliquer pour l'accalmie finale
Lorsque le monde aura les oreilles couchées !
(Hélène, p. 166).

Ce poète, ce jeune poète — mais déjà parmi les plus grands — ayant suffisamment fait expérience avec la belle et dure réalité, meurt, le 21 mars 1951, un Vendredi Saint, qui commençait le printemps de cette année-là, en la fête de saint Benoît :

Peut-être dans quelque maison basse de ville usée.
Moi qui ai tant aimé les jardins
Lorsqu’il a plu dans la soirée
Et que parmi les myosotis pèse soudain
La lourde mamelle de la lune
A bout de persuasion peut-être
Quand le filin du jour me glissera des doigts
Si je n'ai plus pouvoir d'orienter les fenêtres
Alors, adieu garçon ! et que ce soit
Par un matin couleur de melon d'eau !...
Et mon cœur doucement aura cessé de battre
A cause d'un compotier de pommes sur le table.
Tandis qu'un coq et un sergent
Là-bas
Font respecter le règlement.
(Hélène, p. 155).

Survolé le simple paysage de cette courte vie, il est temps maintenant d'essayer de nous frayer un chemin à travers ce « pays intérieur » de Cadou, là où se trouvent les explications profondes que nous désirons, à travers ce pays des racines, où le grand travail s'accomplit, silencieux, pour que tronc, branches, fleurs et fruits apportent leur beauté en belle lumière.

Robert Lorho écrivait l'an dernier dans le n° spécial de l'« Herne », consacré à Cadou : « La critique de Cadou n'existe pas encore. Nous ne disposons guère que de portraits, de biographies ou d'hagiographies dus à l'amitié fraternelle et parfois jalouse de quelques-uns. Combien d'hommages aussi, sous la forme de poèmes dédiés à son ombre, n'ont-ils pas paru dans les revues de l'Ouest, signés par tant d'inconnus de bonne volonté, amoureux de plantes, de villages, attentifs comme Cadou aux « Bruits du Cœur », touchés par la voix sincère du poète d' « Hélène ou le Règne Végétal ». Une sentimentalité irritante semble s'être emparée de cette œuvre ; celle-ci en conséquence, n'a pas dépassé les frontières trop précises que nous lui connaissons. »

Et Lorho termine sa critique : « oui, il conviendrait que l'on nous parle moins de la vie de Cadou, de sa province, de ses amitiés, de sa mort, et que l'on nous parle plus souvent de son œuvre, de ses affinités, de ses thèmes; de son art ».

Ce que demande Lorho, avec ce refus un peu hargneux de ce qu'il appelle « une sentimentalité irritante est légitime. Cadou mis en procès, cité au tribunal de la poésie, mais bien sûr, il ne demande que cela ! Pourtant, il est juste avant de juger, d'entendre tous les témoins, de rassembler toutes les pièces du procès. D'aucuns, me semble-t-il, ont toujours droit à la parole, et Cadou tout le premier, lui, qui chaque soir, avec ordre et méthode, travaillait pour nous livrer un message qui, de 1937 à 1951 comprend trente-trois volumes et plaquettes. D'autres inédits restent encore à publier. Ecoutons donc, avant toutes les autres, cette voix incomparable dans la belle préface qu'il donnait à « Hélène ou le Règne Végétal :

« Je n'ai pas écrit ce livre. 11 m'a été dicté au long des mois par une voix souveraine et je n'ai fait qu'enregistrer, comme un muet, l'écho durable qui frappait à coups redoublés l'obscur tympan du monde. La parole m'a été accordée par surcroît, afin de transmettre quelques-unes de ces étonnantes vibrations, quelques-unes de ces mystérieuses palabres qu'il nous est donné d'intercepter, parfois, dans les couloirs de la détresse. »

Le poète vit dans une prison de rues, de gens, d'immeubles, de klaksons, de bris de vaisselles, de ventres ouverts, de larmes, de pluies, de rires, de trains saouls. Il nous délivre.

Je vous délivre un permis sur le réseau dangereux de la beauté: Je n'ai que les droits du plus faible. Je suis passé avant vous au guichet.

Les trains qui partent nous emmènent à travers des illusions féroces au-devant d'un massif stellaire qui pèse peu
dans la balance de l'éternité.           

Mais à quoi bon s'aventurer dans ces coulisses dérisoires, sur ce théâtre bohémien dont tous les drames nous sont depuis longtemps connus ?

Je ne cèle point que ces poèmes m'arrivent de bien plus loin que moi-même et que, vous autres, je vous entretiens d'un monde fugace, inaccessible comme un feu d'herbes et tout environné de maléfices.

Je vous fais voir un pays sans horizon possible mais maintes fois reconnaissable au chef orné de garance et de
pourpre.         

Je         vous fais part d'une nouvelle qui vous intéresse directement; d'une grande nouvelle. O poésie, écarte-toi de ton miroir ! Je parle pour des jeunes gens et pour des hommes de tous âges ? Je parle de Ce qui m’arrive. Je parle d'un monde absout par sa colère. Et, peut-être entendrez-vous cette voix volontairement monocorde, désarçonnée, à bas du cheval dans l'allée, derrière cette grille à triple verrous, derrière cette grille, derrière cette âme, cette voix, ô jeunes gens et vous, hommes de tous âges, peut-être entendrez, vous cette voix qui frappe, qui veut entrer, qui frappe, ô jeunes gens ! qui frappe comme vous à la porte de son destin et qui chante sous les balles ».

Sans commentaires ! Après Cadou, qui ne concevait pas la poésie « sans un miracle d'humilité à la base », voici Luc Bérimont :

« Orphée parle à chacun de nous par les lèvres de la mémoire ; il s'exprime en coulées de soleil, en éclatements de bourgeons, en courses de gibiers, en croissance de champignons, en courbes de rivières, Orphée-Cadou, tel un prestidigitateur, tel un dieu, est passé de l'autre côté du décor. Il se drape dans le paysage, dispose de mille langues d'oiseaux. Regardez-le qui nous fait signe, à chacun de nous, ses amis. Il y a de grands gestes de branches, des plaintes de vent sous les portes, de longues plaines de pluies dans les
cieux. René parle, il nous invite. Il dispose du monde et des marées ; il est devenu dieu entre les Dieux, roi entre les Rois, minéral entre les Minéraux... La rencontre d'un seul de ses vers avec l'admirable réalité, l'exaltante matérialité d'une minute des choses, provoque la décharge électrique et le tonnerre. Orphée mesure juste. Il meurt juste. Il calcule en ingénieur. Le contact de sa parole et de ce qu'elle évoquait libère la foudre. On ne le savait pas si grand ! »

Voici Yves Cosson :

« Cadou était un poète de plein vent, vivant au milieu du peuple qu'il chantait et pour qui il chantait : avec les mots de tous les jours, les plus humbles, il délivrait l'enchantement... Sa poésie se nourrissait de la sève des jours et s'ordonnait selon les grands rythmes végétaux de ce pays secret qui n'étale pas d'abord tous ses appâts. Les terres y sont glaiseuses, les fenêtres des fermes barricadées de fer, les pluies d'hiver interminablement maussades, les vaches  crottées jusqu'à la panse... Cadou vivait cette poésie à fleur de terre, à fleur de peau, savoureuse et sensuelle comme les parfums du chèvrefeuille dans les chemins tortueux... À ce commerce avec les paysans, les artisans et les gens du terroir s'élaborait une poésie sans apprêts frelatés, dépouillée de toute sentimentalité facile, mais saine comme une pomme de Rougeaud, Croustillante comme une galette de blé noir, une poésie offerte à tous comme un pain vivant de communion ».

Oui, c'est cela : il a été aux écoutes, a entendu et transmis, comme peu l'on fait, « ce cri d'amour fondamental qui est celui de notre pauvre monde » écoutez « Louisfert » :

Pieds nus dans la campagne bleue, comme un Bon Père
Qui tient sa mule par le cou et qui dit des prières

Je vais je ne sais rien de ma vie mais je vais
Au bout de tout sans me soucier du temps qu'il fait

Les gens d'aujourd'hui sont comme des orchidées
Drôle de tête et les deux mains cadenassées

Je marche dans le jour épais d'avant midi
Pauvre fils de garce qui n'en a pas fini

De mener ses chevaux sur la route sans ombre
Qui a grande hâte et soif et ne salue personne

Car j'aime ce village emmuré de forêts
Et ses très vieilles gens .comme des pots de grès

Qui tendent leur oreille aux carrefours des routes
Avec des mouvements qui font croire qu'ils doutent

J'ai choisi mon pays à des lieues de la ville
Pour ses nids sous le toit et ses volubilis

Je vais loin dans le ciel et dans la nuit des temps
Je marche les pieds nus comme un petit enfant.

(Coeur définitif, p. 96).

Voici enfin Pierre Ménanteau :

« A la vérité, René Guy Cadou fut... un poète de la campagne, cette campagne mouillée de la Loire-Inférieure, aux verdures proliférantes, traversée par le vent, par les oiseaux, ces Brières, ces « limons de tendresse », où l'on sent toujours que le pouls de la mer est proche... De là sont nées tant d'effusions ; de là est née cette chaleur qui fait que l'on oublie toutes les dettes possibles de Cadou et que l'on a le sentiment d'une originalité profonde, d'une inspiration qui est comme le souffle même d'une vie accordée à celle de la terre et des hommes. Poésie humaine (je ne dis pas humanitaire) ; poésie mystique, à la fin de sa courte existence. Ainsi se précisent les traits d'une nature qui fut, comme le génie de nos pays d'Ouest, selon Michelet, « mixte et contradictoire » ...« Mixte et Contradictoire », Charnelle et spirituelle, éprise avant tout de liberté, une nature si riche ne saurait s'enfermer dans d'étroites limites. Aucun conformisme en elle. Si Cadou préféra l'esprit de la prairie à l'esprit de la chapelle, « église habillée de feuilles » à l'église de pierre, il n'en est pas moins vrai que son « Nocturne » est l'un des plus beaux chants d'amour religieux qui soient dans la poésie française ».

J'arrête ici la déposition des témoins à décharge ; ils ne font qu'appuyer les dires touchants du poète lui-même qui a osé, si humblement prétendre :

Oh, sur l'ardoise du Ciel si l'on tient compte
De ce pays, sans charme où je suis né          •
Si l'on juge à propos mes larmes
Seigneur ! je suis exonéré ! ...

On reproche souvent à la poésie son hermétisme (la poésie moderne n'est pas toujours exempte de pareils reproches) — ses jeux aussi obscurs que factices. Les petites gens de chez nous, qui pourraient la lire, n'y comprennent rien. Alors la poésie, ainsi délaissée par ceux-là mêmes qui auraient été le mieux à même de la comprendre se voit, par sa faute capitale de « cérébralité », reléguée de plus en plus dans des cénacles de « spécialistes ». Avec la poésie de Cadou rien de tel à craindre. « Parce que cette poésie, dans un grand élan lyrique, à la fois dru et délicat, ne cesse de chanter ; parce qu'étant savante sans être cérébrale (« le cœur à fait sauter la tête ») —, elle est toute proche de la nature, de la vie humaine, et, pour tout dire, des grands rythmes élémentaires : la terre et surtout le règne végétal ; la mer, avec les nuages, les pluies qu'elle pousse vers l'intérieur ; les saisons qui se succèdent ; l'amour, la mort, la médiation de l’au-delà, tout cela senti dans l'intime de l’âme ». (P. Menanteau).

Comme tout vrai médiateur, et pour prendre ce recul, cette hauteur indispensables, René Guy Cadou doit être un solitaire. Solitude, silence, médiation, attention aux choses, goût de l'image concrète, neuve et simple, qualités paysannes, qualités poétiques. C'est de plain-pied que Cadou marche à travers une poésie que tout le monde peut saisir et aimer.

Dans l'abondante moisson d'or de ses poèmes, presque au hasard, je choisis, dans « Le Coeur Définitif », .« Octobre », que je trouve vraiment typique :

Pays lié aux oiseaux
A la chevelure des femmes
A l'épaule de la plus belle
Je suis debout sur tes pianos jonchés de feuilles mortes
Au milieu de ma vie jonchée aussi de feuilles mortes
Je suis entouré de complices
Je ne cherche pas à correspondre j'appréhende
Je suis parmi les arbres comme un chef de bande
Confiance donc
Quand je prépare un Octobre éternel
Une immense fumée qui monte
Un édifice impérissable
Je vous donnerai bien davantage que le soleil
Je vous compromets à jamais avec tous les chevaux
Je vous grandis d'un coup arec tous les villages
Je vous blanchis de mes mains lavandières
Je vous rends semblable à moi par mon amour
Pour vous encore je dispose
Des solitudes à venir
Je puis vous mettre au sommet de la pluie
Comme aux plus hautes notes d'une lyre
Confiance donc
Ou je m'installe en vous
Comme un oiseau dans la nacelle du pommier
Comme une boule de gui lumineuse
Comme un liseron frémissant
Inséparable de vous
Je serais malgré vous
La solitude.    
(pp. 24-25).

Au commencement était le Verbe... mais aussi l'Amour.

Aimer, c'est « appréhender », c'est être l'autre. Ainsi, connaître est-ce forcément aimer, s'identifier. Cadou, comme d'instinct, est en proie à l'attention, à la sympathie.

Il « est » véritablement ce pays de l'Ouest dans lequel il naît, vit et meurt : il s'identifie à ses rythmes; il y plonge ses plus secrètes racines et son sang est la sève qui monte à l'arbre, le fleuve qui irrigue la terre, la mer qui bat le pouls de ses marées et lui pousse ses vents et ses pluies. « II se compromet à jamais avec lui, il grandit d'un coup avec tous ses villages. Il les rend semblables à lui par son amour », il s'inviscère en lui jusqu'à ne plus faire qu'un avec lui. Comme le dit encore excellemment Bérimont; « ce qui compte c'est la racine des hommes, le cheminement sous-jacent des forces qui les irriguent, ce qui s'élabore au fin fond des profondeurs », et que seuls les grands « voyeurs », qu'ils soient musiciens, sculpteurs, peintres ou poètes, perçoivent, sentent par identification véritable. C'est cela la « Poésie », cette « démarche mystérieuse de l'être, cette exploration de soi-même tentée, la délimitation de son cadastre singulier. Du fouissement, de la nourriture trouvée par les racines dépendent les feuillages chanteurs ». Comme une plante, une fleur se tournent naturellement vers la lumière, le regard profond de Cadou, d'instinct et de métier très sûr, se tourne vers son pays et la lumière intérieure qu'il trouve eu lui. C'est ce qu'il appelle le péché capital de poésie : •

Je te cherche sous les racines de mon cœur .
Comme un enfant à l'intelligence retardée qui a peur
D'entrer dans l'eau qui parle seul et fait bouger ses mains
O mon, Dieu permettez que cette eaux, ne me broie pas comme votre Moulin
Je m'attarde résolument près des colchiques et des saules
Laissez-moi regarder par-dessus votre épaule
La route qui poudroie et l'herbe qui verdoie
Sans désirer jamais autre chose que cela
Mais Dieu qui n'entend pas l'amour de cette oreille :
« Tu descendras au fond de toi et je surveille
Tes allées et venues Tu me dois de trouver
Dans l’eau de mes regards la noisette tombée
Les yeux vagues ainsi qu'un veilleur de frontière
De songerie malade et de sens abîmés
Je plonge doucement mes mains dans la lumière
Sans penser un instant à les en retirer
Car il me plaît d'aider un corps qui s'aventure
Et cherche par-delà sa forme préférée
Le spectacle d'une âme aveugle qui murmure
Le long du mur en pierre de l'éternité.

(Hélène, .pp. 96-97).

Nous sommes là beaucoup plus profond que la simple description de la chose vue ; nous sommes au pays de l'âme, capables de transformer le monde. Et c'est ainsi que s'élaborent secrètement ses plus beaux poèmes; comme la vie rêvée et vécue, comme la poussée de l'arbre, comme le mûrissement des jours et des saisons alternées. Nous assistons vraiment — un peu comme aux premiers jours du monde — à cette recréation de l'univers par le poète et qui est une incomparable merveille, faisant grand honneur à l'homme. Bérimont dit encore à propos de René : « Il faut laisser le poème se nouer en soi comme un enfant dans une femme, l'attendre à l'accouchement au moment le plus imprévu en quelque sorte ; il faut que le poème tombe du poète comme d'un pommier. Le miracle avait lieu : tes pommes, René étaient toujours des pommes d'or ».

Relisez lentement « Octobre » ou cette « Déclaration d'amour », dont on ne sait exactement si elle s'adresse à la poésie, à la terre de chez nous ou à Hélène :

Je t'aime
Je te tiens à mon poing comme un oiseau
Je te promène dans les ruas avec les femmes
Je puis, te rouer de coups et t'embrasser
O poésie
En même temps
T'épouser à chaque heure du jour.
Tu es une belle figure épouvantable
Une grande flamme véhémente
Gomme un pays d'automne démâté
Tu es ceinte de fouets sanglants et de fumées
Je ne sais pas si je t'émeus.
Je te possède
Je te salis de mon amour et de mes larmes
Je te grandis je te vénère je t'abîme
Comme un fruit recouvert patiemment par la neige.

(Cœur définitif, p. 26).

Vous m'objecterez peut-être « Ah ! ces poètes : ils brouillent tout, ils confondent tout : la vie, les gens, la terre ; les choses ne sont pas ainsi. Tout ça c'est de l'imagination, des vues de l'esprit ! ».

Mais vous savez bien que non, vous, qui êtes à la fois argile et esprit, et qui êtes si émus en lisant Cadou ! Pourquoi cette émotion ? Pourquoi cette lumière en vous qui survient comme un coup de soleil après le gris des heures ? N'est-ce pas tout simplement parce qu'il délivre en vous ce qu'il y a de meilleur, de plus vrai, et qu'en vain sans doute vous tentiez de faire affleurer à la surface de la conscience, que vous communiez si profondément à ce qu'il dit ?

Confiance donc
Ou je m'installe en vous
Comme un oiseau dans la nacelle d'un pommier....
Comme un liseron frémissant
Inséparable de vous…

C'est toute cette « cosmogonie » secrète, à la fois précise et ouatée de brumes, qui est le propre de R. G. Cadou, son charme, son génie. Toute sa poésie est pleine de ces trouvailles à la fois neuves et familières et qu'on aurait aimé inventer ou retrouver en soi (« Je ne cherche pas à correspondre, j'appréhende »). Poésie du pays, à hauteur d'homme, à bout de branche, à dos de cheval, à table de bistrot, qui tombe bien mûre sur la terre de l'âme et que nous trouvons si savoureuse, ni nôtre, si nourrissante, comme un bon pain.

Cadou traduit de l'amour ce « pays sans charme où il est né » ; il le rend éternel, parce qu'il le VÉRIFIE.

Longtemps nous pourrions cheminer ainsi dans ces sentiers pleins de secrets. Il aurait fallu dire sa foi, foi en l'homme, foi en Dieu, pudique, humble, « mixte et contradictoire » comme celle des gens de chez nous, son amour profond de l'humain et de la liberté de l'univers. Faire l'exégèse d'une telle poésie, si accordée à nos mélodies d'âme, n'est-ce pas la déflorer, la trahir ? Il faut faire comme Cadou. Il faut aimer ; sentir, être de ce pays plat, vêtu de pluies et de haies, pour comprendre tout ce « Règne Végétal » qu'Hélène symbolise et incarne si parfaitement. Il faut se faire un cœur d'enfant, un « cœur définitif », dont les fibres et les battements s'accordent d'emblée avec les soleils, les vents, les pluies, la mer, les arbres, les hommes foncièrement paysans, Dieu et les secrètes frondaisons de l'Amour.

Puisse cet aperçu, trop long et trop court vous donner l'envie d'entrer en communion avec l'admirable poésie de René Guy Cadou. Elle est vôtre, elle est des pays de l'Ouest, mais aussi de tous les pays et de tous les temps, elle atteint l'universel.

Ecoutons encore un dernier chant d'automne :

Comme un long cri de paysan qu'on assassine
Au détour d'un chemin pour une montre en or
Et qui porte ses grosses mains à sa poitrine
Pour nouer le fil du sang qui se faufile encor
Une dernière fois le soleil de septembre    
L'œil vague avec au fond un reste de sourire
Se délasse du ciel et allonge ses membres
Sur les grands bois royaux où il fait bon mourir.
Automne tu me viens dans ces vols d'hirondelles
Plus chargés de secrets, que les isolateurs
Où battait l'inquiétude étroite de leurs ailes
Et qui dérangent les espaces de mon cœur
Tu peux crier puisqu'il le faut tu peux réduire
A rien tous les espoirs d'un été dévorant
Lee feuilles et les glands qui tombent sur la lyre
Font résonner les cordes indéfiniment
Et je te vois toujours pareil à ma jeunesse
Au profil accusé par des meubles vernis
Beau Miroir dont les eaux étales de tristesse
Se couvrent d'une brume de mélancolie.

(Cœur définitif, p. 103).

A l'école de l'instituteur de Louisfert, votre médiateur en poésie, apprenez par cœur votre pays, soyez-en blessés, blessés jusqu'à l'âme et surtout n'en guérissez jamais.

Août 1962.

 

 

 

 


 

René-Guy Cadou aux cahiers de l’Herne, par Jean-Philippe Salabreuil

Les Cahiers des Saisons, été 1961

 


 

Le premier cahier de L' Herne, la revue que dirigent Dominique de Roux et Henri Kellerbach, est consacré au souvenir de René Guy Cadou, mort il y a dix ans et devenu un maître pour beaucoup de jeunes poètes d'aujourd'hui. C'est à l'un d'eux que verts demandé cette note.

Pourtant ils disent qu'ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple

René Guy Cadou fait-il parler les Fusillés de Châteaubriant, lui qui non plus, ne voulait pas être un apôtre et le fut cependant, de par la maladie dans le village de la vie, lui pour qui tout se devait d'être simple, à commencer par son propre cœur, à … sa propre mort

Simple, la mort de René-Guy Cadou ?

Et pourtant, cette phrase à ses amis qui furent aussi ceux de la dernière heure :

Bon dieu, vous ne voyez pas- que je vais crever !

Pourtant, cette angoisse, bien avant que la réalité ne confirme une douloureuse prémonition :

Et mon cœur doucement aura cessé de battre
A cause d'un compotier de pommes sur la table.

Tout cela, qui fut l'ultime souffrance de Cadou, permet-il que nous voyions en sa mort une chose si simple ?

Non pas si l'on entend par simple : facile et indifférent, car la mort de l'homme est rude et vertigineuse, et Cadou fut un homme avant d'être un apôtre.

Mais par ce mot de « simple », dans la poésie de Cadou, j'ai toujours compris : humble et franc, et pour moi la mort de Cadou — la mort de l'homme poète — est simple, comme « tout » est simple, tout ce dont il a parlé : bêtes, arbres, hommes et feuillages de pleine terre, simple comme la vie même.

Et là se trouve, je crois, le secret de chaque poème de Cadou c'est que, mêlant vie et mort dans une semblable expérience, au même degré d'intensité du « vécu », il fait en nous son chemin, et chante — suprême tessiture de toute voix — non seulement la présence, mais encore l'absence de qui l'a porté dans son cœur avant de le déposer dans le nôtre :

Loin de vous je serai plus présent que moi-même

Il vécut en prenant acte de toute chose mortelle, et c'est pourquoi sa mort elle-même — la durée de sa mort — nous reste si vivante aujourd'hui.

Sans doute son souvenir se suffit-il à lui-même dans l'âme de chacun, mais il est bon que l'artisan comme l'artiste parlent parfois de lui et soient pareillement écoutés.

En donnant la parole à quiconque avait plongé ses yeux dans ceux de Cadou, à travers la vitre limpide de ses poèmes, ou plus directement à travers le soleil d'un beau matin de ses Brières natales, le premier cahier de la revue L'Herne, dans sa nouvelle formule, fait mieux que réunir des témoignages plus ou moins sincères sur le poète : il nous donne l'image d'une humanité comme la voulait Cadou : frères aux sueurs différentes, au coude à coude dans la fraîcheur d'un même idéal. On y trouve, à côté des lignes toujours belles — simplement belles — de ses pairs : Supervielle, Paul Fort, Cendrars, Jouve, etc., celles - plus émouvantes et moins harmonieuses — de Pierre, de Paul, de Jules Gadesaude, le cordial amoulageur de Louisfert, etc.

Et voici que, refermée la dernière page de ce bel album, se met â trembler dans notre cœur un sang nouveau : le signe, je crois, d'une amitié farouchement individuelle soudain transfigurée en la pure universalité de l'amour.

Voici qu'à l'ange qui fut de notre terre est rendu le plus bel hommage, celui des hommes qui, libres de leurs gestes et de leurs paroles hier devant lui, le demeurent dans l'absence aujourd'hui, malgré l'immense poignée de main de son souvenir :

Puisque toute liberté se survit.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou, par Yves Cosson

Cahiers d’action littéraire, mars avril 59 N°30,31, Edition Jeunesse littéraire de France.

 


 

On n'est rien si l'on est de nulle part. Pour croître et s'épanouir il faut s'enraciner. Homme de Brière; RenéGuy Cadou avait choisi de vivre loin des villes, dans un fond de terre, à la lisière d'une forêt en plein pays gallo, parce qu'il aimait la solitude au cœur de la nature, et la liberté fruit de la solitude : « Il faut être seul pour être grand, mais il faut déjà être grand pour être seul. » (1). Sa poésie naquit d'abord de cette intimité apparemment banale avec les plantes, les bêtes et tout ce qui respire. En réalité les mouvements les plus subtils de la vie végétale et animale retentissaient en lui, comme des appels. Le poète y répondait par des mots de tendresse, des « mots de passe » floués en un réseau d'images qui délivrent :

...« Car j'aime ce village emmuré de forêts
Et ses très vieilles gens comme des pots de grès...
J'ai choisi mon pays à des lieues, de la ville
Pour ses nids sous te toit et ses volubilis
Je vais loin dans le ciel et dans la nuit des temps »... (2) •

« La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles — usuelles comme le ciel qui nous déborde »(1). Il faut apprendre à caresser l'azur comme un pelage de bête. De cet accord profond avec la création entière jaillit « à pleine poitrine » le chant de joie. Cadou aimait la vie de toutes ses forces, avec une confiance, une exubérance volontiers truculentes. Les choses bonnes à manger et bonnes à boire, tous les « biens de ce monde » n'invitentils pas au partage? Trinquer devient un rite. Le poète va vers les hommes en Signe de réconciliation, son univers se peuple de présences. Cadou croyait à l'amitié qui rassemble : « Accueillezmoi du moins comme on accueille un pauvre » Tendresse pour ce monde, tendresse pour tous les êtres : le cœur est sans limites. Toute Poésie vraie procède de ce mouvement irrépressible qui tire l'âme hors de soi:

Car l'amitié qui porte vers les autres et l'amour qui reconnait en l'être unique l'identité de sa propre nature manifestent le même don et la même faim. « Hélène dans mon verre comme une goutte de rosée » fut cette femme unique qui rassasie et purifie, pour ce monde, et pour l'autre. Dans le bonheur d'être compris et d'être aimé comme un enfant, les jours se noient. « La vie rêvée se mue en un végétal d'essence blonde », en Chants pudiques etsecrets qui compteront parmi les plus purs de notre poésie.

L'Amour est fort comme la Mort. Viennent l'épreuve, la souffrance et la Séparation : au plus profond de sa solitude depuis longtemps, Cadou avait entendu « la diane doucement poignante du destin ». Il savait bien qu'avant « de coucher dans les draps maigres de la terre », il faudrait souffrir sous la meule. Un homme est un homme, pourtant s'il bronche, il se déjuge. Cadou lutta jusqu'au bout sans faillir, jusqu'à cette nuit de printemps 1951 qui l'emporta par le « dernier train du soir », a trente et un ans… Mais quand les paupières sont baissées sur les yeux morts, une autre vie commence, éternelle, mystère d'amour, source et fin de « Tout Amour ».>Le corps s'efface. Le chant demeure: sans ride après huit ans     .

Après les enchantements intellectuels du symbolisme, après les jeux stériles des surréalistes, il fallait une voix forte et saine, un artisan sérieux. A force de patience et d'humilité, Cadou sut apprivoiser les mots qui chantent l'amitié et l'amour, la souffrance et la vie multiple, sur un mode lyrique qui ne doit rien à personne            .

«  Humilité ! Pudeur ! Donnez un nom terrestre
Au tremblement d'un cœur qui ne sait où cacher
Sous quel masque d'ajoncs sa profonde tendresse
Pour un monde où les doigts du Seigneur sont marqués » ._(3)

 

(1) Usage Interne (Edition des Amis de Rochefort)
(2) Louisfert, Extrait de René Guy Cadou par Michel Manoll (Seghers)
(3) La Foi du Charbonnier  Hélène ou Je règne végétal (Seghers).

 

 

 

 


 

Le chant fertile de René Guy Cadou, par André Laude.

Esprit, avril 1961

 


 

Qu'en cette ère de fer et de feu, où parfois nous titubons de lassitude, l'art soit moins lumière de jubilation que constat douloureux de nos échecs, de nos angoisses et de nos délires, nul je crois, ne le contestera. Du théâtre d’Ionesco à la prose somnambulesque de Samuel Beckett, en passant par les violentes pâtes de la peinture abstraite, c'est toujours l'homme en panique, l'homme déboussolé que l'on nous donne à voir.

Aussi, je suis enclin à conférer à la brève mais ardente existence terrestre de René Guy Cadou valeur de miracle, d'autant mieux que, depuis dix années, la figure du poète de Louisfert n'a cessé de prendre une ampleur inaccoutumée. Alors que la plupart des poètes vivent, créent et meurent sans avoir rencontré leur public, l'œuvre de Cadou n'est plus — et nous devons nous en réjouir — richesse dont seule bénéficie une poignée de happy few. Et si nous rappelons que l'auteur de Hélène ou le règne végétal n'a pratiquement jamais quitté la solitude campagnarde dans laquelle son métier d'instituteur, et surtout une solide prévention contre les villes, le maintenaient, l'étonnement sera plus grand encore. Solitude peuplée par ailleurs, non de discussions hyperintellectuelles autour d'une table de café, de potins de cocktails : activités aliénatrices auxquelles à Paris nous devons bon gré, mal gré, sacrifier, mais solitude pleine des rumeurs de la vraie vie, des mouvements des saisons, de la musique des orages et de la chaleur des bêtes et des plantes, nourrie aussi de la connaissance des êtres de chair et de sang.

René Guy Cadou né « à la limite des féeries et des marais », dons cette Camargue de l'ouest qu'évoque assez bien le Pays Brière avec, comme l'écrit Michel Manoll, « ses couches frémissantes sous le vent d'ouest, ses toits de chaume épais où prolifère une végétation rose, ses immenses troupeaux disséminés dans cette plaine gazonnée, coupée d'étiers et de canaux, ses mottes de tourbe », René Guy Cadou, dis-je, n'a pas eu à tâtonner en quête d'un langage et d'une réalité. D'emblée, il prit possession de l'un et de l'autre. Il lui aura suffi d'ouvrir les yeux et de capter les sourds battements de son cœur. Sa vie ne sera plus que le lent et tenace travail de perfectionnement du matériau lyrique dont il était dépositaire. Lui, qui disait préférer un cul-de-bouteille où vient frapper un rayon de soleil à toute spéculation métaphysique, a mieux que quiconque aboli les frontières mouvantes qui séparent le visible et l'invisible. Il n'avait qu'à convoquer sur la feuille blanche un oiseau, un arbre, pour qu'aussitôt le poème en train de s'accomplir devienne un vase communicant au fond duquel, à la flamme de l'inspiration, le quotidien retrouvait sa patine d'éternité, son infinie durée. Tel un métal qui, décapé de sa rouille, révélerait sa qualité d'or :

Il y a un homme renversé sur la chaussée
Qui n'en a pas pour longtemps
Un homme qui n'a pas trente ans
Avec de belles épaules
Un corps doux à porter
11 faut être fort
Pour se tuer en plein été
On passe sans saluer
Mais ses yeux sont de l'autre côté.

Cadou, bien qu'héritier direct du surréalisme, a moins été touché par les mots d'ordre de Breton et de ses amis — toute sa nature d'homme s'y opposait — que par les exemples de Reverdy, d'Apollinaire, de Max Jacob qui furent quelques-unes des étoiles de son panthéon intime. Ceux-ci l'ont justifié dans son amour des choses que la paume pèse et cajole et dans sa foncière vocation de vivre à « pleine poitrine », comme nous en fait l'aveu le titre d'un de ses nombreux recueils. Profondément enraciné dans le tuf journalier, Cadou se voulut le poète du dialogue fervent, avec les animaux, avec son prochain, avec ce Dieu « auquel il faut bien croire parce qu'on ne peut pas faire autrement », avec la femme élue, avec l'homme en proie au malheur et à l'injustice. Et, si parfois sa poésie n'est pas exempte de cette « naïveté » qui nous irrite chez Francis Jammes, elle ne se départit jamais du souffle vivifiant et de la vigueur organique qui l'animèrent dès les premiers jours.

Poète de la main tendue vers l'humble créature pour la hisser, par « l'échelle des voyelles », jusqu'à la rayonnante clarté qui tombe d'en haut, poète voué à la tâche d'abattre les pans de murs qui nous maintiennent dans la cécité... Qu'on rouvre Forges du vent, Lilas du soir, ou Les biens de ce monde, et l'on comprendra qu'au creux de cette main tendue scintillent des trésors qui cessent de faire de nous les « rois dépossédés » dont parlait Pascal.

Lettre à Michel Manoll

Je ne veux plus croire un seul mot de ta lettre
Qui m'a coûté assez de larmes ce matin
Et si ton cœur s'arrête encor c'est pour permettre
Au temps de te rejoindre au détour du chemin
Bouillonnement du cœur ô l'impatience
D'un homme sur tous les autres en avance
Compagnons de haut-bord Thérèse Hélène et moi
A ton cou la bouée de sauvetage de nos bras
Choque ton cœur contre le nôtre
Ecoute-le tinter
Ecoute les sons de cloche de l'amitié
Pas la moindre fêlure
N'aie plus peur de la nuit
N'aie plus peur de ton cœur
Très loin nous sommes là
Et ma main sur ta main tout mon sang passe en toi
Le soleil va paraître
Déjà les souvenirs entrent par la fenêtre
Place Bretagne et Jack-Tina
Amis les Anges les lilas
De la mer la Rustique
Les paroles sur la même musique
La poésie dans nos genoux fille publique
O frère aimé des jours mauvais
Solitaire de Saint-Calais
J'entends ton cœur dans ma poitrine
Au fond du miroir je me vois
Et tu as vraiment bonne mine.

René Guy CADOU
La Chesnaie, 14 décembre 1943


René Guy Cadou écrivit ce poème alors qu'il avait vingt-trois ans. Il y nomme quelques-uns des lieux qui marquèrent ses rencontres avec Miche Manoll. Ce texte, encore inédit, nous a été communiqué par Michel Manoll.

 

 

 

 


 

Billet sur Cadou, par NC

Le Mercure de France, Février 1958

 


 

Le Florilège Poétique de René Guy Cadou qu'édite « Amitié par le Livre » fait suite à ceux de Tristan Klingsor, Philéas Lebesgue et Louisa Paulin. C'est assez dire l'intérêt de ces volumes dont la présentation est écrite et le choix des poèmes établi par ces deux excellents connaisseurs du lyrisme d'aujourd'hui que sont Georges Bouquet et Pierre Ménanteau.

Cadou était le plus intensément doué des poètes de sa génération, et sa mort au mois de mars 1951, à l'école de Louisfert, près de Châteaubriant, alors qu'il avait à peine trente et un ans, n'est pas de celles dont peuvent se consoler les vrais amis de ce qu'il a si bien nommé lui-même la « vie rêvée ». L'auteur des Visages de Solitude et d'Hélène ou le Règne Végétal n'a guère abandonné sa Bretagne natale que pour de courts voyages en Anjou, en Auvergne et à Paris qu'il n'aimait pas outre mesure. Sa poésie, où le merveilleux naît sans cesse du quotidien, est remplie des attraits mélancoliques d'une vaste région de marais et de bocages; et son amour de la campagne va de pair avec sa franche camaraderie pour les paysans et les artisans des villages.

Rarement simplicité fut plus naturelle et message de réconfort plus spontanément jailli du cœur. Et pourtant Cadou avait, dès ses dix-sept ans, le pressentiment de la brièveté de son existence. Mais ce pressentiment, au lieu de le pousser à la tristesse, a sans doute été l'une des raisons qui lui donnèrent le courage de chercher à s'exprimer le plus vite et le mieux possible, afin de mettre en évidence, dans un climat de songe et de féerie, au-delà de tous les faux semblants, sa profonde communion avec la vérité des joies et des souffrances humaines.

Voici de belles strophes pour Hélène, sa femme et sa seule bien-aimée, dont la présence lui fut si douce et permit à son riche talent de s'épanouir au cours des années 1943 à 1951 :

Comme un oiseau dans la tête
Le sang s'est mis à chanter
Des fleurs naissent c'est peut-être
Que mon corps est enchanté

Que je suis lumière et feuilles
Le dormeur des porches bleus
L'églantine que l'on cueille
Les soirs de juin quand il pleut

Dans la chambre un ruisseau coule
Horloge aux cailloux d'argent
On entend le blé qui roule
Vers les meules du couchant

L'air est plein de pailles fraîches
De houblon et de sommeils
Dans le ciel un enfant pèche
Les ablettes du soleil

C'est le toit qui se soulève
Semant d'astres la maison
Je me penche sur tes lèvres
Premiers fruits de la saison.

A ces vers tendres et mélancoliques et à beaucoup d'autres d'une veine pareillement heureuse nous devons encore préférer le pathétique Nocturne, trop long pour être cité ici, où René Guy Cadou adresse à Dieu sa prière suprême avec un son de voix qui ne trompe pas et la plus touchante humilité.

 

 

 

 

 


 

Le beau village de René Guy Cadou, par Serge Brindeau

Colloque, Nantes 1981

 


 

Sainte-Reine-de-Bretagne, Bourgneuf, Saint-Aubin-les-Châteaux, Nantes aussi pour être juste, Saint-Herblon, Rochefort-Sur-Loire, Clisson, Basse-Goulaine, Louisfert, Louisfert-en-Poésie comme dit Michel Manoll... Cette géographie-là, nous pourrions sans difficulté la retenir. Il en est des noms propres comme des autres qui désignent la pipe et l'auberge, la pluie, le vin ou la souffrance ; ils s'arrangent en paysage, on ne peut plus s'en passer. « Lucien Becker Jean Rousselot Michel Manoll Amis venus à la parole » : ainsi René Guy Cadou disait ceux qu'il aimait, que nous aimons. Et il chantait aussi le nom des villes : Poitiers, Vendôme et Saint-Calais. Comment ne pas poursuivre ? Orléans, Beaugency...

N'oublions pas cependant que pour un poète le charme des noms propres, ne saurait se limiter aux coordonnées trop précises que ces noms peuvent évoquer. Les noms des villes et des villages, les noms des amis, des poètes, le prénom de la femme qu'on aime, tous ces noms comportent leurs harmoniques (pour qui du moins reste capable de les discerner), ils composent un chant. Nous refermerons donc nos atlas avant d'ouvrir le livre d'un poète. Hélène ou le Règne Végétal...

Sainte-Reine-de-Bretagne, Louisfert et leurs maisons d'école, Rochefort-sur-Loire et son Ecole buissonnière, c'est d'abord le village, la campagne, une certaine façon d'affronter le monde et de s'y accorder, et c'est encore — il n'y a pas si loin de la campagne aux fleurs, de la fleur au poème, ni de Mallarmé réputé obscur à l'apparente simplicité de René Guy Cadou — l'absente de tous bouquets.

Le village de René Guy Cadou, chacun de nous l'imagine aisément. Les photographies renseignent mal, si leur banalité les sauve. Même en noir et blanc, dans la Bretagne la moins touristique, elles font couleur locale. Elles arrêtent le regard, détournent l'attention de ce qui compte — et qui n'est jamais là. On n'a pas craint, dans telle collection consacrée aux poètes, patronnée par des poètes, de les dater. Fuyons l'objectif.

Le village de Cadou, c'est de la terre et du ciel, de l'eau, du feu, des pierres et des fenêtres, ce sont des maisons plus ou moins rassemblées, plus ou moins dispersées, des hommes et des femmes qui essaient de vivre, c'est une vieille horloge qui marque le temps comme elle peut. Il y a une école dont les murs sont blanchis à la chaux, une église avec son Christ et son clocher, un chien qui aboie, deux ou trois cafés. Il y a la maison qui accueille la lumière, qui se protège contre le mauvais temps. Le plus humble jardin rappelle toujours la terre de naissance. Pourquoi fuir ce pays qui vous résume, qui ne cesse de vous appeler à vivre ? L'odeur des fleurs prolonge la saison. Mais les trains passent. On les entend bien dans la campagne. Il n'y a pas besoin de prêter l'oreille! La petite gare attend les voyageurs. Que d'herbe sur les tombes !

« Au creux de la vallée ce sont des trains qui passent ». La poésie de Cadou commence au niveau des perceptions courantes. La mémoire s'efforce de ne pas trop déformer les objets. Même ce qui passe, le poète cherche à en fixer l'image avec des mots justes. Cadou évoque une « petite gare perdue dans les bois », des salles d'attente, un guichet, l'employé qui délivre les billets, les gens avec qui l'on cause quand le train a du retard. Il se souvient des affiches dans la gare, de leur « odeur fade de colle fraîche ». Il pense aux voyageurs « alignés dans les couloirs du wagon ». Les trains qui passent troublent la paix de la campagne, réveillent une inquiétude. Bien sûr on parle des trains de plaisir, on se souvient des premiers voyages au bord de la mer, et parfois par le train un ami vient vous voir. Mais les trains rappellent aussi qu'il faut toujours partir, que les amis s'éloignent et que tout passe. Nous sommes « embarqués dans le train de nuit ». Reverrons-nous ceux que nous avons aimés ? Cadou ne s'embarrasse pas d'images trop savantes, il ne joue pas les voyageurs distingués. Il dira sans façon « la gare du doute », « le réseau serré du souvenir », « le réseau de la souffrance ». René Guy Cadou est un poète qui ne triche pas. Il préfère le ton juste à l'expression recherchée. S'il semble parfois se répéter, c'est qu'il n'a pas peur de se connaître. Il a vu passer les trains de nuit. Quand il intitule un de ses poèmes Trains de vie, ce n'est pas pour le plaisir du jeu de mots. Il sait que le train s'arrêtera brutalement.

La campagne est belle. « Rien ne sert de partir Il faut vivre Etre là ». Quelqu'un a disposé des fleurs sur les tables. Mais la mort est toujours présente. Le poète n'oublie pas les images radieuses, la « première enfance », la « première fleur », le « premier été », « les roses Dans les premiers matins de mai ». Le père instituteur a patiemment appris à René l’amour de ce qui est. C'était la saison de Sainte-Reine. Mais le temps du bonheur est passé. « Cet enfant que j'étais qui donc me le rendra ?» On a beau affirmer sa confiance en la vie, aimer la terre par fidélité à cette grande leçon d'amour recueillie dans l'enfance, on ne renonce pas facilement aux rêves d'autrefois. Rien n'est simple désormais. « Les aubes se compliquent ». La mère du poète est partie la première. Elle le réchauffe encore de sa tendresse. Le père n'est plus là. René Guy Cadou apprend l'alphabet de la mort : « O mort pressons le pas le ciel est en retard ». Alphabet de la mort, alphabet de la douleur, les mêmes mots reviennent sous la plume du poète. On serait tenté d'oublier l'angoisse de Cadou quand on relit certains de ses plus beaux poèmes, qui sont de clairs hommages à la vie. Mais le poète a conquis sa joie.

« Soulevez mes poumons que je respire enfin », écrivait-il à l'âge de vingt-deux ans. Obsédé par son enfance « inhabitée », René Guy Cadou fut encore tourmenté par les multiples aspects de son visage. On s'éloigne de soi au fur et à mesure que les années passent, et c'est pour se retrouver qu'on cherche à découvrir encore un peu d'enfance au fond des souvenirs. L'enfance était « le pays des merveilles ». On était près des siens. Le temps était sans faille. La vie, si fort qu'on l'aime, éloigne des origines et cette avance est un recul. A moins qu'on ne se rapproche de l'éternité ? « O mon Dieu ! J'ai tellement faim de Vous ». Mais comment être sûr que la foi ne soit pas une illusion de l'enfance ? Pensée d'adulte ! Le poète veut ignorer le respect humain. Il lui plairait tant d'intercepter un murmure de Dieu, comme il le confie à son ami Pierre Yvernault, curé de campagne. Pour s'adresser à Dieu, Cadou essaie de s'exprimer plus simplement encore que d'ordinaire. « Voici longtemps que nous avons passé Ensemble des vacances », dit-il, et encore : « Mon Dieu je pense à vous comme à un homme Assis sur la dernière plate-forme de la Tour Eiffel ». Cette façon de prier le Dieu lointain peut paraître maladroite. Des esprits superficiels y verraient sans doute comme une contrefaçon de l'imagination enfantine. Mais il n'est pas facile de devenir semblable à l'un de ces petits. La maladresse même de Cadou témoigne de l'authenticité de sa recherche. Cadou ne demande rien qu'un peu de fraîcheur. Mais il en parle « comme d'un paradis perdu ».

Gravement atteint par la maladie, René Guy Cadou ne cessera d'approfondir son expérience de la souffrance et de la joie. A certaines heures l'inquiétude l'emportera. Il formulera les questions fondamentales, celles auxquelles se sont heurtés tous les hommes qui pensent, mais il le fera sur un ton, dans un langage qui n’appartient qu'à lui. « D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » Gauguin lui aussi avait repris l'ancienne interrogation, en avait fait le titre d'une de ses toiles, qui constitue le testament spirituel du grand peintre. « Que suis-je dans ma vie ? » demande René Guy Cadou. « Où allons-nous ? Vers quel butoir incertain de l'espace »... Il faut relire tout le poème, ne pas s'arrêter à une image. Je veux bien qu'il en soit de plus belles, de plus séduisantes. Tout de même, en est-il beaucoup qui soient aussi vraies que celle-là ?

L'éternité, René Guy Cadou l'a devinée « dans l'air marin ». Devinée seulement : il ne se laisse pas si facilement aller aux illuminations. Ce poète, comme tout poète, poursuit une aventure. Mais il s'avance prudemment. C'est un homme de la terre. Il se méfie des mots. Il semble craindre qu'un excès d'habileté littéraire ne vienne déformer les vérités, entrevues. Sans doute, pour ce qu'il cherche à connaître, compte-t-il plus sur l'intuition que sur les démarches discursives de la pensée. Il voudrait se rapprocher de la connaissance instinctive — les animaux ont « un aperçu de la beauté » — en même temps qu'il espère une sorte de grâce. Mais un esprit inquiet craint toujours de prendre pour intuition ce qui ne serait qu'exaltation verbale. Porté, emporté par le courant de la vie, Cadou a le sentiment que quelque chose demeure. Les trains passent, mais il est debout dans son jardin, loin des vaines agitations, loin des palabres. Son chien s'ennuie. Le temps s'arrête. Au vrai, le poète préfère-t-il la paresse, à laquelle parfois il se complaît, ou l'élan qui le pousse à épouser le mouvement de la vie ? Il est « acagnardé dans la campagne », mais il aime les sources qui jaillissent. Il hésite entre ce désir en lui de précipiter le temps et le goût non moins sincère du repos, des choses stables. Dès qu'il rencontre Hélène, le temps, rendu vivant par le désir, s'immobilise, et le silence presque religieux qui accompagne cette apparition accroît le sentiment d'éternité :

« Sans rien dire je pris rendez-vous dans le ciel
Avec toi pour des promenades éternelles. »

Promenades ? L'éternité dont rêve le poète n'exclut pas le mouvement. L'éternité n'est peut-être que la tentation
d'un instant. Ou bien faut-il comprendre que certaines secondes s'élargissent, pour ainsi dire, aux dimensions de l'éternité ? Il faut garder leur ambiguïté aux sentiments éprouvés par le poète, leur zone d'incertitude à ces révélations. « Ah je ne suis pas métaphysique, moi », dira Cadou. Et après avoir tant rêvé de nier le temps il affirmera qu'il « a bien mérité », l'amour aidant, « De croire dans la vie plus qu'en l'éternité ». Cet aveu, sans doute, ne va pas sans regret. Ou plutôt le poète aime à la fois la terre, où il se sent heureux mais aussi menacé, et le ciel où il craint de ne pouvoir atteindre. Le « clair soleil » demeure inaccessible. René Guy Cadou aime le Christ, et Max Jacob qui lui parle de Dieu. Un certain sentiment religieux est toujours lié, chez Cadou, à la beauté du monde. Le poète, et c'est peut-être ce qui nous rend sa pensée si émouvante, est partagé entre deux évidences contradictoires qu'il semble réunir en une sorte d'intuition plus profonde. Il voit (il entrevoit serait-il plus juste ?) en un clair instant l'éternité, mais l'éternité est pareille à un « pays mouvant », où l'on s'enfonce.

Le poète, comme le philosophe mais par d'autres voies, cherche la vérité, doute de son intuition aussi longtemps qu'il n'a pu se confirmer dans l'évidence. La poésie aussi est une remise en question.

C'est en se tournant d'abord vers les choses, et non en forçant le langage, que René Guy Cadou essaie d'aller plus avant dans la connaissance. La parole est encore un mouvement, et c'est de l'être même que le poète rêve de se rapprocher. Cadou n'ignore ni le souci ni la joie d'exister. Souvent dans cette poésie passe un air vif. Mais Cadou aime aussi les longues haltes. A la double intuition de l'inquiétude et de l'éternité, du stable et du mouvant, correspondent chez Cadou deux aspects du langage, parfaitement harmonisés. A la différence de ce qu'on peut observer chez nombre de poètes depuis le romantisme, Cadou s'attache au moins autant aux mots qui désignent des choses qu’au langage expressif. En cela René Guy Cadou est un classique.

Les mots, lâchés en liberté, déforment tout. Les animaux, dans la simplicité de leur nature, se tiennent sans doute plus près du réel, pense le poète. « Les chevaux et les chiens Parlent mieux que les hommes Et savent de très loin Reconnaître le ciel ». Leur silence pourrait nous tromper, mais les bêtes ont « des conciliabules Avec le foin qui ne ment pas », elles épousent « les paraboles Du chardon du trèfle incarnat ». Par la simplicité du langage, Cadou s'efforcera non seulement d'imiter mais de retrouver la nature. .

Cadou ne méprise pas les peintres du dimanche. Comme eux il veut posséder son village avant d'aller plus loin. Le poète regarde le ciel, mais il a les pieds sur la terre, et sa poésie prend appui sur la prose. Soucieux de s'accorder à tout ce qui l'entoure, Cadou ne se lasse pas d'appeler les choses par leur nom. Il nomme plus qu'il ne décrit. La description est encore un art trop savant, un artifice. Voici la maison d'école, le bistrot où viennent boire les maraîchers, la barrière de l'octroi, la place de l'église, la mercerie, et aussi, bien sûr, les quais, la gare, « les petits arbres de la voie ferrée ». Voici encore la maison du garde-chasse, la demeure de l'employé vicinal. Les habitants du village sont évoqués le plus simplement du monde avec leur visage de tous les jours, leurs activités coutumières. Les enfants sortent de l'école, ou bien ils « gardent en rêvant les vaches », la marmaille crie. Le jardinier a un grand chapeau « en grosse paille avec le fond troué », le boulanger passe avec sa carriole. On ne s'étonnera pas que René Guy Cadou, poète de l'essentiel, s'attache particulièrement aux maisons de campagne, à sa maison. La maison: ce qui demeure, où l'on demeure (et où l'on meurt), La demeure. Cadou aime le vrai. Il ne redoute pas les plus humbles détails, les « stores tenus par des épingles à linge », mais il aime surtout, dans ces vieilles maisons, le symbole de ce qui résiste, le solide, la maîtresse poutre, les bons meubles faits par des artisans, la table, le vaisselier surtout, le haut vaisselier souvent nommé, « car nous avons un goût tenace pour ces choses ». Et l'on imagine la famille, les amis rassemblés. Il va de soi que le cellier n'est pas oublié, ni le grenier plein de pommes. Il faut prévoir plus loin que la saison ! Près du lit souvent on voit « de vieilles photographies de mariage ». Émouvante image de la fidélité. Naïve, si l'on veut — comme un retour au commencement. Près de sa femme le poète se plaît dans sa maison, une maison d'école qui lui rappelle ses parents, son passé. Ce qu'il a toujours demandé aux maisons où il a vécu, lui multiple et mortel, ce fut de lui rendre le sentiment de sa permanence et de son identité.

René Guy Cadou ne veut pas d'une poésie de laboratoire. Il affirme écrire comme il parle, « en plein vent ». A quoi bon s'attacher à la simplicité des choses, si l'on cultive une certaine affectation du langage ? La parole, chez Cadou, semble nourrie d'humus. La poésie répond à l'appel du bonheur et de la vérité, comme la plante se dirige vers la lumière, mais c'est de la terre même qu'elle cherche à tirer sa force, sa chaleur. Ce rêve d'un langage fidèle aux origines traduit en même temps l'aspiration à un univers réconcilié. C'est parce qu'il pense à l'éternité que le poète se rit de la sémantique et de l'anacoluthe. La poésie, répète-t-il, se moque de l'art et de la littérature. Elle « besoin de chlorophylle ».

Aussi voit-on René Guy Cadou chercher le mot juste, recourir volontiers à des expressions familières (se donner du tintouin, rentrer dare-dare, boire plus que son content), dire son homme pour son mari, préférer je ne suis pas à même de à je ne suis pas capable de, s'inspirer de refrains anciens, de rythmes de chansons (« Qu'est-ce qui passe ici si tard ? »), se référer aux proverbes, citer et presque réciter une prière : Pater noster qui es in coelis...

La démarche du poème est si franche qu'on ose à peine parler de versification. Qu'il utilise le vers libre ou l'alexandrin, qu'il laisse courir la plume ou qu'il ordonne en strophes son poème, qu'il se laisse ou non séduire par une rime, une assonance, Cadou reste toujours naturel. Son poème est un lied, son chant une incantation. On passe sans difficulté des sentiments quotidiens à la méditation de l'éternel. L'église, quels que soient les chemins qu'on emprunte, ne demeure-t-elle pas au centre du village ? En disposant sa lyre « comme une échelle à poules contre le ciel », Cadou nous met à l'aise avec le sacré.

Si éloignée des artifices littéraires que se veuille la poésie de Cadou, il ne convient pas cependant de dissimuler ce que cette poésie, avec les vérités qu'elle fait apparaître, doit à l'art d'écrire, à l'art d'écrire en vers. Poésie de pleine terre ? Soit ! Mais il entre de la rhétorique dans les fleurs même de nos jardins.

Reconnaissons-le : il est impossible, en ce qui concerne les intuitions d'un poète, de distinguer avec précision ce qui vient de l'expérience individuelle et ce qui se rattache à la fréquentation des autres poètes. Plus exactement, l'expérience d'un poète est faite de son accord et de ses démêlés avec le monde et l'écriture. Et l'écriture, comme le monde, nous précède.

Quoi de moins, apprêté qu'une notation comme celle-ci : « Le pain frais le soleil et les bouquets de fleurs » ? Mais on serait moins sensible à la clarté, à l'harmonie de cet intérieur si le pain, le soleil et les fleurs n'étaient réunis en un alexandrin, si le soleil n'avait atteint le plus beau point de sa course pour éclairer, à l'hémistiche, un paysage intime.

Le pain frais, le soleil... En poésie (avec un peu d'art !) l'énumération peut conduire à l'unité. Il existe bien d'autres moyens d'y parvenir. « L'odeur de pain frais des cerisiers fleuris »... Voilà encore une impression juste. On
croit l'avoir éprouvée. Est-on sûr que le génitif n'y soit pour rien ? Le procédé — car il s'agit bien d'une technique — est devenu si courant que les rapprochements surréalistes les plus insolites ne nous surprennent plus (c'est quand la poésie ne nous surprend plus que nous vivons en poésie). Certaines expressions toutes faites, auxquelles le poète redonnera de la vigueur, tendent à assimiler les différents aspects d'une même réalité, aspects que l'intelligence et le langage le plus souvent, séparent. Qui hésiterait à parler du cœur de la forêt ? Dès lors, comment ne pas suivre le conseil du poète, ne pas se pencher « à l'oreille un peu basse du trèfle » ? Ne voir là qu'une image visuelle serait ne rien entendre! De même « la double pêche de tes seins » n'est pas simple manière de faire d'un nu une nature morte. Le poète, quand il réunit les mots comme il peut, lutte contre les abstractions qui séparent l'homme de ce qu'il aime. Une préposition, pour un poète, c'est un moyen de reconstruire le monde. Que René Guy Cadou dise « un godet de ciel bleu », « la truelle du vent », « les pichets de lumière », ou qu'il caresse « l'épaule admirable du soir », toujours il obéit à son désir de retrouver le paradis perdu.

Les animaux s'humanisent. Les oiseaux parlent. Le cheval sanglote, il a une âme. Les végétaux appartiennent au règne du vivant (« poitrines jaillies des roses ») ; c'est une évidence, mais le poète la fait voir. Tout vit, tout meurt.
« La terre s'ouvre les veines ». L'averse avance à petit trot. Le ciel pose « son museau de soie fraîche Sur la vitre ». Ce qui est humain n'est pas, en retour, sans rapport avec les choses, qui vivent à leur manière (« le rideau de ton regard qui tremble »), ni sans rapport surtout avec le règne animal (« le sang comme un pic-vert ») ou végétal (les poèmes à Hélène en témoignent). Il suffit « d'un geste », d'un mot juste (mais un terme légèrement impropre est parfois le plus juste) pour « fondre les saisons Au bercement des horizons », et c'est l'enfance qui revient, et la nature entière, maternelle, veille sur nous. Par un traitement analogue du langage un sentiment religieux s'étend des maisons basses groupées autour de l'église à la nature tout entière :

« Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur des lys et la campagne agenouillée... »

Ne soupçonnons pas Cadou de se laisser prendre aux jeux et comme aux illusions du langage. Il sait le parti qu'un poète peut tirer d'un mot décalé de son sens habituel. Cadou n'avait guère souci de ce que pourraient penser de sa poésie les commentateurs, dont il eût volontiers raillé le pédantisme, mais on peut bien dire qu'il a pratiqué non pas tout à fait d'instinct mais spontanément un des moyens les plus féconds d'extraire, par l'analogie, la poésie du langage courant. Osons nommer la catachrèse. Mais Cadou, à la différence des surréalistes, ne rapproche pas n'importe quoi de n'importe quoi. Cette expérience avait son prix, mais ce n'est pas la sienne. En se pénétrant des odeurs de la terre comme en triant et rassemblant les mots selon leurs affinités et leur pouvoir germinatif, Cadou cherche à enrichir, à étendre son domaine, mais il ne quitte pas son village. Il n'abuse pas de la parole. Il la plie à son expérience.

Dans le choix des rythmes et la disposition des retours de sonorités, Cadou fait preuve de la même discrétion. Ainsi dans le poème intitulé Louisfert :

« Pieds nus dans la campagne bleue, comme un Bon Père
Qui tient sa mule par le cou et qui dit des prières... »

C'est une suite de distiques qui fait penser au Francis Jammes des Géorgiques Chrétiennes. L'alexandrin domine. Si le deuxième vers s'allonge, c'est que la prière ne saurait être minutée. Elle accompagne le poète tout au long de sa route. Le troisième vers et l'avant-dernier, composés l'un et l'autre de douze monosyllabes, semblent se répondre exactement :

« Je vais je ne sais rien de ma vie mais je vais...
Je vais loin dans le ciel et dans la nuit des temps. »

Mais au début du poème la démarche de l'alexandrin reste incertaine ; à la fin la césure à l'hémistiche indique un équilibre retrouvé. Le temps n'est plus le temps atmosphérique, le temps variable :

« Je vais je ne sais rien de ma vie mais je vais
Au bout de tout sans me soucier du temps qu'il fait. »

C'est maintenant le temps prolongé, le temps des origines et de la fin, presque l'éternité. La facture du poème vient confirmer le sentiment qu'expriment les images du mouvement et de l'immobilité :

« Car j'aime ce village emmuré de forêts
Et ses très vieilles gens comme des pots de grès

Qui tendent leur oreille aux carrefours des routes
Avec des mouvements qui font croire qu'ils doutent. »

Les fins de vers marquent la même hésitation et la même confiance. Même faiblement, les distiques sont rimés (Père-prières, orchidées-cadenassées) ou du moins assonancés (ville-volubilis). Mais on entend au milieu du poème :

« De mener ses chevaux sur la route sans ombre
Qui a grand hâte et soif et ne salue personne. »

Consonance ? Dissonance ? Ombre-personne crée un malaise, et cet accord, qui d'ailleurs n'est pas sans charme, appelle sa résolution. A la fin du poème, la prière s'ouvre à la grâce :

« Je marche les pieds nus comme un petit enfant... »

De la même époque (1948-49), le poème Lied est construit à peu près de la même façon. On s'habitue au charme des distiques à rimes suivies. Puis le sentiment de solitude devient insoutenable avec :

« Je me suis retrouvé plus d'une fois dans l'aube
Avec tout juste ce qu'il faut de corde pour se pendre. »

Aube et pendre présentent une certaine analogie, niais lointaine, déchirante. Vient alors la merveilleuse réconciliation :
« Et c'est peut-être et c'est sûrement pour cela que je t'ai aimée
Hélène ! dans mon verre comme une goutte de rosée ».

On serait tenté de dire qu'il s'agit là d'un art très savant. Mais chez Cadou l'art est vraiment inséparable de la vie. N'oublions pas que la parole la plus naturelle est une parole apprise. Il est de la nature de l'homme de progresser dans la voie du langage et de la connaissance. Cadou marche à son pas. Il ne brûle pas les étapes. Sa vie n'a pas à rattraper sa poésie. Si un retour de sonorité vient arrêter le temps, c'est que l'homme a déjà éprouvé, par sa lente expérience de ce qui se renouvelle et de ce qui dure, un pressentiment de l'éternité :

« Heureux celui qui naît en juin parmi les nielles
Il connaît la beauté des choses éternelles ! »

La poésie n'est pas la seule voie qui mène à la religiosité. D'illustres savants, par l'approfondissement de la connaissance scientifique, se sont dirigés dans le même sens. Ce n'est pas seulement une affaire de langage. Mais le langage du poète, pourvu qu'il réponde aussi fidèlement que possible aux plus profondes exigences, efface les distances entre le monde et l'homme, réunit les visages, conduit au centre.

Je ne connais guère de paroles plus profondes que cet aveu de René Guy Cadou :

« Je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement ».

Cette foi, que René Guy Cadou appelait « la foi du charbonnier », le poète l'a retrouvée en habitant son village, et en parlant comme il a vécu : « je crois en Dieu de toute mon âme mal embouchée de paysan tout simple ».

Vraiment il serait inutile de préciser la position exacte, sur la carte, de Sainte-Reine-de-Bretagne, de Rochefort-sur-Loire ou de Louisfert-en-Poésie. Nous n'aurons besoin de nulle carte d'état-major pour aimer « ce printemps de Louisfert » que René Guy Cadou disait « plus beau pour être hors du monde ». Sans avoir beaucoup voyagé, nous sommes prêts à confirmer cette vérité.

 

 

 

 


 

Quelques souvenirs de Marguerite Toulouse concernant René Lacôte, par Jean-Louis Gautreau


Depuis les débuts de notre revue, j’ai eu l’occasion d’écrire de nombreux articles sur l’œuvre et la vie de Roger Toulouse. J’ai déjà dit dans le précédent numéro, combien le rôle de Marguerite Toulouse avait été important au cours de ce travail. Elle était souvent, par ses fréquents récits, au cours d’interminables discussions, à l’origine des articles que j’ai écrits. La précision de sa mémoire prodigieuse me sidérait toujours. Je prenais souvent des notes que je complétais ultérieurement par des recherches dans les archives. Mais avant de les publier, je lui soumettais les premières moutures des articles qu’elle ne manquait pas de commenter. Le plaisir de savoir que ses souvenirs étaient transcrits ne l’empêchait pas de rectifier une inexactitude, de compléter un épisode par un détail qui lui était revenu en mémoire, de souhaiter supprimer un passage qui risquait de froisser un vieil ami encore parmi nous, ou de me demander de modifier une phrase dont le sens pouvait ne pas être perçu clairement. Elle était, comme toujours, très exigeante.

Mais ces modifications étaient souvent mineures car je m’efforçais de rester fidèle à son récit, sans me préoccuper d’effets stylistiques, ni d’enjolivements superflus.

Elle était la première lectrice de mes textes, et aucun ne paraissait sans son « imprimatur », obtenu parfois après quelques débats.
Le texte qui suit est malgré tout un cas particulier car il a été pratiquement écrit sous sa dictée. Je n’ai fait que le mettre en forme aussi simplement que possible. Il a été relu et corrigé par elle.

***

Au début de l’année 1962, René Lacôte était soigné au sanatorium des Grandes Brosses, à Mettray (Indre-et-Loire). Dans une lettre datée du 4 mars, il répond à Roger Toulouse qui lui a proposé de lui rendre visite.

« […] Je suis en effet près de Tours et je serai très content de la visite que tu m’annonces. Cela m’aidera à passer cette année de réclusion, dans un cadre d’ailleurs admirable. Et cela m’aidera à guérir. Cela n’est malheureusement possible que le dimanche, de 11h à 17h30 (et il faut me prévenir avant le vendredi pour que je me rende disponible) car, si l’on vient par le train, il y a une voiture du sana qui attend les visiteurs à la gare et les y ramène le soir. […]
Car je ne suis malheureusement pas ici au repos, ou plutôt j’y suis au repos forcé et j’y subis une cure qui sera longue. Probablement une année complète. Mon cas est d’ailleurs sans problème : petite caverne au sommet droit, sans bacilles et sans complication d’état général, celui-ci demeurant très bon. Je me suis trop fatigué. La guérison complète est certaine. Mais il y faut le temps. […] »

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Le début de l’histoire racontée par Marguerite Toulouse se passe à Vouvray (au nord de Tours). Un dimanche de mars 1962, Roger et Marguerite, ainsi qu’Hélène Cadou, sont allés, en voiture, rendre une visite d’amitié à René Lacôte, qui, atteint de tuberculose, était soigné au sanatorium des Grandes Brosses, à Mettray. Il souffrait également d’un cancer.

"On adorait cet homme, dit Marguerite, pour son intelligence, sa gentillesse, et sa sensibilité. "

Pour lui faire plaisir, ils ont pris rendez-vous et l’ont invité à déjeuner dans un restaurant réputé où les plats sont présentés selon la grande tradition. Comme plat principal, les quatre amis ont commandé un faisan ; il arrive sur la table, entier, paré de ses plumes, et accompagné de choux et de marrons. Pour René Lacôte, deux amis poètes trouvaient inconditionnellement grâce à ses yeux : Max Jacob et René Guy Cadou. En outre, il éprouvait une profonde amitié pour Roger Toulouse et l’appréciait également en tant que poète. René Lacôte, militant communiste convaincu, avait un côté très sectaire - son côté « stalinien », reconnaît Marguerite. Il n’hésitait pas à critiquer d’une plume acérée les œuvres des autres poètes qu’il n’aimait pas. Il avait une particulière aversion pour Edmond Humeau qu’il considérait comme son ennemi personnel, surtout pour des raisons politiques et idéologiques. Humeau était le secrétaire particulier d’Emile Roche, président du Conseil Economique et Social, et à ce titre, représentant, à ses yeux, du Grand Capital…

Marguerite rappelle que Edmond Humeau, fidèle aux rendez-vous annuels de Saint-Benoît-sur-Loire en l’honneur de Max Jacob, était très démonstratif dans ses dévotions ; il tombait à genoux dans la basilique, et comme il était assez corpulent, il ne fallait pas moins de trois personnes pour le relever. Cependant, dans la crypte où se déroulait habituellement la cérémonie commémorative, il chantait très bien la messe en latin.

A la fin du repas, sans doute échauffé par les vins, René Lacôte propose de constituer un jury avec les 4 personnes présentes, et ce jury décide de décerner le « Prix du Grand Faisan » à Edmond Humeau. Ce « vote » a dû se dérouler dans une atmosphère de franche rigolade.

L’affaire en serait restée là si René n’avait eu l’idée d’envoyer un communiqué au quotidien communiste L’Humanité, dans lequel ses articles étaient régulièrement publiés.

" On pourrait bien publier ça dans L’Huma? "  dit-il.
" Ne fais pas le con ! " répond Roger en riant, peut-être aussi un peu inquiet de l’idée de René.

Ses amis lui conseillent tous de ne pas poursuivre cette démarche. Mais le connaissant, ils craignent qu’il ne passe à l’acte. En effet, l’article est publié.
Peu de temps après, Marguerite et Roger étaient chez Hélène Cadou (rue Henri Lavedan à Orléans). C’était au mois de novembre, il y avait ce jour-là un brouillard d’une densité exceptionnelle sur la Beauce ; ils voient arriver les Manoll complètement affolés. Ils venaient de Paris, et avaient affronté le brouillard pendant tout le trajet.

" Personne n’aurait pris la route par un temps pareil, affirme Marguerite, encore admirative ; malgré tout, ils sont venus, par amitié. "
Thérèse, l’épouse de Michel, les bras levés au ciel, s’écrie :
" Bande de fous ! Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous avez fait ! Une pétition circule à Paris, un procès en diffamation va être lancé contre vous, c’est la prison qui vous attend ! "

Thérèse, très ennuyée, pleurait, embrassait ses amis en les assurant que Michel allait faire tout son possible pour arranger l’affaire. Roger et Marguerite, un peu effrayés par les conséquences imprévues d’une plaisanterie de potaches, n’en menaient pas large, et commençaient à envisager un séjour en prison…
Michel Manoll avait de très bonnes relations avec Edmond Humeau. Selon Marguerite Toulouse, s’il n’y a pas eu de suite à cette affaire, c’est grâce à l’intervention de Michel Manoll, et peut-être aussi à celle de Jean Rousselot.

" Pendant 15 ans, Edmond ne nous a pas salués, " rappelle Marguerite.

Fort heureusement, cette malheureuse brouille finira par se dissiper, et l’on retrouvera souvent Edmond Humeau et Roger Toulouse côte à côte par la suite. Ce fut notamment le cas en juin 1991, à Rochefort-sur-Loire, au cours de leur probable dernière rencontre.

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A propos de René Lacôte

Né en 1913 à Montguyon (Charente-Maritime) – mort après 1969.
Quelques œuvres : Frontière (1935) – Vent d’Ouest (1942) – Claude (1943) – Journal d’une solitude (1943) – Où finit le désert (1952).
Poète, critique, préfacier, et auteur d’essais dans la collection Poètes d’aujourd’hui (Ed. Seghers) : Tristan Tzara (1952) – Anne Hébert (1969).
René Lacôte bataillait sans cesse pour défendre les poètes et la poésie qu’il aimait. Ce petit scandale, qui s’est développé dans les milieux littéraires très parisiens, fait l’objet de longs commentaires virulents dans les lettres que René Lacôte a adressées à Roger Toulouse. L’attitude de Lacôte vis-à-vis de Edmond Humeau avait surtout des motivations politiques. Dans cette tourmente passagère, il était soutenu par « Les Lettres françaises », revue dans laquelle il écrivait et sur laquelle régnait Aragon.
Marguerite Toulouse m’a dit à plusieurs reprises : « Si vous voulez savoir comment fonctionnait un vrai communiste « stalinien », il vous suffit de lire ses lettres ».

NDLR : Le courrier que René Lacôte a adressé à Roger Toulouse a été déposé au musée des Beaux-Arts d’Orléans.