Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)

À la mémoire du plus ancien de mes camarades
RENÉ DALIZE
mort au Champ d’Honneur
le 7 mai 1917.

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Sommaire

Le 2ème cannonier conducteur, Apollinaire, après sa trépanation.

 


Titre ou Incipit Recueil

Liens Ondes
Les fenêtres Ondes
Paysage Ondes
Les collines Ondes
Arbre Ondes
Lundi rue Christine Ondes
Lettre-océan Ondes
Sur les prophéties Ondes
Le musicien de Saint-Merry Ondes
La cravate et la montre Ondes
Un fantôme de nuées Ondes
Cœur couronne et miroir Ondes
Voyage Ondes
Tour Ondes
À travers l’Europe Ondes
Il pleut Ondes
La petite auto Étendards
La mandoline l’œillet et le bambou Étendards
Fumées Étendards
À Nîmes Étendards
La colombe poignardée et le jet d’eau Étendards
2e canonnier conducteur Étendards
Veille Étendards
Ombre Étendards
C’est Lou qu’on la nommait Étendards
Loin du pigeonnier Case d’armons
Reconnaissance Case d’armons
S.P. Case d’armons
Visée Case d’armons
1915 Case d’armons
Carte postale Case d’armons
Saillant Case d’armons
Guerre Case d’armons
Mutation Case d’armons
Oracles Case d’armons
14 juin 1915 Case d’armons
De la batterie de tir Case d’armons
Échelon Case d’armons
Vers le sud Case d’armons
Les soupirs du servant de Dakar Case d’armons
Toujours Case d’armons
Fête Case d’armons
Madeleine Case d’armons
Les saisons Case d’armons
Venu de Dieuze Case d’armons
La nuit d’avril 1915 Case d’armons
La grâce exilée Lueurs des tirs
La boucle retrouvée Lueurs des tirs
Refus de la colombe Lueurs des tirs
Les feux du bivouac Lueurs des tirs
Les grenadines repentantes Lueurs des tirs
Tourbillon de mouches Lueurs des tirs
L’adieu du cavalier Lueurs des tirs
Le palais du tonnerre Lueurs des tirs
Photographie Lueurs des tirs
L’inscription anglaise Lueurs des tirs
Dans l’abri-caverne Lueurs des tirs
Fusée Lueurs des tirs
Désir Lueurs des tirs
Chant de l’horizon en Champagne Lueurs des tirs
Océan de terre Lueurs des tirs
Merveille de la guerre Obus couleur de lune
Exercice Obus couleur de lune
À l’Italie Obus couleur de lune
La traversée Obus couleur de lune
Il y a Obus couleur de lune
L’espionne Obus couleur de lune
Le chant d’amour Obus couleur de lune
Aussi bien que les cigales Obus couleur de lune
Simultanéités Obus couleur de lune
Du coton dans les oreilles Obus couleur de lune
Le départ La tête étoilée
Le vigneron champenois La tête étoilée
Carte postale La tête étoilée
Éventail des saveurs La tête étoilée
Souvenirs La tête étoilée
L’avenir La tête étoilée
Un oiseau chante La tête étoilée
Chevaux de frise La tête étoilée
Chant de l’honneur La tête étoilée
Chef de section La tête étoilée
Tristesse d’une étoile La tête étoilée
La victoire La tête étoilée
La jolie rousse La tête étoilée

 

 

 

 

 

Ondes


 

 

 

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe
Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations
Nous ne sommes que deux ou trois hommes
Libres de tous liens
Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées
Cordes
Cordes tissées
Câbles sous-marins
Tours de Babel changées en ponts
Araignées-Pontifes
Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus
Blancs rayons de lumière
Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter
Ô sens ô sens chéris
Ennemis du souvenir
Ennemis du désir

Ennemis du regret
Ennemis des larmes
Ennemis de tout ce que j’aime encore

 

Madeleine Pagès et Guillaume Apollinaire...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Les fenêtres

 

Du rouge au vert tout le jaune se meurt
Quand chantent les aras dans les forêts natales
Abatis de pihis
Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile
Nous l’enverrons en message téléphonique
Traumatisme géant
Il fait couler les yeux
Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises
Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche
Tu soulèveras le rideau
Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre
Araignées quand les mains tissaient la lumière
Beauté pâleur insondables violets
Nous tenterons en vain de prendre du repos
On commencera à minuit
Quand on a le temps on a la liberté
Bigorneaux Lotte multiples Soleils et l’Oursin du couchant
Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre
Tours
Les Tours ce sont les rues
Puits
Puits ce sont les places
Puits
Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes
Les Chabins chantent des airs à mourir
Aux Chabines marronnes
Et l’oie oua-oua trompette au nord
Où les chasseurs de ratons
Raclent les pelleteries
Étincelant diamant
Vancouver
Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver
Ô Paris
Du rouge au vert tout le jaune se meurt
Paris Vancouver Hyères Maintenon New-York et les Antilles
La fenêtre s’ouvre comme une orange
Le beau fruit de la lumière

 


 

 

 

Paysage

Transcription

[Maison] voici la maison où naissent les étoiles et les divinités
[Arbre] cet arbrisseau qui se prépare à fructifier te ressemble
[Personnage] amants couchés ensemble vous vous séparerez mes membres
[Cigare] un cigare allumé qui fume

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Les collines

 

Au-dessus de Paris un jour
Combattaient deux grands avions
L’un était rouge et l’autre noir
Tandis qu’au zénith flamboyait
L’éternel avion solaire

L’un était toute ma jeunesse
Et l’autre c’était l’avenir
Ils se combattaient avec rage
Ainsi fit contre Lucifer
L’Archange aux ailes radieuses

Ainsi le calcul au problème
Ainsi la nuit contre le jour
Ainsi attaque ce que j’aime
Mon amour ainsi l’ouragan
Déracine l’arbre qui crie

Mais vois quelle douceur partout
Paris comme une jeune fille
S’éveille langoureusement
Secoue sa longue chevelure
Et chante sa belle chanson

Où donc est tombée ma jeunesse
Tu vois que flambe l’avenir
Sache que je parle aujourd’hui
Pour annoncer au monde entier
Qu’enfin est né l’art de prédire

Certains hommes sont des collines
Qui s’élèvent d’entre les hommes
Et voient au loin tout l’avenir
Mieux que s’il était le présent
Plus net que s’il était passé

Ornement des temps et des routes
Passe et dure sans t’arrêter
Laissons sibiler les serpents
En vain contre le vent du sud
Les Psylles et l’onde ont péri

Ordre des temps si les machines
Se prenaient enfin à penser
Sur les plages de pierreries
Des vagues d’or se briseraient
L’écume serait mère encore

Moins haut que l’homme vont les aigles
C’est lui qui fait la joie des mers
Comme il dissipe dans les airs
L’ombre et les spleens vertigineux
Par où l’esprit rejoint le songe

Voici le temps de la magie
Il s’en revient attendez-vous
À des milliards de prodiges
Qui n’ont fait naître aucune fable
Nul les ayant imaginés

Profondeurs de la conscience
On vous explorera demain
Et qui sait quels êtres vivants
Seront tirés de ces abîmes
Avec des univers entiers

Voici s’élever des prophètes
Comme au loin des collines bleues
Ils sauront des choses précises
Comme croient savoir les savants
Et nous transporteront partout

La grande force est le désir
Et viens que je te baise au front
Ô légère comme une flamme
Dont tu as toute la souffrance
Toute l’ardeur et tout l’éclat

L’âge en vient on étudiera
Tout ce que c’est que de souffrir
Ce ne sera pas du courage
Ni même du renoncement
Ni tout ce que nous pouvons faire

On cherchera dans l’homme même
Beaucoup plus qu’on n’y a cherché
On scrutera sa volonté
Et quelle force naîtra d’elle
Sans machine et sans instrument

Les secourables mânes errent
Se compénétrant parmi nous
Depuis les temps qui nous rejoignent
Rien n’y finit rien n’y commence
Regarde la bague à ton doigt

Temps des déserts des carrefours
Temps des places et des collines
Je viens ici faire des tours
Où joue son rôle un talisman
Mort et plus subtil que la vie

Je me suis enfin détaché
De toutes choses naturelles
Je peux mourir mais non pécher
Et ce qu’on n’a jamais touché
Je l’ai touché je l’ai palpé

Et j’ai scruté tout ce que nul
Ne peut en rien imaginer
Et j’ai soupesé maintes fois
Même la vie impondérable
Je peux mourir en souriant

Bien souvent j’ai plané si haut
Si haut qu’adieu toutes les choses
Les étrangetés les fantômes
Et je ne veux plus admirer
Ce garçon qui mime l’effroi

Jeunesse adieu jasmin du temps
J’ai respiré ton frais parfum
À Rome sur les chars fleuris
Chargés de masques de guirlandes
Et des grelots du carnaval

Adieu jeunesse blanc Noël
Quand la vie n’était qu’une étoile
Dont je contemplais le reflet
Dans la mer Méditerranée
Plus nacrée que les météores

Duvetée comme un nid d’archanges
Ou la guirlande des nuages
Et plus lustrée que les halos
Émanations et splendeurs
Unique douceur harmonies

Je m’arrête pour regarder
Sur la pelouse incandescente
Un serpent erre c’est moi-même
Qui suis la flûte dont je joue
Et le fouet qui châtie les autres

Il vient un temps pour la souffrance
Il vient un temps pour la bonté
Jeunesse adieu voici le temps
Où l’on connaîtra l’avenir
Sans mourir de sa connaissance

C’est le temps de la grâce ardente
La volonté seule agira
Sept ans d’incroyables épreuves
L’homme se divinisera
Plus pur plus vif et plus savant

Il découvrira d’autres mondes
L’esprit languit comme les fleurs
Dont naissent les fruits savoureux
Que nous regarderons mûrir
Sur la colline ensoleillée

Je dis ce qu’est au vrai la vie
Seul je pouvais chanter ainsi
Mes chants tombent comme des graines
Taisez-vous tous vous qui chantez
Ne mêlez pas l’ivraie au blé

Un vaisseau s’en vint dans le port
Un grand navire pavoisé
Mais nous n’y trouvâmes personne
Qu’une femme belle et vermeille
Elle y gisait assassinée

Une autre fois je mendiais
L’on ne me donna qu’une flamme
Dont je fus brûlé jusqu’aux lèvres
Et je ne pus dire merci
Torche que rien ne peut éteindre

Où donc es-tu ô mon ami
Qui rentrais si bien en toi-même
Qu’un abîme seul est resté
Où je me suis jeté moi-même
Jusqu’aux profondeurs incolores

Et j’entends revenir mes pas
Le long des sentiers que personne
N’a parcourus j’entends mes pas
À toute heure ils passent là-bas
Lents ou pressés ils vont ou viennent

Hiver toi qui te fais la barbe
Il neige et je suis malheureux
J’ai traversé le ciel splendide
Où la vie est une musique
Le sol est trop blanc pour mes yeux

Habituez-vous comme moi
À ces prodiges que j’annonce
À la bonté qui va régner
À la souffrance que j’endure
Et vous connaîtrez l’avenir

C’est de souffrance et de bonté
Que sera faite la beauté
Plus parfaite que n’était celle
Qui venait des proportions
Il neige et je brûle et je tremble

Maintenant je suis à ma table
J’écris ce que j’ai ressenti
Et ce que j’ai chanté là-haut
Un arbre élancé que balance
Le vent dont les cheveux s’envolent

Un chapeau haut de forme est sur
Une table chargée de fruits
Les gants sont morts près d’une pomme
Une dame se tord le cou
Auprès d’un monsieur qui s’avale

Le bal tournoie au fond du temps
J’ai tué le beau chef d’orchestre
Et je pèle pour mes amis
L’orange dont la saveur est
Un merveilleux feu d’artifice

Tous sont morts le maître d’hôtel
Leur verse un champagne irréel
Qui mousse comme un escargot
Ou comme un cerveau de poète
Tandis que chantait une rose

L’esclave tient une épée nue
Semblable aux sources et aux fleuves
Et chaque fois qu’elle s’abaisse
Un univers est éventré
Dont il sort des mondes nouveaux

Le chauffeur se tient au volant
Et chaque fois que sur la route
Il corne en passant le tournant
Il paraît à perte de vue
Un univers encore vierge

Et le tiers nombre c’est la dame
Elle monte dans l’ascenseur
Elle monte monte toujours
Et la lumière se déploie
Et ces clartés la transfigurent

Mais ce sont de petits secrets
Il en est d’autres plus profonds
Qui se dévoileront bientôt
Et feront de vous cent morceaux
À la pensée toujours unique

Mais pleure pleure et repleurons
Et soit que la lune soit pleine
Ou soit qu’elle n’ait qu’un croissant
Ah  ! pleure pleure et repleurons
Nous avons tant ri au soleil

Des bras d’or supportent la vie
Pénétrez le secret doré
Tout n’est qu’une flamme rapide
Que fleurit la rose adorable
Et d’où monte un parfum exquis

 


 

 

 

Arbre

 

À Frédéric Boutet.

 

Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent
Où sont les aveugles où s’en sont-ils allés
La seule feuille que j’aie cueillie s’est changée en plusieurs mirages
Ne m’abandonnez pas parmi cette foule de femmes au marché
Ispahan s’est fait un ciel de carreaux émaillés de bleu
Et je remonte avec vous une route aux environs de Lyon

Je n’ai pas oublié le son de la clochette d’un marchand de coco d’autrefois
J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir
Du camarade qui se promènera avec toi en Europe
Tout en restant en Amérique

Un enfant
Un veau dépouillé pendu à l’étal
Un enfant
Et cette banlieue de sable autour d’une pauvre ville au fond de l’est
Un douanier se tenait là comme un ange
À la porte d’un misérable paradis
Et ce voyageur épileptique écumait dans la salle d’attente des premières

Engoulevent Blaireau
Et la Taupe-Ariane
Nous avions loué deux coupés dans le transsibérien
Tour à tour nous dormions le voyageur en bijouterie et moi
Mais celui qui veillait ne cachait point un revolver armé

Tu t’es promené à Leipzig avec une femme mince déguisée en homme
Intelligence car voilà ce que c’est qu’une femme intelligente
Et il ne faudrait pas oublier les légendes
Dame-Abonde dans un tramway la nuit au fond d’un quartier désert
Je voyais une chasse tandis que je montais
Et l’ascenseur s’arrêtait à chaque étage

Entre les pierres
Entre les vêtements multicolores de la vitrine
Entre les charbons ardents du marchand de marrons
Entre deux vaisseaux norvégiens amarrés à Rouen
Il y a ton image

Elle pousse entre les bouleaux de la Finlande
Ce beau nègre en acier
La plus grande tristesse
C’est quand tu reçus une carte postale de La Corogne

Le vent vient du couchant
Le métal des caroubiers
Tout est plus triste qu’autrefois
Tous les dieux terrestres vieillissent
L’univers se plaint par ta voix
Et des êtres nouveaux surgissent
Trois par trois

 


 

 

 

Lundi rue Christine

 

La mère de la concierge et la concierge laisseront tout passer
Si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir
Il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère
Pendant que l’autre monterait

Trois becs de gaz allumés
La patronne est poitrinaire
Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet
Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge
Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief

Ça a l’air de rimer
Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier
Pim pam pim
Je dois fiche près de 300 francs à ma probloque
Je préférerais me couper le parfaitement que de les lui donner

Je partirai à 20 h
Six glaces s’y dévisagent toujours
Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage
Cher monsieur
Vous êtes un mec à la mie de pain
Cette dame a le nez comme un ver solitaire
Louise a oublié sa fourrure
Moi je n’ai pas de fourrure et je n’ai pas froid
Le Danois fume sa cigarette en consultant l’horaire
Le chat noir traverse la brasserie

Ces crêpes étaient exquises
La fontaine coule
Robe noire comme ses ongles
C’est complètement impossible
Voici monsieur
La bague en malachite
Le sol est semé de sciure
Alors c’est vrai
La serveuse rousse a été enlevée par un libraire

Un journaliste que je connais d’ailleurs très vaguement
Écoute Jacques c’est très sérieux ce que je vais te dire
Compagnie de navigation mixte
Il me dit monsieur voulez-vous voir ce que je peux faire d’eaux fortes et de tableaux
Je n’ai qu’une petite bonne

Après déjeuner café du Luxembourg
Une fois là il me présente un gros bonhomme
Qui me dit
Écoutez c’est charmant
À Smyrne à Naples en Tunisie
Mais nom de Dieu où est-ce
La dernière fois que j’ai été en Chine
C’est il y a huit ou neuf ans
L’Honneur tient souvent à l’heure que marque la pendule
La quinte major

 


 

 

 

Lettre-océan

Transcription

[Première image]

Je traverse la ville nez en avant et je la coupe en 2
J’étais au bord du Rhin quand tu partis pour le Mexique
Ta voix me parvient malgré l’énorme distance
Gens de mauvaise mine sur le quai à la Vera Cruz
[Carte postale]
Les voyageurs de l’Espagne devant faire
le voyage de Coatzalcoalcos pour s’embarquer
je t’envoie cette carte au lieu
de profiter du courrier de Vera Cruz qui n’est pas sûr
Tout est calme ici et nous sommes dans l’attente
Des événements.
[à gauche]

Juan Aldama
Correos
Mexico
4 centavos
U.S. Postage
2 cents 2
[au centre]

Ypiranga44
Republica Mexicana
Tarjeta Postal
[à droite]

11.45
29-5
14
Rue des Batignolles
[motif circulaire, centre]

Sur la rive gauche devant le pont d’Iéna
[motif circulaire, rayons]

Zut pour M. Zun
arrêtez cocher
Vive le Roy
Evviva il Papa
ta gueule mon vieux pad
non si vous avez une moustache
La Tunisie tu fondes un journal
Jacques c’était délicieux
A bas la calotte
Des clefs j’en ai vu mille et mille
Hou le croquant
Vive la République
[à droite du motif circulaire]

TSF
[bas de l’image]

Bonjour Anomo Anora
Tu ne connaîtras jamais bien les Mayas

 

 

 


 

 

 

Sur les prophéties

 

J’ai connu quelques prophétesses
Madame Salmajour avait appris en Océanie à tirer les cartes
C’est là-bas qu’elle avait eu encore l’occasion de participer
À une scène savoureuse d’anthropophagie
Elle n’en parlait pas à tout le monde
En ce qui concerne l’avenir elle ne se trompait jamais

Une cartomancienne céretane Marguerite je ne sais plus quoi
                                   Est également habile
Mais Madame Deroy est la mieux inspirée
                                   La plus précise
Tout ce qu’elle m’a dit du passé était vrai et tout ce qu’elle
M’a annoncé s’est vérifié dans le temps qu’elle indiquait
J’ai connu un sciomancien mais je n’ai pas voulu qu’il interrogeât mon ombre
Je connais un sourcier c’est le peintre norvégien Diriks

Miroir brisé sel renversé ou pain qui tombe
Puissent ces dieux sans figure m’épargner toujours
Au demeurant je ne crois pas mais je regarde et j’écoute et notez
Que je lis assez bien dans la main
Car je ne crois pas mais je regarde et quand c’est possible j’écoute

Tout le monde est prophète mon cher André Billy
Mais il y a si longtemps qu’on fait croire aux gens
Qu’ils n’ont aucun avenir qu’ils sont ignorants à jamais
                                   Et idiots de naissance
Qu’on en a pris son parti et que nul n’a même l’idée
De se demander s’il connaît l’avenir ou non
Il n’y a pas d’esprit religieux dans tout cela
Ni dans les superstitions ni dans les prophéties
Ni dans tout ce que l’on nomme occultisme
Il y a avant tout une façon d’observer la nature
Et d’interpréter la nature
Qui est très légitime

 

 


 

 

 

Le musicien de Saint-Merry

 

J’ai enfin le droit de saluer des êtres que je ne connais pas
Ils passent devant moi et s’accumulent au loin
Tandis que tout ce que j’en vois m’est inconnu
Et leur espoir n’est pas moins fort que le mien

Je ne chante pas ce monde ni les autres astres
Je chante toutes les possibilités de moi-même hors de ce monde et des astres
Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir

Le 21 du mois de mai 1913
Passeur des morts et les mordonnantes mériennes
Des millions de mouches éventaient une splendeur
Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles
Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher
Jeune l’homme était brun et ce couleur de fraise sur les joues
Homme Ah  ! Ariane
Il jouait de la flûte et la musique dirigeait ses pas
Il s’arrêta au coin de la rue Saint-Martin
Jouant l’air que je chante et que j’ai inventé

Les femmes qui passaient s’arrêtaient près de lui
Il en venait de toutes parts
Lorsque tout à coup les cloches de Saint-Merry se mirent à sonner
Le musicien cessa de jouer et but à la fontaine
Qui se trouve au coin de la rue Simon-Le-Franc
Puis Saint-Merry se tut
L’inconnu reprit son air de flûte
Et revenant sur ses pas marcha jusqu’à la rue de la Verrerie
Où il entra suivi par la troupe des femmes
Qui sortaient des maisons
Qui venaient par les rues traversières les yeux fous
Les mains tendues vers le mélodieux ravisseur
Il s’en allait indifférent jouant son air
Il s’en allait terriblement

Puis ailleurs
À quelle heure un train partira-t-il pour Paris

À ce moment
Les pigeons des Moluques fientaient des noix muscades
En même temps
Mission catholique de Bôma qu’as-tu fait du sculpteur

Ailleurs
Elle traverse un pont qui relie Bonn à Beuel et disparaît à travers Pützchen

Au même instant
Une jeune fille amoureuse du maire

Dans un autre quartier
Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs

En somme ô rieurs vous n’avez pas tiré grand-chose des hommes
Et à peine avez-vous extrait un peu de graisse de leur misère
Mais nous qui mourons de vivre loin l’un de l’autre
Tendons nos bras et sur ces rails roule un long train de marchandises

Tu pleurais assise près de moi au fond d’un fiacre

Et maintenant
Tu me ressembles tu me ressembles malheureusement

Nous nous ressemblions comme dans l’architecture du siècle dernier
Ces hautes cheminées pareilles à des tours

Nous allons plus haut maintenant et ne touchons plus le sol

Et tandis que le monde vivait et variait

Le cortège des femmes long comme un jour sans pain
Suivait dans la rue de la Verrerie l’heureux musicien

Cortèges ô cortèges
C’est quand jadis le roi s’en allait à Vincennes
Quand les ambassadeurs arrivaient à Paris
Quand le maigre Suger se hâtait vers la Seine
Quand l’émeute mourait autour de Saint-Merry

Cortèges ô cortèges
Les femmes débordaient tant leur nombre était grand
Dans toutes les rues avoisinantes
Et se hâtaient raides comme balle
Afin de suivre le musicien
Ah ! Ariane et toi Pâquette et toi Amine
Et toi Mia et toi Simone et toi Mavise
Et toi Colette et toi la belle Geneviève
Elles ont passé tremblantes et vaines
Et leurs pas légers et prestes se mouvaient selon la cadence
De la musique pastorale qui guidait
Leurs oreilles avides

L’inconnu s’arrêta un moment devant une maison à vendre
Maison abandonnée
Aux vitres brisées
C’est un logis du seizième siècle
La cour sert de remise à des voitures de livraisons
C’est là qu’entra le musicien
Sa musique qui s’éloignait devint langoureuse
Les femmes le suivirent dans la maison abandonnée
Et toutes y entrèrent confondues en bande
Toutes toutes y entrèrent sans regarder derrière elles
Sans regretter ce qu’elles ont laissé
Ce qu’elles ont abandonné
Sans regretter le jour la vie et la mémoire
Il ne resta bientôt plus personne dans la rue de la Verrerie
Sinon moi-même et un prêtre de Saint-Merry
Nous entrâmes dans la vieille maison
Mais nous n’y trouvâmes personne

Voici le soir
À Saint-Merry c’est l’Angélus qui sonne
Cortèges ô cortèges
C’est quand jadis le roi revenait de Vincennes
Il vint une troupe de casquettiers
Il vint des marchands de bananes
Il vint des soldats de la garde républicaine
Ô nuit
Troupeau de regards langoureux des femmes
Ô nuit
Toi ma douleur et mon attente vaine
J’entends mourir le son d’une flûte lointaine

 


 

 

 

La cravate et la montre

Transcription

[cravate]

la cravate douloureuse que tu portes et qui t’orne ô civilisé ôte-la si tu veux bien respirer
[montre, remontoir]

comme l’on s’amuse bien
[bord droit de la montre]

la beauté de la vie passe la douleur de mourir
[heures]

mon cœur
les yeux
l’enfant
Agla
la main
Tircis
semaine
l’infini redressé par un fous de philosophe
les Muses aux portes de ton corps
le bel inconnu
et le vers dantesque luisant et cadavérique80
les heures
[aiguilles]

Il est – 5
Et tout sera fini

 


 

 

 

Un fantôme de nuées

 

Comme c’était la veille du quatorze juillet
Vers les quatre heures de l’après-midi
Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques

Ces gens qui font des tours en plein air
Commencent à être rares à Paris
Dans ma jeunesse on en voyait beaucoup plus qu’aujourd’hui
Ils s’en sont allés presque tous en province

Je pris le boulevard Saint-Germain
Et sur une petite place située entre Saint-Germain-des-Prés et la statue de Danton
Je rencontrai les saltimbanques

La foule les entourait muette et résignée à attendre
Je me fis une place dans ce cercle afin de tout voir
Poids formidables
Villes de Belgique soulevées à bras tendu par un ouvrier russe de Longwy
Haltères noirs et creux qui ont pour tige un fleuve figé
Doigts roulant une cigarette amère et délicieuse comme la vie

De nombreux tapis sales couvraient le sol
Tapis qui ont des plis qu’on ne défera pas
Tapis qui sont presque entièrement couleur de la poussière
Et où quelques taches jaunes ou vertes ont persisté
Comme un air de musique qui vous poursuit

Vois-tu le personnage maigre et sauvage
La cendre de ses pères lui sortait en barbe grisonnante
Il portait ainsi toute son hérédité au visage
Il semblait rêver à l’avenir
En tournant machinalement un orgue de Barbarie
Dont la lente voix se lamentait merveilleusement
Les glouglous les couacs et les sourds gémissements

Les saltimbanques ne bougeaient pas
Le plus vieux avait un maillot couleur de ce rose violâtre qu’ont aux joues certaines jeunes filles fraîches mais près de la mort

Ce rose-là se niche surtout dans les plis qui entourent souvent leur bouche
Ou près des narines
C’est un rose plein de traîtrise

Cet homme portait-il ainsi sur le dos
La teinte ignoble de ses poumons

Les bras les bras partout montaient la garde
Le second saltimbanque
N’était vêtu que de son ombre
Je le regardai longtemps
Son visage m’échappe entièrement
C’est un homme sans tête

Un autre enfin avait l’air d’un voyou
D’un apache bon et crapule à la fois
Avec son pantalon bouffant et les accroche-chaussettes
N’aurait-il pas eu l’apparence d’un maquereau à sa toilette

La musique se tut et ce furent des pourparlers avec le public
Qui sou à sou jeta sur le tapis la somme de deux francs cinquante
Au lieu des trois francs que le vieux avait fixés comme prix des tours

Mais quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien
On se décida à commencer la séance
De dessous l’orgue sortit un tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire
Avec de la fourrure aux poignets et aux chevilles
Il poussait des cris brefs
Et saluait en écartant gentiment les avant-bras
Mains ouvertes

Une jambe en arrière prête à la génuflexion
Il salua ainsi aux quatre points cardinaux
Et quand il marcha sur une boule
Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible
Un petit esprit sans aucune humanité
Pensa chacun
Et cette musique des formes
Détruisit celle de l’orgue mécanique
Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres

Le petit saltimbanque fit la roue
Avec tant d’harmonie
Que l’orgue cessa de jouer
Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains
Aux doigts semblables aux descendants de son destin
Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe
Nouveaux cris de Peau-Rouge
Musique angélique des arbres
Disparition de l’enfant

Les saltimbanques soulevèrent les gros haltères à bout de bras
Ils jonglèrent avec les poids

Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux
Siècle ô siècle des nuages

 


 

 

 

Cœur couronne et miroir

 

Transcription

[cœur]

Mon Cœur semblable à une flamme renversée
[couronne]

Les rois qui meurent tour à tour renaissent au cœur des poètes
[miroir]

Dans ce miroir je suis enclos vivant et vrai comme on imagine les anges et non comme sont les reflets
Guillaume Apollinaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Voyage

Transcription

[nuage]

Adieu amour nuage qui fuis
et n’a pas chu pluie fécondante
refais le voyage de Dante

[oiseau]

télégraphe
oiseau qui laisse tomber
ses ailes partout

[train]

où va donc ce train qui meurt au loin
dans les vals et les beaux bois frais du tendre été si pâle

[ciel]

la douce nuit lunaire et pleine d’étoiles
c’est ton visage que je ne vois plus

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

Tour


À R. D.

Au Nord au Sud
Zénith Nadir
Et les grands cris de l’Est
L’Océan se gonfle à l’Ouest
La Tour à la Roue
S’adresse

 


 

 

 

 

À travers l’Europe

 

À M. Ch.

 

Rotsoge
Ton visage écarlate ton biplan transformable en hydroplan
Ta maison ronde où il nage un hareng saur
Il me faut la clef des paupières
Heureusement que nous avons vu M. Panado
Et nous sommes tranquilles de ce côté-là
Qu’est-ce que tu vois mon vieux M. D…
90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à travers le ventre de sa mère

J’ai cherché longtemps sur les routes
Tant d’yeux sont clos au bord des routes
Le vent fait pleurer les saussaies
Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre
Regarde mais regarde donc
Le vieux se lave les pieds dans la cuvette
Una volta ho inteso dire Chè vuoi
Je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances

Et toi tu me montres un violet épouvantable
Ce petit tableau où il y a une voiture m’a rappelé le jour
Un jour fait de morceaux mauves jaunes bleus verts et rouges
Où je m’en allais à la campagne avec une charmante cheminée tenant sa chienne en laisse
Il n’y en a plus tu n’as plus ton petit mirliton
La cheminée fume loin de moi des cigarettes russes
La chienne aboie contre les lilas
La veilleuse est consumée
Sur la robe ont chu des pétales
Deux anneaux d’or près des sandales
Au soleil se sont allumés
Mais tes cheveux sont le trolley
À travers l’Europe vêtue de petits feux multicolores

 


 

 

 

 

Il pleut

Transcription

Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir
c’est vous aussi qu’il pleur merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes
et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout comme un univers de villes auriculaires
écoute s’il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique
écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Etendards


 

 

 

 

La petite auto

 

Le 31 du mois d’Août 1914
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre

Avec son chauffeur nous étions trois
Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l’Europe
Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil
Les poissons voraces montaient des abîmes
Les peuples accouraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures

Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de la Belgique
Francorchamps avec l’Eau Rouge et les pouhons
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir
Saluaient encore une fois la vie colorée
Océans profonds où remuaient les monstres
Dans les vieilles carcasses naufragées
Hauteurs inimaginables où l’homme combat
Plus haut que l’aigle ne plane
L’homme y combat contre l’homme
Et descend tout à coup comme une étoile filante

Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité
Bâtir et aussi agencer un univers nouveau
Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse
Disposait un étalage extraordinaire
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route

Transcription

Ô départ sombre où mouraient nos 3 phares103
ô nuit tendre d’avant la guerre
ô villages où se hâtaient les
maréchaux-ferrants rappelés
entre minuit et une heure du matin
vers Lisieux la très bleue
ou bien
Versailles d’or

 

 

 

 

Et quand après avoir passé l’après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l’on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître

 


 

 

 

 

La mandoline l’œillet et le bambou

 

Transcription

[la mandoline]

comme la balle à travers le corps le son traverse la vérité car la raison c’est ton art femme
o batailles la terre tremble comme une ma[n] doline

[l’œillet]

Que cet œillet te dise la loi des odeurs qu’on n’a pas encore promulguée et qui viendra un jour régner sur nos cerveaux bien + précise & + subtile que les sons qui nous dirigent
Je préfère ton nez à tous tes organes ô mon amie
Il est le trône de la future sagesse

[le bambou]

Ô nez de la pipe les odeurs-centre fourneau y forgent les chaînes univers infiniment déliées qui lient les autres raisons formelles

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Fumées
    

Et tandis que la guerre
      Ensanglante la terre
      Je hausse les odeurs
      Près des couleurs-saveurs

Transcription

Et je fume du tabac de zone

Des fleurs à ras du sol regardent par bouffées
Les boucles des odeurs par tes mains décoiffées
Mais je connais aussi les grottes parfumées
Où gravite l’azur unique des fumées
Où plus doux que la nuit et plus pur que le jour
Tu t’étends comme un dieu fatigué par l’amour
                 Tu fascines les flammes
                 Elles rampent à tes pieds
                 Ces nonchalantes femmes
                 Tes feuilles de papier

 

 


 

 

 

 

À Nîmes

 

À Émile Léonard

 

Je me suis engagé sous le plus beau des cieux
Dans Nice la Marine au nom victorieux

Perdu parmi 900 conducteurs anonymes
Je suis un charretier du neuf charroi de Nîmes

L’Amour dit Reste ici Mais là-bas les obus
Épousent ardemment et sans cesse les buts

J’attends que le printemps commande que s’en aille
Vers le nord glorieux l’intrépide bleusaille

Les 3 servants assis dodelinent leurs fronts
Où brillent leurs yeux clairs comme mes éperons

Un bel après-midi de garde à l’écurie
J’entends sonner les trompettes d’artillerie

J’admire la gaieté de ce détachement
Qui va rejoindre au front notre beau régiment

Le territorial se mange une salade
À l’anchois en parlant de sa femme malade

4 pointeurs fixaient les bulles des niveaux
Qui remuaient ainsi que les yeux des chevaux

Le bon chanteur Girault nous chante après 9 heures
Un grand air d’opéra toi l’écoutant tu pleures

Je flatte de la main le petit canon gris
Gris comme l’eau de Seine et je songe à Paris

Mais ce pâle blessé m’a dit à la cantine
Des obus dans la nuit la splendeur argentine

Je mâche lentement ma portion de bœuf
Je me promène seul le soir de 5 à 9

Je selle mon cheval nous battons la campagne
Je te salue au loin belle rose ô tour Magne

 


 

 

 

La colombe poignardée et le jet d’eau

Transcription

[colombe]

douces figures poignardées
chères lèvres fleuries
Mia Mareye Yette Lorie
Annie et toi Marie
où êtes-vous ô jeunes filles
Mais près d’un jet d’eau qui pleure et prie
cette colombe s’extasie
[jet d’eau]

Tous les souvenirs de naguère
Ô mes amis partis en guerre
Jaillissent vers le firmament
Et vos regards en l’eau dormant
Meurent mélancoliquement
Où sont-ils Braque et Max Jacob
Derain aux yeux gris comme l’aube
Où sont Raynal Billy Dalize115
Dont les noms se mélancolisent
Comme des pas dans une église
Où est Cremnitz116 qui s’engagea
Peut-être sont-ils morts déjà
De souvenirs mon âme est pleine
Le jet d’eau pleure sur ma peine
[bassin]

Ceux qui sont partis à la guerre au nord se battent maintenant
Le soir tombe Ô sanglante mer
Jardins où saigne abondamment le laurier rose fleur guerrière

 

 

 


 

 

 

2e canonnier conducteur

 

Me voici libre et fier parmi mes compagnons
Le Réveil a sonné et dans le petit jour je salue
La fameuse Nancéenne que je n’ai pas connue

Transcription

[trompette]

As-tu connu la putain de Nancy
qui a foutu la vérole à toute l’artillerie
l’artillerie ne s’est pas aperçu qu’elle avait mal au [cul]

Les 3 servants bras dessus bras dessous se sont endormis sur l’avant-train
Et conducteur par mont par val sur le porteur
Au pas au trot ou au galop je conduis le canon
Le bras de l’officier est mon étoile polaire
Il pleut mon manteau est trempé et je m’essuie parfois la figure
Avec la serviette-torchon qui est dans la sacoche du sous-verge
Voici des fantassins aux pas pesants aux pieds boueux
La pluie les pique de ses aiguilles le sac les suit

Transcription

[botte]

Sacré nom de Dieu quelle allure nom de Dieu quelle allure cependant que la nuit descend

[Notre-Dame]

souvenirs de Paris avant la guerre ils seront bien plus doux après la victoire

[Tour Eiffel]

salut monde dont je suis la langue éloquente que sa bouche ô Paris tire et tirera toujours aux Allemands

Fantassins
Marchantes mottes de terre
Vous êtes la puissance
Du sol qui vous a faits
Et c’est le sol qui va
Lorsque vous avancez
Un officier passe au galop
Comme un ange bleu dans la pluie grise
Un blessé chemine en fumant une pipe
Le lièvre détale et voici un ruisseau que j’aime
Et cette jeune femme nous salue charretiers
La Victoire se tient après nos jugulaires
Et calcule pour nos canons les mesures angulaires
Nos salves nos rafales sont ses cris de joie
Ses fleurs sont nos obus aux gerbes merveilleuses
Sa pensée se recueille aux tranchées glorieuses

Transcription

[obus]

j’entends chanter l’oiseau le bel oiseau rapace

 


 

 

 

 

Veille

 

           Mon cher André Rouveyre
           Troudla la Champignon Tabatière
           On ne sait quand on partira
           Ni quand on reviendra

           Au Mercure de France
           Mars revient tout couleur d’espérance
           J’ai envoyé mon papier
           Sur papier quadrillé

J’entends les pas des grands chevaux d’artillerie allant au trot sur la grand-route où moi je veille
Un grand manteau gris de crayon comme le ciel m’enveloppe jusqu’à l’oreille
                                   Quel
                                   Ciel
                                   Triste
                                   Piste
                                   Où
                                   Va le
                                   Pâle
                                   Sou-
                                   rire
       De la lune qui me regarde écrire

 


 

 

 

 

Ombre

 

Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L’olive du temps
Souvenirs qui n’en faites plus qu’un
Comme cent fourrures ne font qu’un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal
Apparence impalpable et sombre qui avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un indien à l’affût pendant l’éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m’entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Écriture de ma lumière
Caisson de regrets
Un dieu qui s’humilie

 


 

 

 

 

C’est Lou qu’on la nommait

 

Il est des loups de toute sorte
Je connais le plus inhumain
Mon cœur que le diable l’emporte
Et qu’il le dépose à sa porte
N’est plus qu’un jouet dans sa main

Les loups jadis étaient fidèles
Comme sont les petits toutous
Et les soldats amants des belles
Galamment en souvenir d’elles
Ainsi que les loups étaient doux

Mais aujourd’hui les temps sont pires
Les loups sont tigres devenus
Et les Soldats et les Empires
Les Césars devenus Vampires
Sont aussi cruels que Vénus

J’en ai pris mon parti Rouveyre
Et monté sur mon grand cheval
Je vais bientôt partir en guerre
Sans pitié chaste et l’œil sévère
Comme ces guerriers qu’Épinal

Vendait Images populaires
Que Georgin gravait dans le bois
Où sont-ils ces beaux militaires
Soldats passés Où sont les guerres
Où sont les guerres d’autrefois

 


 

 

Case d’armons

La 1re édition à 25 exemplaires de Case d’Armons a été polygraphiée sur papier quadrillé, à l’encre violette, au moyen de gélatine, à la batterie de tir (45e batterie, 38e Régiment d’artillerie de campagne) devant l’ennemi, et le tirage a été achevé le 17 juin 1915.

 


 

 

 

Loin du pigeonnier

Transcription

Et vous savez pourquoi
Pourquoi la chère couleuvre
Se love de la mer jusqu’à l’espoir attendrissant de l’Est
Xexaèdres
barbelés
mais un secret
collines bleues
en sentinelle
Malourène 75 Canteraine
Ô gerbes des 305 en déroute
Dans la Forêt où nous chantons

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Reconnaissance

 

À Mademoiselle P…

 

Un seul bouleau crépusculaire
Pâlit au seuil de l’horizon
Où fuit la mesure angulaire
Du cœur à l’âme et la raison

Le galop bleu des souvenances
Traverse les lilas des yeux

Et les canons des indolences
Tirent mes songes vers
                                     les
                                           cieux

 


 

 

 

 

SP

 

Transcription

Qu’est-ce qu’on y met
Dans la case d’armons
Espèce de poilu de mon cœur
Pan pan pan
Perruque à perruque
Pan pan pan
Perruque à canon
Pour lutter contre les vapeurs
les lunettes pour protéger les yeux
au moyen d’un masque nocivité gaz
un tissu trempé mouchoir des nez
dans la solution de bicarbonate de sodium
les masques seront simplement mouillés des larmes de rire de rire

 


 

 

 

Visée

 

À Madame René Berthier

Transcription

Chevaux couleur cerise limite des Zélandes
Des mitrailleuses d’or coassent des légendes
Je t’aime liberté qui veilles dans les hypogées
Harpe aux cordes d’argent ô pluie ô ma musique
L’invisible ennemi plaie d’argent au soleil
Et l’avenir secret que la fusée élucide
Entends nager le Mot poisson subtil
Les villes tour à tour deviennent des clefs
Le masque bleu comme met Dieu son ciel
Guerre paisible ascèse solitude métaphysique
Enfant aux mains coupées parmi les roses oriflammes

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

1915

 

Transcription

1915
soldats de faïence et d’escarboucle146
ô amour

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

Carte postale

Transcription

Nous sommes bien
mais l’auto-bazar que l’on dit merveilleux
ne vient pas jusqu’ici
LUL
on les aura
faire suivre route transparente
France

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

Saillant

 

À André Level

 

Rapidité attentive à peine un peu d’incertitude
Mais un dragon à pied sans armes
Parmi le vent quand survient la

Transcription

[quand survient la] torpille aérienne
Le balai de verdure
T’en souviens-tu
Il est ici dans les pierres
Du beau royaume dévasté

[à droite]

grain de blé

[à gauche]

Salut le Rapace
Salut

 

Mais la couleuvre me regarde dressée comme une épée

Vive comme un cheval pif
Un trou d’obus propre comme une salle de bain    
     Berger suivi de son troupeau mordoré
     Mais où est un cœur et le svastica
     Aÿ Ancien nom du renom
     Le crapaud chantait les saphirs nocturnes

 

Lou
Lou Verzy
Vive le capiston

Et le long du canal des filles s’en allaient

 



 

 

 

Guerre

 

Rameau central de combat
       Contact par l’écoute

On tire dans la direction « des bruits entendus »
Les jeunes de la classe 1915
Et ces fils de fer électrisés
Ne pleurez donc pas sur les horreurs de la guerre
Avant elle nous n’avions que la surface
De la terre et des mers
Après elle nous aurons les abîmes
Le sous-sol et l’espace aviatique
Maîtres du timon
Après après
Nous prendrons toutes les joies
Des vainqueurs qui se délassent
Femmes Jeux Usines Commerce
Industrie Agriculture Métal
Feu Cristal Vitesse
Voix Regard Tact à part
Et ensemble dans le tact venu de loin
De plus loin encore
De l’Au-delà de cette terre

 


 

 

 

 

Mutation

 

Une femme qui pleurait
       Eh ! Oh ! Ha !
Des soldats qui passaient
        Eh ! Oh ! Ha !
Un éclusier qui pêchait
        Eh ! Oh ! Ha !
Les tranchées qui blanchissaient
        Eh ! Oh ! Ha !
Des obus qui pétaient
         Eh ! Oh ! Ha !
Des allumettes qui ne prenaient pas
         Et tout
               A tant changé
                         En moi
               Tout
                      Sauf mon Amour
                                  Eh ! Oh ! Ha !

 


 

 

 

Oracles

 

       Je porte votre bague
Elle est très finement ciselée
Le sifflet me fait plus plaisir
       Qu’un palais égyptien
Le sifflet des tranchées
              Tu sais
Tout au plus si je n’arrête pas
Les métros et les taxis avec
             Ô Guerre
             Multiplication de l’amour

Petit
     Sifflet
à 2 trous 

Avec un fil
on prend
la mesure
du doigt

 


 

 

 

 

14 juin 1915
               

On ne peut rien dire
              Rien de ce qui se passe
            Mais on change de Secteur
            Ah  ! voyageur égaré
               Pas de lettres
               Mais l’espoir
               Mais un journal
Le glaive antique de la Marseillaise de Rude
             S’est changé en constellation
             Il combat pour nous au ciel
             Mais cela signifie surtout
             Qu’il faut être de ce temps
             Pas de glaive antique
                    Pas de Glaive


                    Mais l’Espoir

 


 

 

 

De la batterie de tir

 

Au maréchal des logis F. Bodard

 

Nous sommes ton collier France
Venus des Atlantides ou bien des Négrities
Des Eldorados ou bien des Cimméries
Rivière d’hommes forts et d’obus dont l’orient chatoie
Diamants qui éclosent la nuit
                          Ô Roses ô France
Nous nous pâmons de volupté
À ton cou penché vers l’Est
Nous sommes l’Arc-en-terre
Signe plus pur que l’Arc-en-Ciel
    Signe de nos origines profondes
                          Étincelles
Ô nous les très belles couleurs

 


 

 

 

 

Échelon

 

          Grenouilles et rainettes
                 Crapauds et crapoussins
Ascèse sous les peupliers et les frênes
           La reine des prés va fleurir
                    Une petite hutte dans la forêt
Là-bas plus blanche est la blessure

 

Transcription

[à gauche]

On tire contre avions
Verdun

[au centre]

Le Ciel
Coquelicots
Flacon au col d’or
On a pendu la mort
A la lisière du bois
On a pendu la mort
Et ses beaux seins dorés
Se montrent tour à tour

[à droite]

L’orvet
Le sac à malice
La trousse à boutons

Ô rose toujours vive
         Ô France
Embaume les espoirs d’une armée qui halète

Le Loriot chante
               N’est-ce pas rigolo
Enfin une plume d’épervier

 


 

 

 

Vers le sud

 

Zénith
            Tous ces regrets
                                       Ces jardins sans limite
Où le crapaud module un tendre cri d’azur
La biche du silence éperdu passe vite
Un rossignol meurtri par l’amour chante sur
Le rosier de ton corps dont j’ai cueilli les roses
Nos cœurs pendent ensemble au même grenadier
Et les fleurs de grenade en nos regards écloses
En tombant tour à tour ont jonché le sentier

 


 

 

 

Les soupirs du servant de Dakar

 

C’est dans la cagnat en rondins voilés d’osier
Auprès des canons gris tournés vers le nord
            Que je songe au village africain
Où l’on dansait où l’on chantait où l’on faisait l’amour
                    Et de longs discours
                      Nobles et joyeux

             Je revois mon père qui se battit
         Contre les Achantis
         Au service des Anglais
             Je revois ma sœur au rire en folie
            Aux seins durs comme des obus
                        Et je revois
         Ma mère la sorcière qui seule du village
                    Méprisait le sel
            Piler le millet dans un mortier
          Je me souviens du si délicat si inquiétant
          Fétiche dans l’arbre
          Et du double fétiche de la fécondité
          Plus tard une tête coupée
          Au bord d’un marécage
          Ô pâleur de mon ennemi
          C’était une tête d’argent
             Et dans le marais
          C’était la lune qui luisait
          C’était donc une tête d’argent
          Là-haut c’était la lune qui dansait
          C’était donc une tête d’argent
          Et moi dans l’antre j’étais invisible
C’était donc une tête de nègre dans la nuit profonde
             Similitudes Pâleurs
           Et ma sœur
           Suivit plus tard un tirailleur
                       Mort à Arras

        Si je voulais savoir mon âge
           Il faudrait le demander à l’évêque
           Si doux si doux avec ma mère
           De beurre de beurre avec ma sœur
           C’était dans une petite cabane
Moins sauvage que notre cagnat de canonniers-servants
       J’ai connu l’affût au bord des marécages
       Où la girafe boit les jambes écartées
J’ai connu l’horreur de l’ennemi qui dévaste
                      Le Village
                  Viole les femmes
                  Emmène les filles
Et les garçons dont la croupe dure sursaute
J’ai porté l’administrateur des semaines
                De village en village
                  En chantonnant
       Et je fus domestique à Paris
                        Je ne sais pas mon âge
                        Mais au recrutement
                                     On m’a donné vingt ans
       Je suis soldat français on m’a blanchi du coup
       Secteur 59 je ne peux pas dire où
Pourquoi donc être blanc est-ce mieux qu’être noir
       Pourquoi ne pas danser et discourir
                  Manger et puis dormir
       Et nous tirons sur les ravitaillements boches
       Ou sur les fils de fer devant les bobosses
       Sous la tempête métallique
               Je me souviens d’un lac affreux
       Et de couples enchaînés par un atroce amour
                       Une nuit folle
               Une nuit de sorcellerie
               Comme cette nuit-ci
            Où tant d’affreux regards
            Éclatent dans le ciel splendide

 


 

 

 

Toujours

 

À Madame Faure-Favier.
                                  Toujours
Nous irons plus loin sans avancer jamais

Et de planète en planète
De nébuleuse en nébuleuse
Le don Juan des mille et trois comètes
Même sans bouger de la terre
Cherche les forces neuves
Et prend au sérieux les fantômes

Et tant d’univers s’oublient
Quels sont les grands oublieurs
Qui donc saura nous faire oublier telle ou telle partie du monde
Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent

                                   Perdre
Mais perdre vraiment
Pour laisser place à la trouvaille
                                   Perdre
La vie pour trouver la Victoire

 


 

 

 

 

Fête

 

À André Rouveyre

 

Feu d’artifice en acier
Qu’il est charmant cet éclairage
    Artifice d’artificier
Mêler quelque grâce au courage

Deux fusants
Rose éclatement
Comme deux seins que l’on dégrafe
Tendent leurs bouts insolemment
IL SUT AIMER
                      quelle épitaphe

Un poète dans la forêt
Regarde avec indifférence
     Son revolver au cran d’arrêt
Des roses mourir d’espérance

Il songe aux roses de Saadi
Et soudain sa tête se penche
Car une rose lui redit
La molle courbe d’une hanche

L’air est plein d’un terrible alcool
Filtré des étoiles mi-closes
Les obus caressent le mol
Parfum nocturne où tu reposes
        Mortification des roses

 


 

 

 

Madeleine

Transcription

[étoile]

Dans le village arabe
Des Souvenirs
mais il y a d’autres chansons

[lettre]

Bonjour mon poète
Je me souviens de votre voix
Votre petite fée
Photographie tant attendue

[canons]

Far tiz rose

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Les saisons

 

C’était un temps béni nous étions sur les plages
Va-t’en de bon matin pieds nus et sans chapeau
Et vite comme va la langue d’un crapaud
L’amour blessait au cœur les fous comme les sages

                As-tu connu Guy au galop
              Du temps qu’il était militaire
              As-tu connu Guy au galop
              Du temps qu’il était artiflot
                                  À la guerre

C’était un temps béni Le temps du vaguemestre
On est bien plus serré que dans les autobus
Et des astres passaient que singeaient les obus
Quand dans la nuit survint la batterie équestre

                As-tu connu Guy au galop
              Du temps qu’il était militaire
                As-tu connu Guy au galop
              Du temps qu’il était artiflot
                                  À la guerre

C’était un temps béni Jours vagues et nuits vagues
Les marmites206 donnaient aux rondins des cagnats
Quelque aluminium où tu t’ingénias
À limer jusqu’au soir d’invraisemblables bagues

                 As-tu connu Guy au galop
               Du temps qu’il était militaire
                 As-tu connu Guy au galop
               Du temps qu’il était artiflot
                                   À la guerre

C’était un temps béni La guerre continue
Les Servants ont limé la bague au long des mois
Le Conducteur écoute abrité dans les bois
La chanson que répète une étoile inconnue

                   As-tu connu Guy au galop
                 Du temps qu’il était militaire
                   As-tu connu Guy au galop
                 Du temps qu’il était artiflot
                                     À la guerre

 


 

 

 

 

Venu de Dieuze

Transcription

Halte là

[ficelle]

mesure du doigt
Qui vive
France
Avance au ralliement
Halte là
Le Mot
Claire-Ville-Neuve-En-Cristal-Eternel

[portée]

forte s’allantanado
funambule des lianes du printemps
tu assassines les arbres qui sont tes G.V.C.
La poule d’eau caquète et plonge à ton approche
Cantato
Ah ! mon Dieu m’ quiot’ fille
L’hommé qu’ j’ai
C’est eun’ mouq’ dans d’ l’huile
Tout à fouait
Couple des marais les turquoises
Hennissements partout
Amour sacré amour de la Patrie
Le général
Il était Antisthène et c’était Fabius

 

 

 


 

 

 

 

La nuit d’avril 1915

 

À L. de C.-C.

 

Le ciel est étoilé par les obus des Boches
La forêt merveilleuse où je vis donne un bal
La mitrailleuse joue un air à triples-croches
Mais avez-vous le mot
                                        Eh ! oui le mot fatal
Aux créneaux Aux créneaux Laissez là les pioches

Comme un astre éperdu qui cherche ses saisons
Cœur obus éclaté tu sifflais ta romance
Et tes mille soleils ont vidé les caissons
Que les dieux de mes yeux remplissent en silence

Nous vous aimons ô vie et nous vous agaçons
Les obus miaulaient un amour à mourir
Un amour qui se meurt est plus doux que les autres
Ton souffle nage au fleuve où le sang va tarir
Les obus miaulaient
                                  Entends chanter les nôtres
Pourpre amour salué par ceux qui vont périr

Le printemps tout mouillé la veilleuse l’attaque
Il pleut mon âme il pleut mais il pleut des yeux morts
Ulysse que de jours pour rentrer dans Ithaque
Couche-toi sur la paille et songe un beau remords
Qui pur effet de l’art soit aphrodisiaque

Mais
            orgues
                           aux fétus de la paille où tu dors
L’hymne de l’avenir est paradisiaque

 


 

 

 

 

Lueurs des tirs


 

 

 

La grâce exilée

 

Va-t’en va-t’en mon arc-en-ciel
Allez-vous-en couleurs charmantes
Cet exil t’est essentiel
Infante aux écharpes changeantes

Et l’arc-en-ciel est exilé
Puisqu’on exile qui l’irise
Mais un drapeau s’est envolé
Prendre ta place au vent de bise

 


 

 

 

La boucle retrouvée

 

Il retrouve dans sa mémoire
La boucle de cheveux châtains
T’en souvient-il à n’y point croire
De nos deux étranges destins

Du boulevard de la Chapelle
Du joli Montmartre et d’Auteuil
Je me souviens murmure-t-elle
Du jour où j’ai franchi ton seuil

Il y tomba comme un automne
La boucle de mon souvenir
Et notre destin qui t’étonne
Se joint au jour qui va finir

 


 

 

 

Refus de la colombe

 

Mensonge de l’Annonciade
La Noël fut la Passion
Et qu’elle était charmante et sade
Cette renonciation

Si la colombe poignardée
Saigne encore de ses refus
J’en plume les ailes l’idée
Et le poème que tu fus

 


 

 

 

 

Les feux du bivouac

 

Les feux mouvants du bivouac
Éclairent des formes de rêve
Et le songe dans l’entrelac
Des branches lentement s’élève

Voici les dédains du regret
Tout écorché comme une fraise
Le souvenir et le secret
Dont il ne reste que la braise

 


 

 

 

 

Les grenadines repentantes

 

En est-il donc deux dans Grenade
Qui pleurent sur ton seul péché
Ici l’on jette la grenade
Qui se change en un œuf coché

Puisqu’il en naît des coqs Infante
Entends-les chanter leurs dédains
Et que la grenade est touchante
Dans nos effroyables jardins

 


 

 

 

Tourbillon de mouches

 

Un cavalier va dans la plaine
La jeune fille pense à lui
Et cette flotte à Mytilène
Le fil de fer est là qui luit

Comme ils cueillaient la rose ardente
Leurs yeux tout à coup ont fleuri
Mais quel soleil la bouche errante
À qui la bouche avait souri

 


 

 

 

L’adieu du cavalier

 

Ah Dieu ! que la guerre est jolie
Avec ses chants ses longs loisirs
Cette bague je l’ai polie
Le vent se mêle à vos soupirs

Adieu ! voici le boute-selle
Il disparut dans un tournant
Et mourut là-bas tandis qu’elle
Riait au destin surprenant

 


 

 

 

Le palais du tonnerre

 

Par l’issue ouverte sur le boyau dans la craie
En regardant la paroi adverse qui semble en nougat
On voit à gauche et à droite fuir l’humide couloir désert
Où meurt étendue une pelle à la face effrayante à deux yeux réglementaires qui servent à l’attacher sous les caissons
Un rat y recule en hâte tandis que j’avance en hâte
Et le boyau s’en va couronné de craie semé de branches
Comme un fantôme creux qui met du vide où il passe blanchâtre
Et là-haut le toit est bleu et couvre bien le regard fermé par quelques lignes droites
Mais en deçà de l’issue c’est le palais bien nouveau et qui paraît ancien
Le plafond est fait de traverses de chemin de fer
Entre lesquelles il y a des morceaux de craie et des touffes d’aiguilles de sapin
Et de temps en temps des débris de craie tombent comme des morceaux de vieillesse
À côté de l’issue que ferme un tissu lâche d’une espèce qui sert généralement aux emballages
Il y a un trou qui tient lieu d’âtre et ce qui y brûle est un feu semblable à l’âme
Tant il tourbillonne et tant il est inséparable de ce qu’il dévore et fugitif
Les fils de fer se tendent partout servant de sommier supportant des planches
Ils forment aussi des crochets et l’on y suspend mille choses
Comme on fait à la mémoire
Des musettes bleues des casques bleus des cravates bleues des vareuses bleues
Morceaux du ciel tissus des souvenirs les plus purs
Et il flotte parfois en l’air de vagues nuages de craie

Sur la planche brillent des fusées détonateurs joyaux dorés à tête émaillée
Noirs blancs rouges
Funambules qui attendent leur tour de passer sur les trajectoires
Et font un ornement mince et élégant à cette demeure souterraine
Ornée de six lits placés en fer à cheval
Six lits couverts de riches manteaux bleus

Sur le palais il y a un haut tumulus de craie
Et des plaques de tôle ondulée
Fleuve figé de ce domaine idéal
Mais privé d’eau car ici il ne roule que le feu jailli de la mélinite
Le parc aux fleurs de fulminate jaillit des trous penchés
Tas de cloches aux doux sons des douilles rutilantes
Sapins élégants et petits comme en un paysage japonais
Le palais s’éclaire parfois d’une bougie à la flamme aussi petite qu’une souris
Ô palais minuscule comme si on te regardait par le gros bout d’une lunette
Petit palais où tout s’assourdit
Petit palais où tout est neuf rien rien d’ancien
Et où tout est précieux où tout le monde est vêtu comme un roi
Une selle est dans un coin à cheval sur une caisse
Un journal du jour traîne par terre
Et cependant tout paraît vieux dans cette neuve demeure
Si bien qu’on comprend que l’amour de l’antique
Le goût de l’anticaille
Soit venu aux hommes dès le temps des cavernes
Tout y était si précieux et si neuf
Tout y est si précieux et si neuf
Qu’une chose plus ancienne ou qui a déjà servi y apparaît
                               Plus précieuse
Que ce qu’on a sous la main
Dans ce palais souterrain creusé dans la craie si blanche et si neuve
Et deux marches neuves
               Elles n’ont pas deux semaines
Sont si vieilles et si usées dans ce palais qui semble antique sans imiter l’antique
Qu’on voit que ce qu’il y a de plus simple de plus neuf est ce qui est
Le plus près de ce que l’on appelle la beauté antique
Et ce qui est surchargé d’ornements
A besoin de vieillir pour avoir la beauté qu’on appelle antique
Et qui est la noblesse la force l’ardeur l’âme l’usure
De ce qui est neuf et qui sert
Surtout si cela est simple simple
Aussi simple que le petit palais du tonnerre

 


 

 

 

Photographie
     

Ton sourire m’attire comme
           Pourrait m’attirer une fleur
Photographie tu es le champignon brun
               De la forêt
               Qu’est sa beauté
               Les blancs y sont
               Un clair de lune
        Dans un jardin pacifique
Plein d’eaux vives et de jardiniers endiablés
Photographie tu es la fumée de l’ardeur
               Qu’est sa beauté
            
  Et il y a en toi
               Photographie
               Des tons alanguis
               On y entend
               Une mélopée
            Photographie tu es l’ombre
                Du Soleil
                Qu’est sa beauté

 


 

 

 

 

L’inscription anglaise

 

C’est quelque chose de si ténu de si lointain
Que d’y penser on arrive à le trop matérialiser
Forme limitée par la mer bleue
Par la rumeur d’un train en marche
Par l’odeur des eucalyptus des mimosas
Et des pins maritimes

                    Mais le contact et la saveur

Et cette petite voyageuse alerte inclina brusquement la tête sur le quai de la gare à Marseille
                           Et s’en alla
                           Sans savoir
Que son souvenir planerait
Sur un petit bois de la Champagne où un soldat s’efforce
Devant le feu d’un bivouac d’évoquer cette apparition
À travers la fumée d’écorce de bouleau
Qui sent l’encens minéen
Tandis que les volutes bleuâtres qui montent
D’un cigare écrivent le plus tendre des noms
Mais les nœuds de couleuvres en se dénouant
Écrivent aussi le nom émouvant
Dont chaque lettre se love en belle anglaise

Et le soldat n’ose point achever
Le jeu de mots bilingue que ne manque point de susciter
Cette calligraphie sylvestre et vernale

 



 

 

Dans l’abri-caverne

 

Je me jette vers toi et il me semble aussi que tu te jettes vers moi
Une force part de nous qui est un feu solide qui nous soude
Et puis il y a aussi une contradiction qui fait que nous ne pouvons nous apercevoir
En face de moi la paroi de craie s’effrite
Il y a des cassures
De longues traces d’outils traces lisses et qui semblent être faites dans de la stéarine
Des coins de cassures sont arrachés par le passage des types de ma pièce
Moi j’ai ce soir une âme qui s’est creusée qui est vide
On dirait qu’on y tombe sans cesse et sans trouver de fond
Et qu’il n’y a rien pour se raccrocher
Ce qui y tombe et qui y vit c’est une sorte d’êtres laids qui me font mal et qui viennent de je ne sais où
Oui je crois qu’ils viennent de la vie d’une sorte de vie qui est dans l’avenir dans l’avenir brut qu’on n’a pu encore cultiver ou élever ou humaniser
Dans ce grand vide de mon âme il manque un soleil il manque ce qui éclaire
C’est aujourd’hui c’est ce soir et non toujours
Heureusement que ce n’est que ce soir
Les autres jours je me rattache à toi
Les autres jours je me console de la solitude et de toutes les horreurs
En imaginant ta beauté
Pour l’élever au-dessus de l’univers extasié
Puis je pense que je l’imagine en vain
Je ne la connais par aucun sens
Ni même par les mots
Et mon goût de la beauté est-il donc aussi vain
Existes-tu mon amour
Ou n’es-tu qu’une entité que j’ai créée sans le vouloir
Pour peupler la solitude
Es-tu une de ces déesses comme celles que les Grecs avaient douées pour moins s’ennuyer
Je t’adore ô ma déesse exquise même si tu n’es que dans mon imagination

 


 

 

 

Fusée

 

La boucle des cheveux noirs de ta nuque est mon trésor
Ma pensée te rejoint et la tienne la croise
Tes seins sont les seuls obus que j’aime
Ton souvenir est la lanterne de repérage qui nous sert à pointer la nuit

En. voyant la large croupe de mon cheval j’ai pensé à tes hanches

Voici les fantassins qui s’en vont à l’arrière en lisant un journal

Le chien du brancardier revient avec une pipe dans sa gueule

Un chat-huant ailes fauves yeux ternes gueule de petit chat et pattes de chat

Une souris verte file parmi la mousse
Le riz a brûlé dans la marmite de campement
Ça signifie qu’il faut prendre garde à bien des choses

Le mégaphone crie
Allongez le tir

Allongez le tir amour de vos batteries

Balance des batteries lourdes cymbales
Qu’agitent les chérubins fous d’amour
En l’honneur du Dieu des Armées

Un arbre dépouillé sur une butte

Le bruit des tracteurs qui grimpent dans la vallée

Ô vieux monde du XIXe siècle plein de hautes cheminées si belles et si pures

Virilités du siècle où nous sommes
Ô canons

Douilles éclatantes des obus de 75
Carillonnez pieusement

 


 

 

 

 

Désir

 

Mon désir est la région qui est devant moi
Derrière les lignes boches
Mon désir est aussi derrière moi
Après la zone des armées

Mon désir c’est la butte du Mesnil
Mon désir est là sur quoi je tire
De mon désir qui est au-delà de la zone des armées
Je n’en parle pas aujourd’hui mais j’y pense

Butte du Mesnil je t’imagine en vain
Des fils de fer des mitrailleuses des ennemis trop sûrs d’eux
Trop enfoncés sous terre déjà enterrés

Ca ta clac des coups qui meurent en s’éloignant

En y veillant tard dans la nuit
Le Decauville qui toussote
La tôle ondulée sous la pluie
Et sous la pluie ma bourguignotte

Entends la terre véhémente
Vois les lueurs avant d’entendre les coups

Et tel obus siffler de la démence
Ou le tac tac tac monotone et bref plein de dégoût

Je désire
Te serrer dans ma main Main de Massiges
Si décharnée sur la carte
Le boyau Gœthe où j’ai tiré
J’ai tiré même sur le boyau Nietzsche
Décidément je ne respecte aucune gloire
Nuit violente et violette et sombre et pleine d’or par moments
Nuit des hommes seulement Nuit du 24 septembre
Demain l’assaut
Nuit violente ô nuit dont l’épouvantable cri profond devenait plus intense de minute en minute
Nuit qui criait comme une femme qui accouche
Nuit des hommes seulement


 

 

 

Chant de l’horizon en Champagne

 

À M. Joseph Granié.

 

Voici le tétin rose de l’euphorbe verruquée
Voici le nez des soldats invisibles
Moi l’horizon invisible je chante
Que les civils et les femmes écoutent ces chansons
Et voici d’abord la cantilène du brancardier blessé

                Le sol est blanc la nuit l’azure
                Saigne la crucifixion
                Tandis que saigne la blessure
                Du soldat de Promission

                Un chien jappait l’obus miaule
                La lueur muette a jailli
                À savoir si la guerre est drôle
                Les masques n’ont pas tressailli

                Mais quel fou rire sous le masque
                Blancheur éternelle d’ici
                Où la colombe porte un casque
                Et l’acier s’envole aussi

Je suis seul sur le champ de bataille
Je suis la tranchée blanche le bois vert et roux
L’obus miaule
Je te tuerai
Animez-vous fantassins à passepoil jaune
Grands artilleurs roux comme des taupes
Bleu-de-roi comme les golfes méditerranéens
Veloutés de toutes les nuances du velours
Ou mauves encore ou bleu-horizon comme les autres
Ou déteints
Venez le pot en tête
Debout fusée éclairante
Danse grenadier en agitant tes pommes de pin
Alidades des triangles de visée pointez-vous sur les lueurs
Creusez des trous enfants de 20 ans creusez des trous
            Sculptez les profondeurs
Envolez-vous essaims des avions blonds ainsi que les avettes
Moi l’horizon je fais la roue comme un grand Paon
Écoutez renaître les oracles qui avaient cessé
            Le grand Pan est ressuscité
Champagne viril qui émoustille la Champagne
Hommes faits jeunes gens
Caméléon des autos-canons
Et vous classe 16
Craquements des arrivées ou bien floraison blanche dans les cieux
J’étais content pourtant ça brûlait la paupière
Les officiers captifs voulaient cacher leurs noms
Œil du Breton blessé couché sur la civière
Et qui criait aux morts aux sapins aux canons
Priez pour moi Bon Dieu je suis le pauvre Pierre

                   Boyaux et rumeur du canon
                   Sur cette mer aux blanches vagues
                   Fou stoïque comme Zénon
                   Pilote du cœur tu zigzagues

                   Petites forêts de sapins
                   La nichée attend la becquée
                   Pointe-t-il des nez de lapins
                   Comme l’euphorbe verruquée

                   Ainsi que l’euphorbe d’ici
                   Le soleil à peine boutonne
                   Je l’adore comme un Parsi
                   Ce tout petit soleil d’automne

                   Un fantassin presque un enfant
                   Bleu comme le jour qui s’écoule
                   Beau comme mon cœur triomphant
                   Disait en mettant sa cagoule

                   Tandis que nous n’y sommes pas
                   Que de filles deviennent belles
                  Voici l’hiver et pas à pas
                  Leur beauté s’éloignera d’elles

                 Ô Lueurs soudaines des tirs
                 Cette beauté que j’imagine
                 Faute d’avoir des souvenirs
                 Tire de vous son origine

                Car elle n’est rien que l’ardeur
                De la bataille violente
                Et de la terrible lueur
                Il s’est fait une muse ardente

Il regarde longtemps l’horizon
Couteaux tonneaux d’eaux
Des lanternes allumées se sont croisées
Moi l’horizon je combattrai pour la victoire

Je suis l’invisible qui ne peut disparaître
Je suis comme l’onde
Allons ouvrez les écluses que je me précipite et renverse tout

 


 

 

 

Océan de terre

 

À G. de Chirico

 

Ses fenêtres sont les fleuves qui s’écoulent de mes yeux
Des poulpes grouillent partout où se tiennent les murailles
Entendez battre leur triple cœur et leur bec cogner aux vitres
                      Maison humide
                      Maison ardente
                      Saison rapide
                      Saison qui chante
                Les avions pondent des œufs
                Attention on va jeter l’ancre
Attention à l’encre que l’on jette
Il serait bon que vous vinssiez du ciel
Le chèvrefeuille du ciel grimpe
Les poulpes terrestres palpitent
Et puis nous sommes tant et tant à être nos propres fossoyeurs
Pâles poulpes des vagues crayeuses ô poulpes aux becs pâles
Autour de la maison il y a cet océan que tu connais
Et qui ne se repose jamais

 


 

 

 

Obus couleur de lune


 

 

 

Merveille de la guerre

 

Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit
Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder
Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs

J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité

C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les chevelures sont devenues des comètes
Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races
Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir

Comme c’est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore
S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre
Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants

Mais ce serait plus beau encore s’il y en avait plus encore
Cependant je les regarde comme une beauté qui s’offre et s’évanouit aussitôt
Il me semble assister à un grand festin éclairé a giorno
C’est un banquet que s’offre la terre
Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles
La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale

Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage
Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain
C’est pourquoi l’air a un petit goût empyreumatique qui n’est ma foi pas désagréable
Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre
Il n’avale que les âmes
Ce qui est une façon de ne pas se nourrir
Et se contente de jongler avec des feux versicolores

Mais j’ai coulé dans la douceur de cette guerre avec toute ma compagnie au long des longs boyaux
Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence
J’ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout
Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout ou plutôt je commence à être partout
C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir
Ce sera plus long à réaliser que non la fable d’Icare volant

Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire
Qui fut à la guerre et sut être partout
Dans les villes heureuses de l’arrière
Dans tout le reste de l’univers
Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé
Dans les femmes dans les canons dans les chevaux
Au zénith au nadir aux 4 points cardinaux
Et dans l’unique ardeur de cette veillée d’armes

Et ce serait sans doute bien plus beau
Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout
Pouvaient m’occuper aussi
Mais dans ce sens il n’y a rien de fait
Car si je suis partout à cette heure il n’y a cependant que moi qui suis en moi

 


 

 

 

Exercice

 

Vers un village de l’arrière
S’en allaient quatre bombardiers
Ils étaient couverts de poussière
Depuis la tête jusqu’aux pieds

Ils regardaient la vaste plaine
En parlant entre eux du passé
Et ne se retournaient qu’à peine
Quand un obus avait toussé

Tous quatre de la classe seize
Parlaient d’antan non d’avenir
Ainsi se prolongeait l’ascèse
Qui les exerçait à mourir

 


 

 

 

 

À l’Italie

 

À Ardengo Soffici

 

L’amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zone des armées
J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva
Et dans ce jour d’août 1915 le plus chaud de l’année
Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même
C’est à toi que je songe Italie mère de mes pensées

Et déjà quand von Kluck283 marchait sur Paris avant la Marne
J’évoquais le sac de Rome par les Allemands
Le sac de Rome qu’ont décrit
Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l’Arétin
Je me disais
Est-il possible que la nation
Qui est la mère de la civilisation
Regarde sans la défendre les efforts qu’on fait pour la détruire

Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes
Les fantômes des Esclaves toujours frémissants
Se sont dressés en criant SUS AUX TUDESQUES
Nous l’armée invisible aux cris éblouissants
Plus doux que n’est le miel et plus simples qu’un peu de terre
Nous te tournons bénignement le dos Italie
Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien
Italie mère qui es aussi notre fille

Nous sommes là tranquillement et sans tristesse
Et si malgré les masques les sacs de sable les rondins nous tombions
Nous savons qu’un autre prendrait notre place
Et que les Armées ne périront jamais

Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits
C’est la guerre qui est longue

Italie
Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur
J’ai comme toi pour me réconforter
Le quart de pinard
Qui met tant de différence entre nous et les Boches
J’ai aussi comme toi l’envol des compagnies de perdreaux des 75
Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais rigoler
Je ne suis pas sentimental à l’excès comme le sont ces gens sans mesure que leurs actions dépassent sans qu’ils sachent s’amuser
Notre civilisation a plus de finesse que les choses qu’ils emploient
Elle est au-delà de la vie confortable
Et de ce qui est l’extérieur dans l’art et l’industrie
Les fleurs sont nos enfants et non les leurs
Même la fleur de lys qui meurt au Vatican

La plaine est infinie et les tranchées sont blanches
Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles
Sur les roses momentanés des éclatements
Et les nuits sont parées de guirlandes d’éblouissements
De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées

Nous jouissons de tout même de nos souffrances
Notre humeur est charmante l’ardeur vient quand il faut
Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses
Et il n’y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades que chez celui qui plume les patates
Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores
Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens de la majesté héroïque et le courageux honneur individuel
Nous avons le sourire nous devinons ce qu’on ne nous dit pas nous sommes démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l’occasion faire preuve de l’esprit de sacrifice qu’on appelle la bravoure
Et nous fumons du gros avec volupté

C’est la nuit je suis dans mon blockhaus éclairé par l’électricité en bâton
Je pense à toi pays des 2 volcans
Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment de Messine
Je salue le Colleoni équestre de Venise
Je salue la chemise rouge
Je t’envoie mes amitiés Italie et m’apprête à applaudir aux hauts faits de ta bleusaille
Non parce que j’imagine qu’il y aura jamais plus de bonheur ou de malheur en ce monde
Mais parce que comme toi j’aime à penser seul et que les Boches m’en empêcheraient
Mais parce que le goût naturel de la perfection que nous avons l’un et l’autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles commodités dont je n’ai que faire
Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu’eux voudraient nous forcer à ne plus choisir
Une même destinée nous lie en cette occase

Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis
Mais pour chacun de toi Italie

Ne te borne point à prendre les terres irrédentes
Mets ton destin dans la balance où est la nôtre

Les réflecteurs dardent leurs lueurs comme des yeux d’escargots
Et les obus en tombant sont des chiens qui jettent de la terre avec leurs pattes après avoir fait leurs besoins

Notre armée invisible est une belle nuit constellée
Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux

               Ô nuit ô nuit éblouissante
         Les morts sont avec nos soldats
         Les morts sont debout dans les tranchées
Ou se glissent souterrainement vers les Bien-Aimées
Ô Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers
Nous jetons nos villes comme des grenades
Nos fleuves sont brandis comme des sabres
Nos montagnes chargent comme cavalerie

Nous reprendrons les villes les fleuves et les collines
De la frontière helvétique aux frontières bataves
                 Entre toi et nous Italie
            Il y a des patelins pleins de femmes
            Et près de toi m’attend celle que j’adore
                 Ô Frères d’Italie

       Ondes nuages délétères
Métalliques débris qui vous rouillez partout
Ô frères d’Italie vos plumes sur la tête
                         Italie
Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras
Et ce soldat blessé toujours debout Arras

Et maintenant chantons ceux qui sont morts
                  Ceux qui vivent
         Les officiers les soldats
Les flingots Rosalie le canon la fusée l’hélice la pelle les chevaux
         Chantons les bagues pâles les casques
         Chantons ceux qui sont morts
         Chantons la terre qui bâille d’ennui
         Chantons et rigolons
         Durant des années
                       Italie
          Entends braire l’âne boche
          Faisons la guerre à coups de fouets
          Faits avec les rayons du soleil
                       Italie
          Chantons et rigolons
Durant des années



 

 

 

La traversée

 

Du joli bateau de Port-Vendres
Tes yeux étaient les matelots
Et comme les flots étaient tendres
Dans les parages de Palos

Que de sous-marins dans mon âme
Naviguent et vont l’attendant
Le superbe navire où clame
Le chœur de ton regard ardent

 


 

 

 

Il y a

 

Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus autour de moi
Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietzsche de Goethe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète
Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour des pièces
Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de l’Arbre isolé
Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme l’horizon dont il s’est indignement revêtu et avec quoi il se confond
Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications de la T S F sur l’Atlantique
Il y a à minuit des soldats qui scient des planches pour les cercueils
Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris devant un Christ sanglant à Mexico
Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
Il y a des croix partout de-ci de-là
Il y a des figues de Barbarie sur ces cactus en Algérie
Il y a les longues mains souples de mon amour
Il y a un encrier que j’avais fait dans une fusée de 15 centimètres et qu’on n’a pas laissé partir
Il y a ma selle exposée à la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours
Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occidentales
Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent s’ils les reverront
Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de l’invisibilité

 


 

 

 

L’espionne

 

Pâle espionne de l’Amour
Ma mémoire à peine fidèle
N’eut pour observer cette belle
Forteresse qu’une heure un jour

Tu te déguises
                       À ta guise
Mémoire espionne du cœur
Tu ne retrouves plus l’exquise
Ruse et le cœur seul est vainqueur

Mais la vois-tu cette mémoire
Les yeux bandés prête à mourir
Elle affirme qu’on peut l’en croire
Mon cœur vaincra sans coup férir

 


 

 

 

Le chant d’amour

 

Voici de quoi est fait le chant symphonique de l’amour
Il y a le chant de l’amour de jadis
Le bruit des baisers éperdus des amants illustres
Les cris d’amour des mortelles violées par les dieux
Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avions
Le hurlement précieux de Jason
Le chant mortel du cygne
Et l’hymne victorieux que les premiers rayons du soleil ont fait chanter à Memnon l’immobile
Il y a le cri des Sabines au moment de l’enlèvement
Il y a aussi les cris d’amour des félins dans les jongles
La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales
Le tonnerre des artilleries qui accomplissent le terrible amour des peuples
Les vagues de la mer où naît la vie et la beauté

Il y a là le chant de tout l’amour du monde

 


 

 

 

Aussi bien que les cigales

 

 

Transcription

gens du midi                  vous ne savez pas                        M
gens du mi                  creuser que                               ais
di vous n’                 vous ne sa                               vous
avez donc              vez pas vous                        savez
pas regar             éclairer ni                            encore
dé les ciga        voir Que vous                        boire com le jour
les que vous  manque-t-il                   me les ci           de gloire
                    donc pour                          gales ô                    se
                       voir aus                  gens du mi            c           ra
                   si bien                    di gens du             reusez     ce
                que les                   soleil gens qui         voyez bu   lui
              ciga                        devriez savoir          vez pissez  où
            les                        creuser et voir          comme        vous
                                   aussi bien pour le           les ciga        sau
                                 moins aussi bien                 les             rez
                              que les cigales                                        creu
               Eh quoi ! vous savez        gens du Midi il faut        ser
            boire et ne savez                 creuser voir boire         pour
          plus pisser utile                     pisser aussi bien que    bien
        ment comme les                                  les cigales          sor
    cigales                       LA JOIE                 pour chan           tir
                                  ADORABLE               ter com               au
                                 DE LA PAIX                me elles             so
                                    SOLAIRE                                           leil

 


 

 

 

Simultanéités

 

Les canons tonnent dans la nuit
On dirait des vagues tempête
Des cœurs où pointe un grand ennui
Ennui qui toujours se répète

Il regarde venir là-bas
Les prisonniers L’heure est si douce
Dans ce grand bruit ouaté très bas
Très bas qui grandit sans secousse

Il tient son casque dans ses mains
Pour saluer la souvenance
Des lys des roses des jasmins
Éclos dans les jardins de France

Et sous la cagoule masqué
Il pense à des cheveux si sombres
Mais qui donc l’attend sur le quai
Ô vaste mer aux mauves ombres

Belles noix du vivant noyer
La grand folie en vain vous gaule
Brunette écoute gazouiller
La mésange sur ton épaule

Notre amour est une lueur
Qu’un projecteur du cœur dirige
Vers l’ardeur égale du cœur
Qui sur le haut Phare s’érige

Ô phare-fleur mes souvenirs
Les cheveux noirs de Madeleine
Les atroces lueurs des tirs
Ajoutent leur clarté soudaine
À tes beaux yeux ô Madeleine

 


 

 

 

Du coton dans les oreilles

 

Transcription

[première page]

Tant d’explosifs sur le point vif !
Ecris un mot si tu l’oses ?
Les points d’impact dans mon âme toujours en guerre
Ton troupeau féroce crache le feu
Ô Mégaphone

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Ceux qui revenaient de la mort
            En attendaient une pareille
            Et tout ce qui venait du nord
            Allait obscurcir le soleil

                    Mais que voulez-vous
                                        c’est son sort
                                  Allô la truie

             C’est quand sonnera le réveil
            ALLÔ LA TRUIE
             La sentinelle au long regard
             La sentinelle au long regard
              Et la cagnat s’appelait

[écriteau]

Les Cénobites tranquilles

 

La sentinelle au long regard la sentinelle au large regard
                                 Allô la truie

               Tant et tant de coquelicots
               D’où tant de sang a-t-il coulé
               Qu’est-ce qu’il se met dans le coco
               Bon sang de bois il s’est saoulé
               Et sans pinard et sans tacot
                          Avec de l’eau
                          Allô la truie

                Le silence des phonographes
                Mitrailleuses des cinémas
                Tout l’échelon là-bas piaffe
                Fleurs de feu des lueurs-frimas
                Puisque le canon avait soif
                          Allô la truie
                Et les trajectoires cabrées
                Trébuchements de soleils-nains
                Sur tant de chansons déchirées

                 Il a l’Étoile du Benin
                 Mais du singe en boîtes carrées
                 Crois-tu qu’il y aura la guerre
                              Allô la truie
                       Ah  ! s’il vous plaît
                      Ami l’Anglais
                      Ah  ! qu’il est laid
                  Ton frère ton frère ton frère de lait

                       Et je mangeais du pain de Gênes
                   En respirant leurs gaz lacrymogènes
                       Mets du coton dans tes oreilles
                                         D’siré

                  Puis ce fut cette fleur sans nom
                  À peine un souffle un souvenir
                  Quand s’en allèrent les canons
                  Au tour des roues heure à courir
                  La baleine a d’autres fanons
                  Éclatements qui nous fanons

                  Mais mets du coton dans tes oreilles
                  Évidemment les fanions
                         Des signaleurs
                                    Allô la truie

              Ici la musique militaire joue
                             Quelque chose
                Et chacun se souvient d’une joue
                             Rose
              Parce que même les airs entraînants
Ont quelque chose de déchirant quand on les entend à la guerre

              Écoute s’il pleut écoute s’il pleut

[pluie]

puis écoutez tomber la pluie si tendre et si douce
soldats aveugles perdus parmi les chevaux de frise sous la lune liquide
des Flandres à l’agonie sous la pluie fine la pluie si tendre et si douce
confondez-vous avec l’horizon beaux êtres invisibles sous la pluie fine
la pluie si tendre la pluie si douce
               Les longs boyaux où tu chemines
                   Adieu les cagnats d’artilleurs

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                      
                Les longs boyaux où tu chemines
                Adieu les cagnats d'artilleurs

               Tu retrouveras
                La tranchée en première ligne
                Les éléphants des pare-éclats
                  Une girouette maligne
                  Et les regards des guetteurs las
                  Qui veillent le silence insigne
                      Ne vois-tu rien venir

                                            au
                                           Pé
                                            ris
                                             co
                                           pe

                  La balle qui froisse le silence
                  Les projectiles d’artillerie qui glissent
                              Comme un fleuve aérien
                  Ne mettez plus de coton dans les oreilles
                              Ça n’en vaut plus la peine
                  Mais appelez donc Napoléon sur la tour
                                               Allô

                         Le petit geste du fantassin qui se gratte au cou où les totos le démangent
                   La vague
                                  Dans les caves
                         Dans les caves

 


 

 

 

 

La tête étoilée


 

 

 

Le départ

 

Et leurs visages étaient pâles
Et leurs sanglots s’étaient brisés

Comme la neige aux purs pétales
Ou bien tes mains sur mes baisers
Tombaient les feuilles automnales

 


 

 

 

Le vigneron champenois

 

Le régiment arrive
Le village est presque endormi dans la lumière parfumée
Un prêtre a le casque en tête
La bouteille champenoise est-elle ou non une artillerie
Les ceps de vigne comme l’hermine sur un écu
Bonjour soldats
Je les ai vus passer et repasser en courant
Bonjour soldats bouteilles champenoises où le sang fermente
Vous resterez quelques jours et puis remonterez en ligne
Échelonnés ainsi que sont les ceps de vigne
J’envoie mes bouteilles partout comme les obus d’une charmante artillerie

La nuit est blonde ô vin blond
Un vigneron chantait courbé dans sa vigne
Un vigneron sans bouche au fond de l’horizon
Un vigneron qui était lui-même la bouteille vivante
Un vigneron qui sait ce qu’est la guerre
Un vigneron champenois qui est un artilleur

C’est maintenant le soir et l’on joue à la mouche
Puis les soldats s’en iront là-haut
Où l’Artillerie débouche ses bouteilles crémantes
Allons Adieu messieurs tâchez de revenir
Mais nul ne sait ce qui peut advenir

 


 

 

 

Carte postale

 

Je t’écris de dessous la tente
Tandis que meurt ce jour d’été
Où floraison éblouissante
Dans le ciel à peine bleuté
Une canonnade éclatante
Se fane avant d’avoir été

 


 

 

 

Éventail des saveurs

Transcription

[coiffure]

Attols singuliers
de brownings quel
goût de vivre Ah !
[œil gauche]

Des lacs versicolores
dans les glaciers solaires
[œil droit]

Mes tapis de la saveur moussons des sons obscurs
et ta bouche au souffle azur
[doigt]

1 tout petit oiseau qui n’a pas de queue et qui s’envole quand on lui en met une
[bouche]

ouïs ouïs les pas le phonographe ouïs ouïs l’aloès
éclater et le petit mirliton

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

Souvenirs


            Deux lacs nègres
                  Entre une forêt
                          Et une chemise qui sèche

Bouche ouverte sur un harmonium
C’était une voix faite d’yeux
Tandis qu’il traîne de petites gens

Une toute petite vieille au nez pointu
J’admire la bouillotte d’émail bleu
Mais le rat pénètre dans le cadavre et y demeure

Un monsieur en bras de chemise
Se rase près de la fenêtre
En chantant un petit air qu’il ne sait pas très bien
Ça fait tout un opéra

Toi qui te tournes vers le roi
Est-ce que Dieu voudrait mourir encore

 


 

 

 

L’avenir

 

Soulevons la paille
Regardons la neige
Écrivons des lettres
Attendons des ordres

Fumons la pipe
En songeant à l’amour
Les gabions sont là
Regardons la rose

La fontaine n’a pas tari
Pas plus que l’or de la paille ne s’est terni
Regardons l’abeille
Et ne songeons pas à l’avenir

Regardons nos mains
Qui sont la neige
La rose et l’abeille
Ainsi que l’avenir

 


 

 

 

Un oiseau chante

 

Un oiseau chante ne sais où
C’est je crois ton âme qui veille
Parmi tous les soldats d’un sou
Et l’oiseau charme mon oreille

Écoute il chante tendrement
Je ne sais pas sur quelle branche
Et partout il va me charmant
Nuit et jour semaine et dimanche

Mais que dire de cet oiseau
Que dire des métamorphoses
De l’âme en chant dans l’arbrisseau
Du cœur en ciel du ciel en roses

L’oiseau des soldats c’est l’amour
Et mon amour c’est une fille
La rose est moins parfaite et pour
Moi seul l’oiseau bleu s’égosille

Oiseau bleu comme le cœur bleu
De mon amour au cœur céleste
Ton chant si doux répète-le
À la mitrailleuse funeste

Qui claque à l’horizon et puis
Sont-ce les astres que l’on sème
Ainsi vont les jours et les nuits
Amour bleu comme est le cœur même

 


 

 

 

Chevaux de frise

 

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
                       Les fleurs de l’amour

Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
                        Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
         Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
             Que l’on voit partout
                 Abandonnés et sinistres
                          Chevaux muets
         Non chevaux barbes mais barbelés
              Et je les anime tout soudain
         En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
                   Sur la Méditerranée
             Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
                        Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
              Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
               Pour te redire
               Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
Aujourd’hui je te vois non Panthère
                       Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques
d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
                M’emportent à ton côté
           Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
                Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
        Et je t’aime comme tu m’aimes
                       Madeleine

 


 

 

 

Chant de l’honneur

 

Le poète

Je me souviens ce soir de ce drame indien
Le Chariot d’Enfant un voleur y survient
Qui pense avant de faire un trou dans la muraille
Quelle forme il convient de donner à l’entaille
Afin que la beauté ne perde pas ses droits
Même au moment d’un crime
                              Et nous aurions je crois
À l’instant de périr nous poètes nous hommes
Un souci de même ordre à la guerre où nous sommes

Mais ici comme ailleurs je le sais la beauté
N’est la plupart du temps que la simplicité
Et combien j’en ai vu qui morts dans la tranchée
Étaient restés debout et la tête penchée
S’appuyant simplement contre le parapet

J’en vis quatre une fois qu’un même obus frappait
Ils restèrent longtemps ainsi morts et très crânes
Avec l’aspect penché de quatre tours pisanes

Depuis dix jours au fond d’un couloir trop étroit
Dans les éboulements et la boue et le froid
Parmi la chair qui souffre et dans la pourriture
Anxieux nous gardons la route de Tahure

J’ai plus que les trois cœurs des poulpes pour souffrir
Vos cœurs sont tous en moi je sens chaque blessure
Ô mes soldats souffrants ô blessés à mourir

Cette nuit est si belle où la balle roucoule
Tout un fleuve d’obus sur nos têtes s’écoule
Parfois une fusée illumine la nuit
C’est une fleur qui s’ouvre et puis s’évanouit
La terre se lamente et comme une marée
Monte le flot chantant dans mon abri de craie
Séjour de l’insomnie incertaine maison
De l’Alerte la Mort et la Démangeaison

La tranchée

Ô jeunes gens je m’offre à vous comme une épouse
Mon amour est puissant j’aime jusqu’à la mort
Tapie au fond du sol je vous guette jalouse
Et mon corps n’est en tout qu’un long baiser qui mord

Les balles

De nos ruches d’acier sortons à tire-d’aile
Abeilles le butin qui sanglant emmielle
Les doux rayons d’un jour qui toujours renouvelle
Provient de ce jardin exquis l’humanité
Aux fleurs d’intelligence à parfum de beauté

Le poète

Le Christ n’est donc venu qu’en vain parmi les hommes
Si des fleuves de sang limitent les royaumes
Et même de l’Amour on sait la cruauté
C’est pourquoi faut au moins penser à la Beauté
Seule chose ici-bas qui jamais n’est mauvaise
Elle porte cent noms dans la langue française
Grâce Vertu Courage Honneur et ce n’est là
Que la même Beauté

la France

                                     Poète honore-la
Souci de la Beauté non souci de la Gloire
Mais la Perfection n’est-ce pas la Victoire
le poète

Ô poètes des temps à venir ô chanteurs
Je chante la beauté de toutes nos douleurs
J’en ai saisi des traits mais vous saurez bien mieux
Donner un sens sublime aux gestes glorieux
Et fixer la grandeur de ces trépas pieux

L’un qui détend son corps en jetant des grenades
L’autre ardent à tirer nourrit les fusillades
L’autre les bras ballants porte des seaux de vin
Et le prêtre-soldat dit le secret divin

J’interprète pour tous la douceur des trois notes
Que lance un loriot canon quand tu sanglotes

Qui donc saura jamais que de fois j’ai pleuré
Ma génération sur ton trépas sacré

Prends mes vers ô ma France Avenir Multitude
Chantez ce que je chante un chant pur le prélude
Des chants sacrés que la beauté de notre temps
Saura vous inspirer plus purs plus éclatants
Que ceux que je m’efforce à moduler ce soir
En l’honneur de l’Honneur la beauté du Devoir

 

17 décembre 1915

 


 

 

 

Chef de section

 

Ma bouche aura des ardeurs de géhenne
Ma bouche te sera un enfer de douceur et de séduction
Les anges de ma bouche trôneront dans ton cœur
Les soldats de ma bouche te prendront d’assaut
Les prêtres de ma bouche encenseront ta beauté
Ton âme s’agitera comme une région pendant un tremblement de terre
Tes yeux seront alors chargés de tout l’amour qui s’est amassé dans les regards de l’humanité depuis qu’elle existe
Ma bouche sera une armée contre toi une armée pleine de disparates
Variée comme un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses
L’orchestre et les chœurs de ma bouche te diront mon amour
Elle te le murmure de loin
Tandis que les yeux fixés sur la montre j’attends la minute prescrite pour l’assaut

 


 

 

 

Tristesse d’une étoile

 

Une belle Minerve est l’enfant de ma tête
Une étoile de sang me couronne à jamais
La raison est au fond et le ciel est au faîte
Du chef où dès longtemps Déesse tu t’armais

C’est pourquoi de mes maux ce n’était pas le pire
Ce trou presque mortel et qui s’est étoilé
Mais le secret malheur qui nourrit mon délire
Est bien plus grand qu’aucune âme ait jamais celé

Et je porte avec moi cette ardente souffrance
Comme le ver luisant tient son corps enflammé
Comme au cœur du soldat il palpite la France
Et comme au cœur du lys le pollen parfumé

 


 

 

 

La victoire

 

Un coq chante je rêve et les feuillards agitent
Leurs feuilles qui ressemblent à de pauvres marins

Ailés et tournoyants comme Icare le faux
Des aveugles gesticulant comme des fourmis
Se miraient sous la pluie aux reflets du trottoir

Leurs rires amassés en grappes de raisin

Ne sors plus de chez moi diamant qui parlais
Dors doucement tu es chez toi tout t’appartient
Mon lit ma lampe et mon casque troué

Regards précieux saphirs taillés aux environs de Saint-Claude
          Les jours étaient une pure émeraude

Je me souviens de toi ville des météores
Ils fleurissaient en l’air pendant ces nuits où rien ne dort
Jardins de la lumière où j’ai cueilli des bouquets

Tu dois en avoir assez de faire peur à ce ciel
                       Qu’il garde son hoquet

On imagine difficilement
À quel point le succès rend les gens stupides et tranquilles

À l’institut des jeunes aveugles on a demandé
N’avez-vous point de jeune aveugle ailé

Ô bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage
Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire

Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
Que c’est vraiment par habitude et manque d’audace
Qu’on les fait encore servir à la poésie

Mais elles sont comme des malades sans volonté
Ma foi les gens s’habitueraient vite au mutisme
La mimique suffit bien au cinéma

             Mais entêtons-nous à parler
             Remuons la langue
             Lançons des postillons
On veut de nouveaux sons de nouveaux sons de nouveaux sons
On veut des consonnes sans voyelles
Des consonnes qui pètent sourdement
             Imitez le son de la toupie
Laissez pétiller un son nasal et continu
Faites claquer votre langue
Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne

Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
Habituez-vous à roter à volonté
Et quelle lettre grave comme un son de cloche
              À travers nos mémoires
Nous n’aimons pas assez la joie
De voir les belles choses neuves
Ô mon amie hâte-toi
Crains qu’un jour un train ne t’émeuve
                    Plus
Regarde-le plus vite pour toi
Ces chemins de fer qui circulent
Sortiront bientôt de la vie
Ils seront beaux et ridicules

Deux lampes brûlent devant moi
Comme deux femmes qui rient
Je courbe tristement la tête
Devant l’ardente moquerie
Ce rire se répand
Partout
Parlez avec les mains faites claquer vos doigts
Tapez-vous sur la joue comme sur un tambour
                              Ô paroles
             Elles suivent dans la myrtaie
             L’Éros et l’Antéros en larmes
Je suis le ciel de la cité

                           Écoutez la mer

La mer gémir au loin et crier toute seule
            Ma voix fidèle comme l’ombre
            Veut être enfin l’ombre de la vie
Veut être ô mer vivante infidèle comme toi

La mer qui a trahi des matelots sans nombre
Engloutit mes grands cris comme des dieux noyés
Et la mer au soleil ne supporte que l’ombre
Que jettent des oiseaux les ailes éployées

La parole est soudaine et c’est un Dieu qui tremble
Avance et soutiens-moi je regrette les mains
De ceux qui les tendaient et m’adoraient ensemble
Quelle oasis de bras m’accueillera demain
Connais-tu cette joie de voir des choses neuves

Ô voix je parle le langage de la mer
Et dans le port la nuit les dernières tavernes
Moi qui suis plus têtu que non l’hydre de Lerne

La rue où nagent mes deux mains
Aux doigts subtils fouillant la ville
S’en va mais qui sait si demain
La rue devenait immobile
Qui sait où serait mon chemin

Songe que les chemins de fer
Seront démodés et abandonnés dans peu de temps
Regarde

La Victoire avant tout sera
De bien voir au loin
De tout voir
De près
Et que tout ait un nom nouveau

 


 

 

 

La jolie rousse

 

Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l’amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte
Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir
Et sans m’inquiéter aujourd’hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention
               De l’Ordre et de l’Aventure

Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre
Nous qui quêtons partout l’aventure

Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité
Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés

Voici que vient l’été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
Ô Soleil c’est le temps de la Raison ardente
                              Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant
                  Elle a l’aspect charmant
                  D’une adorable rousse

Ses cheveux sont d’or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent

Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d’ici
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi