Archives 1952-1960

 

Louisfert, la chambre d'écriture (photo Luc Vidal)

La bibliothèque du poète à Louisfert (photo Luc Vidal)

 

 

 

 

 

 

 

Le nom de Cadou, « un bruissement d'eau claire sur les cailloux », par Georges Emmanuel Clancier

24 avril 1953

 



Les critiques installent la poésie sur une table à dissection au marbre froid comme leur encre. On ne voudrait pas mériter ce reproche formulé par René Guy Cadou , on ne voudrait pas « disséquer » la poésie vivante de ce jeune mort. Pas de scalpel, de marbre ni d'encre glacée pour évoquer ses accents simples et ardents que ne cessent de nous livrer les poèmes du disparu, accent de l'amitié confondue avec la poésie. Au nom de ces amitiés en poésie, on comprend que les camarades du chanteur – ceux de l'école de Rochefort qu'il anima avec son fondateurs Jean Bouhier, école buissonnière, Dieu merci – on comprend que tous célèbrent sa mémoire. Pourtant, point n'est besoin que le fantôme de ce « mort de printemps », comme aurait pu dire Giraudoux, devienne le drapeau d'un groupe sympathique pour que nous percevions, distinct, direct, franc, généreux et succulent et présent tel un fruit le langage de celui qui passa sa vie brève parmi les arbres, les champs, les paysans, affrontant sans réserve ni ruse l'amour, la solitude, la mort enfin.

René Guy Cadou a noté : « le poète ne doit pas faire oublier l'homme, mais l'homme le poète ». Son œuvre offre une réussite plus rare encore, celle de ne faire oublier ni le poète ni l'homme, ou, plus exactement de nous assurer qu'elle exige une identité parfaite entre l'homme et le poète. Jean Rousselot a remarqué cela lorsqu'il écrit fort pertinemment : « il n'est pas une page où l'on ne sente monter la respiration même d'un homme qui se voulait, avec autant de force, homme parmi les poètes et poète parmi les hommes » ; alors qu'à mon sens, Michel Manoll, dans ses vers éplorés de « Louisfert – en – poésie » tend à conférer au poète de « Pleine Poitrine » un visage par trop dolent et brumeux.

Par-delà Apollinaire qu'il admirait, Cadou retrouvait une longue tradition poétique qui va de Villon à Verlaine. Il consacrait l'alliance d'une sève robuste, populaire et d'une inquiétude secrète, lui qui affirmait : « la poésie n'est rien que le grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, comme le ciel qui nous démorde ».

On ne peut résister, en lisant « Hélène ou le règne végétal », à cet élan vers les choses usuelles : vers le pain quotidien qui est à la fois simple nourriture, sacré sur la table campagnarde et pain de la fraternité, comme aussi le pain du rêve et celui de l'amour ; ce corps de l'aimée nuit et jour présent avec sa lumière ; élan vers l'outil encore, et vers la pomme, le jardin, le puits, la fleur, l'oiseau, vers chaque signe familier, et pourtant toujours nouveau, d'un monde avec lequel le poète ne cesse de se sentir accordé.

La joie de vivre d'abord, puis la douleur, la tristesse d'un homme dont la journée terrestre, il le sait, sera courte, ne se heurtent pas dans cette poésie : elles sont les deux faces d'une même acception profonde de l'existence et de la mort. Tous les livres de Cadou pourraient venir s'inscrire sous le titre de l'un d'eux : « les biens de ce monde » ; ils nous offrent ses biens avec autant de ferveur que de pudeur, ils sont attentifs à la suite émouvante de ces dons en même temps qu'à la promesse d'éternité que sembler recèler  parfois un objet, un être, un paysage :

O tendres geais aimant à boire
dans les seaux de l'éternité…

Il témoigne de la permanence du regard émerveillé de l'enfance en des yeux d'homme. Pas de mièvrerie ici, ni d'emphase mais la justesse d'un chant élémentaire. Peu d'inventions non plus dans ce langage, mais un court contenu d'images étonnamment sensibles, efficaces, en un mot vivantes, qui transfigurent l'apparence la plus simple du réel.

Cadou ne prisait guère la métaphysique, cependant pour être dénoué de toute prétention philosophique, sa poésie n'en est pas moins ouverte sur l'universel ; comme il le dit lui-même d'ailleurs : « toute poésie qui coule de source se jette dans la mer, tend à rejoindre l'universel ». C'est bien ainsi, sans hausser le ton, sans jamais quitter sa voie ni sa voix naturelle, que René Guy Cadou rejoint, au-delà de la saveur de la vie immédiate, les arrière-plans du souvenir, du rêve, d'une espérance humaine et d'une religion. Être fraternel, il porte à la liberté un amour total, et cette passion est, chez lui, toute proche de sa foi chrétienne, foi naïve, qui nous fait, par moments, songer à celle d'un Francis Jammes, mais vite s'élève, aux abords de la mort, à une aspiration poignante.
Cette conscience de sa mort prochaine n'a pas amené Cadou a renié cet éloge de la création, sur quoi son chant se fondait ; il n'a pas cessé de proclamer la beauté et l'innocence des charmes de la nature, mais un accent nouveau d'inquiétude, parfois de détresse, est apparu dans ses poèmes sans que le jeune condamné se départit jamais de son courage, de sa pudeur. Quelle vision tragique d'un arbre se révèle, par exemple, sous la discrétion de ces vers :

Un tel repose par fond d' herbe
Près d'une eau rouge
En cette fin d'après-midi d'hiver
Ou quel appel pathétique et sans espoir sous cette mélancolie :
Le temps de poésie s'achève et j'ai beau rappeler
Au-dessus de ma vie comme un oiseau blessé
Nul ami ne viendra au secours de mes ailes

Cependant, quelle qu'ait pu être l'angoisse de ce tendre cœur hanté par « ce cri d'amour fondamental qui est celui de notre pauvre monde  », on gardera de sa poésie le souvenir d'un chant égal, transparent et pur comme le souhaitait le jeune instituteur de Louisfert :
O père ! J'ai voulu que ce nom de Cadou
demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux.

A la découverte de René Guy Cadou… ce « disparu » enraciné et vivace, par Gérard Fénéon

 


 

 

 

 

René Guy Cadou rendu à la Bretagne, par Louis Le Cunff

 

La Bretagne à Paris, 11 juin 1954

 


 

Je me souviendrai longtemps de ce matin-là....

Dans le couloir, le long de la salle de rédaction, les téléscripteurs de l'Agence France-Presse crépitaient. J'étais là, rédacteur de service, penché sur les machines, attendant je ne sais trop quelle nouvelle sensationnelle en provenance de Corée, et je regardais surgir de la cage de métal les longues feuilles de papier où s'impriment les dépêches d'information. Les noms défilaient : Moscou, Washington Rome, Ankara, Saigon. Et soudain ce fut Nantes ! Une nouvelle en une ligne venait de s'inscrire sur le rouleau blanc. Quelques mots laconiques que je ne voulais pas comprendre :

« le poète René Guy Cadou est mort cette nuit à Louisfert (Loire inferieure) il était âgé de 30 ans »

Cela se passait un matin de Mars 1951... Voilà déjà plus de trois ans. Il était écrit quelque part que jamais, ici-bas, je ne rencontrerais René-Guy Cadou. Et j'entendrai toujours comme un remords cette phrase qui pourtant ne m'était pas destinée :

« La route de Lorient passe par Louisfert... »

Oui, trois années déjà ! Mais trois années qui n'ont pas été comme pour tant d'autres celles de l'oubli. Des amis fidèles ne l'ont pas voulu, et le nom de René-Guy Cadou s'inscrit aujour-d'hui en lettres lumineuses au frontispice de la poésie éternelle.

La route de Lorient passe toujours par Louisfert, mais avec elle, toutes les routes qui mènent là où les hommes n'ont pas perdu le pouvoir magique de faire parler les mots.

L'enfant de Brière

Nous avons été nombreux à déplorer les macabres intrigues qui se sont nouées depuis trois années autour du nom de Cadou. Et nous saluons comme un jour faste, ce jour qui voit enfin le poète de Louisfert rendu à lui-même, à la poésie, à cette Brière qu'il aima tant et partant, à la Bretagne qui lui avait donné son nom : celui du bon saint Cado, qu'on appelle aussi Cadou.

Il aura fallu pour cela toute la ferveur, toute la persévérance du poète nantais Michel Manoll qui fut l'ami fidèle du disparu. Le livre est là (1) et le nom de René-Guy Cadou voisine désormais aux côtés de ceux de Lautréamont, de Milocz, de Rainer-Mario Rilke, de Walt Witman; et aussi de ses trois frères d'Armorique : Tristan Corbière, Saint-Pol-Roux et Max Jacob, dans cette collection vibrante que l'éditeur Seghers consacre depuis dix ans aux « poètes d'aujourd'hui ».

Avec Michel Manoll, enfant du pays, nous pouvons désormais gravir cette Allée du Calvaire, du petit bourg de Sainte-Reine de Bretagne, d'où l'on aperçoit tout le pays de Brière, cette Camargue bretonne : « avec ses solitudes aquatiques, ses « rouches » frémissantes sous le vent d'Ouest, ses toits de chaume épais où prolifère une végétation rose, ses immenses troupeaux- disséminés dans cette plaine gazonnée, coupée d'étiers et de canaux, ses mottes de tourbe de forme pyramidale qui s'élèvent, de place en place, comme les candélabres d'une cathédrale de lumière. »

C'est là, à Sainte-Reine de Bretagne que naquit René-Guy Cadou, le 15 février 1920, « à l'heure où le soleil couchant éparpille, sur les eaux dormantes les cendres de son « bûcher ». Et quand on parlera de René-Guy Cadou, il faudra toujours avoir présente à l'esprit l'image qui apparaissait au jeune écolier du haut de cette allée du calvaire : cette immense étendue marécageuse à terre d'élection de la sauvagine, des chevaliers-gemblettes, courlis, bécasses, oiseaux à long bec, aux torses hauts et grêles, tournoyant, aux premiers froids d'automne, au-dessus des sombres villages : Fédrun, Saint-Joachim, La-Chapelle-des-Marais, Sainte-Reine-de-Bretagne, coupés du monde pour de longs mois, par l'afflux des eaux, du reste du monde.

C'est sur ce décor nostalgique que nous imaginerons désormais le jeune René-Guy, se rendant avec quelque gaillard du lieu couper « l'herbe à perdrix » ou bâcler les foins. « Sainte-Reine, nous dit Michel Manoll, demeura toujours pour lui une Arcadie, la terre promise où tout s'accordait, hommes et choses... » Jamais au cours de ses exils, il n'oubliera ce qu'il appelait « le solfège des marais ».

Brières mes limons de tendresse
O mes cages
Pérous de la lumière
Iles saintes du feu
Les vols ensorcelés de mes canards sauvages...
(La vie rêvée)

Sous le signe de l'amitié

Le père de René-Guy Cadou était instituteur, comme lui-même allait le devenir plus tard.. Le hasard des mutations paternelles amène le jeune garçon à Saint-Nazaire, puis à Nantes, « ce haut lieu de la nuit » comme l'a si bien dit André Breton. C'est dans cette dernière ville qu'il commence à écrire ses premiers poèmes. Depuis lors, sa production poétique fut pratiquement ininterrompue : plus de trente titres, depuis l'année 1937 qui vit la publication de son premier recueil « Brancardiers de l'Aube » jusqu'au mois de février 1951, où ses amis lui apportèrent, quelques semaines avant sa mort, son ultime plaquette « Les biens de ce monde », toute fraîche sortie des presses de l'éditeur Seghers.

Chacun de ses livres correspond à une étape, et chaque étape a lieu sous le signe de l'amitié. On trouve successivement René-Guy Cadou, à Mauves-sur-Loire, « logeant dans un hôtel triste près de la gare », à Rochefort-sur-Loire, à Saint-Aubin-les-Châteaux, à Bourgneuf-en-Retz, en fait jamais très loin de ses villages briérons aux toits de chaume. Le plus long voyage de ce Breton, dont le grand-père avait pourtant assuré le trafic entre Da ar et Natal, ne dépassa guère, le Béarn. Encore fut-ce aux mois d'été 1940, lorsque le poète fut mobilisé.

Avant la grande halte à Louisfert, avec Hélène la jeune étudiante devenue sa femme, Rochefort-sur-Loire avait été l'étape de l'amitié fraternelle C'est là que naquirent les fameux « Cahiers de Rochefort » qui jouèrent dans le mouvement poétique moderne un rôle qui n'est pas près d'être oublié, avec Jean Bouhier, Jean Rousselot, René Lacote, Lucien Becker, Michel Levant', notre compatriote Louis Guillaume et
bien sûr, l'inséparable ami Michel Manoll.

« Rochefort, écrit Manoll, e signifié et signifiera une immense raison d'amitié, un soleil de communion fraternelle qui n'est pas près de s'éteindre. Jamais la poésie ne fut plus bourdonnante, plus à fleur de peau que dans cette bourgade où l'on amorçait les lignes pour les après-midi au bord du Louêt, où les martins-pêcheurs nous disputaient nos captures. Le car d'Angers déversait, de semaine en semaine, de pleines cargaisons de poètes séduits par ce pays blond, clair chantant où les barriques s'entassent, comme les trésors d'Ali Baba, au fond des caves creusées dans le tuffeau ».

Mais René-Guy Cadou se préoccupe d'un tragique rendez-vous. Depuis des années, il sait. Et chaque jour, il pense à la mort. Bientôt, l'opération qu'il doit subir ne lui laisse plus aucun espoir. Et le 20 mars 1951, à trente ans, entrait dans l'éternité. Depuis ce jour, la poésie est en deuil.

Des mottes de bonne terre celtique

C'est un livre humain, fraternel, que Michel Manoll a consacré à celui qui fut son ami. Il a su fixer, pour ceux qui ne l'ont pas connu, le visage à la fois grave et narquois, du poète de Louisfert, avec son regard clair et son front beethovenien où se lisaient la noblesse de l'inspiration et la puissance créatrice. Mais en présentant la sélection de poèmes qui suit son étude, Michel Manoll a su nous rendre René-Guy Cadou. Nous avions trop l'impression jusqu'à ces derniers temps que René-Guy Cadou nous était interdit, qu'il était réservé à quelques initiés, comme une chasse poétique gardée. Désormais René-Guy Cadou est à tous. Et si son nom demeurera lié au groupe de Rochefort-sur-Loire, nous savons aussi grâce à Manoll que Cadou se défendait d'appartenir à aucune école.

« Le jour où tu apprendras que je suis inféodé à, une chapelle, retire-moi ton amitié », disait le poète à son ami
En fait, Cadou appartient avant tout à ces marais de Brière, à ces villages de Louisfert, de Sainte-Reine de Bretagne, de St-Joachim, de la Chapelle-des-Marais, qu'il aima tant. Il fut paysan « sans réticence ni retour », savourant le goût des humus et des châtaignes... Et comme le dit si excellemment Manoll :

« Les mottes retournées par le soc de sa poésie sont de bonne terre celtique propres à taire germer les graines semées de plein fouet »

En pénétrant dans la chambre mortuaire, rapporte l'auteur, le Père Agaïsse, familier du poète eut cette phrase qui désormais restera associée au nom de Cadou :

« Je viens saluer un prince »

C'est en effet un prince qui nous a quittés en cette nuit de mars 1951. Mais par-dessus les frontières qui séparent aujourd'hui son royaume de notre terre exil, René-Guy Cadou continue à nous lancer ses appels fraternels sur ce ton à la fois grave et gouailleur, mais toujours familier, qui fut le sien. Et nous autres, les poètes et les amis de la poésie, nous lui répondons :

« Salut Cadou ! Nous t'entendons : nous te savons toujours près de nous. »

 


 

 

 

 

Le poète aux ailes brisées René Guy Cadou, par Pierre Demeuse

Le Peuple Bruxelles, 24 juin 1954.

 


 

Il est encore très peu connu en Belgique et c'est dommage. Dira-t-on que René-Guy Cadou n'est pas un grand poète? Il est le frémissement même de la poésie.

Le situer, est mal aisé, au milieu des écoles qui font entendre des témoignages contradictoires. On peut certes nommer ses amis et ses admirations. On peut également rapprocher la musique de son vers de celle de Paul-Jean Toulet ou de Guillaume Apollinaire. Mais ce ne sont là que des approximations bien hasardeuses. René Guy Cadou est d'abord lui-même, c'est-à-dire une voix qui inaltérée qui demeure incomparable.

René-Guy Cadou est né en février 1920, à Sainte-Reine de Bretagne dans une famille d'instituteurs. Il passe les premières années d'enfance dans de petits bourgs dont il gardera toujours l’empreinte paysanne.

Car l’aime ce village emmuré de forêts
Et ses très vieilles gens…

Son père ayant été nommé directeur d'école dans un quartier populeux de Nantes, il va jusqu'à sa vingtième année, vivre dans la grande ville bretonne. Il y est élève externe au Lycée Clémenceau, passe son baccalauréat et travaille ensuite, comme auxiliaire des postes, remplaçant des titulaires mobilisés. La défaite française de 1940 le restitue à la vie civile. Il choisit de devenir instituteur comme ses parents.

Ceux-ci sont morts, ayant laissé l'adolescent qu'il était encore désemparé. Il dira, dans plus d'un poème, la hantise de la mort.

O mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec les doigts
Le geste que tu fais dénoue les liens de cendres
Et ces larmes qui font la force de ma voix
Je te reconnais bien c’est ton même langage
Les mains que tu croisais sur le front de mon père…

L'instituteur René-Guy Cadou retrouve dans son nouveau sacerdoce les petits villages de son enfance émerveillée. Bourgneuf-en Retz d'abord, et plus tard, Louisfert où sa maison deviendra un de havres de grâce de la poésie. Des amis viendront l'y rejoindre, Marcel Béalu, Michel Manoll, ce jeune libraire nantais qui a pressenti l'éveil de son talent, Jean Bouhier, Jean Rousselot. C'est de là qu’il partira un jour pour aller faire visite à Max Jacob qui fut une des grandes amitiés de sa vie.

C'est là, qu'il amènera un jour « une grande fille brune, sauvage et douce », cette Hélène dont il avait fait la connaissance en 1943 :

Je t’atteindrai Hélène
A travers les matins de gel et de lumière
Sous la peau des vergers
Dans la cage de pierre
Où ton épaule fait son nid

Hélène, qu'il épousera au début de l'été 1946, sera l'admirable inspiratrice, non seulement de « Quatre poèmes d'amour », mais de ces deux recueils qui, sous son nom Hélène ou le règne végétal seront bien ce qu'il y a de plus fin, de plus tendre, de plus achevé dans l'œuvre du jeune poète.

La campagne retient désormais René-Guy Cadou. Il a horreur des villes où il se sentirait perdu, étouffé :

Brière mes limons de tendresse
O mes cages
Pérous de la lumière

Encore un soir où je m’en vais
Sur le grand livre des marais
Tracer les mots de mon enfance

Ou bien :

Je n’irai pas tellement plus loin que la barrière de l’octroi
Que le petit bistro tout plein d’une clientèle maraichère

Cependant, déjà, un mal sournois guette la robustesse paysanne du jeune instituteur poète. Il connaitra à plusieurs reprises les salles d'opération, sera soigné avec un dévouement sans borne par sa compagne admirable. Pressent-il qu'il n’a plus pour longtemps à vivre ? Le thème de la mort revient plus souvent dans ses poèmes :

Je renonce au bonheur de vivre…

Ecrit-il en 1949. L’amour de la vie sourd avec force dans son cœur et à quelques jours de sa mort, il écrit encore, songeant à son père :

Ah ! Pauvre père ! Auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi
Et combien j’aime à travers toi toutes les choses de la terre…

Le 21 mars 1951, il était arraché à l'amour de sa femme, à l'amitié de ses amis. La voix de René-Guy Casou s'était tue mais son message n'allait plus, depuis lors, cesser de résonner au cœur de ceux, toujours plus nombreux, pour qui sa poésie serait le signe d'un accord profond et chaleureux avec la terre.

La poésie de René-Guy Cadou, faite de choses humbles, à la mesure des hommes, est une des plus fraiches, une des plus sensibles de notre temps. Une des plus authentiques aussi.

Viendra le jour où l'on mettra René-Guy Cadou à côté des plus grands. Déjà, dans notre admiration, il rejoint Apollinaire et Rainer Maria Rilke (1).

1-Hélène ou le règne végétal par René-Guy Cadou 2 vol. chez Pierre Séghers, à Paris.

2-René-Guy Cadou par Michel Manoll, dans la collection « Poètes d'Aujourd'hui ». Pierre Seghers, éditeur, Paris.

 


 

 

 

 

Souvenir de René Guy Cadou, par Marcel Béalu

Le Mauricien, 2 avril 1971

 


 

Au début de mars 1941,je reçois, d'une claire écriture où les arcades de l'intellectualisme maîtrisaient sans effort les fioritures du tempérament artistique, un poème précédé de ces mots : "Max me communique votre adresse... Que ce poème soit la clé de notre amitié..."

Max, c'était Max Jacob, et l'auteur du poème, instituteur à Bourgneuf-en-Retz, dans la Loire-Inférieure, s'appelait René-Guy Cadou.

« La rue s'éveille
On voit le mur pencher lentement son oreille
Un arbre dans le fond
La maison qui chavire
Et le trou du plafond »

L'influence de Reverdy était visible. Mais on lisait aussi :

« Les baguettes du vent
Sur la peau des lauriers... »

Je répondis aussitôt. A la seconde lettre, nous nous embrassions, nous tutoyions. Commencement d'une amitié que la mort devait interrompre, exactement dix ans plus tard, en mars 1951. Les mots n'ont plus leur poids pour moi quand je parle à un ami, m'écrivait-il, quand je veux lui dire surtout que ses gestes sont définitifs et foulent le cœur... Bien sûr que nous avons toute la vie pour faire connaissance et le cher Max dirait même que nous avons toute l'éternité. Alors tant mieux. Mais pressons-nous quand même.

Cette dernière phrase renfermait-elle déjà le pressentiment d'une fin précoce ?...On peut le croire.

Je le vis une première fois à Rochefort-sur-Loire, où Jean Bou-hier tenait auberge de Poésie. C'était un gros garçon joufflu, à figure rose, aux grands yeux bleu clair, avec le cœur ouvert et l'esprit attentif derrière des partis-pris parfois primaires : il avait vingt-deux ans ! J'eus la révélation et la certitude de son talent en l'écoutant lire ses poèmes, d'une voix grave et ferme, à l'émotion savamment contenue, une voix qui ressemblait à son écriture et à son regard.

Je le revis une seconde fois, à Orléans, en 1949, chez le peintre Roger Toulouse. Il v avait là. Jean Follain. Mais Max Jacob, "le cher Max", n'était plus. Quel hommage d'un poète à un poète, son aîné, que ces lignes : "J'ai connu Max à peu près à la même époque que toi, vers 1936. 11 était alors en vacances à Quimper. Je ne l'ai vu qu'une fois à Saint-Benoît, en février 1940. Mais il me semble qu'il me précède toujours dans la vie, guide attentif. Je l'entends qui chuchote derrière la cloison, c'est lui qui remue les braises, qui vide les couchants, attelle le carrosse doré de la détresse..."

Puis une dernière fois nous nous rencontrâmes en décembre 1950. Nous étions allés le voir, Roger Toulouse, Jean Rousselot, Michel Manoll et moi, à " La Bernerie ", où il vivait seul avec son Hélène au dévouement admirable, dans l'attente d'un rétablissement auquel il croyait fermement. Sa joie de nous avoir revus, il la fixa le lendemain même de notre départ, dans un poème qu'il devait recopier pour l'envoyer à chacun de nous :

« La soirée de décembre

Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffectée ?...
Oh ! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
D’une journée, le long des rives du destin... »

Nous ne savions pas alors que, trois mois seulement plus tard, pour accompagner notre ami jusqu'à son trou de terre, il nous faudrait reparcourir cette route qui passe devant le château de Barbe-Bleue et conduit au pays de Merlin l’enchanteur, pays qu'il n'avait guère quitté, ce Petit Poucet de la Poésie: sa solitude et son isolement ne l'empêchèrent pas d'éclairer, en y semant jour après jour les pierres blanches de ses poèmes, le plus long chemin qui soit au monde, un chemin d'amour et d'espoir dans lequel, bien que nous ne nous en doutions guère, il nous précédait.
Je m'aperçois que la dernière phrase de sa dernière lettre est celle. ci : " Sois moins silencieux ! " Quel cri ne devrais-je pas pousser pour qu'il puisse désormais m'entendre ! Et quelques mots alors auraient suffi, sur une plage blanche...


 

 

 

 

 

Richesses de la province littéraire, René Guy Cadou l’Apollinaire de Nantes, par Claude Vareilles

Echo du Maroc, 10 novembre 1948

Texte incomplet


 

Notre confrère parisien « Combat », qui donne aux lettres, aux arts, et aux choses de l'esprit en général une place très importante dans un siècle où le matérialisme prime tout, publiait récemment les résultats d'une enquête faite auprès de ses lecteurs sur la décentralisation intellectuelle. Le premier résultat de ce sondage est d'avoir mis en relief l'activité, la conscience et les richesses de la province littéraire française qui poursuit, plus lentement que Paris, mais efficacement quand même, un essor ancien - qu'on songe seulement aux résultats de la quête d'un Raymond Dumay, courant, la plume au vent, les horizons les plus variés de France, pour des découvertes intellectuelles qu'il conte ensuite avec une verve éblouissante.

Pour, à notre tour faire un peu connaitre tous ses régionalistes, qui dans la tranquille vie d'une calme contrée, travaillent quelquefois avec plus de conscience qu'en la grand ’ville à quelque œuvre durable, nous entreprenons aujourd'hui,  dans le cadre de cette Chronique des Lettres, de faire scintiller autant que possible quelques joyaux de la province française. Leurs écrins sont généralement de modestes revues, à parution irrégulière -             nous les étudierons bientôt. Pour le premier article de cette quête, nous avons voulu rendre hommage à René Guy Cadou, pour nous l'Apollinaire de Nantes, à l'occasion de la sortie de son livre Guillaume Apollinaire, ou l'artilleur de Metz  et dans ces jours où les fidèles du poète d'Alcools commémorent le trentième anniversaire de sa mort -       11 novembre 1918.

René Guy Cadou doit être jeune. On ne peut pas dire qu'il soit très connu. Son premier livre date de dix ans. Son écriture graphologiquement n'est pas encore assise, et l'amour avec lequel il traite les sujets qu'il retient trahit un cœur qui ne bat pas seulement aux seuls afflux de sang.

Il a fait des poèmes, édités dans des collections dont le nom est un charme : collections Sagesse, Pipe en écume, les Amis de Rochefort.
Je ne connais pas ses poèmes, j'en ai seulement rencontré quelques-uns dans des revues dont l'auditoire, malheureusement, n'est pas aussi stable ni rayonnant que leurs qualités, dont j'extrais celui-ci gentil, ou plus exactement voulant l'être, dur au fond, simple en la forme, de tous les temps malgré l'apparence :

Air triste et connu…

« …un peu fauve, elles sont aussi cette grappe lourde et transparente, ces dos voûtés, ce cheval confiant attelé à sa charrette. Au déjeuner, j'ai été tout à fait sociable, tout à fait à la taille de mon amour. J’ai su parler des bêtes, des récoltes et des femmes de façon à intéresser chacun. J'ai pu regarder Bertine sans avoir envie de passer une nuit avec elle. D'ailleurs, je lui ai trouvé un visage reposé, un visage étonnant de calme avec de grands yeux clairs et francs, un visage où l'on a oublié les lèvres » (Horizon, 8, p. 47).

René Guy Cadou, encore, est un fervent d'Apollinaire. Il lui ressemble, et dans Nantes aux brumes fraiches, dans Nantes qui pour rêver la mer pense à l'aventure humaine avec un long regard que les autres n'ont pas. René-Guy Cadou, comme cet autre poète qu'il aime rêvait, de sa tranchée vers l'Allemagne, aux destinées rhénanes et aux amours anciennes, a médité sur le destin d'Apollinaire. Par deux fois il e couché sur …

Une précision avant toute glose :

« Le titre de ce livre pouvant prêter à quelque équivoque (dit R.G. Cadou), je précise qu'il n'a point été choisi sournoisement en vue d'un bénéfice commercial, sachant bien que chacun tient à ce compagnon de Saint-Antoine qui sommeille en lui-même, mais parce qu'il m'a semblé que cette image de l'artilleur messin, dans son innocence comme dans son audace, dans sa naïveté comme dans sa malice, dans son symbole de vigueur et d'assurance guerrière, personnifiait assez bien le Deuxième Canonnier Conducteur Guillaume Apollinaire ».

Les choses ainsi mises au point, le poète et romancier fait place à l'essayiste, dans cet ouvrage de 140 pages que complète heureusement une bibliographie d'Apollinaire. Veut-on une preuve de la conscience et de l'amour avec lesquels l'auteur a traité son sujet. I1 suffit de regarder la liste des ouvrages consultés ; on y trouve l'introuvable bouquin de Aegertcr et Labracherie comme le très récent et méconnu cahier spécial de Rimes et raisons consacré au poète. Ces documents en maIn, René-Guy Cadou, d'un seul jet de plume semble-t-il, dresse du poète dont, hélas, un éditeur - peu - ou trop…


 

 

 

 

 

Pudeur et simplicité en poésie : Jean Paul Toulet et René Guy Cadou

Germinal, Bruxelles, 5 septembre 1954.

Jean-Claude Ibert. (Pages de France)

 


 

La poésie est l'éloquence harmonieuse, affirmait volontiers Voltaire. On est si peu enclin aujourd'hui à apporter quelque crédit à cette définition de la poésie — encore qu'elle satisfasse l'opinion commune — qu’on reste tout étonné devant qui l’applique.

L'art d'émouvoir et de persuader par le bien dire semble avoir cédé, chez les poètes contemporains, à la volonté d'atteindre à la beauté et à la grandeur par des moyens d'expression nouveaux. Depuis Rimbaud et Mallarmé, Claudel, Saint-John Perse, Jouve, Char, et tant d'autres, nous en ont donné maintes fois la preuve, Mais à côté de ces auteurs aux ambitions littéraires fort élevées, il en est de plus modestes qui opposent à la vigueur la grâce, à l'intelligence la naïveté. Parmi ceux-ci, Paul-Jean Toulet (1867-1920) et René-Guy Cadou (1920-1951) semblent être les plus significatifs. Le premier pense que la fantaisie ou l'ironie est plus riche en vertus qu'une lourde sagesse; le second recherche une simplicité naturelle qui ne manque pas de gravité. Bien quo leur caractère les ait amenés à suivre des chemins contraires, et qu'ils n'aient aucune parenté dans leurs idées, tous deux ont le même sens de l'humain. Seulement ce qui est pudeur chez l'un, devient élan chez l'autre.

Deux importants ouvrages viennent d'être consacrés à ces écrivains, Ils nous donnent une vue complète sur leur œuvre et sur leur pensée, et nous permettent de situer P.-J. Toulet et R.-G. Cadou chacun par rapport à son époque.

P.0. Walzer, dans son étude sur « Paul-Jean Toulet » (1), indique : « Pour lui, la poésie, loin d'être une occupation essentielle du poète, intimement liée à la situation d'un être ou du monde, n'est qu'une activité de luxe toute gratuite, et qui ne tire peut-être pas le moindre de ses charmes de son arbitraire ». Toulet est de son temps — l'époque insouciante de 1900 — et se veut indifférent aux problèmes qui, sur le plan moral ou métaphysique        peuvent nous rendre inquiets sur le sort de l'homme. Ce qui compte à ses yeux, c'est le pittoresque d'une attitude, l'éveil d'un souvenir, les caprices du langage, la beauté d'une image. Il ne croit pas utile de faire l'étalage de ses souffrance, ni de s'interroger sur la pauvreté ou l'abondance de plaisirs que procure la vie quotidienne. Il se borne à saisir sur le vif ces « mille inutilités » dont est fait souvent le bonheur des hommes.

C'est un « dandy dilettante » qui trouve dans chaque chose assez de charme pour satisfaire ces goûts artistiques. S'il Se plaît à dissimuler sa tendresse sous une ironie qui n'est jamais agressive, comme dans ces vers :

Ces arondes de jade, et l'or qui les emmanche
Dans mes cheveux — qu'un soir ton amour délia,
Je te les donne en souvenir. Quand il y a
Du brouillard, il les faut polir avec ta manche.

Il sait aussi céder à l'émotion quand il évoque à mots couverts la mort :

Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd...
...Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes.

Toulet affirme que « l'invention est une fiction logique ». Ses « Contrerimes-» révèlent, chez lui, le souci constant d'une solide construction formelle; s'il crée de nouveaux rapports entre les mots qu'il utilise, s'il modifie à son gré la syntaxe habituelle, il ne cesse jamais de soumettre au contrôle rigoureux de la raison les innovations verbales qui le séduisent. Ainsi, comme le dit P.0. Walzer, pour lui « la technique passe avant le sentiment, tout devenant tendre, dans l'œuvre, à la perfection de la forme »...Certes, avec Tristan Dérème et Francis Carco, Toulet demeure l'un des meilleurs représentants de l'Ecole Fantaisiste, mais son ironie, sa légèreté, sa gentillesse, l'ont fait souvent considérer comme un poète mineur. L'essai de P.0. Walzer nous montre avec intelligence que c'est là un jugement un peu hâtif, et qu'il mérite les mômes égards que ceux accordés depuis longtemps à Jules Laforgue.

René-Guy Cadou possède un caractère tout à fait différent. Pour lui, la poésie est une raison de vivre, et il voit en elle « ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde ». Il veut retrouver au cœur même de la nature la présence de l'homme. Ayant vécu à la campagne, è l'écart des chapelles littéraires, il s'est efforcé de donner un sens è son isolement, et de le dépasser pour rejoindre cette profonde solitude qu'éprouve l'homme mis en face de son destin. Il aspire à la sérénité, et souhaiterait être touché par la simplicité de ce « règne végétal » où tout s'accomplit sans peine, mais avec passion, sans que rien ne vienne troubler l'ordre de la vie :

La vie est simple et nue au bord du paysage
Un ramier fait vibrer les harpes du coteau

Michel Manoll, dans l'émouvante étude qu'il lui consacre (2), nous explique comment ce poète a lutté contre une mort « qu'il pressentait depuis son adolescence, et comment il est parvenu à se créer un monde où l'amitié des êtres se fondait sur le commun amour d'une existence qui mérite d'être vécue. René-Guy Cadou, écrit-il « rallie à sa cause toutes les forces vives de la nature exaltées par la lumière des saisons, précisément pour faire échec à ses pressentiments et aux révélations angoissantes du rêve ». Si, dans certains poèmes, il laisse percer un désespoir chargé d'amertume

Ah ! Je puis bien parler de mes mains
De mes larmes
Car c'est tout ce que j'ai...

il ne perd pas confiance, et poursuit l'aventure qu'il croit être la plus vraie, puisqu'elle mène aux sources de la vie :

… Je vais je ne sais rien de ma vie mais je vais
Au bout de tout sans me soucier du temps qu'il fait
… Je vais loin dans le ciel et dans la nuit des temps
Je marche les pieds nus comme un petit enfant.

Ainsi qu'il l'exprime lui-même, il cherche à donner à ses poèmes « une odeur de pain blanc, un parfum de lilas, la fraîcheur d'une tige de sauge ou d'une oreille de lièvre », et il y réussit à merveille. Cette absence d'artifice, cette sincérité pleine d'innocence et de pureté, rendent particulièrement attachante la poésie de Cadou qui, l’on peut déjà en être assuré,     servira de « point de repère » aux poètes de l'avenir. Qu'il ait été contre son époque, qu'il n'ait pas hésité à la combattre avec ses propres armes, pour sauver l'homme des périls où l'entraîne de nos jours le progrès des techniques, cela apparaît dans la manière même dont il conçoit et réalise ses poèmes. Il a fermement refusé d'être un auteur « moderne », et de profiter, sur le plan verbal, des expériences qui avaient été tentées avant lui pour rénover le langage poétique. Il a choisi d'être inactuel, et cette attitude courageuse pourra inciter à la rélexion ceux qui, en art, craignent de n'être jamais assez en avance sur leur temps.

L'œuvre de Toulet et celle de Cadou, tous deux poètes inactuels, nous apportent la conviction que, selon le mot do Paul Valéry, « la poésie est une survivance ».

 

(1) et (2) Edition Pierre Seghers Paris 1954.


 

 

 

 

 

Premières rencontres avec René Guy Cadou, par Michel Manoll

Le Mauricien, 2 avril 1955

 


 

René-Guy Cadou est le premier de notre groupe celui du « Dernier Carré » qui, à trente ans, se soit acheminé vers la « Face rayonnante de Dieu. » Il était, depuis plus de quinze ans, mon compagnon fraternel et c'est à moi, sans aucun doute, qu'il a confié ses premiers poèmes.

Adolescent de seize ans, il me visitait dans la romantique bouquinerie que j'avais installée, dans un quartier populeux de Nantes, aux abords de la rue du Pont Sauve-tout, bâtie des deux côtés d'une passerelle qui dominait l'Erdre...

Cette atmosphère insolite devait laisser, en René-Guy Cadou, un souvenir impérissable que le temps ne lui aura pas permis de consigner, mais qu'il se plaisait à faire revivre à chacune de nos rencontres, comme il se plaisait à retrouver, dans sa mémoire nette et lumineuse comme un miroir, les noms des jeunes poètes va, toutes affaires cessantes, je lui révélais alors.

Il est certain que mes premières conversations avec René-Guy Cadou m'ont permis de le placer devant ses responsabilités de poète. Il n'imaginait encore la poésie que selon l'optique d'un adolescent, c'est-à-dire comme une activité qui devait rester « en marge » et ne se manifester que d’une manière sporadique. Mon rôle fut de le détromper et de requérir de lui - puisque ses dons, sa nature, sa sensibilité le prédestinaient, visiblement, à une solitude peuplée - de se vouer sans réticences et sans esprit de retour à la Poésie. Je lui épargnai aussi de vaines vigiles préparatoires, en le mettant en face d'œuvres étranges et neuves dont la résonance me paraissait authentique et juste.

Bref, je trouvai en René-Guy Cadou un interlocuteur attentif, passionné, avide de se conquérir et de franchir au plus tôt les chausse-trapes, pour voler de ses propres ailes. On découvrira peut-être un jour, dans les quelques mille lettres que nous avons échangées, les multiples développements du dialogue que nous ne faisions qu'ébaucher, le passionné, avide de se conquérir et de franchir au plus tôt les chausse-trapes, pour voler de ses propres ailes. On découvrira peut-être un jour, dans les quelques mille lettres que nous avons échangées, les multiples développements du dialogue que nous ne faisions qu'ébaucher, en 1936. Et l'on verra combien, pendant ces quinze années, la recherche de la poésie demeura notre préoccupation la plus constante.

Dois-je dire que je n'ai jamais éprouvé, chez un adolescent, un pareil désir de s'affirmer et de percevoir en lui ce qui y demeurait caché ? Toute l'immense et pathétique Beauté que recélait ce cœur, je l'ai découverte au premier abord et je j'ai jamais douté, un seul instant, que René-Guy Cadou ne livrerait un jour ce message des profondeurs que peu d'êtres ont le privilège de révéler avec une telle ferveur.

Je ne m'aveugle pas : René-Guy Cadou n'entra pas, de plain-pied, dans son univers, mais s'il parvint à le fertiliser plus tôt que certains, c'est que sa sensibilité, affinée par la souffrance ( il avait perdu, très jeune, une, mère tendrement aimée), rayonnait de toute sa personne, qu'il possédait, avec l'ordre et la méthode qui l'avive, cette vertu de persévérance qui permet de s'acheminer sans cesse vers le perfectible.

Il y avait encore, en ce jeune homme silencieux, un sens de la vérité dans le merveilleux, d'autant plus transmissible qu'il tirait sa force d'une communion humaine totale et inspirée.

L'amitié ne s'est jamais mieux incarnée qu'en ce poète, qui acceptait ses compagnons tels qu'ils étaient, en faisant fi, d'une boutade, de ce qui n'était pas, en eux, simple et naturel. Lors de sa seizième année se manifestait déjà ce besoin qu'il eut toujours de rechercher dans les êtres ce qu'il ressentait en lui-même : une chaleur d’affection Constante et fraternelle.

Cette fidélité du cœur, le poète devait me l'accorder, pleine et entière, malgré les vicissitudes d’existences bâties sur le même plan et en dépit d'opinions parfois divergentes) Mais que nous avons toujours admises et respectées mutuellement, au nom de cette liberté et de cette originalité d'expression qui nous faisaient exigeants dans le domaine de l'art.

Je conserve un souvenir émerveillé du jeune homme, installé en face de moi, dans  ma boutique. Je retrouve ses minces épaules de collégien, sa lavallière bleue à pois blancs, ses yeux mi-clos et la fraicheur gris-bleu des prunelles, dévoratrices d'espace.

Il tient dans ses mains, qui furent toujours tremblantes, les feuillets d'un manuscrit de poèmes ou bien il compte les piécettes d'argent qui réglaient le prix d'un exemplaire des poèmes d'Emile Boissier. Le prestige dont jouissait, auprès des lettrés de Nantes, ce poète symboliste, disparu lui aussi, prématurément, exaltait René-Guy Cadou. Et en me remémorant certains épisodes de la vie d'Émile Boissier, dont la dilection qu'il portait sa sa petite patrie m'était connue, je me demande si René-Guy Cadou, qui chercha ses accords dans un univers dont il parlait la langue, n'avait pas, dès lors, tracé sa ligne de conduite ! S'il se refusa, avec tant de véhémence, à faire l'apprentissage de la vie littéraire à Paris, il le doit, sans doute, à Emile Boissier, qui, ayant choisi l'exil, mourut de dépaysement.

René-Guy Cadou avait un cœur nantais et ses poèmes gardent toujours l'accent et la lumière un peu mélancolique d'un fleuve sinueux et nostalgique.

Lorsqu'il poussait ma porte, ses yeux cherchaient les miens, et je savais qu'il m'apportait, soigneusement calligraphié, un poème écrit la veille, dans son petit bureau jouxtant la Loire. La langue en était déjà ferme, le rythme assuré et je devinais, dans la promesse des fleurs, un printemps éblouissant.

J'ai relu, un après-midi de ce mois de mai, les pages d'un petit livre qui porte cette date : Printemps 1942. Ce livre a pour titre Lilas du Soir et il contient tout l'essentiel de ce que devait nous livrer, par la suite, si magnifiquement, mon ami disparu.

Pourquoi faut-il que Lilas du Soir — pièces dialoguées où le poète pose à chaque objet une interrogation poignante - mette en scène un cadavre pourrissant, celui d'un homme jeune, mort à l'orée du printemps ?

Neuf années plus tard, à la minute même où cette saison faisait son apparition, René-Guy Cadou nous quittait. Et ce départ auquel nous étions préparés, sans qu'il nous parût pourtant possible, il nous faut bien croire que le poète en ressentait, obscurément, l'inéluctable échéance. « Dans l'absolu, il savait », nous écrit la chère Hélène Cadou, sa jeune femme.

Cela nous parait d'autant plus probant que chaque acte de sa vie, chaque ligne qu'il écrivait avaient une valeur de testament et un parfum d'adieu. On pressent toujours à ses côtés une présence qui peut, en un instant, le déraciner. J'en pourrais trouver le témoignage dans le fait qu'il ne laissa jamais rien au hasard que l'ordre minutieux qui régnait dans sa maison, dans ses habitudes quotidiennes, dans ses manuscrits, dans l'application méthodique qu'il mettait à répondre à ses correspondants, signifiait bien qu'à tout instant il était prêt à prendre le large.

« Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge
Vous ne pourrez jamais rien: contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe par ma bouche
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon lied ne soit jamais enregistré
Il est porté par l'alouette et le bouvreuil jusqu'à la cime des blés. »


 

 

 

 

 

Sur Cadou, par Luc Bérimont

Le Mauricien, 2 avril 1955

 


 

Parce qu'il était le plus jeune et le plus doué de nous tous, le destin qui se gante de caoutchouc rouge a emprunté la démarche et l'allure des chirurgiens pour l'introduire dans la serre surchauffée où s'épanouissent les étranges fleurs de la mort. Cadou, une fois escamoté, par on ne sait quel inimaginable tour de passe-passe, dans la terre, sa voix nous revient, gonflée de la sève végétale qu'il aimait, alourdie du bruissement des herbes. Enchanteur, il lui suffit de toucher le paysage du jambage magique d'un seul mot pour transformer ce monde dans lequel il avait appris à flâner, courbé sur les champignons d'automne et les gibiers. Je le revois, enfant rieur aux mèches blondes, drapé dans sa cape de berger. Les chemins avaient sa démarche. Il avançait, les mains nues, à la conquête des étoiles, nourri des mille mots dont, selon l'enseignement d'Apollinaire, il faudra changer le sens. La maison d'école fumait dans le soir, vidée des cris d'enfants. Cadou rêvait à ses amis avant de monter dans la chambre où, courbé sous la lampe fidèle, il dessinait ses vers à l'encre noire, d'une écriture ronde et frémissante. C'est ainsi que je l'ai laissé, veillé par Hélène sa compagne, attentif au grincement de sa plume, naviguant des brouillards de feuillage, dans une nuit pleine de charrettes de pommes et de marins saouls qui s'en allaient vers Nantes.


 

 

 

 

 

Pour René-Guy, par Hélène Cadou

Le Mauricien, 2 avril 1955


 

Puisque l'eau de ta lampe s'est figée
Comme une source qui n'a plus raison de continuer
Puisque le ciel n'éveille plus en toi les échos du matin
Puisque la nuit comme un arbre éclaté
Est une torche sombre sans lendemain                       
Qui te rendra les étoiles brûlantes
L’amande d'un jour amoureux
Et la courbe du toit sur la maison dormante

Ecoute il a suffi de ton cœur petit frère
Pour que tu ne sois plus comme un buisson perdu
Pour que tu ne sois plus au bord de tes poèmes
Plus seul que cet enfant dont on n'a pas voulu.

Parce que tu chantais le monde et sa souffrance
Et le chien bohémien que je n'oublierai pas
Reviens
Il y aura cortège pour t'aimer.

 

 

 

 


 

René Guy Cadou et le goéland, par Théophile Briant.

Avril mai juin 1955


 

Depuis quatre années que René Guy Cadou est mort à Louisfert, âgé seulement de trente et un ans, son souvenir n'a fait que grandir dans le cœur de ses amis et son personnage poétique s'est affirmé avec une densité et un relief, où nous voyons une fois de plus l' œuvre alchimique de la Mort. Elle efface les « passants » et donne le jour aux poètes comme ce « soleil nouveau » dont parlait Baudelaire dans « La Mort des artistes »« qui fait s'épanouir les fleurs de leur cerveau ».

Une même prémonition habitait René Guy Cadou quand il nous écrivait lui-même, après la mort de Saint Pol-Roux, « que le Magnifique était de ceux qui, comme Apollinaire, meurent le moins en mourant ».

Le poète de Louisfert revit aujourd'hui, pour notre joie, dans l'excellente monographie que lui a consacrée dans la collection des « Poètes d'aujourd'hui (1) » un de ses, meilleurs amis, Michel Manoll.

Rien que le lieu de naissance de René Guy Cadou était un de ces signes qui s'impriment sur le front d'un nouveau-né. Il vint au monde en effet le 15 février 1920 à Sainte Reine de Bretagne dans la solitude aquatique du pays de Brière, et sous le signe zodiacal du Verseau, dont le symbolisme graphique indique le ruissellement des ondes.

« Le ciel et l'eau dominent cette étendue, écrit Michel Manoll,    terre d'élection de la sauvagine, chevaliers-gambettes, courlis, bécassines, oiseaux à long bec, aux tarses hauts et grêles, tournoyant, aux premiers froids de l'automne au-dessus des sombres villages coupés pour de longs mois par l'afflux des eaux du reste du monde. »

Jamais Cadou n'oubliera ce pays d'enfance. Il y reviendra toujours à travers ses poèmes d'une fraîcheur étonnante comme vers une source de lumière, où retremper sa mélancolie et se guérir du mal de la terre. La poésie le fixa dès sa quinzième année, et ce fut par Michel Manoll, alors libraire à Nantes, qu'il connut Reverdy et surtout Max Jacob, qui le révéla à lui-même. Ce dernier lui écrivait dans sa première lettre (1936) : « Trouvez votre cœur et changez-le en encrier… »

A dix-sept ans Cadou publiait son premier florilège « Brancardiers de l'aube », aux Feuillets de l'îlot. Peu de temps après il s'affiliait au groupe de l'Ecole de Rochefort dont Jean Bouhier était alors l'animateur et y retrouvait Michel Manoll.

Il avait à peine vingt-deux ans quand il entra en correspondance avec Le Goéland. Il venait de publier « Morte saison » chez Debresse, et nous envoyait un adieu à son ami le jeune poète Michel Levanti, mort récemment à Casablanca :

Il écrivait :

« Voici le dernier signe à Levanti, à cet ami parfait dont la mort me rappelle celle de Jocelyn, et la vie d'un ange. Puissiez-vous aimer ce poème. »

Frappés par le lyrisme de ce jeune inconnu dont l'écriture indiquait une nature des plus généreuses, nous donnions asile à son œuvre « par retour du courrier » en la publiant dans Le Goéland de mars 1942. Non sans émotion, nous la remettons aujourd'hui sous les yeux de nos lecteurs, en souvenir d'une amitié dont elle reste le premier signe pour un poète, et le dernier signe pour un autre :

Dernier Signe à Michel Levanti

Loin de tout ce qui berce cette maison blanche
Le Sang de ton ami le bruit léger d'un pas
Loin du ciel englouti qui garde dans ses branches
L'agonie de tes mains et de Casablanca.

Tu tournes sans espoir entre les portes closes
C'est la fin de novembre et les chambres d'hôtel
Un peu d'ombre inclinée au bord de tes prunelles
Et des tapisseries où sont fanées les roses

Ferme ces pampres noirs où se crispe ton cœur
Il flotte sur ta lèvre un voile de paroles
Et tandis que tes pleurs déplissent leur corolle
Ton ombre traîne au loin des algues de douceur.

Jamais plus tu n'iras dans les havres déserts
Ni dans les bleus chantiers que dressent les orages
La nuit couvre de feu le reste de ta page
Et tu glisses déjà sur le versant de l'air

Voix tissée de sanglots qui roulent sur mon âme
A l'heure où le soleil fait éclater ses liens
Devant la table où monte une dernière flamme
Chaleur de mon ami, c'est toi qui me retiens.

Le 30 juillet 1942 Cadou nous envoyait la lettre suivante :

Mon cher Théophile Briant,

L'ami Bouhier me transmet ce matin la page anthologique du Goéland de Juin, au dos de laquelle je lis la notice relative à votre concours.

Je vous envoie un manuscrit extrait du livre que je prépare « Grand Elan ». Je voudrais tenter le Prix, ces 5.000 francs seraient le Pérou pour moi, Et je serais heureux que mon envoi vous plaise. Dites le moi et croyez-moi toujours fidèle.

René Guy Cadou

Je lui répondis immédiatement que j'avais beaucoup aimé son manuscrit et que j'étais décidé à le défendre, bien qu'il eût des concurrents sérieux précisément parmi ses camarades de l'Ecole de Rochefort (Jean Rousselot, Jean Bouhier et Luc Bérimont). Je lui demandais son âge exact et le priais de m'envoyer un second exemplaire.

Cadou répondit quelques jours après :

Mon cher Théophile Briant,

Soyez mille et une fois remercié pour cette lettre pleine d'une telle compréhension de ma poésie. Je ne sais trouver les mots qu'il faut. C'est idiot. J'ai envie de vous embrasser. Merci !
Je vais vous envoyer un second exemplaire dactylographié…
Avouerai-je mon jeune âge Et pourquoi pas
Je suis né le 15 février 1920 à Sainte Reine de Bretagne, aux confins de cette Brière magnifiée par Alphonse de Chateaubriant. Mon père et ma mère, tous deux décédés, étaient dans l'enseignement Mon grand-père paternel était vigneron dans le pays du Muscadet. Par ma grand-mère je suis issu, dit-on, du conventionnel Remet, mais rien n'est moins certain.
Pour moi je suis issu de la terre et du ciel. C'est bien le mieux.
voilà donc le second exemplaire de « Grand Flan ».
Je n'espère plus avoir le Prix si j'ai des rivaux dans mes amis. Merci quand même, et bien affectueusement vôtre.

René Guy CADOU.

Les prix du Goéland furent décernés le 17 octobre suivant, sous la présidence de Mme Germaine Beaumont. Ce fut Jeanne Sandelion qui l'emporta pour le Prix annuel du Goéland et Luc Bérimont (de l'Ecole de Rochefort) qui eut le Prix Saint Pol-Roux destiné au meilleur poème, avec « La Huche à Pain » qui était un véritable chef d'œuvre. Le manuscrit de René Guy Cadou fut classé parmi les meilleurs et un de ses poèmes intitulé « Raisons de santé », fut publié en première page avec les lauréats, tandis que le « Liseur des Grèves » écrivait dans son compte rendu :

« Le Grand Elan », de René Guy Cadou, contient mieux que des promesses, et sur ce front « riverain du Ciel et de la Terre, nous avons vu briller le signe des élus ».

Le poète nous écrivait quelques jours après :

Mon cher Th. B...

Déception ! Tout n'est que déception dans la vie... Merci d'avoir pensé à moi. Adieu Prix Adieu 5.000 francs...
Je me consolerai avec d'autres poèmes et avec votre amitié.
Je vous embrasse,

René Guy Cadou.

C'est à compter de ce jour que ce jeune poète devint notre ami en même temps qu'il prenait place dans la constellation du Goéland. Au début de 1943 lorsqu'il publia Lilas du soir et Amis les anges aux Cahiers de Rochefort, Jean Marie de Saint Ideuc lui donna dans sa lettre d'Avril à Th. Briant la vedette terminale.

« Voici René Guy Cadou avec « Lilas du soir », admirable et brève trilogie, et un Cahier de feuilles volantes « Amis les anges » où s'espacent à claire-voie cinq poèmes d'une égale pureté. De tous les poètes de la jeune génération Cadou est un des plus attachants par sa ferveur et la qualité de sa sonorité, un de ceux dont je suis persuadé que « les fruits dépasseront la promesse des fleurs ». Poésie murmurée, confidentielle, très proche parfois des harmonies fauréennes, où l'éclat des vibrations lumineuses est tempéré par la pédale sourde du cœur. Voici la fin du poème intitulé « Europe ».

Les uns forcent les neiges
D'autres ont pris la mer eu sortir du collège
Quelques-uns crucifiés saignent dans les haubans
Dieu a quitté la cène
On manque de pain blanc.
Ah dormir dans les branches
Mais le ciel à son tour livre ses avalanches
Salut les passereaux
L'écolier dévidait son cœur sous son sarrau.
Garde ton beau visage
Le dernier coup de feu sauve le paysage
Et ton bras se soumet aux amis de passage.

Tel est exprimé par un poète le rite de la poignée de main que je vous donne mon cher Théophile, en vous souhaitant d'entrer d'un pied léger dans le signe zodiacal du Taureau, dont l'œil droit porte Aldébaran, l'étoile tricolore ».

Ainsi Jean Marie de Saint Ideuc répondait au poème « d'occupation » le René Guy Cadou, par une allusion aux couleurs de la France.

Le 23 mai 1943 le poète réagissait de la façon suivante :

Mon cher Théophile Briant,

J'ai lu avec le plaisir que vous savez le papier de Jean Marie qui va encore faire des jaloux. C'est gentil à vous de rendre courageusement la défense de la province.

Peut-être trouverez-vous dans mes anciens envois quelque poème sur la mer, pour votre numéro de mai. Vous reste-t-il un exemplaire des « Amazones ». J’aimerais lire cela.

Je vous embrasse.

René Guy Cadou.

P. S. Je corrige en ce moment les preuves de mon « Grand Elan ».

Peu de temps après, le recueil de Cadou paraissait en librairie, et le Goéland dans sa lettre d'été saluait cette parution par les lignes suivantes de J. M. de Saint-Ideuc :

« J'ai déjà dit ici tout le bien que pense de René Guy Cadou. -Ce recueil éclaire mieux encore et nous rend plus fraternelle une des personnalités les plus attachantes de la poésie contemporaine. »

Une correspondance régulière s'établit dans la suite entre René Guy Cadou et le Goéland auquel il envoya ce témoignage de Louisfert :

« ...Je pense souvent à vous, à votre admirable effort de Poésie. Il n'est pas impossible que l'Aventure me mène un jour en Bretagne. Ce sera pour vous embrasser. »

Lorsque fut publié notre album-souvenir en 1949 il en accusa réception en ces termes :

« Merci de m'avoir adressé cet album-souvenir infiniment précieux. Il est bon de retrouver sous la même couverture, et réunis par vous tous, ces visages de poètes que nous sommes plusieurs à chérir : Corbière, Laforgue, Max, Milosz, Gauguin, Saint-Pol, Villiers, Van Gogh, Apollinaire. Quels noms opposer à ceux-ci dans le présent, et même dans un passé assez lointain ?

Encore merci, cher Théophile Briant, et croyez à mon indéfectible attachement.

R. G. Cadou. »

Peu de temps après à l'occasion d'une émission sur les antennes de Radio-Bretagne consacrée, aux poètes de l'Ouest, nous eûmes l'idée, Angèle Vannier et moi, de donner la vedette au beau poète de « Grand Elan ». Une lettre lui fut envoyés pour l’inviter à se tenir à l'écoute ; voici sa réponse :

« Louisfert 3 juin 1949.

Mon bien cher ami,

Votre lettre reçue ce matin m'a énormément touché. C'est aussi que votre estime, votre affection me sont davantage que précieuses. Je connais Angèle Vannier par ses poèmes du Goéland et de très beaux vers parus dans Europe. N'avez-vous pas préfacé un petit livre d'elle ? Un ami nantais Robert de la Croix m'avait demandé voici de nombreux mois de lui adresser des poèmes pour Rennes-Bretagne. Je ne crois pas l'avoir fait ayant égaré l'adresse de Mademoiselle Vannier. Ce me serait un honneur de figurer dans l'une de ses émissions.

Je pense aller en septembre à Saint-Brieuc chez Guilloux et peut-être alors pourrions-nous nous rencontrer. Ce serait chic.
Je vous embrasse, moi aussi, de tout cœur, mon cher Théophile Briant.

R. G. Cadou. »

Malheureusement les jours de René Guy Cadou étaient comptés et jamais la joie ne nous fut donnée de rencontrer ce poète au grand cœur qui avait trouvé refuge sous les ailes du Goéland. En 1951 deux ouvrages de lui venaient de voir le jour, lorsqu'il fut terrassé par un mal implacable, mais il eut quand même la joie, comme nous l'écrivait sa femme Hélène, de tenir dans ses mains avant de mourir, son florilège paru chez Seghers Les Biens de ce Monde(quelle étrange coïncidence !)

Ce fut le dernier signe de vie que je reçus de René Guy Cadou. Le 5 mars (anniversaire de la mort de Max Jacob notre ami commun) il me dédicaçait son ouvrage et je conserve de lui, comme une dernière flèche, son appellation de « corsaire des lettres ».

Recueil testamentaire où comme je l'écrivis au moment de sa mort, on retrouvait ce plain-chant unique au monde, cette fibre vivante, ce « Grand Elan » intérieur qui s'élançait des jours dorés de l'enfance vers les terres inconnues de la Poésie. Il pensait à sa mort. On en perçoit les signes dans un poème comme « Dur à vivre » :

Quand le filin du jour me glissera des doigts
Si je n'ai plus pouvoir d'orienter les fenêtres
Alors adieu garçon !...
Tout dort.
J'entends marcher au loin mille animaux
Et mon cœur doucement aura cessé de battre
A cause d’un compotier de pommes sur la table…

Les derniers moments de René Guy Cadou ont été racontés d'une façon fort émouvante, dans le livre de Michel Manoll.

« Nous l'avons laissé au cimetière un Vendredi Saint, écrit-il, toutes les statues voilées parce que le Christ était mort encore une fois sur la croix, et dans le corps d'un poète. »

Nous sommes de ceux qui lui donnèrent son sauf-conduit, à travers ce monde de misère et de larmes, d'abord parce qu'il fut un poète « des solitudes de l'Ouest », ensuite parce qu'il n'est pas de poème de lui qui n'ait été sculpté comme à coups de burin, par les battements mêmes de son cœur.

Il ne croyait guère à la poésie cérébrale comme en témoigne cette page de lui citée par Michel Manoll :

« L'opinion des docteurs à l'égard de ma poésie ne m'importe guère. Pour moi, qui dit poésie dit incantation — une incantation que je retrouve d'ailleurs dans Villon ou dans Apollinaire, dans Morven le Gaélique ou Milosz. Les surréalistes ont remplacé la voix par le télégraphe morse, en 1948 certains jeunes gens y croient encore. Et je n'ai rien à faire avec ces tortureurs du verbe qui confondent amour avec abjection... »

Il écrivait encore en 1943 dans une lettre à un ami :

« Ma poésie vaut ce qu'elle vaut, mais je puis te dire qu'il n'entre pas dans mon ambition d'en faire un sphinx, un hébreu, une patiente réussite d’échecs qui ne pourraient intéresser qu'un petit club de gentlemen attardés (cf : les poètes). J'écris, comme on parle en plein vent, et tiens à ce qu'on m'entende...

Je cherche surtout à mettre de la vie dans mes poèmes, à leur donner une odeur de pain blanc, un parfum de lilas, la fraîcheur d'une tige de sauge ou d'une oreille de lièvre. Est-ce ma faute à moi si mon amour est sans histoire ?...

La poésie a besoin de chlorophylle et j'en ai assez de trouver dans chaque livre les vomissures et les poumons de ces jeunes aliénés de la littérature... Je parle de la fraîcheur comme d'un paradis perdu et je pense aux arbres, aux femmes, aux chevaux qui piaffent de volupté sans se soucier du style et de l'homme ».

Par cette citation il se démontre facilement que le grand poète René Guy Cadou était parfaitement dans la ligne poétique et dans la pensée du Goéland. Ce qu'il défendait nous le défendons aussi. Les poètes qu'il aimait, c'étaient aussi les nôtres. Qu'on le veuille ou non, qu'on l'imprime ou qu'on le taise, il fut un de nos enfants, nous le revendiquons comme tel, et c'est à ce titre que nous le proposons en exemple à tous les poètes à venir.

 

(1) Pierre Seghers.


 

 

 

 

À la maison de la culture de Bourges, par René Lacôte

Hommage à René Guy Cadou

3 février 1965



La maison de la culture de Bourges a inauguré la semaine dernière une exposition consacrée pour un mois à René Guy Cadou.
La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde. Cette phrase de Cadou inscrite à l'entrée situe assez bien le sens et la portée de l'exposition, telle que l’a réalisé Bernard Richard, secrétaire général de la maison de la culture. Car cet hommage, sans aucun doute, présente et éclaire une œuvre que la critique depuis bientôt 15 ans n'a cessé d'embrouiller. Il lie aussi cette œuvre à tout ce qu'il inspira et à tout le mouvement poétique contemporain auquel Cadou participa avec un accent personnel qui ne pouvait se prendre nul part ailleurs qu'entre les bourines de la Brière et la sablière de Châteaubriant, dans ce que Paris appelle à contresens une « solitude », aux côtés d’Hélène, parmi les livres qu'il aimait, au cœur des villages dont la vie était intensément la sienne. En ce sens, le photographe Marc Guitteny a fait intelligemment un travail dont l'apport est considérable en accompagnant les documents que nous connaissions, des images dont le déroulement continu restitue le contexte et, pour une part, les racines de cette œuvre. Aussi cet ensemble photographique doit-il durer et devenir, espérons-le, un album.

Nous sommes donc désormais fort éloignés de la vision, que voulurent imposer des faussaires, d'une école de Rochefort, d'ailleurs inexistante, façonnant un jeune poète sur le modèle d'autres poètes qui furent ses amis et non ses maîtres. Cela ne signifie nullement que l'épisode de Rochefort sur Loire doive maintenant s'escamoter. Il faut au contraire lui rendre sa réalité, et c'est ce qui vient d'être fait, pour la première fois avec éclat, par cette exposition d'abord, mais aussi par Michel Manoll avec qui je me suis enfin trouvé d'accord sur ce point et quelques autres. À une époque où Cadou, à peine sorti de l'adolescence, se trouvait seul et désemparé, Rochefort a été pour lui une grande raison d'amitié, et je pense que la formule de Manoll est à retenir pour son heureuse exactitude. Mais nous devrons à la rencontre avec Hélène et aux années de Louisfert la révélation du grand poète que Cadou devint ensuite. Une fois écartée les médiocres aux dents longues, qui voulurent utiliser un poète à leur profit personnel, il devenait, tout compte fait, assez facile de rétablir la simple réalité.
Les jeunes gens du Berry et du centre, qui n'ont pas connu ces polémiques et qui affluent à cette exposition, n'auront aucune difficulté à y découvrir l'œuvre de Cadou et, avec celle-ci, la poésie contemporaine. C'est ce qu'il importe de souligner, avec le mérite qui en revient à Bernard Richard, faute de pouvoir analyser une collection de documents, de livres, de manuscrits, d'objets et d'images dont la simple énumération occupe 30 pages d'un catalogue remarquablement établi, sous une belle couverture de Jean Jégoudez, et illustré par des photographies et des dessins qui en font un document à conserver.
Je ne dirais pas que l'hommage à René Guy Cadou, qui eut lieu le soir du vernissage au petit théâtre de la maison de la culture, ait dans tous ses éléments beaucoup contribué à faire comprendre l'œuvre du poète à  un public qui était nombreux et, dans sa majorité très jeune. Gabriel Monnet et ses comédiens ont présenté un excellent montage des poèmes de Cadou dont la lecture était illustrée par une projection de diapositives heureusement choisies. Mais ce qui fut dit par les amis du poète n'a pas été particulièrement clair.

Le spectacle, en effet, a été précédé par une conférence de Michel Manoll et clôturée par un débat. Je ne conteste rien de ce qu'a dit Manoll, il était intéressant et d'un contenu extrêmement riche, trop riche peut-être. Mais il va sans dire que pour un esprit aussi profondément religieux que celui de Michel Manoll, il y a chez Cadou des élans d'inspiration chrétienne qui offre matière à d'inépuisables développements. Chacun a le droit de prendre son bien partout où il le trouve et Manoll n'a point abusé en cela. Mais il y avait à dire sur Cadou bien d'autres choses qui n'ont point été dites car le débat, ensuite mal engagé, ne pouvait que tourner court. Il a été fait, devant des auditeurs qui avaient pour la plus tard moins de 20 ans, beaucoup de métaphysique à propos d'un poète qui, au cours d'une œuvre poétique tout entière consacrée avec une limpide simplicité à la joie de vivre, avait déjà protesté :

Ah! Je ne suis pas à métaphysique moi
Je n'ai pas l'habitude de plonger les droits
Dans les bocaux de l'éternité mauve et salle
Comme un bistrot de petite ville provinciale

O mon cœur sans que rien ne te semblât nouveau
Même dût-on mourir dans le frais de son âge
Rien que d'avoir posé son front sur un corsage
Et fût-il d'une mère on a bien mérité
De croire dans la vie plus qu'en l'éternité.

Louis Guilloux a fait effort, très judicieusement mais sans résultat, pour ramener la discussion sur son terrain véritable entre le mysticisme de Manoll et ma protestation. J'ai vainement tenté de susciter les questions de la salle. Je ne pense pas finalement que les amis de Cadou aient apporté quoi que ce soit au public de Bourges.

Fort heureusement, Gabriel Monnet, Bernard Richard et la maison de la culture ont fort bien fait leur travail : l’exposition demeure jusqu'à la fin de janvier et ce qui demeure davantage encore est le numéro de l'almanach de la maison de la culture consacré à Cadou et à la poésie, avec des textes de Cadou, mais aussi de Reverdy, de Lorca, Éluard, de Maïakovski qui n'embrouillent personne et qui donnent, j'en ai déjà le témoignage, le goût de la poésie. Bernard Richard s'est bien gardé en composant ce recueil, de faire dire à Cadou autre chose que ce qu'il dit. Car quand on découvre un sentiment religieux chez un homme qui, comme Cadou, fut et resta jusqu'à sa mort un militant communiste, il serait imprudent de vouloir expliquer son inspiration autrement qu'en s'en tenant de très près, à tout ce qu'il écrivit, sans solliciter les textes, et en évitant de résoudre pour lui les questions qu'il a pu se poser (ou ne pas se poser). Les discussions se sont trop placées jusqu'ici sur un terrain qui ne fut jamais le sien. En fait l'analyse de cette œuvre reste à faire. Cette analyse ne présentera pas la moindre difficulté quand on considérera que Cadou est uniquement ce qu'il voulut être, c'est-à-dire un vrai poète, et ce qu'il ne savait peut-être pas ce qu'il était, c'est-à-dire un grand poète. On me permettra donc d'ajouter qu'il aurait bien rigolé en entendant ses amis parler à son propos de philosophie et même de théologie.
Parmi ces jeunes de Bourges qui, dans la salle, étaient restés muets, un groupe m'attendait à la sortie. D'autres vinrent à moi. Le lendemain, dans la rue, leurs questions étaient nombreuses, mais elles étaient très simples, sans rapport avec ce que nous avions pu raconter sur le plateau, où les comédiens ont fait heureusement un meilleur travail que nous. L'extraordinaire et fervente attente de ces très jeunes gens vis-à-vis de la poésie que, grâce à la maison de la culture, ils découvrent, m’a, je dois le dire, beaucoup ému. Il est important de noter cette attente, de la retenir, et de ne pas la décevoir.


 

 

 

 

 

La Maison d’été, roman de René Guy Cadou, par André Rousseaux

Le Figaro littéraire, 4 février 1956

 



Une poésie intense anime… le roman de René Guy Cadou, la Maison d'été. Voilà bientôt cinq ans que Cadou est mort, ayant à peine dépassé la trentaine. On ne l’a pas mis encore à son rang, qui est probablement celui d’un des grands poètes de notre temps. Et nous ne savions pas qu'il avait écrit, à l’âge de 25 ans, un roman demeuré inédits. Pourquoi ce petit chef-d'œuvre n'a-t-il pas été publié plutôt, alors que tant de romans mort-nés ont été jetés sur le marché ? On dit pourtant que la chasse au bon roman inconnu est une des taches où les éditeurs mettent le plus de zèle. Mais tout se passe comme si, de plus en plus, la vie littéraire étouffe la littérature vivante.

La Maison d'été m'a saisi comme l'air des champs vous saute au visage et vous emplit la poitrine quand on vient de quitter la ville. C'est d'ailleurs pour une part le thème du livre, que le recours d'un être déraciné aux sources de la vie naturelle. Le héros du roman dit quelque part : « c'était entre la vie et moi une question de liberté végétale. » Une liberté ou la vérité humaine reprend vigueur.

Ce Gilles qui nous parle de la misère, de son bonheur, de ses amours, ce garçon qui demande à la vie terrienne de le régénérer, nous sentons bien tout ce que René Guy Cadou lui a donné de lui-même. Rien ne serait plus banal, d'ailleurs, que ce petit roman du retour à la terre, avec des scènes aussi attendues que la moisson, la vendange, ou leur repas à la ferme, si ce n'était pas aussi réellement la ressource d'une vie d’homme. Quand Gilles chez les paysans, attablé devant une miche, murmure : « j'avais envie de parler du pain à ces gens, parce que sûrement ils ne savaient pas », il a la voix d'un homme qui, lui, c'est comment l'avènement du pain remplit le passage entre la détresse et l'espoir. Une notice explicative nous dit dans le jargon des commentateurs, que René Guy Cadou « réaffirme dans ce roman incantatoire les bases de sa cosmogonie ». Comprenons que, dans ce livre, cet homme condamné à mourir si jeune a chanté le monde d'où sa vie tirait sa force et sa joie. Comme tous les romans qu'un génie poétique a créé, celui-là est peuplé de personnages dont l'aventure a la fatalité de la vie. Oui, le héros d'un tel livre est à l'image de son auteur. Mais c'est pour traverser une histoire beaucoup plus beaucoup plus vraie que toute réalité imitée. Le romancier qui fait vivre des êtres imaginaires pour les animer de ses inquiétudes et de ses espérances, a le don d'inventer naturellement les événements de leur destin. Le passage de l'amour et de la mort, du malheur et du bonheur, a dans ce livre le mouvement même qui fait les surprises de la vie : des surprises qui étonnent moins qu'elles n'émerveillent, tant il se mêle en elles de nécessaire à l'inattendu.

René Guy Cadou est infiniment sensible aux interférences des destinées, aux rencontres qui décident, par un accord ou par une méprise, d'un espoir une déroute. Le rêve d'amour idéal qui s'élève de l'histoire de Gilles, dans une coulée de lumière, révèle sa valeur fragile quand le bonheur qu'il poursuit a pour rançon le désespoir d'un cœur méconnu. La « cosmogonie » de Cadou, s'il faut lui donner ce nom, aimerait à transfigurer en puissance heureuse toutes les sèves qui font monter la vie dans les choses et les êtres de la terre. Mais au-delà de combien de morts ce rêve de vie dépassera-t-il sa chimère ? Mort d'un cœur d'amante, d'une tendresse de mère, mort d'un enfant. Cette « Maison d'été » elle-même, où les beaux jours rêvent d'être fixés à demeure, a-t-elle une autre réalité que chimérique ? Dans une page subtile entre toutes, le visage éternel de l'amour prend celui du vieillissement mortel dès qu'il tente d'habiter la félicitée domestique. Hors de la maison perdue, il n'y a d'atteinte que dans la fuite, pour ceux qui essaient de ressembler au bonheur.
Il y a tout ensemble du Charles Louis Philippe et de l'Alain-Fournier dans cette tendre vision d'un monde qui serait sauvé par la lumière du cœur.


 

 

 

 

 

Il y a cinq ans mourait René Guy Cadou, par P.G.

Le Courrier Picard, 5 avril 1956

 


 

Il y a cinq ans, le jour même du printemps, mourait le poète René-Guy Cadou. Il avait trente et un ans. Son influence n'a fait que grandir dans ces dernières années et on commence à donner à Cadou la place qui lui est due dans les lettres françaises. Tous les poètes, tous les critiques se sont accordés pour lui rendre hommage. Paul Fort le considère « comme l'un des meilleurs poètes de sa génération, et même le plus grand ». René Lacôte trouve cette œuvre « intensément vivante, claire et simple, riche, suave et tendre comme l'air de notre pays ». Quant à Luc Bérimont, il indique que c'est dans les poèmes de Cadou que « des hommes aussi dissemblables que Marcel Arland, Paul Fort, Blaise Cendrars, Max Jacob plaçaient leur espérance de la renaissance du lyrisme ».

René-Guy Cadou ! « O père, j'ai voulu que ce nom de Cadou demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux ! » Pouvait-il mourir un autre jour que le premier jour du printemps, lui dont la poésie est fraîche et tendre, joyeuse et peinée, heureuse et douloureuse comme les débuts de printemps qui ressemblent souvent dans notre âme aux débuts de l'automne. Et c'est sans doute sous cette optique des saisons que l'on aperçoit le mieux le haut lieu qu'occupe René-Guy Cadou dans notre poésie d'aujourd'hui : poésie du retour et du renouveau, poésie profonde comme l'homme est profond, poésie qui ne cesse pas d'être elle-même, puisant aussi bien dans l'actualité du poète que dans ses strates les plus profondes.

René-Guy Cadou était né en 1920 à Sainte-Reine de Bretagne, en pleine Brière : c'est là, dans cette région du pays nantais, qu'il passa sa vie brève. Il fut successivement instituteur à Bougneuf, à Saint-Aubin-les-Châteaux, à Saint-Herblon, à Basse-Goulaine, enfin à Louisfert, que, depuis sa mort on n'appelle plus, suivant le vœu de Michel Manoll, que Louisfert-en-poésie. C'est dans cette campagne aux noms pleins de poésie, aux noms qui sonnent plein, que René-Guy Cadou créa cette œuvre de lumière qui n'a pas fini de nous donner à vivre, et d'abord à penser.

« Ne pas se forcer ni s'efforcer, disait-il, être soi-même avec tous ses vices, c'est la vertu majeure ». Je me répète souvent cette phrase de Cadou, parce qu'elle me semble, justement, en notre monde, situer le vrai poète par rapport au snob. La poésie est-elle la somme de l’expérience des âges et de qu'on nomme, avec une espèce d'injustice, la nature ; on l'avait trop longtemps étirée en tous sens cette pauvre poésie : l'unanimisme (oh ! naturalisme !) énumérait, le surréalisme tirait le bilan de l'inconscient et de l'inconscience, le symbolisme avait tout obscurci, le parnasse avait tout éclairci ; on discutait, on se faisait des grâces, on ferraillait, mais il y avait Jammes, Claudel, Reverdy, Apollinaire, Aragon, Eluard, et soudain il y eut l'École de Rochefort qui était la négation même d'une école qui entendait redonner à la poésie son visage de plein-air ; il y avait Jean Bouhier, Jean Rousselot, Michel Manoll, Luc Bérimont, Paul Chaulot, Roger Toulouse, d'autres encore qui, avec René-Guy Cadou, entendaient secouer cette collante poussière des feuilles de la poésie.

Rendre au poème son pouvoir total, c'était le programme de René-Guy Cadou et de ses amis. Comment, en effet, limiter la puissance du poème ? Il fallait au contraire l'étendre, dire ce qu'on connaissait (au sens que donne Claudel à ce mot), il fallait en faire un être profondément humain. Idyllique, naturelle, sociale, politique, amoureuse, la poésie ne pouvait s'amputer sous peine de se détruire. Ainsi, il fallait qu'on ne rejette rien. Cadou savait mieux qu'aucun autre combien le poème politique, par exemple, exigeait de talent et même de génie. Maiakovski et de nombreux autres étaient là pour le prouver. Mais Cadou savait aussi que si le poète n'a pas profondément pénétré la métamorphose sociale de l'homme et de l'humain plus que les modifications politiques, il tombe dans un conformisme douteux, dans l'enrubannage d'un thème, dans le formalisme le plus aberrant puisqu'il se prévaut du nom réaliste. René-Guy Cadou, qui était en même temps chrétien et communiste, est resté plus fidèle à sa foi et à son parti en écrivant ses poèmes si décisivement humains qu'en se livrant à une quelconque surenchère.


 

 

 

 

La maison d’été de René Guy Cadou, par Gilbert Guez

Les Arts, 2 Mai 1956

 




Roman poétique. Orphelin, poète, intellectuel, Gilles a quitté la ville après y avoir promené sa ferveur et son impatience. Près du hameau où vit sa vieille Amélie, il se loue clans une ferme, s'émerveille du don charnel de la rustique Bertine. Pour se dégager de son emprise, il revient à la ville, Il y connait la douce Agita, et leur enfant vient naitre chez Amélie. Mais les deux époux, après la mort d'Amélie, ne peuvent se fixer même dans la Vieille maison, et Gilles, l'errant au cœur ensoleillé, repart une fois de plus.

Nom : René-Guy Cadou.
Né à Sainte-Reine-de-Bretagne (Loire-Inférieure), en fevrier 1920, d'un père instituteur, puis-directeur d'école.
Décédé : Au premier jour du Printemps 1951.
Activités : Fut externe ou lycée Clémenceau jusqu'au baccalauréat
Travailla comme auxiliaire des P.T.T. au bureau de triage de la gare de Nantes;
Mobilisé en 40 ; à la mort de ses parents, décide d'être instituteur à son tour ; professe à Bourgneuf-en-Retz, puis à Louisfert se maria en 46 et écrivit pour sa femme : Hélène ou le règle végétal.

Aimait: La campagne grasse, le blé odorant, le soleil purificateur, Apollinaire, Reverdy, Supervielle et Max Jacob ; l'amitié ; l'authenticité ; le courage : les « Cahiers de l'Ecole de Rochefort » qu’il fonda en 40, avec Jean Bouhier, René Debresse et Pierre Penon ; par-dessus tout la poésie !

N'aimait pas : La ville et ses artifices ; les supercheries, le faux intellectualisme qui s'exprime pour ne rien dire ; l'hostilité ; l'arrivisme ; le progrès matériel.
Signes particuliers: Son premier recueil de poèmes Les brancardiers de l’aube fut publié en 37 ; La Maison d'Eté, son seul roman fut terminé en mai 1945, et déposé chez un éditeur par sa veuve.


 

 

 

 

 

Florilège poétique de René Guy Cadou, par Armand Bernier

Le Soir, Bruxelles, 9 avril 1958

 


 

Le collectif « L'Amitié par le livre » a fait établir un florilège poétique de René-Guy Cadou, ce poète instituteur et fils d'instituteur, ayant toujours vécu dans quelque coin de la province française et qui mourut en 1951, à peine âgé de trente ans, en laissant à la poésie un nom sonore qui ne semble pas près d'être oublié.

Comme le rappellent Georges Bouquet et Pierre Menantau, dans un avant-propos, René-Guy Cadou est né en 1920 dans une école de la Brière, à Sainte-Reine-de-Bretagne. Après des études faites à Nantes, il connaîtra la vie errante de l'instituteur suppléant, avec ses repas, l'auberge et sa chambre nue de l'école de passage. Une prise de contact, en 1941, avec ce qu'on a appelé un peu solennellement, en littérature, « l'Ecole de Rochefort » et dont il dira spirituellement qu'elle est, tout au plus, une cour de récréation, représente malgré tout un événement important de sa carrière. Elle lui vaudra l'estime et l'amitié de Michel Manoll, Jean Rousselot, Lucien Becker, Marcel Béalu et Jean Bouhier. Il n'y aura plus d'autre aventure, dans sa calme vie, que la rencontre de cette Hélène qui deviendra sa femme et qu'il chantera dans un de ses recueils La Vie rêvée. Il lui devra de trop brèves années de bonheur, comme il doit, à la poésie, des lauriers qu'on souhaite durables. La poésie de René-Guy Cadou, tout imprégnée d'humbles réalités, est particulièrement évocatrice :

La vieille classe de mon père
Pleine de guêpes écrasées
Sentait l'encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.

C'est une poésie qu'on peut voir, entendre, toucher, humer. Le poète a de ces trouvailles à quoi se reconnaît un magicien des mots :

J'ai là, au fond de ma besace,
Le doigt bénévole du vent

Il a de très simples images éveillant d'amples échos :

Je suis là enchaîné à la fenêtre ouverte
Au fond du monde bleu qui porte ma maison.

Le vers régulier, le vers libre, le poème en prose sont utilisés alternativement. Il sait bien qu'il ne vivra pas longtemps, mais que grâce à la poésie, il aura été comblé. Celui qui parle avec la pluie d'Augustin Meaulnes avoue :

Certes, j'ai possédé le ciel plus que les femmes

Son destin n'est, pas sans analogie avec ceux d'Odilon-Jean Périer et d'Auguste Marin. Il y a toujours, dans les œuvres des poètes qui mourront jeunes, un accent qui serait déchirant s'il n'était pudiquement retenu. La Belgique n'a pas oublié, malgré le temps, Odilon-Jean Périer et Auguste Marin. Leur pure gloire est, plus assurée que celle de leurs contemporains qui purent, avec l'âge, accomplir leur œuvre. Le Florilège poétique de René-Guy Cadou preuve, qu'en France aussi, la mort ne met pas un terme aux amitiés poétiques.


 

 

 

 

           
Une lame de fond de la poésie française : René Guy Cadou, page Jean Auzolles

Cheminots, novembre-décembre 1957

 


 

Fils d'instituteurs, instituteur lui-même, René-Guy Cadou, né en 1920, à Sainte-Reine-de-Bretagne est mort à Louisfert le 21 mars 1951, à la pointe du printemps.         

Sa brève existence s'est passée à peu près entièrement dans la légion Nantaise. Il a fait partie du Groupe Poétique « Les Amis de Rochefort » animé par Jean Bouhier, Jean Rousselot, Michel Manoll, Marcel Bealu et Luc Bérimont.

De solides amitiés l'ont uni à Max Jacob, Lucien Becker, Jean Follain, René Lacote et au peintre Roger Toulouse. Il a correspondu avec les personnalités les plus diverses : poètes comme Max Jacob et Pierre Reverdy, simples curés et instituteurs de campagne, religieux comme le Père Agaïsse, moine de Solesmes et grand appréciateur de poésie.         

L'essentiel de ses poèmes, qui ont d'abord paru en plaquettes ou dans diverses revues, a été réuni dans trois ouvrages : « La vie rêvée » (Robert Laffont 1944), « Poèmes choisis » (Chiffoleau 1951) ; « Hélène ou le règne végétal » (Pierre Seghers 1952).       

En prose il faut citer surtout : « Testament d'Apollinaire » Debresse 1945) ; « Usage interne » (Les Amis de Rochefort 1951) ; « La maison d'été », roman (Nouvelles Editions Debresse 1956).       

Parmi ceux qu'il a aimés il faut faire une place particulière          à son éditeur Sylvain Chiffoleau, dont la maison et l'imprimerie nantaises lui furent toujours ouvertes. Une émouvante anecdote se rattache à cette amitié et au goût de Cadou pour le travail de l'imprimeur d'art.  Sylvain Chiffoleau, ayant passé la nuit du 20 au 21 mars 1951 à imprimer pour la joie de Cadou qu'il savait perdu, l'un de ses derniers poèmes, « Nocturne », s'apprêtait à le lui porter          à Louisfert, lorsque le téléphone sonna. C'était Jean Rousselot qui, à l'ouverture du bureau de poste, apprenait à Chiffoleau que Cadou venait de mourir dans ses bras.       

Nous n'oublierons pas Hélène « la désirable, la quotidienne, la présente » qui veille toujours « le petit frère » et le berce dans de touchants poèmes pour qu'il ne soit plus « comme un buisson perdu ».   

Signalons enfin, parmi les nombreux ouvrages déjà consacrés à   René-Guy Cadou, le très beau « Florilège » que viennent de publier les éditions de l'Amitié par le Livre.        

Lorsque les paysans de mon pays veulent faire entendre qu'il est tombé beaucoup de pluie, ils disent « Il y a de la saison ». Pour eux « la saison » c'est le jaillissement de la sève, à laquelle l'eau est indispensable. René-Guy Cadou, fils de cette Bretagne où le grand vent d'Ouest fait basculer le ciel pour verser sa pluie douce et pénétrante, est le poète du cycle de l'eau : l'eau-ciel, l'eau-pluie, l'eau-sève, l'eau-végétation, l'eau-fleur, l'eau-vin, mais aussi l'eau-lait, l'eau-sang, l'eau-larme, l'eau-regard et, de nouveau, l'eau-ciel.

Une thèse savante ferait le compte des très nombreux poèmes « mouillés » et « végétaux » dans l'œuvre de Cadou. « Hélène ou le Règne Végétal », c'est la Femme, la femme dont la bouche a

« Ce goût de lait, de fruits, de feuilles traversées
Par les tendres rameaux de la sève végétale.
L'amour est là
Comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps »

« Car t'aimai-je autrement
Qu'à travers tes eaux vives
Corps de femme un instant
Suspendu à mes doigts. »

L'eau, c'est le véhicule de la vie, de cette vie qu'il faut savoir reconnaître et savoir aimer sous le visage des fleurs et le regard des hommes.

L'homme-Cadou n'est pas métaphysique. Il l'a dit violemment. Il est physique. Il aime la douceur du lait, la fraîcheur du vin, la chaleur du sang, les longues poignées de main de l'amitié sur les tables d'auberges et l'amour dans les maisons de garde-chasse.

Il souffre avec ce qui est sec, ce qui est maigre :

« ...Les grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier,
...les mêmes murs à la chaux
La chambre désolée dans sa coquille vide.
Le lit-cage toujours privé de chants d'oiseaux »

Il aime la province et la campagne. Il plaint les gens des grandes villes et leurs pauvres intrigues ; et ce n'est pas par un snobisme du retour à la terre.

« Je suis debout dans mon jardin à des kilomètres de la capitale
Je retrouve contre la joue du soir l'inclinaison natale
Des oiseaux parlent dans la haie
Un train sans voyageurs passe dans la forêt
Et ma femme a cueilli les premières ficaires
Quelques-uns de ceux que j'aime sont assis dans des cafés littéraires
Je ne les envie pas ni les méprise pour autant
Mon chien s'ennuie
Et c'est peut-être le printemps

J'ai vingt-neuf ans et c'est un tourment suffisamment décisif
Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur
Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forât rouge
Vous me pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe par ma bouche
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon Lied ne soit jamais enregistré
Il est .porté par le bouvreuil et l'alouette jusqu'à la haute cime des blés »

Non, ce n'était pas du snobisme. Cadou avait déjà souffert de l'ostracisme des milieux littéraires et son lied avait bien failli n'être jamais enregistré.

Et pourtant il avait désaltéré en secret ceux qui étaient venus à lui fiévreux et desséchés par les tréteaux poussiéreux de la Capitale. Max Jacob était venu boire à cette source, apportant sous sa pèlerine de poète-pénitent un art poétique repenti, revenu de l'artificiel et du gratuit, lassé de la mode qui n'habille le monde que de l'extérieur. Précieux échange où Max trouva cette fraîcheur qu'il cherchait aussi du côté du catholicisme et où Cadou découvrit ses responsabilités de poète.

« Usage interne », publié en 1951, nous livre de fulgurantes réflexions qui éteignent du premier coup les Grandes Pensées des spécialistes actuels de l'accouchement littéraire publique et hebdomadaire.
« La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses « usuelles » usuelles comme le ciel qui nous déborde ».
« Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » « Les bons sentiments n'émeuvent jamais que dans la personne des mauvais sujets, »
« Le poète, à la veille d'une belle journée, s'écrie : je n'assisterai pas à mon mariage. »
« Il y a dans le parler du paysan une poésie indéniable — je ne dis pas une source de poésie. — Sa parole est un aboutissement. Ainsi le verbe abolir, odieux dans ce vers de Mallarmé : « Aboli bibelot d'inanité sonore », prend une force et un charme proprement poétique dans ces expressions entendues cent fois dans ce hameau de Basse-Loire : « On a aboli le moulin des Grées », « il s'est aboli dans la nuit du vingt-sept. »

« Buvez quand même ô fils ingrats ! Buvez
Mes larmes et dans l'instant désaltérés
Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s'en moque »

 

« Notre époque fut et demeure hélas ! celle des faux-passeports. Les poètes circulent, la pochette en plexiglas bourrée de cartes de la Sainte-Farce, authentifiées du sceau de la rhétorique; de la boutique existentielle ou des dominions du rêve. « La poésie sera toujours l'éloge de la vie dangereuse. » « L'image n'est point le style. On a souvent confondu le style avec l'écriture artiste ou un certain primesaut de la plume... Ce n'est pas quand vous aurez épinglé une demi-douzaine d'images dans votre poème que vous aurez acquis le style. Celui-ci ne vise justement qu'à faire oublier l'image ».

« A chaque poète son drame, à chaque drame son style. »

Cette longue citation d'« Usage interne » est un plaidoyer pour Cadou créateur lucide et responsable, contre ceux qui, de mauvaise foi ou mal informés ne voudraient voir en lui qu'un poète instinctif. Nous dirons qu'il était doué d'un sens beaucoup plus rare que le sens critique : le sens de la création.

Ce sens, qu'il avait développé au contact ininterrompu de la nature, l'a conduit sans effort sur le chemin de la poésie lorsqu'il a voulu remonter à sa propre source, et sur la route de l'amitié et de l'amour lorsqu'il a entrepris d'aborder les autres par l'intérieur, de les recréer.

Comme les manuels de littérature sont peu de chose lorsque Cadou dresse devant nous, de toutes ses forces, l'image du poète Russe Serge
Essenine !

« Je t'apporte un printemps tout neuf ô mon poète
Et tel que n'en connut la ferme de Riazan
Alors que ceint de cuir tu promenais tes bêtes
Le long d'un abreuvoir de lumière et de sang… 
Mais là-bas quelque part en la Russie du rêve
Dans les salles du temps préparées pour un bal
Tu te dresses soudain et tu brises les verres
Comme un voyou d'enfant jette en passant des pierres
Un soir de nostalgie dans les vitraux du lac… »

Ou celle, hallucinante, du poète français Antonin Artaud !

« Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée Antonin
Comme un printemps foutu
Avec tes mains
Tes mains sur les barreaux de l'asile Antonin
Tes mains sur les fils électriques
Sur l'espagnolette sur la poésie partout
A même la poésie Antonin
Et pas de camisole
Pas de frontières
Pas de répit surtout… »

Et quelle étonnante nature morte que cet « Homme au képi de garde-chasse.» !

« Voilà vingt ans qu'il n'a pas bu de bon café
Mais de l'eau rouge sur des glands éclatés
Et qu'il dort comme un enfant d'asile dans un lit-cage
Entouré de vieilles photographies de mariage
Mais ce soir c'est plus fort que lui si l'air est doux
Si la sueur colle à la jointure de ses genoux
Il est debout dans sa jeunesse et il s'habille
De velours vert avec des boutons qui brillent
Entendez-moi je suis Pacifique Liotrot
Je suis le garde-chasse du château
Qu'est-ce qu'il porte là dans ses deux mains brisées
Un cor de cuivre noir comme un poulet vidé… »

Au nom même de cet amour « de toutes les choses de la terre » qu'il nous a légué dans le dernier poème d'« Hélène », « Tout amour » nous voudrions le disculper d'être mort jeune et d'avoir tout aimé jusqu'à en souffrir — car ce fut là son drame — sans avoir jamais eu la force de choisir, ou la faiblesse de trahir.

René-Guy Cadou ne doit plus appartenir qu'à la poésie. Ses véritables amis nous pardonnerons d'avoir essayé de l'arracher à leurs étreintes
trop humaines, pour le conduire, enfin libéré de son drame terrestre, à la place qu'il a bien méritée : une des premières parmi les poètes notre temps.


 

 

 

 

 

Autour d’un prix de poésie, le souvenir de René Guy Cadou, par RS

La République du Centre, Orléans, 22 avril 1959

 


 

Le nom de René-Guy Cadou est bien connu parmi ceux qui, dans ce monde bruyant, écoutent encore le faible bruit que fait la poésie. Non que nous manquions de poètes. A lire les revues, à compulser les recueils que lancent (ou ne lancent pas) d'abondants éditeurs, on se réjouirait de voir que la race n'en est pas éteinte. Mais après tant de poèmes, combien de poètes ? Peu de poètes, bien sûr. Et c'est pourquoi il importe de dire que René-Guy Cadou en était un.

Il est plus proche de nous maintenant que sa femme, qui fut mieux que la compagne de sa courte vie — celle de sa poésie même, est parmi nous et qu'une partie du groupe qu'on appelle, plus pompeusement qu'il ne le voulait sans doute, « l'école de Rochefort », s'est établie dans l'Orléanais. Ainsi son souvenir devient-ils vivant autour de lieux qu'il n'a que peu connus, encore qu'il ait été parmi les pèlerins de Saint-Benoît au temps où Max Jacob se faisait, pour ces jeunes d'il y a quinze et vingt ans, un ami, un guide, presque, un père.

On ne saurait donc s'étonner que le prix René-Guy Cadou, qui récompensera chaque année un jeune poète, tout comme le prix Max Jacob d'ailleurs, s'inscrive dans les événements littéraires de notre région. En le décernant l'autre dimanche dans le Loir-et-Cher, au Gué-du-Loir, les membres de ce jury, qui sont les membres d'une même amitié, d'un même corps d'amitié, ont voulu faire un autre pèlerinage. Ils se sont réunis dans l'auberge où, un jour de 1940, une troupe fervente, inquiète et pourtant joyeuse, comme on est à cet âge, s'était rencontrée. Et celui que la mort allait bientôt prendre avait marqué cette étape d'un poème, puisque toute sa vie était poésie :

Pour le gué du sommeil
Et la Loire à passer
Bonsoir au Gué-du-Loir
Les amis sont passés.

Car il ne devait qu'à peine dépasser trente ans. Il est parti le 20 mars 1951, d'un mal que rien ne guérit, et qui n'était sans doute pas seulement un mal du corps, mais un mal du destin, un pressentiment, une vocation :

Je m'enfuyais tremblant au fond du corridor
Vers les chères et redoutables figures de ma mort

Et comme tous ceux qui se savent promis à une disparition prématurée, une sorte de hâte, de frémissante fécondité le poussait à écrire, à ne point se refuser au génie qui se confondait en lui avec toutes choses. « O mort, pressons le pas »... Ainsi donna-t-il en treize ans — de 1937 à 1951 — trente-deux recueils de poèmes, qui témoignent tous, à travers l'évidente maturation du talent, dans la conquête passionnée de soi-même, d'une des inspirations les plus authentiques de cette génération.

Cadou est un fils de la Brière et il n'a guère quitté son pays natal, cette Loire Atlantique dont le nom nous emporte nous-mêmes, avec le courant de notre fleuve, jusqu'à la mer. Un fils du paysage de tristesse d'âpreté, de beauté aussi; et, à cause de l'océan tout proche, d'exaltation. Sa destinée d'enfant sensible, d'adolescent orphelin, puis de jeune instituteur se déroule à travers ce pays, en un cortège de noms de villages qu'il aurait pu inventer pour leur musique et leur charme, s'ils n'avaient été là d'avance pour l'accueillir. Sainte Reine-de-Brétagne où il naquit le 19 février 1920. Puis Nantes, la grande Ville, qui lui prépare des deuils cruels, mais aussi la révélation, bouleversante, l'amitié, le sacerdoce: de Poésie. Puis un itinéraire de solitude et de création: Bourgneuf-en-Retz,   Saint-Aubin-les-Châteaux, Pompas-d'Herbignac, Rochefort-sur-Loire naturellement et enfin Louisfert où il mourut le 20 mars 1951, que ses amis nomment à cause de lui Louisfert-en-Poésie, et dont il disait lui-même :

J'ai choisi ce pays à des lieues de la ville
Pour ses nids sous les toits et ses volubilis

Nous ne tenterons pas, dans cette brève évocation, de caractériser son œuvre, que d'autres ont su mettre à sa vraie place, notamment Michel  Manoll, dans son excellent, dans son émouvant ouvrage de la collection Seghers, paru en 1954. Manoll saisit très bien chez son ami une adéquation du quotidien à ses sources visibles ou occultes; une permanente effusion, le mariage profond du sujet et de l'objet, dans une poésie d'intimité et pourtant d'ouverture infinie au monde, de transparence et pourtant d'éclat. Il est difficile d'être un poète original au milieu du XXe siècle, après tant de renouvellements, de révolutions, de découvertes qui ont conduit la littérature jusqu'au bout d'elle-même. Symbolisme, cubisme, surréalisme, et combien d'autres écoles, dont celle de Rochefort tentait précisément de se dégager. Au milieu de tant d'expériences irritantes ou suspectes, René-Guy Cadou apportait quelque chose de sain. Comme dit encore très bien Manoll, « un sens de la vérité dans le merveilleux ». On peut certes lui trouver des références, celles de ses dilections : le Rimbaud des « illuminations », mais je pense à celui de « Ma Bohème » ; Apollinaire évidemment dont il fait un fervent portrait, aussi à l'Augustin Meaulnes d'Alain Fournier, si bien apparenté à son paysage mental, et je songe encore à ce poète élégiaque de la génération précédente, mort jeune lui aussi, Emile Despax, encore prisonnier des anciennes formes, et pourtant nostalgique d'un même bonheur. Qu'importent d'ailleurs les formules ! La recette de René-Guy Cadou était celle de sa sincérité et de sa richesse, une double attention, parce que tel était son don, portée à l'homme secret et à la vitalité du monde végétal, et parce que, comme il disait, « c'est le cœur qui fait tout »: Ainsi se manifestaient à travers lui un printemps perpétuel, une germination des sentiments à l'intérieur des mots, qui s'ouvraient alors comme des fleurs. Il avait l'intelligence profonde et lumineuse de la vie, et ces clartés de l'Esprit qui se passent des longs et arides cheminements de la pensée pour remplir de signification les images, pour révéler tout ensemble ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas, afin que ce qu'on sait retourne à son mystère et que ce qu'on ne sait pas devienne tout à coup familier. « J'écris comme je parle, en plein vent... » Il n'avait en effet qu'à parler pour délivrer la poésie et se délivrer lui-même, tout comme :

Les bêtes et les puits qui ont brisé leurs chaines

Puis les chaînes qui le retenaient à la vie se sont aussi brisées. Il avait dit : « On n'est jamais trop près du ciel. » Il avait dit : « C'est un bonheur de tout sacrifier à la poésie et de le savoir. » Un bonheur et un risque, un sacerdoce, un sacrifice en effet. Il avait dit encore :

Le        vent baisse la voix
Quelqu'un parle de moi
Sous la lampe...

On parlera de lui, sous la lampe, sous le soleil, partout où des âmes attentives écouteront son message. Un romantique d'aujourd'hui ? Sans doute. Un « sur-romantique », comme il disait lui-même, pour marquer ses chances, son chemin, sa génération. Mais pourquoi ne dirait-on pas simplement, puisque c'est si rare, et puisque cela suffit à tout dire un poète ?


 

 

 

 

 

Le souvenir de René Guy Cadou, par Charles Le Quintrec

La Bretagne à Paris, 5 février 1960

 


 

Belle, émouvante conférence dans le cadre des activités d'Ar Pilhaouer, ce vendredi 29 janvier, à la Maison de la Bretagne. Le poète Michel Manoll, devant une assistance choisie, a trouvé des accents bouleversants pour évoquer la vie et l'œuvre de son grand ami René-Guy Cadou, dont les vers ont été interprétés par Mme Marguerite Wélens, de chez Agnès Capri.

Il me semble qu'un compte rendu de cette manifestation peut très bien trouver place dans le cadre de cette chronique. Il y fut en effet parlé de tous les ouvrages du poète de Louisfert, un des plus grands (et je pèse mes mes mots) que la Bretagne ait donné au monde.

René-Guy Cadou... Un nom que nous apprendrons à citer après ceux de Chateaubriand, Lamennais, Renan, Corbière, Max-Jacob, Victor Segalen et avant tous les autres dont on se réclame à tort et à travers.

Qui sait ce que peut, ce que doit signifier la poésie, ouvrira les livres de cet enfant de Sainte-Reine-de-Bretagne que Michel Manoll nous a montré attentif à toutes les séductions de l'enfance, à toutes les magies de l'âge tendre, à toutes les prémonitions de l'écolier qui ne veut être qu'un « fils du sol ».

Ah, l'amour du pays natal dans l'œuvre de Cadou !.. Certes, ce grand poète ne s'en tient pas à l'imagerie parfaitement surfaite du calvaire et des ajoncs d'or, mais cela ne l’empêche nullement d'entendre respirer la terre et de nous rendre sensible aux miracles du terroir universel.

Cadou (après quelques autres), a fait la preuve que l'on peut aimer et chanter la Bretagne sans être pour cela taxé d'écrivain régionaliste. Il y a en effet un fossé entre cette Bretagne-là et les bretonneries dont on ne cesse, par ailleurs, de nous accabler.

Il faut tout le talent de Cadou pour prendre une certaine distance avec les clichés, pour monter dans la lumière. Epiphanie végétale...

Notre compatriote se situait, et Michel Manoll a tenu à nous le rappeler, entre Francis Jammes, le mage d'Orthez et Pierre Reverdy, poète secret mais également inspiré.

De Sainte-Reine-de-Bretagne où il vit le jour, à Louisfert où, à trente et un ans il devait mourir, il n'y a pas d'autres drames dans la vie de Cadou que celui de la poésie. Sa femme Hélène (que nous avions la joie d'accueillir ce vendredi à la Maison de la Bretagne) nous l'a dépeint possédé par la joie verbale, en attente du chant.

Il aimait la vie rustique, la vie simple des champs. Une pèlerine, une paire de sabots, une bonne pipe et sa chienne sur les talons, il partait dans le vent, à la cueillette de champignons sans doute (n'est-ce pas Victor Caridel ?) mais aussi à la rencontre des mots qui tout à, l'heure s'organiseront dans le poème et qui porteront, pour les hommes de demain, beau poids d'amitié. Pour Cadou en effet, la poésie est une école d'amitié, une école, qui nous permet au coude à coude de nous montrer chaque jour plus digne du métier d'homme.

Ses amis, il est juste de le dire ne l'ont pas oublié après neuf ans. On pouvait les reconnaitre la Maison de la Bretagne à leur ferveur : Jean Rousselot, Edmond Humeau, Fernand Touret.

Michel Manoll, l'auteur d'un remarquable « Tristan et Yseult » (1), exécuteur testamentaire de Cadou a su, de façon toujours émouvante, se pencher sur un passé récent et retrouver, dans l'œuvre et dans les lettres de son ami, les enthousiasmes de cet homme passionné qui veillait tard sous la lampe. Victor Caridel me l'a dit : sa fenêtre, comme un phare, veillait sur Louisfert et sur l'océan bocager des alentours.

Il faut lire Cadou et pour bien le comprendre je pense que le lecteur non averti devra d'abord ouvrir le très remarquable ouvrage que Michel Manoll précisément lui a consacré (2). Que de joies pour un Breton que d'entrer dans cette œuvre forte, concrète, en prise directe avec le rêve et la vie de chaque jour, le rêve et la vie se soudant ici de façon magnifique. Aucun hiatus dans cette poésie heureuse de porter promesse entre le ciel et la terre d'une alliance végétale. Toute la terre, toute notre terre est là, vivante, pleine d'une bonne odeur d'humus et de fougère, accueillante à ceux qui savent y marcher de confiance. « La grande ruée des terres » personne chez nous ne l'avait encore célébré, du moins avec cet accent d'authenticité et sans y mettre cette mièvrerie qui gâte les meilleures pages d'un Brizeux par exemple. L'œuvre de Cadou n'émergera du fatras poétique contemporain que lentement. La postérité a besoin de prendre du recul. Mais la petite patrie peut quelquefois agir plus vite. En tout cas, ce vendredi soir, les Enfants de la Loire - Atlantique, conduits par leur présidente Mme Jean Mayeux, ont tenu, par leur présence, à souligner l'importance de Cadou en Bretagne. C'est un signe qui ne trompe pas.

Au moment où notre province est attaquée, au moment où l'on ose la comparer à la pire des Patagonies, nous n'avons pas trop de tous nos grands hommes pour faire la preuve de sa vitalité et de son génie.

1) « Tristan et Yseult », par Michel Manoll. Editions G.P. 80 rue Saint-Lazare, Paris.
2) « René-Guy Cadou ». par Michel Manoll. Editions Pierre Seghers, 228, boulevard Raspail Paris 14e.


 

 

 

 


 

Un poète au naturel, par Marc Alyn

Démocratie 60, 15 décembre 1960

 


 

Le 21 mars 1951 — il y aura bientôt dix ans — la poésie française perdait, en la personne de René-Guy Cadou, son grand Meaulnes et l'une de ses voix les plus attachantes. Cadou avait trente et un ans. Poète d'une exceptionnelle précocité, il avait publié sa première plaquette : « Brancardiers de l'aube » en 1937, alors qu'il étudiait encore au lycée de Nantes. Encouragé par Max Jacob et Reverdy, très vite entouré d'un vaste réseau d'amitiés, René-Guy Cadou allait donner vie — la sienne — au chant qu'il recélait, sans jamais quitter ces « terres de l'Ouest » nostalgiques et rudes où il était né.

Sa profession d'instituteur de campagne lui apporta l'inconfort nécessaire à la création, en le conduisant de village en village, d'une école à une autre école, de la Brière au bocage, jusqu'à son dernier souffle. La Loire épouse ainsi les courbes de ses poèmes et semble partager avec eux son impétuosité et ses reflets de sable, ses courants froids et ses tourbillons. La vie de Cadou est une carte départementale dont chaque nom de village, se confond avec le titre d'une élégie : Saint-Aubin-les-Châteaux, Saint-Herblon, Pompas-d'Herbignac, Clisson et Louisfert, l'ultime étape.

A sa mort, René-Guy Cadou songeait à réunir en un volume l'ensemble de sa production lyrique, jusque-là dispersée dans des revues provinciales de diffusion confidentielle ou dans des éditions à tirage limité : « Hélène ou le règne végétal », tel était le nom qu'il avait choisi pour ce navire de papier et d'encre au lancement duquel il ne devait pas assister. Dans sa préface, il le confiait à la mémoire des hommes, avec une confiance pathétique : « ...peut-être entendrez-vous cette voix qui frappe, qui veut entrer, qui frappe, jeunes gens, qui frappe comme vous à la porte de son destin et qui chante sous les balles. » Le livre, qui groupait les poèmes rédigés entre 1944 et 1951, parut en deux tomes, en 1952 et 1953. Son succès fut considérable. En rééditant aujourd'hui « Hélène ou le règne végétal », Pierre Seghers donne aux critiques l'occasion de juger sur pièces (ou de réévaluer) une œuvre qui, pour beaucoup, fait déjà figure de « classique » de la poésie moderne.

La poésie de René-Guy Cadou n'est pas de celles qui séduisent par l'ampleur de leurs vues ou par telle audacieuse remise en question de la condition humaine. Elle ne choque ni ne violente. Son domaine est celui des émotions simples mais essentielles : l'amour de l'épouse, le vin nouveau partagé entre amis, les chevaux, les chiens, tout le cortège des bêtes, les arbres et les fleurs qui parlent à qui sait apprivoiser le silence, et la joie de vivre, sans cesse troublée par la hantise de la mort.

Le miel du poète

Avec ces éléments, le poète a fait son miel, un miel de syllabes délicates qui ne risque pas de perdre de sitôt sa saveur :
« Entrez n'hésitez pas c'est ici ma poitrine
Beaux oiseaux vous êtes la verroterie fine
De mon sang je vous veux sur mes mains
Logés dans mes poumons parmi l'odeur du thym
Dressés sur le perchoir délicat de mes lèvres
Ou bien encor pris dans la glu d'un rêve
Ainsi qu'une araignée dans les fils du matin... »

Cet univers doit peu de chose au surréalisme; ou plutôt l'influence de ce dernier a été assimilée, incorporée à la texture d'un chant soucieux avant tout de s'aligner sur une tradition plus sage. Cadou a reçu d'Apollinaire et de Max Jacob le goût de certaines comptines trop populaires  pour n'être point savantes, et cette veine alimentera quelques-uns de ses plus beaux poèmes, en particulier « Saint Antoine et Cie » et « Le diable et son train » :

« C'est venu d'un seul coup en travers de mon sang
Comme un fouet de ficelle et un tour de toupie
Satan c'était Satan mère je vous le dis
- Très bien ! dit le parrain, qu'on m'apporte ma hache
Mais l'enfant s'envola dans des vêtements riches. »

Milosz, de son côté, celui de « la berline arrêtée dans la nuit » ou de « Karomama », a doté Cadou d'une prosodie allusive, brumeuse, étouffée comme un sanglot. Un Cadou nocturne, mélancolique et avide de symboles naîtra de cette rencontre. Il était donné à un autre poète de la nature, Francis James, d'aider Cadou à fondre en lui ces diverses admirations. Jammes joue dans la formation du poète de Louisfert le rôle que Verlaine joua dans la sienne : il lui permet d'accepter. Influençable, le poète du « Règne végétal » ne le fut jamais, d'ailleurs, au détriment de sa personnalité profonde. Ce qui frappe, au contraire, dès ses premiers recueils, c'est l'assurance du ton, l'aisance souveraine avec laquelle Cadou manie la parole.

Ouvrez ce livre, témoignage noir sur blanc du passage de Cadou sur la terre, tournez-en une à une les pages et vous découvrirez quelques-uns des plus beaux chants d'amour de notre temps. Il y a là des amis : Hélène, femme du poète et sœur de la trop sensible Clara d'Ellébeuse ; Pacifique Liotrot, garde-chasse d'un château déserté ; Saint-Antoine et les fusillés de Châteaubriant, l'épicière de St-Benoît-sur-Loire qui connut Max Jacob, et des enfants, et la grande ombre musculeuse du peuple :

« Poète ! René-Guy Cadou ?
Mais montrez-moi trace des clous
Montrez l'eau vive où il s'abreuve
Montrez rabots et planches neuves !
Montrez-le moi sur le sentier
Larron avec le fer aux pieds ! »


 

 

 

 

 

Notre plus grand poète depuis Tristan Corbière, par Charles Le Quintrec

La Bretagne à Paris, 9 décembre 1960

 


 

Publié en deux volumes il y a sept ou huit ans, Hélène ou le Règne végétal, est, en quelque sorte le chef-d’œuvre de Reé-Guy Cadou. L'éditeur Pierre Seghers vient d'en donner une excellente réédition sous une seule couverture. Il y a même ajouté une plaquette aujourd'hui introuvable en librairie. L'ensemble ne manquera pas de réjouir l'amateur de poésie et tous les amis du poète.

Très vite, en effet, les gens sincères et de bon goût s'apercevront qu'ils ont là, entre les mains un authentique chef-d’œuvre. Mes lecteurs me rendront justice. Il est bien rare de me voir employer ces mots de chef-d’œuvre. Cette fois, je le fais de tout cœur, en toute lucidité.

Oui, Hélène ou le règne végétal est un chef-d’œuvre de lyrisme, de poésie vraie, directe, en prise sur le monde. Un homme y parle de son amour. De son amour de la terre (terre de Bretagne, bien sûr et toutes les autres, reliée à celle-là par sortilège), des arbres, des bêtes familières, des matins mouillés où les oiseaux se lissent les ailes, des crépuscules tranquilles où, seule, une enclume de village ose encore tinter. Le poète est né de la terre. Il est aux écoutes de tout ce qu'elle dit, de tout ce qu'elle tait. Toujours il a su comprendre son langage, lire dans ses silences. Le voilà devant l'école de Louisfert, à la fenêtre de sa chambre, sous sa lampe d'étude, face à ses amis Max Jacob et Guillaume Apollinaire. Le voilà libéré de tous ces mots qui ne vieilliront plus, qui ne passeront que dans la mesure où passent les choses d'ici-bas.

Est-il nécessaire de rappeler que René-Guy Cadou est mort en 1951 à l'âge de 31 ans. Non. Ce livre en effet, n'est pas d'un mort, mais d'un vivant. D'un homme qui a saisi beaucoup des choses importantes d'ici-bas et qui nous en donne primeur avec franchise et plaisir fraternel.

Que tous ceux qui lisent cette chronique sachent que le livre de René-Guy Cadou doit être toujours à portée de la main. Qu'il suffit de l'ouvrir pour être ébloui.

On me dira : on ne demande pas mieux que de vous croire, mais vous, vous vous y connaissez en poésie. Nous, nous n'y comprenons rien. C'est souvent trop vrai, hélas ! Trop vrai qu'un beau, qu'un grand public ne puisse communier en poésie depuis que nos mandarins et grands faiseurs se complaisent dans la sacro-sainte obscurité. Avec Cadou, on ne craindra pas de ne rien comprendre. Ici tout devient clair, juste, chantant. Ici, un homme chante, parle, enchante. Il suffit d'ouvrir son ouvrage, de laisser aller son cœur.

Les philistins et les autres diront que c'est influencé par Jammes, Milosz, Apollinaire. Et après ? Après, c'est Cadou. Que ceux qui n'ont jamais été influençables, influencés, osent le dire. Apollinaire devait beaucoup à Verlaine, Verlaine à Villon... La chaîne est ainsi remaillée.

On lit Cadou pour sortir de la grisaille des villes et des âmes, pour mériter un coin de verdure entre ciel et terre, un oasis de vraie joie. Son chant est grave, large, continu, sans autres hiatus que ceux permis par l'inspiration. Oui, Cadou est un inspiré. Pour l'être, il n'a pas besoin de prendre sa tête dans les mains ni de faire semblant d'être profond. Tout lui a été donné. Il l'avoue, d'ailleurs, dans une sorte d'introduction à son œuvre. Sans forfanterie. En homme de vérité.

Cadou, ce blasonneur de bocage, ce piégeur d'azur, ah ! comme il nous change de tous ces intellectuels qui n'ont rien à dire, rien à donner et qui passent leur temps à mettre le monde en équations, un monde abstrait, algébrique, alors que le monde est, d'abord, un monde d'hommes et de femmes, d'arbres et de terres.

La mode exige du poète qu'il soit abstrait, fermé, habillé de prétention et de cosmogonie. Mais la mode passe, toutes elles sont éphémères, alors que ce qui est simple (mais la simplicité ne s'imite pas), alors que ce qui est humain (nos philo-math, n'aiment pas ce mot), ne vieillit jamais dans le cœur des hommes de bonne volonté.

Je viens de relire, parmi tant de chefs-d’œuvre, la « Lettre à Pierre Yvernault, curé de campagne »    Dieu, quelle qualité d'âme chez ce poète, comme les mots lui sont fidèles, comme ils accourent à son appel, comme ils répondent à sa musique intérieure. Je le dis comme je le pense, il est difficile de lire de nos jours quelque chose de plus beau. Voici d'ailleurs cette Lettre :

« Cher ami ! Sans doute êtes-vous comme moi dans un village
Encadré par les candélabres de la pluie
Recevant à dîner d'inquiétants personnages
Comme Rimbaud ou Max Jacob ou Jésus-Christ.

Dieu merci ! Le presbytère n'a rien perdu de son charme
Ni le jardin de son éclat !
Toujours l'odeur des seringas
Et le ciel qui tombe des arbres

En ce moment il se peut que vous m'écriviez
Votre admiration pour Van Gogh
Que vos châssis soient préparés
Pour les graines de tournesol

O mon Dieu ! Laissez-moi célébrer ce curé de campagne
Il en sait plus que moi sur les mystères qui nous accompagnent
Et ce qu'il met en vers dans sa chambre chaulée
N'est rien que ce murmure de Vous à lui qu'il me plairait d'intercepter. »

Voilà ce qu'un vrai poète peut dire et peut faire quand les modes ne le gâtent pas. Il faut saluer cet effort de spontanéité, cette solide et douce ramure de poésie, cette résurgence de lumière. Cadou fait la preuve que la poésie peut être de communication et de communion. En ces jours d'hermétisme et de prétentieux rébus, il nous donne une leçon, il est un exemple.

Son mérite est immense encore que les choses lui furent sans doute facilitées par le pays de Louisfert, par le damier clair des champs et des prairies, par les odeurs de la forêt prochaine semblable à celle de Brocéliande.

« Comme un torchon qui brille admirez la campagne
Toute en haut du grand mât paisible de l'été !
Les jupons du soleil moussent divin champagne
Dans les salons du vent pleins d'oiseaux irrités !

Toujours les lys ! Toujours cette blancheur diffuse
O Vierge végétale il est temps de gréer
Et de brandir en Dieu la ferme bienheureuse
Qui traîne son boulet de lumière à son pied !

Ah ! chanter l'arbre et la noire hirondelle qui plane
Au-dessus de l'ennui comme un aéroplane
Chanter le myosotis et la fleur de souci
Plus chaude que ma chienne avec ses six petits !

Les ormeaux du passé ont des feuilles plus vertes
Que la philosophie en pages des romans
Et les routes sans lieues pour une âme déserte
Ont des relais d'auberge autrement consolants. »

Roger Piault, co-directeur des éditions Seghers, qui aime sincèrement la poésie de René-Guy Cadou, peut faire (et fait) le maximum pour elle. C'est une des plus belles de ce temps.

 

(l) Hélène ou le règne végétal, éditions Pierre Seghers. 230, boulevard Raspail, Paris.
(2) La poésie du passé, par Paul Eluard, même éditeur.


 

 

 

 

René Guy Cadou, par René Lacôte

La Chronique de Poésie, Les Lettres Françaises, 16 mars 1961.



 

Dans ce livre, où sont réunis les poèmes écrits dans les sept dernières années de sa vie, Cadou est tout entier. On peut prononcer des discours, donner du témoignage vécu auquel le témoin à quelque intérêt personnel, la plus réelle présence du poète n'en est pas moins dans ce recueil, où sont aussi tous ses meilleurs poèmes et tout ce qui me parait appartenir désormais au patrimoine de la poésie française. Aussi longtemps qu’ Hélène ou le règne végétal se trouvera en librairie, il ne sera plus possible de trahir et de censurer impunément Cadou en se proclamant le meilleur et même le seul dépositaire de sa pensée, non sans en référer toutefois aux pires ennemis de cette pensée. Cadou avait d'ailleurs adopté des positions et il avait des conceptions dont l'ensemble complexe lui était personnel. Pour beaucoup de ses amis, il y a toujours chez Cadou un aspect gênant qu'il s'agit de masquer. C'est pourquoi nous assistons depuis 10 ans, autour de lui, à ce déploiement de fumée à l'abri de laquelle on se déchire. Et c'est pourquoi aussi, parler de Cadou, pour les gens de Rochefort, revient presque automatiquement à célébrer le petit vin blanc des bords de la Loire. Il ne faudrait tout de même pas que le lecteur en vienne à imaginer ce joyeux garçon, comme un poivrot, qu’il n'a jamais été, pas même occasionnellement.

Personne, aujourd'hui, ne peut rien changer à ce qui fut et qui dans Hélène ou le règne végétal, demeure. Cadou, tel qu'il était, peut-être gênant pour quelques-uns. Mais c'est ainsi qu'il était.

Hélène ou le règne végétal est un livre d'une prodigieuse et saine vitalité, plein à craquer de toute la réalité quotidienne dont le poète s'émerveille dans son existence d'instituteur rural. La savoureuse expression de la joie de vivre, celle de la tendresse, de l'amour, dans la poésie de Cadou, ont suscité des enthousiasmes très justifiés et qui ne créait entre ses admirateurs divers, de problèmes particuliers.

Il en va autrement du sentiment chrétien dont cette œuvre est imprégnée et auquel on ne peut faire dire ce qu’il ne dit pas. Je croirais indigne, à chaque fois que j'ai à parler de Cadou, de ne point donner la grande place qui lui revient, dans cette œuvre, à ce sentiment que je ne partage pas. Mais que les gens qui exploitent ce sentiment laissent au lecteur le soin d'entendre le poète s'expliquer lui-même sur ce sujet, jusque dans cet admirable Nocturne qu'il écrivit peu de jours avant sa mort et qui refuse toute conversion. Ce croyant est mort comme il était né et comme il avait toujours vécu, sans jamais passer par l'église. Il demande qu'on respecte ce choix très personnel. Il leur redemande enfin dans ce livre QUI vient de reparaître et dont les plus beaux vers sont encore d'une éclatante nouveauté parce qu'ils sont de ceux qu’on ne citait jamais.

C'est le chrétien, dans sa foi libre et personnelle, qui parle contre le crime racial aux États-Unis, et je n'ai pas la moindre peine à mettre au compte de cette foi ses accents que pourtant je fais le mien :

Si c'est cela qu'on fait au roi des juifs
que fera-t-on au pauvre nègre ?
L’un brillait avec les planètes
L’autre n'a qu'une chandelle de suif
Encore l'a-t-il volé ! Et c'est cela justement qu'on lui reproche
De s'éclairer avec les quarante sous des autres sous le porche
Et le flic qui habite une chambre cossue
Dans la six-cent-soixante-sixième avenue
S’est arrangé pour le surprendre et pour le pendre
A un bec électrique
A ce moment où la lumière du jour se fait plus tendre
Joseph d’Arimathie était bien bon que dans l'aube sévère
Coucha Jésus comme un enfant dans un morceau de serpillière
Mais qui reprendra ce corps doublement calciné par la race et par la souffrance
Équipa le commun volet mal fermé sur la bouche de l'espérance
Oh ! Dites ménagères en pilou et vous jeunes gens du petit matin
Enroulés dans les fourrures du sommeil et dans la buée chantante d'un refrain
Aurez-vous pas pitié de ce cadavre balancé au milieu de la rue
Et dont la tête contre les murs est bien le plus redoutable angélus.

Cadou sait bien qu'il est en désaccord avec presque tous ses amis quand il cherche à réaliser l'unité entre sa foi et ses idées, et quand il dédie, par exemple, à Jean Richard Bloch, qui venait de mourir, le souvenir de Max Jacob, à propos de ces Ides de Mars qui nous ont pris, depuis René Guy Cadou est François Monod.
Ce poète, qui donne à l'amitié une si grande part de sa vie, sait fort bien pourtant combien il est différent de ceux qu'il aime, et que ceux-ci le comprendront toujours mal :

Je songe à vous auprès d'Hélène en le fouillis de ma maison…
Et tout à l'heure je vais jaillir du sol comme une tulipe
Vous achevez vos palabres aux Deux Magots ou bien au Lipp
Je monte dans ma chambre et prépare les feux
J’appareille tout seul vers la face rayonnante de Dieu
Ah ! Croyez moi je ne suis pour rien dans ce qui m'arrive
J’ai 29 ans et c'est un tournant suffisamment décisif
Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur.

Comment s'étonner si ceux-là non seulement ne veulent pas avoir, mais sont aussi incapables de saisir la ferme résolution qui gouverne l'activité de Cadou et qui fait de lui, dans les dernières années de sa vie, un grand poète. Je pourrais ici citer bien des pages qui sont à la fois exemplaire et d'une stupéfiante originalité. Qu’il me suffise de rappeler que pour l'histoire Cadou est avant tout le poète des Fusillés de Châteaubriant. C'est un thème qui a inspiré d'autre poète de la résistance, aussi sincères que l'était Cadou. Mais ce texte s'est imposé spontanément à lui comme un devoir auxquel il ne se serait pas reconnu le droit de se dérober. C'est l'hommage aux martyrs communistes de la Sablière que le poète, militant communiste d'une cellule de Chateaubriand, se sentait tenu d'écrire pour affirmer pleinement sa pensée au-delà même de ce que les mots peuvent dire. Il n'est pas possible de le situer autrement. Et voilà ce que Michel Manoll n’acceptera jamais de dire.

Que chacun, acceptant de bien situer Cadou, comme il doit l'être dans la complexité de ses conceptions, prenne ensuite son bien il le trouvera de préférence dans l'œuvre, il n'est rien de plus légitime. Cette œuvre ne nous a pas laissé pour être accaparée par quelques-uns, et personne n'a reçu d'autorité particulière pour nous dire ce qu'il faut en penser. La poésie de Cadou, comme tout autre, appartient à tout le monde.

Pour le 10e anniversaire de sa mort, les « amis de Rochefort », dans une collection qu'il avait fondée ont réimprimé pour la première fois sous le titre, Poésie la Vie entière, les poèmes qu'avait publiés Cadou de 1937 à 1942. Il s'agit donc de ses toutes premières œuvres. On ne les mettra pas en parallèle avec Hélène ou le règne végétal dont elle ne pouvait avoir la richesse et la maîtrise. Mais l'heure est aujourd'hui venue d'étudier Cadou dans son évolution, et nous avions besoin de ce livre, qui sera suivi, prochainement je l'espère, d'un second volume. Les «Aamis de Rochefort » auxquelles j'ai comme on le sait, beaucoup de critiques à faire, ont réalisé avec beaucoup de scrupules cette édition, présenté par une simple et nécessaire note historique et non par une préface dans le style de « l'école » que l'on pouvait craindre, Cadou s'est expliqué sur les raisons qui l'ont fait rejoindre le groupe de Rochefort, où la compagnie disparate était joyeuse et d'agréable rapport. J'espère qu'on retrouvera ses textes en le second volume de Poésie la Vie entière.

On y verra que l’« Ecole de Rochefort » n'a jamais été pour lui et n'a jamais été en réalité, le mouvement littéraire qu'on veut aujourd'hui nous montrer. Avec le recul, devant l'image qui nous en est laissée, on pourrait s'étonner que Cadou  ait donné dans cette sorte de félibrige. Mais les choses reprendront un jour leur aspect véritable. Et l'on comprendra bien que Cadou soit allé vers les amitiés qui s'offraient, comme je l'aurais fait moi-même, qui me suis toujours détourné de l'école de Rochefort, si j'avais vécu loin de Paris, sur les bords de la Loire.

C'est seulement après la mort de Cadou, dans le nouveau climat que l’on sait et pour les raisons que l’on sait, que les entreprises de Rochefort sont devenues si déplaisantes. La publication de Poésie la Vie entière se présente dans des conditions nouvelles, infiniment plus saines. Si l'on a enfin compris quel mal a été fait, il sera possible d'espérer, de nouveau, l'apparition d'activités plus sérieuses et moins tapageuses, consacrées au rassemblement des documents et données et des études dont nous avons besoin, et qui sont tout ce que les jeunes peuvent attendre désormais des « amis Cadou », votre serviteur y compris.
Un poème inédit de René Guy Cadou

Comme un seul homme

Les grands pays qui n'ont plus cours
Le ciel plein des ressorts usés de la tempête
Immeuble dévasté par les vagues du jour
Dans le moment soudain de la tristesse
Dans la confrontation décisive des mains
Un regard d'un bleu d'habillement qui me pénètre
Une poussée un peu à gauche du chemin
Mais toujours le retour serré du coude à coude
Cette marche à long terme ou je ne puis doubler
Ce triste compagnon sans cesse à mes côtés
Il serait bon d'aller tout seul de porte en porte
Comme un courrier qui met longtemps à parvenir
Dormirait avec des chiens entre les jambes
Pour rien
Pour simplement s'empêcher de sourire
Et d'assurer qu'on est bien la
On oublierait de respirer
On laisserait monter la soupe de l'espoir
On serait fort comme un homme

1947


 

 

 

 

 

Un poète: René Guy Cadou, par Maurice Chapelan

Le Figaro littéraire, samedi 16 mars 1961.

 



Je n'ai pas connu le jeune homme qui s'appelait René Guy Cadou. Et j'ai méconnu le poète… Au ! Je savais qu'il existait, son talent et sa gentillesse, plusieurs de ses meilleurs amis étant aussi les miens. Et, bien sûr, j'avais lu ici ou là de ses poèmes. Mais enfin ses livres n'étaient pas de ceux vers qui ma main s'allonge elles-mêmes, ni que j'emporte sous le bras, les matinées de soleil, pour les relire en marchant dans la forêt ou assis sur quelques pierres au bord d'un étang. Aujourd'hui qu'il va y avoir dix ans qu'il est mort et que je suis devenu pour son œuvre l'une des paires d'yeux innombrables de la postérité, il me faut avouer, en lui demandant pardon, que j'ai appartenu à cette masse aveugle, ingrate, qui fait le désespoir des poètes, parce que c'est toujours trop tard qu'elle leur rapporte le tribut d'admiration chaleureuse qui aurait dû les aider à vivre.

Combien sommes-nous à qui s'adresse cette plainte altière :

Ah ! Croyez moi je ne suis pour rien dans ce qui m'arrive
J'ai 29 ans et c'est un tournant suffisamment décisif, je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ca ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur…

29 ans : 2 ans après, Cadou n'était plus.

Né le 15 février 1920 à Sainte Reine de Bretagne, dans le pays de Brière, où son père était instituteur, il mourut le 21 mars 1951, à Louisfert, dernier poste de l'instituteur qu'il fut lui-même, après une série de déplacements administratifs dans des villages de l'ouest. La modestie provinciale de cette existence, à laquelle l'espace et le temps ont été si chichement mesuré, nous explique à la fois la beauté de l'œuvre de Cadou et l'indifférence à son égard de ce qui passe, à tort ou à raison, pour être à Paris les augures de la gloire. Indifférence que le poète rendait au centuple. Il avait pour le secourir, l'exemple de deux autres solitaires méconnus, ses grands voisins : Pierre Reverdy à Solesmes et Max Jacob à Saint-Benoît sur Loire. Ce dernier avec lequel il échangea une correspondance immense, lui prodigua des conseils admirables dont celui que voici qui fut sa règle : « écris pour l'éternité et méfie-toi de la mode… Il faut travailler à l'esthétique éternelle et non pas à celle de 1942 qui est passagère. » Pressé par la main de Reverdy, dans la dédicace de Ferraille, qu'il reçut la plus enviable des couronnes : « pour remplacer cette ferraille, c'est fou, mon cher Cadou, qui forgea le plus beau et les plus fin métal. J'en aime l’éclats plus que celui de tout autre de ce temps. »
Et nous ajoutons, à la province la plus campagnarde et à la solitude, la nostalgie inguérissable de l'enfance, une fringale d'amitié, où l'amour unique et fervent pour sa femme Hélène, le chagrin d'avoir perdu sa mère en 1932 et son pères en 1940, enfin la certitude de sa vocation poétique, assombri, certes, mais aussi fécondé, par le pressentiment d'une mort précoce, nous aurons nommé toutes les sources où l'œuvre de Cadou puise sa vérité, sa fraîcheur, son émoi contagieux et sa mélodie fraternelle.

Dans la hâte où il se sentait de vivre et de s'exprimer, il publia en 13 ans, 32 recueils de poèmes, dont le meilleur se trouve réuni dans deux ouvrages : Poésie la Vie entière et Hélène ou le règne végétal. Le premier qui contient les pièces écrites entre 1937 et 1942, manifeste les efforts de l'auteur, encore très jeune, pour trouver sa voie :

Je cherche un homme en moi
à qui parler.

Cependant, à partir de Bruits Du Cœur (1942), on n'y voit poindre l'élargissement d'une inspiration – d'une respiration lyrique – qui ne cessera désormais de s'approfondir ni de s'élargir aux dimensions de l'univers le plus proche et le plus concret et des motifs le plus simplement, le plus familièrement humain :

Je suis là enchaîné à la fenêtre ouverte
Au bord du monde bleu qui porte ma maison,
Le soir n'allume plus les campagnes désertes
Rien ne peut plus fixer le toit de l'horizon…

O mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec les doigts
Le geste que tu fais dénoue les liens de cendres
Et ces larmes qui font la force de ma voix

Tout sera consumé dans la chambre de veille
La table le poète allume ses clefs d'or
La page inachevée libère ses abeilles
Et la main oubliée macule le décor…

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles…

Avant d'en venir à l'œuvre majeure de Cadou, il convient de s'arrêter un instant pour saluer cette école de Rochefort, qu'il fonde au printemps 1941 avec jean Bouhier et Michel Manoll , son ami le plus ancien et le plus cher, libraire à Nantes en 1936, quant à 16 ans il lui apporta ses premiers poèmes et qu'il lui prodigua encouragements et conseils.

École – le mot est une boutade – née du hasard et de la guerre, dont les « élèves » n'avaient d'autres liens que ceux, d'ailleurs très fort, de la poésie, de la géographie et de l'amitié. L'un d'eux, Jean Rousselot, s'en est expliqué fort bien :

« Cadou est Manoll les bas bretons, Bérimont le charentais, Follain le Normand, Rousselot le poitevin, Bouhier le vendéen, Béalu le Solognot, Guillaume le breton… tous étaient des terriens nés dans l'ouest de la France, ce qui faisait d’eux en même temps que les extrêmes occidentaux aiguisés, avec tout ce que la cela sous-entend de fragilité consciente et de raffinement dangereux, des hommes profondément enracinés dans les réalités telluriques et paysannes. »

Jean Bouhier se fit l’éditeur de tous ses amis poètes et leurs rencontres, à sa table ou dans les auberges et les bistrots du village, furent l'occasion de fêtes chaleureuses et ouvre à René Guy Cadou, tendrement aimé par tous et le plus généreusement admiré, trouvera la ferveur nécessaire à l'épanouissement de son génie et la compensation de ses errances solitaires de petit instituteur rural. Quand la libération les eut dispersés, la plupart ayant rejoint Paris, il se plaît à évoquer les compagnons de la première heure et compose la lettre à des amis perdus :

Maintenant j'ai peur de l'automne
Et des soirées d'hiver sans vous

Viendrez-vous pas au rendez-vous
Que c'est ami perdu vous donne
En son pays du temps des loups

Venez donc car je vous appelle
Avec tous les mots autrefois
Sous mon épaule il fait bien froid
Et j'ai des trous noirs dans les ailes.

Pour définir ce que les écoliers de Rochefort avaient entre eux de commun, il a forgé le mot de sur romantisme », qui vaut surtout pour Cadoux lui-même, et qui ne signifierait pas grand-chose si nous ne trouvions dans des préfaces dans des lettres, la conception qu'il s'était faite de son idéal :
« forte de se saisir seul forte de ses seules substances, la poésie doit se trouver d'elle-même portée par un rythme suffisamment agissant et voisin des battements du cœur, jusqu'au moment unique où son champ rejoindra l'universel concert. Je ne vis plus une minute sans poésie et le plus banal des quotidiens me donne prétexte à penser. La valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée. Je cherche surtout à mettre de la vie dans mes poèmes, à leur donner une odeur de pain blanc, un parfum de villas, la fraîcheur d'une petite de sauge ou d'une oreille de lièvre. Est-ce ma faute à moi si mon amour et sans histoire ? »

Relevons encore ceci dans usage interne, petit livre de réflexion parue en 1951 :
« il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. Je ne conçois pas de poésie sans un miracle d'humilité à la base. Chaque que à

chaque poète son drame. À chaque drame son style. J'écris pour des oreilles poilues, d'un amour obstiné qui sera bien, un jour se faire entendre. »
Il me semble que nous commençons maintenant de savoir ce jeune poète dans sa dimension véritable qui est grand.
La ligne de partage des eaux, dans sa vie et dans son inspiration, ce fut la rencontre de celle qui allait devenir sa femme :

Je te vois mon amour
Ensoleillé par les persiennes de l'enfance, comme un matin trop beau couleur de teint
Avec ce frétillement d'ablette de tes jambes, elle cette lente odeur de lessive de pain…

Hélène ou le règne végétal rassemblé poèmes écrit entre 1944 et 1951 : cette année dont cinq à Louis faire, vous le mais où les ménages s'installa le 6 octobre 1945. Dès le mois d'août suivant, René Guy Cadoux devait y ressentir les premières atteintes du mal abominable qui allait l'emporter. Presque à chaque page, le poète nous prouve qu'il a enfin pleinement réussi à placer sa voix et tout l'ouvrage foisonne d'images évidentes :

Une lampe éparpille au loin son mimosa
Ton œil agit encore la mère comme un mouchoir…
Le liseron du jour et le faire de la ligne et le faire de la grille… La lampe pigeon
Des quêtes tristement les graines du plafond…
… Mon enfance étendue sur moi comme les cordes dans lutte…
Une petite lampe remue très doucement sa paille…

Les thèmes que nous avons dits s'y épanouissent avec une plénitude et un accent inoubliable (oui : beaucoup de sévères musicaux et libres se gravent de même dans notre mémoire). L'amour :

Mon amour tu es la commune herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien D.C.
Ta paupière pareille à déjeuner mouiller
J’épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurer syllabe de ton corps

encore et toujours l'amitié :

A ! que le vin est bon quand l'amitié propose
Qu’il est doux d'écouter et de lui-même devant
Quand l’ami parle de canard qui se pose
D’abord très loin à la surface des étangs…
Tu te fais des copains partout dans ta mémoire
Tu peux partir à jeun
Tu sais bien qu'au matin
Sous les pommiers
Dans la rue triste d'une ville
Quelqu’un sera debout qui détendra les mains…

L'enfance inguérissable :

Je n'ai pas oublié cette maison d'école
Où je naquis en février 1920
Les vieux murs à la chaux ni l'odeur du pétrole
Dans la glace étouffée par le poids du jardin…
Et je riais et je pensais aux pommes mûres
A la fraîcheur avoisinante du sellier
A ce parfum d'encre violette et de souillure
Qui demeure longtemps dans les sarraus mouillés…

Le labeur du poète :


Perclus de bleu dans le marasme d'un ciel gris
Lorsque je fais voler sur mon propre établi
Les copeaux de ce cœur qui se love tout comme
La peau tiède et dorée de la première pomme.

Enfin, entre autres chefs-d'œuvre, celui qui entre par hasard et tout amour me paresse être des poèmes promis à l'anthologie. Mais il faut les lire tout entier.
Il n'est pas niable qu'on trouve trace, dans les vers de Cadou, des influences nombreuses que ce jeune poète a subies. Certaines sont très précisément signées : tel vieille pluie, tel odeur de temps, tel mon enfant évoque Milosz, les cours navrantes viennent de Rimbaud, tant de colchiques d'Apollinaire… D'ailleurs il ne cherche pas à s'en cacher, et il a témoigné sa reconnaissance à ses poète de chevet en répandant leur nom dans ses poèmes : Max Jacob, Reverdy, Cendrars, Francis Jammes, Laforgue, Essénine (auquel a consacré une ode) ou Lorca. Mais je voudrais ici préciser ma pensée.

Je ne crois guère aux influences littéraires, du moins dans le sens où les professeurs l'entendent. Voyons comment cela se passe. Certaines lectures, à un moment déterminé, peuvent éclairer un homme sur lui-même : elle est comme une lampe qui s'allume au milieu d'une pièce obscure, mais il est évident que la lampe n'apporte pas les objets qu'elle éclaire. Autrement dit, être influencé par un écrivain est en réalité se reconnaître, plus ou moins, dans l'image qu’il nous rend de nous à travers lui, et recevoir ainsi à la fois confirmation de ce qu'on est et encouragement à persister à l’être. Aussi ne faut-il pas confondre ceux qui s'efforcent de ressembler à ce qu'ils aiment et ceux qui aiment ce qui leur ressemblent. Les premiers sont des disciples ; les seconds, parfois des maîtres, et Cadou en était un. Si, à l'exception du petit groupe de ses amis, on ne s’en est pas encore suffisamment avisé, c'est peut-être que sa poésie concrète, simple, limpide ne comporte d'autres ténèbres que ce clair-obscur spontané qui nimbe les œuvres profondes.

Deux phrases de Rémy de Gourmont dédié à des poètes morts jeunes – Ephraim Michael et Jules Laforgue – s'applique à René Guy Cadou : lui aussi « ne devrait pas être jugé mais seulement aimé », est « si son œuvre interrompue n'est qu'une préface, elle est de celle qui contrebalance une œuvre ». Pourtant ce n'est pas assez dire : Cadou appartient à la race des auteurs coings, des auteurs nèfles, qui mûrissent lentement dans l'ombre qui embaume. La postérité les préfère toujours aux fruits vers des lettres, qui agace de les une saison et pourrissent qui agace les dents une saison et pourrissent.


 

 

 

 

 

Hélène et René Guy Cadou, Pierre Ménanteau

Le Borée Sallaumine, juin 1967.

 


 

Le bonheur du jour… Ce cahier de poèmes qu'Hélène Cadou vient de faire paraître (aux éditions Pierre Seghers) a pour épigraphe ces lignes de René : « J'aime quand tu es triste… triste comme la joie plus triste que la tristesse, la grande joie silencieuse du monde » — et c'est cette grande joie silencieuse et triste, que nous écoutons dans ces chants graves, contractés, qui sont comme le soupir d'une âme. Celle qui fut la compagne admirable du poète parle de lui avec une pudeur qui est noblesse. Pas de cris. Une plainte discrète, d'une poignante sincérité.

La chambre tourne sur sa tristesse
Et tu es si loin tout à coup
Sous les pierres du sommeil
Que je me défais lentement
Et que mon ombre obstinée
Rôde pour te retrouver
Dans le glacis de l'hiver.

Et plus loin, dans un des poèmes les plus significatifs qu'il faudrait citer en entier :

… Je sais que tu m'as inventée
Que je suis née de ton regard
Toi qui donnais lumière aux arbres,
Mais depuis que tu m'as quittée
Pour un sommeil qui te dévore,
Je m'applique à te redonner
Dans le nid tremblant de mes mains
Une part de jour assez douce
Pour t'obliger à vivre encore.

Ah ! comme cela sonne vrai ! Hélène Cadou n'est pas raidie dans une douleur orgueilleuse. Elle se souvient, tout simplement, et son souvenir, fait l'humilité, de reconnaissance, est, sans nul doute, le plus bel hommage qui ait jamais été rendu à cette chère mémoire.

De lui, elle apprit la grandeur de l'amour :

…Je m'arme de ton regard
Et je salue le bonheur
Pour tous ceux qui n'en ont pas.

Il est si grand, cet amour, qu'il rayonne, que chacun, désormais en a sa part :

…Le gel peut bien clore les vitres
Peut-être qu'au point du jour
Un homme te reconnaîtra.

Oui, les hommes vous reconnaissent enfin, René Guy Cadou.

On ne peut dire que, de votre vivant, vous étiez tout à fait isolé. Les aînés glorieux, Max Jacob, Pierre Reverdy, vous traitaient en égal. N'aviez-vous pas aussi cette charmante troupe des Amis de Rochefort : Michel Manoll, Jean Rousselot, Lucien Becker, Jean Bouhier, Marcel Béalu, d'autres encore, qui lisaient avec joie vos poèmes, et vous entouraient d'une fraternelle affection ? Il a fallu cependant l'épreuve de la maladie et cette mort prématurée, (vous n'aviez que trente et un ans) pour qu'on découvrît que vous étiez un grand poète. Les Biens de ce monde — ces biens que vous alliez si tôt perdre, votre poésie, dans sa force, dans sa tendresse, dans sa douloureuse et brusque inflexion, les possède à jamais.

…Parce que tu chantais le monde et sa souffrance
Et le chien bohémien que je n'oublierai pas
Reviens
Il y aura cortège pour t'aimer.

Il y a cortège pour vous aimer. Mais il faut vous bien aimer. Il serait injuste que l'on pensât qu'avant son mûrissement final votre art était encore dans les limbes. Dès votre adolescence, vous portiez en vous le pressentiment que votre vie serait brève, plus brève que celle de votre mère, de votre père, que vous aviez perdus si jeune, et cela donnait à votre voix un accent déjà pathétique. On croyait que vous faisiez des gammes, et déjà vous parliez de votre destin.

Préparant pour L'Amitié par le Livre un choix de poèmes de René Guy Cadou, Georges Bouquet et moi, nous avons lu à la Nationale toute son œuvre ; il n'est pas une seule plaquette qui ait échappé à notre attention ; et grâce à cette remontée aux sources, nous savons qu'avant le magnifique Nocturne et tant d'autres pièces admirables où tous ses thèmes — la nature, l’amour, la souffrance humaine, la mort, le sentiment religieux — sont rassemblés, il préludait déjà, par des notes prémonitoires, à son chant bouleversant.

N'appelle pas
Mais entends ce cortège innombrable de pas,

a-t-il dit, dans son Art poétique ; à quoi fait écho Hélène :

Reviens
Il y aura cortège pour t'aimer.

Vous ne reviendrez pas, hélas !... Mais il faut qu'il y ait cortège pour vous aimer depuis votre jeunesse jusqu'à ce « deuil des primevères », jusqu'à ce printemps de 1951 qui fut le temps de votre mort — de votre gloire.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, frère des hommes, par Claude Vaillant

Sources, mai-juin 1957

 


 

On peut tout faire accepter aux hommes, même la poésie ; j'allais dire : surtout la poésie. A condition de s'expliquer. On ne discute pas avec des ombres.

Michel Manoll, dans la merveilleuse étude qu'il a consacrée à René-Guy Cadou, cite cette phrase, qui est peut-être de Cadou — je ne sais  mais en tous les cas, qui illustre admirablement sa poésie : « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ». (Il semble que ce soit du Reverdy d’après Sylvie)

Je souscris volontiers à cette affirmation, mais je me permettrai d'y ajouter : et avec la destinée des autres hommes.
Certes le plus personnel atteint souvent le plus impersonnel. « Madame Bovary, c'est moi », disait Flaubert. Néanmoins je crois que notre poésie ne sera valable que si nous savons mêler à nos propres tourments les tourments des autres hommes ; ou, plutôt, si nous savons discerner la responsabilité de la Société, dans ce qui nous accable, et hausser notre inquiétude personnelle sur un plan plus général ; si nous savons aider les hommes à se dépasser, à construire leur bonheur. Et ceci est fonction, non seulement de l'œuvre du poète, mais encore de son attitude devant les hommes. Le poète ne sera pas seulement un chanteur ; il sera un individu conscient. Et René-Guy Cadou l'a fort bien compris, dont la poésie n'est si émouvante, que parce qu'il fut l'ami conscient, le frère des hommes. Et c'est ce qui donne cette résonnance, cette vibration, ce « froid dans le dos » à certains de ses vers :

« De grandes belles filles qui ne sont pas nées
Se donneront pour rien dans les bois
Des hommes que je ne connaîtrai jamais
Battront les cartes sous la lampe un soir de gel... »

Qu'on le veuille ou non, la vraie vie est collective, c'est-à-dire totale ; et toutes les grandes époques furent des époques de vie collective intense. Je n'évoque jamais sans frémissements la vie de Florence, au temps des Médicis. Vie dangereuse, mais pleine, puissante, exaltée, à laquelle toute la Cité participait. Je crois que plus un être participe à la vie de la Société, plus il s'y intègre, plus il connaît de moments exaltés, de plénitude, de bonheur.

Certes, nous vivons dans un monde déchiré. On nous a aliéné notre joie, et le sens de la Fête est perdu. Mais ce n'est pas une raison pour jouer les témoins impuissants et éplorés. Il faut essayer de comprendre. Et c'est ce qui manque à la plupart de nos jeunes poètes. C'est tellement plus facile de dorloter ses petites douleurs !

Il ne s'agit pas de poser la vie en termes d'absolu, mais en termes d'assouvissement et d'aliénation. Se complaire dans la douleur, c'est tomber dans la complainte « bébête ». Les Romantiques ne s'en sont pas privés. Ce n'est pas à leur honneur.

Je n'ai jamais cru que la souffrance élevait l'homme. A un certain niveau, peut-être. A condition d'être dépassée. Sinon elle est stérile. La souffrance acceptée, — quand il y a moyen de faire autrement —, n'est que pauvreté spirituelle, lâcheté. On ne fonde pas la grandeur sur la souffrance et la pauvreté, mais sur la puissance, la richesse, la joie. Toutes les grandes époques, toutes les grandes villes nous l'enseignent : Athènes, Rome, Venise, Florence, Paris.
Toute véritable grandeur est encore fonction de notre présence au monde. La grandeur de Cadou fut de ne jamais rester à l'écart. Au contraire, il participa pleinement à la vie la plus humble, la plus quotidienne. Il ne fut pas Cadou le poète dans les nuées, mais Cadou homme et poète, qui sut se faire accepter par tous à la fois comme homme et comme poète, parce qu'il participait à l'existence des hommes, qu'il les aimait, les comprenait.

La compréhension n'est jamais à sens unique. Elle est échange. Et Cadou avait la passion de l'échange, du partage. On n'a jamais que ce qu'on mérite, et Cadou eut beaucoup d'amis parce qu'il savait les mériter.

Par son attitude et sa carrure humaine, il a rejeté dans le domaine de la légende, le poète maudit. Ce sera son plus grand titre de gloire, et aussi d'avoir relevé la fonction de poète, de l'avoir fait respecter, parce qu'il se respectait et respectait les autres ; parce qu'il était conscient du rôle que doit jouer le poète : ni cabotin, ni pleurnicheur au clair de lune : HOMME.

La bonté finit toujours par avoir raison. Mais c'est à nous d'y mettre du nôtre, de nous mettre à la portée des hommes.

Si cette perfection à laquelle, nous poètes, nous tendons, nous justifie dans une certaine mesure, elle est vaine, comme celle de Mallarmé, si elle n'est pas solidaire des autres hommes, si elle ne fait pas état de leurs préoccupations.

Il n'y a plus de maudits. Des mains se tendent. Tant pis pour ceux qui refusent de les serrer. Tant pis pour ceux qui se confinent dans leur vie privée, dans leur propriété privée !

Ils seront privés de la véritable vie et des véritables propriétés qui sont la sympathie et l'amour.

 

Bonheur à l'homme

Je n'oublierai jamais cette cour de collège
où je traînais mes pas ; je n'oublierai jamais
ces soirs d'avant-printemps pleins d'oiseaux insolites

Dans le dortoir fleurant le linge et le savon
un enfant braconnait le bonheur aux fenêtres
et prenait la lumière au collet des carreaux

Un enfant s'étreignait dans un futur splendide
et liait son ardeur à la terre étonnée
de sentir dans ses flancs craquer tant de rumeurs

Dehors il y avait de la mousse élastique
et des arbres vivants pour abriter les couples
Dehors des gars tenaient des filles par la taille

Mais à quoi bon le bal nocturne et cette bouche
collée sur l'embouchure énorme de la lune
s'il ne pouvait danser dans les bras de la terre

S'il ne pouvait crier les mots qui l'étouffaient
s'il ne pouvait serrer un corps contre le sien
quand la terre était chaude et voulait des étreintes !

Et l'enfant secouait d'un poing rageur la cendre
du rêve, en projetant du sang et des couteaux
sur le ciel où pleuvaient des confetti d'étoiles

Cela semble si loin : quinze ans ! J'ai doublé l'âge
et je conjugue encore le bonheur au futur
avec moins de rancœur, mais plus de peine aussi

Après tout j'aurai bien mérité d'être heureux !
Je l'ai tant demandé pour moi et pour les autres
et j'ai crié sur tous les toits : « bonheur à l'homme »

J'ai confiance : il viendra. Le printemps vient toujours
devant de l'hiver ; et l'espoir tôt semé
mûrit pour la ferveur étale de l'été.

 

Claude Vaillant.

« La mort d’un poète n’est pas une victoire des ténèbres »
M.Manoll

Hommage à RGC ou permanence d’un contact

I
René-Guy, depuis trois ans, je guette la voix des gens de Paris, anxieux de savoir si les pommes de Louisfert mûrissent encore dans l'odeur pâle du Souvenir. Seuls tes premiers amis — ceux de la longue veillée — ont entendu battre ton cœur à l'aube de ce nouveau printemps, battre ton corps immense et chaud comme ce soleil que tu rêvais de toucher. Michel Manoll nous a dit que tu vivais encore, et nous le croyons — nous qui savons que rien n'a changé sur le ciel barré de pommiers, et sur la route insaisissable où passe toujours la carriole du boulanger.

II

Mois de Mars impitoyable     dernier sursaut de l'hiver-
loup. Il le savait :
un 17 Mars, il apprend que Max — son ami — les bras
en croix, a été assassiné dans une geôle absurde.
Un autre 17 Mars, un journal tremble autour du nom de
Jean-Richard Bloch.
un 21 Mars, CADOU s'est absenté alors que riaient les
enfants dans la cour de l'école.

III

Il vivait dans la solitude active d'un pays chuchotant à l'extrême oreille de l'homme, la permanence virginale et sensible du « règne végétal ».
Il a vu s'effectuer la poussée vertigineuse des plantes, y saisissant la large présence de sa femme, de son Dieu et de ses amis.
Nous avons retrouvé l'herbe saine d'avril, vibrante, éternelle parce qu'il était le Poète Assoiffé.

IV
Et voici les nouvelles dimensions, souples et pénétrables du champ visuel de Cadou. Mystérieuses et infinies.

V
Ainsi se font présentes les voix illusoires du fugace réel, par les valeurs d'une transcription sincère.
Sincère désespoir face à l'immobilité des êtres dans l'assourdissante construction des villes.
René-Guy, par la transparence de la solitude présente, par la merveille de l'enfance proche, hante son futur, le Futur de l'homme :
« Il y a maintenant derrière cette enfance
Qui n'a jamais besoin de savoir pour souffrir
De longs trains noirs vêtus de feu qui se pourchassent
Férocement dans les entrelacs de l'avenir ».

VI
« Poésie ouverte à tous les vents » (J. Rousselot). Il fut l'élève de tous et de personne — comme il sera le maître de tous et de personne.
Synthèse — ou plutôt carrefour, prévisible, mais génial, du romantisme allemand, du symbolisme, de l'impressionnisme et du surréalisme ? Peut-être ; mais certainement un vagabond solitaire, l'oreille tendue vers le murmure du monde, vers, la Clef unique de sa propre destinée.
Grand palpeur du mot indéfinissable, mais évocateur, il est le poète nu « enregistrant, muet, l'écho durable frappant l'obscur tympan du monde ».

VII
Il trouve Dieu en chaque être. Ainsi naît l'amour. Hélas il est seul, bien seul — étonnant parfois quelques femmes bavardes.
Il lui fallait un Dieu puisqu'il lui fallait aimer. Démesure du cœur fraternel.

VIII
Hélène — où que vous soyez à présent — sachez que j'ai redit certains soirs à ma femme, la montée brutale de la sève hypersensible que René appelait ardemment, puis lançait comme un Semeur saoul vers votre épaule si douce à son corps fatigué.

IX
Ainsi ce soir, Louisfert laissera son visage calme s'épanouir vers la nuit envahie d'étranges rumeurs que nous savons venues de ce sol effrité par les doigts d'un Poète.
Le village peut dormir — une lampe brille encore à la fenêtre haute de la maison d'école. Le mur frémit autour d'un portrait vivant. Une main s'est tendue que j'ai saisie : elle écrit sur la pierre que j'ai mal parlé, mais que j'avais raison.

Ecrit près Louisfert-en-Poésie,
ce 14 Avril 1954.
Gilles FOURNEL.

R.G. CADOU

I
La main serre une autre main
Dans un printemps déjà ancien
Loin des villes alors dépassées
Loin des poèmes alors clandestins
Adieu paroles du printemps
Le passage est libre
Le bourgeon fleurit dans les lèvres
Bonjour langage !
Bonjour fidélité

Il
On a fait le compte avec les mêmes mots d'espoir
On est toujours à l'affût de quelques étoiles gentilles
La plus calme saison oubliera des hommes les codes et les raisons
Mais le cœur sera comme un arbre vivant et nu.

On a souri ensemble dans l'attente d'un âge vrai
Aidé par des visages impatients à l'œil plutôt hagard
Le vent avec ses griffes de cendre voulait tout secouer
On souriait le sourire est devenu pierre de monument

Parler du silence de ses graines ce sera encore une leçon
L'amour des choses simples évoque une épouse pleine de vertus
Parmi les heures du soleil j'évoquerai ces vérités-là

III
J'obéis à la clarté des rêves
Comme l'horloge suit le temps

Sculptant le visage d'un homme
La mémoire fixe ses regards.

Remuée la terre est offrande
A la manière d'un beau chant

Je réponds des souvenirs
Comme le miroir de sa transparence

Au printemps des années vécues
Un poète me donne rendez-vous.

J'obéis blé surgi de l'effort
Qui médite son innocence.

Jacinto-Luis Guerena.

La demeure de Cadou

Un nouvel automne commence
La chaume gémit sous nos pas
Et dans la ville la dernière feuille le dernier arbre
Ont laissé une ombre silencieuse
Nous marchons l'un près de l'autre
Si près que je peux de mes doigts
Toucher cette quiètude
Faite de laine et de chaleur humaine

Un nouvel automne commence
Tu marches près de moi Cadou sans savoir
Si nous avons à craindre du crépuscule ou de la nuit
Quand les maisons nous montrent le fanal
De leurs fenêtres ouvertes

Un nouvel automne commence
Au-dessus de l'église l'étoile du berger
Est toujours la première au rendez-vous.

G. Sénéchal.

En visite

à René-Guy CADOU.

Depuis bien longtemps, je cherchais des jardins
Comme autant de petits paniers auprès du ventre des maisons
Depuis bien longtemps, je cherchais des soucis, du mimosa, des violettes

Le long soupir de l'herbe mouillée
L'arbre coupé qui met de l'eau à la bouche

Je cherchais au travers du fin clocher le frou-frou d'une alouette
Le miracle d'une main ouvrant ma persienne au grand parfum des terres
Je cherchais des gars joyeux pour m'en aller avec eux au bout du monde
J'abîmais les églantiers pour en fleurir les filles

Je vais ce matin pousser de mon pied la tombe
De quelqu'un qui aimait la chanson et le vin
Je vais la pousser dans le grand jeu de la marelle
Des champs de luzerne et des flots de colza

Le pays penché l'a recueillie comme un peu de terre
Précieuse et venant des monts bleus du lointain
C'était un frère, un camarade, un gagne-petit
Un laboureur du rêve

Jean-Pierre Voidies.

J'ai toujours eu l'idée…

J'ai toujours eu l'idée qu'à cet angle de haie
Je te verrai
René-Guy Cadou de ma légende
Puisque dans le sentier le soleil doit descendre
Et dire sur le roc le tiède encens des cendres
Qui du ciel vont laver les jardins
Mais ce n'est pas demain
Et la route cherchée épouse ton sillage
Pour gagner dans les prés tes mains de marguerite
Mes lampes d'Aladin
Au seuil des rêves en visite
Tu seras peut-être sur les routes du certificat d'études
Ceinturant les genêts de ton souffle soyeux
Et d'anciens candidats prostrés par habitude
Sentiront un moment le vent clair sur leurs yeux
Ils lèveront la tête vers le lapin qui passe
Et moi je saurai bien que c'était toi
Qui avait aux cheveux tout ce monde des foins
Inutile d'appeler tu étais bien trop loin
Alors au creux moisi des pupitres d'école
Près de la cheminée quand les flammèches folles
Appliquées à tisser les songes de mon front
Ecrivent sur les pierres des mots qui sont ton nom
Toute une forêt mûre éclate de ta sève
Et dans le châtaignier il semble que se lève
Plus que le jeune aubier
Le seing sans maléfice d'un blanc vol de ramiers

Claude Serreau.

J'ai construit ce village

J'ai construit ce village
(que je posterai
comme une sentinelle avancée
dans les marais de chez Cadou)
à l'ombre de tes seins
malgré le tangage de nos corps
à travers le sommeil
pour une guerre inévitable

Les maisons n'ont pas de murs
pas de fenêtres qui regardent
simplement des toits posés
sur les épaules de ceux qui s'aiment

Guy Bornant

 

 

 

 


 

Deux poèmes d’Hélène Cadou en 1947

 


 

0 nuit si ta parure

0 nuit si ta parure était douce à nos âmes
Il n'y aurait pour l'homme une perle plus pure
Que l'étoile cueillie au bord de ton velours
Mais le cœur qui se voue à des tâches obscures
Ne reconnaît en toi que le revers du jour
Et lune tu n'es plus que la compagne lasse
D'un astre dévoré par l'impossible course

Il n'est plus de bonheur pour la biche incertaine
Qui vient boire le clair de nuit à la fontaine
Où le cerf dresse haut sa ramure éclatée
Pampre qui se refuse à devenir trophée

Quelle herbe guérira le cœur de son remords
Comment aimer le ciel suivre, la voie lactée
S'ils s'offrent aux derniers regards d'un condamné
Quel enfant peut sauver le monde de sa peur

Il faudrait à la nuit pour être plus sereine
La promesse d'une aube où nul homme ne meure.

 

Comme quelqu'un qui va tout seul

 

Comme quelqu'un qui va tout seul sur la grand route
Avec un souvenir atroce dans les bras
Pendulette à sujet ou glaneuse de bronze
Qu'il craint d'ensevelir en trébuchant trop bas
Comme quelqu'un et c'est le soir dans les fenêtres
Le dahlia envahit le jardin de banlieue
La femme se recoiffe et la beauté pénètre
Comme un peigne d'argent dans le bleu des cheveux
Je marche sans savoir vers des lunes soudaines
Qui ne connaîtront pas le repos du pécheur
Je serre dans mes bras ainsi qu'une ombre vaine
La pendulette ou la glaneuse de mon cœur
Et je presse le pas comme si de la ville
Accusée par des murs et par des poings d'enfant
De cette ville proche et dont je sens l'haleine
Toute chaude et pareille à un genou saignant
M'arrivait dans le dos une pierre mauvaise
Un coin de fer qui durement pénétrerait
Dans le clair de ma vie entre mes deux épaules
Puits de sagesse qui ne tarirait jamais.

 

Louisfert 24 octobre 1947 inédit

 

 

 

 


 

René Guy Cadou et l’école de Rochefort, par Jean Rousselot

Marginales, 1956

 


 

On a beaucoup écrit et l'on écrit encore beaucoup sur René Guy Cadou, mort le 21 mars 1951, à 31 ans, dans sa maison d'école de Louisfert. Un de ses amis, Michel Manoll, lui a consacré une longue étude (1), puis tout un livre de poèmes (2); de nombreux jeunes gens font aujourd'hui « du Cadou »; la ville de Nantes, où il passa sa jeunesse, a fait de lui l'un de ses grands hommes et il y a des rues Cadou ici et là; les grands aînés, de Supervielle à Reverdy, daignent eux-mêmes reconnaître en ce jeune mort un poète de leur importance. On ne saurait que se réjouir d'un tel concert sans fausse note et s'en émerveiller, tant il est rare qu'un poète, dès le lendemain de sa mort, ne sombre dans un tunnel d'où la postérité mettra plus ou moins d'années à le sortir, à moins qu'elle ne l'y laisse à jamais. Mais cette gloire posthume — qui est bien peu de chose au regard de l'immense chagrin où la mort de René Guy Cadou a plongé les hommes de sa génération, et plus précisément ceux qui faisaient route commune avec lui depuis une quinzaine d'années, au sein ou dans les marges de cette Ecole de Rochefort dont il était l'un des plus brillants « élèves » — mais cette gloire, dis-je, ne doit pas nous faire oublier les motifs profonds que nous avons d'en vouloir à ceux qui font en définitive la gloire, je veux parler des lecteurs. Je ne pourrai jamais, personnellement, ôter de ma bouche une nuance d'amertume en parlant de Cadou à ceux qui le louent aujourd’hui, aujourd'hui seulement, parce qu'ils viennent de le découvrir : faut-il donc qu'un poète soit brandi par ses pairs sur tous les escaliers de la renommée livresque et journalistique pour qu'on s'aperçoive de son existence ? Y a-t-il donc une commune mesure entre un poète et les Françoise Sagan de l'édition française? Dieu sait avec quel amour, avec quelle obstination, avec quelle ferveur combattive nous nous sommes faits, les uns et les autres, de tout bord politique ou religieux que nous fussions, les hérauts de cette œuvre que nous admirions. Jusqu'à nous concurrencer! Jusqu'à la « folle enchère » ! Nous n'avons fait, dites-vous, que notre devoir ? je n'en suis pas sûr; je tiens même que nous nous sommes substitués à ceux qui ne faisaient pas le leur, « journaux » et « grands éditeurs » qui ne valent pas « une nichée de larmes dans le cœur », toujours prêts à accueillir et à vanter l'épigone adroit et bon organisateur de sa carrière en oubliant — et pis est, en ignorant — le créateur authentique dont il s'inspire, pour peu que celui-ci ait négligé les voyages à Paris, les communiqués à la presse, les invitations à souper, les échanges séné-rhubarbe qui sont l'ordinaire de la comédie littéraire. Et j'ajouterai que si nous mîmes le meilleur de notre cœur dans cette entreprise qui n'avait d'autre but que de pallier l'insuffisance et l'ignorance de la critique, ce ne fut pas, parfois, sans ravaler un sentiment d'immodestie et d'impudeur.

Car enfin, en parlant de Cadou, nous parlions bien un peu de nous-mêmes! Ne nous fallait-il pas rappeler, d'une naissance puis d'une croissance poétique, des circonstances que nous avions partagées, sinon contrôlées, voire fomentées ? Ne nous trouvions-nous pas, parlant des buts et des moyens d'une œuvre, dans la nécessité de préciser, sinon de révéler, ce qu'avaient été les buts et les moyens de nos œuvres personnelles ? Et la nuance d'amertume dont je parle plus haut se combinait déjà à la nuance d'impudeur que je viens de définir : non que l'Ecole de Rochefort ait jamais été une école véritable, avec horaires, statuts et insignes, et que ce fût dans un esprit de défense grégaire qu'il nous parût nécessaire de définir Cadou par rapport à la poésie antérieure ou contextuelle à la sienne, mais parce que nous souffrions d'avoir à dire, à propos de Cadou, ce qui eût dû être déjà su — au moins de ceux dont c'était le métier de le savoir : que cette école, dont personne ne conteste aujourd'hui l'importance, avait depuis longtemps ouvert des portes qu'on allait s'étonner de ne pas trouver closes en marchant vers elles à travers l'œuvre de notre ami.

Je ne me suis, quant à moi, jamais senti solidaire, au point de devoir rectifier mon tir ou ma tenue, de l'Ecole de Rochefort. Et personne, de Luc Bérimont à Michel Manoll, de Jean Bouhier à Jean Jégoudez, de Marcel Béalu à Jean Follain, de Louis Guillaume à René Guy Cadou, le plus jeune et le plus vivant de nous tous, ne s'est jamais senti davantage obligé d'aliéner quelque part de sa liberté pour venir s'asseoir sur les bancs — d'auberge! — de cette « école », dont l'appellation ne fut qu'une boutade à la Jarry ou à la Max Jacob. En fait, la question ne se posait pas d'adhérer à quelque doctrine que ce fût pour être convié aux agapes rochefortaines. Tout simplement, des hommes s'unissaient, dans l'atmosphère de mauvais réveil qui suit les catastrophes — on était en 1940 — parce qu'ils avaient en commun l'amour de la vie, le désir de la partager avec leurs frères, le souci de réintégrer l'humain dans le langage sans rien abdiquer des nouveaux pouvoirs que s'étaient arrogés, depuis un quart de siècle, ceux dont le langage est la fonction; pour ces hommes un nouvel humanisme eût dû naître du surréalisme, alors que celui-ci s'était greffé sur l’ancien comme une malsaine excroissance et était mort de son irrésolution philosophique et politique; ils n'allaient pas jusqu'à ambitionner de pallier cette carence, mais ils rêvaient d'un lyrisme capable d'exprimer, « à hauteur d'homme », la totalité de l'homme qui, plus qu'à moitié plongé dans l'eau trouble de ses rêves et de ses instincts, n'en est pas moins capable de sculpter sa condition. Cadou et Manoll les bas-bretons, Bérimont le charentais, Follain le normand, Rousselot le poitevin, Bouhier le vendéen, Béalu le solognot, Guillaume le breton avaient encore un autre point commun : tous étaient des terriens et tous étaient nés dans l'ouest de la France, ce qui faisait d'eux, en même temps que des extrême-occidentaux aiguisés, avec tout ce que cela sous-entend de fragilité consciente et de raffinement dangereux, des hommes profondément enracinés dans les réalités telluriques et paysannes. Outre qu'elle explique en partie leur refus de la trahison vichyssoise et de la dictature allemande, cette double origine des poètes de Rochefort (Rochefort-sur-Loire, où le faux-semblant d'une pharmacie tenue par Jean Bouhier abritait l'école buissonnière dont nous parlons) explique le caractère concret de leur langage, l'abondance, dans leur œuvre, d'une imagerie à base de blé, de vigne, d'herbe et de ruminants, et qu'ils aient des façons de laboureur et d'artisan plutôt que d'esthète ou de maître de chapelle. De même qu'ils préfèrent le muscadet, le Vouvray, l'Anjou ou les petits vins de val de Loire aux cocktails et aux apéritifs, ils écoutent plus volontiers les propos de l'amoulageur de Louisfert ou de « Pacifique Liotrot, le garde-chasse du château » que ceux des théoriciens de la poésie, et la modulation d'un oiseau leur paraît plus harmonieuse que la cadence du vers traditionnel français. Quand les hasards de leur gagne-pain, puis les remous de la guerre les rassemblent en grappe autour de la Loire (Cadou itinère de maison d'école en maison d'école dans la campagne nantaise, Bérimont est auprès de Bouhier à Rochefort et s'y fait maçon pour réparer sa cabane, Manoll est à Saint-Calais, Béalu à Montargis, Rousselot à Vendôme, puis à Orléans, avec Roger Toulouse), ils sentent vraiment s'affermir sous leurs pieds cette plate-forme commune où ils se sont rejoints: la Loire, qui partage en deux la France, n'a pas pour rien vu naître sur ses rives Descartes et Rabelais, du Bellay et Péguy; elle n'est pas pour rien le fleuve où Pierre Reverdy et Max Jacob sont venus mirer leur âge mûr dans les reflets qu'y laissèrent Charles d'Orléans, Villon, Ronsard, Jehan Fouquet et Le Vinci...
Les historiens futurs ne manqueront pas de dire que si l'École de Rochefort, au cours des années 1940, a incarné la mesure dans l'audace, c'est à sa naissance au « pays de la mesure » qu'elle le doit. Cela ne manquera pas d'une certaine justesse. Pourtant, comme devait si bien le dire Cadou, les poètes de Rochefort voyaient avant tout dans la Loire, ses rives prestigieuses et plus généralement dans l'ouest : « un pays suffisamment nostalgique pour être vrai ».. Sur le sens de cette nostalgie, qui est commune à tous les « amis de Rochefort », Cadou s'est d'ailleurs expliqué en un beau texte où il définit son « surromantisme » et celui de ses compagnons par rapport au romantisme et à son filleul le surréalisme :

« Les tâtonnements qui ne sont pas uniquement le fait de l'insécurité, mais un moyen d'appréhender avec le plus de précision possible l'éternel, devaient nous faire côtoyer pas mal de tombes encore couvertes de fleurs, mais dont la nudité ne pouvait tarder à nous- apparaître... Notre ambition a toujours été d'ajouter à la connaissance du monde, de dématérialiser celui-ci, de nous attacher le lecteur par une puissance émotionnelle... Poètes des grandes solitudes de l'ouest, nous nous serions facilement laissés aller à cette politique de l'isolement appliquée par Victor Hugo et ses amis. Mais c'est justement au-delà que le surromantisme n'est pas un nouveau romantisme... Michel Manoll donnant pour titre à un recueil de poèmes encore inédit : « Souviens-toi de l'avenir », répond par avance aux critiques qu'on pourrait nous faire d'un certain retour au passé. Toute poésie, telle du moins que nous la concevons, doit en effet se souvenir de l'avenir, c'est-à-dire d'elle-même par rapport à ce qui n'est pas encore mais sûrement deviendra... Forte de ses seules substances, la poésie doit se trouver d'elle-même portée par un rythme suffisamment agissant et voisin des battements du cœur, jusqu'au moment unique où son chant rejoindra l'universel concret. »

René Guy Cadou vient de donner des buts de l'Ecole de Rochefort — surromantique ou non — la meilleure des qualifications. Nous n'y insisterons pas davantage, étant juge et partie. Aux générations qui nous suivent d'aller plus avant dans l'inventaire, le commentaire, l'exégèse, dussent-elles nous condamner pour conclure, de ce qui fut un moment de la conscience poétique française. Elles ont d'ailleurs commencé (3). C'est de René Guy Cadou et de lui seul que je veux, quant à moi, parler ici maintenant, après avoir dit de Rochefort ce que j'avais à dire et que je croyais devoir être dit.

« Si les portes de la perception étaient nettoyées, écrivait William Blake, toute chose apparaîtrait telle qu'elle est : infinie. » Bien peu d'hommes, malheureusement, parviennent (par l'ascèse ou la prière, par l'application ou par l'amour) à « nettoyer » ces portes. Il en est encore moins qui aient reçu l'inexplicable grâce de percevoir naturellement les choses en toute clarté, dans leur infinitude. René Guy Cadou appartenait à cette infime catégorie d'élus dont les sens, le cour et l'âme sont branchés, en prise directe, sur le visible et l'invisible, sur le connu et l'inconnu, et n'ont d'autre dialectique que celle d'une enfance miraculeusement protégée essayant de résoudre le problème de ses rapports avec le monde. « Ah, je ne suis pas métaphysique, moi! » devait-il s'exclamer, non sans une nuance d'humeur, dans un poème écrit quelque temps après que je lui eusse reproché de faire deux parts dans l'œuvre de. Milosz, l'une poétique et qu'il trouvait admirable, l'autre philosophique et mystique, qu'il disait ennuyeuse et superfétatoire. Mais qu'est-ce donc que la métaphysique ? L'involontaire sudation concluante d'une œuvre, la configuration morale et idéologique qu'elle prend à l'insu même de son auteur, ne peuvent-elles être « de la métaphysique », je veux dire ne peuvent-elles dessiner une métaphysique aussi cohérente et organiquement vivante que n'importe quel ouvrage métaphysique à proprement parler ? Cadou n'échappait pas à cette évidence que tout peintre, tout poète, tout musicien, j'irai même jusqu'à dire tout homme qui fait une phrase, taille un rosier ou panse un cheval, n'a d'incidence notable sur notre réflexion profonde que dans la mesure où il nous propose, volontairement ou non, la conception métaphysique qu'il a, consciemment ou non, de l'univers. Qu'il y ait une métaphysique propre à Cadou, voilà qui ne fait aucun doute; qu'on là puisse discuter, voilà qui est non moins certain; qu'elle soit une métaphysique « de fait », non d'intention, encore moins d'ambition, voilà qui maintient Cadou dans sa définition de pur poète et nous ne saurions assez nous en réjouir, si nombreux sont les poètes qui se prennent pour des métaphysiciens et les métaphysiciens — ou se disant tels — qui se prennent pour des poètes :

« Ma vie en jeu

Avant tout
Prenez-moi comme je suis
Prenez-moi pour vous aider
Dans vos tâches quotidiennes
Les yeux des bêtes de montagne
Le grand vent l'oiseau chanteur
Et l'apparence la plus calme
Me retiennent loin de vous
Mais je vous aime en vérité
Pour le plaisir de vous aimer
Pour le plaisir de vous surprendre
Au plus sombre de votre amour
Et quand ma vie ne suffit plus
A me faire entendre la vie
Je me réclame de vous tous. »

En écrivant ce poème, Cadou pensait, je crois, à ses amis; il eût aussi bien pu l'écrire à l'intention de tous les hommes. L'infinitude de l'homme est évidente à qui la découvre à travers l'image la plus concrète de l'humanité, qui est une image permanente, anonyme, irréductible à un seul visage. Ce qui sera la vérité dominante de toute l'œuvre de Cadou éclate dans ces quelques vers : le poète ne doit pas être pris pour le penseur, le technicien, le théologien qu'il n'est pas, mais seulement pour ce qu'il est : un homme qui ne peut vivre loin des hommes, sans les hommes, dont la raison de vivre est de partager et d'incarner, dans son langage, le travail, la joie, la peine, la condition des hommes; mais qui se doit aussi de partager et d'exprimer la condition des animaux, des plantes et des pierres, comme Rimbaud en avait fait vœu. « Prenez.moi comme je suis » équivaut à dire : « Prenez-moi pour tout ce que je suis » et « prenez-moi pour tout ce que nous sommes ». « Insensé, qui croit que je ne suis pas toi! » disait Victor Hugo. Et Nerval :

« Homme, libre-penseur, te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? »

Cadou ne pensait pas autrement qu'Hugo et Nerval, et sa « métaphysique »            implicitement résumée dans le poème qu'on vient de lire — apparaît dès lors singulièrement généreuse, où les hommes et les choses sont aimés du même amour par le poète et, à part égale, nourriciers de sa conscience, solidaires de son destin.

« Je crois en Dieu parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement »

dit encore Cadou. Mais ce poète de l'évidence, de la conviction instinctive, de l'affirmation qui tire d'elle-même sa toute-puissance (ici, il rejoint Milosz), nous donne pourtant de la fonction de la poésie une définition spirituelle très précise :

« Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poules contre le ciel
Et que tous les paysans viennent voir ce miracle d'un homme qui grimpe après les voyelles. »

 

Manque 2 pages…

Cadou n'a pas chanté « atrocement », mais justement, et je ne vois point que cette justesse soit atroce pour quiconque ne confond pas la poésie avec la fabrication des ivoires chinois. Mais il fallait bien que le don de l'arrangement instinctif fût grand chez lui pour que les mots « interdits » qu'il lui arrive d'employer nous semblent toujours parfaitement à leur place dans ses vers, miraculeusement intégrés dirait-on par la respiration, la digestion rythmique et chromatique du contexte. Aussi bien a-t-il su donner une promotion poétique à ce qui ne l'était peut-être pas et a-t-il fait de certains mots et de certaines choses des mots et des choses que l'on ne peut guère désormais convoquer en poésie sans « faire du Cadou » — exactement comme on fait « du Cendrars » si l'on parle du « transsibérien » dans un poème.

J'ai nommé Cendrars plusieurs fois. Et les noms de Rimbaud, d'Apollinaire, de Milosz, de Reverdy, de Max Jacob, de Francis Jammes sont venus eux aussi sous ma plume depuis le début de cette étude. 11 serait généreux, il ne serait pas honnête, de nier ce que Cadou, mort à trente et un ans seulement, je le répète, doit à ces poètes qu'il aimait et dont il ne songeait d'ailleurs pas à nier qu'ils l'avaient influencé. De Rimbaud, il a la « gourmandise de Dieu », l'agressivité, la jeunesse éternelle, le sens occulte de la réalité; chez Apollinaire, il a aimé surtout la verve, la truculence et, finalement, le destin sacrificiel de « poète assassiné »; Milosz a entretenu en lui cette conviction que le luth de l'enfance et la lyre de la poésie ne font qu'un; que la nostalgie ontologique du paradis perdu est née en nous de l'adieu que le premier homme a dû, un jour, dire à son enfance; Reverdy — découvert par Cadou à travers l'œuvre de Manoll — lui a enseigné l'art de dompter le réel en sculpteur, en Sisyphe, et lui a montré le chemin d'une vie intérieure aussi dangereuse que peut l'être la vie d'aventures d'un Cendrars. Le retour de Cadou à Jammes est sans doute moins heureux (ce ton facile, cette superficialité de l'émotion religieuse...) que la fidélité de son admiration pour Cendrars et pour Max Jacob qui lui ont appris le premier à ne pas craindre de respirer largement et de faire de grandes
enjambées, le second à s'abandonner à son humour, à son goût pour les choses savoureuses et les jongleries de Notre-Dame. Mais le « jammisme » même de Cadou devient une « bonne » influence dès lors qu'il est refondu, amalgamé dans ce qui fait que Cadou est lui-même, tout à fait lui-même et non pas seulement un compendium de la poésie française de ces cinquante dernières années, je veux dire : le ton, le ton inimitable, la voix inimitable de ce poète qui était, avant tout, une voix et qui a su renouveler, voire réhabiliter, par le seul exercice de cette voix, les thèmes les plus vieux, sinon les plus banaux et, quelquefois, les plus « édifiants » de la poésie française :

« Nocturne

Maintenant que les seuls trains qui partent n'assurent plus la correspondance
Pour toutes ces petites gares ombragées sur le réseau de la souffrance
Oh ! je crois bien que ce sera à genoux
Mon Dieu! que je me rapprocherai de Vous !

Le plus beau pays du monde
Ne peut donner que ce qu'il a
Myosotis ici et là
Mais beaucoup d'herbe sur les tombes !

0 mon Dieu ! J'ai tellement faim de Vous tellement besoin de savoir
Qu'un couvert en étain serait le bienvenu dans le plus modeste de vos réfectoires
Que la cuisine soit bonne ou fade nous ne sommes point ici à l'Office
Laissez-moi respirer l'odeur des fleurs qui sont sur les tables et qui ressemblent à des lis !
Je crois en vous Hôtelier Sublime ! Préparateur des Idées justes et des plantes
N'allez pas redouter surtout quelque conversion retentissante !
Et qu'un tel ait choisi le pain dur et le sel
Soyez sûr qu'il n'y a rien là que de strictement personnel

Considérez que je vous suis parent par quelque femme de village
Et par quelque vaurien d'ancêtre
L'une adorait Votre Visage
L'autre s'est payé votre tête
Je fais effort ! Je voudrais marcher à vos côtés et vous lire des vers
Mais il y a ces relais si reposants dans les limites de la Terre

Ah ! je me suis conduit de façon ignoble dans les cafés
En présence de Vous j'eus toujours l'air impatienté
C'est pourquoi me voici plus seul encore plus veule
Avec ce masque d'Arlequin trop triste sur ma gueule

Pardon Seigneur ! Pardon pour vos églises
Et si j'ai galvaudé dans les champs
Si j'ai jeté des pierres dans vos vitres
C'est pour que me parvienne mieux Votre Chant !

Qu'il fût porté par des oiseaux ou à voix d'homme
Jeté là comme un bock sur le comptoir de l'harmonium
Ou dans l'air comme un vol de violon
A neuf heures du soir qu'elle était belle la Religion !

Ah ! j'aurais pu tout comme un autre être choriste
Et grappiller de long en large le corps du Christ
Mais tous ces blés en feu dans les cristaux du soir se reflétant
C'était Vous si intimement
Qu'il suffisait alors de pousser la fenêtre
Pour que la Joie pénètre et pour Vous reconnaître

Que n'ai-je su vous arrêter
Quand Vous alliez entre les saules
Les bois de Justice à l'épaule
Comme un pêcheur au carrelet ?

Car maintenant tout est devenu subitement si difficile
A cause de cette pudeur en moi et de l'orgueil également imbéciles
Que je voudrais ramper vers Vous, j'en serais encore empêché
Par cette dérision de l'Acte oui est dans l'ordre de la Société

Mais Vous quand Vous mourûtes sur le Golgotha
Dites ! Qu'est-ce que ça pouvait Vous faire le ricanement de ces gens-là ?

Si je reviens jamais de ce côté-ci de la terre
Laissez-moi m'appuyer au chambranle des sources
Et tirer quelque note sauvage de la grande foré! d'orgue des pins
0 mon Dieu que la nuit est belle où brille l'anneau de Votre Main
Tous ces feux mal éteints dans l'air et ces yeux de matous en bas qui leur répondent
Ce cri d'amour fondamental qui est celui de notre pauvre monde

En d'autres temps j'eusse été moine ou bien garder les vaches
Et pourquoi pas dans une léproserie de village
Maniant les doigts dans le soleil
Heureux celui qui nait en juin parmi les nielles
Il cannait la beauté des choses éternelles !
Oh ! sur l'ardoise du Ciel si l'on lient compte
De ce pays sans charme où je suis né
Si l'on juge à propos mes larmes
Seigneur ! je suis exonéré !
Qu'il soit coupable non-coupable
Toujours en peine de son Dieu
Qu'on lui serve pour vin de table
La rosée lustrale des Cieux ! »

Léon-Gabriel Gros a parfaitement montré en quoi Cadou, plus qu'aucun autre poète de sa génération — et de l'école de Rochefort — truffé d'influences diverses, échappe à la généalogie complexe dans laquelle on serait tenté de l'enfermer et comment il s'inscrit, en marge de l'histoire littéraire, au rang des personnalités les plus certaines de la poésie française :

« L'exercice de l'imagination, le libre jeu de l'écriture ont pour lui une portée différente même de la catharsis.
Il a fécondé, revivifié toutes les méthodes qui, d'être appliquées à la lettre étaient précisément devenues lettre-morte. Il n'a le culte de la poésie que parce qu'il a le culte de l'homme. Il démontre qu'en allant jusqu'au bout de l'aventure personnelle, on retrouve le tuf commun de l'expérience humaine. L'élégie se transcende jusqu'à conjurer l'isolement. Elle est transfiguration du quotidien, du concret. Elle ne les renie pas, elle se fonde sur eux, »

Cette transformation du quotidien, du concret en substance spirituelle, est constante dans l'œuvre de Cadou; mais elle ne dépouille jamais ce qui est de sa chaleur et de sa tendresse; elle n'est pas alchimie, mais acte d'amour. Bruits du cœur, Pleine poitrine, Hélène ou le règne végétal, Les Biens de ce monde, autant de titres éloquents : Cadou ne voulait nourrir son langage que des mouvements de la chair et des essences terrestres; il n'a jamais cessé d'être du parti des hommes et des choses que côtoient, respirent, manient les hommes. Sa vie et son œuvre ont été un « grand élan » sur le tremplin de cette condition d'homme qu'il n'a jamais cherché à fuir et à renier. Où l'emportait cet élan? Vers les hommes et vers leur espérance. Les fusillés de Chateaubriant et les grands saints de la liberté humaine : Essenine, Maïakowsky, Lorca, Saint-Pol Roux, Max Jacob, qu'il a chantés et pleurés, rejoignaient dans son esprit le Christ, les Saint-Antoine et Cie et tout ce Panthéon chrétien qu'il a évoqué en termes simples, parfois narquois, toujours tendres, lui donnant volontiers les couleurs de la vie profane la plus immédiate. Ainsi de

« Sainte Véronique.

Jésus Marie qu'est-ce qui m'arrive ?
Disait la femme plus morte que vive

La balayeuse de wagons
Dans un couloir du Paris-Lyon

Plus de vingt ans sur le métier
Mis et remis mon tablier

Pour découvrir chose pareille
A retourner tête et planète

C'est pas normal ça constitue
Un défaut d'organisation de plus !

Cependant elle considère
Dans le petit matin sévère

Les journaux gras les coques d'œuf
Sa modeste pension de veuve

Quoi ! Appeler gens et police
Et voir son nom sur des registres

Mieux vaut cacher au fond du cœur
Le visage du Voyageur ! »

De ce jeune mort qui nous a quittés à l'heure même où naissait le printemps, je crains bien de n'avoir ici donné qu'une sèche image, pour m'être interdit — parce que je me méfie de la tendance émotionnelle que nous avons à béatifier ceux que nous avons aimés — de parler de sa personne, de sa présence. Serais-je tombé dans l'excès inverse ? Dans le cas précis de Cadou, je le crois, car jamais poète ne fut, plus que lui, charnellement lié à sa création et ne fit plus magistralement la preuve que la poésie, avant d'être une manière de dire, c'est une manière d'être et d'agir. En fait, Cadou n'a vécu que pour la poésie et n'a jamais vécu ailleurs qu' « en poésie ». N'avait-il, comme le dit Léon-Gabriel Gros, le culte de la poésie que parce qu'il avait le culte de l'homme ? Je n'ose répondre à cette question, bien mal posée par quelqu'un qui n'a pas connu Cadou, s'obstinera toujours à l'appeler Guy René et n'a pris que bien tardivement son œuvre au sérieux. La vérité, c'est que le culte de L'homme et le culte de la poésie ne faisaient qu'un dans ce cœur toujours en oraison, que Cadou écrivait des poèmes comme on trinque à la santé du monde en choquant son verre contre celui du premier venu ou comme l'on sourit à n'importe quel visage cueilli dans la foule. Le goût du poète pour les parlotes avec le vigneron, le bourrelier, le buraliste du coin, sa prédilection pour les travaux de jardinage ou de tonnellerie, les sabots de bois, la pèlerine de roulier, le tabac gris, la pipe, son affection pour les histoires campagnardes un peu grosses, son sens personnel du calembour, de la farce, son horreur de Paris, des gens de lettres, des faux cols et de l'eau claire, tout cela pourrait faire le plus pittoresque des portraits, qui serait tout à fait complet si l'on y ajoutait, à gauche, le chat Doux-Jésus et, à droite, la chienne Zola, ainsi appelée parce que son maître avait horreur, en bon terrien, des gens qui vont voir la terre et les gens de la terre en fiacre. Je ne crois pas que cela ajouterait quoi que ce soit à la beauté de l'œuvre de Cadou mais je reconnais, à la réflexion, qu'il peut y avoir là, pour le lecteur, quelques raisons supplémentaires de croire cette œuvre authentique, dès lors que le lecteur en question saura que cette poésie fruitée, chaleureuse, où les couleurs crues de la nature d'été sont gommées, çà et là, par une averse de larmes, où les battements de cœur d'un homme n'ont de cesse de s'être élargis suffisamment pour heurter la poitrine des autres hommes, est l'exacte représentation de son auteur et de sa vie. Oui, j'aurais dû parler plus tôt du regard bleu, à la fois perçant et tendre, de Cadou, de ses mains chaudes, pulpeuses, qui ne vous lâchaient pas tout de suite, comme si elles avaient dû se vaincre pour ne pas vous caresser, de son rire éclatant, sain, livré, de son parler volontiers cru où, souvent, sur le ton de la gravité sinon de l'inquiétude, se glissait soudain une interrogation essentielle sur la vie, les raisons profondes d'agir ou d'écrire. J'aurais dû... et voilà que je m'y lance; mais voici que, derechef, la pudeur de l'amitié m'étrangle, m'empêche d'aller plus loin. Peut-être en aurai-je assez dit pourtant pour qu'on ne doute pas qu'avec la mort de Cadou a pris fin une espèce de miracle, celui d'un homme qui fut, de son vivant, tel qu'en eux-mêmes enfin la poésie changera tous les hommes.

 

Notes :

(1) René Guy Cadou (collection des Poètes d'Aujourd'hui, Seghers, éd.)
(2) Loutsfert-en-poésie (Cahiers des Amis de Rochefort).
(3) En 1957, avec l'important numéro spécial de la revue Paragraphes.

 


 

 

 

 

 

Articles et notes sur René Guy Cadou

Les alternances, 1955

 


 

Premières rencontres avec RGC, par Michel Manoll

René Guy Cadou est le premier de notre groupe: - celui des " Poètes de la Loire " qui, à trente ans, se soit acheminé vers "la face rayonnante de Dieu ". Il était, depuis plus de quinze ans, mon compagnon fraternel et c'est à moi, sans aucun doute, qu'il a confié ses premiers poèmes.

Adolescent de seize ans, il me visitait, dans la romantique bouquinerie que j'avais installée, dans un quartier populeux de Nantes, aux abords de la rue du Pont-Sauvetout, bâtie des deux côtés d'une passerelle qui dominait l'Erdre.

Il me plaisait alors de laisser libre-champ, entre les quatre murs de ma boutique, à un couple de colombes qui, parfois, venaient se poser familièrement sur l'épaule d'un amateur en quête d'ouvrages rares. Je possédais aussi un chat japonais, dont les ancêtres s'étaient blottis sur les genoux de Rodin. Ce chat, couleur de feuilles mortes, avait un mépris de mandarin pour nos planchers et nos carrelages. Il avait pris pour habitude à le grande joie de René Guy Cadou de vagabonder d'un rayon à l'autre des bibliothèques et il s'était fait une retraite sûre dans un casier rempli de livres. Le soir, lorsque nous sortions, il transgressait nos recommandations diurnes et le clair de lune l'attirait dans les vitrines où il régnait, comme un sphinx de la nuit, sur le socle d'une édition princeps.

Tous les êtres curieux, étranges, qui sont légion dans une ville comme Nantes ne manquaient pas de hanter ma boutique et René Guy Cadou trouvait, parfois, installé devant ma machine, le Poète homme-sandwich Frank Martin. C'était un personnage à la face glabre, d'une propreté méticuleuse, malgré ses vêtements élimés. Il chantonnait, selon la méthode d'Apollinaire, tout en activant les touches, d'où les mots tombaient, un à un, pour former un poème que le poète chuchoterait ensuite, dans le dortoir d'un asile de nuit ou qu'il réciterait, au cours de ses pérégrinations de flâneur salarié, à quelque passant.

Cette atmosphère insolite devait laisser, en René Guy Cadou, un souvenir impérissable - que le temps ne lui aura pas permis de consigner- mais qu'il se plaisait à faire revivre à chacune de nos rencontres, comme il se plaisait à retrouver, dans sa mémoire nette et lumineuse comme un miroir, les noms des jeunes poètes que je lui révélais alors.

Il est certain que mes premières conversations avec René Guy Cadou m'ont permis de le placer devant ses responsabilités de poète. Il n'imaginait encore la poésie que selon l'optique d'un adolescent, c'est à dire comme une activité qui devait rester en marge et ne se manifester que d'une manière sporadique. Mon rôle fut de le détromper et de requérir de lui, puisque ses dons, sa nature, sa sensibilité le prédestinaient, visiblement à une solitude peuplée, de se vouer, sans réticences et sans esprit de retour à la Poésie. Je lui épargnai, de vaines vigiles préparatoires, en le mettant en face d'œuvres étranges et neuves dont la résonance me paraissait authentique et juste.

Bref je trouvai en René Guy Cadou un interlocuteur attentif, passionné, avide de se conquérir et de franchir au plus tôt les chausse-trapes, pour voler de ses propres ailes.

On découvrira peut-être, un jour, dans les quelques mille lettres que nous avons échangées, les multiples développements du dialogue que nous ne faisons qu'ébaucher, en 1936. Et l'on verra combien, pendant ces quinze années, la recherche de la poésie demeure notre préoccupation la plus constante.

Dois-je dire que je n'ai jamais éprouvé, chez un adolescent, un pareil désir de s'affirmer et de percevoir en lui ce qui y demeurait caché. Toute l'immense et pathétique beauté que recélait ce cœur, je l'ai découvert au premier abord et je n’ ai jamais douté, un seul instant, que René Guy Cadou ne livrerait un jour ce message des profondeurs que peu d'êtres ont le privilège de révéler avec une telle ferveur.

Je ne m'aveugle pas: René Guy Cadou n'entra pas, de plain-pied, dans son univers - mais s'il parvint à le fertiliser, plus tôt que certains, c'est que sa sensibilité, affinée par la souffrance (il avait perdu, très jeune, une mère tendrement aimée, rayonnait de toute sa personne, qu'il possédait, avec l'ordre et la méthode qui l'avive, cette vertu de persévérance qui, permet de s'acheminer sans cesse vers les cimes.

Il y avait encore, en ce jeune homme silencieux, un sens de la vérité dans le merveilleux, d'autant plus transmissible qu'il tirait sa force d'une communion humaine totale et inspirée.

L'amitié ne s'est jamais mieux incarnée qu'en ce poète, qui acceptait ses compagnons tels qu'ils étaient, en faisant fi, d'une boutade, de ce qui n'était pas, en eux, simple et naturel. Lois de sa seizième année se manifestait déjà ce besoin qu'il eut toujours de rechercher dans les êtres ce qu'il ressentait en lui-même : une chaleur d'affection constante et fraternelle. Lorsqu'il arrivait dans ma librairie de la place Bretagne, en fin d'après-midi la plupart du temps, il m'avouait qu'une partie de cartes et un verre de muscadet l'avaient retenu dans un petit bistrot, en compagnie de ses amis Aguesse et Chiffoleau.

11 y a quelques mois René Guy Cadou, à l'hôtel de la Boule d'Or de Bourgneuf-en-Retz en Bretagne, se retrouvait, tout naturellement et sans que jamais son amitié ne se soit démentie, eux côtés du docteur Aguesse et de l'éditeur Chiffoleau.

Cette fidélité du cœur le poète devait me l'accorder, pleine et entière, malgré les vicissitudes d'existences bâties sur le même plan et en dépit d'opinions parfois divergentes, mais que nous avons toujours admis et respectées mutuellement, au nom de cette liberté et d'originalité d'expression qui nous faisaient exigeants, dans le domaine de fart.

Je conserve un souvenir émerveillé du jeune homme, installé en face de moi, dans ma boutique. Je retrouve ses minces épaules de collégien, sa lavallière bleue à pois blancs, ses yeux mi-clos et la fraîcheur gris-bleu des prunelles, dévoratrices d'espace. Il tient dans ses mains, qui furent toujours tremblantes, les feuillets d'un manuscrit de poèmes ou bien il compte les piécettes d'argent qui réglaient le prix d'un exemplaire des poèmes d'Emile Boissier. Le prestige dont jouissait, auprès des lettrés de Nantes ce poète symboliste, disparu lui aussi prématurément, exaltait René Guy Cadou. Et, en me remémorant certains épisodes de la vie d'Emile Boissier, dont la dilection, qu'il portait à sa petite patrie m'était connue, je me demande si René Guy Cadou, qui chercha ses accords dans un univers dont il parlait la langue n'avait pas, dès lors, tracé sa ligne de conduite. S’il se refusa, avec tant de véhémence, à faire l'apprentissage de la vie littéraire, à Paris,  il le doit, sans doute, à Emile Boissier, qui exilé de sa petite patrie mourut de dépaysement.

René Guy Cadou avait un cœur nantais et ses poèmes gardent toujours l'accent et la lumière un peu mélancolique d'un fleuve sinueux et nostalgique.

Lorsqu'il poussait ma porte, ses yeux cherchaient les miens et je savais qu'il m'apportait soigneusement calligraphié, un poème écrit la veille, dans son petit bureau jouxtant la Loire. La langue en était déjà ferme, le rythme assuré et je devinais, dans la promesse des fleurs, un printemps éblouissant.

J'ai relu, un après-midi de ce mois de Septembre, les pages d'un recueil qui porte cette date : Printemps 1942. Ce livre a pour titre " Lilas du soir" et il contient tout l'essentiel ce que devait nous livrer, par la suite, si magnifiquement, mon ami disparu.

Pourquoi faut-il que Lilas du soir  pièces dialoguées où le poète pose à chaque objet une interrogation pathétique- mette en scène un cadavre pourrissant, celui d'un homme jeune, mort à l'orée du printemps ?

Neuf années plus tard, à la minute même où cette saison faisait son apparition, René Guy Cadou nous quittait. Et ce départ auquel nous étions préparés sans qu'il nous parût pourtant possible, il nous faut bien croire que le poète en ressentait, obscurément, l'inéluctable échéance.

"Dans l'absolu, il savait", nous écrit la chère Hélène Cadou, sa jeune femme.

Cela nous paraît d'autant plus probant que chaque acte de sa vie, chaque ligne qu'il écrivait avaient une valeur de testament et un parfum d'adieu. On pressent toujours à ses côtés une présence qui peut, en un instant le déraciner. J'en pourrais trouver le témoignage dans le fait qu'il ne laisse jamais rien au hasard - que l'ordre minutieux qui régnait dans sa maison, dans ses habitudes quotidiennes, dans ses manuscrits, dans l'application méthodique qu’il mettait à répondre à ses correspondants, signifiait bien qu'à tout instant il était prêt à prendre le large.

Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge
Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant gui est en moi et qui s'échappes par ma bouche
Que m'importe l'interdit des lâches et que mon lied ne soit Jamais enregistré
Il est porté par l'alouette et le bouvreuil jusqu’à la cime des blés.

 

Robert DELAHAYE

Je n'ai pas rencontré René Guy GADOU; cette joie m'a été refusée et demeure l'un de mes regrets les plus douloureux. Je ne possède de lui qu'une lettre, sa poésie et les souvenirs de ses amis. C'est beaucoup; c'est inappréciable; mais rien ne remplace l'éloquence d'un contact direct, l'échange des voix, des regards et des simples gestes. Pourtant, un jour, je suis allé à Louisfert pour le voir. C'était au mois d'août; il venait de partir en vacances avec sa femme. Je n'ai pas touché ses mains cordiales, mais j'ai respiré l'air qu'il respirait journellement, frôlé les objets avec lesquels il communiait, les visages qu'il traversait de son regard inquisiteur et humé l'atmosphère de sa poésie incomparable.

Car la poésie de Cadou se détache d'arbres en plein vent, comme les gouttes de soleil et les oiseaux. C'est une poésie de fruitier de campagne. Elle sent bon les arômes de la terre, la prairie, les sous-bois, octobre et la rentrée des classes. Elle n'est pas constituée par des mots, mais par des objets quotidiens, amoureusement caressés et longuement médités.

« Les mots sont comme ces poteries bon marché et poreuses d'où l'eau s'échappe mystérieusement. Prenez un mot et révélez -le de la matière brûlante de votre âme ». De sa petite chambre de Louisfert, Cadou a dominé le monde : le visible et l'invisible, le palpable et l'impalpable. il avait le don de voyance. Il entendait le cri de l'herbe, le feulement de la pierre, l'incantation de l'eau en embuscade et le doux froufrou des étoiles.

« La poésie est donnée à quelques-uns comme une antenne supplémentaire, un sens étonnamment lucide qui permet de percevoir l’indicible »

Il aimait. Voilà le secret de son prestige. Nous aussi nous aimons; mais lui il aimait avec tout son être, jusqu'au sacrifice. C'est de cet amour qu'il est mort pour recommencer une vie merveilleusement exemplaire, car pour lui, plus que peur tout autre, la mort « ce peu, profond ruisseau calomnié ».

 

UN PRINTEMPS DANS LE CIEL POUR CADOU, par Marcel Béalu

Ça fait du bien de se retrouver, de pouvoir à nouveau s'éprouver de la voix, surtout que le printemps commence et que c'en est une vraie passion... m'écrivait René Guy Cadou le jour de ses 26 ans. Dans presque toutes ses lettres revient cet amour du printemps et j'imagine qu'il y a, pour celui qui en eut à ce point l'obsession, un merveilleux printemps dans le ciel. Entre Max Jacob claudicant, un mégot entre ses doigts salis par la gouache, la figure un peu penchée, et ce beau vieillard, barbu comme le Bon Dieu, qui avait nom Francis Jammes ( certainement tes deux plus grandes admirations terrestres, je te vois très bien, cher René, te promener sous les cerisiers en fleurs, au-dessus de l'eau verte du pré, parmi les abeilles blondes. On aperçoit à travers les branches la tour d'une cathédrale bretonne et tu connais ces deux ou trois bistrots alentour où vous vous arrêterez tout à l'heure pour casser la croûte et boire une bolée de cidre doré. Puis, quand tes amis célestes t'auront quitté, avant de t'atteler au poème commencé la veille, tu prendras un bout de papier pour écrire, avec cette gravité qui était au fond de ton cœur, à quelques-uns de ceux que tu abandonnas il y a quatre ans, Michel, Jean, Roger, moi peut-être. Les nouvelles de ce printemps dans le ciel seraient-elles très différentes de celles qui nous apportaient régulièrement la preuve de ton obstination en poésie, cher vieux frère ? Je ne le pense pas. Sans doute, récrirais-tu comme en 1943, dans cette ivresse légère que donne l'approche de la création poétique: « Je suis heureux, à la façon des vaches dans l'herbe grasse ou des saints. Mais les saints, les seins, l'essaim, c'est tout mon ciel. Ah! Cher Marcel, comme je voudrais que tu sois là. Il fait bon crier à la pointe des vagues, dans les fanfares étincelantes du matin. Tu liras ça. Ça s'appelle Porte d'Ecume... Je ne pense pas aller avant 1970 à Paris, c'est-à-dire quand j'aurai achevé mon œuvre... »

 

Luc BÉRIMONT

 

A Rochefort sur Loire, la vie était bonne. Dans la maison provinciale de Jean Bouhier, une horloge de campagne rythmait le silence des après-midi. Dehors, le soleil crépitait sur la Loire. Il faisait généralement chaud, chaud de cette chaleur qui gonfle les grappes, car nous nous retrouvions là-bas à l'époque bénie des vacances. René partageait avec moi une espèce de grenier haut perché qu'un maçon de village avisé avait séparé en deux chambres. Je traversais nécessairement la pièce qu'il occupait pour pénétrer chez moi. La porte de communication était, au demeurant, assez rarement poussée. Il y avait, dans ces hauteurs de la bâtisse, des conversations interminables, généralement axées sur la poésie, et qui duraient assez tard dans la nuit, pour reprendre dès le réveil, René était gorgé de poésie. Il en respirait, il en buvait, il en mangeait. Pourtant, il ne faudrait point croire qu'il agissait en exégète ou en théoricien : rien ne lui était plus insupportable que la littérature s'exerçant sur son propre objet. René parlait de la poésie comme d'une belle fille qui s'était déshabillée un soir, devant lui, et dont il avait reçu un éblouissement prodigieux.

On le sentait obsédé par la crique des hanches, la ligne du buste, l'ondulation de la croupe. René avait pour mission de la rejoindre, de la posséder. Il parlait d'elle comme fait un amoureux séparé de l'objet de son désir et qui souffre, tendu de passion. Sa table était jonchée des lettres qu'il écrivait à la belle fille et que nous appelons maintenant ses poèmes. Comme fait un amoureux, il ne pouvait laisser passer un jour sans confesser sa dépendance. " Une journée qui n'a pas donné son poème est une journée perdue ". me disait-il souvent.

Il est difficile de faire un portrait. Ici encore, il ne faut point croire que Cadou était grave et solennel... Tout au contraire, c'était un modèle de gaité et de gentillesse. Il adorait le chahut, les chansons, les farces, les enfants. Honnêtement, quand nous étions ensemble, nous passions plus d'heures au cabaret que dans les livres ! Notre première rencontre mérite d'être rapportée. Je ne connaissais René que par un échange de lettres suivi... Nous étions convenu de nous rencontrer enfin à Rochefort, où j'allai pour la première fois. J'arrivai chez Bouhier quelques jours avant lui. Quand René annonça son approche nous décidâmes naturellement d'aller le chercher en groupe à la gare, distante de plusieurs kilomètres. C'est alors que me vint l'idée d'une mystification. Je m'habillai de noir, mis des lunettes d'acier, un col dur, des chaussures montantes et me coiffai d'un chapeau de professeur. Il faut croire que la composition n'était pas trop poussée, puisque Cadou s'y laissa prendre. Dès sa descente de train, je me précipitai et fis mille amitiés maniérées, manœuvrant pour demeurer avec lui sur le chemin du retour. Là je mis immédiatement la conversation sur " la spiritualité en poésie " sujet envers lequel René nourrissait une maladive horreur. Je me fis le défenseur de l'âme, l'avocat de la métaphysique alexandrine, le thuriféraire de l'ésotérisme. Insensiblement, tandis que je parlai, je voyais le teint de René passer du rouge au blanc et du blanc au violet. Tout à coup, sous un prétexte quelconque il me quitta pour rejoindre Manoll et Bouhier, qui marchaient devant nous, et leur fit part de la première impression qu'il avait de ma personne.

- C'est effrayant! répondirent mes complices. Depuis trois jours que nous sommes avec lui, il ne parle que de Bon Dieu, de Péguy, de Claudel, de la communion des saints... Il faudra t'y faire comme nous...
- Ça va être gai souffla René en plissant amèrement la bouche.
La plaisanterie dura un bon moment, jusqu'à l'heure où ne tenant plus mon sérieux, je fus contraint de jeter le masque.
- Tu m'as fait peur!    avoua par la suite René         J'ai cru mes vacances fichues…

Douces Vacances, pourtant, que celles de cette année-là. Et toutes parsemées de haltes dans les auberges, de flâneries au clair de lune, de courses à bicyclette dans les coteaux angevins. Manoll et Bouhier ne me démentiront pas : nous avons ri avec René pour toute notre vie ! Nous faisions scandale dans le pays, mais il faut croire que nous étions également aimés : un propriétaire de l'endroit mit gracieusement à ma disposition une maison de pleine herbe, une maison d'été, où Cadou et Bouhier vinrent m'installer l'année suivante et où j'écrivis, comme sous la dictée, le poème de La Huche à Pain. René, qui m'apportait le courrier, descendait le sentier aux vipères en sifflant. Puis nous faisions chauffer du lait que nous présentions dans un bol, sur le seuil, à ces bêtes dont on dit tant de mal depuis Ève...

Une dernière image au hasard. Nous sommes chez Bouhier quelques années plus tard. Il a gelé. Les vacances sont finies. René doit regagner Nantes. Je décide de l'accompagner jusqu'à mi-route. Le train nous dépose dans un village perdu. Nous mangeons à midi chez une vieille paysanne que René connaît de longue date. Le repas terminé, nous allons dormir au grenier, sur les pommes fraîchement cueillies. L'heure du train nous sépare: René part pour sa ville natale, je regagne quant moi Rochefort. Le lendemain, nous apprenons Bouhier et moi, que Nantes, bombardée, est en ruines. Une carte nous parvient au courrier suivant: elle représente un nègre nu, affligé d'une monstrueuse hydrocèle. Derrière une simple signature René. Nous savions qu'il était vivant.

 

  1. Article. (1952)

Voir article Chabert wikipedia

J'ai et je n'ai pas envie de parler de René Guy Cadou. Je veux écrire un article sur lui non pas à cause de sa soudaine notoriété malheureusement déclenchée par sa mort, ni pour apporter ma contribution à la connaissance du poète de Louisfert, ses amis se chargeront de l'entreprise, déjà largement engagée.

Je ne veux pas non plus donner à croire que Cadou soit indispensable à mon univers poétique, il est oui en passe de le devenir, et la raison c'est que je m'habitue à voir en lui un symbole, ou si vous voulez le représentant de la nouvelle poésie. Qu'il soit le mieux qualifié pour cela est je crois évident, car ce poète est à la portée de tout le monde, il peut devenir populaire et ce n'est pas négligeable. Lisible, agréable, humain, point abstrait, révolutionnaire, catholique, instituteur, paysan, il a tous les atouts, si l'on ajoute que sa mort prématurée peut attirer à lui les âmes sensibles.

J'exagère? A peine, et en tout cas je suis convaincu que sa gloire va permettre à l'École de Rochefort et, qui sait, à toute une génération de poètes, de faire irruption en pleine lumière.

Cadou a pour plaire les raisons banales, il n'est pas nouveau, il y a en lui du Jammes, du Jacob, du Milosz, du mélo, du ramolli, du bazar, des garde-chasse, des idiots, la fleur bleue, le mot éternité pour conclure un poème, des airs de boîte à musique comme dans Apollinaire, ou de rythmes désintégrés comme chez le vieux poète d'Hasparren. On est chez soi avec Cadou, on est en pays de connaissance. On broie du noir à longueur de poème, avec un romantisme non dissimulé, on se baigne dans une lumière alanguie qui prend à la gorge:

Dans les profonds jardins des vieilles abbayes
Un soir que le soleil dans sa mélancolie
Ruisselle tristement parmi les tournesols...

On se lance dans les brouillards d'un monde marécageux fantastique
, légendaire`:

Un cirque fantôme qui passe
Trombonnant sur les marais ...

On fait Grand Meaulnes, neige, mort d'aimer, curé de campagne, pauvre qu'on accueille, fleuriste:

Les rives de la Seine ont aussi leurs fleuristes
Mais pas assez tristes mais pas assez tristes...

Et ne croyez pas que je critique, tout cela est d'un effet certain, et je crois donc à la popularité future de Cadou. D'ailleurs ces ingrédients ont leur mérite. Ils nous ramènent à une idée habituelle de la poésie, et donnent l'impression l'un nouveau classicisme, où se décanterait un art mijoté par deux ou trois générations. Du romantisme à nos jours, à travers un surréalisme assimilé et débarrassé de l'enfantillage ainsi que de la puissance de révolte. Un courant au fond très savant, très subtil trouverait sa pointe dans cette œuvre. Et voilà pour les littérateurs. Cadou sera apprécié par les fabricants de thèses.

Je suis convaincu que notre poésie est celle de l'art sans l'art. Je crois à l'importance de Cendrars et de Miller. Ici, Cadou est encore chez lui, malgré ce qui précède. Il a refusé la vie d'artiste. Il voulait simplement vivre en homme, vivre. Pas de bohème, de Montmartre, de 8eint-Germain-des-Prés.

Et tout à l'heure je vais jaillir du sol comme une tulipe
Vous achevez vos palabres aux Deux-Magots ou bien au Lipp…

Paris ne vaut pas Louisfert, où le poète vivra une vie pleine terre, avec sa femme, ses élèves, les êtres et les choses de tous les jours. Ce refus de la capitale me semble caractéristique de la nouvelle poésie.

En effet celle-ci est terrestre, terrienne, par vocation, par défi, par refus du cérébral, du tape à l'œil, du sensationnel, de l'abstrait. Surtout par attachement. Cadou aime, avec âpreté, tout. Lui d'abord:

Mais je m'aimais ah je m'aimais

Et Hélène, et Dieu, et les hommes. Et la terre pour laquelle il a des vers d'une tendresse inoubliable, il la considère
avec douceur et familiarité, il la caresse.

Ah! ce jour
Où je me glisserai dans la terre comme en un pantalon de velours

Et ici rien de littéraire, de gidien, duhamélien, gionien, il parle en paysan des biens de ce monde, cela qu'on posède, pèse, savoure, et qui demande effort et conviction. La chose me paraît remarquable, et souligne le passage d'une littérature de citadins désœuvrés, à une écriture de villageois, de provinciaux, de paysans.

La terre chez ce condamné à mourir jeune est synonyme de sa vie, dont il est fier:

Et si je crois
La vigueur de mon sang et les anciens prophètes
Beaucoup de routes passeront sous ma fenêtre
Longtemps je marcherai à travers bois et champs
Avant perquisition finale des agents

La campagne est ce lieu de vie le plus évident, il s'y baigne, lâche des chevaux, des femmes sur les routes, plane des pommiers, cultive une joie païenne. Et que d'images concrètes chez cet amoureux des apparences :

Je suis malade du vert des feuilles et des chevaux
Des servantes bousculées dans l'es remises du château ...

Ce poète si influencé est ici lui-même, avec un brin de vantardise :

Le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne
Il a choisi d'être oublié, méprisé :
Crachez sur moi, Cadou s'en moque.

Pas tant que cela, bien sûr. Tellement la vie le tient qu'il ne veut rien perdre, ni ce monde, ni l'autre, ni sa voix ni
celle des autres, ni le bonheur ni la gloire ni la poésie ni Hélène.

Un poète si bien amarré ne doit pas être oublié.

II NOTES 1954
a ) J'ai lu le Cadou de la collection Seghera, avec présentation de Michel Manoll I. Préface-monologue, où Manoll ressasse, rumine, respire une époque de sa propre vie. Cadou y règne et sans cesse prend la parole :

Dressez les merles apprivoisez les chevaux
Mais n'allez plus sur les tréteaux
Du monde avec vos flammes
Beaux hommes vous faites pleurer les femmes

Manoll me rappelle que j'ai fait, une fois, de Cadou une sorte d'introducteur de la poésie moderne : « Si la            poésie
atteint aujourd'hui un public étendu, ce sera en partie grâce à la vie et à la mort de René »     ( Tour de Feu ,n° 40) C'est pourquoi je publie l'article ci-dessus, qui donnait mes raisons.

b) Je vais et viens en ce qui concerne Cadou, et ne suis jamais tourné vers lui de la même façon, mais depuis des années il n'est jamais sorti tout à fait de mon champ de vision, il a parfois atteint le centre pour évoluer plus ou moins vers les marges. Au total, impossible de ne pas le reconnaître, avant tout comme une façon de parler, un agencement mystérieux mais saisissable, une certaine amertume, une vigueur vite acide, une éloquence un peu facile. Son inconvénient: le joli. Mais aussi, en face des rhéteurs, des pompiers, des Vicieux, des hystériqueS volontaires, entre les cocktails et la guimauve, quel soulagement, un type vrai, avec des qualités et des défauts qui en sont, et qui sait ce qu'il dit.

c) Cadou enseigne qu'il est possible de vivre en malade, en faisant à la maladie une place qui réserve les biens de ce monde. A propos, j'aime tout ce recueil, excepté l'illustration qui me fait mal au ventre. Mes excuses au dessinateur.

Pierre Chabert

SUR UNE PENSEE DE RENE GUY CADOU, par Pierre Garnier

" Ne pas se forcer ni s'efforcer; être soi-même, avec tous ses vices, c'est la vertu majeure ". Je me répète souvent cette phrase de Cadou qu’elle me semble, justement en notre monde, situer le vrai poète par rapport au snob, l'artiste saint par rapport à celui qui se prostitue. Chaque jeune poète devrait garder en sa mémoire cette pensée du jeune poète que fut René-Guy Cadou.

Etre soi-même est une des routes du génie. Ne pas se forcer ne signifie pas - ne pas travailler -, cela veut dire : ne pas exprimer autre chose que ce qu'on a besoin d'exprimer, c'est à dire en vérité n'être ni formaliste ni conformiste. On a trop tendance en ce moment à classifier, à argumenter, à faire entrer dans des catégories plus ou moins stupéfiantes les artistes et les poètes; on parle avec trop de désinvolture d'art abstrait, d'art réaliste, d'art surréaliste : on oublie simplement que l'artiste réel et l'écrivain vrai, même s'il résume ou subit une école ou un mouvement, les dépasse et les domine par la personnalité de son œuvre; allez donc attacher Picasso. Allez donc accaparer Prokofiev, ou mettre des chaînes à René-Guy Cadou ! Allez donc essayer de les étiqueter : la chose ne s'avère pas si facile; c'est pourquoi je pense qu'il est bon parfois de faire le point, de tirer des lignes directrices, de tracer même un nouveau chemin, de mener une offensive spirituelle, mais de là à établir un dogme, à poser des tabous, il y a loin.
J'aime René-Guy Cadou, parce qu'il n'a pas accepté do compromis, et qu'il est resté " pur " : cette pureté, cette volonté de n'exprimer que ce qu'il lui est urgent d'exprimer, sans se précipiter, sans écrire faiblement, sans céder à une        commande, en fait un des poètes les plus vrais, un de ceux, dont on est simplement heureux d'être l'ami. Car René-Guy Cadou est une Présence : je le vois toujours au carrefour de notre monde; il me fait passer d'hier à aujourd'hui, et d'aujourd'hui à demain, de la nature à l'homme, de l'homme à la nature sans effort et sans brusquerie: il est le véritable médiateur, la grande porte ouverte.

Eloigné de la capitale, il a su être ce centre d'où rayonnent les routes de l'homme : car nous avions trop longtemps oublié que la poésie est l'expression de l'homme total et qu'elle est encore plus que cela: elle est la somme de l'expérience des âges et de ce qu'on nomme avec une espèce d'injustice la nature; on l'avait trop longtemps étirée en tous sens, vers toutes les directions cette pauvre Poésie : l'unanimisme ( oh! naturalisme. ) énumérait, le surréalisme faisait le bilan de l'inconscient et de l'inconscience, le symbolisme avait tout obscurci, le parnasse avait tout éclairci: on discutait, on se faisait des grâces, on ferraillait, mais il y avait Jammes, Claudel
Reverdy, Apollinaire, Aragon, Billard, et soudain il y eut l'école de Rochefort, qui était la négation même d'une école; il y eut René-Guy Cadou qui rendit à la poésie son " pouvoir total ": celte puissance du poème est infinie; il ne faut pas la limiter, il faut au contraire l'étendre, dire ce qu'on connait avec la profondeur que donne Claudel à ce mot. Ce que l'homme connait est par définition humain. Mais la connaissance peut être idyllique, naturelle, sociale, politique. amoureux; qu'ainsi, on ne rejette rien: le poème politique est un des genres les plus difficiles qui soit. Il tient du génie. Je pense à Maïakovski. Mais si le poète n'a pas profondément pénétré la métamorphose de l'homme et de l'humain, plus que les modifications de la structure sociale et politique, il tombe dans un conformisme douteux, dans l’enrubannage d'un thème, dans le formalisme le plus aberrant, puisqu'il se prévaut du titre de réaliste. René-Guy Cadou, communiste, est resté plus fidèle à son parti en écrivant ses poèmes si décisivement humains qu'en se livrant à une surenchère.

Et là je pense à Mitchourine: que certains excusent cette comparaison entre le jardinier qui a révolutionné la biologie et le poète qui a rendu son sens à la vie: tous deux ont offert une chaleur neuve une nouvelle jouissance à l'homme, tous deux ont planté des arbres dans des régions où avant eux, ils étaient inconnus. Ma comparaison va cependant plus loin. Bien qu'elle paraisse à coup sûr saugrenue à certains: Mitchourine enseigne que la métamorphose et par là la transmission, donc l'expression, des caractères acquis, ne peut survenir qu'après un " ébranlement initial total " et que le fait de couper vingt-trois fois la queue à vingt-trois générations de souris, n'empêchera pas la 24e d'avoir une queue normalement constituée; transportons cette loi dans le domaine spirituel et passons des souris au poète: ce n’est pas s'efforçant, ce n'est pas en rompant le contact avec soi-même, ce n'est pas en appliquant une recette extérieure que l'on transformera la poésie et l’homme, c’est au contraire quand l" ébranlement initial " sera devenu total, quand il aura pénétré jusque dans la chair, quand il sera la personnalité même du poète, que celui-ci aura la force et le pouvoir d'exprimer sa métamorphose. La poésie ressemble aux arbres: elle est dépendante de ses racines.

Cadou l'a admirablement compris: c'est en cela qu'il est grand ! Sa poésie semble définitivement " équilibrée", c'est dire qu'elle est totale, et qu'elle est présente, pour toujours, dans notre humanité.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, par Sylvain Chiffoleau

Poésie Club, N°3, Editions Pierre Seghers

 


 

Cet homme effacé, qui ne vivait que pour consumer la poésie et lui assurer définitivement une fonction supérieure, cet artisan simple et appliqué, pas du tout artiste ou intellectuel, avait écarté le mal du siècle, qui gîte dans les villes, et choisi de vivre dans le voisinage des champs et des herbages, là où l'ombre des arbres peut s'allonger pour dormir. C'est que tout son passé, enfance et adolescence, le liait à cette terre et contribuait à renforcer ce monde végétal qui transparaît dans toute son œuvre. René-Guy Cadou naquit en février 1920 à Sainte-Reine de Bretagne, petit bourg de Loire-Inférieure, situé à l'extrémité nord du marais briéron

« Un soir de lampes à pétrole
Et de tableaux mal effacés
Là-bas dans la petite école
A la limite du passé »

Ses parents étaient instituteurs, et les premières années de sa vie s'écoulèrent dans de petits bourgs, au hasard des mutations, jusqu'à l'installation à Nantes, au 5 du quai Hoche, école populeuse dont son père devint directeur.

De cette époque, le poète conservait un souvenir attendri et précis. Déroulant les mille décors d'une enfance sensible et frémissante entre des parents adorés, de bouleversants poèmes ressuscitent pour nous le charme poignant des premières angoisses. C'est dans l'œuvre entière de René-Guy Cadou que l'on peut glaner les saisons de son enfance, et il est aisé d'imaginer le petit garçon secret et un peu sauvage qu'il fut :

« Lorsque je songe à l'univers de mon enfance
A cette porte mal fermée qui bat toujours…

Il m'arrive d'aimer tendrement un vieux disque
Un vieux rouleau de phonographe abandonné
Pour le trésor plus immédiat d'une chenille
Qu'on élève en tremblant sous le toit d'un plumier. »

Mais déjà inséparable des souvenirs d'enfance voici que surgit la redoutable figure, prescience d'un destin tragique et l'un des thèmes majeurs du poète :

« Au détour du chemin forestier qui ne mène nulle part
Dans la petite maison du hasard
Près du canal
Entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans
Il n'y a plus place pour moi
Je suis trop encombrant…

Autrefois j'avais peur comme un petit enfant
Je me terrais le jour parmi les feuilles mortes
Je ne répondais pas aux appels de ma mère
Le soir je n'attendais jamais jusqu'au dessert
Et m'enfuyais tremblant au fond du corridor
Vers les chères, les redoutables figures de ma mort
Que je faisais surgir d'un pas lourd sur la route
D'un aboi de mon chien dans le jardin perdu. »

A Nantes, le jeune adolescent fut externe au Lycée Clemenceau où il devait rester jusqu'au baccalauréat. Puis, avec plusieurs camarades, il travailla un temps comme auxiliaire des P. T. T., remplaçant des titulaires mobilisés, au bureau de triage de la gare de Nantes. Mobilisé lui-même, les événements de 1940 le rendirent à la vie civile au bout de quelques mois. C'est alors qu'il décida : comme ses parents, il serait instituteur. C'est dans cette période, l'adolescence, que deux faits d'une importance capitale, dans la vie naturellement, et surtout dans son œuvre, marquèrent René-Guy Cadou et furent l'une des sources principales du lyrisme le plus authentique : la mort de ses parents. Mais écoutons-le évoquer, dans un poème de Grand Elan (1942), le premier de ces jours douloureux.

« 30 mai 1932

Il n'y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs sont écroulés
La chair s'est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu'elle a laissées
Dix heures
La pendule qui sonne
Et le sang qui recule
Il n'y a plus personne
Maison fermée
Le vent qui pousse au loin une étoile avancée
Il n'y a plus personne
Et tu es là
Mon père
Et comme un liseron
Mon bras grimpe à ton bras
Tu effaces mes larmes
En te brûlant les doigts. »

Et voici, extrait des Sept Péchés capitaux (1948) :

 

« La tristesse

Embarqués dans le train de nuit qui ne s'arrête jamais
Sans avarie possible de machine sans espoir
D'entendre battre au loin une petite gare
Ses volets verts et la pluie grise de son timbre
Mais la grande fuite éperdue dans une éternité malingre
Anna ma mère dans la couchette du wagon
Et mon père au-dessus qui la protège de son affection
Je vous vois l'un et l'autre dans ce même lit où je suis né

Je suis couché entre vous deux
Et vous n'avez plus de place pour vous retourner
Je prends dans mes deux mains vos deux mains qui s'éteignent
Pour qu'elles soient chaudes et farineuses comme châtaignes
Quand la braise d'hiver les a longtemps mûries
Ah! Croyez-moi! je ne sais rien de plus atroce
Que de vous laisser partir seuls pour ce voyage de noces
Que d'attendre durant des mois et des années
Derrière la fenêtre étroite et grillagée
Le passage de l'ange essoufflé qui m'appelle
A l'aubette perdue dans les genêts du ciel
Où le train qui vous mène est enfin arrêté.»

C'est comme instituteur suppléant qu'il arriva un beau soir d'octobre 1940, à Bourgneuf-en-Retz, chargé de ses maigres bagages, manuscrits et correspondance. Douze années bientôt se seront écoulées, mais je reverrai toujours cette silhouette déjà trapue, chaussée de sabots malborough, enveloppée d'une longue houppelande grise que nous lui connaissions encore à Louisfert, cette opulente chevelure blonde rejetée en arrière et ces yeux, ces yeux surtout que brûlait une perpétuelle flamme bleue. A cette époque, chassant sa mélancolie naturelle, il donnait libre cours à son tempérament tonique, à son intelligence équilibrée, apparaissant tel qu'il doit revivre dans bien des mémoires, tout juteux de bondissements et de farces.

Il était dès lors ce qu'il fut jusqu'à la fin, l'instituteur de petit village, initié au langage secret des arbres et des plantes, servant honnêtement une profession à laquelle il était attaché, ne serait-ce que par sa grande connaissance des mystères de l'enfance. En dehors de sa classe, sa correspondance occupait la première place dans le déroulement de ses journées. Lettres de Maublanc, de Manoll, de Rousselot, du cher Reverdy, de Supervielle, et surtout et par-dessus toutes attendues, les lettres de Max Jacob, presque quotidiennes. Dans la trame dense de l'amitié, il convient en effet de distinguer les fils qui l'unissaient au grand poète, alors retiré à l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire. Belle affection que celle de cet homme de plus de soixante ans alors, contemporain du mouvement surréaliste et l'un de ses plus ardents pionniers avec Apollinaire, pour ce jeune poète d'une vingtaine d'années qui stupéfiait déjà lorsque l'on considérait la grandeur et la sûreté de sa démarche poétique. L'arrestation de Max Jacob, victime de sa race, puis sa mort à Drancy, en 1944, devaient ouvrir une nouvelle blessure dans le cœur dévoré d'amitié de René-Guy Cadou.
René-Guy Cadou, source vive de l'amitié ! Le cœur qui sait aimer, le front qui sait comprendre, inférieur à nulle chose et n'en dédaignant aucune, toujours en Etat d'Amitié.

« Tu t'es fait des copains partout dans ta mémoire
Tu peux partir à jeun
Tu sais bien qu'au malin
Sous des pommiers
Dans la rue triste d'une ville
Quelqu'un sera debout qui te tendra les mains »

Ecoutons-le ressusciter de vieux échos : son ami, le poète Michel Manoll, autrefois libraire à Nantes, vers les années 1932 à 1935.

« …Prunelles endormies de la Place Bretagne
Où vacillait jadis le cœur de mon ami
L'ombre a tout effacé. Lentement je m'éloigne
Celui que j'attendais ne viendra plus ici. »

Et c'est à ses amis que s'adresse l'un de ses derniers poèmes, appel déchirant lancé pendant l'inexorable montée de l'angoisse, alors que le poète, depuis près d'un an, se mesure avec la mort et évite ses pièges :

« La soirée de décembre

Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
Oh ! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
D'une journée le long des rives du destin !
Qu'ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d'une pluie très pure comme les larmes ?
Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi
De vous perdre sans cesse dans la foule
O crieurs de journaux intimes, seuls prophètes
Seuls amis en ce monde et ailleurs ! »

C'est avec Jean Bouhier, alors à Rochefort-sur-Loire, que René-Guy Cadou devait fonder, sous l'occupation, l'Ecole de Rochefort l'une des rares tribunes poétiques des années noires.

En 1945, avec la fin des suppléances, se termine la vie errante. Nominé instituteur à Louisfert, petit bourg Du Nord-Est de la Loire-Inférieure, René-Guy Cadou n'aura pas à se diriger vers une terre inconnue pour aborder au rivage de la poésie et sentir sous ses pieds un sol accueillant. Bientôt directeur, il s'installera dans cette maison vers laquelle nous convergions de toute part, comme à une Mecque de la Poésie. Mais la maison de l'amitié était aussi celle de l'amour.

C'est en 1943 que le poète connut l'admirable compagne : Hélène.

« Je t'atteindrai, Hélène
A travers les prairies
A travers les matins de gel et de lumière
Sans t'avoir jamais vue
Je t'appelais déjà
Chaque feuille en tombant
Me rappelait ton pas
La vague qui s'ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étais l'auberge
Aux portes des villages… »

Cette grande fille brune, sauvage et douce, aussi modeste que cultivée, devait lui inspirer un amour multiple, romanesque et profondément humain à la fois, dont tous deux étaient dignes. Leur mariage eut lieu au début de l'été 1946. Ni cris, ni frénésie, ni transes, mais des élans de joie contenue et l'innombrable sourire d'un calme ensoleillé.

« Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans les yeux et tu peux bien laisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps. »

Dans une anthologie de l'amour, maints poèmes de René-Guy Cadou peuvent figurer au tout premier rang, tels ces magnifiques Quatre poèmes d'amour à Hélène, écrits en 1945, publiés dans le recueil posthume Hélène ou Le règne végétal.
Dans la fraîcheur de sa maison, à l'entrée du bourg, loin de l'agitation des villes, le poète pourra donner toute sa mesure, qui est grandeur et pureté. Il avait en horreur les poncifs de tous les styles, dans lesquels tant d'hommes se complaisent et s'installent ; il n'aimait pas ce qui est théorique, ce qui est abstrait, ce qui est bavard ; la grande idée, la grande pièce, les grands mots, tout cela ne l'épatait pas. C'est pourquoi il n'eut pu vivre dans les villes, et surtout à Paris, capitale toute ruisselante de théories. Il s'est plusieurs fois expliqué à ce sujet, notamment dans le poème fameux Pourquoi je ne vais pas à Paris. Il n'ignorait pas que tant de talents authentiques y flottent fumeusement, s'effilochent, tournent court et s'enfoncent ; qu'il faut bien que l'on se montre poète et gentleman pauvre, que l'on se fasse croire, que l'on joue du coude et que l'on se donne une importance de secours, sous peine de manger de la pierre meulière.

Par ailleurs, il fuyait le visage triste des snobs, leurs beaux emportements et leurs cabrioles mentales, refusant de descendre dans la piste du cirque intellectuel, de se confondre avec ceux qui ont un cœur mangé aux vers et une âme fausse au fond des poches.

« …Je suis debout dans mon jardin à des kilomètres de la capitale
Je retrouve contre la joue du soir l'inclinaison natale
Les oiseaux parlent dans la haie
Un train sans voyageur passe dans la forêt
El ma femme a cueilli les premières ficaires
Quelques-uns de ceux que j'aime sont assis dans des cafés littéraires
Je ne les envie pas ni les méprise pour autant
Mon chien s'ennuie et c'est peut-être le printemps
Et tout à l'heure je vais jaillir du sol comme une tulipe
Vous achevez vos palabres aux Deux-Magots ou bien au Lipp
Je monte dans ma chambre el prépare les feux
J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu
Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur. »

C'est banal à dire, mais profondément vrai : René Guy Cadou était un sage. On peut donc être heureux et grand poète. Pendant cinq années, jusqu'aux premières atteintes du mal, il fut cela. Nous pouvons en témoigner, nous qui l'attendions comme des sentinelles au tournant des semaines et des années, et qui savions que cette main était propre et sans épines.

René-Guy Cadou aimait la vie, comme les courtilières aiment leur chemin ; et ce n'est pas à cloche-pied qu'il y marchait, jamais drossé par le ressac. Mais il ressentait comme un coup direct chaque atteinte à la dignité de l'homme et à sa liberté. Ecoutons-le apostropher l'humanité indifférente, alors que dans une quelconque ville d'Amérique un nègre vient d'être pendu pour une peccadille.

« Oh ! dites ménagères en pilou et vous jeunes gens du petit matin
Enroulés dans les fourrures du sommeil et dans la buée chantante d'un refrain.
Aurez-vous pas pitié de ce cadavre balancé au milieu de la rue
Et dont la tête contre les murs est bien le plus redoutable angélus ? »

Enfin commença le drame, à savoir la conscience qu'il eut, à partir de janvier 1950, de sa diminution physique. Atteint par une sournoise maladie, il lutta farouchement, de toute sa nature solide, retrouvant entre chaque opération une plénitude physique et un entrain qui nous déconcertaient et nous emplissaient d'espoir, contre toute raison, car nous le savions irrémédiablement condamné. Mais il ignora toujours, quelles que fussent les apparences, et sans doute jusqu'à la minute ultime de cette nuit du 21 mars 1951, la nature exacte de son mal et l'issue qui, dans l'état actuel de la science, était inévitable, malgré les soins attentifs des meilleurs spécialistes. Quel prodige de courage et de dévouement dut faire alors la tendre Hélène ! Que de pieux mensonges ! Que de pieux mensonges et de douloureuses supercheries !

Mais une prescience était en lui. Si l'homme ignorait, le poète le savait, et de tout temps semble-t-il.

Relisons ce poème, écrit en 1945

« La barrière de l'octroi

Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi
Que le petit bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère
Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre
Et dans cette grande journée
Je ne passerai pas pour un vieil abonné
Si les miracles font qu'une image demeure
La mienne tremblera dans les vitres gelées
Comme le chant lointain d'un enfant colporteur
Le temps qui m'est donné que l'amour le prolonge
Et dans ma solitude un instant habitée
J'accrocherai des panoplies de bout du monde
De grands pays couverts d'oiseaux effarouchés
L'amour et moi paresserons dans ces campagnes
Aux joues roses et pâles ainsi qu'un vaisselier
Le soir nous nous assoirons à la bonne table
De la diseuse d'aventure et du roulier
Notre nom flottera à la maîtresse poutre
Parmi les numéros victorieux des conscrits
Nous saignerons le coq et le sang noir du doute
Ajoutera par son énigme au manuscrit
Manuscrit qui n'est rien qu'une page navrante
Où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés
Comme au fond d'un grenier éclairé par les pommes
Les six ans d'un enfant et son jouet mutilé. »

Sans doute, la mort de ses parents est-elle à l'origine de cette obsession-qui revient comme un leitmotiv hallucinant dans toute l'œuvre du poète, et sur un rythme croissant. A 21 ans, il écrivait déjà, dans le poème Alphabet de la mort :

« O mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec tes doigts.
Je te reconnais bien, c'est ton même langage
Les mains que tu croisais sur le front de mon père. »

Et la même année, sous le titre significatif de Fiançailles :

« Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
El ma tête est promise
A tes mains fraternelles. »

Il me souvient d'un soir de 1950 où il me lut des poèmes très avant dans la nuit. Cet homme, que j'avais en face de moi et qui s'interrompait de temps à autre pour aspirer une large bouffée de tabac, était déjà une lampe de chair et d'ombre ; et toujours étonné de le trouver chaque fois plus grand, j'écoutais ces poèmes qui n'étaient pas seulement harmonieuse combinaison de syllabes, mais l'opposé du jeu poétique gratuit, avec une profondeur de son et d'inspiration qui font de leur chant l'un des plus émouvants qui soient. Sa voix conservait son timbre agréable, ses intonations railleuses, sa sincérité chaude. Par instant, je le sentais appeler au secours du fond des yeux, mais ce n'était jamais l'heure de conter ses peines, et il fallait ses poèmes pour comprendre ce désespoir véritable, cette désolation intime, réalité angoissante qui m'apparaissait brusquement comme une fatalité monstrueuse et imméritée.

« Mille tendresses à vous tous
Que je ne connaîtrai jamais !
Et je peux bien mourir en douce
Nul de vous n'en aura regret. »

Et n'est-ce pas René-Guy Cadou lui-même qui s'exprime par la bouche de Serge Essénine, dans les derniers quatrains de son Ode au grand poète russe :

« Tu diras à l'Américain
Pourvoyeur de destins illustres
Que j'ai soufflé un beau matin
Les vingt-neuf bougies de mon lustre

Que je suis mort d'avoir aimé
La beauté mon pays natal
Pauvre homme d'ange fourvoyé
Parmi les enfants de la balle ! »

A mesure qu'il approchait du terme fatal, René-Guy Cadou semblait vivre déjà derrière la vie, regardant en étranger passer les faits divers, laissant tomber instinctivement tout ce qui n'était pas son occupation ou sa préoccupation essentielle : la poésie, négligeant les activités latérales, sa collaboration à de nombreuses revues, sa correspondance même, et ces distractions et divertissements où la plupart des hommes cherchent l'oubli et ce qu'ils croient la plénitude. Rien d'extérieur hors l'amitié.

Cette noble vie, si courte et pourtant si remplie, je la retrouve toute dans le titre de ce court poème, le dernier qu'il ait écrit :

« Tout amour

Ah ! pauvre père ! auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi
Et combien j'aime à travers toi toutes les choses de la terre ?
Quel étonnement serait le tien si tu pouvais me voir maintenant
A genoux dans le lit boueux de la journée
Raclant le sol de mes deux mains
Comme les chercheurs de beauté !
—        Seigneur ! Vous moquez-vous ? Serait-ce là mon fils ?
Se peut-il qu'il figure à votre palmarès ?
—        O père ! J’ai voulu que ce nom de Cadou
Demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux
Plutôt que le plain-chant la fugue musicale
Si tout doit s'expliquer par l'accalmie finale
Lorsque le monde aura les oreilles couchées ! »

Tel fut René-Guy Cadou.

Sa poésie, qui est résonance et retentissement, faisant participer les plus humbles choses à la circulation universelle, continue aujourd'hui de le précéder et de l'entraîner vers l'avenir. Quand les livres seront morts, et leurs lecteurs, quand sous-critiques et snobs, complexes de mondains et reliefs d'intellectuels auront basculé du côté de l'ombre, sa poésie ne se sera pas tue. Tendons au moins l'oreille à cet écho destiné à ne jamais mourir.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou ou le monde enchanté, par Michel Manoll

Les Preuves, N°38, avril 1954

 


 

A la parole d'Apollinaire : « Voici le temps de la raison ardente », René-Guy Cadou répond, en prenant possession de la terre à violettes de Louisfert, le 6 octobre 1945 :

« Le temps est venu de bâtir dans le roc. »

Désormais, il ne se satisfera que du « parfait », de l'« achevé », fidèle à cette notion qui veut envisager l'homme non par rapport à tel ou tel concept, telle ou telle consigne de l'intelligence ou de l'art, mais par rapport à lui-même.

Car, tout compte fait, le poète a compris que la vraie vie est solitaire et que c'est en forant toujours plus lointainement cette voie d'accès vers l'inconnu qu'il retrouvera ce sens caché, ce secret toujours miraculeusement préservé qui nous lie aux sources et emplit, comme l'écrit si bien Edmond Humeau, « d'une grande marée de printemps ceux qui viennent à Cadou comme l'on va dans les prés, puis dans les vignes, même jusqu'à la forêt, chercher le sentiment d'une détresse où la cendre reconnaît son homme ».

« Trouvez votre cœur et changez-le en encrier », lui avait écrit, dans sa première lettre, en juillet 1936, Max Jacob, c'est-à-dire : bannissez l'outrecuidante primauté de l'art, les attitudes et les tics, et mettez l'accent sur la définition et non sur le corollaire, sur le poids de l'arbre humain et non sur celui de la branche greffée.

La solitude de Louisfert, c'est le grand œuvre d'une vie acceptée selon la juste part d'espace et de verdure, d'eaux et de reflets, de lumière et de silence, qui sont les biens élémentaires de l'homme méditant :

« Toute ma vie fera un silence d'étoffe
A peu près comme au temps des quiètes merceries
A l'heure où les enfants qui sortent de l'école
Balancent vers les cieux leurs bras, comme des lys. »

Le symbole végétal de sa poésie, au-dessus de Louisfert, comme une feuille de figuier lui apparaît, et « l'air est si facile, si accordé à sa respiration qu'il se prend à croire en la bonté de Dieu, Dieu-chèvre, Dieu-torrent, Dieu-cep, œil bleu à mille facettes qui navigue sur ce café où nous sommes ».

Car la poésie est aussi pour lui cette soif ardente qu'il faut apaiser, dans une maison de hasard, acagnardée au carrefour d'une route interminable dont les ravines sont à l'image du voyageur.

« Il y a toujours quelque chose de mystérieux dans la manière de se vouloir ce que l'on est », a écrit Léon-Gabriel Gros à propos de René-Guy Cadou, voulant ainsi exprimer que la solitude — qui est le mot-clef de cette poésie — n'est pas un choix délibéré, une mauvaise habitude de l'esprit, ni un matériau littéraire, mais un lancinant appel, une « voix souveraine ».

« Je n'ai fait qu'enregistrer comme un muet l'écho durable qui frappait à coups redoublés l'obscur tympan du monde », lit-on dans la préface écrite par Cadou pour Hélène ou le Règne végétal. « La parole m'a été accordée par surcroît, afin de retransmettre quelques-unes de ces étonnantes vibrations, quelques-unes de ces mystérieuses palabres qu'il nous est donné d'intercepter, parfois, dans les couloirs de la détresse. »

Cet univers mouvant, « inaccessible comme un feu d'herbes », dont il nous entretient et qui vient « de plus loin que lui-même », dirige ses rayons sur sa poésie, embrasant parfois ses images, cueillies entre les haies d'aubépines et les mots de plein ciel.

Et pourquoi aurait-il fait crédit à ces « illusions féroces », qu'entretient la réalité, à qui fonde son pouvoir sur elle ? L'ambiguïté n'est pas le lot des solitaires. Pour vivre seul, comme il le fit, il faut tenir pour imprescriptibles les valeurs de l'âme, en adopter l'envergure et la force de pénétration.

La voix inspirante qu'il invoque — confondant Dieu et l'amour en une même entité — est bien celle qui, d'un bord à l'autre du monde, éveille le dormeur du Jardin des Oliviers et jette son ferment dans quelques cœurs privilégiés.
« Nous sommes des enfants de Dieu, m'écrivait René-Guy Cadou vers la fin de sa vie ; nous sommes faits pour porter ses plaies. Portons-les, du moins, avec courage, sinon avec joie. »

Lorsqu'il gravissait chaque soir l'escalier de sa maison villageoise de Louisfert pour accomplir, dans l'espace du poème, les durs travaux d'Adam, il était, en ces instants, devant « la Face Rayonnante », comme l'officiant qui, par faveur insigne, entend les battements d'ailes de l'ange

« Le Christ est devenu mon plus proche voisin. »

C'est cela que ce poète entendait nous révéler lorsqu'il m'écrivait : « Tu ne pourras jamais dire que je n'ai pas pris le parti de l'amour. Et que m'importe la liberté des bâtisseurs de ruines ? Il me plaît d'aimer, comme un enfant, toutes ces choses que Quelqu'un de plus grand que nous nous donne en partage. »

Ces choses, ce sont celles qui baignent dans la clarté du jour, qui vibrent dans cette poésie si simple et si pure, ennemie de l'exclusion et qui embrase tout ce qu'elle atteint « entre les barges de blé du voisin et l'échoppe à l'odeur de vernis de Victor le menuisier ».

Les « violettes doubles », « la peau tiède et dorée de la première pomme », les « œufs frais dans la haie », le « coq qui chante », les « chiens qui rêvent » ne font-ils pas partie des biens que peuvent se partager « l'homme au képi de garde-chasse », les rouliers, les nomades, tous ces errants qui hantèrent Augustin Meaulnes ?

C'est dans une atmosphère d'arche d'alliance, de maison buissonnière aux « simples miracles quotidiens » que le fresquiste va transfigurer sa geste bucolique et, comme Chagall, désarçonner le réel et transférer dans une dimension allégée et insolite tout ce que sa main appréhende, tout ce qu'il touche de la pointe de son aile.

Ainsi se fera toujours plus étroite l'assimilation de cette poésie, qui plonge ses racines les plus profondes dans le tuf humain, à la conscience et à l'harmonie universelles, atteignant, par la magie d'un verbe étonnamment précis et évocateur, à la suprême réalité. Car, dit Novalis, « rien n'est plus accessible à l'esprit que l'infini ; tout ce qui est visible est rattaché à l'invisible, ce que l'on entend, ce que l'on ne peut entendre ».

Cela ne s'obtient pas sans coup férir. Il y faut une ascèse virile et une robuste santé morale. Le texte transparent de l'univers ne devient lisible que si le poète s'est lui-même exposé en pleine lumière, sous les rayons meurtriers de la solitude, dessillant les yeux des fantômes familiers de l'invisible, porteurs de dangereux secrets.

Le sens de la solitude de Louisfert n'est point à rechercher dans le pittoresque ou l'anecdote, mais bien dans la vie intérieure qui lui donnait le branle, dans cette masse incroyable de manuscrits qui ne sont rien

« qu'une page navrante
où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés ».

La poésie, en son essence, est une tentative désespérée, et l'effort insensé de Sisyphe semble dérisoire auprès de la lutte acharnée du poète qui veut donner forme à l'irreprésentable, pouvoir de voyance à des ombres aveugles, vie à des apparences dont il ne soupçonne même pas les pouvoirs. Il repose sur un sol dont il ignore la nature et les frontières, dont il pressent cependant la réalité — une réalité qu'il amène jusqu'au seuil de la conscience et qui lui donne sa coloration et son mouvement fulgurant, avec sa temporalité, ses aspects particuliers et son éclairage intense.

Cette transcendance, cette appétence pour la signification, cette confrontation qui, d'un poème à l'autre, d'un filet d'eau pure à l'autre, établissent des relais dans l'œuvre de Cadou — un système de vases communicants — ne sauraient échapper au lecteur qui, sous l’élégie et l'effusion, perçoit les battements d'un cœur inépuisable, environné de présences où ses mots se dépouillent de leur gangue charnelle « sanctifiés par quelque merveilleuse réminiscence, comparables aux reliques des saints ».

C'est pourquoi on ne peut s'en tenir à la lettre des poèmes que nous propose Cadou dans Les Biens de ce monde ou dans Hélène ou le Règne végétal. Le metteur en scène n'a pas assemblé les tréteaux de sa solitude pour y disposer harmonieusement quelques fleurs champêtres, mais pour que les protagonistes du drame, dont « la douleur et la chaux ont blanchi les épaules », ne se sentent pas « coupés pour toujours du reste de la terre ».

Les mots dont se sert le poète échappent à leur définition usuelle. Il les frotte les uns contre les autres, comme le silex, comme ces fruits de coloquinte « qui éclatent dans la nuit » et qui laissent échapper une confidence presque imperceptible, mais qui est celle-là même qui contient le secret de notre destinée.

Le langage reste pour lui une fonction sacrée, qui doit signifier, par-delà le contingent et qui porte en elle sa chaleur céleste. D'où la frange aérienne qui embrase de paillettes incandescentes la poésie de René-Guy Cadou.

La poésie, si elle est moyen d'expression et projection de l'âme, ne peut se satisfaire de son contexte scholastique, littéraire ou esthétique, mais chercher sous l'apparence, son centre de gravitation. Et où se trouve-t-il, sinon au point exact où les mots commencent leur rotation dans l'espace, traçant ainsi leur orbe d'éternité ?

L'attention du poète reste donc fixée à l'instant précis où il va se débrider et, s'étant saisi de l'univers sensible, le modèle selon la vision du monde qui lui est propre.

Voilà, je le crois, une des grandes leçons de la poésie de René-Guy Cadou, une leçon qui naît de l'écartèlement auquel il se soumit :

« Qui dira maintenant le poète que je suis devenu ?
Que la ronce et l'ortie me brûlent la gorge comme un souvenir ému. »


 

 

 

 

 

Les cris et les mots, par L.G. Gros

Les Cahiers du Sud, 1952 janvier-juin n°312

 


 

La chaîne entière des aurores dans la tête
Tous les cris qui s'acharnent à briser les mots.

Paul Eluard.

 

En raison de son propos cette chronique aurait pu se passer de sous-titres. Saint-Pol Roux, Guy-René Cadou, Jacques Prével ne sont-ils pas les « témoins » par excellence ? Certes, de tous les grands morts on se plait à dire qu'ils n'ont pas d'âge, mais de ces trois-là ce n'est point la parole seule qui survit, leur mort même est éloquente. A quelque dix ans de distance disparaissent le Patriarche chargé de gloire, le jeune provincial brûlé de poésie, le lyrique fourvoyé dans les cénacles de l'Absurde. Les voilà à jamais contemporains, ramassant, condensant pour les critiques à venir une évolution du lyrisme qui se développe sur près d'un siècle. Ils abolissent le temps, et aussi l'espace, transcendant leurs mythes respectifs. Le manoir foudroyé de Camaret, l'humble maison de Louisfert, les tristes chambres d'hôtel ou de sanas ne sont plus que des décors, le drame est ailleurs, et sans rien lui ôter de son pathétique il devient réductible à un schéma intellectuel. Pour l'histoire littéraire, « tels qu'en eux-mêmes enfin... » ces trois poètes si divers, rapprochés par la mort seule, illustrent la même aventure de l'expression, « les cris qui s'acharnent à briser les mots », soulignent à la fois le caractère passionné des recherches dites d'avant-garde par leur vie, et ce qu'elles ont d'artificiel, car les œuvres qui ne se préoccupèrent ni de beauté sensible ni de perfection formelle valent précisément par ces prestiges mêmes.

Depuis la réédition en 46 des Anciennetés et d'un choix des Reposoirs de la Procession, recueil présenté par Eluard et Roland de Renéville, nous en étions pratiquement réduits à juger Saint-Pol Roux sur sa légende. Grâce à la publication chez Seghers (Collection Poètes d'Aujourd'hui) du choix de poèmes établi par Théophile Briant, nous voici dotés d'un ouvrage dont le mérite réside moins dans les textes eux-mêmes et dans une étude exhaustive que dans les perspectives proposées. Voisin et disciple du mage de Camaret, le poète Th. Briant a su faire la part égale entre la biographie et la critique. Tout en mettant en œuvre une documentation de première main, il s'est gardé du reportage anecdotique. Il a mis en lumière le côté proprement fatal de cette existence foudroyée et surtout le caractère d'accomplissement de la mort de Saint-Pol Roux. Qu'un des plus grands poètes de ce temps, celui même qui redécouvrant le Graal perdu, nous restitua les thèmes longtemps disjoints de la tradition provençale et de la tradition celtique, ait été en 40 une des victimes de la barbarie nazie, il y a là, certes, matière à d'infinies déductions. Si urgentes soient-elles, il faut savoir gré à Th. Briant de ne point y avoir consenti. Aussi bien la leçon de Saint-Pol Roux se lit-elle en filigrane dans son œuvre. En revanche le critique, se référant à André Breton, montre comment l'idoréalisme de Saint-Pol Roux préfigure le surréalisme.

« L'imagination, écrivait Saint-Pol, voilà notre seule richesse... Le monde visible, qu'est-ce en vérité ? De l'invisible à la longue solidifié par l'appétit humain. Un jour Dieu sera-t-il traduit en saisissable par la somme des vœux des multitudes ? » Après avoir rappelé que Saint-Pol Roux disait que « chaque être est durant sa vie le centre de l'Eternité » et que « simple réceptacle de la Beauté, s'il est inconscient, l'homme devient, s'il est conscient, la Beauté elle-même, et nous devons alors considérer ce pèlerin d'ici-bas (lisez le Poète) comme Dieu en personne voyageant incognito », Théôphile Briant restitue leur portée réelle à ces textes en citant cette autre phrase: « Ces dernières années, l'art est allé de la figure réaliste à la transfigure symboliste ; il va désormais à la métafigure, conséquemment à la surcréation. La surcréation, c'est Dieu manifesté dans l'humain, c'est tout le chaos informulé du monde, rendu clair par ce médiateur qu'est le poète ». Théophile Briant traduit tout cela (sans le trahir) en termes de critique en disant que Saint-Pol Roux assignait « au poète un rôle principal, celui de faire voler en éclats le stock des vieux clichés — qui ne sont pas autre chose que des images — et de réformer la vision de l'univers par un nouveau lexique de métaphores et de catachrèses. » Comme quoi en poésie toute métaphysique se résoud en rhétorique !
Rémy de Gourmont tenait déjà Saint-Pol Roux pour « l'un des plus féconds et des plus étonnants, inventeurs d’images et de métaphores » mais « appeler une carafe « une mamelle de cristal », une pie « une lettre de faire-part », ou encore le chant du coq « un coquelicot sonore », semblait à Gourmont un simple jeu littéraire, où éclataient alternativement la riche imagination et « l'exubérant mauvais goût d'un jeune poète qui n'avait pas encore le contrôle de son art. »

Evidemment, dans la perspective du destin ultérieur d'un grand poète, ce reproche ne tient pas; bien mieux, ces prétendues fautes s'insèrent logiquement dans le devenir d'une expérience poursuivie depuis Baudelaire.; elles constituent l'apport irremplaçable de Saint-Pol Roux à cette expérience. Le tout est de savoir si le lecteur, qui n'est point lui-même poète, qui considère une œuvre comme un mécanisme dont il attend une satisfaction, est à même d'expliquer, d'excuser, à plus forte raison d'exalter « cet exubérant mauvais goût ». Très franchement, je ne le crois pas. Il se pourrait, signalons-le en passant, que les outrances formelles de Paul Roux s'expliquent par ses origines marseillaises. Il s'est voulu Celte et mage, d'accord; mais l'on oublie trop qu'essentiellement sa rhétorique ne diffère pas de celle de Signoret, voire même (en mettant les choses au pire, en remplaçant les « concetti » d'images qui, chez lui, sont étymologiquement des concepts visuels et visionnaires, par des « concetti » purement formels) de la faconde de son compatriote Rostand. J'entends bien qu'il y a un abîme entre eux, celui qui sépare la virtuosité de l'inspiration, mais sur le plan proprement littéraire où nous entraîne tout débat esthétique le rapprochement, si inconvenant soit-il, ne me paraît pas illogique. M'en permettra-t-on un autre tout aussi irrévérentieux ? Avec une école qui, elle aussi, a mauvaise presse, le Parnasse. Saint-Pol Roux s'est beaucoup moins dégagé du Parnasse que Rimbaud ou Mallarmé, guère mieux en fait que la plupart des symbolistes oubliés et si les plus beaux poèmes d'Anciennetés, par exemple « La Magdeleine aux Parfums », sont d'éblouissantes réussites formelles. Lyrisme « coruscant », comme on disait à l'époque, péchant par trop de beautés, le sublime côtoie l'alambiqué:

La chevelure en pleurs à la façon des saules
L'intruse 'se leva comme on sort de la mer.
Un frisselis subit à fleur de ses épaules
Indiquait que deux ailes germaient de sa chair.

Voilà qui est beau, mais qui « date » beaucoup plus, il faut en convenir, que le lyrisme hugolien dont le jeune Paul Roux recréait les plus subtiles incantations:

Le désert s'oubliait dans l'urne des margelles,
La palombe ramait par les ors du matin
Les côteaux d'Ephraim bêlaient dans le lointain,
Un paradis montait des fientes de gazelles.

Plus que dans la Dame à la faulx dont Th. Briant n'a pu donner qu'un bref passage, plus que dans l'ampleur de « Bretagne est univers » c'est dans quelques proses aux allures de litanies que se révèle la nouveauté de Saint-Pol Roux:

Onde humilité de la cime,
Onde éloquence des mamelles de pierre,
Onde argenterie des tiroirs du vallon

« mauvais goût » si l'on veut, mais aussi retour à une imagerie primitive, déclenchement de tout un mécanisme de métaphores qui pas plus que celles des surréalistes échappent toujours au procédé mais qui souvent le dépassent. Dès 1890, avec ses premières Fééries intérieures, Saint-Pol Roux atteint à une hallucinante objectivité, comme dans cette vision des « Sabliers »; « Plusieurs théories d'êtres bizarres descendaient le versant: espèces de sauterelles aux membres de bois et corps de verre... » N'est-ce pas du Michaux avant la lettre ? Que dire d'une adjuration aussi en avance sur son époque: « Comprendront-ils enfin que la Poésie peut devenir davantage que l'indicatrice de la Science et qu'elle est la Science elle-même dans son initialité. Signaler n'est-ce pas découvrir ? Poètes, la Poésie s'étiole de fabriquer des chaussons de lisière, fussent-ils de vair ou de diamant. Elargissez donc le cercle. » Ne croirait-on pas lire un manifeste de Pichette ? « Le style c'est la vie... je ne tardais pas à découvrir des affinités secrètes
entre des mots brouillés depuis toujours et à construire une inespérée joliesse ». On multiplierait ainsi les citations, toutes d'une surprenante actualité. Il est vraiment étonnant que l'on ait pu si longtemps confondre Saint-Pol Roux avec les épigones du Symbolisme. Son œuvre est l'œuvre-charnière par excellence du lyrisme français depuis cent ans. Saint-Pol Roux ne ralliera pas les suffrages des purs, il n'est jamais satisfaisant au même titre que les maîtres dont l'oeuvre est un système fermé. Son mérite est d'ouvrir d'infinies perspectives. Toutes ne se sont point encore révélées.

 

Ce rôle de « charnière », un Guy-René Cadou, qui vient de mourir à trente et un ans, semble l'avoir joué lui aussi entre le Surréalisme et ce qu'on appela « la jeune Poésie ». « Certains, écrivait-il, partent de la réalité pour aboutir à eux, gymnastique scolaire qui n'intéresse qu'une étendue restreinte de la pensée. Mais d'autres, à partir d'eux-mêmes, se créent une réalité plus durable, plus immédiate, et dont les bornes sont sans cesse reculées ». Sur un mode d'étonnante simplicité « Hélène ou le Règne végétal » (Seghers) son recueil posthume illustre ce paradoxe d'une attitude élégiaque créatrice:

Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi
Que le petit bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère
Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre
Et dans cette grande journée
Je ne passerai pas pour un vieil abonné
Si les miracles font qu'une image demeure
La mienne tremblera dans les vitres gelées
Comme le chant lointain d'un enfant colporteur
Le temps qui m'est donné que l'amour le prolonge
Et dans ma solitude un instant habitée
J'accrocherai des panoplies du bout du monde
De grands pays couverts d'oiseaux effarouchés…

Voilà qui définit assez la manière et le climat de Cadou. Intimiste et élégiaque, insolite à raison même de sa sensibilité élémentaire, dépourvue d'originalité, au sens littéraire du terme, elle est en revanche, proprement originelle. Cadou brasse les thèmes de Francis Jammes, les relevant d'un humour à la Max Jacob mais il n'est nullement réductible à l'analyse de ces influences. Elles font partie de son complexe personnel. On pourrait voir en lui le type même du poète provincial. Il s'est d'ailleurs défini comme tel en quelques distiques;

—        Pourquoi n'allez-vous pas à Paris
-           Mais l'odeur des lys ! Mais l'odeur des lys !

—        Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur des lys et la campagne agenouillée

Cette amère montée du sol qui m'environne
Le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne

—        Tu périras d'oubli et dévoré -d'orgueil
—        Oui mais l'odeur des lys la liberté des feuilles.

Il ne faut pas s'en tenir à cet aveu. Cadou lui aussi dépasse largement sa légende. Des éléments biographiques ou pittoresques permettent peut-être de le situer mais il y a toujours quelque chose de mystérieux dans la façon de se vouloir ce que l'on est. Cadou, à l'inverse de ses contemporains, ne s'interroge pas, sur la validité de l'expression. Les mots lui importent peu mais le ton, le frémissement de la voix. Il intitule « Art poétique » un poème où il imagine l'inspiration comme une plongée, en fait comme un accident d'auto:

Quand ce sera nuit noire
0 mon poète aie garde d'allumer tes phares
Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté
Sans rien savoir.
Et qui viendrait te chercher là
Quand tu disposes de toi-même
Secrètement pour un destin
Qui ne peut plus te laisser seul
N'appelle pas
Mais entends ce cortège innombrable de pas.

Nous touchons ici à l'essentiel de la découverte de Cadou, découverte que toute son œuvre illustre. L'exercice de l'imagination, le libre jeu de l'écriture ont pour lui une portée autre que littéraire, une portée différente même de la « catharsis », de la purgation des phantasmes. Il ne suffit pas de dire de Cadou qu'il échappe à ce que l'on pourrait appeler le dilettantisme de l'inconscient, tare de sa génération, il a fécondé, revivifié toutes les méthodes qui d'être appliquées à la lettre étaient précisément demeurées lettre morte. Que l'on ne parle pas davantage d'engagement, sinon d'engagement en poésie. Il n'a le culte de la poésie que parce qu'il a le culte de l'homme. Il démontre qu'en allant jusqu'au bout de l'aventure personnelle on retrouve le tuf commun de l'expérience humaine… L'élégie se transcende jusqu'à conjurer l'isolement. Elle est transfiguration du concret, du quotidien, elle ne les renie pas, elle se fonde sur eux :

Ah ! je ne suis pas métaphysique, moi
Je n'ai pas l'habitude de plonger les doigts
Dans les bocaux de l'éternité mauve et sale
Comme un bistrot de petite ville provinciale
Et que m'importe qu'en les siècles l'on dispose
De mon âme comme d'une petite chose
Sans importance ainsi qu'au plus chaud de l'été
Dans la poussière le corset d'un scarabée
Je prodigue à plaisir et même quand je dors
Il y a cette flamme en moi qui donne tout
A tout ce qui n'est pas cette montée sévère
Vers l'admirable accidenté visage de la terre.

Ce poème pèche par bien des détails, mais il a valeur de document. La plupart des textes de Cadou sont ainsi approximatifs et je conçois parfaitement qu'ils puissent déplaire aux tenants de la condensation verbale et de la rigueur intellectuelle. Ce sont autant de travaux d'approche d'une réalité pressentie. Leur gaucherie est le signe de l'authenticité de la démarche. Je crois que c'est cela qu'il convient de souligner chez Cadou. On peut exalter ou déprécier les thèmes et l'imagerie d'Hélène ou le Règne Végétal. Tout dépend de la façon dont on envisage la fonction du poète, inventeur ou metteur en œuvre du langage. Il est certain que Cadou use des « vieilleries poétiques » mais il est non moins certain que son lyrisme leur doit son efficacité. Chez lui le lecteur le moins initié se trouve en pays de connaissance. Pour le connaisseur, le miracle réside dans la façon dont Cadou côtoie toutes les chausse-trapes qu'implique sa manière. La fraicheur dans le poncif, un lyrisme que l'on croyait usé jusqu'à la corde et qui retrouve sa force de lien, le prestige de l'innocence, autant de formules qui peuvent s'appliquer à ce poète mort trop jeune.

« Nous n'infèrerons point, dit fort justement Jean Rousselot, que, pour Cadou et pour tous les autres, la « réussite » poétique soit impossible, mais qu'il n'est en poésie de réelle réussite qu'une vie de poète tout entière fondée sur l' « usage interne » et exclusif de la fonction poétique. »

Pratiquement, si exemplaires soient-ils, un Saint-Pol Roux et un Cadou sans être réductibles à leurs prestiges littéraires possèdent assez de qualités de cet ordre pour qu'un simple amateur les puisse apprécier. Il en va sans doute autrement avec un Jacques Prével dont vient de paraître une anthologie posthume En dérive vers l'Absolu (Poésie 52). C'est une sélection des trois plaquettes de Prével, Poèmes mortels, Poèmes pour toute mémoire, la colère et de haine. « Poète pur », dit le préfacier, j'aimerais mieux « poète nu », et il a raison d'ajouter « poète du cri »:

Enfant je me suis étonné
De me retrouver en moi-même
D'être quelqu'un parmi les autres
Et de n'être que moi pourtant.

Prével est de la lignée des « horribles travailleurs », Antonin Artaud, Roger-Gilbert Lecomte, Mené Daumal

Tous nos amis sont morts
Nous nous sommes égarés malgré tous nos espoirs
Mais nous étions des êtres capables de mourir
Et nous avons été trop semblables à nous-mêmes
Et jamais personne ne comprendra
Jamais personne ne nous entendra
Jamais personne ne se souviendra.

Et ce soir avec ma poitrine ouverte
A tous les battements d'un lourd désastre
Je me souviens avec mes larmes
Et je sais que nous étions les seuls présents et éternels
Les seuls capables de reprendre l'Héritage
De nous dresser comme des socs
Et de déchirer ce temps mort.

Elégie violente, si les mots ne jurent pas d'être accouplés, élégie et violence à la mesure de leur objet, à la mesure de la démesure, de l'existence de ces Prométhées tous nerfs dehors (je songe à certaines gravures d'André Masson, à la philosophie de Georges Bataille). Prével parle en leur nom à tous, lui aussi est le témoin d'une espérance désespérée:

Avec ces grandes lumières comme des étoiles mortes
Nous construirons peut-être un soleil
Avec le pâle reflet de ces lumières déchues
Ces lumières semblables à nos vies qui n'ont pas d'aube
Que d'imprévisibles et tristes désirs
Mais qu'importe tout. Pourquoi nous sommes
Qu'importe où nous allons
Nos vies valent bien quelque chose
Et le monde est un arbre qui n'aurait pas sans nous
de destinée solitaire
Et je suis sûr que demain nous serons comme des enfants
Malgré nos tristesses et malgré notre attente

Métaphysique « à l'état sauvage » car il faut se garder de parler de mystique bien qu'il s'agisse de la plus ardente
aventure spirituelle:  

Dans le sarcasme et dans la nuit
Dans ce délire qui tient ma vie
Je n'ai pas une prière, pas un mot
Pour cet esprit qui serait l'esprit
Et je sais que ma seule prière
Est de braquer l'éclat d'une sanglante lumière
Et d'allumer comme une torche à même la nuit
Cette chair qui est le feu premier
De la lumière exsangue
Cette chair taraudée et brisée
A coups de boutoir pour que fuse
Le feu blanc de la lumière exsangue
Cette chair jetée tout entière en pâture à la lumière exsangue

On ne saurait apprécier le lyrisme de Prével en dehors de sa portée de témoignage car l'élan verbal s'y confond avec celui de la pensée elle-même. Rien de commun avec la poésie dite philosophique. Par ses démarches elle tend même à dépasser toutes les contradictions sur quoi butent les idéologues. Elle illustre la générosité absolue d'une certaine poésie personnelle « qui n'a pas fait son temps » encore que trop de bons esprits la tiennent pour une méthode de perdition ou un dérivatif néfaste à des problèmes plus urgents, comme si la Poésie n'était essentiellement toujours actuelle et présente ! Saluons bien bas Jacques Prével, le dernier en date mais non le moindre de ses témoins.


 

 

 

 

 

Notes sur des ouvrages parus sur Apollinaire, par André Gascht.

Cahiers du Nord, 1945.

 


 

Apollinaire, par André Rouveyre. (Edit. Gallimard).
Testament d'Apollinaire, par René-Guy Cadou. (Edit. Debresse).
Souvenirs sur Apollinaire, par Louise Faure-Fairer. (Edit. Grasset).

« Il faut avoir vingt ans pour parler d'Apollinaire. Passé cet âge, on ne peut plus guère que l'aimer sans rien en dire ; ou bien discuter son œuvre, ce qui est encore une façon de ne rien dire. »

C'est à cette boutade de René-Guy Cadou que je songeais, en lisant l'abondant « Apollinaire » de M. André Rouveyre. (1) Livre touffu, qui résume l'expérience et les réflexions d'une vie, pour tenter de cerner cet inexplicable ; le mystère d'une âme poétique. Le grand amour de Lou et de Guillaume, dont nul ne soupçonnait l'exacte portée, s'y trouve submergé par les considérations psychologiques et l'on hésiterait peut-être à suivre l'auteur si l'on n'avait la certitude d'aborder de temps à autre à quelques lignes dépouillées d'une lettre du poète ou à quelques vers à peine retouchés qui nous en apprennent plus long que tout un chapitre sur un être profondément blessé et sur la passion sans espoir de satisfaction qui fut la nourriture d'une œuvre.

Il semble bien, à chaque nouvel effort que l'on tente pour encercler sa personnalité si rare, que Guillaume Apollinaire nous échappera toujours. Il est à l'image même de ses vers, dont la beauté secrète jaillit d'une complicité soudaine entre les mots ou de l'accord presque inconscient de notre sensibilité avec la sienne. Analyser une telle poésie serait une vaine entreprise et les exégètes eux-mêmes s’y sont peu risqués. René-Guy Cadou — comme avant lui Emmanuel Aegerter et Pierre Labracherie — se borne dans son « Testament d'Apollinaire » (2) à citer les fragments les plus significatifs d'une œuvre où rien, jamais, ne laisse indifférent. Et s'il discerne telle ou telle influence dans la forme, tel ou tel rappel d'un chant plus ancien, ce n'est aucunement pour en faire grief au poète, mais plutôt pour une impression de parfaite compréhension et, si je puis dire, de « plain-pied » qui est significative d' « Alcools » autant que de « Calligrammes » et qui fait que l'on se laisse envahir par leur incantation sans opposer, souvent, la moindre résistance.

C'est que Guillaume Apollinaire réalise en effet ce paradoxe d'être à la fois le poète le plus français et celui qui englobe, dans son inspiration, tous les climats d'Europe. Londres et ses brouillards, les sapins de Bohème et les vins de Rhénanie, rejoignent parmi les colchiques d'automne les quais de la Seine et les femmes de France. Sa sensibilité, truculente et raffinée tour à tour, se plaît aux légendes allemandes comme aux images d'Epinal et toujours il affectionne, pêle-mêle, les galanteries faisandées et les naïvetés d’« artiflot ». « Assumer le plus possible d'humanité ». Telle était la règle que s'assignait André Gide dans ses « Nourritures Terrestres ». Apollinaire l'a mise en pratique à son insu parce qu'il était non un dieu, non un fantaisiste, établir une parenté et tenter de s'expliquer ainsi à lui-même non un mystificateur, mais un homme.

Cet homme, nous le retrouvons - et combien vivant — dans les affectueux « Souvenirs sur Apollinaire » de Mme Louise Faure-Favier (3). Et c'est pourquoi ce livre va droit au cœur des amis inconnus du poète. Mme Faure-Favier se borne à raconter simplement, comme on égrène ses souvenirs, les images qu'elle a conservées d'une amitié fidèle. Rien n’est plus instructif, Nous apprenons ainsi l'estime d'Apollinaire pour Béranger et son admiration de Racine. Ne devait-il pas élever au lyrisme le plus pur le genre qu'avait rénové le premier de ces poètes. Et n'est-il pas, dans son désordre apparent mais ordonné, le plus classique des auteurs ? Mme Faure-Favier nous montre aussi comment Apollinaire disait ses poèmes « avec beaucoup de simplicité, d'une voix tout unie mais qui faisait un sort à chaque vers, à chaque mot » et « l'expression passionnée de son regard, sa mélancolie ».

Faut-il s'étonner qu'une femme ait réussi ce miracle : faire revivre un poète que nul, parmi ses commentateurs les plus intelligents, n'avait pu dresser vivant devant nous ? Certes non. Il y a, dans toute la personnalité d'Apollinaire quelque chose de typiquement féminin qui, sans doute, ne lui permettait de se livrer tout entier qu'aux femmes. Mystérieux et secret, d'une gourmandise naturelle et à vrai dire toute sensuelle, il était, selon les mots d'André Rouveyre, « délicieusement impénétrable ». Tous ceux qui l'approchèrent ont aussi souligné ce pouvoir d'éveilleur qu'il possédait en propre et « cette faculté qu'il avait de créer les gens qui entraient dans son rayon ». Ainsi fut-il pour Marie Laurencin le catalyseur qui fit cristalliser son génie et révéla à elle-même l'une des artistes les plus personnelles de notre temps.

Mme Faure-Favier a délicatement évoqué, avec une finesse très sensible, l'amitié amoureuse très passionnée qui unit longtemps les deux artistes. On connaissait déjà cette douloureuse histoire et combien le poète en sortit déchiré. Mais on en apprend avec une pieuse curiosité les prenants épisodes et l'on découvre aussi dans cette blessure la raison profonde d'une autre liaison du poète : cet « amour de Lou » dont André Rouveyre nous présentait par ailleurs le dossier.

Il est un point cependant de la personnalité de Guillaume Apollinaire qui ne sera jamais suffisamment élucidé, c'est l'identité qui se créa, dès le baptême du feu, entre Guillaume et la guerre. La vie de canonnier, puis celle des tranchées ont réellement envoûté le poète de « Calligrammes ». La guerre est devenue pour lui le climat poétique par excellence. Et quel que soit, par la suite, le sujet dont il parle, toujours il lui emprunte ses comparaisons. Les poètes d'avant-garde sont pour lui des combattants « aux frontières de l'illimité et de l'avenir » et il confesse que « l'amour a remué sa vie comme on remue la terre dans la zone des armées ».

C'est sur cette confession dont l'image est pleine d'une douloureuse grandeur que nous quitterons Apollinaire. Jacques de Lacretelle affirmait récemment que, plutôt qu'un chef, il apparaissait à la jeunesse comme un compagnon, un conseiller, un ami. Puisse ce sentiment d'amitié guider tous ceux qui se pencheront sur le visage à jamais vivant du poète étoilé.

1)Gallimard
2)Debresse
3)Grasset.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, par Luc Estang

Revue de la pensée française, Montréal, N° 8, août 1951

 


 

Tes romantiques eurent beau les proclamer « chéris des dieux », les poètes morts jeunes nous sont cause de tristesse. De remords aussi. Avons-nous prêté suffisante attention à leur voix ? Alors même qu'elle n'était pas encore pleinement épanouie, qu'elle cherchait sa place définitive dans le concert, du moment qu'elle nous touchait, qu'elle nous parvenait riche d'assez de vibrations pour que nous la distinguions entre plusieurs, ne fallait-il pas l'assurer de notre audience, l'encourager, l'aider, si possible, à se frayer un chemin à travers le tintamarre utilitaire ou, ce qui pis est, à travers les brumes ouatées de tant d'indifférence ?

Il y avait peut-être dans cette voix une plainte comme celle-ci, entendue trop tard :

Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
Oh ! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
D'une journée, le long des rives du destin !

Je cueille ces vers dans le dernier poème du dernier recueil, Les bruits de ce monde, publié par René Guy Cadou, la veille de sa mort à 31 ans.

Je ne l'ai pas connu. Je n'ai rien su de lui que ce qu'en révélèrent ses poèmes quand je commençai de les lire, pendant la guerre ; rien autre sinon, assez récemment, qu'il était miné par un mal terrible. Il aura eu du moins un témoignage que les poètes « seuls amis en ce monde et ailleurs », comme il les sacrait, estimaient, son talent autant que son caractère : sur l'initiative de l'un d'eux, ils se cotisèrent voilà quelques mois, pour lui décerner un prix ; ils fraternisèrent, dans ce geste, sans égard aux différences d'âge, de réputation ou d'écoles. On souhaite que cela ait été un réconfort pour le provincial solitaire qui, deux ans plus tôt, cédait à quelque amertume ombrageuse :

Quelques-uns de ceux que j'aime sont assis dans des cafés littéraires...
Vous achevez vos palabres aux Deux-Magots ou bien au Lipp,
Je monte dans ma chambre et prépare les feux
J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu...
Ah ! croyez-moi je ne suis pour rien dans ce qui m'arrive
J'ai vingt-neuf ans et c'est un tournant suffisamment décisif
Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le coeur...
Buvez quand même ô fils ingrats ! buvez
Mes larmes et dans l'instant désaltérés
Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s'en moque.

Mais contre la tristesse du chant interrompu et contre le remords de ne l'avoir pas assez écouté, le remède est d'ouvrir l'oreille et le cœur à tout ce qu'il y a, dans ce chant, de poétiquement vivant.

AH ! on ne se retient pas d'entendre, d'abord les accents prémonitoires :

La nuit ! La nuit surtout je ne rêve pas je vois
J'entends je marche au bord du trou J'entends gronder
Ce sont les pierres qui se détachent des années...
L'éternité

Ce sera comme un arrêt brutal du train
Dans la petite chambre qui n'est pas encore située
Derrière la lampe qui est une colonne de fumée
Et peut-être aussi dans le partage de ces mains
Qui ne sont pas déshabituées de ma présence
Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages
Pas la moindre allusion
Pas le moindre bagage
Le vent de la déroute aura tout emporté.

Mais ces hantises de la mort, qui accusent la maladie sans que jamais il y soit fait allusion, participent d'une grande ardeur à vivre. Les images de la vie pour ce « poète acagnardé dans la campagne », ainsi qu'il se définit, sont celles de la familiarité villageoise, paysage, choses, bêtes et gens, avec une nostalgie d'impossible aventure sur la mer, vers les îles :

Toujours le désir d'embarquer des jarres de vin fort et frais pour les îles
A cause de ce cœur qui bouscule les minutes au lieu de se tenir tranquille.

N'importe. La plus belle aventure est celle qu'on rêve. En intitulant l'un de ses recueils La vie rêvée, René Guy Cadou s'est confessé.

Il y a du Grand Meaulnes chez ce fils l'instituteur ou, pour être exact, du François Seurel ébloui par la destinée d’Augustin. Il semble bien que ses propres Souvenirs commandent les affinités :

O vieilles pluies souvenez-vous d'Augustin Meaulnes
Qui pénétrait en coup de vent
Et comme un prince dans l'école
À la limite des féeries et des marais.

Dans un autre registre, mais lié, toujours, aux prestiges de l'aventure, il ira jusqu'à identifier le héros d'Alain Fournier avec Serge Essénine, le poète de la révolution Bolchevique qui se tua :

Essénine-Augustin ! le Serge du Grand Meaulnes
Lorsqu'il eut parcouru mille lieues avec toi
La bride sur le cou de son cheval fantôme
Se retrouva plus seul et plus pauvre à la fois.

Le mot « seul » invite à l'identification du poète lui-même avec ses héros de prédilection. C'est en effet un mot-clé que celui de « solitude » dans l'œuvre de René Guy Cadou. Le titre d'une autre plaquette Les visages de solitude est aussi une confession — une double confession puisque, de tous ces visages, le plus reconnaissable, le plus fidèle, reste celui de l'enfant que fut le poète, Meaulnes et Seurel confondus.

Vivrai-je assez longtemps pour vous aimer enfin
Vous qui me tourmentez visages de moi-même ?
Il en est un au clair regard épouvanté
Qui tourne sans répit dans la fumée des chambres
Et se pose parfois sur un miroir éteint
D'autres que j'ai usés dans des salles d'attente
Alors que tous les trains étaient déjà passés
D'autres encor mais parlerai-je des coupables
Du beau visage aventurier qui se cachait
Dans les plis d'un menton d'enfant et d'un sourire ?
Visages de ma solitude je vous vois
Et c'est toujours ainsi que je vous ai voulus
Penchés toujours penchés sur l'ombre et regardant
Tout au fond de la vie cet homme qui remue
Accueillez-moi du moins comme on accueille un pauvre.

Et encore ce poème révélateur, si accompli que je ne résiste pas au plaisir de le citer en entier :

J'ai toujours habité de grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier
Des gens s'y reposaient au hasard des voyages
Et moi je m'arrêtais tremblant dans l'escalier
Hésitant à chercher dans leurs maigres bagages
Peut-être le secret de mon identité
Je préférais laisser sur moi comme une eau froide
Planer le doute d'être un homme. Je m'aimais
Dans la splendeur imaginée d'un végétal
D'essence blonde avec des boucles de soleil
Ma vie ne commençait qu'au-delà de moi-même
Ébruitée doucement par un vol de vanneaux
Je m'entendais dans les grelots d'un matin blême
Et c'était toujours les mêmes murs à la chaux
La chambre désolée dans sa coquille vide
Le lit-cage toujours privé de chants d'oiseaux
Mais je m'aimais. Ah ! je m'aimais comme on élève
Au-dessus de ses yeux un enfant de clarté
Et loin de moi je savais bien me retrouver
Ensoleillé dans les cordages d'un poème.

Ce qu'on pourrait appeler, en se référant à la précédente identification, la part Essénine de René Guy Cadou, le disposait aux générosités humaines qu'expriment les poèmes de Pleine poitrine, poèmes de circonstances, si l'on veut, inspirés par les événements guerriers, mais sans « engagement » au sens étroit du mot. René Guy Cadou aura été l'un des rares poètes à donner à l'épreuve comme à l'espérance collective une couleur légendaire. Par exemple telle Chanson de la mort violente adopte spontanément un tour à la Guillaume Apollinaire.

C'était un mort de mort violente
Un mort trouvé dans un fossé
Quelqu'un qu'on n'avait pas osé
Recouvrir aussitôt de cendre
Et que le ciel avait caché

Il portait à son côté gauche
Une étoile qui fut son cœur
Et son beau sang qui faisait peur
Avait coulé jusqu'à sa poche
La gonflant comme un autre cœur.

La part Grand Meaulnes s'exprime dans la tendresse de telles évocations de Noël :

Un enfant sur la paille
Tout autour illuminé
Et les gens du voisinage
Debout près du monde entier,

de l'idiot du village ou de l'homme képi de garde-chasse,

Dans le soleil avec sa tristesse à ses pieds.

Elle s'exprime enfin et surtout dans l'amour pour l'épouse, pour une Yvonne de Galais qui s'appelle ici Hélène et qui ne dicte pas au poète ses moins belles images :

Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps.

Ou encore :

Et c'est comme une nuit d'avant notre rencontre
Quand tu marchais vers moi sans savoir que la nuit
Se féconde et devine en elle son aurore
Noyée d'arbres d'oiseaux et de jardins fleuris.

Je ne saurai mieux compléter la figure de René Guy Cadou, de ce poète qui fut sensible et fier, douloureux et malgré tout confiant et qui, dans l'autre monde, réclame encore amitié, qu'en citant largement l'émouvant Nocturne où il est permis de lire son testament :

Maintenant que les seuls trains qui partent n'assurent plus la correspondance
Pour toutes ces petites gares ombragées sur le réseau de la souffrance
Oh ! je crois bien que ce sera à genoux
Mon Dieu ! que je me rapprocherai de Vous !

Considérez que je vous suis parent par quelque femme de village
Et par quelque vaurien d'ancêtre
L'une adorait Votre Visage
L'autre s'est payé votre tête

Que n'ai-je su Vous arrêter
Quand Vous alliez entre les saules
Les bois de Justice à l'épaule
Comme un pêcheur au carrelet

Heureux celui qui naît en juin parmi les nielles
Il connaît la beauté des choses éternelles !
Oh ! sur l'ardoise du Ciel si l'on tient compte
De ce pays sans charme où je suis né
Si l'on juge à propos mes larmes Seigneur ! je suis exonéré !
Qu'il soit coupable non-coupable
Toujours en peine de son Dieu
Qu'on lui serve pour vin de table
La rosée lustrale des Cieux


 

 

 

 

 

Pour dire adieu à René Guy Cadou, par Jacques Gaucheron

La pensée, juillet août 1951 N°37

 


 

René Guy Cadou est mort, dans la nuit de printemps, cette année. Il avait trente et un ans.

Je ne le connaissais que dans le miror de ses poèmes, ceux qu’il avait réunis en volume, — Brancardiers de l'aube - ceux qu'il donnait de temps à autre à de modestes revues poétiques, et qui sont rassemblés dans Poèmes choisis. Je le connaissais à travers ses livres à propos d'Apollinaire, où il avait avoué beaucoup ses propres préoccupations et son cœur de poète, à travers aussi ses souvenirs sur Max Jacob. Je savais qu'il vivait dans un coin de province, d'où il envoyait parfois quelque page sourdement étincelante, les signes de sa fidélité à l'espérance du mande.

Le mois de sa mort, il avait publié les Biens de ce monde, que j'ai lu peu de jours avant d'apprendre qu'il allait être opéré. Depuis longtemps, je n'avais autant été bouleversé par une plaquette de poèmes. Sans doute ne lirons nous plus jamais ces vers, comme je les ai lus un soir de la mi-mars, maintenant que nous savons que cette voix s'est brisée, là si proche. Et nous y voyons clair aujourd'hui, ce mince livre a été, lucidement composé comme un adieu. Nous les lirons toujours comme quelques-uns des plus beaux poèmes de la poésie actuelle ; le ton de la voix prend sans cesse le dessus, et c'est comme une victoire de la beauté sur le mal des hommes et les maux de l'histoire. Les Biens de ce monde, au-delà de La détresse, parlent de tendresse infinie, de certitude tranquille :

Je le sais bien ! Moi non plus je ne suis plus ce que j'étais
Qui dormais seul et faisais la foire dans les cafés
Je me suis retrouvé plus d'une fois dans l'aube
Avec tout juste ce qu’il faut de corde pour se pendre
Et c'est peut-être et c'est sûrement pour cela que je t'ai aimée
Hélène dans mon verre comme une goutte de rosée.

Je n'ai pas résisté à recopier quelques vers, - quand je voudrais le faire - pour beaucoup Plus, à cause de cet amour qui se dit dans une langue admirable ; peut-être ne prêtons-nous pas une suffisante attention à cette façon de dire de la poésie, où l' « effet »  poétique est réduit à sa plus simple, à sa plus juste expression ? Si bien que ces lignes ont à peine l’air d'être des vers, ça ne se voit pas, et pourtant ? Que l'on change un mot, ici ou là, voici la presque invisible cadence brisée et le poème serait une platitude. René Guy Cadou a écrit les Biens de ce monde dans la matière la plus subtile et la plus tendre de la langue française commune à tous, juste à ce point d'équilibre, très rare, où la simplicité devient légère comme une odeur, et comment dire mieux, pareille à un « état de grâce ».

Cet état de grâce, il l'a cherché passionnément, à travers les malheurs de tous, à travers sa propre douleur, il y a là une sorte de victoire. Sans doute demeure à son côté l’ombre de Max Jacob, vivant et assassiné, comme une indication qu'il n'a cessé de méditer. Mais René Guy Cadou n’a triché avec rien et surtout pas usé du brouhaha facile des mots, et surtout pas usé des petites recettes qu'on voit si souvent sans vergogne exploitées. Quelques-uns de ses poèmes naissent d'une terrible ironie ; mais cette ironie reste une victoire sans amertume. Si, aujourd’hui, parlant de ces Biens de ce monde, je souhaite que l'on prenne garde à leur fragile et rare beauté, comme à un bien de la poésie qu'il ne faut pas perdre et qu'il faut sans cesse reconquérir, c'est parce que René Guy Cadou nous a laissé cette délicate préoccupation des moindres choses qui vivent dans les yeux des hommes, un amour de tout ce qui bouge sous les doigts, grandit comme une herbe, et s’émerveille. Un merveilleux sans alambic, sans drogues, sans ivresse alcoolisée, s'épanouit dans ces vers, comme un fumet de notre terroir.

Nous sommes nombreux à regretter que cette voix se soit tue. Nous serons plus nombreux demain. Du moins ne laisserons-nous pas perdre la qualité extraordinaire de cette dernière plaquette, ce qui reste comme une ligne profonde sur la main de notre poésie aujourd'hui.

 

1. Dans la collection P. S. (Pierre Seghers)


 

 

 

 

 

René-Guy Cadou n'est plus, par Jean Rousselot

La France Asie, Avril 1951

 


 

J'ai connu René-Guy Cadou bien longtemps après avoir fait la connaissance de ses poèmes, qui m'arrivaient du collège où il les écrivait en cachette ; c'est Michel Manoll qui m'avait envoyé ces premiers essais d'un garçon de seize ans, dont le sévère et pathétique Pierre Reverdy était alors le dieu vivant, mais qui contenait mal ses démangeaisons de lyrisme affectueux et cru. Et c'était cela que j'aimais chez Cadou : une spontanéité, une fraîcheur de source, une ardeur vivante qui n'est ni la joie ni l'allégresse et que « l'alegria » espagnol traduit assez bien. Il avait seize ans ; Manoll et moi en avions vingt-deux, et déjà nous n'étions plus jeunes, la vie ne nous ayant point gâtés, l'un comme l'autre.... Disons que l'expérience seule nous permettait de conseiller l'enfant-poète....

Il marchait à pas de géant, d'ailleurs : Brancardiers de l'Aube, Forges du Vent, Retour de Flamme, Années-Lumières, Morte-Saison, Lilas du Soir, chacun de ses recueils le montrait plus plein, plus sûr, plus près de sa nature qui n'était point d'un esthète en chambre, mais d'un poète directement branché sur la vie, sur la terre, sur la grande douleur universelle que les hommes dissimulent derrière leur front dur et qui appelle, au fond des yeux des bonnes bêtes ; mais aussi, soulevé par le flot tellurique qui, à chaque printemps, gonfle les bourgeons des branches et le corsage des filles.

Il n'avait jamais considéré la poésie comme un jeu ; elle était pour lui le moyen de dire, en images charnues, en raccourcis musclés, ce que nulle autre forme d'expression ne lui eût permis de dire. Il s'y adonnait comme on respire et nul poète d'aujourd'hui n'aura eu pareille démarche d'inspiré ; c'était Orphée au naturel, débordant de sève, de chaleur, de rumeurs et d'odeurs végétales.

Au physique, un garçon court, au regard vif (et bleu), aux gestes lents, rond de bonté, aigu d'esprit. A Louisfert, il chaussera les sabots de Max Jacob non pour jouer les poètes-paysans ou les poètes-pénitents : simplement parce qu'il y est à l'aise ; et appellera sa chienne : Zola, par horreur des naturalistes, qui dissèquent et n'aiment pas. A Louisfert encore, dans la maison d'école où la silencieuse Hélène est seule à présent, ses amis verront, les derniers temps, son œil bleu bleuir un peu plus, tourner à la pervenche, à l'outre-ciel, devenir transparent...

En 1940, en mai 1940 exactement, Cadou est encore le joyeux petit gars qui faisait des vers en Bretagne. Il arrive à Vendôme où commencent de défiler sous mes fenêtres le flot des voitures caparaçonnées de matelas. A deux doigts du désastre où va sombrer la France (sans que personne n'ait compris pourquoi le soleil ne se voilait pas la face), nous sommes deux poètes, puis trois (Manoll arrive) , puis quatre (Becker accourt) à redresser l'autel de la poésie et de l'amitié dans le vallon cher à Ronsard.

Je n'ai jamais vu Cadou plus gai que ces jours-là, plus résolument dressé par sa gaité de vivant sans peur et sans reproche contre la grande absurdité d'un monde qui se suicide après avoir dévoré ses enfants. C'est cette image rayonnante de lui que j'aime à regarder, plutôt que celle d'un Cadou, quelques années plus tard, la paix revenue (ce qu'ils appellent la paix !) bougonnant dans les rues de Paris au sortir d'un café littéraire qui ne lui avait donné à voir que des faiseurs où il espérait rencontrer des poètes...   ,

Il n'était pas fait pour cette vie de parlottes et de compétitions sordides:

« Je connais vos journaux et vos grands éditeurs.
Tout cela ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur ».

Il était l'homme de Louisfert, des sabots, du vieux pardessus qui « n'a pas d'âme à sauver », des stations au café-tabac, des parlottes avec l'amoulageur et le secrétaire de mairie, des poèmes qu'on écrit posément, soir après soir, la chienne aux pieds, la pipe au bec, dans une chambre claire de la maison d'école, quand les galoches du dernier « drôle » ont fini de claquer sur la route. Il était l'homme qui attend le le courrier de Paris et qui a un petit coup au cœur quand le facteur apporte une enveloppe à en-tête qui vient d'un directeur de revue ou d'un de ces éditeurs qu'il vaut mieux ne pas voir de près... Il était cet homme et le savait ; sa grande sagesse fut de ne pas chercher à ne plus l'être : il n'y eût pas gagné un pouce de taille dans la galerie des notoriétés ; il y eût plutôt perdu sa belle prestance de poète-terrien, humain, oh combien ! mais solitaire, et, plus grave, son bonheur.

Car René-Guy Cadou fut un poète heureux. Heureux d'être accordé à un pays qui lui était fidèle comme il lui était demeuré fidèle, heureux de sentir en lui cette certitude, qui ne trompe pas, de posséder — et de plus en plus pleinement — son instrument lyrique ; heureux d'être aimé de tous ses frères en poésie, heureux d'amour aussi, tout simplement...

Pleine Poitrine, qui contient certainement quelques-uns des poèmes les plus émus et les plus émouvants de la tangue française, Poèmes choisis, et surtout Les Biens de ce Monde, au titre si pathétique sous la plume d'un mourant, devaient nous donner, crescendo, tant de raisons de l'admirer que nous ne pouvions pas ne pas le croire installé parmi nous pour
une longue et triomphale carrière. La route, hélas, fut bien courte qui, du lycée de Nantes à la maison d'école de Louisfert, vit s'accomplir une vie-en-poésie si riche et si noble que je n'en vois d'autre à lui comparer, hormis celle de Guillaume Apollinaire.

J'ai dit ailleurs que les dernières heures de René-Guy Cadou furent encore des heures de poésie. J'eus la faveur insigne et douloureuse de les vivre avec lui, sa main dans la mienne le plus souvent. Je lui lus des pages de Supervielle ; il me parla de nos camarades Louis Guillaume, Marcel Béalu, Roger Toulouse, de Blaise Cendras, qui venait de lui écrire, et, bien sûr, de Michel Manoll. « La poésie est peut-être inutile, me dit-il (il eut un mot plus imagé, plus gaillard) ; du moins permet-elle l'amitié et rapproche-t-elle les hommes ».

Un peu plus tard, quand tout fut accompli, quand ma femme lui eut fermé les yeux, ce furent des poèmes de Max Jacob que je vins lire à mon ami, de beaux poèmes où il était question d'un dieu d'amour et de miséricorde que le martyre de Saint-Benoît lui avait appris à aimer. « Il vous entend ! » me dit Hélène, Hélène sa tant-aimée, sa tant-chantée. Il ventait très fort ; quelque part des volets claquaient contre un mur ; il faisait froid ; mais un nouveau printemps venait de naître à minuit... un printemps que le poète avait vu naître avant de s'endormir...


 

 

 

 

 

Souvenir de René Guy Cadou, Jean Pierre Foucher

Esprit, mai 1951

 


 

Le poète René-Guy Cadou est mort le 20 mars, à minuit, veille du printemps. Il avait un peu plus de trente ans.
Nous savions, d'une certitude poignante, qu'il n'était plus pour longtemps parmi nous qui l'aimions. Et notre amitié fraternelle se révoltait à cette pensée. Nous guettions en lui des signes rassurants. Nous nous réjouissions lorsqu'il nous semblait les surprendre parfois. Et nous espérions que, même dans sa grande faiblesse, il nous accompagnerait quelques mois de plus, quelques mois encore. Il était déchirant de l'entendre nous confier, sans nulle angoisse :

« Le temps de poésie s'achève et j'ai beau appeler
Au-dessus de ma vie comme un oiseau blessé... »

Il avait orchestré de tant de poèmes la Symphonie du Printemps que nous pensions que la saison, une fois nouvelle, se donnerait à lui. Et cet espoir ne fut pas vraiment déjoué puisque, sur la table toute proche, il y avait un gros bouquet de primevères ou de jonquilles lorsqu'il s'est éteint le plus doucement, dans sa petite maison d'école de Louisfert, en pays nantais, auprès d'Hélène, sa femme, qui, depuis cinq années avait, partagé son univers de poésie et lui avait si pleinement donné cette «  Vie Rêvée » qu'il n'a cessé de chanter.

Il était né en 1920, à Sainte-Reine-de-Bretagne, dans la solitude du grand marais de Brière. Et ce n'est pas un hasard que, dans l'un de ses récents poèmes, il s'en souvînt avec étonnement :

« C'est tout à fait extraordinaire
D'être né un jour de Carnaval au fond de la Brière
Où rien n'est travesti
Où tout se règle à l'amiable entre deux coups de fusil... »

Douloureuse fut son enfance nantaise. Il était encore élève au lycée Clemenceau lorsqu'il publia ses premiers poèmes aux Cahiers de Rochefort. C'était Les brancardiers de l'aube et Forges du Vent. Il vivait déjà en poésie dans l'admiration d'Apollinaire (auquel il devait plus tard consacrer deux ouvrages), de Pierre Reverdy dont l'ascétisme de miroir l'appelait déjà. Et surtout de son très cher Max Jacob. Son adoption par Max fut vraiment capitale, soutenue par une correspondance merveilleuse, une adoption qui allait attirer René-Guy Cadou vers les richesses de la plus haute et de la plus modeste spiritualité. Elle le confirmait aussi dans l'amour de la terre qui faisait si bien de lui l'ami délicat d'Augustin Meaulnes, des filles sauvages, des nomades et du facteur des campagnes, des épaules douces, des bourgeons de soleil et des épicières de village derrière leurs balances à fléau plus magnifiques que celles d'un archange peseur d'âmes. Il était l'ami des enfants, de ceux de son école qui savaient bien que leur maître n'était pas comme les autres puisque, lui, il « savait faire des récitations ». Et l'une de ses dernières joies fut de recevoir une Anthologie de poèmes pour les enfants dans laquelle figuraient quelques poèmes qu'il avait écrits pour eux.

Nous le suivions d'ouvrage en ouvrage sur le chemin qui, du surréalisme, l'avait amené sûrement vers « une poésie de villages couronnés de fumées du soir... de destins de paix aux sources de la simplicité et de l'émotion », comme l'écrivait Robert de la Croix.

La poésie fait des miracles et il fut bien miraculeux, cher René, que tu ne te sentis jamais mortellement menacé ; que l'ami désiré fut, avec Hélène, auprès de toi à tes dernières heures ; que te parvint encore ton livre de poèmes Les biens de ce monde, celui que tu nous laisses comme le plus poignant testament d'amour. Et ce nous est une pauvre consolation de penser que dans plusieurs ouvrages inédits nous aurons à te découvrir encore ou plutôt à te reconnaître avec les signes convenus de cette complicité si émouvante et si merveilleuse qui s'est désormais établie entre nous, entre nous tous, tes amis et toi. Nous savons déjà que le Nocturne que nous lirons bientôt sera un autre message ouvert sur la lumière éternelle.

Tant de pensées te rejoignent dans le Grand Printemps où tu es entré. Il me semble que c'est toi qui fais, de là-bas, l'appel des amis vivants, des amis de toujours. Et ta voix se mêle pour ce signe à celle d'Apollinaire, de Francis Jammes, de Desnos, de Louis Parrot que tu viens de rejoindre. Tu as « appareillé vers la Face rayonnante de Dieu » mais tu restes si fidèlement de notre monde. Et s'il est vrai, suivant la parole évangélique, « qu'il est plusieurs demeures dans la maison du Père », celle que tu as choisie c'est encore sûrement ta chère demeure de Louisfert ; c'est là que nous te retrouverons toujours au rendez-vous.


 

 

 

 

 

Pudeur et simplicité en poésie : Jean Paul Toulet et René Guy Cadou

Germinal, Bruxelles, 5 septembre 1954.

Jean-Claude Ibert. (Pages de France)

 


 

La poésie est l'éloquence harmonieuse, affirmait volontiers Voltaire. On est si peu enclin aujourd'hui à apporter quelque crédit à cette définition de la poésie — encore qu'elle satisfasse l'opinion commune — qu’on reste tout étonné devant qui l’applique.

L'art d'émouvoir et de persuader par le bien dire semble avoir cédé, chez les poètes contemporains, à la volonté d'atteindre à la beauté et à la grandeur par des moyens d'expression nouveaux. Depuis Rimbaud et Mallarmé, Claudel, Saint-John Perse, Jouve, Char, et tant d'autres, nous en ont donné maintes fois la preuve, Mais à côté de ces auteurs aux ambitions littéraires fort élevées, il en est de plus modestes qui opposent à la vigueur la grâce, à l'intelligence la naïveté. Parmi ceux-ci, Paul-Jean Toulet (1867-1920) et René-Guy Cadou (1920-1951) semblent être les plus significatifs. Le premier pense que la fantaisie ou l'ironie est plus riche en vertus qu'une lourde sagesse; le second recherche une simplicité naturelle qui ne manque pas de gravité. Bien quo leur caractère les ait amenés à suivre des chemins contraires, et qu'ils n'aient aucune parenté dans leurs idées, tous deux ont le même sens de l'humain. Seulement ce qui est pudeur chez l'un, devient élan chez l'autre.

Deux importants ouvrages viennent d'être consacrés à ces écrivains, Ils nous donnent une vue complète sur leur œuvre et sur leur pensée, et nous permettent de situer P.-J. Toulet et R.-G. Cadou chacun par rapport à son époque.

P.0. Walzer, dans son étude sur « Paul-Jean Toulet » (1), indique : « Pour lui, la poésie, loin d'être une occupation essentielle du poète, intimement liée à la situation d'un être ou du monde, n'est qu'une activité de luxe toute gratuite, et qui ne tire peut-être pas le moindre de ses charmes de son arbitraire ». Toulet est de son temps — l'époque insouciante de 1900 — et se veut indifférent aux problèmes qui, sur le plan moral ou métaphysique        peuvent nous rendre inquiets sur le sort de l'homme. Ce qui compte à ses yeux, c'est le pittoresque d'une attitude, l'éveil d'un souvenir, les caprices du langage, la beauté d'une image. Il ne croit pas utile de faire l'étalage de ses souffrance, ni de s'interroger sur la pauvreté ou l'abondance de plaisirs que procure la vie quotidienne. Il se borne à saisir sur le vif ces « mille inutilités » dont est fait souvent le bonheur des hommes.

C'est un « dandy dilettante » qui trouve dans chaque chose assez de charme pour satisfaire ces goûts artistiques. S'il Se plaît à dissimuler sa tendresse sous une ironie qui n'est jamais agressive, comme dans ces vers :

Ces arondes de jade, et l'or qui les emmanche
Dans mes cheveux — qu'un soir ton amour délia,
Je te les donne en souvenir. Quand il y a
Du brouillard, il les faut polir avec ta manche.

Il sait aussi céder à l'émotion quand il évoque à mots couverts la mort :

Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd...
...Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes.

Toulet affirme que « l'invention est une fiction logique ». Ses « Contrerimes-» révèlent, chez lui, le souci constant d'une solide construction formelle; s'il crée de nouveaux rapports entre les mots qu'il utilise, s'il modifie à son gré la syntaxe habituelle, il ne cesse jamais de soumettre au contrôle rigoureux de la raison les innovations verbales qui le séduisent. Ainsi, comme le dit P.0. Walzer, pour lui « la technique passe avant le sentiment, tout devenant tendre, dans l'œuvre, à la perfection de la forme »...Certes, avec Tristan Dérème et Francis Carco, Toulet demeure l'un des meilleurs représentants de l'Ecole Fantaisiste, mais son ironie, sa légèreté, sa gentillesse, l'ont fait souvent considérer comme un poète mineur. L'essai de P.0. Walzer nous montre avec intelligence que c'est là un jugement un peu hâtif, et qu'il mérite les mômes égards que ceux accordés depuis longtemps à Jules Laforgue.

René-Guy Cadou possède un caractère tout à fait différent. Pour lui, la poésie est une raison de vivre, et il voit en elle « ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde ». Il veut retrouver au cœur même de la nature la présence de l'homme. Ayant vécu à la campagne, è l'écart des chapelles littéraires, il s'est efforcé de donner un sens è son isolement, et de le dépasser pour rejoindre cette profonde solitude qu'éprouve l'homme mis en face de son destin. Il aspire à la sérénité, et souhaiterait être touché par la simplicité de ce « règne végétal » où tout s'accomplit sans peine, mais avec passion, sans que rien ne vienne troubler l'ordre de la vie :

La vie est simple et nue au bord du paysage
Un ramier fait vibrer les harpes du coteau

Michel Manoll, dans l'émouvante étude qu'il lui consacre (2), nous explique comment ce poète a lutté contre une mort « qu'il pressentait depuis son adolescence, et comment il est parvenu à se créer un monde où l'amitié des êtres se fondait sur le commun amour d'une existence qui mérite d'être vécue. René-Guy Cadou, écrit-il « rallie à sa cause toutes les forces vives de la nature exaltées par la lumière des saisons, précisément pour faire échec à ses pressentiments et aux révélations angoissantes du rêve ». Si, dans certains poèmes, il laisse percer un désespoir chargé d'amertume

Ah ! Je puis bien parler de mes mains
De mes larmes
Car c'est tout ce que j'ai...

il ne perd pas confiance, et poursuit l'aventure qu'il croit être la plus vraie, puisqu'elle mène aux sources de la vie :

… Je vais je ne sais rien de ma vie mais je vais
Au bout de tout sans me soucier du temps qu'il fait
… Je vais loin dans le ciel et dans la nuit des temps
Je marche les pieds nus comme un petit enfant.

Ainsi qu'il l'exprime lui-même, il cherche à donner à ses poèmes « une odeur de pain blanc, un parfum de lilas, la fraîcheur d'une tige de sauge ou d'une oreille de lièvre », et il y réussit à merveille. Cette absence d'artifice, cette sincérité pleine d'innocence et de pureté, rendent particulièrement attachante la poésie de Cadou qui, l’on peut déjà en être assuré,     servira de « point de repère » aux poètes de l'avenir. Qu'il ait été contre son époque, qu'il n'ait pas hésité à la combattre avec ses propres armes, pour sauver l'homme des périls où l'entraîne de nos jours le progrès des techniques, cela apparaît dans la manière même dont il conçoit et réalise ses poèmes. Il a fermement refusé d'être un auteur « moderne », et de profiter, sur le plan verbal, des expériences qui avaient été tentées avant lui pour rénover le langage poétique. Il a choisi d'être inactuel, et cette attitude courageuse pourra inciter à la rélexion ceux qui, en art, craignent de n'être jamais assez en avance sur leur temps.

L'œuvre de Toulet et celle de Cadou, tous deux poètes inactuels, nous apportent la conviction que, selon le mot do Paul Valéry, « la poésie est une survivance ».

 

(1) et (2) Edition Pierre Seghers Paris 1954.


 

 

 

 

 

L'amour sauve tout, par Louis Guillaume

Le Mauricien, 2 avril 1955

 


 

Je n'ai vu René-Guy Cadou ni à Nantes, ni à Rochefort-sur-Loire, ni à Louisfert. Je n'ai pas connu la couleur de ses yeux, le son de sa voix, la chaleur de sa poignée de main... Je n'ai de lui que des livres dédicacés, un paquet de lettres, deux petites photos.

Sur l'une, c'est le printemps. René est assis sur un vieux mur devant un massif de roses. En veston, en culotte de golf, il a la cigarette à la bouche, la fleur à la boutonnière. Son visage est grave.

Sur l'autre, non plus, il ne sourit pas. C'est l'hiver. Il est debout devant sa porte. Son chien est à ses pieds. Il tient sa pipe d'une main. L'autre main dans la poche de son pardessus qui porte un crêpe : René vient de perdre son père...

Et, juste sous ce dernier portrait, je trouve, écrit de sa main et qui peut s'appliquer maintenant au poète disparu prématurément, ce poème :

« Chambre de la douleur
La porte est bien fermée
Une goutte de sang reste encore sur la clé
Tu n'es plus là mon père
Tu n'es pas revenu de ce côté-là de la terre
Depuis quatre ans
Et dans la chambre je t'attends
Pour remmailler les filets bleus de la lumière... »

Je relis la lettre si enjouée que m'envoya ce fils d'instituteur devenu à son tour « maître d'école », le soir de son premier jour de classe, le 18 novembre 1940.11 n'y dissimule pas une sorte de tendresse pour le chahut, qui se retrouvera jusque dans ses proclamations de l'Ecole de Rochefort :

« Avant tout vous autres, ne soyez pas dupes ! L'Ecole de Rochefort n'est pas une école, tout au plus une cour de récréation. Ne cherchez pas les marbres et les syntaxes derrière la façade, les lignes difficiles au bord du tableau noir. L'écolier siffle les mains dans les poches, le dos tourné au professeur... Que vous demande-t-on à l'école ? D'être vous, de faire le plus de chahut possible autour de la poésie, de citer Cambronne à tous les rabat-joie et d'être un homme enfin parmi les empaillés. Alors ! »

C'est là le côté spontané et frondeur de son caractère qui allait de pair avec une gravité, une profondeur, un sens de la douleur se faisant jour dès les tout premiers vers et lui faisant écrire plus tard des lettres presque désespérées, comme celle-ci :

« Je ne fais guère de poèmes en ce moment, emprisonné dans une solitude sans mot qui fait de moi un de ces voyageurs de la Toussaint dont il est parié dans un livre de Simenon...J'essaie vainement de me créer une seconde enfance, tu sais une de ces cryptes verte, où les mots prennent un goût de pomme où le sang vagabonde comme un coursier.

A quoi bon, me dis-je souvent. Le monde va si mal et sans moi, qu'il est vain de tenter la moindre chose désormais.
Ne me crois pas aigri ni las. Je suis dans une période de face à face. Tu vois ça d'ici grimaces, rires, grimaces ... Mais l'amour sauve tout. »

Jamais Cadou n'a douté de l'amour, et voilà pourquoi, malgré son isolement, sa maladie implacable, il est resté lui-même jusqu'au bout.

Maintenant qu'il est parti, avec ce recul brutal que donne la mort, nous nous rendons compte combien René-Guy était le plus pur d'entre nous, le plus touché par la grâce. Désormais, il ne fera que grandir.

D'aucuns auront pu s'étonner qu'il puisse être à la fois chrétien d'inspiration et révolutionnaire d'idées. Il était trop en contact avec la terre des hommes, des bêtes et des plantes pour accepter l'iniquité. Il était trop près du ciel pour ne pas croire à cette religion qu'il rêvait. Ce sont peut-être les René-Guy Cadou du monde qui font Dieu.


 

 

 

 

 

Dans la petite école de Louisfert vécut René Guy Cadou, par Sylvain Chiffoleau

Action laïque, juillet 1952

 


 

Maintenant qu'elle s'est endormie dans la nuit du printemps 1951 pour s'éveiller entre les rideaux d'un soleil décapité, dans le charme tragique et silencieux des paysages d'après la mort, maintenant qu'elle a été absorbée par la nuit avant même que tous les mots d'affection que nous avions préparés eussent pu être dits, voilà qu'il me faut évoquer cette ombre qui chemine dans le printemps nouveau.

Mais il n'y a pas grand-chose à dire sur la poésie et les poètes. Il faut les lire. Et comment parler de René-Guy Cadou, si divers ? Comment l'aborder, par quel côté le prendre ? C'est difficile à dire et à toucher.

Les hauts murs de ma vie ne sont pas des visages
Que le premier venu peut flatter de la main

écrivait-il en 1946.

Lié à lui par la chaîne des années et des réminiscences communes, peut-être ne suis: je pas le premier venu. Il n'y a qu'un très petit nombre de vrais amis sur lequel on puisse compter, non par intérêt, mais par pure estime, non pour vouloir tirer aucun parti d'eux, mais pour leur faire justice en ne se défiant point de leur cœur. Notre amitié était de cette trempe et continue de nous unir à travers le temps. Mais depuis l'aube fatale, tant de bêtises et d'incongruités furent dites et écrites, tant de couvertures tirées à soi, de tous côtés, qu'il faut encore beaucoup de précautions pour évoquer ce grand poète. Aussi insaisissable qu'une poignée d'eau, il pourrait ne ressembler qu'à notre souvenir.

Je croyais le connaître, mais il me semble maintenant n'avoir que frôlé cette vie ardente où j'aperçois à perte de vue des étendues de mystère et d'ombre. Donc, ne fouillons pas trop dans sa vie intérieure et qu'il ne nous surprenne pas les mains dans ses poches. Je veux simplement essayer, dans le cadre modeste de ces quelques pages, de le présenter à travers son œuvre, lui laissant la parole chaque fois que je le pourrai.

Cet homme effacé, qui ne vivait que pour consumer la poésie et lui assurer définitivement une fonction supérieure, cet artisan simple et appliqué, pas du tout artiste ou intellectuel, avait écarté le mal du siècle, qui gîte dans les villes, et choisi de vivre dans le voisinage des champs et des herbages, là où l'ombre des arbres peut s'allonger pour dormir. C'est que tout son passé, enfance et adolescence, le liait à cette terre et contribuait à renforcer ce monde végétal qui transparaît dans toute son œuvre. René-Guy Cadou naquit en février 1920 à Sainte-Reine de Bretagne, petit bourg de Loire-Inférieure, situé à l'extrémité nord du marais briéron,

Un soir de lampes à pétrole
Et de tableaux mal effacés
Là-bas dans la petite école
A la limite du passé

Ses parents étaient instituteurs, et les premières années de sa vie s'écoulèrent dans de petits bourgs, au hasard des mutations, jusqu'à l'installation à Nantes, au 5 du quai Hoche, école populeuse dont son père devint directeur.

De cette époque, le poète conservait un souvenir attendri et précis. Déroulant les mille décors d'une enfance sensible et frémissante entre des parents adorés, de bouleversants poèmes ressuscitent pour nous le charme poignant des premières angoisses.

La saison de Sainte Reine

Je n'ai pas oublié cette maison d'école
Où je naquis en février dix-neuf cent-vingt
Les vieux murs à la chaux ni l'odeur du pétrole
Dans la classe étouffée par le poids du jardin
Mon père s'y plaisait en costume de chasse
Tous deux nous y avions de tendres rendez-vous
Lorsqu'il me revenait d'un monde de ténèbres
D'une Amérique à trois cents mètres de chez nous
Je l'attendais couché sur les pieds de ma mère
Comme un bon chien un peu fautif d'avoir couru
Du jardin au grenier des pistes de lumière
Et le poil tout fumant d'univers parcourus
La porte à peine ouverte il sortait de ses manches
Des jeux de cartes des sous belges ou des noix
Et je le regardais confiant dans son silence
Pour ma mère tirer de l'amour de ses doigts
Il me parlait souvent de son temps de souffrance
Quand il était sergent-major et qu'il montait
Du cité de Tracy-le-Mont ou de la France
La garde avec une mitrailleuse rouillée
Et je riais et je pensais aux pommes mûres
A la fraîcheur avoisinante du cellier
A ce parfum d'encre violette et de souillure
Qui demeure longtemps dans les sarraus mouillés
Mais ce soir où je suis assis près de ma femme
Dans une maison d'école comme autrefois
Je ne sais rien que toi. Je t'aime comme on aime
Sa vie dans la chaleur d'un regard d'avant soi.

C'est dans l'œuvre entière de René-Guy Cadou que l'on peut glaner les saisons de son enfance, et il est aisé d'imaginer le petit garçon secret et un peu sauvage qu'il fut :

Lorsque je songe à l'univers de mon enfance
A cette porte mal fermée qui bat toujours
Il m'arrive d'aimer tendrement un vieux disque
Un vieux rouleau de phonographe abandonné
Pour le trésor plus immédiat d'une chenille
Qu'on élève en tremblant sous le toit d'un plumier.

Mais déjà inséparable des souvenirs d'enfance voici que surgit la redoutable figure, prescience d'un destin tragique et l'un des thèmes majeurs du poète :

Au détour du chemin forestier qui ne mène nulle part
Dans la petite maison du hasard
Près du canal
Entre la route numéro zéro et celle de mes vingt ans
Il n'y a plus place pour moi
Je suis trop encombrant

Autrefois j'avais peur comme un petit enfant
Je me terrais le jour parmi les feuilles mortes
Je ne répondais pas aux appels de ma mère
Le soir je n'attendais jamais jusqu'au-dessus
Et m'enfuyais tremblant au fond du corridor
Vers les chères, les redoutables figures de ma mort
Que je faisais surgir d'un pas lourd sur la route
D'un aboi de mon chien dans le jardin perdu

A Nantes, le jeune adolescent fut externe au Lycée Clémenceau où il devait rester jusqu'au baccalauréat. Puis avec plusieurs camarades, il travailla un temps comme agent des P. T. T., remplaçant des titulaires mobilisés, au bureau de triage de la gare de Nantes. Mobilisé lui-même, les événements de 194o le rendirent à la vie civile au bout de quelque temps. C'est alors qu'il décida comme ses parents, qu’il serait instituteur. C'est dans cette période, l'adolescence, que deux fait d’importance capitale, dans sa vie naturellement, et surtout dans son oeuvre, marquèrent René-Guy Cadou et furent les sources principales du lyrisme le plus authentique : la mort de ses parents. Mais écoutons-le évoquer, dans un poème de Grand Elan (1942), le premier de ces jours douloureux:

30 Mai 1932

Il n'y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs sont écroulés
La chair s'est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu'elle a laissées
Dix heures
La pendule qui sonne
Et le sang qui recule
Il n'y a plus personne
Maison fermée
Le vent qui pousse au loin une étoile avancée
Il n'y a plus personne
Et tu es là
Mon père
Et comme un liseron
Mon bras grimpe à ton bras
Tu effaces mes larmes
En te brûlant les doigts.

Huit ans plus tard, encore tout jeune homme :

31 Janvier 1940

Ah ! comme on se ressemble
Mon père
La douleur a coulé nos fronts
Dans le même air
Sur moi
Tes yeux se baissent
J'entends ton cœur qui tire encore sur sa laisse
Tes poumons s'envoler
Mon Dieu si tu allais tout à coup
T'en aller.

Voyons cet amour filial, au hasard des poèmes :

0 toi qui m'as connu mon père
Tu témoigneras pour moi s'il le faut
Dans le prétoire à peu près vide des années.

Et quant à ce qui est d'honorer ses parents
Vous les tenez cachés oh ! depuis si longtemps
Sous la marquise de vos ailes
Que c'est à moi, mon Dieu, de vous en demander des nouvelles !

 

Et voici, extrait des Sept Péchés capitaux (1948) :

La tristesse

Embarqués dans le train de nuit qui ne s'arrête jamais
Sans avarie possible de machine sans espoir
D'entendre battre au loin une petite gare
Ses volets verts et la pluie grise de son timbre
Mais la grande fuite éperdue dans une éternité malingre
Anna ma mère dans la couchette du wagon
Et mon père au-dessus qui la protège de son affection
Je vous vois l'un et l'autre dans ce même lit où je suis né
Je suis couché entre vous deux
Et vous n'avez plus de place pour vous retourner
Je prends dans mes deux mains vos deux mains qui s'éteignent
Pour qu'elles soient chaudes et farineuses comme châtaignes
Quand la braise d'hiver les a longtemps mûries
Ah ! Croyez-moi ! je ne sais rien de plus atroce
Que de vous laisser partir seuls pour ce voyage de noces
Que d'attendre durant des mois et des années
Derrière la fenêtre étroite et grillagée
Le passage de l'ange essoufflé qui m'appelle
A l'aubette perdue dans les genêts du ciel
Où le train qui vous mène est enfin arrêté.

C’est comme instituteur suppléant qu'il arriva un beau soir d'octobre 1940, à Bourgneuf-en-Retz, chargé de ses maigres bagages, manuscrits et correspondance. Douze années bientôt se seront écoulées, mais je reverrai toujours cette silhouette déjà trapue, chaussée de sabots malborough, enveloppé d'une longue houppelande grise que nous lui connaissions encore à Louisfert, cette opulente chevelure blonde rejetée en arrière et ces yeux, ces yeux surtout que brûlait une perpétuelle flamme bleue. A cette époque, chassant sa mélancolie naturelle, il donnait libre cours à son tempérament tonique, à son intelligence équilibrée, apparaissant tel qu'il doit revivre dans bien des mémoires, tout juteux de bondissements et de farces.

Il était dès lors ce qu'il fut jusqu'à la fin, l'instituteur de petit village, initié au langage secret des arbres et des plantes, servant honnêtement une profession à laquelle il était attaché, ne serait-ce que par sa grande connaissance des mystères de l'enfance. En dehors de sa classe, sa correspondance occupait la première place dans le déroulement de ses journées. Lettres de Maublanc, de Manoll, de Rousselot, du cher Reverdy, de Supervielle, et surtout et par-dessus toutes attendues, les lettres de Max Jacob, presque quotidiennes. Dans la trame dense de l'amitié, il convient en effet de distinguer les fils qui l'unissaient au grand poète, alors retiré à l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire. Belle affection que celle de cet homme de plus de soixante ans alors, contemporain du moment surréaliste et l'un de ses plus ardents pionniers avec Apollinaire, pour ce jeune poète d'une vingtaine d'années qui stupéfiait déjà lorsque l'on considérait la grandeur et la sûreté de sa démarche poétique. L'arrestation de Max Jacob, victime de sa race, puis sa mort à Drancy, en 1944, devaient ouvrir une nouvelle blessure dans le cœur dévoré d'amitié de René-Guy Cadou.

Jésus a dit
Il n'y aura pas de printemps cette année
Parce que Max s'en est allé

Il fait froid maintenant que tu n'es plus
Beau masque de douleur
Maintenant que tes mains ont trouvé sous la terre
Enfin le battement initial de ton cœur
J'entends ta voix pareille aux chants du monastère
Et tandis qu'on te fait place dans la lumière
Les hommes prient pour toi à Saint-Benoit-sur-Loire
Tu étais sur tous les quais de toutes les foires
Au pain d'épices
On te trouvait dans les coulisses
Des bals champêtres
Tu discutais avec les prêtres
Souvent tu m'écrivais et c'était chaque fois
Des bavardages de bergères et de rois
Tu m'écriras encore
J'attends tes reportages sur la mort
Le Nom vernal
O Max
Et l'élixir du laboratoire central
J'attends que soit connue la décision de l'ange
Que Dieu prenne parti pour toi et qu'il t'arrange
Une vie dans le cœur de tes amis natals.

René-Guy Cadou, source vive de l'amitié ! Le cœur qui sait aimer, le front qui sait comprendre, inférieur à nulle chose et n'en dédaignant aucune, toujours en Etat d'Amitié.

Tu t'es fait des copains partout dans ta mémoire
Tu peux partir à jeun
Tu sais bien qu'au matin
Sous des pommiers
Dans la rue triste d'une ville
Quelqu'un sera debout qui te tendra les mains

Écoutons-le ressusciter de vieux échos : son ami, le poète Michel Manoll, autrefois libraire à Nantes, vers les années 1932 à 1935.

Prunelles endormies de la Place Bretagne
Où vacillait jadis le cœur de mon ami
L'ombre a tout effacé. Lentement je m'éloigne
Celui que j'attendais ne viendra plus ici.

Et c'est à ses amis que s'adresse l'un de ses derniers poèmes, appel déchirant lancé pendant l'inexorable montée de l'angoisse, alors que le poète, depuis près d'un an, se mesure avec la mort et évite ses pièges :

La soirée de décembre

Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
Oh ! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
D'une journée le long des rives du destin !
Qu'ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d'une pluie très pure comme les larmes ?
Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi
De vous perdre sans cesse dans la foule
 O crieurs de journaux intimes , seuls prophètes
Seuls amis en ce monde et ailleurs !

C'est avec Jean Bouhier, alors à Rochefort-sur-Loire, que René Guy Cadou devait fonder, sous l'occupation, l'École de Rochefort l'une des rares tribunes poétiques des années noires. En peu de temps, tous les noms vraiment valables de la jeune poésie se groupèrent autour d'eux. Et ce n'est pas là l'un des moindres mérites du poète. De cette période également est le recueil Pleine Poitrine, témoignage hautement significatif sur les années 40 à 44 :

Nuit partout
Le monde est plein d'ombres qui marchent
Sang noir coquelicot ruisselez sur les marches
Un cadavre inconnu empoisonne les blés.

Tout le mois d'Août s'est bien passé
Malgré les obus et les roses
Et j'ai traduit diverses choses
En langue bleue que vous savez
Maintenant j'ai peur de l'automne
Et des soirées d'hiver sans vous
Viendrez-vous pas au rendez-vous
Que cet ami perdu vous donne
En son pays du temps des loups.

C'est également dans ce recueil que se trouve la très belle Chanson de la mort violente, les Fusillés de Châteaubriant, poème désormais très connu, et les deux Lettres à l'Enfant des Neiges.

 

En 1945, avec la fin des suppléances, se termine la vie errante. Nommé instituteur à Louisfert, petit bourg du Nord-Est de la Loire-Inférieure, René-Guy Cadou n'aura pas à se diriger vers une terre inconnue pour aborder au rivage de la poésie et sentir sous ses pieds un sol accueillant. Bientôt directeur, il s'installera dans cette maison vers laquelle nous convergions de toute part, comme à une Mecque de la Poésie. Mais la maison de l'amitié était aussi celle de l'amour.
C'est en 1943 que le poète connut l'admirable compagne : Hélène.

Je t'atteindrai  Hélène
A travers les prairies
A travers les matins de gel et de lumière
Sans t'avoir jamais vue
Je t'appelais déjà
Chaque feuille en tombant
Me rappelait ton pas
La vague qui s'ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étais l'auberge
Aux portes des villages.

Cette grande fille brune, sauvage et douce, aussi modeste que cultivée, devait lui inspirer un amour multiple, romanesque et profondément humain à la fois, dont tous deux étaient dignes. Leur mariage eut lieu au début de l'été 1946. Ni cris, ni frénésie, ni transes, mais des élans de joie contenue et l'innombrable sourire d'un calme ensoleillé.

Mon amour tu es là comme une herbe qui penche
Sa longue écriture douce sur la page
Et je lis dans tes yeux et tu peux bien baisser
Ta paupière pareille à du genêt mouillé
J'épelle à haute voix comme un enfant qui dort
La chaude et mesurée syllabe de ton corps.

Dans une anthologie de l'amour, maints poèmes de René-Guy Cadou peuvent figurer au tout premier rang, tels ces magnifiques Quatre poèmes d'amour à Hélène, écrits en 1945, et qui viennent d'être publiés dans le recueil posthume Hélène ou Le règne végétal.

Dans la fraîcheur de sa maison, à l'entrée du bourg, loin de l'agitation des villes, le poète pourra donner toute sa mesure, qui est grandeur et pureté. Il avait en horreur les poncifs de tous les styles, dans lesquels tant d'hommes se complaisent et s'installent ; il n'aimait pas ce qui est théorique, ce qui est abstrait, ce qui est bavard ; la grande idée, la grande pièce, les grands mots tout cela ne l'épatait pas. C'est pourquoi il n'eut pu vivre dans les villes, et surtout à Paris, capitale toute ruisselante de théories. Il s'est plusieurs fois expliqué à ce sujet, notamment dans le poème fameux Pourquoi je ne vais pas à Paris. Il n'ignorait pas que tant de talents authentiques y flottent fumeusement, s'effilochent, tournent court et s'enfoncent ; qu'il faut bien que l'on se montre poète et gentleman pauvre, que l'on se fasse croire, que l'on joue du coude et que l'on se donne une importance de secours, sous peine de manger de la pierre meulière.
Par ailleurs, il fuyait le visage triste des snobs, leurs beaux emportements et leurs cabrioles mentales, refusant de descendre dans la piste du cirque intellectuel, de se confondre avec ceux qui ont un cœur mangé aux vers et une âme fausse au fond des poches.

Je suis debout dans mon jardin à des kilomètres de la capitale
Je retrouve contre la joue du soir l'inclinaison natale
Les oiseaux parlent dans la haie
Un train sans voyageur passe dans la forêt
Et ma femme a cueilli les premières ficaires
Quelques-uns de ceux que j'aime sont assis dans des cafés littéraires
Je ne les envie pas ni les méprise pour autant
Mon chien s'ennuie et c'est peut-être le printemps
Et tout à l'heure je vais jaillir du sol comme une tulipe
Vous achevez vos palabres aux Deux-Magots ou bien au Lipp
Je monte dans ma chambre et prépare les feux J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu
...
Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur.

C'est banal à dire, mais profondément vrai : René-Guy c’était un sage. On peut donc être heureux et grand poète ? pendant cinq années, jusqu'aux premières atteintes du mal, il fit cela. Nous pouvons en témoigner, nous qui l'attendions comme des sentinelles au tournant des semaines et des années, et, savions que cette main, glissée dans notre main, était propre et sans épines.

René-Guy Cadou aimait la vie, comme les courtilières aiment leur chemin ; et ce n'est pas à cloche-pied qu'il y marchait, jamais drossé par le ressac. Mais il ressentait comme un coup direct chaque atteinte à la dignité de l'homme et à sa liberté. Ecoutons le apostropher l'humanité indifférente, alors que dans une quelconque ville d'Amérique, un nègre vient d'être pendu pour une peccadille.

Oh ! dites ménagères en pilou et vous jeunes gens du petit matin
Enroulés dans les fourrures du sommeil et dans la buée chantante d'un refrain,
Aurez-vous pas pitié de ce cadavre balancé au milieu de la rue
Et dont la tête contre les murs est bien le plus redoutable angélus

Enfin commença le drame, à savoir la conscience qu'il eut, à partir de janvier 1950, de sa diminution physique. Atteint par une sournoise maladie, il lutta farouchement, de toute sa nature solide, retrouvant entre chaque opération une plénitude physique et un entrain qui nous déconcertaient et nous emplissaient d'espoir, contre toute raison, car nous le savions irrémédiablement condamné. Mais il ignora toujours, quelles que fussent les apparences, et sans doute jusqu'à la minute ultime de cette nuit du 21 mars 1951, la nature exacte de son mal et l'issue qui, dans l'état actuel de la science, était inévitable, malgré les soins attentifs des meilleurs spécialistes. Quel prodige de courage et de dévouement dut faire alors la tendre Hélène ! Que de pieux mensonges ! Que de pieux mensonges et de douloureuses supercheries !

Mais une prescience était en lui. Si l'homme ignorait, le poète savait, et de tout temps semble-t-il.
Relisons ce poème, écrit en 1945

La barrière de l'octroi

Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi
Que le petit bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère
Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre
Et dans cette grande journée
Je ne passerai pas pour un vieil abonné
Si les miracles font qu'une image demeure
La mienne tremblera dans les vitres gelées
Comme le chant lointain d'un enfant colporteur
Le temps qui m'est donné que l'amour le prolonge
Et dans ma solitude un instant habitée
J'accrocherai des panoplies de bout du monde
De grands pays couverts d'oiseaux effarouchés
L'amour et moi paresserons dans ces campagnes
Aux joues roses et pâles ainsi qu'un vaisselier
Le soir nous nous assoirons à la bonne table
De la diseuse d'aventure et du roulier
Notre nom flottera à la maîtresse poutre
Parmi les numéros victorieux des conscrits
Nous saignerons le coq et le sang noir du doute
Ajoutera par son énigme au manuscrit
Manuscrit qui n'est rien qu'une page navrante
Où l'homme et sa détresse sont tout au long couchés
Comme au fond d'un grenier éclairé par les pommes
Les six ans d'un enfant et son jouet mutilé.

Sans doute, la mort de ses parents est-elle à l'origine de cette obsession qui revient comme un leitmotiv hallucinant dans toute l'œuvre du poète, et sur un rythme croissant. A 21 ans, il écrivait déjà, dans le poème Alphabet de la mort :

0 mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec tes doigts.
Je te reconnais bien, c'est ton même langage
Les mains que tu croisais sur le front de mon père.

Et la même année, sous le titre significatif de Fiançailles:

Nous nous aimons de loin
Belle mort inconnue
Et ma tête est promise
A tes mains fraternelles.

Il me souvient d'un soir de 1950 où il me lut des poèmes très avant dans la nuit. Cet homme que j'avais en face de moi et qui s'interrompait de temps à autre pour aspirer une large bouffée de tabac, était déjà une lampe de chair et d'ombre ; et toujours étonné de le trouver chaque fois plus grand, j'écoutais ces poèmes qui n'étaient pas seulement harmonieuse combinaison de syllabes, mais l'opposé du jeu poétique gratuit, avec une profondeur de son et d'inspiration qui font de leur chant l'un des plus émouvants qui soient. Sa voix conservait son timbre agréable, ses intonations railleuses, sa sincérité chaude. Par instant, je le sentais appeler au secours du fond des yeux, mais ce n'était jamais l'heure de conter ses peines, et il fallait ses poèmes pour comprendre ce désespoir véritable, cette désolation intime, réalité angoissante qui m'apparaissait brusquement comme une fatalité monstrueuse et imméritée.

Mille tendresses à vous tous
Que je ne connaîtrai jamais
Et je peux bien mourir en douce
Nul de vous n'en aura regret.

Et n'est-ce pas René-Guy Cadou lui-même qui s'exprime par la bouche de Serge Essenine, dans les derniers quatrains de son Ode au grand poète russe :

Tu diras à l'Américain Pourvoyeur de destins illustres
Que j'ai soufflé un beau matin Les vingt-neuf bougies de mon lustre
Que je suis mort d'avoir aimé
La beauté mon pays natal
Pauvre homme d'ange fourvoyé
Parmi les enfants de la balle !

A mesure qu'il approchait du terme fatal, René-Guy Cadou semblait vivre déjà derrière la vie, regardant en étranger passer les faits divers, laissant tomber instinctivement tout ce qui n'était pas son occupation ou sa préoccupation essentielle : la poésie, négligeant les activités latérales, sa collaboration à de nombreuses revues, sa correspondance même, et ces distractions et divertissements où la plupart des hommes cherchent l'oubli et ce qu'ils croient la plénitude. Rien d'extérieur hors l'amitié.

Cette noble vie, si courte et pourtant si remplie, je la retrouve toute dans le titre de ce court poème, le dernier qu'il ait écrit :

Tout Amour

Ah ! Pauvre père ! auras- tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi
Et combien j'aime à travers toi toutes les choses de la terre ?
Quel étonnement serait le tien si tu pouvais me voir maintenant
A genoux dans le lit boueux de la journée
Râclant Je sol de mes deux mains
Comme les chercheurs de beauté !
— Seigneur ! Vous moquez-Vous ? Serait-ce là mon fils ?
Se peut-il qu'il figure à votre palmarès ?
— O père ! j'ai voulu que ce nom de Cadou
Demeure un bruissement d'eau claire sur les cailloux I
Plutôt que le plain-chant la fugue musicale
Si tout doit s'expliquer par l'accalmie finale
Lorsque le monde aura les oreilles couchées !

Tel fut René-Guy Cadou.

Sa poésie, qui est résonance et retentissement, faisant participer les plus humbles choses à la circulation universelle, continue aujourd'hui de le précéder et de l'entraîner vers l'avenir. Quand les livres seront morts, et leurs lecteurs, quand sous-critiques et snobs, complexes de mondains et reliefs d'intellectuels auront basculé du côté de l'ombre, sa poésie ne se sera pas tue. Tendons au moins l'oreille à cet écho destiné à ne jamais mourir.

Sylvain CHIFFOLEAU.