Archives 1939-1951

 

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Louisfert, la chambre d'écrture (photo Luc Vidal)

La bibliothèque du poète à Louisfert (photo Luc Vidal)

 

 

 

 

 


 

Préface de René Guy Cadou aux « Ephémères » de Jean Daniel Maublanc

 


 

Je sortais à peine de l'enfance — aujourd'hui enfouie sous l'humus frais des souvenirs — je croyais à tous les mirages, à tous les miracles. Ma vie s'arrêtait à l'âtre familial, aux masses bleues de la Loire et aux mollets de l'écolière qui passait sous mes fenêtres. Je lisais du Musset comme une Bible. Je fumais ma première pipe, je n'allais pas au café : autant dire que j'étais un garçon parfait.

Hélas ! il y en a qui perdent le nord, d'autres la vie. Il y en a aussi qui perdent la foi et la vertu. Cette vertu, je l'ai perdue un jour d'août, en 1936. Ici, que les esprits indélicats ne se méprennent pas sur le sens du mot vertu — cette vertu-là, il y a longtemps qu'elle est perdue. Mais, objecterez-vous, une fraîcheur de jeune homme ne se ravit pas ainsi du jour au lendemain. Il faut admettre longue préparation, savantes machinations, pièges invisibles. Peut-être !

Il suffit aussi d'une seule lettre, d'un seul appel et tout est à recommencer, toute la vie est à reprendre au premier jour, au premier pas.
Cette vie nouvelle qu'enregistre mon poignet, ce sang nouveau qui brise aux claies brûlantes de mon visage, ce nom de poète qu'on me permet de porter, tout cela est l'œuvre de mon corrupteur, de mon ami : Jean-Daniel Maublanc.

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Ai-je pu quelquefois garder un secret ? Aujourd'hui j'ai atteint ma taille définitive, et c'est toujours le même besoin, la volupté de me trahir, toujours le même sel sur la langue qui force les paroles. Il faut correspondre avec le dehors, laisser un peu de chair à l'épaule qui passe, à tout prix. Vous n'aurez pas à vous plaindre de mon « éloquence » puisque je veux vous confier ma première rencontre avec Maublanc.
Pour situer cette rencontre, il faudrait évoquer Nantes, ses rues étroites où l'on ne peut passer deux en se donnant le bras, ses quais des bruines, ses passages à niveau, son poète-homme-sandwich Frank Martin, sans oublier Lefèvre-Utile et Clemenceau-Palace. Il faudrait dire aussi les pas perdus à la recherche de l'âme sœur. Ah ! où est la femme de ma vie ? — Les cinq heures de manille avec les camarades, le manque de franchise de cette existence provinciale.

Ce soir de novembre, je découvrais Maublanc dans un grand hôtel du centre. Siégeaient déjà près de lui : Georges Moreau, Noël Angelo, Thérèse et Michel Manoll, mes amis de toujours, et le très comestible Francis Thomas, philosophe de la ville. Frère Thomas soupirait sur son éditeur, s'enfonçait de plus en plus dans son procès — et dans le fauteuil à velours qui épousait librement les formes délicates de ses fesses — ponctuait ses regrets d'un sonore « Amaryllis, mon vieux Maublanc, Amaryllis ! » Je dois vous dire que Thomas et Maublanc s'écrivaient depuis dix ans et se voyaient ce jour-là pour la première fois ! Manoll cherchait « au sang brûlé de ses doigts l'empreinte d'un poème ». Thérèse jouait avec ses paupières. Moreau et Angelo fumaient. Bref, j'étais devant la caverne des quarante voleurs. Ali-Baba disait : « Sésame, ouvre-toi », et Maublanc me tendait ses mains, mains larges, mains veinées d'amitié. Je prenais place dans le cercle magique, ou, si vous préférez, devant ce sympathique « Tribunal d'Impéritie ».

C'est alors que j'observai Maublanc, son beau visage, ses tempes bourdonnantes de joie, la sincérité de ses gestes et de sa voix, la grande humanité de son sourire. Je n'avais jamais classé l'homme de lettres parmi les êtres vivants. La présence de mon ami m'en faisait l'ardent reproche. Maublanc me pardonnera de parler si ingénument de lui puisqu'il m'a toujours pardonné, jusqu'à ces premiers vers que je lui envoyais de Saint-Michel-sur-Mer, où je partageais mes vacances avec Polymnie et Cicéron, le couple idéal.

Ainsi se referment sur cette première rencontre mes paupières lasses de sommeil ; je les ouvre une ultime fois et c'est pour apercevoir Jean-Daniel Maublanc, foulard blanc autour du cou, bouffarde aux lèvres, descendre au pas de garnison la rue qui mène plus avant dans la nuit, celle qu'on baptise du nom de Crébillon.

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« Il faut vivre la minute présente sans songer à la minute antécédente ou à celle qui suivra », écrit Tauler, mystique du Moyen-Age. Malgré ma bonne volonté originelle, je refuse de lui obéir. La mise en pratique de cette pensée ne peut-être le jeu d'un étudiant de dix-neuf ans. Je connais le poids de mon passé, la tare de joie qui équilibre ma vie présente. L'avenir sera, dans la mesure du possible, ce que je veux qu'il soit, c'est-à-dire un calque fidèle de ce passé, duveteux en raison des amitiés naissantes.

Je me penche sur mon passé. Le visage accueillant de Jean Rousselot me sourit. Rousselot, l'homme des contrastes, poète et commissaire de police, est mon ami. Nous nous sommes connus et aimés, quelque part, dans nos poèmes — et c'est bien-là, la meilleure façon de se connaître et de s'aimer —, un soir, où nos deux angoisses ne faisaient qu'une. Nos lignes de mains se rejoignent, malgré les kilomètres, pour se confondre avec celle de l'horizon.

Plus avant : voici René Lacôte, le fauve de Cercoux — cette autre brousse —, Lacôte, sympathisant avec mes « Brancardiers de l'aube », qu'il dirigea sur l'Ilôt de Rodez (Gouverneur Digot), munis d'un laissez-passer de Jean-Daniel Maublanc. Aujourd'hui, Lacôte est de nouveau à Paris, ce mauvais lieu pour les poètes, et je n'ai de ses messages que par les revues ! Mais il m'offre toujours jusqu'au moindre ressac de son cœur romantique à la Heine.

Il est une silhouette qui m'est également chère, c'est celle de Mardigny, Jean-le-Nancéien pour ses intimes, qui signe ses poèmes de la « Brasserie Viennoise », et me les envoie, tout mousseux de la bière de Charmes, avec un rien de l'onctueuse mirabelle dans leurs veines. Ce « grand flandrin du rêve », comme l'a baptisé notre commun ami, tâtonne encore dans les solitudes brumeuses de la poésie, mais il lui est arrivé de lever quelques nasses qui laissent présager des pêches miraculeuses. La vigie de l'Ilôt nous signale déjà une prochaine réussite.

D'autre noms éclairent mes hiers : Jean Vagne, né sous la bonne Etoile, qui me devance en « Sagesse » ; Lucien Becker, le « Passager de la Terre », scellent de leur amitié ce témoignage de mon passé et font désormais partie du devenir...

Si je semble évoquer ici des souvenirs personnels — et le lecteur ne manquera pas de les trouver tels — c'est que je sais, en cela, réaliser le plus cher désir de Maublanc. On me suivra jusqu'au bout ou l'on se moquera de moi. Peu m'importe, si mon ami est satisfait ! En effet, tous ces poètes-amis sont siens, nos amitiés ont leurs racines profondes dans celle que nous lui témoignons. Maublanc capte nos appels déchirants, appels de lointaines provinces ; nos plaintes sont souvent fausses, travesties pour apitoyer. Maublanc n'est pas dupe, mais il répond toujours, quitte à couper, sans crier gare, toute communication. C'est, si j'ose dire, un « Central téléphonique », infiniment mieux organisé que tous ceux du gouvernement. Maublanc n'enveloppe ses mots d'aucune soie trompeuse ; il sait parfois être un disciple convaincu de mon compatriote Cambronne. Et c'est comme ça que nous l'aimons.

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Maublanc ne parle jamais de son œuvre. Ses amis ne connaissent ses projets qu'à leur éclosion, c'est l'éditeur qui les leur apprend. C'est pourquoi je voudrais ici dénoncer cette œuvre, œuvre toute désintéressée, mise chaque jour davantage au service de l'amitié. L'analyser ? Pierre Dumaine s'en est parfaitement tiré, en accumulant les citations, dans une substantielle étude formant un numéro spécial de « Méditerranéa ». Je n'y ajouterais rien de neuf. La reprendre ? Ma préface aurait l'importance d'un roman ! Et puis il y a cette paresse qui est ce qu'il y a de meilleur en moi.

Je voudrais pourtant citer trois livres de mon aîné : « Rétrospectives », «Balises » et « Le Surréalisme Romantique ». Cette dernière étude, doublée d'importance, fait l'objet du second tome d' « Ephéméres ». Le camarade Jean Vagne la présentera.

« Rétrospectives », que Maublanc m'envoie au lendemain de notre première rencontre, fait revivre les quelques poètes qui participèrent à ma conversion. En particulier Corbière et Laforgue.

Tristan Corbière me plaît, parce qu'il est en marge de toutes les littératures, de tous les clans. Il a préféré la solitude et le ciel gris de Bretagne aux salons parfumés des rombières et des académiciens. On ne lui a jamais pardonné. Qu'un homme découvre la vraie poésie — Corbière est peut-être le seul, avec Rimbaud, dans son siècle, à avoir fait cette découverte ! — on crie bien fort aux quatre rues, que c'est un âne bâté, qu'il ne comprend rien à rien, que tous les asiles ne sont pas surpeuplés... Discrètement, par derrière, on le pille... Ce fut le sort de Tristan ; les poètes d'aujourd'hui ne me contrediront pas. Moi-même j'ai pillé Corbière. J'ai eu le courage de le faire ouvertement : j'ai dit que je l'aimais. Laforgue me plaît moins. Je le crois moins pur, c'est-à-dire moins nu. Moins poseur que Corbière, sans doute, mais Corbière doit à la pose sa raison de vivre et il faut le lui pardonner. L'insolence des « Amours jaunes » ne convient pas à Laforgue, qui « rit en pleurs », comme Villon. C'est un sourire d'enfant qui illumine les « Complaintes ». Si Laforgue se ment à lui-même, il réussit à nous convaincre qu'il ne se ment pas. Et il n'y a plus mensonge. Après la lecture de ses poèmes, nous sommes rassurés.

Aucun livre de Maublanc n'a eu plus de résonnances en moi que « Balises ». Je dois à « Balises » de connaître Fernand Marc, Louis Parrot, le chandelier à sept branches de la poésie moderne. J'ignorais tout du surréalisme, du dadaïsme, du je m'en foutisme. Avant de parvenir jusqu'en province, les nouvelles dangereuses restent au fond du sac. Mon vingtième siècle s'arrêtait à Toulet, que m'avait livré « Rétrospectives ». Fernand Marc allait me communiquer sa fraîcheur, son mystère — ou système poétique —. Avec Parrot, j'entrais dans cette ferme de la douleur, « Misery Farm », nouvelle demeure du poète.

Jean-Daniel Maublanc serait-il donc un critique ? Non pas, et c'est pour cela que j'aime ses livres. Ses études sont de simples témoignages d'amitié, ou bien le résultat de ses découvertes de fouineur, dont il nous fait part bénévolement. Un beau poème est, pour lui, l'équivalent
d'un verre de ce Beaujolais qu'on boit avec les amis, ou de la première cigarette, fumée au lever, en compagnie de Madame Maublanc. Tout ce qu'il dit est franc, sans ambage. Il a horreur des clartés douteuses et ne le cache pas. Il sera ainsi jusqu'au dernier jour.

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Une préface ne doit avoir aucun rapport avec les pages qui suivront, sinon le livre tombe de lui-même ou c'est miracle. Le lecteur est devant le cabinet noir de Barbe-Bleue, les chapitres sont les sept femmes ; sa curiosité doit être la seule clé. Les préfaciers ont trop souvent le tort de donner cette clé, le mot de la fin. Ils dérobent à l'auteur le mystère dont il aime à s'envelopper et détruisent le meilleur de nos sensations.

C'est l'opinion de Maublanc, c'est la mienne. Je l'ai respectée jusqu'ici, mais au terme de ma mission, j'éprouve des scrupules. Je crains pour le lecteur un chaud et froid mortel, dû à ce brusque changement de « climats » entre le siècle « stupide » et le XVIIème. Aussi, avec la permission de mon ami, je me fais guide. Voici des personnages. Les miens sont en cire comme ceux du Grévin. C'est à Maublanc-le-ventriloque qu'appartient le don de les faire jouer, pour vous.

Et d'abord Bastier de la Péruse, qui fit, dix ans de cela, sa rentrée dans le monde au bras du prophète Jean-Daniel. Il n'est plus pour nous un inconnu. Ses vers sont bien venus dans cette époque de « chantage » poétique, fleurs fanées parmi nos fleurs artificielles.

Tout irait beaucoup mieux sur terre si les médecins et les abbés portaient les mêmes soucis que Claude Quillet ; je garantirais à tous longue vie et paix éternelle de l'âme. Tout me plaît dans cet homme. Paillard mon voisin qui se met en ribote trois fois l'an, à Noël, au Carnaval et à la Mi-Carême ? Allons donc ! Voyez plutôt Quillet ! Notre libertin ne pouvant à loisir étreindre les beautés qu'il aime, éteint sa flamme dans le vin. C'est une aimable philosophie que n'aurait pas dédaignée le curé de Meudon.

Mais quel nez surgit soudain entre les pages blanches du livre. Serait-ce celui de ce bon Monsieur Bonnet ? Suis-je niais ! Oui... c'est cela : Cyrano de Bergerac, le vrai, le seul, le poète lunaire, le querelleur, le jouisseur et qui ne doit rien à Rostand. Le Cyrano de Rostand est un fantoche pour jeunes filles — n'est-ce pas, chère petite sœur — mais le nôtre, Corbleu ! c'est celui que la vérole a fait écrivain et philosophe, celui qui demande à la lune le surcroît de jouissances que la terre lui a refusé. Le nôtre, celui de Maublanc, c'est l'homme de son siècle.

Je n'effeuillerai pas davantage ces gloires éphémères. Je considère le livre de Jean-Daniel Maublanc comme une juste et solide réhabilitation. Mon ami, qui sera désormais le vôtre, ignore les parvenus, mais celui qu'il découvre dans le passé comme dans le présent est un homme, j'entends par là, un être infiniment rare. De ces hommes d'hier : Cyrano, d'aujourd'hui : Parrot, Rousselot, deux poètes qui montent.

« Ephémères » est un livre que vous aimerez. Maublanc y a mis toute sa jeunesse.

 

17-24 décembre 1938.         

René-Guy Cadou.

 

 

 

 


 

Anatomie poétique de l’Ecole de Rochefort, par René Guy Cadou

Feuillets de l’Ilot : Ecole de Rochefort, 1941

 


 

Je ne suis pas venu pour faire des grâces. Nous avons à parler. Nous avons à soulever toute cette glaise sur le cœur. Accusée ! Je suis là pour ta défense et je ne passe pas au guichet toucher mon prix. Je suis là pour la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je le jure.

Larguez vos oreilles, poètes de chambre, plus amoureux de votre armoire à glace que de la fille du bois joli. Plus de coulisses ! Le grand jour ne fait pas mal.

Que n'avez-vous pas dit ! La Belle de Rochefort qui profite du départ de ses sœurs pour faire à elle seule la putain. Tous les clients, n'est-ce pas ? Ah ! c'est donc ça qui vous chagrine. Eh bien oui ! tous les clients. Et uniquement pour le plaisir de faire l'amour, parce que c'est nécessaire de faire « l'amour, la poésie ». Nous n'en pouvions plus. Et elle est venue à nous. Et nous avons voulu d'elle. Comme de toutes les femmes.

Celui qui entre à l'Ecole de Rochefort dit : « Ça sent la chair fraîche ». Et c'est bien bon après le faisandé quotidien.

J'ai déjà défini — mal peut-être — dans des « Précisions » l'attitude poétique de l'Ecole de Rochefort. Qu'il me soit permis de la rappeler.
J'en connais qui préfèrent encore ces bouteilles au faux-col de cire bleue, aux étiquettes savamment armoriées qu'on gagne dans les foires, à une chopine de vin clairet. Ces messieurs attachent un prix à l'étiquette. Qu'on pardonne aux bourgeois, soit ! Mais que des poètes s'aveuglent à ce point et refusent leur obole de poésie aux Cahiers de l'Ecole de Rochefort, justement sous prétexte d'étiquette, je les plains.

Que vous demande-t-on à l'Ecole ? D'être vous, de faire le plus de chahut possible autour de la Poésie, de citer Cambronne à tous les rabat-joie et d'être un homme enfin parmi les empaillés. Alors !

Alors ! Nous dirons que vous avez vos petites jalousies personnelles ou bien que vous avez peur de passer aux yeux des camarades pour le petit garçon qu'on attend à la sortie ou encore que votre souffle est au bout du rouleau. Nous inventerons mille raisons, mille mensonges. Parce que nous voudrions vous avoir avec nous, engagés volontaires de la Poésie. C'est ce que je voulais d'abord vous dire.

Maintenant je répondrai à ceux qui nous accusent d'être faux-monnayeurs en poésie. Je leur répondrai poliment parce que c'est vraiment trop facile de dire aux gens qu'on les emmerde.

Non ! Nous ne sommes pas des Rodrigue et nos ballons d'essai éclaboussent plus souvent le plafond que les cœurs. Nous écrivons des poèmes parce que c'est depuis longtemps pour nous une nécessité physiologique : une faim terrible.

Il y a aussi les jours de jeûne. Pour moi, j'écris un poème quand le cœur me démange. Ne pas se forcer ni s'efforcer. Etre soi, avec tous ses vices. C'est la vertu majeure.

Si vous demandez encore pourquoi nous étalons ainsi nos plaies — dans les revues ou dans les livres — je vous répèterai : nécessité pour nous. Nécessité de débarrasser la petite « bête humaine » qui bat sous le sein gauche de toutes ses scories, de toutes ses larmes. Après cela nous pouvons nous mettre en quête de nouvelles nourritures : la vie a des champs assez vastes.

Quant à ceux que ces déchets intéressent, qui fouillent les intestins du poète avec une joie malsaine, libre à eux. Je n'attends jamais rien d'un lecteur. Qu'il n'attende rien de moi. Mes larmes ne sont pas à vendre, ma joie non plus.

« Pour renseignements complémentaires », voici ce que me disait un jour Michel Manoll : « Tu écris des poèmes et il y a des filles plein la rue. » Sur le moment je pris ça pour une boutade. On connaît le tempérament de chacun (dans le sens de Mlle X. a du tempérament). Et puis j'ai compris ce que tu voulais dire par là, Michel. Tu me reprochais une poésie de confection et de commande alors que la vraie, la poésie de « pleine poitrine » était à la porte, j'ai bien compris ! Et je suis descendu dans la rue — pour les filles.

C'est notre gloire à nous, les amis de Rochefort.

Enfin sans vouloir vous convaincre, voici quelques notes écrites pour mon Usage Interne :

J'aimerais assez cette critique de la Poésie : « La Poésie est inutile comme la pluie ».

Ecrire un poème c'est se faire une saignée, c'est donc souffrir sur le moment, mais quel sentiment de bien-être et de force par la suite.

Tout ce qui est situé dans la vie est poétique, c'est l'œil du poète qui en donne une photographie juste, prise sous un angle qui lui est propre et qu'aucun autre ne peut atteindre. Parfois un homme très habile s'abaisse à retoucher cette photographie. Celui qui use ainsi du truquage, de la déformation volontaire n'est pas un poète : c'est un artiste.

Un poète doit toujours avoir le dernier mot.

Un poème ne doit jamais soulever quelques lambeaux de tendresse mais crocheter le cœur et tout emporter.

Le faux-poète ne manque jamais l'occasion de plaire, de se plaire et de se plaindre. Mais quelle réserve chez celui qui sait.

Il y a la poésie du trapèze et celle des claquettes, la poésie des champs de foire et celle des champs de courses. Le local n'influe pas l'œil : c'est le sujet et non l'objet qui accomplit le miracle poétique ; c'est celui qui perçoit et non celui qui irradie.

L'œil intérieur du poète est brillant comme celui du chat. Il voit les rayons noirs qui soulèvent la nuit.

Il y a aussi des jésuites en poésie. Il suffirait d'un Boileau dans ce siècle pour leur redonner sur le champ tous leurs « biens confisqués ».

Certaines œuvres d'Art n'ont cours qu'entre un ponctum maximum et un ponctum remotum, le même pour tous. C'est là qu'on les observe. Ce qui est grand se passe de repères.

Le poète donne un nom à ce qui n'a pas de nom : c'est un créateur.

Je ne trouve dans aucune littérature d'exemple de poète plus raisonnable que Rimbaud, qui à 20 ans, de peur de tout compromettre, ferme la porte et brouille les clés.

Le poème est une confrontation de l'homme avec lui-même.

Un poète « se met dans ses meubles » et n'en sort plus, c'est l'usage.

Le poète n'est responsable que devant Dieu, le romancier est justiciable devant les hommes. L'un n'engage que ses propres vertus, l'autre celles de ses semblables.

Un « Art Poétique » est comme ces livres de cuisine où est inscrit le secret des ragoûts : la recette est alléchante, le plat lui-même l'est beaucoup moins.

 

 

 

 


 

Porte d'écume, par René Guy Cadou

Les cahiers de l’Ecole de Rochefort, mai 1941

 


 

Le chemin tourne à la croix et c'est elle. On l'entend qui monte et qui descend derrière les sapins, parmi les chardons et les herbes. Une baigneuse ouvre la plage avec la clé blanche de son corps.

On ne passe devant cette porte sans entrer : mains gauches du désespoir, signes inachevés, au-revoir balancés d'un bras que rien n'arrête et cet homme dévoré par le sel et l'amour.

Les uns ont rapporté la nuit dans leurs filets, visages bariolés de vents et de goémons, d'autres tentent le démon dans leurs voiles. Les étoiles tombent.

Je porte lentement une pipe fraîche à mes lèvres.

D'ici le village tiendrait tout entier dans la main. On voit des hommes noirs qui traversent le champ, la charrette inutile comme un tas d'ossements et le cheval qui rit en caressant le ciel, l'envol princier des vignes, l'oiseau qui ne peut plus monter et se résigne et la meule encore chaude où tourne le printemps. Toutes les ombres sur la terre. Celle qui quitte la maison en emportant le feu.

Je ne sais pas dire mieux : les nuages de farine, le verre qui tinte au loin dans les basses cuisines, l'averse de lumière qui tombe sur les toits.

Rien de sérieux !

Mais la mer ! Grande peau étalée aux bords des précipices ! Incendie permanent ! Bien-aimée cicatrice ! O Toi !

Tu t'endors aujourd'hui sous l'étendard des mouettes avec tes phares et l'odeur des goudrons. Mille mains prisonnières meurent dans tes cordages.

Demain tout sera changé. Un vent venu de loin te roulera dans les pierres, allumera des flammes sur ton front et mêlera ton sang aux muscles de la terre.

Tu seras un grand fauve abandonné à sa faim, un grand déchirement de toi-même. Alors je ne te connaîtrai plus.

Je veux ignorer de toi les raisons de ta haine, tes retours et tes cris. Entends rire les matelots et sois belle ! Belle avec le soleil éclatant sur tes seins, belle avec tes dents, belle avec tes larmes, belle avec le duvet qui fleurit sur tes reins !

Ainsi j'aurai parlé. Et elle est devenue l'étang calme où descendent les visages tourmentés de la soif, puis tour à tour la treille et le refrain des guêpes. Déjà son nom bleuté apprivoise les ailes. Sur le sable elle efface la somme de mes pas.

Une petite flaque, douce comme l’œil, pleine de voilures et de mâts, loin du port, c'est ainsi qu'il la découvrit un jour, dans les couleurs fanées d'une carte postale.

Il est dans la montagne depuis dix ans avec ses chèvres, la cloche du pays emprisonne ses poumons. Villages de Corrèze avec leurs marronniers, avec leurs eaux peureuses où la truite surveille l'ombre d'une noisette et le moulin fragile qui bourdonne là-bas.

Il n'a connu que la bonté des bêtes. Son cœur n'a pas chanté sous sa toge de pâtre.

« Edelweiss, dit-il, fée du glacier, clé-fleur du grand royaume, ouvre-moi la tunique des neiges que j'y réchauffe ma poitrine. Que je coule avec elles dans le lit des vallées. Que je sois une force aventureuse et non plus cette petite cendre. Les oiseaux sont morts cet hiver. »

Sa tête est écrasée sous la lampe. 11 mâche avec lenteur le pain et le fromage comme si tous les sentiers descendaient dans sa gorge. C'est le goût du grand air. Puis dans ses doigts durcis il fait la cigarette : un ruban merveilleux flotte sous l'abat-jour.

Plus loin la nuit s'allume et les toits se referment, la lune a fait son nid sur la plus haute tour, un train file vers l'est.

Pourra-t-il se lever, déraciner la porte ? Il est trop faible encore. Rien ne peut le sauver.
Il rêve :

« On marche dans un tunnel pendant des jours. Noir! Pas même le petit signe à la fin du convoi. Il faut faire vite : le sang n'est pas renouvelé, des monstres enfantins se partagent la peau. Beaucoup meurent en route.

La lumière vient d'un seul coup. Elle tombe des arbres et des épaules-reines. Et l'homme est à son tour tout un rayonnement. Vies larges océanes ! Soleil par les fenêtres ! Le corps est promené à travers les courants, les bras enrubannés soulèvent les visages.
Il fait bon vivre à la pointe des vagues dans les fanfares étincelantes du matin ».

Les fleurs s'éteignent.

Il rêve. La mer qui passe là est sillonnée d'éclairs.

L'horloge continue toute seule en silence. Il est descendu dans le chaud du sommeil, sa bouche garde encore les plis de son sourire.

Le lendemain tout est nouveau sur sa montagne, il ne reconnaît plus ses hardes et ses chants, l'air lui manque en forçant les passes du ciel bleu.

Où sont restés ses yeux ?

Regarde sur la table : ils sont là. Et son cœur est noyé dans le sable. Tu vois bien que la mer est montée jusque-là.

Peu importe les pentes où saignent les herbages, peu importe la chèvre où danse le petit : il faut partir.

Alors il est parti.

La gare entre les peupliers, le dernier salut au village et le sac de cuir noir dans le porte-bagages, la tête à la portière sans conviction. On fait des grâces à ce qui est passé mais la vie reste à conquérir. La pluie sur le toit du wagon.

Ah ! Il y en a eu des kilomètres, des casquettes dorées, des sifflets, des fumées. Et puis la maison blanche sur la côte, les beaux gestes du sémaphore, la fille qui portait le flot dans son panier.

Et la mer l'attendait derrière ses marées.

Amour à épisodes. D'abord il est rouge devant elle comme un qui a beaucoup pleuré ou un timide. Puis de la dune il fait des signes et toute cette chair qui va lui porte au cœur.

Quand les vagues vont repartir il sera là. Et la mer le roulera dans ses draps comme une épave.

Un matin, sur le coup de neuf heures, du soleil plein les places, il s'est levé avec son idée. Il a pris une belle chemise ouverte, faite pour sa poitrine, un pantalon pareil à ceux des matelots, et pieds nus, ça a été vite fait de descendre les rampes de la corniche.

Il est sur le rivage et l'on entend son souffle aussi noir qu'un torrent. La terre se retire. Sa main écarte encore un pâle souvenir. La roue tourne à nouveau : enfin c'est le moment.

11 y a une mouette dans le ciel.

L'homme avance à pas lents et on dirait qu'il parle.

« Algues, dlt-il, délivrez-moi des hivers et des mains qui me brûlent. Collez-vous à mon front comme un pansement frais ».

Il marche dans le flot et des vagues déjà caressent ses genoux, quelques ressacs plus forts défoncent sa poitrine.
Maintenant, il a autour du cou un grand collier d'eau claire. Et la mer le couronne.
Sa bouche, avidement, mord un bouquet amer.

Tout son corps est passé sous la porte d'écume.

Pierre à filleul

Il habita longtemps sa petite maison gauloise harnachée de roseaux, bien retranchée derrière l'odeur des pipes et des feuilles mortes. Une main mystérieuse avait soufflé la lumière tout autour : c'est au fond de l'homme que brûlait très tard la lampe.

Lui, je l'ai connu, comme on peut connaître ceux qui prennent notre pas dans la rue — ceux qui boitent quand nous boitons — et retrouvent au détour leur pas libre de fauve. Homme-buisson vivant avec deux trous bleus dans la tête : Pierre à filleul.

Pierre à filleul, filleul de Pierre, un Pierre dont les plus vieux savaient l'histoire par cœur. Il montait quelquefois au village chercher ses « âmes » comme il disait : la poudre et le tabac. N'ayant jamais d'argent il payait avec des lièvres. On ne savait de lui que son nom et son sourire ; il parlait peu, ne buvait pas. A cause de cela les femmes ne l'aimaient guère, à cause de ceci les hommes ne l'aimaient pas.

Un jour il disparut. C'était avant la guerre.

Le 15 mai 1940 le village de B. s'épanouissait sous les bombes. Le dépôt de munitions ne sauta pas cette fois mais le jeune Claude, une chair de sept ans, fut trouvé au bas des marches de l'église avec une belle fleur d'obus dans la bouche. Il était mort sur le coup.

Trois jours après, le troupeau de fermes accroupi sous les arbres de la Chesnaie dansait dans les flammes : le dépôt avait sauté. On enterra Morin et ses filles, le Gaston des Domaines venu là pour des noces et quelques-uns de chez Marboeuf. Le curé prit sa belle voix toute habillée de larmes, on entendit le moulin à prières derrière les lauriers. Et puis on s'apprêta à oublier.

11 y eut toujours les grillons dans les herbes.

Le 3 juin, tout au plein de la nuit, alors qu'il n'y avait plus une seule cartouche à B., alors qu'il ne restait plus d'uniformes que dans les souvenirs commença l'agonie du village. Ce fut d'abord un long râle comme celui d'une bête en amour. Et l'aube se dressa sur les pierres noircies et chaudes dans ses pauvres ailes fripées. A une lieue même du bourg les solides épaules de la ferme du Léauté avaient touché la terre.

Le lendemain et les jours à suivre, il y eût les coups de téléphone de la Préfecture, les papiers discrets des journaux, mille questions et mille reproches au centre de défense passive le plus proche. C'était une incompréhension totale de cet inutile acharnement. Déjà aussi comme une trop visible soumission.

On gravit quelques marches et c'est un long couloir avec des colonnes. On s'attend à voir une piscine au milieu comme chez l'antique. La voix roulerait sur les dalles comme un tonnerre si l'on ne parlait derrière ses mains. Les portes s'ouvrent dans l'ouate, les pas glissent avec leurs ombres. Une femme vient de traverser le silence et sa belle robe blanche — une blouse peut-être — transporte avec elle les paysages bleus de l'éther. Elle s'arrête devant un numéro : le 7 : le nouveau nom d'un homme.

C'est à Oloron-Sainte-Marie, à la Maison Pommé, un hôpital militaire dans la neige et les fleurs.

Les blessés sont encore sur la montagne avec leurs grands yeux d'enfants jamais las. Le pic d'Anie c'est aussi la santé, la chanson du retour. Anie, la fille de l'air !

Toute la vie est resserrée entre ces vingt poitrines, amie dûment conquise.

Aujourd'hui le jeune major qui fume dans sa pipe des forêts tout entières a pris son air des jours de pluie. Depuis l'aube un mort-vivant hante tout l'hôpital : un aviateur ennemi que des ailes trop lourdes ont laissé sur les rocs du Gave. Etat désespéré. Mais voilà que dans la chambre 7 l'homme a parlé. Et l'homme a parlé le français le plus clair. D'ailleurs qui ne reconnaîtrait au grain de son visage le hâle léger de l'air de France ? Et ceux qui étaient là ont écouté en disant : « Chloroforme ». Et tous ont ajouté : « Qui est cet homme ? » Et l'homme a répondu :

-           « Bonjour les hommes, je sors d'enfer. Mon beau nom voyageur ne dirait rien à personne. Je suis celui qui passe avec le vent et qui dit : me voici.
Mon sang accordez-moi un quart d'heure pour tout dire !
—        «J'ai eu un père, Messieurs. Il fêtait ses trente ans quand il prit un fusil au temps de l'autre guerre. Il aimait son enfant quand il prit un fusil. Deux mois passèrent : il déserta. Ma mère reçut une lettre de lui et ce fut tout. Bien des semaines plus tard nous sûmes la vérité : Père s'était réfugié chez son oncle au village de B. Quelques lettres anonymes avaient suffi pour le remettre entre les mains des autorités militaires. Le jour des morts on le fusilla. J'ai vu contre le mur de l'école une belle touffe de myosotis où son sang s'est caillé. L'année suivante on sortit les plus beaux lins de l'armoire. C'était pour ma mère. Je portais fièrement mes onze ans.

J'ai grandi dans la douleur et dans la haine. Peu importe comment : ma vie n'est pas un roman.

Et puis j'allai vivre là- bas, d'abord chez l'oncle Pierre qui était un peu mon parrain. Mon sang coulait avec plus de chaleur en moi.

Tout allait bien. On m'ignorait au village. Pierre mourut et je devins Pierre à filleul, un drôle d'homme tout dans ses yeux, mauvais braconnier sans doute. On n'aimait pas me trouver tout seul sur la grand ‘route sans trop savoir pourquoi.
J'ai vécu pendant tout ce temps-là. J'ai bien travaillé pour moi pendant tout ce temps-là. Je me suis fait une vengeance qui tenait bien dans ma main, une vengeance de poids. Je me suis donné à l'ennemi. Non, pas vendu ! Donné. Puisque mon pays n'a pas voulu la liberté de mon père, puisqu'il n'a voulu de cet homme que la vie à quoi bon lui apporter la mienne : Ma liberté.

On me chargea de relever des plans dans la région de B. Ce fut facile. L'argent aurait pu me perdre, me trahir aux yeux de mes voisins. Mais tout est allé au fond de l'étang derrière la cure. Je n'ai pas travaillé pour l'ennemi, mais pour mon plaisir, comprenez-vous, pour mon plaisir, pour ma joie. Et j'en ai eu de la joie!

Enfin la guerre !

Je passe à temps la frontière. Huit mois me suffisent pour devenir pilote. Oh ! Je l'ai travaillé mon métier I

Maintenant : attendre l'occasion.

Et tout se passe le 3 juin. Quinze jours plus tôt, j'avais bien accompli la mission de mes chefs, j'avais aussi failli à la mienne. Mais, ce soir, ayant retenu à terre mon camarade de vol, après avoir échappé au signalement des D. C. A. je suis là et je tiens B. sous mes griffes. Enfin !

Tout le sang de mon père qui retombe sur leurs têtes. Chères bombes !

Désormais, je suis l'homme qui n'appartient à personne. Quitte envers mon pays, quitte envers ma haine : ma vie peut commencer. Je gagnais Barcelone quand vous m'avez trouvé. Mais il est un peu tard : mon sang touche à sa fin. »

Lentement la tête est retombée sur l'oreiller. Une longue mèche de cheveux dévore la moitié du visage. Et l'homme porte une main à sa gorge pour étancher sa soif. Et il fait miroiter ses doigts devant ses yeux, comme un ruisseau, pour étancher sa soif. Ses yeux chavirent, son cœur aussi chavire. L'autre main tient les draps : s'il allait s'échapper.
Quelque part on entend la cloche d'un village, la voiture d'un laitier qui redescend la rue, le bruit familier des mansardes.

Pierre à filleul ramène le coin de sa lèvre au bord de son oreille pour un hideux sourire.

Il est déjà loin dans la mort.

 

 

 


 

Préface à "Voiliers de l'Espace" à propos de "Sang Figé" de Paul Saintaux

Voiliers de l’Espace, 1940

 


 

La poésie est en danger. Et je dis cela avec douleur. Hélas ! Max Jacob le sait aussi quand il m'écrit : « Il faudrait mettre du plomb dans la poésie pour qu'elle compte. » Comme c'est vrai ! Du plomb dans sa tête et les poètes s'obstinent à lui mettre du plomb dans l'aile.

J'ai le sentiment pénible que de plus en plus la poésie devient artificielle, malsaine et artisanale. Elle est beaucoup plus un moyen de propagande, de faire savoir — et savoir quoi, mon Dieu ! — qu'une nécessité physique ou physiologique.

Le poète qui naît est condamné à mort dès l'aube. Il faudrait un grand pouvoir miraculeux pour doubler le cap. Il ne suffit pas de naître avec la poésie pour être un poète. C'est même inutile. Combien naissent avec deux bras et ne sont que des larves ! 11 faut vivre avec Elle et pour Elle. II faut être seul pour être grand, mais où est l'obstacle - c'est qu'il faut déjà être grand pour être seul.

Pourtant, je connais des poètes et Paul Saintaux est de la bande, brave sans-culotte de la poésie parmi les muscadins et les cuistres.

Paul Saintaux a un bel avantage sur tous : il est sincère. Et rien n'est grand comme la sincérité. Cette sincérité je l'ai aimée dans Sang figé que Saintaux m'envoyait tout au début de la mobilisation alors que le sang des hommes coulait déjà. Mais quel mouvement dans ce sang figé ! Quel sur-place angoissant et fragile ! On sent dès les premiers poèmes que le poète a le sens lourd et proche de l'orage, du choc, de la mort. Paul Saintaux est un pessimiste, pessimiste avec courage, sans haine et qui n'attend de l'avenir que ce qu'il pourra bien lui dérober. Mon ami ne compte que sur lui-même pour se sauver. Heureusement, je lui sais bon pied, bon œil et un cœur d'or.

Je ne connais pas les poèmes réunis aujourd'hui dans Voiliers de l'espace. Je sais d'avance qu'ils ne me décevront pas. Paul Saintaux est un fidèle.

La Piaudière, 15 février 1940.

 

 

 

 


Présence de Max Jacob, par René-Guy Cadou

Résurrection N°9-10 Liberté, 1944

 


 

C'est vers les dix heures du soir, le 20 mars, juste au moment du printemps, alors que j'étais entré dans un petit bistrot des bords de Loire par ennui, que j'ai appris l'affreuse nouvelle. Quelques lignes anonymes dans un quotidien de province et c'est tout. Depuis le 5, celui qui portait ses mains bien en avant de la vie n'était plus. Je me disais aussi que ce n'était pas naturel, que la terre faisait trop de bruit en cette fin de saison et qu'elle devait avoir quelque chose de terrible à cacher. C'était donc cela : la mort de Max.

Il était cette épaule ronde dans la chambre, cet accoudoir de la douleur et comme la première marche du ciel clair. Je le revois dans la forge stellaire de Saint-Benoît-sur-Loire, avec son tablier de velours élevant dans les vitres les hautes flammes du couchant, devant la table, remuant les braises et les godets, et les mots qu'il rendait en soleil à la terre. Je l'entends rire et dire qu'il n'est au monde que la main, que l'homme est fait pour apporter à l'homme sa récompense, que l'amitié est notre bien le plus cher après Dieu.

Depuis longtemps il vivait là, le bon larron, descendu de la croix pour y monter encore. Et toujours ce sourire qui ajoutait au remords de l'avoir crucifié.

C'était un proche parent du Seigneur, et l'on raconte que Marie le protégeait en secret. Toutes les fautes lui étaient pardonnées parce qu'il savait retrouver dans l'aube la première place des genoux, prier comme le font les enfants et les saints. C'était lui au Sacré-Cœur, à Germigny, à Saint-Benoît, très tôt, malgré le gel, dans le coin le plus sombre et pour cela le plus rayonnant de l'église. Un jour, en rentrant de la Bibliothèque Nationale, il avait rencontré Christ et l'avait emmené chez lui. Depuis ils ne s'étaient plus quittés.

La poésie se balançait entre deux cigarettes jamais consumées à tous les étages de cette vie faite de renoncements et d'abandons successifs. Elle était cette muse un peu gauche, un peu fardée, un peu putain en somme, mais plus par naïveté que par vice. Je pense à l'œuvre burlesque de Frère Matorel engloutie sous les décombres de l'entrepôt Voltaire, aux extases de Tartuffe, aux Chants Bretons de Morven et surtout au diabolique « Cornet à Dés » qui reste une des prestigieuses réussites de ce siècle.

« Croient-ils donc qu'on ait des truffes dans le cœur ? »

Ah ! Cher grand Max, qui le croirait quand ton sang ruisselle sur la page et y dessine le décourageant profil de la beauté?

Max savait peindre. Dans son « Cabinet Noir », ce Barbe-Bleue exécutait avec une singulière ironie les portraits de famille en s'amusant des conseils de la veuve Gagelin et de Monsieur Cygne-Dur. Bien plus, il aimait évoquer dans ses veilles les douces Léonore du rêve, figures baignées de larmes et de brouillards, amis perdus, Arlequins tristes sous les branches. Je me souviens de sa chambre toute parcourue de bêtes étranges moitié arbres, moitié chevaux, de ces danseuses aux pieds de rosée qui voisinaient avec des Christs comme la légèreté voisina si souvent avec les grandes méditations dans cette vie.

Max Jacob aurait eu 68 ans le 11     juillet prochain. Il était né dans un Quimper de fleurs fraîches et de petits boutiquiers. Paris le hissa jusqu'au sommet de la rue Ravignan et de la gloire. Paris l'a repris. Entre-temps il fut, à Saint-Benoît-sur-Loire, cette ombre titubante toujours en quête de son destin, cheval de fiacre monté par un jockey masqué; ange au ciel et démon sur terre, et toujours, un peu plus dans le cœur des amis.

 

 

 


Un hommage à la poésie, par René Guy Cadou

Nantes, Editions du fleuve, 1946

 


 

Aux environs de l'année 1914, un gentilhomme polonais Wilhelm Apollinarie de Kostrowitski, devenu par la force de son amour poète français, et l'un des plus grands, saluait ainsi la poésie : « Poésie, le plus beaux des Arts ». Et cet homme, cet Apollinaire dont le destin allait se lier si douloureusement, si victorieusement aussi à celui de la France, apportait à l'appui de son salut une œuvre dont le moins qu'on puisse dire est bien qu'elle devait transfigurer la poésie elle-même.

Profitant des découvertes d'un Baudelaire et d'un Rimbaud, de l'exemple du Pauvre Lélian et de l'austère professeur Mallarmé, rejoignant Villon par-dessus les siècles, Guillaume Apollinaire ouvrait les fenêtres toutes grandes à l'esprit, donnait à tout un nom nouveau, et s'appuyant sur son amour, ne se proposait rien d'autre que de recréer le monde. Le temps était venu de la « Raison ardente ».

Œuvrant aux côtés d'Apollinaire, parfois même le précédant, un autre poète devait contribuer largement à la diffusion de la nouvelle Vérité.
Max Jacob, notre grand Max — comment ne pas écrire ces trois mots sans pleurer — Max au sommet de la rue Ravignan, Max à genoux dans la crypte de Saint-Benoit sur-Loire, Max assassiné, eût mieux peut-être qu'aucun autre donner à la poésie toutes ses chances.

Personne n'a oublié le bruit énorme que fit son « Cornet à Dés » quand il le retourna sur la table où depuis si longtemps
les parts de la poésie étaient sévèrement mesurées. Aidé par une fraîcheur de sentiments, un don de plaire et de surprendre, un peu irritant parfois, le poète a désormais le privilège d'être de plain-pied avec le divin. Relisez les « Chants Breton » de Morven le Gaélique, ce Morven que Max Jacob sut être avec une si absolue candeur, une telle foi, et prenez connaissance de cette lettre datée d'octobre 1939 où il m'est dit :

« Le style n'est que la forme de ce qui a été longuement porté, fortement conçu.

Penses-y. La différence entre la romance de la rue et le poème le plus raffiné (s'il est ému) n'est que dans le style ou les surprises.

La force du folklore, par exemple, est dans la surprise que la candeur nous occasionne et d'autre part dans le fait du style humain qui l'a porté au travers des siècles ».

Et comme si ce n'était pas suffisant du témoignage de cet homme, de cette vie toute entière offerte, d'autres poètes, d'autres hommes aussi, loin des écoles et des sanies de ce monde, le doux Francis Jammes, en son ermitage d’Hasparenn, Paul Fort prince des poètes, Claudel ambassadeur du Ciel et de la Pensée, Supervielle et Jouve, Fargue et Cocteau, tant d'autres, s’entendirent isolément pour découvrir dans la langue française les éléments les plus riches en beauté. L'un retrouva les sources et les bêtes de lait, un autre la tapisserie des campagnes et des villes de France, un troisième la grande voix des orgues et le plain-chant. El chacun fit tant pour la poésie que la poésie fut partout, et il fut enfin donné à l'homme de s'émouvoir et de comprendre.

« Poésie le plus beau des Arts »! C'est à vous, que je pense Pierre Reverdy, aux durs travaux que vous accomplissez dans la mine sous les coups de pic sourds et les grisous. Et parce que vous êtes là, la poésie jaillit, artésienne ; elle ruisselle sur les toits des collines jusqu'à la mer, et sur la mer, battant pavillon bleu, elle est dévorée par le sel des étoiles.

Si la poésie devait disparaître un jour, il faudrait la réinventer. C'est alors qu'on ferait appel à vous Pierre Reverdy, à vous aussi Paul Eluard, gardien der biches et des saisons, familier de tous les miracles. Rien ne serait plus vrai sur terre que ce que vous auriez bien voulu qui fut : ces femmes aux pieds de rosée, ces fleurs, ces courtes fumées qui montent, ces miroirs qui de font visage ou paysage.

Mais je ne vous parle ici que des poètes, lorsque la poésie même est en jeu. La critique, qui s'autorise des classifications, a groupé sous l'étiquette peu compromettante « Jeune Poésie » diverses générations de poètes qui se sont succédées depuis quinze ans. Sand doute n'a-t-elle point eu tort, et on se doit de dire que tous ces poètes, si différents qu'ils puissent paraître de tempérament comme de style, semblent animés d'une même ferveur, d'un même souci de grandeur, et que par leur comportement ils méritent en vérité ce qualificatif de jeunes, jeunes comme le vent de mer.

La plupart des poètes, éloignés de Paris, des cafés littéraires et des salons de l'autre temps, se sont enfin avisés que la vie était une chose belle et simple et que la poésie pourrait à son tour devenir belle et simple pour peu qu'elle se rapprochât de la vie. Avant d'apprendre à écrire il a fallu apprendre a vivre, c'est-à-dire à souffrir et à aimer.

Tout récemment on a vu ce qu'un Aragon par exemple était capable de tirer de la souffrance de tout un peuple ; et combien à côté de celui-ci, préférant la mesure à l'effusion, au débordement lyrique — et n'en atteignant pas moins au sublime — combien, dis-je, ont été marqués par le sceau de la douleur.

Toutes ces heures de veille, ces heures de guet, ces heures d'angoisse auront-elles sonné en vain? Et le poète n'aura-il point droit en fin de compte à cette part de joie réservée aux élus?

Souvent le désespoir a cru pouvoir se tailler une place majeure dans notre âme, mais le désespoir des hommes de notre âge ne ressemble en rien au perpétuel désenchantement du romantique ; il est fait d'une inaptitude à saisir d'emblée toute l'étendue du problème, il n'est pas pour cela un renoncement. Oh non ! surtout pas un renoncement ! Et ils l'ont bien montré les poètes !

L'amour qui sublimise toute chose nous a porté. Dans cette solitude aérienne que nous nous sommes creée, non comme une tour d'ivoire mais comme un royaume sans frontière, il a été cette multitude vagabonde, cette parole du matin. Parce qu'il a suffi d'aimer tout est devenu possible et chacun, avec les moyens de son bord, a tenté de s'élever à la hauteur de son amour. Certes les résultats obtenus n'ont pas toujours été tels qu'on les espérait ; bien des œuvres, celles des surréalistes en particulier, ne valent que par la tentative qu'elles représentent. _Mais là où il y a eu miracle d'amour, il y a eu création. (Le geste de Véronique qui présuppose un miracle d'amour a trouvé sa récompense dans l'art). C'est pourquoi la poésie s'est mise à remuer dans le sens des feuilles ; c'est pourquoi participant également aux saisons de l'homme et à celles de la terre elle a pris un caractère éminemment végétal, un caractère de liberté unique.

Je prie ici ceux qui lui font grief d'être trop souvent une visite fermée, c'est-à-dire qui ne s'adresse qu'à un petit nombre, de considérer que le poète est seul en face du mystère, qu'il doit se défendre contre les forces noires qui soulèvent le monde et les appréhender. Ce ne sont jamais que les échos de la lutte qui parviennent aux oreilles du lecteur, et croit-il qu'au cours de cette lutte le poète a le loisir de s'inquièter des réactions de    l’ « arrière » ? Me permettra-t-il, ce lecteur, de lui citer, une fois encore, Max Jacob ?

« A l'école, quand un élève ne comprend pas, donne-t-on tort au professeur ou à l'élève? Pourquoi, lorsqu'il s'agit de poésie, le lecteur n'a-t-il jamais le tort de ne pas comprendre ? »

Les textes qui sont présentés dans cet ouvrage ont été choisis pour témoigner en faveur de la poésie. Ils ne prétendent en aucune façon fixer un tableau définitif des tendances actuelles de celles-ci. A côté de quelques grands noms de la littérature contemporaine, il s'en trouve de plus obscurs; certains même sont encore inconnus des lecteurs habituels de poésie : que l'amour s'en contente !

Que la poésie soit !

 

 

 


La peinture et Roger Toulouse

Cévennes, 12 juin 1948


 

Critiquer, c'est peser. Je ne juge pas, j'aime ou je rejette. Je demande à un livre de poèmes d'être contagieux, c'est-à-dire de me donner l'envie d'écrire. Roger Toulouse est contagieux et, plutôt que de saisir la plume, j'aimerais m'emparer maladroitement d'un pinceau pour l'expliquer.

Je pense à ces forçats de la peinture qui, dans le pandémonium des cavernes, épuisaient, au couteau la technique de leur art.

Mais peut-on parler de technique quand il s'agit de cette passion, de ce tumulte à la fois grandiose et malhabile qui pousse la main vers la surface lisse des journées ?

Tout ce qui s'attache à l'os rend Compte. De là le secret des dessins de Toulouse, cette ligne d'âme qui délimite et grandit son objet. La beauté des arbres tient à l'hiver. Dès la première chute des feuilles ils            s’incarnent, s'appliquant à n'être plus une délicieuse surcharge comme en avril; ils font corps avec le gel qu'ils supportent et qui leur donne cette géographie lumineuse qui s'imprime comme lys dans l'épaule de la terre.

Peinture abstraite, diront les faibles devant une gouache de Toulouse c'est s'attacher bien davantage à l'apparence qu'à la présence.

Ce qui fait la force secrète de ce peintre ne tient pas particulièrement à une qualité plastique de sa peinture - encore qu'il faille s'interroger sur le destin poignant de la couleur – mais en ce qu’il est perpétuellement hanté.

Je n'entends point par hantise une figuration rétrospective du passé, ou immédiate du présent, mais une longue promenade dans l'avenir, un appel du pied qui proprement vous transporte, ne laisse plus à l'âme de repos.

Roger Toulouse est une longue patience, un long mal qui n'espère une légère amélioration que dans les siècles à venir. Pour une plaie légère, il se garde, au contraire de certains de ses contemporains, de toute intervention chirurgicale. Il détient le secret des herbes, des baumes, des riches couleurs qu’il fabrique. Et qu'on m'entende        il ne s'agit
point de récolter, entre les tarots et le marc de café, les secrets d'une diseuse de bonne peinture, mais d'Inventer, de penser.

Max Jacob, qui le premier sut découvrir Roger Toulouse, m'écrivait : « Refuse-toi à écrire des choses sans importance, c'est la plaie de la poésie actuelle... Qu'un poème repose sur une pensée, que cette pensée soit aussi éloignée que possible de la poésie; ainsi tu donneras du poids au poème tout en lui laissant les ailes les plus diaprées ». Et en pleine marge; en grosses capitales d'imprimerie : «INVENTE».

Ainsi pour la peinture. Et Toulouse le sait bien qui s'est toujours refusé à reproduire, ou plutôt à produire, ce qui ne lui était point dicté par une raison majeure et pour tout dire, en suspension, depuis des siècles, au fond de lui.

A côté de ce monde quotidien, dont nous avons de bonnes raisons de nous méfier, Roger Toulouse, inquiet pour nous, a su se créer, avec l’exigence qui caractérise ce tempérament foncièrement hauturier, un nouveau monde en proie à une impossible genèse qui le relance douloureusement sur ses claies, qui le rend Plus grand que lui-même.

 

 

 


Pour en revenir à Max Jacob, par René Guy Cadou

PAB, 1944

 


 

On n'a pas assez insisté, à mon gré, sur l'œuvre en tout point capitale de Max Jacob. Ce n'est pas lorsqu'on aura situé Max sur les tréteaux du Bateau Lavoir ou dans l'embrasure d'une petite fenêtre en ogive de Saint-Benoît-sur-Loire qu'on aura fait un pas en avant dans l'explication de son œuvre.

Max connaissait tout le monde : les princes, les jockeys, les concierges, les figurants au théâtre de Nantes, les petites bonnes dégourdies de Quimper, les sénateurs, les collégiens, les lords maires, les déménageurs. Max, est notre La Bruyère : peintre exaspérant d'une multitude sans cesse renouvelée, il a toutes les ficelles d'un grand quotidien du soir, mais aussi l'émotion contenue, la vérité des larmes, le sentiment poignant de cette misère qui l'habite et le vêt d'un lourd manteau d'étoiles.

Il dessinait comme on pose une main tiède sur la vitre recouverte des dents de loup du givre. Le gel le mordait durement. Il en tirait des conséquences sublimes. De cette main échaudée il faisait un éventail de foin, un bouquet raté. Il savait que toute beauté ne ressemble à rien, qu'elle assume sans choisir et ne répond de personne.

La poésie de Morven le Gaélique conservera toujours ce je ne sais quoi des filles qui ont fauté. Mais c'est aussi qu'elle va de l'avant vers la merveilleuse étable; au pas désaccordé de l'âne, innocente et tellement douloureuse, tellement certaine de cette bienheureuse nouvelle qu'elle apporte.

J'ai vu Max auprès d'un maigre feu en un hiver pareil à celui de 1929 dont il parle dans une Ballade aujourd'hui célèbre. Le poète soufflait dans ses doigts et la buée qui montait avait gardé cette forme aérienne que Max donnait à son rêve.

Je me souviens de ses lettres. Cette Madame de Sévigné en pantalon de velours et gros sabots écrivait à l'envers des propos qui auraient fait la fortune des gazettes, d'une sagesse suffisante à la gloire d'un homme.

Mais si Max abandonnait chaque jour le vieil homme - je veux dire l'homme d'autrefois          au guichet de la poste, son œuvre des dernières années, tant en poésie que dans l'art de la gouache, accusait une jeunesse de début du monde. Dieu lui lançait une balle qu'il renvoyait avec la grâce de cette enfant qui figurait avant-guerre sur les affiches du chocolat Menier.

Le vieux Morven allumait sa cigarette à quelque étoile du soir et se promenait pieds nus sur la plage, toujours en avance sur la marée. Ses coquillages ont l’ardeur tenace des oursins; ils témoignent d'un caractère, s'insinuent jusqu'au sang.

Max Jacob ne voit pas être pour nous un modèle mais un exemple. La montre en or de Filibutn est perdue pour ses héritiers, de même les admirables poèmes en prose du « Cornet à dés », s'ils nous émeuvent en tant que prestigieux instruments d'introspection, ne doivent point servir à notre connaissance.

La faune familière de Max, toute entière d'anges et de démons, dérange l'homme dans ses habitudes, fait crier au miracle. Quel miracle de patience, en effet, d'abnégation, de générosité dans cette œuvre !

Tu figures maintenant sur le registre des martyrs, ô Max! L'automobile, les hommes en vert, Orléans, Drancy, ô Cristalline : « J'ai donné toute ma vie à cette Passion »

Ta passion du Christ, qu'il ne convient pas de minimiser, qui était ta guimbarde d'azur promise aux merveilleuses randonnées, cette Passion inscrite en filigrane de tes derniers instants, n'était-ce point aussi, inavouée mais présente, cette fringale de Poésie qui devait te conduire, plus sûrement que les limiers de la Gestapo allemands jusque dans la chambrée des martyrs ?

Si tu demeures aujourd'hui, cher Max, dans le consistoire juif du cimetière d'Ivry, dans ce lopin terre réservé aux assassinés, tu te retrouves aussi, sous les galets du temps, dans la petite concession à perpétuité des Gauguin, des Van Gogh, des Nerval, des Shakespeare, ignoré des hommes, mais vivant comme lys dans le cœur des poètes.

 

 

 


Notes sur l’humour en poésie, par René Guy Cadou

Journal des poètes, N°6, juillet 1949


 

En 1919, Jules Supervielle intitulait son premier livre : « Poèmes de l'Humour triste ». Ce titre admirable est un pléonasme. Si je ne conçois pas de tristesse sans humour — à moins qu'il ne s'agisse d'un Vigny, le plus actuel de nos modernes avec Essénine et Lorca — il m'est bien difficile de séparer l'humour d'un certain élément de tristesse, absolument pas élégiaque, et qui est celle du grand Chaplin lorsqu'il affronte les monstres usuels de la quotidienneté.

Nos étudiants, avec la gentillesse un peu niaise qui les caractérise, viennent de découvrir Prévert, ce Géraldy des années quarante ; attribuant volontiers à celui-ci le monopole de l'humour, ils ont l'excuse de manuels indigents d'où les noms de Corbière et de Jules Laforgue sont à jamais bannis.

Max Jacob aimait à conter à ses amis l'histoire d'une dame qui, avisant sur la table du poète « Les Amours Jaunes » se décidait enfin à réclamer l'ouvrage.

Le lendemain, la dame revenait, rapportant le livre.

— Décidément, Monsieur Jacob, je n'aime pas la poésie.

Et Max ajoutait : « Que pensait-elle trouver là-dedans ? » Certainement pas ce que nous y cherchons en ces soirs de détresse humaine où un poème tel que « Le Bossu Bitor » réhabilite singulièrement l'esprit :

—        C'est gréé comme il faut : satin rose et dentelle ;
Ils ne trouvent jamais la mariée assez belle...
—        Du velours pour frotter à cru leur cuir tanné !
Et du fard, pour torcher leur baiser boucané
A leurs ceintures d'or, faut ceinture dorée !

Laforgue est mort à vingt-sept ans, écœuré par le monde bourgeois ; usant d'une métaphore à l'honneur dans le siècle on pourrait dire : assassiné par le monde bourgeois. Rien n'est plus vrai ! Qu'il s'agisse des « Complaintes » ou de « L'Imitation de Notre-Dame de la Lune », Laforgue dresse ses vers… (incomplet)

 

 

 

 


Le VIème anniversaire de la mort de Max Jacob, par René Guy Cadou

République du Centre, 7 mars 1950

C'était jeudi dernier, le sixième anniversaire de la Mort au camp de Drancy du poète Max JACOB, le « pénitent de Saint-Benoît ». Dimanche, un groupe d'amis dont Marcel Jouhandeau ont célébré cet anniversaire. André Salmon qui eût aimé être là, était malade, empêché ainsi d'accomplir le pèlerinage qu'il se promettait de faire depuis deux ans. Un des jeunes amis, du poète, poète lui-même, René Guy Cadou nous adresse à l'occasion de cet anniversaire ce texte qui évoque la cérémonie du retour du corps de Max Jacob à Saint-Benoît l'an dernier. (Commentaire du Journal)

 


 

En automobile avec Louis Guilloux sur des routes de neige, à travers des villages récalcitrants. Le soleil brille comme un feu de bivouac et Guilloux songe à l'armée de la Loire, en 70. Des morceaux de charrettes comme des affûts de canon. Châteauneuf rejoint, c'est tout de suite Germigny. le petit jardin du presbytère, le bistrot qui vend des cartes postales et puis, la grande jetée du fleuve, la basilique de Saint-Benoit au loin, onze heures dans les rues désertes du village.

Une cloche triste, enveloppée de bure tinte longuement dans le ciel. Des autos sont arrêtées dans la neige et des groupes se forment autour de la basilique, tandis que débouche, là-bas, venant de la mairie un étrange cortège échappé d'une toile de Van Gogh ou du douanier Rousseau.

Il ferait bon s'asseoir près de la petite salamandre, dans la chambre de Max, sur la place.

Conduit par un capitaine Bordure, l'orphéon municipal, au pas accéléré d'un film de 1920, défile silencieusement suivi des pompiers et des notables.

Toute la gentry du village prend place dans les stalles de la basilique. Discrètement les amis se glissent entre les colonnes, s'agenouillent sur les bancs.

Soudain, comme un tonnerre d'applaudissements, la grande orgue fait chavirer l'église.

C'est ici que Max achéve son dernier numéro.

Avec un général, avec un évêque, avec un pompier. Avec un préfet en habit, avec une femme qui pleure. Avec un docteur travesti en moine. Avec des moines. Avec des amis. Et sous un drapeau tricolore. Qu'est-ce qu'on a fait de toi, o Max ?
—  « Mon père.
—        Appelez-moi mon général.
—        Mon général...
—        Je suis quelque chose de moins que générai.
—        Mon lieutenant-colonel.
—        Je ne suis plus lieutenant-colonel... qu'est-ce que vous lisiez là ?
—        Un manuel de graphologie.
—        L'essentiel, c'est d'être un soldat propre.
—        Oui, mon lieutenant-colonel...
—        Tu peux dire mon général, va, mon fils. »

Sur le cercueil, un coussin, sur le coussin, ta légion d'honneur.

« Le personnel de la sous-préfecture me serrait les mains avec émotion ainsi qu'à un autre juif présent. Je présentai ma carte de la Légion d'honneur pour qu'on y mette le cachet d'infamie. »

JUIF en rouge et non en jaune comme au moyen âge.

La dame dactylographe regimbe :

« Oh ! pas là-dessus ! vous n'avez pas une autre carte d'identité ? »

Ainsi, malgré des protestations encourageantes, elle considérait que le mot de juif comportait trop de déshonneur pour l'honneur de la Légion. J'insistai que précisément je voulais le cachet là-dessus. »

C'était à la fin d'octobre 1940.

Tu es là devant ton cénotaphe et tu écoutes d'un air très attendri ce que dit Mgr l'Evêque et le prône de l'abbé qui est un discours de distribution des prix. Tu ressembles étrangement à M. Jacques Jacob, ton frère. De temps en temps, un oiseau passe au-dessus de la basilique et la neige, à travers les vitraux, jette sur nous l'ombre bleue de ses ailes. Il y a aussi de grandes draperies noires qui tombent du plafond. Tu déjeunes avec nous dans la salle du bistrot Leclerc. Tes gouaches sont partout au mur. Soixante-dix couverts ! Tu ne croyais pas avoir tant d'amis. Et Picasso n'est point venu, ni Braque, ni Laurencin, ni Salmon, ni tant d'autres. Le docteur Durand a dit, comme cela gauchement, et toute la jeunesse a applaudi « qu'ils avaient dû glisser sur la neige ».

Nous sommes allés te prendre après le café. Il fallait bien qu'on t'enterrât !

Les moines, debout devant le narthex ont chanté de très belles choses que tu aurais aimées.

Et puis, à nouveau le générai, la femme en pleurs, le préfet. On marche sur la neige dans de petites rues désertes qui font songer à des villages du bord des mers.

Nous n'aurions jamais cru que c'était si loin, qu'on te menait, si loin de nous.

Ce sera difficile d'aller t'embrasser entre deux cars.

Tout le monde est en place autour du trou.. Le maitre des cérémonies a dit le faire-part annonçant ton retour. On n'attend plus que la voiture de la Radiodiffusion.

Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir leur raconter à tous ces gens ? Mais c'est le maire de Saint-Benoit qui parle et après lui le docteur Szygeti qui lit un discours de Cassou.

Enfin ils sont tous partis. Il n'est plus resté que Manoll, et Toulouse et Marguerite et moi dans la neige.

Max ou bien Jacques Jacob, s'est mis tout seul à la sortie du cimetière. Il leur a fait à tous, un sourire.

Ils sont partis contents.

Les croquemorts ont pris, leurs cordes. Ils ont envoyé Max dans la tombe. Maintenant ils ajustent les dalles.

Sur la route, il y a le corbillard du village et trois ou quatre enfants qui attendent.

Les enfants sont grimpés dans le corbillard, le corbillard s'en va ; nous aussi.

Les enfants rigolent.

Apollinaire, le copain de Max disait « Et maintenant, allez jouer mes enfants. »

C'est tout à fait cela.

 

 

 

 


La rencontre avec Max Jacob , par René Guy Cadou

La Gazette des Lettres, 4 mars 1950.

Saint-Benoit-sur-Loire, 18 février 1940.


 

La pluie tombait, quand j’arrivai ce soir-là à Saint-Benoit, une pluie grise de l'Ouest, à l'odeur de caban mouillé, de vieille caserne, comme sur l'Odet, quand Max habitait encore Quimper. Allais-je reconnaitre mon
Ami ?   A la lueur d'un méchant phare d'auto, sous un béret de garde-côte, je distinguai un petit homme à l'allure de bizarre charpentier de village, inquiet des mains, le nez surmonté d'un 1orgnen d’or, comme en portaient les notaires dans les romans de Balzac.

Max m'entraîne dans la cuisine à cuivres rouges du boucher-bistrot, me présente à toute la famille réunie auprès du pot-au-feu, coupe mon pain, parle pour moi, répond à mes interrogations muettes.

Mais tout à l'heure dans la petite chambre bohémienne, là-haut, sous les tentures de la nuit, tout à l'heure !

Nous montons en silence l'escalier de l'immeuble rose où il vit. Pas si doucement toutefois que Mme Persilllard n'entende.

« Bonsoir, monsieur Jacob ! Ah ! Monsieur ! Bonsoir ! ».
— « Bonsoir, madame ! ›

Max a refermé l'huis, avec cet à quoi bon quotidien des épaules qui signifie que la bêtise, l'ignorance et les vexations du monde ne peuvent plus rien contre lui.

Le Poète roule dans ses doigts une cigarette dérisoire, étrangement rafistolée aux deux bouts, qu'il coince comme un cure-dents à l'extrémité de ses lèvres.

« Je suis heureux, tu sais ! Il fait froid ici, il fait froid, mais je suis heureux »

Je me souviens  d'une grande armoire à ferrures béante sur un amas de livres et de gilet pendus ; d'autres livres sur la cheminée, plaquettes de jeunes poètes et ouvrages de vieux amis, que Filibuth ne se laisse pas dérober ; la table de travail sur deux tréteaux de blanchisseuse, avec son encre de Chine, ses mégots et ses poèmes inachevés.

— Est-ce que tu penses à Dieu ? Il n'y a pas de miracle sans Dieu. Et il y a eu un miracle pour toi… D'ailleurs, ajout Max, tu me liras demain tes poèmes.

Son portrait est là, à gauche de la porte, par Roger Toulouse.

— Ah ! Tu ne connais pas Roger Tous les gens bien connaissent Roger.

Admirable portrait ! il y a aussi les gouaches de Max que je ne connais pas, épinglées sur une vieille tapisserie qu’elles sublimisent singulièrement. J'ai vu dans les semaines précédentes des peintures et des dessins de Max, à Nantes, chez notre ami Julien Lanoë ; je ne savais pas que cela aussi c'était Max. Il y a un canard qui sèche sur des rallonges de la table, un canard comme j'ai un coq, ce soir d’anniversaire, sous les yeux, avec la patience et la ligne, la pensée incluse dans l’œil, le repos tourmenté de ses ailes

—        Tu vois ça ! Ce sont des centaures-verdures, moitié chevaux, moitié arbres. On perd son temps. Ici, c'est Le Gai Laboureur ; il y a deux versions, l'une française, l'autre russe. Voici la Troisième République. Mac-Mahon, ah ! Mac-Mahon ! Donne-moi du feu. A propos, tu m'excuseras, tu coucheras chez les Vaillant, des gens admirables, a-d-m-i-r-a-b-l-e-s ; les parents du lieutenant Vallant, tu sais, à qui est dédié L'Homme de chair.

Le lendemain, vers neuf heures, je retrouvai, chez le boucher Bourain, Max de retour de la basilique, où il avait servi la messe.

—        J'ai prié pour toi, René !
Mon Dieu, ayez pitié de René-Guy Cadou,
Qui ne sait pas que ses vers sont le meilleur de Vous ! 

Nous allâmes à la poste chercher les lettres, puis le journal, que nous portâmes sans le lire à un vieillard de l'hospice.

- Tu vois, c'est ici que je finirai mes  jours !
— Mes hommages, madame Persillard.
- Madame.
— Bonjour, Monsieur Jacob ! Monsieur !

Un envol de jupes noires.

— boirons-nous du café, madame Persillard
— Mais certainement, monsieur Jacob !
— C'est ainsi   dit Max en montrant l'escalier, c'est ainsi.

Vers deux heures, sous un soleil de mai - c'était en février — nous visitions la basilique.
Sous le narthex, un oiseau chanta.
La voie étroite, l'autel, la porte en bois dur de la crypte, nous seuls !      

— Mesdames, messieurs, je vous prie, n'oubliez pas le guide !

Ah ! Comment t'oublirai-je, cher Max ? J'avais seize ans, tu m'écrivais, comme à un frère.
J'ai de toi beaucoup de lettres, qui me font beaucoup pleurer. Tu me disais :

« J'écris tout le bien que je pense de toi à nos amis, mais quand je t'écris, permets-mot de t'engueuler. »

Depuis un an, Max est de retour à Saint-Benoit.
J'irai à pied s'il le faut.
Je t'apporterai du tabac, dis !

 

 

 

 


L’œuvre de Max Jacob, par René Guy Cadou

Les Cahiers du Nord N° 3 et 4 1950


 

Jacob débuta dans les Lettres en 1904 par un ouvrage intitulé « Le Roi Kaboul et le marmiton Gauvin » paru chez Ficard et Kahu, Les bons élèves de 1904 reçurent ce livre comme prix, parce que, à cette époque, les prix revenaient de droit aux enfants et non aux auteurs.

Pour être exact, c'est environ l'année 1900 que Max Jacob , commença de signer quelques articles de critique parus dans le Moniteur des Arts. Ces articles n'ont jamais été réunis et c'est dommage. Il serait curieux de connaitre l'opinion que se faisait alors sur la peinture et sur les peintres celui qui allait donner dans l'art du pastel puis de la gouache toute la mesure de son bizarre génie.

Max était né à Quimper, le 11 juillet 1876. Le père Jacob tenait boutique d'antiquaire. Les marins à la retraite; les ci-devant à demi ruinés passaient la porte, proposaient au bonhomme trésors et souvenirs contre des réalités pus immédiates sans doute, mais beaucoup moins nécessaires.

Maintenant que le martyre de Max Jacob a mis son nom dans toutes les mémoires, maintenant, comme dit Paul Claudel, de Verlaine, que le « vieil homme à la côte est parti », peut-être est-il temps de s’Interroger sur son œuvre et d'y chercher de nouvelles raisons de croire en la beauté éternelle.

« L'homme tout de même est si drôle avec sa jambe raide (Anatole France) qu’il l'a mis dans un roman. » Je cite toujours Claudel et ce poème que l'auteur des Cinq Grandes Odes fait figurer en tête de « Feuilles de Saints » .

André Salmon a mis lui aussi son ami Max dans un roman, Le roman s’appelle   « La Négresse du Sacré Cœur » et Max y traine la jambe, avec cette bonne volonté, des forçats qui donne à sa démarche quelque chose d’aérien.

Max Jacob est partout dans les souvenirs de Billy, de Carco, de Fernande Olivier, de Dorgelès, de Mac-Orlan, de Vlaminck., Robert Oulette a publié une vie de Max Jacob dans les fascicules de la N.R.F. voilà 15 ans. Ses jeunes amis lui ont consacré d'admirables livres, « Le Dernier Visage d, Max Jacob » par Béalu, « Max Jacob, l'homme qui faisait penser à Dieu » deJean Rousselot, « Dernière Rencontre avec Max Jacob » de Bélaval; Louis Envié annonce un « Dialogue avec Max Jacob » . Suffit, n’est-ce pas. De Quimper au Bateau-Lavoir, de la Rue Ravignan à Saint-Benoît en passant par Lariboisière et l’hôtel Nollet, Max fringant, Max à genoux, Max penché sur la table, et toujours l’échelle de Jacob.

De 1909 à 1912, Max Jacob publia chez Kahnweiler la série des « Matorel » que devait rééditer la NRF, en 1938. Et tout de suite cette trilogie fut une révélation.

Que s'était-il passé ? Entre le « Roi Kaboul »  et « Matorel »

Il y avait eu Dieu, le 22 septembre 1909, en fin d’après-midi, Dieu sur le mur de la chambre rue Ravignan, Cette apparition figure désormais dans « La Défense de Tartuffe », extases, remords, visions, prières, poèmes, méditations d’un juif converti, ouvrage paru en 1919, donc, dix ans plus tard.

« Je suis revenu de la Bibliothèque Nationale; j’ai déposé ma serviette; j’ai cherché mes pantoufles et quand j’ai relevé la tête, il y avait quelqu'un sur le mur, il y aval quelqu’un ; il y avait quelqu'un  sur la tapisserie: rouge. Ma chair est tombée par terre. J'ai été déshabillé par la foudre. Oh I impérissable seconde ! oh ! vérité ! vérité. ! vérité ! larmes de la vérité ! joie de la vérité ! inoubliable vérité ! Le Corps Céleste est sur le mur de la pauvre chambre ! »

Mais pas seulement Dieu ! Max Jacob a beaucoup lu durant ces dernières années « Fantômas », qu’il considère à la grande joie d’Apollinaire, comme le chef d’œuvre du XXème siècle et surtout Dante et Shakespeare, Voltaire et Jean
Jacques Rousseau – l’admirable Jean-Jacques des: Confessions, Chénier, Châteaubriand, les grands romantiques et les petits, les symbolistes et Jean Arthur le voyant.

Il annote ses lectures, Mallarmé, ce « guindé obscur », Rimbaud qui ne conduit qu’ « au désordre et à l'exaspération »; et j’extrais d'une correspondance personnelle cette exécution sommaire des deux maîtres de la langue Française: « Racine, ce séminariste qui aurait appris à écrire », Baudelaire, « ce vicieux protestant littérateur ». Sans doute faut-il faire la part de l'outrance et du paradoxe dans ces, jugements que Max se plaisait à répéter avec le sourire en-coin.
Mais qu'importe ! Matorel, qui n'est pas encore Matorel, un Matorel sans le savoir, en somme, étudie. Comme son cher Apollinaire, à la fin il est las de ce monde ancien. Les anthologies sont farcies de tous ces grands poèmes qui sentent « l'ail de basse cuisine ». Rien de moins anthologique que ce petit homme, aux cheveux rares déjà au visage mouvant comme les sables qui, après avoir été lauréat du concours général (section philosophie), élève à l'école coloniale, professeur de piano, su devenir, comme ça balayeur à Paris – France.
Aux grands mots, les grands remèdes ! Il y a autre chose dans « Saint –Matorel » qu'une volonté mystificatrice. On a traité l'auteur d' « Alcool », également de mystificateurs. C'est facile !

« Quand l'élève ne comprend pas, donne-t-on tort aux livres ou aux professeurs ? Pourquoi le public n'a-t-il jamais le tort de ne pas comprendre ? » Écrit Pierre Reverdy dans « self défense », et c'est un aphorisme que se plaît à citer Max. Oui pourquoi.
Loin de vouloir se jouer son lecteur, Max Jacob, dans les « Oeuvres mystiques et burlesques de frère Matorel », s'attache, non point tant à parodier qu'à démontrer les ressorts du « bel art ». Matorel, premier état de Max Jacob, découvrant la littérature, met à jour l'élément grotesque des écoles, s'attache à disqualifier le principe, dressant le « contre » meilleur contre le « pour », afin de sans doute d'avoir quelques raisons plus tard de se méfier de l'intelligence, de l'art et du contact.

Il est dommage que certains esprits avertis, et non des moindres aient jugé Max sur des pirouettes édictées mars destinées uniquement à dissimuler cette peur bleue, cette immense frousse de choir qui est le lot des clowns équilibristes. C'est pas le petit, l'admirable traducteur de Kierkegaard qui, préfaçant les « morceaux choisis » de Max Jacob, cite cette porte sublime du clown devant la glace dans le film des Marx Brothers intitulé « la soupe aux canards » ; quelle émotion quand on s'aperçoit à la fin (par des détails) que ce n'est pas une glace, que l'image qu'on voit de l'autre côté du cadre eSt celle d'un sosie (il tient son chapeau derrière le dos) !

Max Jacob se mire dans la glace à trois faces (classicisme, romantisme, symbolisme) du frère Matorel ; il s'accuse de fautes qu'il n'a point commises, afin d'avoir quelque chose à dire à confesse, le public considérant comme un péché mortel celui de non littérature.
Qu'on fasse donc de la littérature à rebours, ne serait-ce que pour s'en dégoûter soi-même. Le ridicule tue. L'ironie est une arme à double tranchant difficile à manier, armes prohibées à tenir entre chair et plaie.

« Les chants vraiment nationaux » qui figurent en tête des « pièces burlesques » ne nous permettent pas encore de deviner en Matorel ce singulier personnage qui devait porter la machine infernale sous le vieux break du passé. La parodie est encore trop proche de la vérité. Moquer Botrel ou Déroulède est à la portée de n'importe quel élève de rhétorique, mais parodier toute une école, dresser un « à la manière de » avant la lettre de toute une école et cela sans qu'on puisse désigner du doigt tel ou tel maître, c'est autrement fortiche, aurait dit Max. C'est ce qu'il fit.

« Rebec d’Altesse ! Oh ! Les déclins d'Armorial
Chétif, il grince. Art mort !
La nacre à plein verre, verse l’aile
Sur la tige ! Écoute le grêle dièse !
Lui que n'enivrent point les sites d'atonie
Susceptible, guillotine le rythme, il nie
Le génie !
Litige ! Par le sceptre métis ! L'écrit y sert.
Oh ! Music! Music! Qu’y faire ? »

Matorel devait pas parodier  à l'avance tous ses imitateurs. Cela nouveau ce courageux poème (il faudrait consacrer un livre entier au courage de Max) intitulé :
« Avenue du Maine

Les manèges déménagent.
Manèges, ménagerie, où ?… Et pour quels voyages ?
Moi qui suis en ménage
Depuis… À ! Y a bel âge !
De vous goûter, manèges
Je n'ai plus… Que n'ai-je ?
L'âge.
Les manèges déménagent.
Ménager manager
De l'avenue du Maine
Qui ton manège mène
Pour mener son manège !
Ménage ton manège
Manèges ton manège
Manèges ton ménage
Mets des ménagements
Au déménagement.
Les manèges déménagent.
Ah ! Vers quels mirages ?
Dites pour quels voyages
Les manèges déménagent. »

Croyez-moi ! Ce poème est bien autre chose qu'un exercice. Je sais ! Max prenait les mots comme des objets et les présentais successivement sous toutes leurs formes. Calembour ! Coq-à-l’âne ! Echolalie ! Contrepèterie ! Dites toujours ! Il y a là un homme sans défense qui se cherche des armes, il se les forge lui-même au feu du ridicule, afin d'en faire peut-être cette épée de Saint-Georges qui terrassera le dragon.

En 1917, Matorel, Saint Matorel, redevenu Max Jacob, et pour toujours, renversa sur le marbre d'un petit imprimeur de province tout le contenu d'un « Cornet à Dés ».

Ce « Cornet à Dés » se présentait avec sa préface qui est au poème en prose ce que la « Préface de Cromwell » est au drame romantique.
Max Jacob y écrit notamment :
« Pourquoi vouloir donner du style en littérature une autre définition que celle qu'il a dans les différents arts ? Le style eSt la volonté de s'extérioriser par des moyens choisis. »

Les poèmes en prose de Max Jacob sont un monde dans le sens où le jeune homme dégourdi s'exclame : « Ah ! C'est un monde ! » On a dit : « c'est un genre ! » Non ! C'est un monde, fermé, mais du dedans, excessivement logé dans l'absurde, plus vrai que le réel, plus réel que le vrai, sans doute :
« En descendant la rue de Rennes, je mordais dans mon pain avec tant d'émotions, il me semble que c'était mon cœur que je déchirais. »
 « Au pied du lit, l'armoire à glace, c'est la guillotine, on y voit nos deux têtes pécheresses. »
Par sa façon de présenter le mot, exactement comme un dé, sur toutes ses faces et dans son volume (choses bien nouvelles alors), Max Jacob, ainsi que le fait très justement remarquer Carco, se rattachait au cubisme. Mais il a aussi, dans le « Cornet à Dés ».
tout un côté Jules Renard du journal, l'humilité en plus. Même volonté de détruire ou tout au moins de réduire l'émotion par l'ironie.
« Il y a un plaisir physique, écrivait en 1928 ? Jean Cassou, à manier un petit livre tel que le « Cornet à Dés », comme on caresserait la crosse d'un revolver. »
C'est dans la préface à ce livre, dans « l'Art Poétique », dans ses « Conseils à un Jeune Poète », ouvrage posthume, et surtout dans les lettres qu'il adressait à ses jeunes amis, qu'il faut chercher le secret de cette prestigieuse réussite. Voici ce que Max Jacob écrivait en 1939 :
« Tout ce qui est constatation, description est anti poétique, fut-ce une description lyrique, épique, apocalyptique. Pour avoir méconnu cette vérité les 90 % des modernes sont caducs. Le langage du poème et le langage ému de la mère à l'enfant, etc.… Le reste est prose. »
Et encore :
« oui ! 1000 fois oui ! La poésie est un cri mais c'est un cri habillé. Celui de mes poèmes qui a eu le plus de succès est la « Ballade de la Visite Nocturne » pourquoi ? Parce que le sentiment qui l’ anime est un sentiment qui a été énormément sincère.
Parce que j'avais prévu longuement la forme que je donnerai à ce sentiment. » Qu'il s'agisse des « Visions Infernales », des « Pénitents en Maillot Rose » de « Fond de L'eau », de « Rivages », du « Laboratoire Central » ou bien encore des « Ballades » parues justes à la veille de cette guerre, des « Derniers Poèmes en Vers et en Prose » Max Jacob a su dépayser la poésie, la situer dans un nouveau climat essentiellement démoniaque – c'est-à-dire angélique. Il a su, comme il l'a dit lui-même « s'extérioriser par des moyens choisis », faire de la poésie, non plus une réalité composite de l'art, mais, en véritable démiurge, un rêve inventé.
J'insisterai sur ces poèmes que Max Jacob signa du pseudonyme de Morven le Gaélique parce que, en dehors du « plaisir physique » dont parle Cassou, il y a dans ces chants bretons un caractère éminemment poignant, fatal, unanimement ressenti  par tous ceux qui vitupèrent volontiers le beau vers, aimant la poésie pour ce qu'elle donne d'émotions et de joie supra terrestre.

Maintenant que les dés sont tombés sur la table, changeant la face de la poésie, peut-être est-il donné au poète, comme à Jérôme Bosch ou mieux comme à un Douanier Rousseau, de témoigner d'un attachement indélébile aux grandes figures menacées. Dans ses poèmes, Max Jacob a su retrouver l'innocence et la gaucherie non étudiée des habitants de ce pays d'Ouest, traducteur de mythes, voyants maladroits, enfants perdus sur cette lande oùu Saint Pol Roux, un autre poète, fut lui aussi assassiné. Les poèmes de Morven le Gaélique s'expliquent, en partie, par la naissance de Max dans une Bretagne toute embuée de légendes avec ses traditions, ses mythes, son vieux fond d'anarchie et de saintes croyances. La Bretagne invente ses rêves et dans la boutique du père Jacob, l'antiquaire, les génies de Brocéliande et de Carnac fond d'étranges sarabandes.

Qu'il s'agisse de Marie la petite bergère ou bien de Marie Kerloch, ou encore de la seule Marie, Morven Jacob ne peut plus se tromper. Bien loin l'homme en habit qui établissait des horoscopes dans la « Négresse du Sacré-Cœur » de Salmon. Il a revu Quimper où sont nés ses premiers 15 ans, il a longtemps médité sur ces visages aux ciseau qui ornent les colonnes de la basilique romane de Saint Benoît sur Loire. Il a déposé son cœur au pied de l'autel comme on dépose un bilan sans souci des faillites et des applaudissements des banques (banque littéraire s'entend).

« La petite servante

Préservez-nous du feu et du tonnerre
Le tonnerre court comme un oiseau,
Si c'est le seigneur qui le conduit
Bénis soient les dégâts.
Si c'est le diable qui le conduit
Faites-le partir au trot d'ici.

Préservez-nous des dartres et des boutons
De la peste et de la lèpre
Si c'est pour ma pénitence que vous l'envoyez,
Seigneur, laissez-là moi merci.
Si c'est le diable qui le conduit
Faites-le partir au trot d'ici.

Goitre, goitre, sors de ton sac
Sors de mon cou et de ma tête !
Feu de sainte Elne, danse de Saint-Guy,
Si c'est le diable qui vous conduit
Mon Dieu fête le sortir d'ici.

Faites que je grandisse vite
Et donnez-moi un bon mari
Qui ne soit pas trop ivrogne
Et qui ne me battent pas tous les soirs. »

Je ne sais rien qui m'émeuve davantage que ces chansons maladroites qui font songer à ces assiettes en grosse terre où la beauté mange sa soupe.
Max Jacob ne perdait jamais de vue la poésie ; il était, comme on l'a dit très justement, un inventeur de poésie. Ses recherches se font jour jusque dans ses « Méditations Religieuses », dont quelques-unes viennent d'être révélées au public avec une remarquable préface de l'Abbé Morel, le commentateur de Rouault et de Picasso.

Dans la méditation intitulée « Nos Péchés » (page 39 et suivantes), je transcris, en découpant, en vert, le texte des :
« Défrichez O mon Dieu les landes de mon âme
J’écoute dans moi-même la clameur des péchés…
Déballez ! Mélangez le tout à la paresse
La paresse d'esprit, la pire des langueurs… »

Méditation « la mort » (page 44)
« le concombre regarde la vie,
Le concombre se regarde mort
Par rapport à Dieu qui le lie
Par rapport à Dieu il en sort… "

Enfin, j'extrais d'un volumineux dossier de méditation que mon admirable ami m'adressa, cette « Reconnaissance À Dieu », inédite :

« Toi  raie : tracé particulier sur le grand plan divin ! Regarde-toi ! Regarde ta personnelle bague ! Qu'a-t-il fait de toi, le Dieu ! Que n'a-t-il pas fait pour toi ?
T’a t’il calfeutré dans une difformité ? Une cécité ? Une anémie ? A-t-il fait naître chez les nègres, les esquimaux ou dans une ferme de montagnards courbés ou dans la misérable banlieue d'ivrogne bourreau d'enfants ?
Non non ! J'en témoigne : je me revois au foyer euphorique de parents appliqués, enfant fouilleur de livres, dans un écrin de douceur, mangeant des poires mûres et jouant du piano
plus tard
les arts
lézard
Et d'un milieu à l'autre zigzaguant, de palanquin en palanquin
Le filleul des génies et non des pédagogues
Chez les savants, les peintres et chez les astrologues
Apprenant malgré soi, et jamais orphelin
Juste assez de misère pour apprendre la fin
La décente pitié préparant un chrétien
Et me mener à votre Seuil, le Méridien !
Un jour l'ange du mur ! C'était donc pour cela
Qu’il était monté le cancre, cancrelats !
Maintenant me voici un discret paroissien
Ah! Non certes non pas tel que vous le voulûtes
Mais, c'est égal, ayant accompli le volute
Je suis une bâtisse de vous et non de moi
Je reconnais vos mains à chacun de mes bois
Et quand je viens vers vous, reconnaît votre voix… »

Est-ce que cela n'est point du plus pur Max Jacob ? Le temps est bien fini où l'on pouvait taxer Max d'irrespect. Comme il l'écrit dans sa « Complainte de Morvan Le Gaélique » daté de mars 1928 :
« En vérité je vous le dis, diable de braise de jadis est ange frais au paradis… »
Lorsqu'on aura dit la poésie de Max Jacob, sa cocasserie, son primesaut, sa fantaisie, puis tour à tour sa grâce, sa tendresse est aussi sa tristesse profonde, lorsqu'on aura présenté l'auteur du « Cornet à Dés » comme un précurseur, au même titre qu'Apollinaire, Cendrars et Reverdy, promoteur du cubisme avec Picasso, chef d'école avec le druidisme, parrain d’œuvres aussi différente que celle du Cocteau des « Poésies », de Radiguet, de Georges Gabory, il restera encore à étudier l'œuvre en prose de ce prodigieux petit homme.
Dans de nombreux articles parus depuis quelques 40 ans, on a insisté sur le côté Jarry de l'œuvre de Filibuth. Certes celui-ci n'est point négligeable (Jarry, Kalka et Poe, ces trois astres noirs, brillèrent un temps au-dessus de la rue Raviniant), pas davantage que l'influence de « Bouvard et Pécuchet » sur des ouvrages tels que « Le Cabinet Noir » est « Cinématoma ». Max connaissait tout le monde : les princes, les jockeys, les concierges, les figurants au théâtre de Nantes, les petites bonnes dégourdies de Quimper, les sénateurs, les collégiens, les Lords-Maires, les déménageurs. Il les connaissait, non pas de l'extérieur, mais du dedans, et davantage par sympathie que par effraction.

En janvier 1941, j’eus pour la première fois entre les mains quelques ouvrages en prose de Max Jacob. Je les lu en trois nuits et écrivis aussitôt à mon ami ; il me répondit le 28 :
« A propos de La Bruyère et du Cinématoma, sache que j'ai commencé en prose par faire du La Bruyère. Or tu es la seule personne qui ait compris que le Cinématoma et Le Cabinet Noir sont uniquement des études de caractère qui se tracent eux-mêmes par les mots qu’ils emploient. Uniquement. »
L'auteur des « caractères » écrivait dans la préface à son ouvrage paru en 1688 avec la mention « traduit du grec » : « je rends au public ce qu'il m'a prêté. »
Max Jacob est notre La Bruyère. Il rend à Madame Gagelin ce qui appartient à Madame Gagelin, au débuté Balland Goujart ce qui appartient à Balland Goujart.
Si la poésie de Filibuth l'apparente au burlesque, au Sieur d'Assoucy notamment, il témoigne également dans ses portraits d’une ironie souvent cruelle.
C'est que Max Jacob ne s'intéressait qu'aux sentiments humains, aux tics de la face, aux gestes non équivoques, risible sans doute, mais tellement pleine de vérité sous le masque.

Ce moraliste présenta ses portraits sous forme de lettre. À la poésie, rêve inventé, répond le « Cabinet Noir », lettres inventées. Inventé ? Oui ! Mais vrai, terriblement plus vraies que les vraies lettres, avec cette ironie si proche des larmes. Voici, extrait du « Cabinet Noir », en sa partie la plus émouvante, la « lettre d'une jeune ouvrière au fils de son patron » :
Monsieur Fernand,
Ma Tante Jeanne dit que le chagrin fait réfléchir et alors c'est un fait certain que je réfléchis beaucoup en ce moment car j'en ai gros sur le cœur de chagrin Monsieur Fernand… Ah ! Monsieur Fernand, j'ai été trop heureuse le soir de l'avenue Philippe Auguste et ma Tante Jeanne dit que ça n'arrive qu'une fois dans la vie et qu'il faut se rendre compte des choses. C'est triste, je vous assure, Monsieur Fernand ! J'ai mis la photo de Saint-Cloud sur la cheminée de ma chambre, j'ai mis un cadre en bois qui m'a coûté deux francs cinq aux galeries Gambetta, Ah ! Cher Saint-Cloud !… »
Dans cette œuvre, il y a beaucoup de cris comme cela : « Ah ! Cher Saint-Cloud ! »
« Le fait est, écrivait encore MaxJacob (11 février 41) que j'étais et que je suis dans la mère Gagelin et il est bien possible qu'elle soit extériorisée, plusieurs en parlent comme d'une dame existante. »
N'est-ce pas à cette Veuve Gagelin que Max devait finalement demander asile en son immeuble rose de Saint-Benoît. Les esprits qu'on évoque se venge et prennent chair.

Dans ses «  lettres avec commentaires », Max Jacob a su, comme l'a écrit Jean Cassou, donner « une situation à ses créatures. »
Quand il s'agit de situations, on peut se fier à l'auteur du « roi de Béotie ». N'est-ce pas lui qui écrivait, dès 1916 par la préface du « Cornet à Dés » :
« Tout ce qui existe est situé. Tout ce qui est au-dessus de la matière est situé ; la matière elle-même est située. Deux œuvres sont inégalement situées soit par l'esprit des auteurs, soit par leurs artifices, Raphaël est au-dessus d’Ingres, Vigny au-dessus de Musset, Madame X est au-dessus de sa cousine, le diamant est au-dessus du quartz. »
Max Jacob situe diaboliquement ses personnages. Il a le style huissier, le style avocat, le style professeur, journaliste, mareyeur, concierge, recalé au baccalauréat, petite bonne à gage.
« Mes romans n’ont ni rang ni ronds
et je n'ai pas de caractère…» Mais ses personnages en ont pour lui. D'ailleurs ses livres, qu’il s'agisse du « Cabinet Noir », de « l'Homme de Chair et l’Homme Reflet » de « Filibuth ou la Montre en Or », ne sont pas des romans.

Ni romancier, ni essayiste, mais psychologue. « Faire un roman, écrit-il dans son « art politique » c'est un métier comme celui de faire des chansons : on n'est pas forcément un artiste pare ce qu’on fait des romans ; étonnons-nous maintenant qu'il y ait si peu de psychologie dans les romans, si peu de civiles et des caractères si vraisemblables je veux dire si faux. La psychologie, le style, la vérité des caractères, c'est de l’art, le roman c'est autre chose… »
« Bourgeois de France et d'ailleurs », c'est en effet autre chose ! Restif, c'est autre chose que le roman !
L'œuvre en prose de mal Jacob ne sera complète que lorsqu'on aura publié sa correspondance.

À une enquête des « Nouvelles Littéraires » intitulées « la correspondance est-elle pour vous un genre littéraire » ? Mal Jacob répondait, voici 10 ans :
« Les lettres sont des œuvres d'art en liberté (le plus bel art). Une lettre, c'est comme son écriture. L’écriture révèle le scripteur : les poètes écrivent des lettres de poète, le génie une lettre de génie. Je reçois des lettres très intelligentes et même des lettres de penseurs… Il y aura toujours de l'Esprit en France et ailleurs. Mais le genre épistolaire ? Il me semble que personne n'y songe plus. Plutôt la lettre sublime que la « belle-lettre »… Au moins parmi mes correspondants (ce sont pas ceux de l'institut. Cette Madame de Sévigné – toujours le grand siècle – en pantalon de velours et gros sabots écrivait à l'envers des propos qui auraient fait la fortune des gazettes, d'une sagesse suffisante à la gloire d'un homme. »

La gouache qui craquelait le dernier mot du boucher Goulin, la sœur au camp de Compiègne, la salamandre qui fumait, les visiteurs, le charron, la basilique de Quimper, Montargis, Roger Toulouse, encore la peinture, Châteauneuf sur Loire, il y avait tout cela dans les lettres de Max, avec quelques-uns de ses conseils à un jeune poète qui faisait la richesse de ses correspondants.

Max Jacob, est-il besoin d'assister, était tout entier dans ses lettres, avec ses angoisses, ses joies d'enfants, ses souvenirs, ses regrets, et toujours son amour de Dieu (embrassons-nous en NSJC !)

Parfois dans l'enveloppe se glissait une méditation (encore un quart d'heure !) qui nous faisait entrer pénétrer davantage dans l'intimité et je, je veux dire dans l'anxiété du poète. De ces lettres, j'en citerai une seule que mon admirable ami m’adressa le 16 juillet 1940. C'était après l'arrivée des Allemands : je me trouvais alors dans le pays de Francis Jammes, en zone libre :

« J’ai passé des nuits et des jours capables de rendre fou, des nuits de bombardements où entre-temps les autos sans essence s'arrêtaient : elle contenait des mères qui avaient perdu leur enfant, des familles riches qui n'avaient pas mangé depuis des jours, immobilisées sur la route, des suicidés qui s'étaient manqués… Je recommence à redessiner mais j'ai une espèce de sourire qu’on prendra longtemps pour un sourire aimable et qui est le sourire de la folie. Les vieux meurent prématurément mais je ne suis pas vieux, je suis mort.
J’essaie exprès de lire des vers et j'éclate de rire. Est-ce possible que nous ayons cru à ce sanskrit, cet hébreu ? Mais les gens meurent, comprends-tu que les gens meurent encore dans les hôpitaux. Je n'écrirai plus ni vers ni prose ni dessein ni peinture. Faites votre vie s'il y a encore des amateurs de cela. Moi c'est bien fini, ah! Cette fois c'est bien fini… pour moi le rideau est baissé. Je t'aime et j'aime mes amis mais si tu entendais la musique militaire allemande jouer des valses avec la grosse caisse sous les fenêtres et les officiers à califourchon sur les fenêtres applaudir bruyamment, tu comprendrais qu'il s'est passé quelque chose capable de briser une vie et même une cervelle. »

Et cette lettre, cette lettre où figurait au dos de l'enveloppe le cachet de la censure, contenait ce post-scriptum :
« Prie pour moi afin que je comprenne – que je comprenne, que je comprenne ce qui se passe. Voilà combien d'années qu'on ment ? »
Cette étude, si mince soit-elle serait incomplète si nous n'abordions l'œuvre du peintre.
Est-il nécessaire de le préciser, la peinture ne fut jamais pour l'auteur des « visions infernales » un violon d'Ingres (un cochon d'inde, disait un brave homme peu familier avec nos métaphores, et qui aurait fait la joie de Max).

Tout jeune, à Quimper, sous l'influence de son camarade Bolloré qui devait se jeter dans la vilaine en 1895, Max Jacob se mit à dessiner, à peindre.
André Salmon, qui a laissé dans ses « propos d'atelier » une relation de ses visites à l'atelier du frère Matorel, se souvient d'avoir admiré la première aquarelle du poète en 1904. Dès 1905, Max Jacob, qui fréquente le Trianon lyrique et les écuries du cirque Médrano, donne sa première impression de théâtre.
Le monde du cirque devait, en effet, retenir longtemps son attention.
Le 16 octobre 1937, Max Jacob m'écrivait : « la compréhension m'est venue en voyant à la voûte du cirque Bostock un Hindou suspendu par les dents et qui, ainsi, parvenait à l'horizontalité parfaite du corps. »

A cette époque, Max travaille à la lueur d'une grosse lampe à pétrole ; il utilise, pour ses fonds, le café qui bout sur elle, auquel il ajoute, parfois, de la cendre de cigare. Trop pauvre pour se munir de gouache, il trempe ses pastels dans l'eau, les écrases du pouce sur le papier. Les amateurs éclairés par les amis, peintres du poète, emporte des scènes de théâtre, des croquis de paysans, des paysans de Bretagne, des esquisses de chevaux, cartons auxquelles ils font semblant de croire.

Le poète illustre lui-même ses ouvrages : des gouaches pour les chants bretons de « La Côte » (1913), des croquis pour le « Dos d'Arlequin » (1922). En 1928,40 dessins paraissent au « Quatre Chemins » intitulés « Visions des Souffrances et de la Mort de Jésus Fils de Dieu ». Depuis sa seconde installation à Saint-Benoît et singulièrement depuis 1939, date où le poète fit la connaissance du jeune peintre Roger Toulouse, Max Jacob consacra la majeure partie de ses journées à l'art de la gouache. À la base de cet art, il y a la patience, le travail, la discrétion, l'amour du beau et un miracle d'intuition poétique qui rattache les tentatives de Max Jacob aux réussites d'un Breughel. Nulle peinture n'est moins littéraire que la sienne et c’est, sans nul doute, un grand sacrifice de sa part.
Il n'est pas sans importance de noter que le poète, durant son chemin de croix quotidien, a le temps d'imprégner son esprit de toutes ces admirables sculptures qui ornent les chapiteaux de la basilique romane de Saint-Benoît : sacrifice d'Abraham, la chute originelle, délices du paradis terrestre, Adam et Ève chassée du paradis, la fuite en Égypte, la tentation de Saint-Benoît.

Max Jacob se livre alors à des recherches géométriques, interprète le nombre d'or, dessins des coqs, des canards, des arbres à tête de cheval qu'il nomme Centaure – verdure, des descentes de croix.

Dès 1922, dans son « Art Poétique », mal Jacob écrivait :
« Quelle erreur de croire que le dessin c'est l'exactitude ! On entend par le dessin la volonté d'une forme ; plus la volonté est puissante et raisonnée, plus le dessin est beau. Et c'est tout : les meilleurs primitifs valent non par leur naïveté, comment on le répète, mais par un souci d'ensemble qui n'est que du dessin… »

Max Jacob est retourné à la plastique, à la forme, à la couleur pure, au sujet aussi, mais celui-ci n'est jamais anecdotique. Ce n'est jamais une surcharge encombrante, en marge de l'œuvre. Max peintre est encore démiurge.
Aimons l'ami parfait qui fut à l'origine de tant de vocation, qui fit scandale alors que le scandale pouvait être considéré comme un des beaux-arts, mais admirons ce prestigieux artisan du vers qui n'avait pas trop de son génie et de ses mains sublimes pour s'exprimer.

René Guy Cadou

 

 

 

 

 


Témoignage d'un ami, par Pierre Béarn

Colloque, Nantes 1981

 


 

Contrairement à la plupart de ses amis, je n'ai rencontré Cadou que deux fois, à Paris. Jamais à Rochefort-sur-Loire ou à Louisfert. La vision que nous avions l'un de l'autre s'imposait en esprit, par l'intermédiaire des facteurs.

Récemment, cherchant à mettre de l'ordre dans deux ou trois mètres cubes de correspondances fort variées, j'ai découvert un dossier Cadou égaré dans la paperasse du Passé.

17 lettres manuscrites.

La première remonte au 3 janvier 1947. Les précédentes, et surtout celles du temps des Vous, sont probablement perdues pour jamais.

Cette lettre, la voici :

« 3 Janvier 47 à Louisfert, Loire Inférieure.

Mon Cher Béarn,

Veux-tu m'adresser les trois numéros de la N.R.F. demandés, en même temps que :
Une orgie à Saint-Pétersbourg, de Salmon,
et Bringolf, de Cendrars.
Si cela te passe entre les mains, veux-tu me mettre de côté
Supervielle : La fable du monde, Le forçat innocent, Gravitations,
Salmon : La négresse du Sacré-Cœur,
Reverdy : Ecumes de la mer,
Max Jacob : Visions infernales.

Je n'ai malheureusement pas reçu tes deux livres. Le 58 Bd. Victor Hugo, à Nantes, a été rasé par une bombe le 8 Juin 44, et j'y ai tout laissé. Je m'étonne qu'on ne t'ait pas retourné ton envoi qui devait cependant porter ton adresse. J'aurais bien aimé te consacrer un papier dans Horizon.

Excuse l'encre groseille de cette lettre. Je t'écris de mon bureau de magister parce que j'ai hâte de recevoir une partie de ton trésor, heureux Alibaba.

Bien fidèlement tien. Cadou. »

Pour éclairer cette lettre, je dois ajouter qu'elle s'adressait aussi bien au poète que je suis qu'au bouquiniste que j'étais alors, au Quartier-Latin de Paris.

Les titres des livres qu'il recherchait dans mes rayons sont éloquents. Quant à la N.R.F. il la pourchassait vraiment, découvrant à tout moment des numéros qu'il voulait lire, mais n'avait pas.

Sans doute est-ce à cause de son goût pour la N.R.F. que nous sommes devenus des amis. J'étais, en effet, l'unique spécialiste de cette revue prodigieusement riche en talents exceptionnels. J'en possédais 25 à 30 000 numéros. Cette manne, je la devais à la rancune que m'avait inspirée l'attitude de Jean Paulhan qui acceptait mes notices mais refusait systématiquement mes poèmes. Vexé, je décidai de faire le vide ; c'est-à-dire de mettre la main sur tous les numéros en liberté. Bientôt, on ne trouva plus de NRF dans les bouquineries de Paris. Quant à moi, je ne vendais qu'à mes amis les numéros dont ils avaient besoin, sur les 25 000 que je possédais !

C'est donc dans ma bouquinerie que je fis la connaissance de René Guy Cadou. Il m'arriva frais comme un maraîcher, les épaules heureuses, l'air d'un lutteur fier de sa force. Plutôt petit, mais râblé ; la main loyale. On s'embrassa. Jusqu'à cette première visite (il m'en fit deux), nous n'avions été l'un pour l'autre que des amis épistolaires. Nous prenions enfin conscience de nos voix et c'était pour découvrir que nous étions nés du même sang.

Sans doute prématurément marqué par la mort, il avait le défaut d'être toujours pressé ; du moins à Paris. Et moi, j'étais débordé de besognes.

Tout de même, un jour de l'été 42, j'enfourchai mon vieux vélo et je pris la direction de Rochefort-sur-Loire. Hélas, Cadou n'y était pas. Déçu, j'installai tristement ma tente non loin de la pharmacie de Jean Bouhier. Mais l'Ecole de Rochefort-sur-Loire, c'était surtout Bouhier ! Bouhier et sa pharmacie ! Les habitués manquaient mais Luc Bérimont était-là, ainsi qu'Adam, le dramaturge ; Jean Méningaud, le sous-préfet ; et Jégoudez, le sage, l'ami solide. Peut-être deux ou trois autres dont le nom s'est effacé dans ma mémoire. Ma tente devint bientôt, dans son environnement, une cour de récréation de l'Ecole de Rochefort-sur-Loire.

Lorsque je repris mon vélo, cahotant sur des pneus mal ressemelés par des morceaux de chambre à air, à cause de la guerre, j'étais vraiment devenu un complice du maître d'école absent, mais qui continuait de m'écrire.

Sa dernière lettre est du 17 décembre 1950, quelques mois avant sa mort. La voici :

« Mon Cher Béarn,

Il ne me semblait pas avoir lu des poèmes de toi depuis ton recueil Mains sur la mer, je crois ; mais je te retrouve bien dans les poèmes que tu m'envoies, si directs et si humains. Je ne sais pourquoi, te lisant, je pense à un Dabit-poète-en-vers, car, en prose, il l'était terriblement... Pour ce que tu me dis, Jean de Boschère a tort. Le poète n'est pas seulement un arlequin amuseur, mais il peut l'être parfois, tout en demeurant poète (exemple : Max Jacob) ; mais Jean de Boschère est un poète ésotérique, et ça, c'est la désolation de la désolation ; l'ennemi puissance A. Je préfère encore la rhétorique de Monsieur Pierre Emmanuel. Loys Masson, oui ; mais surtout Luc Dietrich, dont je n'ai jamais lu les vers, mais Le Bonheur des tristes et L'apprentissage de la ville sont l'Iliade et l'Odyssée de notre génération. C'est aussi beau que Meaulnes, en sang noir. Affectueusement tien.

Cadou. »

Le pauvre.

Dans une lettre du 23 mai 50, il me disait qu'il avait été opéré deux fois et, parlant d'un article que j'avais écrit sur lui : «  Ce ne sont pas des choses à faire en ce moment où la moindre émotion me fout du rouge aux joues comme à une pucelle...»

Aucune de ses lettres n'était banale. Il continuait de me demander des livres et des N.R.F. Nous lisions les mêmes auteurs. J'aimais Luc Dietrich : je le lui avais fait aimer. Excédés, tous deux, par le silence qui entourait, déjà, les poètes vivants, sur les ondes de la Radio.

A Paris, parlant du problème de se faire lire, connaître, reconnaître, il avait eu cette boutade : « Pour réussir, il faudra bientôt naître avec un grelot à la place du menton !»

En ce temps-là, la Télévision n'existait pas. Seule, la Radio utilisait les ondes. La Poésie n'était pas morte, sur les trois chaînes, mais les poètes dont elle parlait, par l'intermédiaire de Pierre Emmanuel et de Luc Estang, si mes souvenirs sont bons, étaient tous vieux de plusieurs siècles.

Paul Gilson était alors directeur des programmes. Nous étions liés d'amitié par la même femme, une fille qui maltraitait avec énergie la langue française, et ses amants. Entre deux puissants bavardages, je fis reproche à Gilson, poète vivant, de ne mettre en valeur sur les ondes que des poètes morts.

- Que veux-tu ? me dit-il. Une émission où tu parleras de tes amis, qui sont sans doute aussi les miens ? Oui ? Eh bien, je te la donne ; mais fais très attention. Ne mêle pas la politique à tes projets. Il y a une Censure ici, et je ne tiens pas à supporter le poids de tes incartades.

J'obtins Douze minutes ; d'où mon titre Douze minutes avec un poète. J'allais pouvoir enfin aider tous ceux que j'estimais, André Salmon, Mac Orlan et Jean de Boschère, bien sûr, mais aussi tous ceux dont le nom ne parlait encore qu'à l'oreille des initiés ; c'est-à-dire : Cadou, Bérimont, Laugier, Rousselot, Seghers, René Ménard, Béalu, Jean Follain, Philippe Dumaine, Albert-Birot, René Fallet, René Hardelet, Becker, Luc Decaunes, Audisio, Houdelot, Pichette, Manoll, Yves Robert, Angèle Vannier, Fombeure, Loys Masson, Louis Guillaume, Lanza del Vasto, Pierre Emmanuel, Luc Estang, Robert Sabatier, Jean-Claude Renard, Louise de Vilmorin, Paul Chaulot, Edmond Humeau, l'Anselme, etc, etc, et jusqu'à Léopold Sedar Senghor, alors à peine connu sinon par son titre de député.

Presque toute la jeunesse poétique de l'après-guerre !

Ce fut tout naturellement à Cadou que je pensai pour inaugurer ma croisade : « Viens donc à Paris. Nul n'a encore parlé de toi à la radio. Tu diras ce que tu voudras !»

Hélas ! Quelques jours, plus tard, le 19 septembre 1950, je recevais cette réponse désolante, et désolée :

« Louisfert (Loire Inférieure).

Mon cher Béarn,

Ta proposition me va droit au cœur. D'autant plus que ce serait avant tout l'occasion de t'embrasser et d'embrasser quelques amis ; mais, mon pauvre vieux, tu ignores que je suis perclus de rhumatismes (après deux opérations cette année et le temps humide de cet été) et sans argent. Sans costume autre que du gros velours à côtes de paysan ; que c'est la veille de la rentrée des classes et enfin que je suis sûr de bafouiller au micro, n'y ayant jamais parlé. Mais je te remercie bien fort quand même, mon cher Béarn. Si tu voyais un moyen d'arranger cela, je pourrais répondre à tes questions et quelqu'un, que tu désignerais, lirait mes réponses au micro. Affectueusement tien.

Cadou. »

Pour un début, c'était le drame. Que faire ?

Lire, au micro, par un comédien, ses réponses, allait à l'encontre du but que je m'étais fixé : présenter des poètes vivants, dans une série d'émissions vivantes.

Alors, choisir quelqu'un d'autre ; le second de ma liste ? Impossible. Le programme était officialisé et l'heure de l'enregistrement fixée, car on manquait de studios.

En ce temps-là, je possédais déjà un magnétophone ; j'aurais pu prendre le train et mettre l'émission sur bande magnétique ; mais c'était alors contraire aux règlements. Aucun metteur en ondes n'osait utiliser l'invention nouvelle. On enregistrait alors sur disque ; on corrigeait les bafouillis ou les erreurs grâce à un crayon spécial qui sillonnait de blanc tout ce qui était à supprimer. C'était un travail d'artiste que d'utiliser à l'antenne ces disques mutilés.

Paris-Inter et la chaîne parisienne de Vincent-Bréchignac possédaient quelques magnétophones mais ils ne marchaient pas à la vitesse du mien, plus ancien sans doute. D'où une complication que nul technicien ne voulait prendre en charge.

Quatre ans après, en 54, j'eus les mêmes problèmes avec Louise de Vilmorin qui n'avait pas voulu se déplacer. L'enregistrement, sur mon magnétophone, en plein air, devant le château, comportait des bruits d'oiseaux et de klaxon, je dus signer une décharge au metteur en ondes, où j'affirmais prendre la responsabilité des imperfections sonores ! Tout ce qui venait de l'extérieur était automatiquement suspect et jugé méprisable !

Il fallait donc remplacer Cadou par un copain qui prendrait sa voix ; c'est-à-dire commencer ma série d'émissions par une sorte d'escroquerie sentimentale.

Tant pis. Après deux jours d'angoisse, j'alertai Bérimont. Il avait déjà une grande habitude du micro, mais sa voix est très particulière. On allait certainement le reconnaître ; surtout Paul Gilson, dont le devoir était de vérifier s'il avait eu raison de me faire confiance ! Car, je le répète, c'était ma première émission !

Le jour de l'enregistrement, nous n'étions guère en liesse, Bérimont et moi. La supercherie nous apparaissait évidente. Pourtant nul ne s'en aperçut ! Ou, du moins, nul ne s'en plaignit. Heureusement, car, profitant de l'occasion qui m'était offerte de parler en direct aux « chers auditeurs » je n'avais pas manqué de ruer dans les brancards de la routine, dès le départ :

- Beaucoup d'entre vous connaissent Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, Hugo. Je n'ai donc pas l'intention d'ajouter à leur gloire. Mon propos est de vous faire connaître des poètes vivants qui seront peut-être les grands poètes de demain. Une Littérature est en péril et si elle ne se renouvelle pas...

Je fis également état de mes échecs dans la réalisation d’une telle entreprise. Certains poètes des podiums en place s'étaient montrés fort réticents. Mon choix de jeunes inconnus les plongeait dans la perplexité : « Qu'irais-je faire au milieu de ces gens-là ? » me dit Pierre Jean-Jouve. D'autres, devenus romanciers, craignaient de perdre de la notoriété si le Grand Public apprenait qu'ils étaient également poètes ! D'autres allèrent jusqu'à mettre en doute la valeur de mon heure d'émission : « A onze heures du matin, vous n'aurez à l'écoute que des concierges !»

C'était dur pour les « chers auditeurs » mais je tenais à répondre d'emblée à ceux qui s'étonneraient de certaines absences.

Cadou ? Qui donc, en 1950, connaissait Cadou ? Je l'avais choisi justement parce qu'il symbolisait à lui seul la nécessité de ma croisade.

A ma première question : « Cadou, j'aimerais savoir ce que vous pensez de la poésie moderne », ce fut donc la voix de Bérimont qui répondit :

« - Je pense qu'il est encore trop tôt pour établir le bilan de la jeune Poésie. Il semble pourtant que l'on assiste, depuis une vingtaine d'années, à un assaut de tentatives personnelles plutôt qu'à une attaque concertée. Je pense notamment à Patrice de La Tour du Pin publiant, avant-guerre, sa Quête de joie ; à Henri Michaux ; à Audiberti, livrant en vrac ses Tonnes de semence. Elles m'apparaissent comme les manifestations les plus spectaculaires des années 1935-1940. L'ancien Surréalisme apparaît déjà débordé. De nouveaux poètes occupent une partie importante du ciel de la Poésie. Parmi ces poètes du Lustre noir, comme dit Audisio, je retiens les noms de Loys Masson et de Pierre Emmanuel, bien que l'un fasse une place trop grande à l'exotisme, et l'autre à la rhétorique du discours poétisé.
-           Les tendances actuelles ? Je les vois surtout représentées par ce groupe appelé d'abord Poètes du dernier carré ce qui est tout un programme ; puis Poètes de la Loire, et que je nommerai volontiers surromantiques.
-           L'école de Rochefort ? Oui. Surtout les compagnons de la première heure :

Lucien Becker, Jean-Rousselot, Michel Manoll Amis venus à la parole
Comme un bruit de moteur à l'orée du matin
Amis, lequel de vous s'est réservé mes mains ?
A l'auberge du Gué du Loir
Tous quatre

Lucien rapporte de Moselle
Ses forêts
Et l'alcool ardent de ses prunelles.

De Poitiers à Vendôme
C'est Jean qui se promène au bras de son fantôme
Impossible à saisir comme les oiseaux froids.

A Saint-Calais au bord du toit
Je reconnais Michel
En train de découper dans le ciel bleu des ailes !

Pour le gué du sommeil
Et la Loire à passer...
Bonsoir au Gué du Loir !
Les amis sont passés.

- Il faudrait y ajouter Luc Bérimont, Luc Decaunes, René Lacôte. Et beaucoup d'autres unis par la camaraderie mais séparés, parfois, par des querelles politiques. Ces poètes se présentent comme les héritiers de Rimbaud ; mais ils le sont aussi de Reverdy, de Max Jacob, de Milosz, d'Eluard. Ils dissimulent, sous des mots pudiques, leur profonde tendresse pour les choses de la Terre et pour l'Homme ; mais pas à la façon des Unanimistes. Ils n'ont plus le culte de l'image pour l'image, mais ils s'emploient à rajeunir les vieux mythes et à doter le langage de nouveaux proverbes...
J'intervins alors pour faire entendre un nouveau poème de Cadou : Europe.

« Nuit partout.
Le monde est plein d'ombres qui marchent.
Sang noir, coquelicots, ruisselez sur les marches.
Un cadavre inconnu empoisonne les blés.

Il y a des femmes qui pleurent,
Un vieux casque rouillé où sont poussées des fleurs,
Les odeurs de la terre,
L'œil brillant d'un fusil sous les cils des bruyères
Et la main qui retient les paupières du feu.

Les uns forcent les neiges,
D'autres ont pris la mer au sortir du collège,
Quelques-uns, crucifiés, saignent dans les haubans.
Dieu a quitté la cène.
On manque de pain blanc.

Ah ! dormir dans les branches !
Mais le ciel à son tour livre ses avalanches.
Salut les passereaux !
L'écolier dévidait son cœur sous son sarrau.

Garde ton beau visage !
Le dernier coup de feu sauve le paysage !
Et ton bras se soumet aux amis de passage. »

Puis, je lui dis : « Vous n'avez cité jusqu'ici que de grands poètes, ou des amis qui deviendront grands ; mais les jeunes ? Ceux qui vous suivent. Qu'en pensez-vous ? Et, même, que leur reprochez-vous ? »

Et Cadou répondit :

« De mettre la charrue avant les bœufs, par exemple. La Poésie ne commence pas à Rimbaud. Encore moins à Apollinaire. Il faut avoir été romantique à quinze ans pour se permettre d'être Henri Michaux à quarante, ou Max Jacob à soixante. Les jeunes poètes devraient méditer cet aphorisme de Saint-Pol Roux : « La table de travail est comme un large crucifix sur laquelle le poète s'expose pour s'éterniser.» En d'autres termes, la Poésie est ascèse, amour et renoncement. Et elle est aussi conquête sur soi-même. »

Puis je voulus lui faire préciser quels avaient été ses maîtres. Etaient-ils des classiques, au-delà de Rimbaud, ou, tout simplement, et comme une sorte de contradiction, la génération précédant la nôtre ?

Et Cadou répondit :

« Reverdy et Max Jacob. Pourquoi ? Parce que Reverdy m'enseigna la rigueur. Non pas la rigueur mallarméenne que j'exècre, mais le raccourci poignant, l'image de guingois, la phrase comme un morceau de rail luisant où l'esprit haut-le-pied dérape. »

Et il ajouta :

« Peu de temps avant sa fin tragique, mon cher Max Jacob devait parvenir, à son insu sans doute, par son propre exemple, à me détacher de la poétique de Reverdy. Il est mort comme Jammes, comme Milosz, comme Apollinaire auquel j'ai consacré deux études ; parce que si l'auteur d'Alcools n'est pas un poète immense, c'est, du moins, un poète utile. Je veux dire par là un poète qui possède une descendance. »

Et les vivants ?

« J'ai peu de sympathie pour la Poésie à tendance philosophique, comme celle de Jouve, ou moyenâgeuse comme celle de La Tour du Pin, ou ésotérique comme celle de Jean de Boschère, ou surréaliste entêté comme celle d'André Breton, ou simplement gentille, technicolore et anarchiste de Prévert. »

Je n'avais plus qu'une question à poser : Pourquoi écrivez-vous ?

« Je l'ai déjà dit quelque part. J'écris par ambition. Pour me mériter moi-même. Pour me persuader que je vis. Par innocence, sans doute. Mais, qu'un poème de moi continue de vivre dans la mémoire de quelque ami inconnu, que ce poème l'allège ou le renforce dans sa conviction d'homme, alors je suis pour toujours récompensé. »

Ce fut la fin de cette émission ; la seule qui ait été consacrée à Cadou de son vivant.

Mais je la poursuis ici par les propos que nous n'avons pu dire à sa place durant les trop courtes minutes de notre entretien sur Paris-Inter. Par exemple :

« Ce ne sont pas les festins solitaires de certains, ni les grands banquets de propagande des autres qui me tentent, mais une bonne et vieille cuisine à la française. Le poète se doit d'écrire pour des oreilles poilues. Donc, pas de poésie populiste ! Guilloux ni Dabit ne sont des écrivains populistes. Ce n'est pas parce qu'un tel aura chanté l'usine et les labours ou bien la mine, ou bien les revendications ouvrières, qu'il sera compris et aimé du peuple. »

Cadou avait, sans doute, écrit cela à cause de moi ; c'est-à-dire à cause de mes poèmes de Couleurs d'usine, que Seghers avait publiés au début de 1950 et dont les étudiants de mai 68, après avoir reçu, en prospectus, lors d'une séance tumultueuse du théâtre de l'Odéon à Paris, un des poèmes en question, tirèrent le slogan Metro Boulot Dodo, sur lequel j'ai fini par toucher des droits d'auteur fort appréciables, par l'intermédiaire de la Sacem. Cadou savait que j'avais vécu, dans mon sang, cette synthèse de la vie.

Il avait également écrit :

« Que ma poésie soit d'abord une révolte ! Qu'elle me mette en face de moi-même ! Qu'elle me distingue ! Par mes tentatives, hasardeuses souvent, timides et immodestes, je me suis donné rendez-vous dans le cœur des hommes de mon âge. Eluard cherchait à donner à voir, et je saisis bien ce qu'il entendait pas là. Mais, plus qu'à voir, il s'agit de donner à aimer. Que l'amour soit une contagion ! Apollinaire, lorsqu'il délaisse la Bibliothèque Nationale ; Milosz, quand il se souvient d'une berline arrêtée dans la nuit ; Max Jacob, lorsqu'il s'adresse à Marie, sont des poètes contagieux. »

Mais Cadou ne put pas comparer son texte avec le mien, que j'ai publié dans ma revue La Passerelle, car cette émission exceptionnelle, qui consacrait son talent, il ne l'entendit pas !

Le 22 octobre 1950, quelques jours après, il m'en avisait, navré :

« Je t'écris de mon lit, que je n'ai pas quitté depuis deux jours, cloué par une nouvelle et violente crise de rhumatisme articulaire aigu. Figure-toi que c'est à partir d'aujourd'hui seulement que Paris Inter est relayé par Nantes II, si bien que je n'ai pas pu entendre notre émission !»

Quelques jours plus tard, j'appris par Michel Manoll, combien était précaire sa situation d'instituteur malade, non titularisé. La question qui se posait était : comment lui venir en aide sans meurtrir son amour-propre ?

Un prix littéraire, créé spécialement pour lui ? Impossible.

Ce fut alors que me vint l'idée d'un Mandat, constitué par les apports de ses amis. Un don d'honneur en quelque sorte. Le « Mandat des Poètes » était né. J'écrivis à 180 écrivains, disant à chacun d'eux : « Donnez-moi mille francs, pour Cadou.» 58 me répondirent, dont quelques écrivains connus : Jean Cocteau, Vincent Muselli, André Salmon, Jules Supervielle, et tous les copains, les amis, depuis Hervé Bazin jusqu'à Jean Follain, en passant par Rousselot, Guillevic, Paul Chaulot, Edmond Humeau, Béalu, Pierre Seghers.

Le palmarès de l'amitié.

L'an passé, nous avons fêté le trentième anniversaire du Mandat des Poètes car il s'est révélé rapidement que Cadou n'était pas seul à avoir besoin d'un tel témoignage d'amitié. Il y avait Albert-Birot, absolument seul, désespéré d'être oublié, et que le Mandat remit en lumière ; André de Richaud que le Mandat, par mensualité cette fois - précaution n'est pas usage - parvint à faire sortir de l'asile de vieillards où il croupissait à Valauris et qui put écrire, dès la sortie : « Non ! je ne suis pas mort ! » Armen Lubin qui, de son sanatorium, m'écrivit : « Merci, Béarn, mais, dans mon isolement, je me serais contenté de la liste des donateurs !» Jean Germon, toujours aussi méconnu, renaissant à la joie de vivre sur son lit d'hôpital, à Nice. Angèle Vannier, retrouvant en son cœur la lumière perdue. Miatlev, le délirant lyrique, Ribemont-Dessaignes, Pierre de Massot, Georges Perros et jusqu'à Blaise Cendrars, tremblotant de malaise dans son fauteuil de malade, tandis que nous dînions, sur sa propre table, non loin de lui, sous ses yeux effrayés.
70 poètes, à une heure misérable de leur vie, ont ainsi bénéficié de l'amitié que nous portions à Cadou.

L'amitié.

Si les liens qui unissent les hommes sont semblables - en esprit - aux matériaux qui font les maisons, l'amitié fut le ciment de l'Ecole de Rochefort. La renommée de Cadou fut cimentée par l'amitié que nous lui portions.

Que serait aujourd'hui Cadou, si nous ne l'avions pas hissé, tous, sur le tremplin de nos cœurs ?

Ce grelot au menton, dont il me parlait, ce furent ses amis qui l'accrochèrent à son nom. Cadou fut poussé vers la gloire et la survie de son œuvre par les mille clochettes de l'amitié.

Cadou, le succès de Cadou, la connaissance que vous avez tous de Cadou, c'est le triomphe de l'amitié. C'est la preuve, dans notre époque de tricheurs organisés, de robotisation des sentiments, de masturbation de cervelles, que l'amitié reste encore vivante, et bénéfique.

Aucun éditeur n'était alors derrière Cadou pour justifier, sur le plan commercial, cette conviction de Charles Péguy : « Tout commence par une mystique et finit par une politique. »

Cadou ne fut pas l'élu d'une revue cherchant à s'imposer, ou à survivre, en se créant des grands hommes à force de les encenser.

Il n'était pas non plus de ceux qui trouvent, dans la vie parisienne, assez de relations donnant-donnant pour alimenter la lueur de leur bougie dans le grand orchestre, à la fois lumineux et tapageur, de la Renommée.

Simplement, Cadou avait su se faire aimer de nous. Il avait le talent du cœur.

 

 

 

 


 

Une amitié exemplaire, par Luc Bérimont

Colloque Nantes 1981


 

Je dois, avant toutes chose, présenter une série d'excuses aux brillants universitaires qui ont accepté d'apporter leur contribution à ce «Colloque», n'étant moi-même qu'un fantassin du rang, et n'ayant rien d'un spécialiste. Personne, parmi ceux qui écrivent, ne peut plus ignorer le rôle de l'Université dans la préservation, et la survie, d'une œuvre. Elle est, en quelque sorte, l'héritière morale d'une époque. Elle consigne, enregistre, et retient. Elle gère le patrimoine en le valorisant à sa manière à elle, qui est d'éclairer, de délimiter, d'explorer au scanner, de le retourner au besoin, à la manière d'une terre arable.

De méchants esprits ont dit (pour se venger sans doute) que l'on ne dissèque que les cadavres et que l'Université - pour cette raison -, n'aime que les écrivains morts ! Il est certain que le poète en action est moins facile à appréhender que l'autre - celui qui a «remis sa copie». Il est certain que le bain pétrifiant de l'éternité favorise les prises de profil... Je m'inscrirai pourtant en faux contre cette accusation de paresse : il suffit de répertorier les poètes vivants qui ont eu droit à une thèse, ou à un mémoire de maîtrise, pour s'en persuader. L'Université, en ce qui concerne la littérature qui s'écrit sous nos yeux, hâte le pas - et même (pour reprendre l'expression récente d'un premier Ministre) marche parfois «plus vite que la musique», accueillant les balbutiements «modernistes» dès le seuil de la nursery, cela avec le souci (j'imagine) de coller à l'époque et de se vouloir «dans le coup»...

«Me voici devant l'Agrégé final, moi l'impétrant» dit R.G. Cadou dans un poème. Et j'imagine un retournement de situation : moi mort, et lui vivant !... Moi, mort dans la trentaine ; lui ayant effectué le double du parcours...

Je me questionne par rapport à moi-même : où en serais-je, si j'avais dû «remettre ma copie» à cet âge. A son âge ?... Il a fermé sa porte à midi. Mais - comme pour tout «créateur» digne de porter ce nom - personne ne repassera par cette entrée ! Un poète, un peintre, un musicien, campe sur un territoire. Il annexe définitivement une parcelle de l'univers. Cet «univers Cadou» que vous avez déjà (ou allez) analysé(r) mieux que je ne saurais le faire, avec vos méthodes, je n'en retiendrai, voyez-vous, que ce qui touche à l'amitié et à l'ami... L'amitié qui, avec l'amour, était au cœur de la vie de Cadou. L'amitié dont il a toujours eu la religion exigeante et tenace...

Si peu que le temps ait accordé, il a pu amasser une œuvre qui assure sa survie puisque, comme il l'avait pressenti :

«Le nom de Cadou
demeure comme un bruissement d'eau claire sur les cailloux »

Puisque, - nous en donnons la preuve ici-même : le règne de Cadou commence !...

Conscient de son destin, il avait également écrit :

« Je pense à toi qui me liras dans une petite chambre de province
Avec des stores tenus par des épingles à linge... »

Et c'est vrai que ce sont les jeunes gens d'aujourd'hui, enfermés dans de petites chambres, qui constituent ses meilleurs lecteurs...

Cadou et moi, nous nous sommes connus à l'Ecole ! Bien sûr, pas à la communale, ni au Collège, étant donné qu'il était, lui, de ce pays nantais et moi, des pays de Sambre-et-Meuse.

L'Ecole dont je veux parler est celle de Rochefort-sur-Loire, un gros bourg entre Angers et Cholet... En l'absence des «pères fondateurs» (et, à ce propos, je dois dire que nous ne sommes pas nombreux à avoir,physiquement, posé le pied sur le territoire géographique de Rochefort !..) je vais être obligatoirement amené à retracer le pourquoi et le comment de ce groupe sur lequel on ne manque pas de m'interroger, de Nashville à Tbilissi et de Montréal à Amsterdam, chaque fois qu'il m'arrive de faire une incursion dans une Université, à l'étranger...

Cela se passait, je l'ai dit, aux rives de Loire, à Rochefort, dans un pays large et vert, bordé de collines, de châteaux et de sables. Dans cette contrée où les vignes et les roses ajoutent leurs parures à la couleur ardoise du ciel, un pharmacien : Jean Bouhier, et un instituteur : René Guy Cadou, avaient décidé d'ôter le bâillon que l'Occupant tentait d'imposer à la poésie. Souvenons-nous un instant du climat : chacun avançait à tâtons sur un parcours semé d'embûches, cherchant à reconnaître les amis sous le masque, à déceler l'adversaire sous la cordialité d'emprunt. 1941, c'est la guerre. Paris a faim. Paris a froid. L'Europe est un camp retranché. Les veilleurs de Londres et de Moscou chuchotent pendant que les bruits de bottes signalent l'approche d'une patrouille allemande dans la rue où les lampadaires sont éteints... Vichy prône une poésie «nationale et traditionnelle», pieusement enroulée autour d'un bâton de Maréchal. Aragon publie «Le Crève-Coeur». Pierre Seghers lance les premiers numéros de Poésie 41. Max-Pol Fouchet édite la revue Fontaine, à Alger. En zone occupée, la poésie, cette dignité de l'homme, a officiellement disparu...

«Nous sommes de cette opposition qui se nomme la vie !...», s'écrie René. Et je renchéris à mon tour, dans le Manifeste de l'Ecole qui déclare «la poésie en danger», en parlant de : «La vie, cette chose incroyable et menacée. Cette légende quotidienne. Cette bête aux flancs creusés avec sa langue hors de sa bouche...»

Voilà la façon que nous avions de prendre les choses à bras-le-corps, sous la protection des «grands ancêtres» : Ronsard dans le décor de la forêt de Gastine, Villon en sa tour de Meung, Rabelais dans sa campagne de Chinon, du Bellay au bord de son «petit Liré». Ceux-là veillaient, tels des vieux chênes, sur les nourrissons des Muses qui venaient se placer sous leur invocation...

On appréciait le ton révolutionnaire dans la maison de Jean Bouhier où René et moi partagions deux chambres mansardées, sans portes, qu'il fallait traverser de long en large pour sortir... Je me suis souvent demandé pourquoi ce jeune homme inspiré que j'entendais bouger derrière le mur de plâtre passait une partie de ses nuits à griffonner sur une table les textes de ce qui allait devenir, par la suite, une partie d'Hélène ou le Règne Végétal ?... Il m'est arrivé, certains matins, de lui reprocher cette hâte à vouloir l'écriture, à exiger l'expression. Je tiens, moi, qu'il ne faut jamais solliciter le poème, qu'il faut le laisser agir, se nouer secrètement en soi, l'accueillir au moment le plus opportun. René me répondait qu'une journée sans la trace d'un poème est une journée perdue !... Je l'avoue : je n'avais évidemment pas compris cette fatalité, cette hâte qui le poussait à donner tous ses fruits la même saison... Je n'avais pas compris ce que la plus obscure molécule de son corps savait, - qu'il devait dépenser son trésor, donner des fêtes quotidiennes ; écrire plus vite que nous... Et j'en profite pour redire, au passage, que l'image de ce jeune mort, abattu à trente ans, privé des enthousiasmes et des colères qu'il portait en lui, est bien ce qu'il y a de plus inadmissible d'entre toutes les douteuses initiatives du Destin...

Les Hindous des commencements comptaient, dit-on, le passage du Temps en battements de cils. Combien de battements de cils ai-je pu avoir depuis la disparition de René ?... Plusieurs millions, sans doute : chacun correspondant à une lumière, à un éclat filtré, à la prise de possession d'un espace... Et l'on aura compris que je ne suis pas venu déposer un bouquet de fleurs sur une tombe, mais bien tenter de faire revivre pour vous, le plus jeune du groupe de Rochefort, le plus aimé ! Celui dont nous n'avons jamais admis la disparition terrestre et que par une sorte de franc-maçonnerie de l'amitié, nous tenterons toujours d'arracher à la nuit...

L'«Amitié» est le leitmotiv qui revient inlassablement pour qui est «allé à Rochefort», pour ceux dont le cœur et la jeunesse sont restés dans ce village où trois ponts de fer enjambent trois bras de Loire.

Beaucoup de critiques se sont demandé, et se demandent encore, ce qu'il pouvait y avoir de commun entre Bouhier et Rousselot, entre Béalu et Guillevic, entre Béarn et Follain. La réponse, encore une fois, est «l'amitié». Le goût de la poésie, et d'un certain refus, partagés. «Dés lors, écrit Jean Bouhier, traduisant le sentiment commun, nous devions vivre des heures, des journées de liesse, d'enthousiasme, de travail fructueux, nourries par la plus prodigieuse des amitiés...» Et Cadou d'ajouter «Rochefort n'est pas une école. Tout au plus une cour de récréation. Maison de passe de la poésie ; on joue cœur sur table.»

Comme certain personnage de Molière qui faisait de la prose sans
le savoir, nous avons fait une Ecole poétique rien qu'en nous rassemblant. L'explication - qui semble aisée - c'est que, lorsque des gens de même âge et de même générosité se retrouvent dans un désert, ils ont envie de se grouper, de se rassurer par leur mutuelle présence, de se confronter et (-partant-) de s'unir. Or, quand un ami vous est arraché en pleine jeunesse, en pleine puissance de vie et de voix, il est normal (il est biologique) que les autres fassent groupe autour de sa mémoire pour le garder vivant. Rochefort c'est donc, avant tout, Cadou !... Dans la mesure où ceux qui sont venus tolèrent (ou admirent) leur différence, dans la mesure où le rire et le vin cimentent les rencontres et les échanges de points de vue, un dénominateur commun existe. Cela ne va pas jusqu'aux consignes. Chacun joue librement sa partie. Chacun prend, et a toujours pris, ses distances, par rapport à celui qui lui est le plus cher et le plus fraternel : retour au concret, à l'humain, à la poésie de pleine poitrine - je crois que nous nous sommes entendus sur ces données. Le reste est affaire de tempéraments, de perspectives littéraires et de bouteilles vidées dans les auberges.

On a pu parler, il est vrai du «surromantisme» de Rochefort (l'expression est de Cadou lui-même). On peut croire à ce surromantisme de la part de garçons qui viennent de vivre une défaite, qui ont vu les villes brûler, les moissons calcinées, qui savent le visage de la peur et de la solitude... On peut y croire comme à une communauté de cœur. Un point c'est tout. Sans autre dogmatisme. Claude Monet et ses amis ont été baptisés «impressionnistes» par un journaliste qui croyait faire une bonne farce. L'Ecole est à Rochefort ce que la classification en «isme» est aux exégètes : une étiquette facile à lire, mais qui n'explique rien...

Il m'importe plus, à vrai dire, que Cadou ait été là pour m'ouvrir la porte de la maison de La Noue, avec la clé rouillée, dans un fond du domaine de Piedgüe, à cinq kilomètres de Rochefort. Dans cette ancienne maison de métayer, isolée en pleine campagne, personne ne voulait plus habiter... Je revois René, vidant à bras-le-corps la paille entassée jusqu'au toit, puis balayant les pièces aux murs chaulés. Bouhier ayant mis à ma disposition les meubles de son grenier, il fallait encore trouver un chariot, le remplir de matelas, de sommiers, de chaises, de tables, de buffets et transporter le tout avec l'aide d'un percheron... Je revois l'équipage dans les vignes, où crissait la chaleur de Juillet. Les vipères fuyaient dans les hautes herbes. Les lièvres, les ramiers, deshabitués de la présence de l'homme, s'engourdissaient sur mon seuil. Lorsque la nuit tombait, la porte ouverte sur les étoiles, le spectacle du feu dans l'âtre, confinaient à la magie. C'est dans ce royaume de Piedgüe, sur la terre brûlée de l'été, que j'ai écrit La Huche à Pain. J'essayais de ne pas déranger la paix nerveuse, la cohabitation fragile, la trêve consentie par les animaux et les plantes. L'Ecole (c'est-à-dire Bouhier et Cadou) ; oui ! - l'Ecole, «au grand complet», me visitait au jour levé... Le lait frais moussait dans les bols. C'était notre jeunesse...

Aujourd'hui, quand je relis La Huche à Pain, avec 37 années de recul, alors que mon «esthétique» a changé, je me dis que cette histoire du pain et du blé est vieille (et simple) comme le monde. Cadou disait, à propos de ce petit livre (édité du reste par ses soins : il avait créé la Collection des «Amis de Rochefort» pour l'accueillir) qu'il «flotte dans l'odeur des gibiers et des pommes douces» (lettre du 9 décembre 1943). Quant à savoir la place que cette Huche à Pain occupe à présent dans mon œuvre, il me semble qu'elle est essentielle. Elle affirme la prééminence de l'instinct sur la pensée, du plaisir sur l'esthétisme, et laisse clairement entendre que le Verbe est dionysiaque. Je n'ai pas changé sur ce point : toute écriture est «révélation», nettoiement et mise au jour de soi-même. Toute écriture passe par l'élan panique. Les besogneux de l'intellect, ceux qui font de la poésie à partir de l'idée d'en faire, condamnent le monde dont ils sont porteurs. Toute poésie qui n'est pas destinée à l'échange est, pour moi, non seulement inutile, mais scandaleuse. J'ai pu récemment vérifier, tant en Angleterre qu'en Pologne, ou ailleurs, que nombreux sont les écrivains et les poètes qui se réclament des sources campagnardes de leur œuvre sans se sentir exclus de la «modernité». En France, on feint de croire qu'il n'est de littérature que de Paris ! Les officines, les chapelles, ignorent l'appartenance terrienne (je dirais presque «terrestre», tant ces gens-là vivent dans du béton !...).

«Pourquoi n'allez-vous pas à Paris ?...»

demande René dans un poème devenu célèbre.
Il se répond à lui-même (je crois dans «Moineaux de l'an 1920»?) :

« Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le coeur »

Lui qui venait de la Brière, de Sainte-Reine où son père était instituteur, parlait souvent de ce pays «mené de biais par les averses» ; - ce pays auquel il déclare: «mais vous gonflez mon cœur, solfège des marais...».

René a fait la découverte des plaines avec des paysans «assis sur des faucheuses». Il a regagné sa maison «Les bras chargés des longues herbes que l'on nomme «herbe à tourterelles», ou «herbes tremblantes.» La table était en bois de cerisier verni; (autrement dit : «en merisier»). Sur la fenêtre, il y avait des géraniums et des fuschias «fleurs rouges au parfum un peu triste. » C'est cet univers qu'il a tenté de recréer pour retrouver l'enfance perdue, «remonter en enfance» - comme je le dis parfois !...

« Moineaux de l'an 1920
La route en hiver était belle
Et vivre, je le désirais
Comme un enfant qui veut danser
Sur l'étang au miroir trop mince... »

Il y avait (je pense qu'il y a toujours ?...) à Sainte-Reine, une longue allée sablée, qui était celle du calvaire. L'enfant Cadou a fait là la découverte de la «forme terrible» qu'il contemple à genoux, cette forme à laquelle il dira, plus tard :

« Si je reviens jamais de ce côté-ci de la terre
Laissez-moi m'appuyer au chambranle des sources
Heureux celui qui nait en Juin parmi les nielles
Il connaît la beauté des choses éternelles... »

De cette enfance paysanne, qui l'avait pétri pour toujours, Cadou tirait des résonances profondes. Il fréquentait des gens extraordinaires, taillés en pleine pierre, en plein bois. Je me souviens d'une auberge de pays où des diplômes de garde-chasse étaient accrochés aux murs, dans des cadres. Nous étions partis de la maison de Jean Bouhier à bicyclette, avant le lever du jour. J'ai raconté cette journée, qui m'avait marqué, dans un poème dont le titre est «Ami René». Je vais le lire devant vous afin de montrer à quel point les images de la poésie valent celles de la photographie. Et aussi, peut-être, combien la poésie - ainsi que le disait Goethe- est tributaire des circonstances :

« Ami René

Tu m'avais entraîné par un grand jour de lune
Au travers des prairies, des villages, des bois
De hideux cris d'enfant, parfois, stridaient des herbes
On étranglait la nuit dans la gorge d'un chat
Un matin de vent pur, de soleil en médaille
Vint durcir nos souliers, rongés par les brouillards
Nous eûmes, peu après, les jambes sous la table
En un lieu qui sentait le terrier de renard.
La lumière tremblait, âcre vin blanc d'auberge
Sur les forêts pelées d'où nous étions sortis
A nos pieds, le lait cuit versait sur les flammèches
Et nous coupions le pain comme un gros gâteau gris. »

La poésie est aussi (entre autres choses) cette mémoire d'images, ce livre de bord «d'un animal marin, qui vit sur terre et qui voudrait voler » dont parle le poète américain Carl Sandburg. Je me souviens d'autant mieux de cette randonnée à bicyclette que, ce jour-là, à cause d'un déjeuner trop copieux, René avait failli manquer le train de Nantes, qu'il devait prendre vers 19 heures. Je le regardai s'éloigner sur le quai, me faisant «au revoir» de la main, par la portière, puis je regagnai Rochefort. Le lendemain, Nantes était bombardée. Et Cadou nous fit une belle peur en nous laissant plusieurs jours sans nouvelles. Finalement, une carte-postale, représentant un sorcier noir, tout nu, ornée seulement de son paraphe en forme de liane, nous apprit qu'il était en vie... René parlait souvent de Nantes, de son côté fantomatique, il en parlait comme d'une ville secrète, enveloppée de ses rivières, de sable, de limons, de vent... Ici, René est allé à l'école du Quai Hoche, avant le lycée. Ici, il a écrit ses premiers poèmes. La poésie devient sa vie. Sa drogue. Sa passion... Ici, il découvre les «enchanteurs» dont il va faire l'inventaire dans «Anthologie» -la nomenclature comportant déjà Max Jacob et Reverdy, qui ne vont pas tarder à s'intéresser à Cadou - l'un et l'autre !... Max, toujours soucieux de convertir, disait de son côté :

«Mon Dieu ! ayez pitié de René Guy Cadou
qui ne sait pas que ses vers sont le meilleur, de vous ! »

René, ses mauvaises études achevées, son père mort, a fait différents métiers. Il a trié le courrier au bureau-gare de Nantes. Puis la guerre l'a pris. Il devient instituteur de villages (au pluriel !...). Il découvre sa «voie végétale» -ce qu'il appelait «la vie rêvée». Un rêve, évidemment fou, et qui peut se résumer ainsi : «avoir son rectangle de table éclairé, tous les soirs. Une fenêtre où s'inscrit la campagne...»

C'est peut-être à compter de cette période que commence ce que l'on pourrait appeler «la vraie vie» de René Guy Cadou. Pourtant, les classes d'école sont froides. Il se plaint de la solitude : «Je suis dans ma mansarde, avec ma malle éventrée dans un coin, des lilas qui se fanent...» Il éprouve la tentation de Paris. Le sentiment d'une attente de celle qui va paraître et qui sera sa femme... Hélène, ou le règne végétal ! La pierre d'angle de sa vie. L'amour unique, dont parle la Chanson du Mal-Aimé... Je répète que la poésie de Cadou est partagée entre l'amour et l'amitié.

Je nous revois (c'était «avant Hélène» !...) poussant nos bicyclettes «vers la demeure de Marie-Cécile», la bonne hôtesse de Saint-Aubin-de-Luigné, dans les coteaux du Layon brûlés comme un désert. René était rouge, suant, heureux, à bout de forces. La première auberge de campagne nous accueillait. Le goulot des «fillettes» hoquetait dans l'ombre. L’anjou, opulent, jaune, épais comme une liqueur, coulait dans nos verres. Nous revenions à la fraîcheur tombée. La maison de Colette et Jean Bouhier sentait les confitures et la cire. Une ronde de petites filles tournait au jardin, dans le soir.
Nous retrouvions la famille quotidienne et nous riions de toutes nos dents, qui étaient bonnes : nos dents de jeunes loups. On ne saurait dire que nous étions indifférents à la souffrance des hommes. Nous serrions les poings et nous étions prêts à mourir pour (ou avec) les fusillés de Châteaubriant, par exemple. Mais, sans que nous l'exprimions en clair, nous savions que ce n'était là qu'une atroce mascarade et que la grande affaire était en nous, en chacun de nous, enfermée au plus secret du silence. Ce qui compte, c'est la racine, le cheminement sous-jacent, les forces qui irriguent. Ce qui compte, plus que la mort elle-même, c'est ce qui s'élabore dans nos profondeurs pendant que nous avons encore accès à la parole... Certains désignent ces mystères sous un seul vocable : «poésie»... Le terme est sans doute impropre, c'est la démarche de l'être. Vers l'être ! L'exploration de soi. La délimitation du cadastre... La volonté de devenir qui l'on est... Chaque homme enrichit l'humanité... De sa qualité, de son «épaisseur», dépendent tous les autres. Nous avons refusé de nous comporter en mandarins, en intellocrates. En privilégiés de la culture. Et nous avons, dans l'orage de la guerre, connu un apaisement magnifique, une «immense saison d'amitié». Nous savions, avec Novalis, que «la philosophie, c'est l'hôpital de la poésie». Et, avec Max Jacob, que «les poètes tordus sont ceux qui n'ont rien à dire...»

Comme beaucoup de radio-libres, à l'heure actuelle, ceux qui revendiquent le droit à la parole sont toujours nombreux. Une fois ce droit accordé, rares sont ceux qui ont quelque chose à dire. A l'époque de Rochefort, nous tenions le poète pour une sorte de boulanger qui travaille la fine fleur des mots, qui cuit pour le village, qui - une fois la journée terminée - bavarde sur le pas de sa porte avec ses voisins. «Plus de respect, mais des outils», c'est une phrase que je retrouve dans ma contribution au Manifeste de l'Ecole de Rochefort. Le poète est un réaliste. Quelqu'un qui voit plus clair, plus juste, plus vite, que tout le monde. Qui va à l'essentiel. Qui tranche au 1/1000ème de seconde dans l'apparence des choses. Qui travaille au flash de l'illumination.

Cela étant bien entendu, nous avons ri comme on a rarement ri dans une «école» littéraire ; le rire étant un acte de foi, et l'insolence la forme agressive de l'espérance !...

Il fallait voir quel cérémonial chaleureux nous déployions, l'éditeur René Debresse, Bouhier, le Peintre Jégoudez et moi-même pour aller recevoir René à la gare des Forges, en rase campagne, le samedi matin ! Sur la longue route du retour, un cabaret nous accueillait aux environs des douze coups de midi. Dans la cuisine fraîche des Bouhier, Angèle -la cuisinière- gardait une alose géante à frire sur un coin du fourneau. Une joie d'écoliers en vacances présidait à nos chahuts...

Je pense à une certaine matinée d'automne, au premier vent froid. La fin était proche. Nous allions bientôt nous séparer. Nous tremblions au bord des vignes dans nos vêtements trop légers.

Je devais retrouver la même odeur d'automne, quelques années plus tard, à Louisfert, en rentrant d'Allemagne - où j'étais en Occupation. L'herbe poussait dans la cour de l'école. René, vers le soir, s'esquivait :

«Je monte dans ma chambre et prépare les feux
J'appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu»

Hélène, inspiratrice, à l'intention de laquelle furent écrits quelques-uns des plus beaux poèmes de la langue, mêlée à lui comme le lierre l'est aux branches, vaquait aux occupations quotidiennes, dans la cuisine.

Non loin de la maison d'école, le propriétaire de l'auberge portait un anneau d'or à l'oreille. Dans la pièce voisine, qui servait d'épicerie, des braconniers jetaient des lièvres raides et des faisans sur le plateau de cuivre d'une balance.

Il me semble, pendant que je parle, entendre la voix de René qui s'adresse aux petits paysans, dans la salle de classe. Je suis à Louisfert, dans la cuisine. Je colle mon oreille à la porte de séparation :

« En ce temps-là, dit René, la France était pareille à un domaine dont les rois étaient propriétaires. Ils s'occupaient surtout de prélever les richesses que devaient rapporter leurs terres... »

Je discerne une nuance d'âpreté dans la voix du «maître». Voilà pour les souvenirs. Voilà pour le passé.

Aujourd'hui, les choses sont plus ou moins semblables à ce qu'elles ont toujours été : les hommes se déchirent entre eux. Les saisons passent. Les années font leurs petites boules de neige ou de fleurs d'amandier. L'école de Louisfert (la vraie «école», celle-là !...) continue de s'éventer parmi les arbres.

«Poésie, la vie entière,» disait Cadou.

Et moi, me retournant en direction de ce que furent ces années de folies, d'angoisse, de sommeil éveillé, ces années où nous avons ri et rêvé plus qu'aucune autre génération ne peut raisonnablement espérer rêver et rire, je me surprends à murmurer trois vers que René a laissés sur le bord de la table, à l'intention des visiteurs ou des errants :

«Emmène-moi dans la vallée, vers la demeure
De Marie-Cécile, en Saint-Aubin-de-Luigné
Que j'y retrouve et que j'y boive ma jeunesse...»


 

 

 

 

 


Un poète de l’immédiat : René Guy Cadou, par Jean Bouhier

Revue Unir 7 au 13 mai 1945

 


 

Nous n'avons pas encore perdu le sens des discussions poétiques. Malgré nous, nous recherchons des clés, des esthétiques, mêlant ainsi la poésie à tout ce qui peut lui nuire et faisant du poème à la fois une règle de philosophie et une véritable architecture. Trop de poètes ont joué volontiers avec eux-mêmes, les uns par abondance de génie, tel un Cocteau, voire un Eluard, d'autres plus tristement par impuissance. Il nous faut, sans crainte, dénoncer le vide de certains mots auxquels le mallarméisme a voulu nous accoutumer. Peut-on croire vraiment que le poète n'est qu'un magicien, que le verbe ne tient que par un pouvoir incantatoire et que les sentiments sont matière à prestidigitation? Non! Le poème n'est pas plus un tour de passe-passe que le substantifique produit d'une obscure alchimie. N'oublions jamais l'homme. Au contraire, recherchons l'homme jusqu'à sa propre limite, qui est sa limite de chair. L'homme est aussi quotidien que la vie, gardons-nous d'y rechercher l'éternité. Aucun ciel aussi artistiquement, « esthétiquement » conçu soit-il, ne suppléera à la richesse terrestre.

Fort heureusement, les jeunes poètes qui se lèvent ont tourné délibérément leur visage vers la vie. Mieux, leurs aînés immédiats qui n'ont pas craint de pousser l'expérience surréaliste et post-mallarméenne jusqu'à l'impasse, viennent, tels Eluard ou Aragon, de livrer le message du cœur, et non plus du cerveau. Hommes de chair intégralement avec la luxuriance des fleurs, la chaleur du soleil et des sables, le rythme des marées et les grands courants des vents de haute mer, telle est l'ambition des poètes nouveaux qui savent que l'amour est la source de toute grandeur, de tout équilibre, de toute richesse.

Telle est aussi l’ambition d'un des plus grands : René-Guy Cadou, dont le dernier livre porte le titre significatif de « La vie rêvée » (Ed. Robert Laffont), et c'est la vie même qui se retrouve à chaque page de ce fort volume dont chaque vers obéit à un rythme plaqué sur celui des artères, dont chaque feuillet est un temps limité, cerné de vie intense, dont chaque image est le reflet fidèle d'une autre image naturelle et gravée fortement par un sens, à l'aguet, riche de sensibilité

« Il faut monter plus haut
Vers le ciel et l'étable
Vers la cellule d'or où Dieu cherche en tremblant
Une larme oubliée sur le coin de la table »

nous affirme René-Guy Cadou, qui n'oublie jamais cependant la valeur de sa présence. S'il nous dit :

« Si j'apprends à  parler plus haut que les orages
Bleu comme sont les toits ruisselants d'alevins
Si la chaleur du sang peut recuire un visage
Et gonfler dans les yeux cet étrange levain
C'est pour mieux retrouver dans le ciel mon sillage »

Il s'empresse d'ajouter :       

« Il me faut des dangers imminents des blessures
Que je sente ma chair s'épanouir en haillons
Que dans l'air où se vautre une aimable verdure
J'épaississe ma voix de mâles carillons
Qui ne sauront jamais la douceur des fêlures »

Ainsi la leçon de René-Guy Cadou est une leçon de vie complète, de vie journalière, son langage n'est pas l'arbitraire plaisir du dilettante, mais bien le langage simple de tous les hommes, le langage de chaque minute, où les mots sont collés aux objets les plus usuels et non à des idées abstraites.

Et par-dessus ce fourmillement riche, plane, superbe, l'amour des cœurs et des corps, l'amour avec tout ce qu'il doit apporter de paix et d'union intégrale, de sérénité, car le poète est fidèle, à lui-même :

« Pour retrouver l'éclat des santés
La jeunesse
Et le grand large avec ses mains de tendresse
La bonne odeur du jour
Il tend les bras
Il est certain de son amour. »


 

 

 

 

 

Poètes d’aujourd’hui, un poème de René Guy Cadou présenté par Paul Fort

Le Figaro littéraire, 1er novembre 1947

 


 

René Guy Cadou habite un village de l'Ouest hanté de longues routes et de maréchaux ferrants, dans un silence au bruit d'enclumes. Sa femme Hélène (Hélène, sa Muse), son chat Orphée corrigent doucement une solitude qu'il a voulue en tous points semblable à celle de sa Brière.

Volontiers taciturne, il se laisse attirer par la morne désolation des terrains vagues, les villas vides du bord des Mers, les campagnes féroces, mais, c'est le cœur battant, la main large, qu'il accueille au seuil de sa maison d'école toutes les hautes vagues du monde.

Sa poésie, en face des tables tournantes, et des comptoirs, ou sur un simple coup de pouce - ou de dés – les jeunes gens d'aujourd'hui échafaudent leur destin, apparut telle une miraculeuse journée remplie à craquer de bonnes nouvelles. Nouvelles de l'avenir contre lesquelles il s'arme, cependant qu'il appréhende en strophes rebondie mais ailées, comme le garrot de Pégase, sous la caresse ganté de fer de ses alexandrins. Va-t-il bondir, s'envoler, Pégase ? Eh oui ! Vers l'immortalité.

Depuis les chants du trouvère adolescent jusqu'aux airs magiques de « La Vie rêvée », qui ont permis de saluer René Guy Cadou comme l'un des meilleurs poètes de sa génération - et même le plus grand (à mes yeux), je veux dire le plus varié, le plus complet, l'un des plus savants et des plus ingénus — on peut suivre le tracé singulièrement précis d’une âme en quête inlassable de son froment. Avec « Hélène ou le Règne Végétal » que préparent les Editions Gallimard et « Les visages de Solitude » qui sont les miroirs profonds de cet enchanteur, je prédis à René-Guy Cadou un avenir déjà révélé tout entier dans les lignes de son Œuvre comme dans les pages nombreuses de sa main — géniale mais haussant et penchant la corne d'abondance.

 

Merveilles de l'enfance


Le gamin assidu aux rossées de l'école
Qui craint le poing mauvais des valets d'écurie
Le débile et patient qui porte sur son col
Le lys d'encre infâmant des dernières furies
En revenant le soir sur les roues du village
S'avise en souriant d'une mythologie
Monde fermé ainsi qu'une tente de cirque
Quand sur le tapis d'or d'une piste sablée
Se distinguent une écuyère et un cosaque
Dont le veston est plein de cigares bagués
Debout sur un coursier dont le pelage évoque
Un matin d'Austerlitz et son soleil mouillé
Le vainqueur de huit ans salue ses camarades
D'un petit geste de la main apitoyé
Et souple comme on voit sur les cartes murales
La ligne bleue d'un fleuve entre les monts dormants
Il percute dans un tambour et se retrouve
Au milieu d'un tonnerre d'applaudissements
Tandis que tout au fond des métairies sans âge
Les garçons aux poings durs qui frappent au visage
S'apprêtent au sommeil mélancoliquement.


 

 

 

 

 

Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz de René Guy Cadou, par Jeanine Moulin.

Le Journal des Poètes, 1949.

 


 

Qui reçoit un nouveau livre sur Apollinaire ne l'ouvre jamais sans appréhension. Se trouve-t-il, une fois de plus, en présence de ces touchants bavardages qui desservent plutôt qu'ils ne servent la mémoire du poète ou, tient-il enfin l'essai lucide et sérieux qu'il attendait de langue date ?

René Guy Cadou ne nous apporte pas l'ouvrage complet et fondamental qu'appellent encore Alcools et Calligrammes: mais il met en lumière un aspect ignoré ou presque ignoré de leur auteur. Pensé dans un style dense et vivant, étayé d'une solide documentation, ce petit volume comporte en outre une bibliographie qui comblera d'aise tout historien de la littérature.

Selon Albert Béguin et Armand Hoog, Cadou a entrevu dans cette étude, l'un des problèmes majeurs d'Apollinaire : l'érotisme. Cet érotisme lui apparaît non seulement « comme le témoignage vital d'une grande liberté de mouvement et d'esprit », mais aussi, « comme une planche de salut, un moyen de libération, et, pour tout dire, une sorte de philosophie mâle et violente qui devait permettre à la pensée du poète d'élargir son champ ».

Pour révéler le secret d'un Apollinaire moins connu, partant moins aimé de tous, l'essayiste a déployé le tact et l'honnêteté que requierrait une démarche aussi délicate.

Tout d'abord, il examine l'influence qu'exercèrent sur le « mal aimé » ceux qu'il nomme « ses parents de la main gauche » : Rabelais, Poe, d'Aubigné, St. Amand, Casanova et Jarry que « l'enchanteur pourrissant » dégustait avec délice, Sade, Mirabeau, John Cleland, Andrea, de Nerciat, et le divin Aretin (2) dont il préfaça les œuvres.

Il n'est pas douteux que ces révoltés confirmèrent Guillaume dans son goût de bouleverser et d'innover ; peut-être même l'ont-ils encouragé à détruire les derniers soubresauts d'un naturalisme et d'un symbolisme moribonds. Ils lui inspirèrent en outre : La Rome des Borgia, Le Verger des Amours, Les Trois Don Juan, les Onze mille Verges, la Fin de Babylone, ouvrages licencieux que Cadou se refuse à condamner en bloc : « tels qu'ils sont, nous dit-il, dans leur recherche érotique, parfois dans leur naïveté, ils nous aident à mieux comprendre Apollinaire, sa rouerie et sa sensibilité, ils nous font entrer plus avant dans ce qu'André Rouveyre appelle le commerce du poète ».

Le  rapprochement qui est établi (au Chap. VIII) entre l'auteur de l'Hérésiarque et celui de Gargantua nous semble particulièrement convaincant. Apollinaire, comme Rabelais, pèche par excès d'érudition, son humour s'exerce au dépens de la gent ecclésiastique et le gaspillage d'adjectifs truculents qu'on retrouve dans maints passages du Poète Assassiné ou de la Femme assise, fait songer à la manière du grand conteur. De plus, il existe entre ces deux tempéraments vigoureux et jouisseurs une indéniable parenté. Guillaume, nous dit Cadou, « était ivre de santé; et cela se voyait dans la façon qu'il avait de saisir une pomme, un verre, une main. Il savait d'instinct que la vie méritait de sa part un don total, qu'il se devait aussi bien à sa chair qu'à son esprit, et cela, sans qu'il faille en tirer gloire ou honte, mais simplement l'accepter, comme l'expression d'une grande force, d'une grande liberté humaine ».

Une nature saine et débordante, est-ce là l'unique raison qui détermina dans l'œuvre du poète, l'apparition de thèmes et d'images érotiques ? Apollinaire, ne l'oublions pas, croyait à l'efficacité du scandale dans la création artistique. « La surprise est le grand ressort du nouveau » affirmait-il (1).

Ce goût de surprendre à tout prix lui a parfois joué, ainsi qu'en témoignent certains « poèmes-conversations » de Calligrammes, de mauvais tours.

Mais l'utilisation de l'érotisme comme nouveau moyen d'expression a dispensé à son vers et à sa prose, vigueur et acuité. Il en use dans son grand-œuvre, nous dit Cadou, « comme un agitateur, comme un agent secret au service de l'esprit ».

Voici de quoi est fait le chant symphonique de l'Amour
Il y a le chant de l'amour de jadis
Le bruit des baisers éperdus des amants illustres
Les cris d'amour des mortelles violées par les dieux
Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avion

(Le Chant d'Amour : Calligrammes)

Il est rare, croyons-nous, que la poésie retentisse des cris d'un être aussi puissant, aussi complet qu'Apollinaire. Ses lectures innombrables, ses voyages, sa connaissance des femmes, des pays, et des cuisines de haute recherche, rien ne put épuiser sa curiosité et son appétit. Sa joie soldatesque, son humour un peu salace, son goût de la chair féminine, tout cela communique à son langage une santé, une vitalité qui en constituent toute la saveur. Qu'elles soient scatologiques ou érotiques, ses images ne se fourvoient pourtant jamais dans le chemin de la vulgarité. La sensualité déchaînée, presque barbare qui préside à tel poème d'Ombre de mon Amour n'en donne que plus de charme à la mélancolie inquiète des Colchiques ou du Pont Mirabeau.

Peut-être Apollinaire s'est-il soumis, trop fréquemment, tantôt avec joie, tantôt avec tristesse à son démon ; peut-être aurait-on souhaité qu'il tempérât certaines évocations par trop audacieuses, certaines images qui vacillent parfois à l'extrême bord du mauvais goût. Mais à cela Cadou répond que le but, le grand secret de l'érotisme est « de surprendre le lecteur en l'amenant à considérer d'un autre œil ce qu'il considérait naguère comme une maladie honteuse, de ne pas lui donner le goût de sa pelade mais de revêtir celle-ci d'une certaine pitié ; d'une certaine dignité même ». L'auteur de l'Hérésiarque a-t-il nourri cette pensée ? On peut, en tout cas le supposer.

Ceci dit, faisons à René Guy Cadou quelques reproches. On s'étonnera qu'il tienne aussi peu compte, dans son étude. d'« Ombre de mon Amour ».

Certes, les chants à Lou sont inégaux et les couplets de circonstances voisinent, dans ce recueil, avec les strophes durables.

Mais des poèmes comme Lou ma rose ou En allant chercher des obus n'ont rien à envier à la puissance d'Alcools ou de Calligrammes ; de toute manière, ils représentent ce que l'érotisme a donné à la poésie actuelle de plus parfait.

Autre critique : L'érotisme n'est qu'un des ressorts qui conditionna le lyrisme d'Apollinaire et Cadou aurait dû spécifier qu'il en existait d'autres. Alcools et Calligrammes traduisent maintes obsessions que l'essayiste se doit de signaler. Il aurait fallu faire entendre aussi que cet érotisme n'était qu'une des formes que prit l'amour chez le poète. Guillaume a connu toutes les gammes de la passion. Anny Playden lui fit éprouver le sentiment dépouillé, presque immatériel dont frémissent les plus belles strophes du Mal aimé :

Mais en vérité je l'attends
Avec mon cœur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t-en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai je suis content

Jeune fille inaccessible, elle marqua autant sa poésie que la Madeleine alanguie ou la Lou perverse qui ravageaient les nuits de l'Artilleur de Metz. La tendresse consumante, c'est Marie qui la lui inspira, Marie Laurencin, Marie qui dansait à la corde, la Marie d'Alcools; et Jacqueline, rose d'automne qui annonce le repos des sens et la jouissance plénière de la maturité vient compléter la gerbe où s'étagent les nuances les plus diverses de la passion.   .

D'autres sentiments, d'autres goûts, d'autres thèmes ont encore hanté la pensée et les chants du poète. René Guy Cadou aurait pu remonter aux différentes sources où s'abreuvait Apollinaire. Le lecteur n'en aurait que mieux saisi l'attrait de « cette violente et mâle philosophie » qui lui est ici révélée; et d'autre part il aurait mesuré les dimensions véritables de celui qui écrivait :

Je lègue à l'avenir l'histoire de Guillaume Apollinaire
Qui fut à la guerre et sut être partout
Dans les villes heureuses de l'arrière
Dans tout le reste de l'univers
Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé
Dans les femmes dans les canons dans les chevaux
Au zénith au nadir aux 4 points cardinaux
Et dans l'unique ardeur de cette veillée d'armes

(1) Ed. S. Chiffoleau (Nantes, 1948).
(2) Bibliothèque des Curieux Les Maîtres de l'Amour.
(3) L'Esprit nouveau et les poètes.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou vivant, par Luc Bérimont

Combat 28 mars 1951


 

Vivant, oui !... Mes poings se serrent à la vue de ce carton bordé de noir qui cherche à me faire admettre sa mort. Celui qui, depuis Rochefort-sur-Loire, depuis l'Ecole de Poésie fondée en 1940 par Jean Bouhier, n'a cessé d'irriguer de son chant les terres du lyrisme, est décédé à l'âge de trente et un ans, à Louisfert, petit village champêtre, proche de Chateaubriant, où il était instituteur.

Ce soir, tandis que le vent du printemps fait voltiger dans ma Mémoire des images de carriole aux lanternes allumées, de matins ivres, égarés dans la forêt, je pense au temps de l'amitié. « On vous dit mort, vous !... » On dit mort celui qui était le plus jeune de notre groupe, que nous tenions pour l'enfant inspiré, pour le plus authentique chanteur de notre génération. « Amis de Rochefort. » Tel est le titre que Cadou avait retenu pour la Collection qu'il dirigeait en ces années du bord de Loire. Ainsi réunit-il, et m'apprit-il à connaître, tous ceux qui sont devenus mes compagnons et mes amis : Jean Rousselot, Marcel Béalu, Michel Manoll, Maurice Fombeure, Louis Emié, Jean Follain, Pierre Béarn, Louis Guillaume, Guillevic, Roger Richard, Luc Decaunes. Je ne saurais tous les nommer. « L'Ecole de Rochefort, disait-il, c'est l'école de l'amitié. Ça sent la chair fraîche ici ! » Et d'agiter cette tête joufflue d'ange blond et rose, de libérer ce grand rire inspiré, toujours voilé pourtant d'humaine tendresse, qui nous aidait à déceler en lui la présence turbulente et solaire du génie...

Les « graines de soleil » qu'il a semées germeront. On comprendra, après Max Jacob, Marcel Arland, Paul Fort, Pierre Reverdy, et beaucoup d'autres, que René-Guy Cadou s'inscrit dans la grande lignée. On apprendra, la gorge serrée, les pièces de « La Vie Rêvée » (1), de « Pleine Poitrine »(2), des « Poèmes Choisis » (3). On découvrira, sous sa conduite, que la jeune poésie a encore une voix, que son cœur — pareil à celui d'un lièvre piégé — bat très fort sous un pelage de fausse indifférence. Que la cérébralité n'est pas reine et l'amour, une pomme, le ciel, la paille, les saisons, peuvent encore avouer leur nom avec une désarmante nouveauté. Je pense à cette toute dernière plaquette que Seghers et Rousselot, tenant une gageure matérielle et gagnant la mort de vitesse, sont parvenus à sortir juste à temps pour que Cadou la soupèse encore dans sa main. Ecrit dans le courant des dernières semaines, chacun de ces poèmes avoue la présence de nuit, sa hantise. C'en est fini du rire, de l'insouciance, de la joie. Les murs de la chambre se sont refermés sur le jeune homme inspiré qui agonise. Cadou choisit le titre de ce dernier livre. Il l'appelle « Les Biens de ce Monde ».

(1) Robert Laffont, édi. (2) Fanlac, édit. (3) Chiffoleau, édit. (4) Pierre Seghers, édit.


 

 

 

 

 

 

Un poète béni, Guy-Noël Rousseau

La Réforme 21 avril 1951

« Nous sommes des passants appliqués à passer... Ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les mortels. »
René Char(« Les Matinaux »)

 


 

De nos poètes, les plus saisissants sont peut-être ceux que n'absorbe aucun projet satanique. 11 semble que les « maudits » n’aient plus rien à nous apprendre. En littérature, nous sommes las des attentats. Les alchimistes qui postulent la perdition, qui s'aheurtent et s'ingénient à supplanter le créateur en malaxant furieusement la substance de sa création, ne nous fascinent plus. Ils nous fatiguent plutôt, et nous désolent. Les autres, ceux qui nous sollicitent sans nous déchiqueter, qui nous entretiennent sans nous meurtrir, qui nous émerveillent sans nous inciter à faire quelque « embardée du côté du démon », selon le mot d'André Gide acculant familièrement son ami Julien Green, nous les aimons, ceux-là, parce qu'ils ne nous cachent pas leur état de créatures.

Que René-Guy Cadou appartienne à cette famille de cœurs honnêtes et attentifs, qu'il y occupe une place qui, insensiblement, s'est révélée prééminente, c'est ce que confirme le dernier recueil publié de son vivant. Le titre en laisse pressentir l'allure et le climat : Les Biens de ce monde (1). Ces derniers battements d'un cœur voué à l'épuisement, comme tout cœur d'homme, nous initient amoureusement aux charmes et aux douceurs du paysage terrestre, nous font cheminer, curieux, ravis, comblés, vers un horizon qu'aucun assaut ne vient abîmer.

C'est avec une heureuse application que René-Guy Cadou a fouillé sa condition de créature. D'abord emporté par la révolution surréaliste, puis déçu sans doute par cette aventure esthétique qui, se voulant totale, visant ouvertement l'éclatement de l'expérience humaine par le défi, aboutit au culte du seul objet et à je ne sais quel luisant desséchement, il a fini par s'abandonner aux mouvements simples et familiers du vivant mystère qui bouillonne au creux de tout destin ; c'est au fond de ce creuset que le miracle poétique, obscurément, s'accomplit. Sans en avoir l'air, Cadou nous introduit en plein tragique. Cette poésie aux élans charitables (« Si l'amour vient à manquer, il n'est nul héritage »...), voici que le vertige et l'angoisse de l'amour la prennent, voici qu'elle nous apparaît soudain, à la pointe d'un vers, au détour d'une strophe, dans l'éclatement d'une image immédiatement reconnue, nouée désespérément, prise, à peine aventurée, entre les mailles d'un lointain désastre :

« La nuit !
La nuit surtout je ne rêve pas je vois
J'entends je marche au bord du trou
J'entends gronder
Ce sont les pierres qui se détachent des années... »

Délibérément, il conjugue tout « au présent », l'éternité le fait fuir, et voici pourtant qu'il nous en parle comme s'il en exploitait déjà les ressources ! C'est le prix de la poésie de René-Guy Cadou : patiemment préparée et pourtant frugale, comme un chaud repas pris en hâte entre deux relais (« Il y a ces relais si reposants dans les limites de la Terre... »), elle nous renvoie, les bras encombrés de richesses, vers ce monde que nos misères et nos abdications ne suffisent pas à détériorer. La critique, ici, ne passe pas : on ne critique pas la respiration d'un homme heureux qui, voluptueusement étendu sous le ciel, les yeux avidement ouverts, repose au cœur de quelque buisson mystérieusement habité. Comme dirait Eluard, là, « tous les mots sont d'accord » ; je n'en dirai pas davantage car la peur me retient de noyer dans quelque commentaire leur plus intime vertu.

Laissez-moi simplement vous conseiller, vous presser de lire ce long et sinueux poème intitulé « Nocturne ». Il m'apparaît comme le murmure d'un homme qui, s'interdisant de farder les quelques prémonitions dont il vit, se permet à peine d'accompagner discrètement le chant de ceux qui savent, et souvent si mal :

« O mon Dieu !...
N'allez pas redouter surtout quelque conversion retentissante !...
Considérez que je vous suis parent par quelque femme de village
Et par quelque vaurien d'ancêtre
L'une adorait votre visage
L'autre s'est payé votre tête...
O mon Dieu, que la nuit est belle où brille l'anneau de votre main ! »

Il fallait qu'il se posé une dernière fois sur nous, ce regard que fait pétiller l'envie de vivre toujours mieux.

 (1) Les Biens de ce inonde, avec un dessin par Toulouse (Pierre Seghers, Paris, 1951).


 

 

 

 

 

Sur la mort de René Guy Cadou, par Jean Rousselot

Flammes vives (Revue littéraire), 1er juin 1951

 


 

J'ai connu René-Guy Cadou bien longtemps après avoir fait la connaissance de ses poèmes, qui m'arrivaient du collège où il les écrivait en cachette ; c'est Michel Manoll qui m'avait envoyé ces premiers essais d'un garçon de seize ans dont le sévère et pathétique Pierre Reverdy était alors le dieu vivant mais qui contenait mal ses démangeaisons de lyrisme affectueux et cru. Et c'était cela que j'aimais chez Cadou : une spontanéité, une fraîcheur de source, une ardeur vivante qui n'est ni la joie ni l'allégresse et que l'« alegria » espagnol traduit assez bien. Il avait seize ans ; Manoll et moi en avions vingt-deux, et déjà nous n'étions plus jeunes, la vie ne nous ayant point gâtés, l'un comme l'antre... Disons que l'expérience seule nous permettait de conseiller l'enfant-poète...

Il marchait à pas de géant, d'ailleurs : Brancardiers de l'aube ; Forges du Vent, Retour de Flamine, Années-Lainières, Morte-Saison, Lilas du Soir, chacun de ses recueils, le montrait plus plein, plus sûr, plus près de sa nature qui n'était point d'un esthète en chambre, mais d'un poète directement branché sur la vie, sur la terre, sur la grande douleur universelle que les hommes dissimulent derrière leur front dur et qui appelle au fond des yeux des bonnes bêtes ; mais aussi soulevé par le flot tellurique qui, à chaque printemps, gonfle les bourgeons des branches et le corsage des filles.


 

 

 

 

 

 

René Guy Cadou, par NC

Quartier Latin, octobre 1951

 


 

Quand le filin du jour me glissera des doigts
Si je n'ai plus pouvoir d'orienter les fenêtres
Alors adieu garçon ! Et que ce soit
Par un matin couleur de melon d'eau !

Ainsi s'exprimait, quelque temps avant de quitter « les biens de ce monde », le poète qui avait tant aimé la vie. Ce ne fut point cependant « par un matin couleur de melon d'eau », mais juste après minuit, ce 21 mars, à l'heure où naissait le printemps, qu'après l'épreuve d'une maladie, sans espoir, s'éteignit, à Louisfert, René-Guy Cadou.

Il était né à Sainte-Reine-de-Bretagne, en Brière, le 15 février 1920. La mort de sa mère, en 1932, mit fin à une enfance heureuse et il garda de ses années de lycée un pénible souvenir. Son père malade, il dut, pour obtenir son second diplôme de bachelier, accepter à la poste de Nantes un travail de nuit, puis exercer pour vivre divers métiers. Mais, venu à la poésie dès sa quinzième année, il lui consacra ses meilleurs moments, publia à dix-sept ans sa première plaquette : Brancardiers de l'aube, puis, en 1938, aux Cahiers de Sagesse (que dirigeait avec tant de courage et de dévouement Fernand Marc), Les Forges du vent ; en 1940 et 1941, La Pipe en écume et Morte-Saison chez Debresse.

Aux côtés de Michel Manoll, qu'il avait connu à Nantes en 1936, et dont la rencontre fut pour lui capitale, de Marcel Béalu, de Luc Bérimont et de Jean Rousselot, il fit partie du groupe de l'Ecole de Rochefort, qu'animait Jean Bouhier, et il fit paraitre successivement : Années-Lumière, en 1941, Bruits du cœur, Lilas du soir (1942), Grand Elan (1943).

En 1944, un important recueil de poèmes, La Vie rêvée, où s'affirme le talent de René-Guy Cadou, sortait chez Laffont. Puis, ce furent, en 1946, Pleine Poitrine et, en 1947, ces Visages de solitude, aux résonances profondes, qui contiennent, comme tant de pages de La Vie rêvée, l'interrogation angoissée de l'homme devant lui-même et devant son destin.

« Une main que le vide des journées effraie
On aimerait au moins une fois dans sa vie
Retrouver sur la route à force de blancheur
La trace aventurée la démarche conquise
D'un printemps de sol - même étouffé dans son cœur
Je marcherais longtemps dans des rues de village
Dévorant à pas lents les Jours comme un viveur
Retrouve après vingt ans la soupe de famille
Dans un logis qui sent l'étable et la grandeur
Peut-être gravissant les paliers de la neige
Jusqu'au faîte invisible et proche du chagrin
En un matin de bonne chance trouverais-je
La première étincelle blanche du destin
Mais le soleil qui brasse au-dessus des tonnerres
Le froment noir le sel amer et l'illusion
Eteint la neige à la surface de la terre
Qui meurt comme un été de ses constellations. »

René-Guy Cadou avait définitivement renoncé à Paris.

« Ma vie ne commençait qu'au delà de moi-même
Ebruitée doucement par un Vol de vannaux. »

Cette communion si intime avec la vie et la nature contient le secret de la poésie de René-Guy Cadou. C'est elle qui transfigure les réalités les plus triviales, revêt de magie les images banales ou familières, pare les mots les plus ternes d'une beauté nouvelle, faite de douceur et de tendresse. Sans grandes phrases, par le seul miracle de son amour, il rénove et ennoblit le langage de tous les jours, fait vibrer les cordes secrètes de l'émotion :

« J'ai toujours habité de grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier...
Mais l'homme qui se tient penché sur sa jeunesse
Et la main répandue comme un trieur de grains... »

ou ces vers qui s'adressent au Christ sur un ton de douce confiance :

« Que n'ai-je su Vous arrêter
Quand Vous alliez entre les saules
Les bois de justice à l'épaule
Comme un pêcheur aux carrelets »

ou encore :

« Il faut monter plus haut
N'ers le ciel et l'étable
Vers la cellule d'or où Dieu cherche en tremblant
Une larme oubliée sur le coin de la table. »

Nous voici bien loin de la poésie volontaire et artificielle, de cette recherche de l'effet et de l'originalité à tout prix qui gâte tant d'œuvres des poètes contemporains le plus doués.

Pourquoi dès lors reprocher au poète de n'avoir rien apporté de nouveau ? Ce sont toujours les mêmes idées et les mêmes sentiments qui émeuvent les hommes, et si la poésie de René-Guy Cadou nous touche à ce point, c'est parce qu'elle a le rare mérite de l'authenticité. C'est aussi parce que, poète né, il a son univers bien à lui, dans lequel il se meut sans effort et vers lequel il nous entraîne, sans qu'il lui soit besoin d'avoir recours à des mythes plus ou moins bien inventés…


 

 

 

 

 

René Guy Cadou, par André Gascht

Le Thyrse, 1er mai 1951, n° 5

 


 

Cernés de tous côtés par l'urgence d'un sort éphémère, nous vivons ici-bas dans un perpétuel adieu. Chaque pas nous ramène vers un anniversaire douloureux. Chacun creuse à nos pieds une absence nouvelle. La vie plonge des racines profondes dans la mort. Elle s'en nourrit. Elle nous en nourrit. Nous sommes pétris de nos morts autant que des vivants qui nous ont mis au monde. Et nos morts sont tous ceux qui ont contribué à faire de nous ce que nous sommes, qu'ils soient anonymes ou célèbres, proches ou inconnus.

Entre mille qui nous sollicitent, comment ne pas songer particulièrement, ces jours-ci, à Marius Grout, mort le ter mai 1946 — voici tout juste cinq ans — et qui croyait plus que tout autre à cette communauté des vivants et des morts. Comment ne pas songer aussi au fraternel poète que sut être Ilarie Voronca, qui ne l'avait précédé que d'une quinzaine de jours dans la tombe. Comment ne pas songer surtout à René-Guy Cadou, que la mort a saisi à l'aube du 21 mars dernier, à l'heure même où renaissait le printemps, et qui s'est éteint comme on s'endort, cruellement affaibli par quatre interventions chirurgicales successives, à trente et un ans.
- « La poésie est peut-être inutile —confiait-il à un ami, la veille de sa mort — du moins rapproche-t-elle les hommes et permet-elle l'amitié ».

C'est de cet ordre, en effet, qu'était l'amitié silencieuse que je portais à René-Guy Cadou. Nos rapports personnels auront été extrêmement limités. A peine avions-nous échangé deux ou trois lettres et quelques livres. Mais je savais qu'à Louisfert, dans la campagne nantaise, près de Châteaubriant que ses otages ont rendu célèbre, un homme vivait qui avait mon âge et que je retrouvais dans quelques similitudes de goûts, dans quelques poèmes aussi dont Léon-Gabriel Gros écrivait tout récemment qu'ils sont « les plus émouvants du lyrisme français depuis une vingtaine d'années ».

Il était né à Nantes en 1920. Cette époque de sa naissance, qui nous était-commune, il l'identifiait comme celle de Buffalo Bill, de Valentino, de Lon Chaney et de Buster Keaton. Je m'irritais, à part moi, de cette définition. Mais peut-être n'en existe-t-il pas, en effet, de meilleure. Aucune assurément ne montre mieux le caractère désuet qu'ont pris les préoccupations de ce temps-là.

Ses débuts littéraires datent de 1937, année où il publia son premier recueil « Brancardiers de l'Aube ». René Lacôte, qui le connut dès cette époque, assure qu'il s'y découvre déjà tout entier, avec son désir de simplicité essentielle et sa croyance à l'efficacité de la poésie autant qu'à la responsabilité du poète. Ces qualités, d'ailleurs, il allait les épanouir de livre en livre, élargissant à chaque nouvelle occasion la chaleur humaine et la fraternité d'une œuvre qui, désabusée des vaines tentatives d'affranchissement que la poésie avait traversées depuis plus de vingt ans. Il s'épanche sans parti-pris, comme sans facilité, avec le rythme naturel d'une confidence élevée à la vertu du témoignage.

« La plupart des poètes, notait-il en préface à un « Hommage à la Poésie » auquel il avait convié plus de trente poètes, se sont enfin avisés que la vie était une chose belle et simple et que la poésie pourrait à son tour devenir belle et simple pour peu qu'elle se rapproche de la vie. Avant d'apprendre à écrire, il a fallu apprendre à vivre, c'est à dire à souffrir et à aimer »

Ainsi rendait-il compte, sans le savoir, de sa propre expérience. Souffrir, aimer : ce sont les mots-clés d'une œuvre sans fausse complication mais non sans grandeur, quotidienne au sens le plus élevé de ce qualificatif souvent galvaudé. « La Vie rêvée », en 1944, et les « Poèmes choisis », parus l'an dernier, donnent en raccourci l'image de cette progression sensible et témoignent de la continuité d'une démarche assurée d'elle-même, consciente de son vouloir. Mais il faudrait pouvoir reprendre chacune des étapes de ce long pèlerinage intérieur. Il faudrait connaître aussi, dans leur affectueuse intention, les poèmes dès longtemps annoncés de « Hélène, ou le Règne végétal », ou l'exquis roman « La Maison d’été », dont maints fragments ont paru en revue, et que le poète se proposait de publier, ainsi que des recueils de nouvelles et d'aphorismes, lorsque l'injustice d'un sort difficile aurait eu desserré de lui son étreinte. Et surtout il ne faut pas négliger les deux essais chaleureux qu'il a consacrés à Guillaume Apollinaire. Le poète d'« Alcools » était assurément — avec Max Jacob, Artaud et quelques autres — au nombre des amitiés les plus intransigeantes d'un homme qui avait fait de l'amitié une des constituantes de son art poétique.

L'expression la plus émouvante que nous en ait laissé René-Guy Cadou, ce sont les quelques poèmes qu'il a réunis en manière de testament poétique et dont il a tenu à assurer lui-même l'envoi, moins de quinze jours avant de nous quitter : « Les Biens de ce Monde ». La Main qui a tracé, sur la page de garde de ses feuillets, l'adieu de quelques mots amicaux, c'était sans doute celle que Jean Rousselot devait recueillir, sans force, dans la sienne, lors de sa dernière visite au poète agonisant. Mais le cœur et l'esprit qui animent ces vers courageux, quoique secrètement désolés, ce ont ceux d'un être menacé dans sa plus vitale substance et qui, tout en s'efforçant de ne pas jeter l'alarme à ceux qui l'entourent, lutte désespérément contre l'envahissement pressenti de la mort.

Quand le filin du jour me glissera des doigts....

Comment ne pas tomber en arrêt devant ce vers insolite. Et si l'on hésitait à comprendre son avertissement sans appel, n'y a-t-il pas la confidence de cette autre page

La nuit ! La nuit surtout je ne rêve pas je vois
J'entends je marche au bord du trou J'entends gronder
Ce sont les pierres qui se détachent des années
La nuit nul ne prend garde
C'est tout un pan de l'avenir qui se lézarde
Et rien ne vivra plus en moi
Comme un moulin qui tourne à vide
L'éternité
De grandes belles filles qui ne sont pas nées
Se donneront pour rien dans les bois
Des hommes que je ne connaîtrai jamais
Battront les cartes sous la lampe un soir de gel
Qu'est-ce que j'aurai gagné à être éternel ?
Les lunes et les siècles passeront
Un million d'années ce n'est rien
Mais ne plus avoir ce tremblement de la main
Qui se dispose à cueillir des œufs dans la haie
Plus d'envie plus d'orgueil l'être satisfait
Et toujours la même heure imbécile à la montre
Plus de départs à jeun pour d'obscures rencontres
Je me dresse comme un ressort tout neuf dans mon lit
Je suis debout dans la nuit noire et je m'agrippe
A des lampions à des fantômes pas solides
Où la lucarne ? Je veux fuir !
Où l'écoutille ?
Et je m'attache à cette étoile qui scintille
Comme un silex en pointe dans le flanc
Ivrogne de la vie qui conjugue au présent
Le liseron du jour et le fer de la grille.

Jusqu'à l'ultime prière, nocturne elle aussi, sur laquelle se clôture, hélas ! l'œuvre prématurément interrompue de ce poète, et qu'il nous plairait de pouvoir relire avec lui :

Maintenant que les seuls trains qui partent n'assurent plus la correspondance
Pour toutes ces petites gares ombragées sur le réseau de la souffrance
Oh! je crois bien que ce sera à genoux
Mon Dieu! que je me rapprocherai de Vous !

Quant à nous, que tant d'alternatives douloureuses attendent encore ici-bas, qui que nous soyons, puissiez-vous, cher René-Guy Cadou, nous être à votre tour l'intercesseur, le jour où, pour nous aussi, le filin du jour cessera de couler entre nos doigts glacés, son lent rosaire d'heures alternées.


 

 

 

 

 

René Guy Cadou : Guillaume Apollinaire ou l'Artilleur de Metz, par Louis Perche. (Edit. S. Chiffoleau, Nantes).

Les Cahiers du Sud, N°2,3, 1948.

 


 

Il a fallu attendre presque trente ans après la mort d'Apollinaire pour que soient enfin découvertes, livrées à nu, la signification et la puissance constructive de l'érotisme qui féconde son œuvre, nous le savons désormais, à la façon d'un ferment. Une fois encore, éclate la non-gratuité de l'acte poétique, et c'est un des meilleurs jeunes poètes français qui se charge de nous le démontrer, heureuse coïncidence.

Jusqu'ici, l'érotisme du Mal-Aimé pouvait être considéré comme un accident alors qu'au contraire il est un des éléments nécessaires de sa personnalité. René Guy Cadou s'emploie à nous éclairer ; à ce titre, quatre chapitres surtout, semblent les charnières de son étude. Le besoin de connaissance du poète s'éveillant à lui-même (chapitre L'érotisme ou la vertu du scandale) est souligné par son désir de l'absolu, mais une quête ne le satisfait pas ; il s'adonne à la création, fût-elle périlleuse : une nouvelle utilisation typographique des blancs et des caractères dans les feuillets du livre, l'absence soigneuse de ponctuation, se trouvent déjà exprimé le besoin de réinventer, même par les moyens si élémentaires de l'absurde (l'apparence de l'absurde), la vérité première de la parole écrite, ou mieux, la préparation d'un mythe à imaginer de toutes pièces. Mais bientôt (Bénéfices et privilèges de l'érotisme), l'être humain, forme et réalité, atteint Apollinaire : celui-ci s'aperçoit que l'érotisme est l'une des obligations du renouvellement continu de notre condition. Ce qui l'aide à s'y intéresser, à s'y attacher, c'est une besogne alimentaire (Les travaux de la Nationale). Enfin, la guerre, ce cinquième élément, précipite la matière poétique d'Apollinaire avec l'impétuosité d'un réactif ; elle concrétise la force de son pouvoir (L'artilleur de Metz). Ainsi, la démarche intellectuelle que mène l'auteur d'Alcools et de Calligrammes est-elle suivie avec passion et avec une mesure très exacte par René Guy Cadou. Il a écrit avec aisance un ouvrage que tout curieux ou ami de la poésie d'Apollinaire pourra consulter avec intérêt. Le
ton reste peut-être un peu léger, mais l'essentiel des indications est nuancé d'une sympathie dont la première des vertus est l'affection qui appelle, elle aussi, la sympathie du lecteur.


 

 

 

 

 

La Vie Rêvée par René-Guy Cadou, par Armand Bernier.

Les Cahiers du Nord, 1946 Tome II N°57, (Edit. Robert Laffont).

 


 

Le métier prosodique de René Guy Cadou est remarquable. C'est, à mes yeux, un point important, car je ne tiens pas pour poète l'homme inspiré dont l'inspiration se traduit par des vers imparfaits.

Les alexandrins de René Guy Cadou ont du mouvement et une rare musicalité. Ses vers libres, fort bien rythmés n'ont rien de la sécheresse de la prose découpée en morceaux. Ce sont des vers. Or, c'est à ses vers libres, lorsqu'il se hasarde à affronter les deux prosodies, qu'on peut le mieux mesurer le pouvoir d'incantation d'un poète. S'il réussit à y faire passer, sans pertes, le courant poétique, si vis-à-vis de ses vers réguliers, ses vers libres n'apparaissent pas
comme des rameaux desséchés à côté des branches en fleur, si au contraire, on est forcé d'admettre que son vers libre a une démarche plus aisée que l'alexandrin, dont les réussites, pour prestigieuses qu'elles puissent être, n'en sont pas moins engendrées par un automatisme subconscient, alors, il faut bien avouer qu'on se trouve en présence de quelqu'un qui a reçu le don du ciel.

Les beaux vers se trouvent à profusion dans « La Vie Rêvée ». Quand René Guy Cadou écrit :

Bleu comme sont les toits ruisselants d'alevins.

ou bien :

Les biches revenues des noces printanières.

On ne peut nier qu'euphoniquement et plastiquement, ce sont des vers incomparables dont la beauté et la musicalité ne sont pas les seuls éléments de réussite. Ils font une part importante au mystère et leur rayonnement dépasse de beaucoup leus limites graphiques. D'autres vers, d'un sens plus défini, n'en sont pas moins hautement poétiques. C'est :

Je parle couramment le langage des pierres.

ou encore :

Si j'apprends à parler plus haut que les orages.

Est-il moins authentiquement poète à de tels moments où il sert directement l'idée ? Certes non ! Et l'amoureux de la forêt que j'ai toujours été se sent plus près de ce poète qu'en toute autre circonstance lorsqu'il fait ce simple aveu :

Tu peux tout effacer
si tu laisses les branches.

Après ce cri, qui ne peut lui être monté que du fond de l'âme, j'ai moins peur de courir avec lui à l'aventure, parmi

Les fleuves dépassés par les chevaux du temps.

On n'en finirait pas de cueillir dans ce livre des grappes de beaux vers tout ruisselants de ciel. On y trouvera parfois aussi un vers d'un goût douteux. Dans le cas de René Guy Cadou, peut-être faut-il incriminer la rime, cette rime dont je ne suis pas adversaire, parce que je n'oublie pas qu'elle est, comme la langue d'Esope, la meilleure et la pire des choses. Avec des vers tels que :

Les fleuves se disloquent
C'est la mer qui déforme ses loques.

ou encore :

Il va dans les couchants morfondus d’aquarelles.
Le solfège d'un toit jette ses hirondelles.

Il faut reconnaître qu'on est passé de la pure poésie à la littérature haïssable.

René Guy Cadou écrit trop. C'est d'ailleurs un mal général aujourd'hui. On ne sait plus attendre et choisir. En moins de dix ans, René Guy Cadou a publié onze recueils et il en annonce d'autres. « La Vie Rêvée » est un gros volume de 230 pages. Un poète ne doit pas livrer tout ce que l'inspiration lui propose. Il faut savoir choisir, élaguer, ordonner l'œuvre rigoureusement. Il ne faut garder que l'essentiel pour qu'on sente mieux la présence du poète dans ce qu'il écrit. Loin de moi de prétendre que René-Guy Cadou est absent de sa poésie. Cependant, après avoir refermé « La Vie Rêvée » je connais mal son auteur. Je sais que René-Guy Cadou rêve devant le monde et qu'il a pour traduire ses songes un outil souvent merveilleux. Je ne sais pas grand-chose de ses concepts métaphysiques, ni de ses aspirations sociales, ni de ses joies et de ses douleurs d'homme. Il m'a enchanté. Il ne m'a pas ému ou exalté.

Que voilà, dira-t-on, à propos d'un volume de vers, de longues considérations où alternent les louanges et les critiques ! Qu'on y voie la preuve qu'il s'agit d'un de ces ouvrages intéressants dont on ne peut parler brièvement parce qu'il y a trop à dire à leur sujet. René Guy Cadou avec ses lâchers de pigeons à la gorge des villes et ses marins revenus dans les arbres m'apparût comme un magicien. Ce n'est déjà pas un mince mérite. Avec la maturité, s'il a l'esprit profond, le reste viendra par surcroît.


 

 

 

 

 

La Vie Rêvée — R.-G. Cadou, par JPF

Horizon, N°1, 1945.

 


 

C'est sans doute parce que René-Guy Cadou se trouve comme l'écrivait P. Reverdy de tout vrai poète, « dans une position difficile et périlleuse », qu'il apparaît assez malaisé de parler de ses poèmes. Un peu comme le spectateur doit retenir le souffle et les mots pendant les prouesses d'équilibre. Non pas ici sur le fil insensé, mais sur le tranchant aigu du plan du rêve et de celui de l'absolu. La vie réelle est donc la vie rêvée et ce doit être là une des raisons de ce titre.

Cette Vie rêvée nous apporte donc témoignage d'une « nouvelle saison » de René-Guy Cadou, dont les précédentes plaquettes et recueils étaient comme les signes avant-coureurs. Les feuilles du printemps le « touchent à l'épaule ».
Il serait vain de tenter quelque définition de cette poésie étrangement acérée. Des Brancardiers de l'aube aux feuillets d'Amis les Anges, à l'important recueil de cette Vie rêvée, elle s'inscrit dans la parenté respectueuse de l'œuvre de P. Reverdy et de celle inépuisable de Max Jacob.

De la première, il retient encore spontanément la « plasticité mentale », souvent l'évidence désincarnée :

O chair tracée à coups de fouet
un jour
les liens du sang
sauvée
dans ta beauté de marbre.

Surtout l'étrange sonorité d'un monde où luisent seulement des mots calculés et essentiels et cette leçon d'ascétisme qui recompose l'éternelle simplicité du monde.

Mais on constate chez René-Guy Cadou un sens affectueux de l'humain qui l'éloigne de Reverdy dont les paysages épurés, crissants de gel, n'admettraient que le cri qui fuse comme une ligne, la chute de l'oiseau mort ou la pierre à toute force que décoche la fronde.

Jamais le rythme à deux temps du pas trop humain. Le monde vide de ses poèmes les plus récents :

Il n'y a plus rien dans notre monde
Rien à boire
Rien à dire
Rien à voir (1).

C'est à une jeune expérience de la vie difficile que R.-G. Cadou doit sans doute ce sens de la douleur et de notre « condamnation à vie » qui lui faisait écrire, dès les « années-lumières » de 1941 :

Mettons-nous à table
Tous en chœur
Partageons nos misères
Prends dans ma main
Bois dans mon verre
Je me mordrai les lèvres
Pour tromper ma faim.

L'intimité de Max Jacob ne pouvait que développer cette ferveur native dont l'objet serait un monde hostile avant de s'épancher dans les amitiés et de se réaliser dans l'amour de « l'inquiète la dormante ».

« Mais en voyant tes yeux je m'y reconnaîtrai. »

Cœur qui n'est plus la « sourde lanterne » de " Job "          qui demeure à mon sens l'un des plus beaux poèmes - mais qui « va bon train ce vogueur hauturier ». Chaque poème sera désormais comme une chance de la joie.

Je crois que ce recueil défie toute description comme toute détermination. C'est ce qui fait son prix. Les poèmes se succèdent sans autre ordre que leur raison commune de signifier un domaine. Les notations se juxtaposent atteignant dans leur sobriété au lyrisme intérieur de toute âme sincère.

Ses poèmes sont les oracles les plus naturels. L'appel du titre : et le monde se fragmente. Fleuves et Loires affluent, les chevaux caracolent avec les vagues, le vent neuf se coule entre les barreaux, les mains sans bras peignent les arbres, les lampes lorgnent l'as de cœur, les amis répondent « ohé » par « le ciel et le grand air » enfin la bergère apparaît. Et pour cet alliage les mots présents s'égarent loin de leur sens commun pour retrouver dans un halo de conscience leurs acceptions pures et simples, leurs acceptions « végétales » comme dirait René-Guy Cadou. S'il a élu le ciel, le vent, la tête, les étoiles et les autres noms essentiels, c'est peut-être parce qu'essentiels ils sont les plus riches en « significations secondes ». La nature des mots et du langage est en cause. Chaque mot développe ses affinités dans le contexte du recueil et dans le contexte psychique. Qui dira la transparence de l'univers qu'ils composent ?

Et je cherche à travers ton corps ta transparence
la fleur de neige au bord des vallées de silence.

Ou sur le rythme régulier de Fil à fil :

Les barques fendent les paupières
et le soleil sur son livret
pour des partitions de lumière
accorde un magique alphabet.

Ainsi délivré de son poids, le monde s'offre à la lumière. A mille traits, elle le transperce comme un autre Sébastien. Et même les pampres de Saint-Herblon soulèvent « des agrès de lumière ».

Pour décocher en plein cœur sonore, le poète est le jeune archer. Mais qui donnera l'arc et les traits ? La sourde invocation des précédents recueils jaillit en toute Confiance :

« Seigneur, tu m'apprendras à lancer la lumière... »

et, plus tard, dans Monts et Merveilles

« Mon Dieu, tu ne peux pas me rayer de ton cours ».

Poésie du réel et qui ne le prend point pour seul prétexte ou pour ennemi. Nous y vérifions que l'incohérence ne peut plus être la loi. Le poète se définit par son aventure, elle où il est terriblement, admirablement seul malgré toute amitié qui soit et tout amour. Aventure qui n'est jamais gratuite, jamais un jeu sacrilège. Aventure qui est bien, comme on aime aujourd'hui à le dire, un engagement.

Cette Vie rêvée me semble surtout avoir l'importance capitale d'une prise de conscience et d'une découverte d'un langage usuel. Attendons maintenant l'avènement de ce Règne végétal que R.-G. Cadou nous annonce prochain.

(Robert Laffont, éditeur.)

J.-P. F.

(1) Poèmes parus dans Confluences, mai 45.


 

 

 

 

 

Trois poètes de la Loire, par Michel Manoll

Cahiers du Sud, N°266, juin juillet 1944

 


 

La poésie, en zone occupée, n’a pas revêtu la forme ardente qu'il lui plut de prendre de l'autre côté de la ligne de démarcation. L'instant de confusion passé, les poètes comprirent vite que ce n'était pas par une gymnastique habile, en donnant des gages au public avide de mordre au fruit, qu'il convenait d'agir. Dans l'ordre spirituel, tout persistait. La poésie s'insérait dans une armature solide qui avait résisté au chaos. Les conquêtes de l’humain demeuraient inébranlables. Le fait psychologique uni au fait social ne révélait point de si profonds ébranlements que l'on dut tout remettre en question.

A la véhémence, à la vivacité de défaire et de substituer qui se firent jour, il fallait opposer une conviction solide
poursuivre - ordonner selon les perspectives connues ce qui était connu et préparé. L'esprit n'admet ni les chutes brusques, ni les catastrophes. Il demeure la pierre de touche où s'achoppe ce qui n'a qu'un équilibre précaire. Le mot d'ordre, les sursauts de rhétorique n'étaient pas viables dans des cœurs qui ne se satisfont que de leurs recherches. On convient seulement de rassembler la poésie éparse et non point avec des matériaux étrangers, mais avec les fragments même du monde mental dispersé.

Jean Bonhier accomplit ce travail le premier. Si l'on jette un coup d'œil sur la liste des poètes qu'il accueillit, on se rend compte aisément que son ambition était plus de consolider que de reconstruire. Consolider cette poésie dont il s'était fait l'homme lige. Redonner à la maison commune son air de vie et de liberté. Remettre chacun à sa place et lui restituer son rôle de      témoin.

On ne saurait s'appliquer ici, après tant d'autres, à dresser le bilan de la poésie. Ses conquêtes sont évidentes et irréductibles. Vouloir déterminer ses harmoniques, en grappillant à travers les siècles et les écoles ne doit, en aucun cas, faire perdre de vue au poète la présence qu'il assume, les gammes majeures qui demeurent son seul bien. Les poètes les plus purs de ce temps, Reverdy, Eluard ont su, justement, dans la probité et la légèreté du regard amener à la vie « le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui. »

C'est à ce groupe de poètes dénués d'intention et de prosélytisme, occupés seulement de leur chant et de l'effusion, que fit appel Jean Bouhier. On les connaissait déjà, dans la lignée post-surréaliste. Ils ne cherchaient point, en suivant le train de la mode, à augmenter la confusion, à valoriser de nouveaux mirages, à donner au publie une nourriture à son goût.

Parmi eux se détache Marcel Bealu qui vient d'insuffler un nouvel oxygène au poème en prose, dans un livre de tradition nervalienne, au lyrisme plafonnant : Mémoires de l'Ombre.

J'ai eu la joie de publier le premier, dans la collection des Poètes du Pain Blanc, des fragments des Mémoires de l'Ombre. Je ne me suis pas encore réveillé de ces songes, où un monde fantomatique s'imbrique étroitement dans la géométrie du raisonnement. Cela n'est pas et cela est. Les graines les plus étranges des flores mentales voyagent dans cet esprit nocturne en marche vers la lumière. Des ombres s'affrontent et se transfigurent, des plans insoupçonnés s'avivent et apparaissent revêtus de toutes les vertus du réel. La place ne me permet pas de citer et je le regrette. Lisez seulement « Le Talisman », « Grand Œuvre », « Beauté du Diable », « Vie Souterraine ».

L'exigence intérieure qui permet à Marcel Bealu de s'infiltrer au travers des mailles serrées de son univers le contraint à une précision et à une rigueur sans défaillances. La poésie de ces dernières années n'était qu'un vaste chantier de constructions abandonnées. Pour ériger, au couchant de la réalité, un édifice comme le sien, Marcel Bealu se devait d'en étayer solidement les fondations, d'élever jusqu'au faite sa demeure céleste. Pour cela il se sert de plans aux lignes simples et sobres. Il utilise les matériaux les plus usuels du langage, se réservant d'accentuer les reliefs, par un éclairage mystérieux. Nous sommes dans le no man's land de l’imagination, dans ce lieu satanique où grouillent les larves d'Anne Radcliffe, de Mathurin, de Poë et d'Hoffmann.

Partant de l'intérieur, Marcel Bealu surgit dans la réalité tout scintillant des éclats de l'ombre. Et la lumière du jour n'est pas assez forte pour détacher de lui-même les parcelles d'or qu'il projette ensuite sur ses personnages.
Magie noire, certes, opérée par un esprit qui n'est pas dupe des apparences et qui les soumet à la volonté de son art. Cela est si délié, si fluide que l'on ne réalise qu'après coup ce que compte de risques une pareille réussite. Béalu  a trouvé véritablement son univers poétique. Sûreté de la langue. Docilité du rêve. Harmonie de l'ensemble. Trouvailles. Il y a là l'étincelle d'une grande œuvre.

Le cas de Jean Rousselot est beaucoup plus délicat. Pour qui se souvient des poèmes du Gout du Pain, où un sentiment dionysiaque de la vie transparaissait derrière les lignes pures et dépouillées. On sentait ce poète doué d'un grand pouvoir de synthèse (dans la mesure où la poésie peut être ce précipité, ce fruit à la pulpe resserrée, ramassée sur le noyau), et d'appropriation, mais impatient de briser le moule d'une poésie par trop concentrée, par trop passive, qui demeure, voit-il, infixable. Les poèmes du Poète restitué, parus en 1941, préparaient déjà, en substance, Refaire la nuit (Amis de Rochefort 1943) qui révèlent une épopée intime aux échos parfois un peu massifs, mais traversée des lueurs sourdes de ce feu qui « tient prisonnier » le poète. Se servant du lyrisme comme d'un instrument à sa main (j'entends ce lyrisme avec son cortège d'images, de métaphores, de juxtapositions, de rapprochements). Rousselot se perd parfois dans une nuée orageuse. L'adjectif supplée trop souvent à l'image. Je veux bien que cette infirmité accentue la pénible démarche du poète dans un monde qui lui échappe. N'empêche que le goût de Rousselot pour une poésie régulière est contredite à chaque instant pas sa conscience. Sa voix n'est jamais plus assurée que lorsqu'elle est dictée par un automatisme vigoureux, par l'amour et le charnel qui donnent son ozone à cette poésie.

« Toi qui n'as rien à dire
Ta chair qui a tout dit
Je veux tout oublier
Il te faut tout redire
Avec tes dents mouillées

Un monstre de velours
Se glisse à pas de loup
Entre nos corps disjoints que déchire le jour
Tu es nue tu es neige au sommet de l'amour
Tu es ciel au-dessus de nos ombres tranchées
Tu joues avec les clefs pesantes
De nos combats
De nos effrois
De notre vie »

Cet esprit, que Rousselot veut inséparable de la matière ne touche, que les apparences de son désir. Poète écorché, ce « ravisseur aux mains vides », son introspection cruelle aux sources de l'être lui permet, d’assumer une lourde part d'humanité, qu’il accepte et que son chant transfigure.

« Mais ce contour qu'est les dessin de ma peine
Où s'en va-t-il dès que j'y songe…
Je ne connais que moi
Prisonnier du premier sourire
Prisonnier d'un rayon »        

Radiographie d'une âme appesantie par son poids terrestre mais ennoblie par d'aussi poignants aveux.

On découvrira un jour « les enfances »        Cadou et la croissance quasi végétale de ce poète qui s'épanouit si naturellement dans l'ordre des choses. Sa poésie tient son prix de sa forme déliée, scintillante et sans ombres ; de son inspiration nimbée d'une grâce, chaleureuse et irradiante.

« C'est à vous que je vais
Collines Babylone
Roseraies suspendues
A ces ailes fermées

A vous aussi jardins
Complices de l'enfance
Où veille nuit et jour
Un paisible jardin »

Et ce murmure de source, qui sait se faire torrent se poursuit tout au long des poèmes de Grand Elan que viennent de publier les Amis de Rochefort. Les thèmes de cette poésie naissent des plus simples émotions : les fruits des yeux se dissimulent derrière les fougères du regard ; le sang noir des coquelicots ruissèlent sur les marches ; la mer secoue ses branches ; un navigateur solitaire trace un sillon dans les sables des mers ; les étoiles font comme un vol de perdrix ; un ami marche loin dans la nuit et le ciel est tout rouge ; le soleil est allongé sur la terre comme un épagneul. C'est la nature qui s'avance à la rencontre de ce poète et qui adopte son chant. L'appareil poétique de Cadou est de premier ordre, on s'en persuade aisément en suivant les contours chauds et veloutés de ses cadences :

« Dans mon cœur est l'eau pure et ces filles de Gênes
Fileuses de printemps au pied de ma maison
Et tandis que renaît l'écorce des carènes
Je danse sur le fil tendu de l’horizon ».

Rien ne vient rompre jamais l'éblouissement de ce regard : il est porté par l'amour du monde et flotte naturellement sur ses reflets natifs.

Cette grâce d'adolescence qui se perpétue nous révèle comme un secret perdu ; elle nous ouvre le cœur des saisons et nous en restitue les plus clairs battements. « Si la nature, disait déjà Ben Jonson, est la matière du poète, c'est son art qui lui donne la forme ».

Cadou est certainement le plus doué de tous les jeunes poètes. Il est de filiation virgilienne. Ses églogues qui le situent aussi aux côtés de Francis Jammes, ne l'éloignent pas pour autant d'un lyrisme contrôlé, avec sa valeur de choix et de préférence. Le choix c'est l’émotion qui commande l'image, la déclenche « précédant et nourrissant l'opération du poète ». La préférence, c'est la puissance que confère au poète « le grand signe des rois » dont il est marqué.

Cadou comprend la poésie en patricien. Sans forfanterie, il accomplit superbement la mission de beauté dont il se sent chargé.

L'orphisme tient en lui un de ses meilleurs porte-lyre.


 

 

 

 

 

Jean Daniel Maublanc par le peintre Ebert...

René Guy Cadou ou le surréalisme fantaisiste, par Jean Daniel Maublanc

L’Almanach poétique, 1942

 

 


 

Avant de prendre une retraite volontaire, car il faut s'effacer devant la jeunesse et reconnaître qu'on a tout donné de soi-même quand les cheveux gris commencent d'essaimer, j'ai eu la satisfaction de rencontrer quelques adolescents poètes dont la « découverte » aura été la clairière fleurie donnée comme terme à mes cheminements.

Parmi ces jeunes, je place René-Guy Cadou, qui vient d'avoir dix-neuf ans, et qui voulut bien m'envoyer ses premiers vers alors qu'il sortait à peine de l'enfance. Ils me parvenaient d'une plage bretonne, pleine d'abeilles et d'écume. L'enfant a conté lui-même, par ailleurs, l'imprévu de notre rencontre, la soudaineté de sa conversion. « Il faut jouer l'enfance contre toutes les chances possibles de mirages, de miracles, employer à cela le pollen des oiseaux et le duvet des fleurs », écrivait-il. 11 a joué, et gagné.

René Guy Cadou ou le surréalisme fantaisiste, par Jean Daniel Maublanc

L’Almanach poétique 1942 (le texte est écrit en 1938)

Cette rencontre a permis l'éclosion d'une affection qui ne pourra mourir. Quant à cette conversion, dont il m'attribue le mérite, je la pressentais dans ses dons mal employés, ses désirs muselés, sa mâchoire gourmande de vie et qui enrageait de ne pouvoir briser ses ultimes dents de lait. Car René-Guy Cadou est un jeune faune bardé de muscles et chaud de sang, placé au centre même de l'angoisse, qui l'a bariolé de courants corrosifs, un faux sceptique qui considère la poésie comme l'objet le plus grave qui soit. Cela, malgré l'auréole bouclée et molle de ses cheveux blonds, malgré des yeux tendres qui regardent immuablement par-dessus le temps présent. La poésie, il en sentait la fièvre, il en garrotait la tension au poignet de force, s'appliquant à jouer au caniche de salon alors qu'il était taillé pour affronter le loup ou dominer le troupeau. La cause de cette timidité, timidité qui fait encore le charme de sa personnalité, je la vois dans son éducation scolaire, cette éducation aussi éloignée de l'intelligence que de la vie, et qui ne proposait comme modèles à l'enfant, — un enfant qui se sentait voué aux grottes abyssales de la poésie et à la camaraderie de ces pêcheurs d'éponges que sont les poètes ! — que les vers laborieux des académiciens ou les stances élégiaques des inspecteurs en activité. Je ne m'en plains qu'à demi. Je sais que tout adolescent rêveur, lorsqu'il sent naître, en lui, les premiers émois de la puberté, s'amollit, un instant, à la lecture de ces pages ridicules, qui sont comme le morceau de sucre tendu au dogue écumant, à la veille des rages étourdissantes ou des ensevelissements définitifs. Quand le potache a passé le cap de ses dix-sept ans, il se moque bien de ces sentiments « élevés », de ces « fleurs de l'âme », de ces idées « généreuses » ! La vie lui apparaît comme le champ fortuné de la poésie ; il ne songe plus qu'à y mordre, comme dit le poète : « à perdre cœur ! ». Les fabricants de manuels perdent désormais tout crédit. Il n'est pas nécessaire de connaître la vie pour la vivre. Il suffit avoir un cœur, de voir, d'entendre et de sentir. La poésie passe par tous les chemins.

Mais on naît avec la poésie comme avec une infirmité; on la porte en soi, toujours, jusqu'à en mourir. On ne trouve pas de remède à ce bacille, chacun a son potentiel de poèmes à écouler. Et bien que, pour quelques esprits superficiels, ou de mauvaise foi, René-Guy Cadou
Fasse figure de fumiste, je sentis, dès le début de nos relations, qu'il n'était pas un dilettante, qu'il avait besoin de la poésie pour vivre et que, pour être heureux, il avait besoin d'amitiés. Ah ! ces lettres qu'il attend avec tant d'impatience, celles de Jean Rousselot, de Jean Mardigny, de René Lacôte, de Michel Manoll, de Max Jacob, de Fernand Marc, de tant d'autres, toutes ces journées qui se passent dans l'attente du courrier du lendemain. Les poètes ont aussi besoin des lettres amies pour vivre !

Dois-je me souvenir des premiers vers de René-Guy Cadou? Ils étaient ce que sont les vers des potaches. Pourtant, ils n'évoquaient pas ces adolescents chlorotiques, hirsutes et langoureux, qui construisent des échafaudages en papier mâché avec les ingrédients communs de la poésie morte. L'enfant, très gauche, se sert du mètre consacré à la façon du naturaliste qui voudrait un merle bien vivant. On ne ligote pas facilement une personnalité avec les bandelettes des morts. René Guy Cadou me cachait encore ses tourments; je le sentais amoureux et gosse, aussi gosse que le Lamartine des premières années, ce Lamartine qui m’apparaît le plus gosse des amoureux. Gosse et nu, sans raffinements grégaires, d'une application aveuglante, d’une naïveté qui ne pouvait faire illusion.

« Le ciel s'était paré du pelage des fauves
Et le soir s'endormait dans des parfums troublants
Flottant à travers de petits nuages mauves
Qui palpitaient ainsi que de petits enfants. »

Corbière, Laforgue, Baudetaire, sourient à travers ces premiers poèmes; il en reste encore des traces dans ses poèmes d'aujourd'hui.

Mais l'enfant rêvait en ses bat-flanc. Il me suffit alors de lui dire qu'il était légitime de jeter les œillères aux mangeoires pour lui faire prendre le mors aux dents. Ce furent alors de belles gambades, en liberté, dans les steppes étoilées de la poésie !

« Appel lointain des feux
Tu nais de mes veines, de ta voix,
De tout le mal que vous m'avez fait.
C'est à la force des poignets
Que je gagne le crépuscule,
Sans hâte, de peur de briser
Le seul appui qui me reste
Une échelle de soie amarrée au soleil. »

ou bien encore, ce quatrain, manifestement inspiré de Max Jacob :

« L'angevine avait une
angine mais l'ange vint
dans les langes
lui porter une orange. »

Surréaliste, René-Guy Cadou l'était sans le savoir, comme tous les vrais poètes. Non pas surréaliste à la façon du fou qui rend, automatiquement, tout ce qui vient buter contre ses sens, mais surréaliste par intuition, par sincérité, par fantaisie congénitale, par esprit, j'allais dire : par raison. Certes, ces affirmations prêteront à sourire, et les théoriciens me chanteront pouilles. Je me moque des théoriciens, je ne m'incline que devant l'œuvre, cette œuvre qui est le seul réel et qui reste fixe, dans l'éternité :

« Voici la meule trop fraîche où rebondit l'angoisse
Le moyeu fragile de la poitrine
Les coulées de chaleur sous le tanin des doigts
La place toujours neuve pour le premier venu. »

« La place toujours neuve...», mais c'est l'idéal pour la poésie, et je crois bien que l'enfant, libre et dépouillé, en face de la nature, assez candide pour se mortifier, assez tendre pour se donner, affirmait ainsi dès ses premiers poèmes, qu'il était en passe de devenir un grand poète, un poète original, malgré les influences inéluctables, influences nécessaires pour fertiliser un sol vierge avant les germinations personnelles.

« Te voilà nue
Ce n'est pas une raison pour trembler
Tout le ciel pour te parer. »

Ou encore, après un rappel de Jean Cocteau, qui a sa part, comme Reverdy et Eluard, dans la formation intellectuelle de René-Guy Cadou :

« Quelque part dans un champ clos
Mon corps pend aux fils de fer
Avec tout le ciel sur le dos. »

Tout semble frais, spontané, chez cet enfant. Tout est commun entre la nature et lui, tout, même ce que la nature peut avoir d'humain. La nature est une fin pour lui, et ce sont les forces obscures, le roulis du vent, la carrure de l'eau, la tache cancéreuse du soleil qui l'intéressent et le prennent. Il a, certes, connu « les draps neufs de l'amour » mais il ne sait rien de l'existence, de la nuit; il sait simplement qu'il vit et que « le monde se referme », qu'il mesure le monde aux arpents de son cœur, qu'il compte sur son angoisse pour soulever le voile du mystère, qu'il ne craint rien, sauf les abîmes de son rêve :

« Je regarde et je vois
Que je suis debout sur le toit
Que le ciel n'est pas si haut
Pour celui qui connaît ses mesures. »

Puis vient l'amour, cet amour qui n'est qu'une forme plus circonscrite de la poésie, un épanchement normal de cette ferveur qui le consume, cet amour si simple, si parfait qu'il connaît tous les chemins qui mènent au Cœur :

« Nous mettons tout en commun
Sous la lampe
Tout ce que contiennent nos mains notre regard
Un ciel cent fois partagé
Un amour limité à sa forme la plus simple
Il ne faut plus parler de ce que tu dois
Tu es là
Et tu payes de ta présence
Tu peux compter sur moi
Puisque tu es la plus belle. »

Presque tous ces vers sont inédits; je les choisis au hasard, dans les recueils futurs qui gisent, en manuscrits, parmi les cahiers du jeune homme. Les poèmes publiés, et qui font le régal de tous les amateurs de vraie poésie, ont suffi pour donner à René-Guy Cadou la place qu'il mérite. Brancardiers de l'aube paraissaient pour ses dix-sept ans, aux Feuillets de l’Ilot de notre cher bigot; Forges du Vent pour ses dix-huit ans, aux Feuillets de Sagesse qui seront l'honneur du grand poète Fernand Marc. Ces poèmes, à mesure de leur publication, portent la marque d'une évolution très claire et qui, partant du surréalisme, qui reste la source de la poésie de notre Nantais, tendent vers une fantaisie charmante, un humour distingué, qui font l'originalité foncière de son tempérament, la caractéristique de son talent :

« Où vont ces lèvres, vers quels fards ?
A quels seins vouer ses bras...
... Ils étaient deux dans la mansarde, un rameau de rire entre les dents,
Un soleil en liberté provisoire mangeait des fruits sur la fenêtre.
Le soir venait comme un roi fainéant.
Ils étaient deux dans la mansarde 
Qui ne savaient plus compter les heures depuis dix ans. »

Carco, Pellerin, Apollinaire, et surtout Max Jacob, ressuscitent en ces poèmes très courts, qui se suffisent en leur brièveté, qui portent loin, malgré leur exiguïté de tickets de métro. Mais je le sens désormais tiraillé entre deux tendances contradictoires; l'une condamne toute description et se livre volontiers à l'émotion, l'autre condamne toute émotion et recommande l'échantillonnage des images sans intervention du moi, sans abandon lyrique. Je pourrais citer des noms et délimiter les deux camps. Je me permets de recommander à René-Guy Cadou de n'écouter les conseils de personne et de chanter à sa guise, de laisser parler son cœur sans s'abaisser au diapason de quiconque. Un bon poète n'a pas besoin de règles; il se les fait à lui-même et la critique les codifie par la suite. Ceux qui proscrivent la description se rendent-ils compte qu'ils ne font jamais rien d'autre que décrire leur cœur, que nous donner des paysages intérieurs qui ne sont que poussière auprès des grands paysages de la nature ? N'y a-t-il pas tout autant d'émotion dans un soleil en liberté que dans une femme allaitant son enfant ? N'est-ce pas une collection d'images que celle des coups de tête, des sautes de cœur d'un Max Jacob par exemple ?

Quant à l'émotion, n'est-elle pas à la base de toute œuvre d'art ? L'émotion du poète est nécessaire, ou bien son œuvre n'est qu'un sec procès-verbal. Autant demander au peintre de ne réaliser que des tableaux photographiques. Encore peut-on soutenir que la pellicule vierge est tout de même « impressionnée » ! Et l'émotion du lecteur, n'est-elle pas désirable, si l'on ambitionne une communion d'âmes par le truchement du poème ? Je crois que les partisans de la proscription de l'émotion ne visent que le lyrisme, ce lyrisme qui conduit en pente douce à l'emphase. Et puis, il y a autant d'émotions que d'individus et d'instants en notre vie. 11 y a de l'émotion dans un chant d'église, mais bien des chants d'église me laissent immuablement froid. Il n'y a pas d'émotion dans un cadre vide, et pourtant je suis certain d'en éprouver à sa vue.

Des mots, tout cela, toujours des mots. Chaque poète veut se rendre intéressant et se draper dans une théorie. Or, seules les œuvres comptent et je me moque de leur processus de fabrication ou de confection. René-Guy Cadou n'écoutera que lui-même, son intelligence et son esprit. Intelligence ! que n'a-t-on pas dit sur l'intelligence aux beaux jours du surréalisme ? L'émotion a son tour.. et la poésie demeure, malgré les poètes...

Que René-Guy Cadou laisse au pâturage ces éplucheurs de syllabes, ces décortiqueurs d'inspiration. Je lui demanderai, tout simplement, de se livrer sans écrin, d'être sincère, de penser comme une vitre, de ne pas être honteux de son ardente jeunesse, de se moquer de tous les écrivains bourrés de références, de fiches, de leçons mal digérées ou mal faites, d'être assez ignorant ou oublieux de son érudition pour être un grand poète. Il ne pensera peut-être pas toujours à ce qu'il écrira, mais ses idées penseront pour lui. H composera, « par instinct », de la même façon que les oracles, sans avoir conscience de ce qu'il dira... Le conseil ne lui en sera pas donné par un moderne, car j'épingle cette phrase dans Socrate ! Et il s'appliquera, toujours, à transcrire sa pensée exacte, pure de toute fabrication. Qu'il nous présente, ensuite, ses vers, avec ou sans majuscule, en spirale ou verticalement, nous nous en moquerons superbement. Et tant pis pour les anti-descriptifs et pour les anti-émotionnels.


 

 

 

 

 

3 inedits absents de Poésie la vie entière, collection Comedia Charpentier la jeune poésie II 1943

 


 

Neige

(Publié dans « Neige et 20 poèmes », éd. « Poésie 44 »)

Salut royaume, cristal de songe
fuite de marbre, eau tranquille et rebelle
piège, douce fraîcheur inconsolable
salut miroir des fronts.

Salut tissu tissé des harpes d'anges
manne des prisonniers et hostie des mourants
lueur de reposoir fervent
peinture enfin des couleurs de l'âme.

Salut mes belles larmes des fêtes-Dieu d'hiver
salut mon doux trophée refuge des poètes
neige ô ma blonde et morte amante
neige mon flanc de voile et ma tombe d'amour

Neige ! la terre enfin de mon regard blessé
la terre aux bruits tués et aux pas assourdis
la terre où l'ombre joue dans la beauté légère
où la lèvre des chutes baise un sable de cieux.

Jours de neige, ô vrais jours d'où tout poids se bannit
où nous mouvons nos membres sur des pétales d'eau
ô rose intarissable, ô cendre de colombe
ô soie enfin froissée sur l'avers des tombes.

 

Retouche à une image

(Publié dans « Cicatrices et Songes », éd.     de        l' ilot, 1940.)

à Saint-Pol Roux.

I

Les enfants jouent
les ailes des faisans abattent sur leurs regards
un soleil d'argent
les balles rouges montent de plus en plus lentes
comme des âmes.

II

J'efface l'image
car la volière noire est vide
les enfants ? — morts
les balles ? — sous l'humus
et Dieu garde le secret des âmes
sous le sang de ses mains éternelles.

 

Vous ne viendrez pas

(Publié au n° 2 des Cahiers du Rhône)

Vous ne viendrez pas car vous êtes lointaine
car il y a vos chaînes autour de vous
comme mes chaînes autour de moi :
je vois les bras d'un homme, les mains d'un feu
le visage des livres et cette odeur qui vous appelle dans votre chambre
comme un poignard dont la lame serait une rose
— vous la serrez sur votre gorge comme un verrou de sortilège —
de là-bas vous ne sortirez plus
même si à travers le monde transparent vous m'aperceviez
même si la route qui nous sépare devenait une flamme qui nous unisse
non plus un gouffre plein de boue et de démons.

J'entendrai mille pas avant d'aller dormir
bénir mon seuil d'inconnu, jamais le vôtre
jamais sur ma porte votre ombre ne vous parodiera
ce sera la fille lasse de passants ou le pauvre las d'aumônes
ou l'ami las lui-même, mais jamais vous.

Pourquoi un jour dans la rue noire
ne serez-vous pas trompée par le monde tournoyant
et ne prendrez-vous pas l'oiseau captif de ma lampe
pour la vôtre à travers les barreaux
pourquoi un jour pour moi de la rue noire
ne jaillira pas votre jour.
Si l'air devenait entre nous une vitre complice et légère
Saurais-je en effacer la buée, voir votre corps de songe en votre corps de sang
découvrir la source dont l'écho vit en moi sous la mousse étrangère
vierge vêtue de ronces anonymes, femme masquée de mon attente
saurais-je encore vous découvrir en vous.


 

 

 

 

 

Notes sur des ouvrages parus sur Apollinaire, par André Gascht.

Cahiers du Nord, 1945.

 


 

 

Apollinaire, par André Rouveyre. (Edit. Gallimard).
Testament d'Apollinaire, par René-Guy Cadou. (Edit. Debresse).
Souvenirs sur Apollinaire, par Louise Faure-Fairer. (Edit. Grasset).

« Il faut avoir vingt ans pour parler d'Apollinaire. Passé cet âge, on ne peut plus guère que l'aimer sans rien en dire ; ou bien discuter son œuvre, ce qui est encore une façon de ne rien dire. »

C'est à cette boutade de René-Guy Cadou que je songeais, en lisant l'abondant « Apollinaire » de M. André Rouveyre. (1) Livre touffu, qui résume l'expérience et les réflexions d'une vie, pour tenter de cerner cet inexplicable ; le mystère d'une âme poétique. Le grand amour de Lou et de Guillaume, dont nul ne soupçonnait l'exacte portée, s'y trouve submergé par les considérations psychologiques et l'on hésiterait peut-être à suivre l'auteur si l'on n'avait la certitude d'aborder de temps à autre à quelques lignes dépouillées d'une lettre du poète ou à quelques vers à peine retouchés qui nous en apprennent plus long que tout un chapitre sur un être profondément blessé et sur la passion sans espoir de satisfaction qui fut la nourriture d'une œuvre.

Il semble bien, à chaque nouvel effort que l'on tente pour encercler sa personnalité si rare, que Guillaume Apollinaire nous échappera toujours. Il est à l'image même de ses vers, dont la beauté secrète jaillit d'une complicité soudaine entre les mots ou de l'accord presque inconscient de notre sensibilité avec la sienne. Analyser une telle poésie serait une vaine entreprise et les exégètes eux-mêmes s’y sont peu risqués. René-Guy Cadou — comme avant lui Emmanuel Aegerter et Pierre Labracherie — se borne dans son « Testament d'Apollinaire » (2) à citer les fragments les plus significatifs d'une œuvre où rien, jamais, ne laisse indifférent. Et s'il discerne telle ou telle influence dans la forme, tel ou tel rappel d'un chant plus ancien, ce n'est aucunement pour en faire grief au poète, mais plutôt pour une impression de parfaite compréhension et, si je puis dire, de « plain-pied » qui est significative d' « Alcools » autant que de « Calligrammes » et qui fait que l'on se laisse envahir par leur incantation sans opposer, souvent, la moindre résistance.

C'est que Guillaume Apollinaire réalise en effet ce paradoxe d'être à la fois le poète le plus français et celui qui englobe, dans son inspiration, tous les climats d'Europe. Londres et ses brouillards, les sapins de Bohème et les vins de Rhénanie, rejoignent parmi les colchiques d'automne les quais de la Seine et les femmes de France. Sa sensibilité, truculente et raffinée tour à tour, se plaît aux légendes allemandes comme aux images d'Epinal et toujours il affectionne, pêle-mêle, les galanteries faisandées et les naïvetés d’« artiflot ». « Assumer le plus possible d'humanité ». Telle était la règle que s'assignait André Gide dans ses « Nourritures Terrestres ». Apollinaire l'a mise en pratique à son insu parce qu'il était non un dieu, non un fantaisiste, établir une parenté et tenter de s'expliquer ainsi à lui-même non un mystificateur, mais un homme.

Cet homme, nous le retrouvons - et combien vivant — dans les affectueux « Souvenirs sur Apollinaire » de Mme Louise Faure-Favier (3). Et c'est pourquoi ce livre va droit au cœur des amis inconnus du poète. Mme Faure-Favier se borne à raconter simplement, comme on égrène ses souvenirs, les images qu'elle a conservées d'une amitié fidèle. Rien n’est plus instructif, Nous apprenons ainsi l'estime d'Apollinaire pour Béranger et son admiration de Racine. Ne devait-il pas élever au lyrisme le plus pur le genre qu'avait rénové le premier de ces poètes. Et n'est-il pas, dans son désordre apparent mais ordonné, le plus classique des auteurs ? Mme Faure-Favier nous montre aussi comment Apollinaire disait ses poèmes « avec beaucoup de simplicité, d'une voix tout unie mais qui faisait un sort à chaque vers, à chaque mot » et « l'expression passionnée de son regard, sa mélancolie ».

Faut-il s'étonner qu'une femme ait réussi ce miracle : faire revivre un poète que nul, parmi ses commentateurs les plus intelligents, n'avait pu dresser vivant devant nous ? Certes non. Il y a, dans toute la personnalité d'Apollinaire quelque chose de typiquement féminin qui, sans doute, ne lui permettait de se livrer tout entier qu'aux femmes. Mystérieux et secret, d'une gourmandise naturelle et à vrai dire toute sensuelle, il était, selon les mots d'André Rouveyre, « délicieusement impénétrable ». Tous ceux qui l'approchèrent ont aussi souligné ce pouvoir d'éveilleur qu'il possédait en propre et « cette faculté qu'il avait de créer les gens qui entraient dans son rayon ». Ainsi fut-il pour Marie Laurencin le catalyseur qui fit cristalliser son génie et révéla à elle-même l'une des artistes les plus personnelles de notre temps.

Mme Faure-Favier a délicatement évoqué, avec une finesse très sensible, l'amitié amoureuse très passionnée qui unit longtemps les deux artistes. On connaissait déjà cette douloureuse histoire et combien le poète en sortit déchiré. Mais on en apprend avec une pieuse curiosité les prenants épisodes et l'on découvre aussi dans cette blessure la raison profonde d'une autre liaison du poète : cet « amour de Lou » dont André Rouveyre nous présentait par ailleurs le dossier.
Il est un point cependant de la personnalité de Guillaume Apollinaire qui ne sera jamais suffisamment élucidé, c'est l'identité qui se créa, dès le baptême du feu, entre Guillaume et la guerre. La vie de canonnier, puis celle des tranchées ont réellement envoûté le poète de « Calligrammes ». La guerre est devenue pour lui le climat poétique par excellence. Et quel que soit, par la suite, le sujet dont il parle, toujours il lui emprunte ses comparaisons. Les poètes d'avant-garde sont pour lui des combattants « aux frontières de l'illimité et de l'avenir » et il confesse que « l'amour a remué sa vie comme on remue la terre dans la zone des armées ».

C'est sur cette confession dont l'image est pleine d'une douloureuse grandeur que nous quitterons Apollinaire. Jacques de Lacretelle affirmait récemment que, plutôt qu'un chef, il apparaissait à la jeunesse comme un compagnon, un conseiller, un ami. Puisse ce sentiment d'amitié guider tous ceux qui se pencheront sur le visage à jamais vivant du poète étoilé.

1)Gallimard
2)Debresse
3)Grasset.

 


 

 

 

 

Position poétique de l’Ecole de Rochefort

Revue Signes (4) 1985

(Extraits)

1920 avait une révolution à faire. Bravo ! Paix au passé.

Lorsqu'à notre tour nous nous sommes enfoncés dans le profond de la forêt, nous avons aperçu les lumières de ce château où les moisissures ectoplasmiques fleurissaient à chaque étage. De tout cœur, nous avons frappé. Nous voulions voir, apprendre le métier, faire des Anges, comme tout le monde !...

C'était peut-être le grand courant de vérité de nos aînés ; nous avons autre chose à dire ! Il y a quelque chose de changé.

Une génération d'écrivains a perdu définitivement son public. La poésie attend la relève. Les trains ne partent plus, les bateaux sont bloqués dans les ports, les visas ne sont plus accordés pour le ciel (ou alors, il faut y aller pour tout de bon, ficher la paix à ses contemporains).

Nous venons de passer une ligne, de franchir un Equateur de l'esprit et, si nous voulons bien nous souvenir du voyage, nous ne voulons pas en conserver indéfiniment les puces.
Le temps des robots-poètes est passé. La Poésie de demain reste à faire. Sa pierre grise est sans entaille. Si les mains des poètes sont encore blanches, il n'en faut pas moins compter sur le merveilleux courage de l'équipe. Misons hardiment notre avoir sur cette réussite lointaine : Une poésie pleine à craquer, une poésie d'abondance, une poésie d'époque en un mot.

Luc Bérimont

Si le poète ne peut s'épanouir qu'en pleine liberté, il ne faut pas se méprendre sur cette liberté qui n'est pas celle, toute apparente, d'agir à sa guise. « Tel effort d'esprit doit estre libre, sans aucun égard si gens mal pensans veulent calumnier ou reprimer ce qui ne leur appartient en rien. Car si un autheur a ce tintoin à la teste, que tel ou tel poinct de son ouvrage sera interprété ainsi ou ainsi par les calumniateurs de ce monde, jamais il ne composera rien qui vaille... » Ainsi Estienne Dolet définissait en l'an de grâce 1542 la liberté du poète, et il ajoutait : « car si tu composes à l'opinion d'aultruy, tu te trouveras froid comme glace, et mieux vauldroit te reposer ».

Cette liberté de sa création, le poète de 1941 n'a de chance de l'obtenir qu'à la sueur de son front, en gagnant son pain quotidien. C'est à ce prix seulement qu'il libérera son œuvre de toute contrainte, c'est du choix de cette règle et de son acceptation souriante que dépendra sa grandeur.

Marcel Béalu

Nul n'est fondé à donner des conseils ou à inspirer une conduite en matière d'expression. Chaque artiste dit ce qu'il veut et répète la chanson qu'il entend en lui. Les airs charmants, mais désuets, splendides mais glacés qui viennent du crépuscule ne peuvent qu'alourdir la phrase, ou couvrir tout à fait la voix.

L'individualité de l'artiste ne saurait non plus être mise en cause : les nécessités de la création l'isolent efficacement de ses sujets. Si la vie demeure pour lui un champ d'expériences, d'observations, d'inspirations, il n'en restera pas moins, toujours, l'homme de la tour d'ivoire, symbolique image de ce cerveau haut juché dans sa carapace d'or. Descendra-t-il dans la cité, ajoutera-t-il une étiquette sociale à sa mission, écrit-on sans rire ? Mais quoi, l'artiste s'est-il donc jamais nourri de lui-même et la substance humaine ne fut-elle pas, de tous temps, son bien et sa chose ?

Il n'y a rien de changé, on ne doit rien changer, sinon diriger plus directement et plus vivement les feux du projecteur sur le côté de l'homme qui contient toutes ses grandeurs.

Michel Manoll

Les jeunes générations, celle déjà d'après la guerre de 1914, celle d'aujourd'hui, ont compris qu'il était temps de faire table rase, qu'il n'était plus question de chercher une voie, qu'il fallait poser le problème de la vie dans sa nudité. La vie s'imposait, elle perdait sa facilité, elle devenait brutale, révoltée, angoissante, libre. La poésie le devint, rien dès lors ne rebutait plus la jeunesse, le pain se gagnait, la pensée aussi. Tout pour les jeunes était décevant, les écoles, les ainés, la vie elle-même, maintenant ils n'en étaient plus à une désillusion près. Ils devaient en essuyer bien d'autres depuis !... Les erreurs du passé sont dures à détruire, les intelligences ont la route barrée par les préjugés, ont la vue obscurcie par les satellites qui pillent leur pensée pour s'en faire le piédestal de l'orgueil. On a vu la chute des épouvantails de l'esprit, l'anéantissement des premiers ennemis : la logique et le bon sens, mais on a vu le règne de l'argent, on a vu des hommes vendre l'art, acheter la poésie, on a vu des hommes sans talent vendre du papier imprimé et acheter les ailes postiches de la gloire. On a vu encore une fois des intellectuels qui avaient la réputation d'être de grands esprits, sacrifier au goût du jour, avilir leur pensée jusqu'à la discréditer totalement. On a vu la révolution devenir le parfum de la bourgeoisie, l'anarchie devenir une doctrine, le surréalisme devenir le dernier refuge des rescapés dédorés des salons du faubourg Saint-Germain.

Pourtant, tous les efforts de libération n'ont pas été inutiles. Tous les mouvements farouches au début et qui se laissaient enliser dans la mièvrerie, dans la tiédeur de la place conquise, ont brutalement fait faillite ; mais alors que les mouvements passés disparaissaient à jamais de la scène et qu'ils devenaient tout juste bons et par indulgence à figurer dans un manuel de littérature, les mouvements récents par leur diversité, par la richesse des hommes qui les vivifient, ont suggéré à d'autres hommes une soif nouvelle de poésie.

Un principe d'incohérence nécessaire a efficacement fait place au syllogisme de la vie fausse et, n'eussent été les accapareurs, jamais époque n'eut été plus florissante. En elle-même elle l'est si on l'examine. Le dédain s'explique, les gens restent surpris devant tant de richesses, comme la confusion d'un musée les décourage parfois. Qu'importe ! L’essentiel est que d'une révolte humaine, enthousiaste, profonde, sont nés outre cet état d'indépendance et de franchise, ce sens de la gratuité sans lequel la poésie (et l'Art) n'est rien, et la notion du mystère, du difficile qui suggère l'effort que tout homme doit faire pour comprendre la vie et par conséquent pour comprendre la poésie qui par cela même est enfin redevenue vitale.
Jamais plus qu'aujourd'hui la poésie parvenue à la grandeur de l'irréel n'a atteint avec autant d'acuité la puissance d'un témoignage.
Ce témoignage nous voulons l'enregistrer.

Rochefort-sur-Loire. Mai 1941
Jean Bouhier